Idées républicaines, augmentées de remarques/51

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LI.

Il eſt peut-être utile qu’il y ait deux partis dans une République, parce que l’un veille ſur l’autre, & que les hommes ont beſoin de ſurveillants. Il n’eſt peut-être pas ſi honteux qu’on le croit, qu’une République ait beſoin de Médiateurs ; cela prouve à la vérité qu’il y a de l’opiniatreté des deux côtés, mais cela prouve auſſi qu’il y a de part & d’autre beaucoup d’eſprit, beaucoup de lumieres, une grande ſagacité à interpréter les Loix dans des ſens différents ; & c’eſt alors qu’il faut néceſſairement des arbitres qui éclairciſſent les loix conteſtées, qui les changent s’il eſt néceſſaire, & qui préviennent des changements nouveaux autant qu’il eſt poſſible. On a dit mille fois que l’autorité veut toujours croître, & le peuple toujours ſe plaindre ; qu’il ne faut ni céder à toutes ſes Répréſentations, ni les rejetter toutes ; qu’il faut un frein à l’autorité & à la liberté ; qu’on doit tenir la balance égale ; mais où eſt le point d’apui ? qui le fixera ? ce ſera le chef d’œuvre de la raiſon & de l’impartialité.

LI.

En vérité, MM. de Geneve, vous avés bien tort de vous donner tant de peines & de faire venir à grands frais des Médiateurs pour calmer vos diſſenſions. Vous avez à votre porte un homme inſtruit qui dans les profondeurs de ſa politique a trouvé qu’il eſt de votre intérêt que votre République demeure dans cet état de diſcorde qui la partage. Votre diviſion ne vous afflige que parce que vous méconnoiſſés votre bonheur, & le principe de votre sûreté. Les Licurgue, les Solon, les Charondas & tant d’autres en donnant des loix aux hommes, ſe ſont appliqués à leur inſpirer des ſentimens d’union & de paix : ç’a été le but de leur légiſlation. Avec toute la fineſſe de leurs vues ils ſe ſont trompés, & vous vous trompés après eux. Votre humanité, votre zele, votre amour de la Patrie cherchent à éteindre le feu qui la conſume ; au contraire ſi vous aimés votre bien, donnés à ce feu de l’aliment : vous craignés que de plus longues conteſtations ne deviennent pernicieuſes à la ſanté de l’Etat ; l’on vous dit qu’elles aſſurent ſa conſervation, & à vos familles le repos & la félicité. Euſſiéz-vous deviné, Mrs. qu’un ſi grand avantage dût naître d’un mal qui lui paroiſſoit ſi contraire. C’eſt le miel trouvé dans la gueule du lion. Convenons que nos nouveaux Philoſophes ont une ſagacité merveilleuſe, une pénétration d’eſprit qui découvre ce qu’il y a de plus caché dans les cauſes. Les ſiécles précédents ont-ils jamais rien produit qui approche du mérite de leur Licée ?

Cependant afin de bien connoître l’eſprit de l’auteur & la bonté de ſa maxime, eſſayons de la rapprocher de la fin de l’inſtitution politique. L’objet eſſentiel de la légiſlation eſt de former un corps de ſociété par la ſubordination des intérêts particuliers à l’intérêt public, & de lier ceux-là entr’eux par ce rapport commun. L’intérêt du corps eſt le centre auquel tous les autres viennent aboutir : l’intérêt particulier à ſon tour reçoit de l’intérêt commun un ſecours d’aſſiſtance, de force & de protection. Tel l’eſtomach dans le corps humain, il jouit ſeul du travail des membres qui lui ſont unis, & les membres reçoivent de lui des principes de vie qui les ſoutiennent. Voilà une image ſenſible des rapports & de l’harmonie qui forme l’unité du corps politique. La communication des rapports vient-elle à être altérée, les membres n’ont plus la même vigueur ; le corps n’a plus la même conſiſtance ; l’on n’y retrouve plus la conſtitution eſſentielle de la ſociété. La diviſion eſt donc pour elle un état de violence qui ne peut ſubſiſter ; ou la ſociété doit ſe détruire, ou la diviſion doit ceſſer. Auſſi les anciens Romains ne virent qu’avec frayeur les diviſions qui agitoient leur République ; aucun ne s’aviſa d’imaginer qu’il étoit de leur intérêt de fomenter la diſſenſion. Il eſt queſtion de ſavoir qui a tort du Peuple ou du Sénat, diſoit un de ces graves Romains dans la circonſtance critique de l’affaire des dettes ; lequel de ces deux ordres a violé le premier cette ſociété commune qui doit être entre les Citoyens d’une même République. Ces honnêtes gens aimoient & cherchoient la paix entre eux ; ils n’entendoient pas mieux la politique. Hélas ! pourquoi M. D. V. n’a t-il pas vecu de leur tems ?