Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle/Sixième Étude


SIXIÈME ÉTUDE.




organisation des forces économiques.

Rousseau a dit vrai : Nul ne doit obéir qu’à la loi qu’il a lui-même consentie ; et M. Rittinghausen n’a pas moins raison quand il prouve en conséquence, que la loi doit émaner directement du souverain, sans intermédiaire de représentants.

Mais où les deux écrivains ont également failli, c’est à l’application. Avec le suffrage ou vote universel, il est évident que la loi n’est ni directe ni personnelle, pas plus que collective. La loi de la majorité n’est pas ma loi, c’est la loi de la force ; par conséquent le gouvernement qui en résulte n’est pas mon gouvernement, c’est le gouvernement de la force.

Pour que je reste libre, que je ne subisse d’autre loi que la mienne, et que je me gouverne moi-même, il faut renoncer à l’autorité du suffrage, dire adieu au vote comme à la représentation et à la monarchie. Il faut supprimer, en un mot, tout ce qui reste de divin dans le gouvernement de la société, et rebâtir l’édifice sur l’idée humaine du Contrat.

En effet, lorsque je traite pour un objet quelconque avec un ou plusieurs de mes concitoyens, il est clair qu’alors c’est ma volonté seule qui est ma loi ; c’est moi-même qui, en remplissant mon obligation, suis mon gouvernement.

Si donc le contrat que je fais avec quelques-uns, je pouvais le faire avec tous ; si tous pouvaient le renouveler entre eux ; si chaque groupe de citoyens, commune, canton, département, corporation, compagnie, etc., formé par un semblable contrat et considéré comme personne morale, pouvait ensuite, et toujours dans les mêmes termes, traiter avec chacun des autres groupes et avec tous, ce serait exactement comme si ma volonté se répétait à l’infini. Je serais sûr que la loi ainsi faite sur tous les points de la République, sous des millions d’initiatives différentes, ne serait jamais autre chose que ma loi, et si ce nouvel ordre de choses était appelé gouvernement, que ce gouvernement serait le mien.

Ainsi le principe contractuel, beaucoup mieux que le principe d’autorité, fonderait l’union des producteurs, centraliserait leurs forces, assurerait l’unité et la solidarité de leurs intérêts.

Le régime des contrats, substitué au régime des lois, constituerait le vrai gouvernement de l’homme et du citoyen, la vraie souveraineté du peuple, la République.

Car le contrat, c’est la Liberté, premier terme de la devise républicaine : nous l’avons surabondamment démontré dans nos études sur le principe d’autorité et sur la liquidation sociale. Je ne suis pas libre quand je reçois d’un autre, cet autre s’appelât-il la Majorité ou la Société, mon travail, mon salaire, la mesure de mon droit et de mon devoir. Je ne suis pas libre davantage, ni dans ma souveraineté ni dans mon action, quand je suis contraint de me faire rédiger ma loi par un autre, cet autre fût-il le plus habile et le plus juste des arbitres. Je ne suis plus libre du tout, quand je suis forcé de me donner un mandataire qui me gouverne, ce mandataire fût-il le plus dévoué des serviteurs.

Le contrat, c’est l’Égalité dans sa profonde et spirituelle essence. — Celui-là se croit-il mon égal, et ne se pose-t-il point en exploiteur et en maître, qui exige de moi plus qu’il ne me convient de fournir, et qu’il n’est dans l’intention de me rendre ; qui me déclare incapable de faire ma loi, et qui prétend que je subisse la sienne ?

Le contrat, c’est la Fraternité, puisqu’il identifie les intérêts, ramène à l’unité toutes les divergences, résout toutes les contradictions, et par conséquent rend l’essor aux sentiments de bienveillance et de dévouement que refoulait l’anarchie économique, le gouvernement des représentants, la loi étrangère.

Le contrat, enfin, c’est l’Ordre, puisque c’est l’organisation des forces économiques, à la place de l’aliénation des libertés, du sacrifice des droits, de la subordination des volontés.

Donnons une idée de cet organisme : après la liquidation la réédification ; après la thèse et l’antithèse, la synthèse.


1. Crédit.


L’organisation du crédit est faite aux trois quarts par la liquidation des banques privilégiées et usuraires et leur conversion en une Banque nationale de circulation et de prêt, à 4/2, 1/4 ou 1/8 p. %. Il ne reste qu’à créer, partout où le besoin l’exige, des succursales de banque, et à retirer peu à peu les espèces de la circulation, en faisant perdre à l’or et à l’argent le privilége de monnaie.

Quant au crédit personnel, ce n’est pas à la Banque nationale d’en faire l’application ; c’est dans les compagnies ouvrières et les sociétés agricoles et industrielles qu’il doit trouver son exercice.


2. Propriété.


J’ai dit précédemment comment la propriété, rachetée par le loyer ou fermage, revenait au fermier et au locataire. Il me reste, notamment en ce qui touche la propriété territoriale, à montrer la puissance organique du principe que nous avons invoqué pour opérer cette conversion.

Tous les socialistes, Saint-Simon, Fourier, Owen, Cabet, Louis Blanc, les chartistes, ont conçu l’organisation agricole de deux manières,

Ou bien le laboureur est simplement ouvrier associé d’un grand atelier de culture, qui est la Commune, le Phalanstère.

Ou bien, la propriété territoriale étant rappelée à l’État, chaque cultivateur devient lui-même fermier de l’État, qui seul est propriétaire, seul rentier. Dans ce cas, la rente foncière compte au budget, et peut même le remplacer intégralement.

Le premier de ces deux systèmes est à la fois gouvernemental et communiste : par ce double motif, il n’a aucune chance de succès. Conception utopique, mort-née. Les phalanstériens parleront longtemps encore de leur commune modèle ; les communistes ne sont pas près de renoncer à leur fraternité champêtre. Qu’on leur laisse cette consolation. Si l’idée d’association agricole ou de culture par le Gouvernement se produisait jamais d’une manière sérieuse dans la Révolution, à supposer que le gouvernement subsistât dans une révolution dirigée principalement contre lui, le cas d’insurrection serait posé au paysan. Il y aurait pour lui, de la part de ceux-là mêmes qui se diraient socialistes, menace de tyrannie.

Le second système semble plus libéral : il laisse le cultivateur maître dans son exploitation, ne le soumet à aucun conseil, ne lui impose aucun règlement. En comparaison du sort actuel des fermiers, il est probable qu’avec la longueur des baux et la modération des fermages, l’établissement de ce système rencontrerait peu d’opposition dans les campagnes. J’avoue, pour mon compte, que je me suis longtemps arrêté à cette idée, qui fait une certaine part à la liberté, et à laquelle je ne trouvais à reprocher aucune irrégularité de droit.

Toutefois, elle ne m’a jamais complétement satisfait. J’y trouve toujours un caractère d’autocratie gouvernementale qui me déplaît ; je vois une barrière à la liberté des transactions et des héritages ; la libre disposition du sol enlevée à celui qui le cultive, et cette souveraineté précieuse, ce domaine éminent, comme disent les légistes, de l’homme sur la terre, interdit au citoyen, et réservé tout entier à cet être fictif, sans génie, sans passions, sans moralité, qu’on appelle l’État. Dans cette condition, le nouvel exploitant est moins, relativement au sol, que l’ancien ; il a plus perdu qu’il n’a gagné ; il semble que la motte de terre se dresse contre lui et lui dise : Tu n’es qu’un esclave du fisc ; je ne te connais pas !

Pourquoi donc le travailleur rural, le plus ancien, le plus noble de tous, serait-il ainsi découronné ? Le paysan aime la terre d’un amour sans bornes, comme dit poétiquement Michelet : ce n’est pas un colonat qu’il lui faut, un concubinage ; c’est un mariage.

On allègue le droit antérieur, imprescriptible, inaliénable de l’espèce sur le sol. On en déduit, comme faisaient jadis les physiocrates, la participation de la commune ou de l’État au produit net. On veut que ce produit net soit l’impôt. Et de tout cela on conclut à l’inféodation, à l’emphytéose perpétuelle, irréméable de la terre, et ce qui est plus grave, à la non-circulation, à l’immobilisme de toute une catégorie, la plus considérable par sa masse, la plus précieuse par sa solidité, de capitaux.

Cette doctrine me paraît fausse, contraire à toutes les notions de la science, et en l’état dangereuse.

1o Ce qu’on appelle produit net, en agriculture, n’a d’autre cause que l’inégalité de qualité des terres : sans cette inégalité, il n’y aurait pas de produit net, puisqu’il n’y aurait pas de comparaison. Si donc quelqu’un a droit de réclamer contre cette inégalité, ce n’est pas l’État, ce sont les laboureurs mal partagés : c’est pour cela que dans notre projet de liquidation nous avons stipulé sur toute espèce de culture une redevance proportionnelle, destinée à former entre les laboureurs la compensation des revenus et l’assurance des produits.

2o Les professions industrielles, en faveur desquelles on semble réserver une rente foncière, n’ont pas plus que l’État le droit d’y prétendre : la raison, c’est qu’elles n’existent point à part et indépendamment du travail agricole, elles en sont un démembrement. Le laboureur cultive et récolte pour tous : l’artisan, le commerçant, le manufacturier, travaille pour le laboureur. Dès que l’industriel a reçu le prix de sa marchandise il est payé ; son compte est réglé ; il a reçu sa part du produit net comme du produit brut du sol. Faire supporter exclusivement au laboureur sous prétexte de produit net, l’impôt public, c’est créer une immunité au profit des industrieux, et les faire jouir eux-mêmes, sans réciprocité de leur part, de la totalité de la rente.

3o Quant aux inconvénients de la non-circulation des immeubles, j’en montrerai tout à l’heure la gravité.

4o Enfin ce fermage universel, absolu, irrévocable, contraire aux aspirations les plus certaines de l’époque, me paraît, dans l’état actuel des choses, souverainement impolitique. Le peuple, même celui du socialisme, veut, quoi qu’il dise, être propriétaire ; et si l’on me permet de citer ici mon propre témoignage, je dirai qu’après dix ans d’une critique inflexible, j’ai trouvé sur ce point l’opinion des masses plus dure, plus résistante que sur aucune autre question. J’ai fait violence aux convictions, je n’ai rien obtenu sur les consciences. Et, chose à noter, qui prouve jusqu’à quel point la souveraineté individuelle s’identifie dans l’esprit du peuple avec la souveraineté collective, plus le principe démocratique a gagné de terrain, plus j’ai vu les classes ouvrières, dans les villes et les campagnes, interpréter ce principe dans le sens le plus favorable à la propriété.

Tout en maintenant donc une critique sur le but de laquelle personne ne saurait désormais se méprendre, j’ai dû conclure que l’hypothèse d’un fermage général ne contenait pas la solution que je cherchais, et qu’après avoir liquidé la terre, il fallait songer sérieusement à la remettre, en toute souveraineté, au laboureur ; que hors de là, ni son orgueil de citoyen, ni ses droits de producteur, ne pouvaient être satisfaits.

Cette solution importante, sans laquelle rien de stable ne se peut produire dans la société, j’ai cru l’avoir trouvée, et comme toujours, d’autant plus simple, plus pratique et plus féconde, qu’elle était plus près de moi : ce n’est autre chose que le principe qui nous a servi pour la liquidation, transformé en principe d’acquisition.

…...« Tout payement de loyer ou fermage, avons-nous dit, acquiert au locataire, fermier, métayer, une part proportionnelle dans la propriété. »

Faites de cette disposition, toute négative en apparence, et qui tout à l’heure ne semblait imaginée que pour le besoin de la cause, une règle positive, générale, immuable, et la propriété est constituée. Elle aura reçu son organisation, sa réglementation, sa police, sa sanction. Elle aura rempli son Idée enfin, en un seul article, charte consentie par tous et à tous, et de laquelle tout le reste va se déduire par les seules lumières du sens commun.

Avec ce simple contrat, protégé, consolidé et garanti par l’organisation du crédit commercial et agricole, vous pouvez, sans la moindre inquiétude, permettre au propriétaire de vendre, transmettre, aliéner, faire circuler à volonté la propriété. La propriété, sous ce nouveau régime ; la propriété séparée de la rente, délivrée de sa chaîne et guérie de sa lèpre, est dans la main du propriétaire comme la pièce de 5 francs ou le billet de banque dans la main de celui qui le porte. Elle vaut tant, ni moins ni plus ; elle ne peut ni perdre ni gagner à changer de main ; elle n’est plus sujette à dépréciation ; surtout elle a perdu cette puissance fatale d’accumulation qu’elle tenait, non d’elle-même, mais de l’antique préjugé de caste et de patriciat.

Ainsi, au point de vue de l’égalité des conditions, de la garantie du travail et de la sécurité publique, la propriété foncière ne peut plus causer à l’économie sociale la moindre perturbation ; elle a perdu ses vices : reste à voir les qualités qu’elle a dû acquérir. C’est ici surtout que j’appelle l’attention de mes lecteurs, notamment des communistes, que je prie de bien peser la différence qu’il y a entre l’association, c’est-à-dire le gouvernement et le contrat.

Si la propriété foncière, comme quelques-uns le proposent, revenait à l’État ; si par conséquent elle s’immobilisait dans ses mains, ne laissant plus hors de lui que des cultivateurs associés ou fermiers, il arriverait que la propriété, non-seulement comme droit, comme principe juridique, mais aussi comme valeur, aurait disparu.

En effet, supposez que, dans l’état actuel des choses, le Gouvernement ordonne un inventaire général de la richesse, mobilière et immobilière, du Pays. Après avoir porté en compte l’argent, les marchandises en magasins, les récoltes sur pied, les meubles et instruments de travail, les maisons et les usines, on ajouterait les terres, les immeubles, ce qu’on nomme vulgairement les propriétés. Et l’on dirait : la propriété foncière vaut 80 milliards, qui, ajoutés à 50 milliards de produits, marchandises, etc., forment un total de 130 milliards.

Dans le système de l’affermage universel, au contraire, ces 80 milliards de valeurs en propriétés devraient être retranchés de l’inventaire : attendu que ne se vendant et ne s’échangeant point, n’entrant en comparaison avec aucune autre valeur, appartenant à tout le monde, ce qui veut dire à personne, elles ne pourraient à aucun titre, pas plus que l’air et le soleil, figurer dans l’avoir de la nation.

On me dira peut-être que ce n’est là qu’une subtilité de comptable, qui n’affecte en rien la richesse réelle, le bien-être positif du Peuple. Erreur : le peuple a perdu 80 milliards, car il a perdu le droit d’en disposer. En effet, d’après la déclaration de 93, la propriété, c’est la libre disposition. Or, la propriété ou la libre disposition dans l’homme est précisément ce que nous appelons valeur dans la chose, en sorte que celui qui perd l’une des deux perd tout : ceci est de la pratique la plus usuelle. Suivez bien cette filière.

D’après la Constitution de 1848, qui a confirmé à son tour le droit de propriété en le faisant découler du travail, celui qui défriche un champ, qui l’enclôt, le laboure, l’engraisse, qui y enfouit sa sueur, son sang, son âme, celui-là n’a pas seulement droit à la récolte, qui déjà lui est une récompense ; il a gagné en outre un champ, une valeur, qui lui constitue un bénéfice supplémentaire, qu’il porte à son Avoir, et qu’il appelle sa propriété. Cette propriété, il peut l’échanger, la vendre, en tirer, suivant l’importance, un prix qui le fera vivre, sans travail, plusieurs années.

À l’instar de cette pratique, consacrée par toutes nos constitutions, nous avons à notre tour posé cette règle, en nous autorisant de la Banque foncière : « Tout payement de loyer ou fermage acquiert au locataire une part proportionnelle dans la propriété. »

Supposons donc que le fermier, profitant du bénéfice de la révolution, ait acquis, par vingt ans de redevance, une propriété estimée 20,000 fr., croyez-vous que ce soit pour lui la même chose de pouvoir dire, dans le système communiste et gouvernemental :

La Révolution allonge mon bail, et réduit mon fermage, c’est vrai. Mais elle ne me permet pas de rien acquérir ; je ne posséderai jamais cette terre ; nu j’en suis sorti, nu j’y rentrerai. Et comme mon métier est de piocher le sol, que je ne sais pas faire autre chose, ma condition est immuable : me voilà, pour ma vie et pour la vie de mes enfants, attaché à la glèbe. Ainsi le veulent nos mandataires, que nous avons choisis pour nous donner des lois ; nos mandataires, qui nous représentent et qui nous gouvernent !

Ou bien, dans le système de la réciprocité contractuelle :

La Révolution m’affranchit du fermage. Chaque année de rentaire me vaut une part de ce terrain ; dans vingt ans la propriété est à moi. Dans vingt ans, moi qui n’ai rien, qui devais n’avoir jamais rien, qui serais mort sans laisser à mes enfants autre chose que le souvenir de mes fatigues et de ma résignation ; dans vingt ans, je posséderai ce fonds, qui vaudra 20,000 fr. J’en serai le maître, le propriétaire ! Je le vendrai si je veux, contre de l’or, de l’argent, des billets de banque ; je changerai de pays si cela me convient ; je ferai de mon fils un commerçant, si le commerce lui plaît ; je marierai ma fille avec l’instituteur, si cette alliance agrée à ma fille ; et moi, quand je ne pourrai plus travailler, je me ferai avec mon fonds une rente viagère. Ma retraite, la retraite de mes vieux ans, c’est, ma propriété !…

Croyez-vous, dis-je, que le paysan hésite un instant sur l’alternative ?

Sans doute la richesse collective de la nation ne perd ni ne gagne dans aucun cas ; que les 80 milliards d’immeubles qui constituent les fortunes individuelles figurent ou non dans le total, qu’importe à la société ? Mais pour le colon, entre les mains duquel le sol mobilisé devient une valeur circulante, une monnaie encore une fois, est-ce la même chose ?…

Au reste, ce que j’en dis ici n’est à d’autre fin que d’avertir l’opinion, et de prévenir autant qu’il est en moi des expériences ruineuses. Quant à l’événement, il sera tel, en dernier résultat, que je viens de le définir : la plus grande des puissances, la nécessité des choses, d’accord avec le cœur humain, le veut ainsi. Le fermier qui ne reconnaîtrait d’autre propriétaire que l’État se serait bientôt mis à la place de l’Etat ; il traiterait sa possession en vrai propriétaire. Il s’établirait entre laboureurs, pour la transmission des fermes, le même usage qu’entre les notaires, greffiers, etc., pour la vente des offices ; et comme les paysans en France seront toujours les plus forts, ils auraient bientôt consacré, par un vigoureux décret, ce qu’il aurait plu à certains utopistes de considérer comme une usurpation.

Allons donc au-devant d’une solution inéluctable, que l’intérêt des campagnes, la conservation du sol, l’équilibre des fortunes et la liberté des mutations appellent, et que la réforme financière indique et sollicite. Il est ridicule de vouloir soumettre les masses humaines, au nom de leur propre souveraineté, à des lois auxquelles leurs instincts répugnent : il est d’une saine politique, au contraire, il est juste et vraiment révolutionnaire, de leur proposer ce que cherche leur égoïsme, et qu’elles peuvent acclamer d’enthousiasme. L’égoïsme du peuple, en matière politique, est la première des lois.

Que l’Assemblée de 1852, Constituante ou Législative, donne l’impulsion ; qu’elle arrête, en même temps que le fermage, ce morcellement absurde, qui est un désastre pour la fortune publique ; qu’elle profite de la grande liquidation du sol, pour recomposer les héritages et en empêcher à l’avenir la dissémination. Avec les facilités du remboursement par annuités, la valeur de l’immeuble peut être indéfiniment partagée, échangée, subir toutes les mutations imaginables, sans que l’immeuble soit entamé jamais. Le reste est affaire de police ; nous n’avons point à nous en occuper.


3. Division du travail, forces collectives, machines.
Compagnies ouvrières.


La propriété foncière, en France, intéresse les deux tiers des habitants ; cette proportion doit augmenter encore. Après le crédit, qui gouverne tout, c’est la plus grande de nos forces économiques ; c’était donc par elle que nous devions procéder en second lieu à l’organisation révolutionnaire.

Le travail agricole, constitué sur cette base, apparaît dans sa dignité naturelle. C’est de toutes les occupations la plus noble, la plus salutaire au point de vue de la morale et de l’hygiène, et sous le rapport de l’exercice intellectuel la plus encyclopédique. Par toutes ces considérations, le travail agricole est celui qui exige le moins, disons mieux, qui repousse avec le plus d’énergie la forme sociétaire : jamais on ne vit de paysans former une société pour la culture de leurs champs, on ne le verra jamais. Les seuls rapports d’unité et de solidarité qui puissent exister entre laboureurs, la seule centralisation dont l’industrie rurale soit susceptible, nous l’avons indiquée ; c’est celle qui résulte de la compensation du produit net, de la mutualité de l’assurance, et surtout de l’abolition de la rente, abolition qui rend les agglomérations foncières, le morcellement du sol, le servage du paysan, la dissipation des héritages, à tout jamais impossibles.

Il en est autrement de certaines industries, qui exigent l’emploi combiné d’un grand nombre de travailleurs, un vaste déploiement de machines et de bras, et, pour me servir des expressions techniques, une grande division du travail, par conséquent une haute concentration de forces. Là, l’ouvrier est nécessairement subordonné à l’ouvrier, l’homme dépend de l’homme. Le producteur n’est plus, comme au champ, un père de famille souverain et libre ; c’est une collectivité. Les chemins de fer, les mines, les manufactures, sont dans ce cas.

Ici donc, de deux choses l’une : ou le travailleur, nécessairement parcellaire, sera simplement le salarié du propriétaire-capitaliste-entrepreneur ; ou bien il participera aux chances de perte et de gain de l’établissement, il aura voix délibérative au conseil, en un mot il deviendra associé.

Dans le premier cas le travailleur est subalternisé, exploité ; sa condition perpétuelle est l’obéissance et la misère. Dans le second seulement il reprend sa dignité d’homme et de citoyen ; il peut aspirer à l’aisance ; il fait partie du producteur, dont il n’était auparavant que l’esclave, comme dans la cité il fait partie du souverain, dont auparavant il n’était que le sujet.

Ainsi nous n’avons point à hésiter, car nous n’avons pas le choix. Là où la production nécessite une grande division du travail, une force collective considérable, il y a nécessité de former entre les agents de cette industrie une Association, puisque sans cela ils resteraient les uns par rapport aux autres subalternes, et qu’il y aurait ainsi, du fait de l’industrie, deux castes, celle des maîtres et celle des salariés : chose qui répugne dans une société démocratique et libre.

Telle est donc la règle que nous devons nous poser, si nous voulons conduire avec quelque intelligence la Révolution :

Toute industrie, exploitation ou entreprise, qui par sa nature exige l’emploi combiné d’un grand nombre d’ouvriers de spécialités différentes, est destinée à devenir le foyer d’une société ou compagnie de travailleurs.

C’est ce qui me faisait dire un jour, en février ou mars 1849, dans une réunion de patriotes, que je repoussais également l’exécution et l’exploitation des chemins de fer par des compagnies de capitalistes et par l’État. Suivant moi les chemins de fer sont dans les attributions de sociétés ouvrières, aussi différentes des sociétés de commerce actuelles qu’elles doivent être indépendantes de l’État. Un chemin de fer, une mine, une manufacture, un navire, etc., sont aux ouvriers qu’ils occupent ce que la ruche est aux abeilles : c’est tout à la fois leur instrument et leur domicile, leur patrie, leur territoire, leur propriété. Il est surprenant que ceux qui soutiennent avec le plus de zèle le principe d’association n’aient pas vu que tel était son emploi naturel.

Mais là où le produit peut s’obtenir sans un concours de facultés spéciales, par l’action d’un individu ou d’une famille, il n’y a pas lieu à association. L’association, n’étant pas indiquée par la nature des fonctions, ne saurait être profitable ni de longue durée ; j’en ai donné ailleurs les motifs.

Lorsque je parle, soit de la force collective, soit d’une extrême division du travail, comme condition nécessaire de l’association, il est entendu que je raisonne au point de vue de la pratique plutôt que dans la rigueur juridique ou mathématique des termes. La liberté d’association étant illimitée, il est évident que si les paysans jugeaient utile de s’associer, indépendamment des considérations économiques qui les en éloignent, ils s’associeraient ; d’autre part, il n’est pas moins clair que si l’on devait s’en rapporter aux définitions rigoureuses de la science, la force collective et la division du travail, à un degré si faible qu’on voudra, se retrouvant partout, on en induirait que partout aussi le travailleur doit être associé. Il faut suppléer ici aux défectuosités du langage, et faire pour l’économie politique ce que les naturalistes font pour leurs classifications : prendre toujours les caractères tranchés, non douteux, pour point de départ des définitions.

Je veux donc dire que le degré de solidarité entre les travailleurs doit être en raison du rapport économique qui les unit, de telle sorte que là où ce rapport cesse d’être appréciable ou demeure insignifiant, on n’en tienne aucun compte ; là où il prédomine et subjugue les volontés, on y fasse droit.

Ainsi je ne considère pas comme tombant dans le cas juridique de la division du travail et de la force collective cette foule de petits ateliers qu’on rencontre dans toutes les professions, et qui me paraissent, à moi, l’effet des convenances particulières des individus qui les composent, beaucoup plus que le résultat organique d’une combinaison de forces. Le premier venu, capable de tailler et de coudre une paire de bottes, peut prendre patente, s’installer dans un magasin et mettre sur son enseigne : Un tel, marchand fabricant de chaussures, bien qu’il soit seul à travailler derrière son comptoir. Qu’à cet entrepreneur solitaire se joigne un compagnon qui aime mieux se contenter du salaire de sa journée que de courir les chances du commerce : de ces deux hommes, l’un se dira patron, l’autre ouvrier ; au fond, ils seront parfaitement égaux, parfaitement libres. Qu’un jeune homme, de quatorze à quinze ans, se présente ensuite pour apprendre le métier : avec celui-ci une certaine division du travail pourra être appliquée ; mais cette division du travail est la condition de l’apprentissage, elle n’a rien d’extraordinaire. Que les commandes se multiplient, il pourra y avoir plusieurs ouvriers et apprentis ; ajoutez les bordeuses, peut-être un commis : vous aurez alors ce qu’on appelle un atelier, c’est-à-dire, six, dix, quinze personnes faisant toutes à peu près la même chose, et dont la réunion n’a pour objet que de multiplier le produit, non de concourir, de leurs facultés diverses, à son essence. Aussi, que tout à coup les affaires de l’entrepreneur se dérangent, qu’il fasse faillite : les ouvriers qu’il occupait n’y perdront que la peine de chercher un autre atelier ; quant à la clientèle, elle ne courra pas plus de risque : chacun des ouvriers, ou tous ensemble, pourront la reprendre.

En pareil cas je ne vois point, si ce n’est pour des raisons de convenance particulière, qu’il y ait matière à association. La force collective compte là-dedans pour trop peu de chose ; elle ne balance pas les risques de l’entreprise. Des ouvriers peuvent souhaiter d’être admis en participation des bénéfices d’un établissement qui prospère : je n’y verrai aucune difficulté si l’entrepreneur y consent, et la loi non plus ne s’y oppose pas. Il se peut même que tous, ouvriers et patron, y trouvent leur avantage : cela tient alors à des causes spéciales, qui ne peuvent entrer ici en considération. Mais, devant la loi économique qui nous dirige, cette participation ne peut pas être exigée ; elle est tout à fait hors des prescriptions du nouveau droit. Recommander, imposer l’association dans des conditions semblables, ce serait refaire malheureusement, par un esprit mesquin et jaloux, les corporations féodales qu’a détruites la Révolution ; ce serait mentir au progrès et rétrograder, chose impossible. Là n’est pas l’avenir de l’association, considérée comme institution économique et révolutionnaire. Aussi ne puis-je que répéter en ce moment ce que j’ai dit ailleurs : les compagnies ouvrières qui se sont formées à Paris pour des industries de ce genre, de même que les chefs de maisons qui ont associé leurs employés à leurs bénéfices, doivent se considérer comme servant la Révolution à un tout autre point de vue et pour un autre objet. J’y reviendrai tout à l’heure.

Mais lorsque l’entreprise requiert l’intervention combinée de plusieurs industries, professions, spécialités différentes ; lorsque de cette combinaison ressort une œuvre nouvelle, impraticable à toute individualité, où chaque homme s’engrène à l’homme comme la roue à la roue, où l’ensemble des travailleurs forme machine, comme le rapprochement des pièces d’une horloge ou d’une locomotive : oh ! alors les conditions ne sont plus les mêmes. Qui donc pourrait s’arroger le droit d’exploiter une pareille servitude ? Qui serait assez osé que de prendre un homme pour marteau, un autre en guise de pelle ; d’employer celui-ci comme crochet, celui-là comme levier ?

Le capitaliste, dira-t-on, court seul les risques de l’entreprise, de même que le maître bottier dont nous parlions tout à l’heure. Sans doute, et cela est juste ; mais la parité ne va pas plus loin. Est-ce que le capitaliste tout seul pourrait exploiter une mine ou faire le service d’un chemin de fer ? Est-ce qu’un homme seul pourrait faire marcher une manufacture, monter un navire, jouer Athalie, construire le Panthéon ou la colonne de Juillet ? De pareils travaux sont-ils à la disposition du premier venu, même assorti de tout le capital nécessaire ? Et celui qu’on nomme l’entrepreneur est-il autre chose qu’un initiateur ou un capitaine ?…

C’est dans ce cas, parfaitement défini, que l’association, à peine d’immoralité, de tyrannie et de vol, me paraît être tout à fait de nécessité et de droit. L’industrie à exercer, l’œuvre à accomplir, sont la propriété commune et indivise de tous ceux qui y participent : la concession des mines et chemins de fer à des compagnies de traitants, exploiteurs du corps et de l’âme de leurs salariés, est une trahison du pouvoir, une violation du droit public, un outrage à la dignité et à la personnalité humaine.

Certes, les ouvriers parisiens, qui les premiers ont marqué le pas de la Révolution et affirmé le principe de l’identité des intérêts, ne pouvaient, à leurs débuts, observer une telle méthode. Il ne tenait pas à eux de s’organiser en compagnies de manufactures et de chemins de fer. Dieu me garde de leur en faire le moindre reproche. La place était prise (elle sera reprise ! ) et gardée par des milliers de baïonnettes. Les capitaux qu’il eût fallu rembourser étaient énormes ; les institutions de crédit, indispensables à une pareille liquidation, n’existaient pas. Les ouvriers ne pouvaient rien de ce côté : la force des choses les a donc rejetés dans les industries où l’association est le moins utile. Aussi leur œuvre, toute de dévouement et de provisoire, n’a-t-elle d’autre but, quant à présent, que de dompter le commerce agioteur, d’expulser la spéculation parasite et de former une élite de praticiens, qui, semblables aux jeunes généraux de l’ancienne révolution, sauront renouveler la tactique industrielle et organiser la victoire du prolétariat.

Ainsi l’aspect général de la révolution commence à se dessiner : déjà cet aspect est grandiose.

D’un côté voici les paysans, maîtres enfin du sol qu’ils cultivent, et où leur volonté est de prendre racine. Leur masse énorme, indomptable, ralliée par une commune garantie, unie d’un même intérêt, assure à jamais le triomphe de la démocratie et la solidité du Contrat.

D’autre part, ce sont ces myriades de petits fabricants, artisans, marchands, volontaires du commerce et de l’industrie, travaillant isolément ou par petits groupes, les plus mobiles des êtres, qui préfèrent à la souveraineté du sol leur incomparable indépendance, sûrs d’avoir toujours une patrie là où ils trouvent du travail.

Enfin apparaissent les compagnies ouvrières, véritables armées de la révolution, où le travailleur, comme le soldat dans le bataillon, manœuvre avec la précision de ses machines ; où des milliers de volontés, intelligentes et frères, se fondent en une volonté supérieure, comme les bras qu’elles animent engendrent par leur concert une force collective, plus grande que leur multitude même.

Le cultivateur, par la rente et l’hypothèque, était resté courbé sous le servage féodal. Par la banque foncière, et surtout par le droit du colon à la propriété, il est rendu libre. La terre devient la base, immense en largeur et profondeur, de l’égalité.

De même, par l’aliénation de la force collective, le salarié de la grande industrie s’était ravalé à une condition pire que celle de l’esclave. Mais par la reconnaissance du droit que lui confère cette force, dont il est le producteur, il ressaisit sa dignité, il revient au bien-être : la grande industrie, agent redoutable d’aristocratie et de paupérisme, devient à son tour un des principaux organes de la liberté et de la félicité publique.

Les lois de l’économie sociale, nos lecteurs doivent le comprendre maintenant, sont indépendantes de la volonté de l’homme et du législateur : notre privilége est de les reconnaître, notre dignité d’y obéir.

Cette reconnaissance et cette soumission, dans l’état actuel de nos préjugés, et sous l’empire des traditions qui nous obsèdent, ne peuvent s’effectuer que du consentement mutuel des citoyens, en un mot, par un contrat. Ce que nous avons fait pour le crédit, l’habitation, l’agriculture, nous devons le faire pour la grande industrie : ici, comme ailleurs, l’autorité législative n’interviendra que pour dicter son testament.

Posons donc les principes du pacte qui doit constituer cette nouvelle puissance révolutionnaire.

La grande industrie peut être assimilée à une terre nouvelle, découverte ou créée tout à coup, par le génie social, au milieu de l’air, et sur laquelle la société envoie, pour en prendre possession et l’exploiter au profit de tous, une colonie.

Cette colonie sera donc régie par un double contrat : le contrat qui lui donne l’investiture, établit sa propriété, fixe ses droits et ses obligations envers la mère-patrie ; le contrat qui unit entre eux ses divers membres, et détermine leurs droits et leurs devoirs.

Vis-à-vis de la Société, dont elle est une création et une dépendance, la compagnie ouvrière s’engage à fournir toujours, au prix le plus près du revient, les produits et services qui lui sont demandés, et à faire jouir le public de toutes les améliorations et perfectionnements désirables.

À cet effet, la compagnie ouvrière s’interdit toute coalition, se soumet à la loi de la concurrence, tient ses livres et archives à la disposition de la société, qui conserve à son égard, comme sanction de son droit de contrôle, la faculté de la dissoudre.

Vis-à-vis des personnes et des familles dont le travail fait l’objet de l’association, la compagnie a pour règles :

Que tout individu employé dans l’association, homme, femme, enfant, vieillard, chef de bureau, contre-maître, ouvrier, apprenti, a un droit indivis dans la propriété de la compagnie ;

Qu’il a droit d’en remplir successivement toutes les fonctions, d’en remplir tous les grades, suivant les convenances du sexe, de l’âge, du talent, de l’ancienneté ;

Que son éducation, son instruction et son apprentissage, doivent en conséquence être dirigés de telle sorte, qu’en lui faisant supporter sa part des corvées répugnantes et pénibles, ils lui fassent parcourir une série de travaux et de connaissances, et lui assurent, à l’époque de la maturité, une aptitude encyclopédique et un revenu suffisant ;

Que les fonctions sont électives, et les règlements soumis à l’adoption des associés ;

Que le salaire est proportionné à la nature de la fonction, à l’importance du talent, à l’étendue de la responsabilité ;

Que tout associé participe aux bénéfices comme aux charges de la compagnie, dans la proportion de ses services,

Que chacun est libre de quitter à volonté l’association, conséquemment de faire régler son compte et liquider ses droits, et réciproquement la compagnie maîtresse de s’adjoindre toujours de nouveaux membres.

Ces principes généraux suffisent à faire connaître l’esprit et la portée de cette institution, sans précédents comme sans modèles. Ils fournissent la solution de deux problèmes importants de l’économie sociale : celui de la force collective, et celui de la division du travail.

Par la participation aux charges et bénéfices, par l’échelle des salaires et l’élévation successive à tous les grades et emplois, la force collective, produit de la communauté, cesse de profiter à un petit nombre de capacitaires et spéculateurs ; elle devient la propriété de tous les ouvriers. En même temps, par l’éducation encyclopédique, l’obligation de l’apprentissage et la coopération à toutes les parties du travail collectif, la division du travail ne peut plus être pour l’ouvrier une cause de dégradation ; elle est au contraire l’instrument de son éducation et le gage de sa sécurité.

Ajoutons que l’application de ces principes, à une époque de transition, aurait pour conséquence une chose dont tout homme de cœur, tout vrai révolutionnaire doit se féliciter, l’initiative de la classe bourgeoise et sa fusion avec le prolétariat.

Il faut le reconnaître : si la classe travailleuse, par sa force numérique et par la pression irrésistible qu’elle peut exercer sur les décisions d’une assemblée, est parfaitement à même, avec le concours de quelques citoyens éclairés, de réaliser la première partie du programme révolutionnaire, la liquidation sociale et la constitution de la propriété foncière ; elle est encore, par l’insuffisance de ses vues et son inexpérience des affaires, incapable de gérer d’aussi grands intérêts que ceux du commerce et de la haute industrie, et conséquemment au-dessous de sa propre destinée.

Les hommes manquent dans le prolétariat aussi bien que dans la démocratie ; nous ne le voyons que trop depuis trois ans. Ceux qui ont fait le plus de bruit comme tribuns sont les derniers qui, en matière de travail et d’économie sociale, méritent la confiance du Peuple. Demandez aux associations parisiennes, éclairées déjà par l’expérience, ce qu’elles pensent aujourd’hui d’une foule de petits grands hommes qui naguère portaient devant elles le drapeau de la fraternité. Force serait donc, pour ce qui concerne l’exploitation des grandes industries, d’associer aux travailleurs affranchis des notabilités industrielles et commerciales qui les initient à la discipline des affaires. On les trouverait en abondance : il n’est bourgeois, sachant le commerce, l’industrie et leurs innombrables risques, qui ne préfère un traitement fixe et un emploi honorable dans une compagnie ouvrière à toutes les agitations d’une entreprise personnelle ; il n’est commis exact et capable qui ne quitte une position précaire pour recevoir un grade dans une grande association. Que les travailleurs y songent, qu’ils se défassent de tout esprit mesquin et jaloux : il y a place pour tout le monde au soleil de la révolution. Ils ont plus à gagner à des conquêtes de cette nature qu’aux tâtonnements interminables, toujours ruineux, que leur feraient éprouver des chefs dévoués, sans doute, mais peu capables.


4. Constitution de la valeur : organisation du bon marché.


Si le commerce ou l’échange, tellement quellement exercé, est déjà, par sa propre vertu, producteur de richesse ; si pour cette raison il a été pratiqué de tout temps et par toutes les nations du globe ; si, en conséquence, nous avons dû le considérer comme une force économique, il n’est pas moins vrai, et ceci ressort de la notion même d’échange, que le commerce doit être d’autant plus profitable, que la vente et l’achat se fait au plus bas et au plus juste prix, c’est-à-dire que les produits échangés peuvent être fournis en plus grande abondance et dans une proportion plus exacte.

La rareté du produit, en autres termes, la cherté de la marchandise, est un mal dans le commerce ; l’imperfection du rapport, c’est-à-dire l’arbitraire du prix, l’anomalie de la valeur, est un autre mal.

Délivrer le commerce de ces deux maladies qui le rongent et l’étiolent, ce serait donc augmenter la productivité de l’échange, par suite, le bien-être de la société.

À toutes les époques la spéculation s’est prévalue de ces deux fléaux du commerce, la rareté du produit et l’arbitraire de la valeur, pour les exagérer encore et pressurer le pauvre peuple. De tous temps aussi la conscience publique a réagi contre les exactions du mercantilisme, et s’est efforcée de ramener l’équilibre. On connaît la guerre acharnée de Turgot contre les accapareurs de grains, soutenus par la cour et le préjugé ; on se souvient aussi des tentatives moins heureuses de la Convention et de ses lois de maximum. De nos jours, la taxe du pain, l’abolition du privilége de la boucherie, les tarifs de chemins de fer, ceux des officiers ministériels, etc., etc., sont autant de pas faits dans cette voie.

Certains économistes, il ne faut pas se lasser de rappeler cette honte, n’en prétendent pas moins ériger en loi le désordre du marché et l’arbitraire mercantile. Ils y voient un principe aussi sacré que celui de la famille et du travail. L’école de Say, vendue au capitalisme anglais et indigène, après les jésuites foyer le plus infect de contre-révolution, semble n’exister depuis dix ans que pour patroner et préconiser l’exécrable industrie des accapareurs de capitaux et de denrées, en épaississant de plus en plus les ténèbres d’une science naturellement ardue et pleine de complications. Ces apôtres du matérialisme étaient faits pour s’entendre avec les éternels bourreaux de la conscience : après les événements de février ils ont signé un pacte avec les jésuites, pacte de famine et pacte d’hypocrisie. Que la réaction qui les soudoie se hâte de leur faire à tous une retraite et qu’ils se cachent vite ; car je les en avertis, si la Révolution épargne les personnes, elle ne pardonnera pas aux œuvres.

Sans doute la Valeur, expression de la liberté, incrément de la personnalité du travailleur, est de toutes les choses humaines celle qui répugne le plus à toute espèce de réglementation. Là est le prétexte de la routine, l’argument de la mauvaise foi économiste. Aussi les disciples de Malthus et de Say, repoussant de toutes leurs forces l’intervention de l’État dans les choses du commerce et de l’industrie, ne manquent-ils pas de se prévaloir, à l’occasion, de ces apparences libérales, et de se prétendre plus révolutionnaires que la révolution. Plus d’un esprit honnête s’y est laissé prendre : on n’a pas vu que cette abstension du Pouvoir en matière économique était la base même du gouvernement. Qu’aurions-nous à faire d’une organisation politique, en effet, si le Pouvoir nous faisait jouir une fois de l’ordre économique ?…

Mais, précisément parce que la Valeur est au plus haut degré antiréglementaire, elle est éminemment transactionnelle, attendu qu’elle résulte toujours d’une transaction entre le vendeur et l’acheteur, ou comme disent les économistes, entre l’offre et la demande.

En effet, le prix des choses est la matière par excellence des conventions, l’élément naturel, constant, exclusif, de tous les contrats entre l’homme et l’homme. D’où il suit que la théorie de la Valeur est la base de toute justice commutative : elle devrait se trouver en tête de toute législation, comme un décalogue, puisque, sans une Valeur quelconque et préexistante, il n’y a ni vente, ni échange, ni louage, ni société, ni dommages-intérêts, ni servitudes, ni hypothèques, etc. Ce n’est donc point une réglementation de la valeur que l’on demande ; c’est la manière d’arriver à une transaction de bonne foi à son égard.

Qui croirait, si nous n’en avions sous les yeux les témoignages, que depuis six mille ans que l’humanité a commencé de se gouverner par des lois, il n’en a pas été fait une seule, sur toute la face de la terre, qui eût pour objet, non pas de fixer la valeur des choses, ce qui est impossible, mais d’apprendre aux échangistes à l’approximer ? Les prescriptions sur la forme des contrats abondent et varient à l’infini ; de la matière en général ou de la valeur, il n’en fut jamais question. Aussi, nous avons des lois par centaines de mille, et pas de principes. C’est le monde renversé, le monde de la guerre, tel que l’ont fait de tout temps les avocats et les juges, et que veulent l’entretenir les jésuites et les malthusiens.

On comprend que je ne puis ici me livrer aux discussions de théorie et de pratique que soulève la valeur ; question sans bornes, dans laquelle on pourrait faire entrer, et je n’exagère point, toute l’économie politique, toute la philosophie et toute l’histoire. Je réserve pour d’autres temps ces belles études ; quant à présent, il faut que je sois bref, catégorique, positif. Je désespérerais de ma tâche si le Peuple, dans son instinct à la fois si pratique et si révolutionnaire, ne m’avait abrégé des neuf dixièmes le chemin. C’est sa pratique la plus récente dont je vais essayer la formule. Le Peuple est le dieu qui inspire les vrais philosophes. Puisse-t-il, dans mes rapides paroles, reconnaître sa propre intuition !

Tout le monde sait que l’Échange a été, dès les premiers siècles, décomposé en deux opérations élémentaires, la Vente et l’Achat. La monnaie est la marchandise commune, la taille qui sert à joindre les deux opérations et qui complète l’échange.

Il suffit donc, pour régulariser l’échange, discipliner le commerce, d’effectuer avec méthode l’un ou l’autre des deux actes qui le constituent, la Vente ou l’Achat.

Prenons pour exemple la Vente.

D’après ce que nous venons de dire, la Vente, au point de vue de la justice économique et de la valeur, sera sincère, normale, irréprochable, si elle est faite, autant que permet de le constater l’appréciation humaine, à juste prix.

Qu’est-ce que le juste prix, en toute nature de service et de marchandise ?

C’est celui qui représente avec exactitude : 1o le montant des frais de production, d’après la moyenne officielle des libres producteurs ; 2o le salaire du commerçant, ou l’indemnité de l’avantage dont le vendeur se prive en se dessaisissant de la chose.

Si toutes les choses qui font la matière des contrats se vendaient, se louaient ou s’échangeaient d’après cette règle, le monde entier serait à l’aise : la paix serait inviolable sur la terre ; il n’y aurait jamais eu ni soldats ni esclaves, ni conquérants ni nobles.

Mais, pour le malheur de l’humanité, les choses ne se passent point ainsi dans le commerce. Le prix des choses n’est point adéquat à leur valeur ; il est plus ou moins considérable, suivant une influence que la justice réprouve, mais que l’anarchie économique excuse, l’agiotage.

L’agiotage est l’arbitraire commercial. Comme dans le régime actuel le producteur n’a aucune garantie d’échange, ni le commerçant aucune certitude de revendre, chacun s’efforce de faire passer sa marchandise au plus haut prix possible, afin d’obtenir, par l’exagération du bénéfice, la sécurité que ne donnent pas suffisamment le travail et l’échange. Le bénéfice obtenu de la sorte, en sus des frais de production et du salaire du commerçant, se nomme agio. L’agio, le vol, est donc la compensation de l’insécurité.

Tout le monde se livrant à l’agiotage, il y a réciprocité de mensonge dans toutes les relations, tromperie universelle, et d’un commun accord, sur la valeur des choses. Cela, sans doute, ne se dit point en toutes lettres dans les contrats ; les tribunaux seraient capables de s’en formaliser ! Mais cela est parfaitement, dans l’esprit de la justice et dans l’opinion des parties, sous-entendu.

Si l’agio était égal, comme il est réciproque, la sincérité des conventions, l’équilibre du commerce, partant le bien-être des sociétés, n’en souffriraient pas. Deux quantités égales, augmentées d’une quantité égale, sont toujours égales : c’est un axiome de mathématique.

Mais l’agio, c’est l’arbitraire, c’est le hasard ; et il est contre la nature du hasard de produire l’égalité, l’ordre. Il en résulte que la réciprocité de l’agio n’est autre chose que la réciprocité de l’escroquerie : et que cette prétendue loi des économistes, appliquée en grand, est le principe le plus actif de spoliation et de misère.

Voici donc ce que propose la Révolution.

Puisqu’il y a convention tacite et universelle, entre tous les producteurs et échangistes, de prendre l’un sur l’autre un agio pour leurs produits et services, d’opérer à tâtons dans leurs marchés, de jouer au plus fin, de se surprendre, en un mot, par toutes les ruses du commerce : pourquoi n’y aurait-il pas aussi bien convention tacite et universelle de renoncer réciproquement à l’agio, c’est-à-dire de vendre et faire payer tout au prix le plus juste, qui est le prix moyen de revient ?

Une pareille convention n’a rien d’illogique ; elle seule peut assurer le bien-être et la sécurité des populations. Elle peut donc, elle doit tôt ou tard se réaliser, et pour mon compte je ne doute point qu’avec un peu de persévérance de la part du peuple, elle ne se réalise.

Mais il est dur de remonter le torrent des âges, et de faire rebrousser chemin au préjugé ; il s’écoulera du temps, des générations peut-être, avant que la conscience publique se soit élevée à cette hauteur. En attendant cette merveilleuse conversion il n’est qu’un moyen, c’est d’obtenir, par des conventions particulières, formelles et expresses, ce qui plus tard résultera sans autre forme de procès, du consentement tacite et universel.

La Vente à juste prix ! vont dire les habiles ; il y a longtemps que c’est connu. À quoi cela a-t-il servi ? Les marchands à juste prix ne font pas plus fortune, ne se ruinent pas moins que les autres ; et quant à la clientèle, elle n’est pas non plus mieux servie et ne paye pas moins cher qu’auparavant. Tout cela n’est qu’empirisme, rajeunissement de vieilles idées, illusion, désespoir.

C’est précisément ce que je nie. Non, la vente à juste prix n’est pas connue ; elle n’a jamais été mise en pratique, et par une bonne raison, elle n’a jamais été comprise.

Chose qui surprendra plus d’un lecteur, et qui semble d’abord contradictoire, le juste prix, comme toute espèce de service et de garantie, doit être payé ; le bon marché de la marchandise, comme la marchandise elle-même, doit avoir sa récompense : sans cette prime offerte au commerçant, le juste prix devient impossible, le bon marché une chimère.

Rendons-nous compte de cette vérité, l’une des plus profondes de l’économie politique.

Si, la plupart du temps, le négociant refuse de livrer sa marchandise à prix de revient, c’est, d’une part, qu’il n’a pas la certitude de vendre en quantité suffisante pour se former un revenu ; c’est, en second lieu, que rien ne lui garantit qu’il obtiendra la réciproque pour ses achats.

Sans cette double garantie, la vente au juste prix, de même que la vente au-dessous du cours, est impossible : les seuls cas qu’on en puisse citer résultent de déconfitures et de liquidations.

Voulez-vous donc obtenir la marchandise au plus juste prix ? jouir du bon marché ? exercer un commerce véridique ? assurer l’égalité de l’échange ?

Il faut offrir au marchand une garantie équivalente.

Cette garantie peut exister de plusieurs manières : soit que les consommateurs qui veulent jouir du juste prix, et qui sont en même temps producteurs, s’obligent à leur tour envers le marchand à lui livrer, à des conditions égales, leurs propres produits, comme cela se pratique entre les différentes associations parisiennes ; — soit que lesdits consommateurs se contentent, sans autre réciprocité, d’assurer au débitant une prime, l’intérêt, par exemple, de son capital, ou un traitement fixe, ou bien encore une vente assez considérable pour lui assurer un revenu. C’est ce qui se pratique généralement dans les boucheries sociétaires et dans la société la Ménagère, dont nous avons ailleurs rendu compte.

Ces différentes espèces de garanties pourraient, avec l’initiative des représentants et le secours du budget, se généraliser très-vite, et produire immédiatement des effets extraordinaires.

Supposons que le Gouvernement, provisoire, ou l’Assemblée Constituante, à qui la proposition en fut faite, eût voulu sérieusement faire reprendre les affaires, relever le commerce, l’industrie, l’agriculture, arrêter la dépréciation de la propriété, assurer du travail aux ouvriers ?

On le pouvait, en garantissant, par exemple, aux dix mille premiers entrepreneurs, fabricants, manufacturiers, commerçants, etc., de toute la République, l’intérêt à 5 p. % des capitaux que chacun d’eux engagerait dans les affaires jusqu’à concurrence, en moyenne, de 100,000 fr.

Je dis en garantissant, non en payant l’intérêt : il eût été convenu que si le produit net des affaires commencées dépassait 5 p. %, l’État n’aurait à rembourser aucun intérêt.

Le capital ainsi garanti, pour dix mille établissements, se fût élevé à un milliard. L’intérêt à payer eût été, le cas échéant, de 50 millions. Mais il est évident que l’État n’aurait jamais eu à verser une pareille somme : dix mille établissements de commerce et d’industrie ne peuvent travailler simultanément sans se servir réciproquement de soutien ; ce que l’un produit, l’autre le consomme ; le travail, c’est le débouché. L’État, sur les 60 millions d’intérêt, dont il offrait la garantie, n’aurait pas eu à payer 40 millions.

Croit-on qu’une pareille somme puisse entrer en comparaison avec le déficit causé dans la production par le retrait des capitaux et l’insécurité des entrepreneurs, avec l’énorme dépréciation des propriétés, avec les misères et les luttes qui ont décimé le prolétariat ?

Dans un mémoire rendu public, j’ai fait au Gouvernement, au nom d’une maison de Lyon, une proposition d’une autre nature : c’était de garantir à tout le commerce français et à tous les voyageurs la circulation des personnes et des marchandises, d’Avignon à Châlon-sur-Saône, à 60 et 80 p. % au-dessous de tous les tarifs de chemin de fer, moyennant que l’État garantît aux entrepreneurs l’intérêt à 5 p. % de leur matériel.

C’était acheter 300,000 fr. une économie de plusieurs millions.

Sait-on la réponse qui a été faite ?

La Direction du chemin de fer de Paris à Lyon, sous prétexte qu’elle ne voulait pas, en favorisant un monopole, gâcher les prix, aima mieux traiter, pour sa correspondance, avec des spéculateurs amis, à des prix plus élevés que ne pourront être ceux de la voie ferrée. De manière que, si dans deux ou trois ans cette voie s’exécute, la compagnie ou l’État aura l’air encore de faire jouir le pays d’un bienfait. C’est ainsi qu’opère un gouvernement qui sait ses devoirs. Louis XV était le plus fort actionnaire du pacte de famine ; les historiens, amis de l’autorité, ont voué à l’infamie sa mémoire. Il spéculait sur les subsistances. Les ministres de la République et leurs subalternes conserveront leur réputation d’intégrité : ils ne favorisent la spéculation que sur les transports.

Oui, je le dis bien haut : les associations ouvrières, de Paris et des départements, tiennent en leurs mains le salut du peuple, l’avenir de la révolution. Elles peuvent tout, si elles savent manœuvrer avec habileté. Il faut qu’une recrudescence d’énergie de leur part porte la lumière dans les intelligences les plus épaisses, et fasse mettre à l’ordre du jour, aux élections de 1852, et en première ligne, la constitution de la valeur.

Or, cette constitution ne peut résulter, comme j’ai dit, que du consentement universel, librement exprimé et obtenu. Pour le préparer et l’amener, dans le plus bref délai, il suffit que, par l’organe des nouveaux représentants, injonction soit faite à l’État et aux Communes, chacun dans le ressort de ses attributions et la limite de ses ressources, de traiter avec un certain nombre d’entrepreneurs, fabricants, manufacturiers, agriculteurs, éleveurs de bétail, voituriers, commissionnaires, etc., etc., de la sous-enchère, et sur les bases suivantes :

« L’État, au nom des intérêts que provisoirement il représente, les Départements et les Communes, au nom de leurs habitants respectifs, voulant assurer à tous le juste prix et la bonne qualité des produits et services, prévenir les effets de la fraude, du monopole et de l’agiotage, offrent de garantir aux entrepreneurs qui offriront les conditions les plus avantageuses, soit un intérêt pour les capitaux et le matériel engagé dans leurs entreprises, soit un traitement fixe, soit, s’il y a lieu, une masse suffisante de commandes.

» Les soumissionnaires s’obligeront, en retour, à fournir les produits et services pour lesquels ils s’engagent, à toute réquisition des consommateurs. — Toute latitude réservée, du reste, à la concurrence.

» Ils devront indiquer les éléments de leurs prix, le mode des livraisons, la durée de leurs engagements, leurs moyens d’exécution.

» Les soumissions déposées, sous cachet, dans les délais prescrits, seront ensuite ouvertes et publiées, huit jours, quinze jours, un mois, trois mois, selon l’importance des traités, avant l’adjudication.

» À l’expiration de chaque engagement, il sera procédé à de nouvelles enchères. »

La constitution de la Valeur est le contrat des contrats. C’est celui qui résume tous les autres, réalisant l’idée que nous avons exprimée dans une autre étude, que le contrat social doit embrasser en un article unique toutes les personnes, toutes les facultés, tous les intérêts.

Lorsque par la liquidation des dettes, l’organisation du crédit, l’improductivité de l’argent, la constitution de la propriété, l’institution des compagnies ouvrières, la pratique du juste prix, la tendance à la hausse aura été définitivement remplacée par la tendance à la baisse, les perturbations du marché par la norme des mercuriales ; lorsque le consentement universel aura accompli cette grande volte-face dans la sphère des intérêts, alors la Valeur, la chose à la fois la plus idéale et la plus réelle, pourra être dite constituée, et tout en conservant son mouvement par le progrès éternel de l’industrie, elle exprimera, à chaque instant, en tout genre de produit, le rapport vrai du Travail et de la Richesse.

La constitution de la Valeur résout le problème de la Concurrence et celui des droits d’Invention, comme l’organisation des compagnies ouvrières résout celui de la force collective et de la division du travail. Je ne puis, en ce moment, qu’indiquer ces conséquences du grand théorème : leur développement tiendrait trop de place dans un précis philosophique de la Révolution.


5. Commerce extérieur : Balance des importations et des
exportations.


C’est par la suppression des douanes que la Révolution sociale doit, d’après la théorie, et abstraction faite de toute influence militaire et diplomatique, rayonner de la France à l’étranger, s’étendre sur l’Europe, et par suite sur le globe.

Supprimer nos douanes, en effet, c’est organiser l’échange au dehors comme nous l’avons organisé au dedans ; c’est mettre les pays avec lesquels nous faisons des échanges de moitié dans notre législation de l’échange ; c’est leur imposer la constitution de la Valeur et de la Propriété ; c’est, en un mot, établir la solidarité de la Révolution entre le Peuple français et le reste du genre humain, en rendant commun à toutes les nations, par la vertu de l’Échange, le nouveau pacte social.

Je vais, en peu de mots, donner un aperçu de ce mouvement.

Dans quel but ont été établies les douanes ?

Dans le but de protéger le travail national.

En quoi consiste cette protection ?

En ce que l’État, qui garde les portes du Pays, fait payer aux marchandises étrangères, à leur entrée en France, une taxe plus ou moins forte, qui en élève le prix et favorise, par conséquent, le débit des marchandises indigènes.

Pourquoi, dira-t-on, ne pas préférer les produits étrangers, s’il est vrai qu’ils soient à meilleur marché que les nôtres ?

C’est que les produits ne peuvent s’obtenir que par des produits ; et que si la concurrence étrangère écrase notre industrie sur tous les points, ou du moins sur le plus grand nombre, il arrivera que ne pouvant acquitter nos achats en produits, nous devrons les solder en argent, et quand nous n’aurons plus d’argent, en emprunter à l’étranger, par conséquent lui donner hypothèque sur nos propriétés, et ce qui est pis, lui payer intérêt, rente et fermage.

Telle est la raison, très-judicieuse et très-réelle, de l’établissement des douanes. Toutes les nations l’ont comprise, et toutes les nations se protégent. Ne disputons donc pas de l’efficacité du moyen : prenons-le pour ce qu’il veut être, avec sa signification officielle.

Il résulte de la définition de la douane, que si elle protége le producteur, elle n’entend pas pour cela lui conférer un privilége, le constituer en exploiteur et sinécuriste parmi ses concitoyens ; mais simplement lui assurer le travail, en sauvegardant l’indépendance du pays vis-à-vis de l’étranger. C’est dans cet esprit que la douane, à mesure qu’elle s’aperçoit qu’une industrie se développe et fait des bénéfices, réduit ses tarifs et appelle la concurrence extérieure, afin de protéger les intérêts du consommateur comme elle protége ceux du producteur.

Ne cherchons pas, encore une fois, si toutes ces mesures que le bon sens suggère, rendent bien le service qu’on en attend ; si elles sont exécutées avec justice ; s’il ne s’y glisse point de prévarication. Il ne s’agit point en ce moment de la moralité et de la capacité de l’État protecteur, mais uniquement du but de l’institution, et de la nécessité qui la détermine.

Comme donc il y a progrès en toute industrie, tendance à réduire les frais de production, et conséquemment à augmenter les bénéfices de la vente, il y a tendance aussi à diminuer les tarifs de la douane.

L’idéal du système serait que le travail, étant partout garanti, la concurrence partout établie, la vente partout assurée, le prix des choses fût partout au plus bas. Telle est la signification et la destinée de la douane.

Or, il ressort de ce que nous avons dit précédemment, tant à propos de la liquidation sociale que sur la constitution de la propriété, l’organisation des compagnies ouvrières et la garantie du bon marché, que si, d’une part, les frais de l’argent diminuaient à la Banque, si l’intérêt de la dette publique et des obligations privées était proportionnellement réduit, si les loyers et fermages baissaient de prix à leur tour et dans une mesure analogue, si l’on faisait une charte des valeurs et des propriétés, etc., etc., le prix de revient, pour toutes les espèces de produits, décroîtrait d’une façon notable, et qu’en conséquence la douane serait en mesure d’ajouter encore, pour sa part, par la réduction de ses tarifs, au bien-être universel.

Ce serait un progrès d’ensemble comme il ne s’en est jamais vu, comme un Gouvernement n’en produira jamais.

Que ce mouvement général, ainsi que je l’ai plus d’une fois observé, soit seulement indiqué ; que la douane, poussée par le crédit, avance, d’aussi peu qu’elle voudra, dans cette ligne, et l’ancien ordre de choses, en ce qui concerne nos rapports avec l’étranger, se modifie tout à coup ; l’économie internationale entre dans la voie révolutionnaire. En fait de douane comme en toute autre chose, le statu quo ou la hausse, c’est la réaction ; le progrès ou la baisse, c’est la révolution. Ainsi l’avait compris, ainsi le pratiqua un aristocrate fameux, Robert Peel, qui se montra du reste, à cette occasion, aussi éloigné des théories de Cobden que de l’égoïsme des propriétaires. Les réformes douanières de Robert Peel avaient pour base et condition préalable la surabondance et le bas prix des capitaux en Angleterre, tandis que chez nous les libre-échangistes, assistés des Montagnards, réclament l’abolition de la douane comme compensation du capital national, ce qui revient à dire l’invasion de l’étranger pour réparation de nos défaites, l’exploitation des capitalistes anglais, suisses, hollandais, américains, russes, pour aider à l’émancipation de nos prolétaires ! Nous n’avions pas besoin de cet exemple pour savoir que si le peuple français est vendu à l’étranger, si la Révolution est trahie, si la conspiration est organisée contre le socialisme, c’est surtout par les organes et les représentants du parti républicain. Mais pardonnons-leur : ils ne savent pas plus ce qu’ils font que ce qu’ils veulent !

Pour moi, qui combats les libre-échangistes, parce que tout en supprimant la douane, ils demandent la liberté de l’usure ; dès lors que l’intérêt baissera, je suis pour l’abaissement des tarifs, et si cet intérêt est supprimé ou seulement de 1 /4 ou 1/2 p. %, je me prononce pour le libre-échange.

C’est, dis-je, comme conséquence de l’abolition de l’intérêt, non autrement, que je propose le libre-échange même sans réciprocité, et voici sur quoi je me fonde.

Si demain, par aventure, la Banque de France réduisait le taux de ses escomptes à 1/2 p. %, intérêt et commission compris, tout aussitôt les fabricants et commerçants de Paris et des provinces, qui n’auraient pas crédit à la Banque, s’efforceraient dans leurs négociations de s’en procurer le papier, puisque ce papier, reçu au pair, ne coûterait que 1/2 p. %, au lieu de 6, 7, 8 et 9 que coûtent les écus chez les banquiers.

Mais ce ne seraient pas seulement les négociants français qui se livreraient à cette spéculation, ceux de l’étranger y auraient aussi recours. Le papier de France ne coûtant que 1/2 p. %, tandis que celui des autres États coûterait dix et douze fois autant, la préférence serait acquise au premier ; tout le monde aurait avantage à se servir de cette monnaie pour ses payements.

Pour avoir de ce papier en plus grande quantité, les producteurs du dehors diminueraient donc le prix de leurs marchandises, ce qui augmenterait la quantité de nos importations. Mais comme les billets de la Banque de France ne pourraient plus servir ni à acheter des rentes, puisque nous avons liquidé la dette de l’État, ni à prendre hypothèque sur le sol national, puisque nous avons liquidé les hypothèques et réformé la propriété ; comme ces billets ne pourraient être employés qu’en payement de nos propres produits, il est clair qu’alors nous n’aurions plus à nous protéger contre les importations de l’étranger, nous y trouverions au contraire le plus grand intérêt. Le rapport serait interverti ; ce ne serait plus à nous de modérer nos achats, ce serait à l’étranger de se tenir en garde sur ses ventes.

Or, comment une nation renoncerait-elle à vendre ? Une telle hypothèse répugne ; avec le développement universel de l’industrie et la division du travail entre les peuples, elle implique contradiction.

Pour rétablir la balance et se protéger lui-même contre cette tactique mercantile, l’étranger serait donc obligé d’abolir ses propres douanes, de réformer sa Banque, de constituer chez lui la valeur, d’émanciper ses prolétaires, en un mot, de se mettre en révolution. Le libre échange devenant alors l’égal échange, la diversité des intérêts entre les nations se ramenant peu à peu à l’unité, on verrait poindre le jour où la guerre cesserait entre les nations, comme les procès entre les citoyens, par l’absence des litiges et l’impossibilité des conflits…


Je ne puis, sans sortir des bornes que j’ai dû me prescrire, donner plus d’étendue à cet exposé de l’organisme industriel, surtout en ce qui concerne l’application du nouveau principe d’ordre, le libre contrat. Ceux de mes lecteurs qui ont suivi, depuis une dizaine d’années, le progrès de la critique révolutionnaire, suppléeront facilement à la brièveté de mes paroles. En reprenant la série des négations économiques, ils n’auront pas de peine à dégager les affirmations et reconstruire la synthèse.

C’est aux jurisconsultes républicains, c’est aux Crémieux, aux Michel (de Bourges), aux Martin (de Strasbourg), aux Jules Favre, aux Marie, aux Bethmont, aux Grévy, aux Dupont (de Bussac), aux Marc-Dufraisne, aux Ledru-Rollin, à frayer à l’esprit du siècle cette route nouvelle, en développant la formule révolutionnaire telle qu’elle résulte de l’opposition du Contrat social au Gouvernement. Assez longtemps la politique a été pour les juristes une pierre d’achoppement ; et ce n’est pas sans raison que le paysan comme le soldat, les voyant à l’œuvre, se moque de leur éloquence et de leur patriotisme. Que peut-il y avoir de commun entre l’homme du Droit et la pratique du Pouvoir ? Le retour au despotisme s’est consommé, il y a cinquante-deux ans, par l’expulsion des avocats : c’était justice. La Constitution de l’an V était pour eux une mauvaise cause. Dès lors qu’ils admettaient le principe du gouvernement, ils devaient céder la place à l’homme gouvernemental par excellence ; la raison juridique n’avait que faire dans l’exercice de l’autorité.

Qu’il me soit permis, en terminant cette étude, de répondre un mot au reproche d’orgueil qui m’a été si souvent et si sottement adressé à propos de la devise que j’ai placée en tête de mon livre des Contradictions, Destruam et œdificabo, je détruis et j’édifie.

Cette antithèse, tirée du Deutéronome, n’est autre chose que la formule de la loi révolutionnaire qui sert de base au présent écrit, savoir, que toute négation implique une affirmation, et que celui-là seul est vraiment réparateur, qui est vraiment démolisseur.