Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle/Épilogue


ÉPILOGUE.




Depuis la loi du 31 mai, la Révolution semblait garder le silence. Aucun organe n’a pris officiellement sa cause ; aucune voix, intelligente et forte, ne l’a affirmée. Elle a marché seule, et par la vertu de la réaction. Les fractions de la Démocratie, qui s’étaient d’abord ralliées à son drapeau, ont profité de cette abstension forcée de la parole révolutionnaire pour opérer insensiblement leur retraite, et revenir à leurs appétences politiques. On dirait que le socialisme, professé dans des termes de plus en plus vagues, ou représenté par d’impuissantes utopies, soit à la veille d’expirer. 1852 est la date marquée pour ses funérailles. Les républicains de la veille se chargent de l’enterrer, qui dans la Constitution de 1848, qui dans le Gouvernement direct : la présidence de la République est à ce prix !…

Mais, comme dit le proverbe, l’homme d’État propose, et la Révolution autrement dispose. Quand le suffrage universel la renierait encore, comme il l’a déjà trois fois reniée, elle n’en irait ni moins ni plus. Elle se soucie des jugements du suffrage universel comme des anathèmes de Jean Mastaï. Henri V lui-même, s’il était possible que Henri V remontât sur le trône, ne reparaîtrait que pour affirmer, comme fit son grand-oncle en 1844, la Révolution. Elle est la nécessité en personne, tandis que vos constitutions, votre politique et votre suffrage universel lui-même sont des oripeaux de comédie. 1852 ne lui importe pas plus que 1854, 1849 ou 1848 : elle se précipite comme le torrent ; elle monte, comme la marée, sans s’inquiéter si vous avez eu le temps de fermer vos écluses.

À quoi sert d’escobarder avec la force des choses ? Les faits seront-ils changés ou amoindris parce que nous ne les aurons pas prévus ? et parce qu’il nous plaît de fermer les yeux, notre sécurité en sera-t-elle plus grande ? Politique d’insensés, que le Peuple jugera avec amertume, et dont la bourgeoisie payera les frais.

Pour moi, libre de toute compétition ambitieuse, dégagé de passion égoïste, mais trop éclairé sur l’avenir, je viens, comme en 1848, et dans l’intérêt de toutes parties, proposer la transaction qui me semble la meilleure, et je demande acte de mes paroles. En 1789, tout le monde était révolutionnaire, et s’en vantait ; il faut qu’en 1852 tout le monde redevienne révolutionnaire et s’en félicite. Serai-je donc toujours si malheureux, que la Révolution, sous ma plume, paraisse d’autant plus effroyable, que le tableau en est plus vrai ?…

L’Humanité, dans la sphère théologico-politique où elle s’agite depuis six mille ans, est comme une société qui, au lieu d’être jetée à la surface d’un astre solide, aurait été enfermée dans une sphère creuse, éclairée à l’intérieur et chauffée, comme le monde souterrain de Virgile, par un soleil immobile au zénith commun de ces terres arc-boutées. Qui sait si, dans l’infinie variété des mondes, il n’y en a pas de cette espèce ? L’anneau de Saturne n’est pas moins extraordinaire.

Qu’on se figure l’existence de ce petit monde, où toutes les positions eussent été inverses des nôtres ! Longtemps cette humanité concentrique, à qui la distance dérobe la vue des parois de son habitation, pendant que la barbarie, la guerre et le défaut de communications retiennent ses diverses races dans leurs limites respectives, s’imaginera que l’espace qu’elle contemple en haut, par delà son soleil, est le séjour des dieux, tandis que le sol qu’elle foule aux pieds couvre la demeure des damnés, à une profondeur incommensurable. Quels systèmes l’imagination des poëtes fera là-dessus éclore ! Quelles cosmogonies, quelles révélations les mystagogues à leur tour devront enfanter, les prenant pour point de départ de la religion, de la morale et des lois !

Peu à peu cependant le progrès, de la civilisation, la conquête elle-même, vont amener dans ces régions infernales de vastes déplacements ; des voyages de circumnavigation s’exécutent ; la terre est parcourue dans tous les sens ; et l’on acquiert la certitude mathématique, expérimentale, que cet univers splendide, auquel l’imagination ne pouvait assigner de bornes, n’est qu’une planète concave, de quelques mille lieues de diamètre dans œuvre, et dont les habitants, opposés tête à tête, se regardent comme des perpendiculaires élevées de tous les points de la surface vers le centre. Ce dut être un scandale horrible parmi les docteurs des anciennes religions, à cette étrange nouvelle. Sans doute quelque Galilée paya de son sang la gloire d’avoir dit le premier que le monde était rond, et qu’il y avait des anticéphales.

Mais ce qui vient redoubler l’inquiétude, c’est qu’en même temps que les anciennes croyances se perdent, on s’aperçoit que l’espace habitable est sans proportion avec l’activité et la fécondité de la race qui s’y trouve prisonnière. La terre est trop étroite pour l’Humanité qui l’exploite ; l’air y manque ; et, dans un nombre de générations donné, on y mourra de faim !…

Alors ces hommes, qui d’abord avaient pris leur orbe pour l’infini, qui en avaient chanté les merveilles, et qui maintenant se voient en prison comme un nid de haridelles dans une motte, se mettent à blasphémer Dieu et la nature. Ils accusent le fabricateur souverain de les avoir trompés : c’est un désespoir, une confusion épouvantable. Les plus hardis jurent, avec des imprécations affreuses, qu’ils ne s’en tiendront point là. Menaçant le ciel de l’œil et du poing, ils se mettent audacieusement à forer le sol, tant et si bien, qu’un jour la sonde ne rencontrant plus que le vide, on en conclut qu’à la surface concave de cette sphère, correspond une surface convexe, un monde extérieur, que l’on se promet de visiter.

Nous sommes, au point de vue des idées politiques et religieuses, dont notre intelligence est enveloppée comme d’une sphère impénétrable, exactement dans la même position que ces hommes, et parvenus au même résultat.

Depuis l’origine des sociétés, l’esprit humain, saisi, embrassé par le système théologico-politique, enfermé dans cette boîte, hermétiquement close, dont la Religion est le couvercle et le Gouvernement le fond, a pris les bornes de cet étroit horizon pour les limites de la raison et de la société. Dieu et le Prince, l’Église et l’État, retournés en tous sens, remaniés à l’infini, ont été son Univers. Pendant longtemps il n’a rien su, rien imaginé au delà. Enfin ce cercle a été parcouru ; l’agitation des systèmes qu’il suggérait l’a épuisé ; la philosophie, l’histoire, l’économie politique, ont achevé la triangulation de ce monde intérieur ; la carte en a été dressée : et l’on a su que cet ordre surnaturel que l’humanité contemple comme son orient et sa fin, n’est autre qu’elle-même ; qu’aussi loin qu’elle puisse regarder dans les profondeurs de sa conscience, elle n’aperçoit que sa tête ; que ce Dieu, source de tout pouvoir, foyer de toute causalité, dont elle fait son soleil, est une lampe dans une catacombe, et tous ces gouvernements faits à son image, dont nous admirons la savante organisation, des grains de sable qui en reflètent la sombre clarté.

Ces religions, ces législations, ces empires, ces Gouvernements, cette sagesse des États, cette vertu des Pontifes, tout cela n’est que songe et mensonge, un cercle d’hypothèses qui toutes rentrent l’une dans l’autre et convergent vers un même point central, lui- même dépourvu de réalité. Il faut crever cette enveloppe, si nous voulons arriver à une notion plus exacte des choses et sortir de cet enfer, où la raison de l’homme, crétinisée, finirait par s’éteindre.

Eh bien ! nous le savons aujourd’hui. Ce vieux monde intellectuel, qui depuis tant de siècles épuise la spéculation humaine, n’est qu’une face de celui qu’il nous est donné de parcourir. La sonde philosophique l’a traversé de part en part : nous voilà libres tout à l’heure, émancipés de notre coque embryonnaire. Nous allons contempler de nouveaux cieux, regarder cette fois, face à face et dans son essence, l’infini, Sicuti est facie ad faciem !

La société retournée du dedans au dehors, tous les rapports sont intervertis. Hier, nous marchions la tête en bas ; aujourd’hui nous la portons haute, et cela sans qu’il y ait eu d’interruption dans notre vie. Sans que nous perdions notre personnalité, nous changeons d’existence. Telle est au dix-neuvième siècle la Révolution.

L’idée capitale, décisive, de cette Révolution, n’est-elle pas, en effet : Plus d’Autorité, ni dans l’Église, ni dans l’État, ni dans la terre, ni dans l’argent ?

Or, plus d’autorité, cela veut dire ce qu’on n’a jamais vu, ce qu’on n’a jamais compris, accord de l’intérêt de chacun avec l’intérêt de tous, identité de la souveraineté collective et de la souveraineté individuelle.

Plus d’autorité ! c’est-à-dire, dettes payées, servitudes abolies, hypothèques levées, fermages remboursés, dépenses du culte, de la justice et de l’État supprimées ; crédit gratuit, échange égal, association libre, valeur réglée ; éducation, travail, propriété, domicile, bon marché, garantis ; plus d’antagonisme, plus de guerre, plus de centralisation, plus de Gouvernements, plus de sacerdoces. N’est-ce pas la Société sortie de sa sphère, marchant dans une position renversée, sens dessus dessous ?

Plus d’autorité ! c’est-à-dire encore, le Contrat libre, à la place de la loi absolutiste ; la transaction volontaire, au lieu de l’arbitrage de l’État ; la justice équitable et réciproque, au lieu de la justice souveraine et distributive ; la morale rationnelle, au lieu de la morale révélée ; l’équilibre des forces, substitué à l’équilibre des pouvoirs ; l’unité économique à la place de la centralisation politique. Encore une fois, n’est-ce point là ce que j’oserai appeler une conversion complète, un tour sur soi-même, une Révolution ?

Quelle distance sépare ces deux régimes, on peut en juger par la différence de leurs styles.

L’un des moments les plus solennels dans l’évolution du principe d’autorité est celui de la promulgation du Décalogue. La voix de l’ange commande au Peuple, prosterné au pied du Sinaï :

Tu adoreras l’Éternel, lui dit-il, et rien que l’Éternel ;

Tu ne jureras que par lui ;

Tu chômeras ses fêtes, et tu lui payeras la dîme ;

Tu honoreras ton père et ta mère ;

Tu ne tueras pas ;

Tu ne voleras pas ;

Tu ne forniqueras pas ;

Tu ne commettras point de faux ;

Tu ne seras point envieux et calomniateur ;

Car l’Éternel l’ordonne, et c’est l’Éternel qui t’a fait ce que tu es. L’Eternel seul est, souverain, seul sage, seul digne ; l’Éternel punit et récompense, l’Éternel peut te rendre heureux et malheureux.

Toutes les législations ont adopté ce style ; toutes, parlant à l’homme, emploient la formule souveraine. L’hébreu commande au futur, le latin à l’impératif, le grec à l’infinitif. Les modernes ne font pas autrement. La tribune de M. Dupin est un Sinaï aussi infaillible et non moins redoutable que celui de Moïse ; quelle que soit la loi, de quelque bouche qu’elle parte, elle est sacrée dès lors qu’elle a été prononcée par cette trompette fatidique, qui chez nous est la majorité.

« Tu ne te rassembleras pas ;

» Tu n’imprimeras pas ;

» Tu ne liras pas ;

» Tu respecteras tes représentants et tes fonctionnaires, que le sort du scrutin ou le bon plaisir de l’État t’aura donnés ;

» Tu obéiras aux lois que leur sagesse t’aura faites ;

» Tu payeras fidèlement le budget ;

» Et tu aimeras le Gouvernement, ton seigneur et ton dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence : parce que le Gouvernement sait mieux que toi ce que tu es, ce que tu vaux, ce qui te convient, et qu’il a le pouvoir de châtier ceux qui désobéissent à ses commandements, comme de récompenser jusqu’à la quatrième génération ceux qui lui sont agréables. »

Ô personnalité humaine ! se peut-il que pendant soixante siècles tu aies croupi dans cette abjection ? Tu te dis sainte et sacrée, et tu n’es que la prostituée, infatigable, gratuite, de tes valets, de tes moines et de tes soudarts. Tu le sais, et tu le souffres ! Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu… Être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique, et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et dire qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité, cette ignominie ; des prolétaires, qui posent leur candidature à la présidence de la république ! Hypocrisie !….

Avec la Révolution, c’est autre chose.

La recherche des causes premières et des causes finales est éliminée de la science économique, comme des sciences naturelles.

L’idée de Progrès remplace, dans la philosophie, celle de l’Absolu.

La Révolution succède à la Révélation.

La Raison, assistée de l’Expérience, expose à l’homme les lois de la Nature et de la Société ; puis elle lui dit :

Ces lois sont celles de la nécessité même. Nul homme ne les a faites ; nul ne te les impose. Elles ont été peu à peu découvertes, et je n’existe que pour en rendre témoignage.

Si tu les observes, tu seras juste et bon ;

Si tu les violes, tu seras injuste et méchant.

Je ne te propose pas d’autre motif.

Déjà, parmi tes semblables, plusieurs ont reconnu que la justice était meilleure, pour chacun et pour tous, que l’iniquité ; et ils sont convenus entre eux de se garder mutuellement la foi et le droit, c’est-à-dire de respecter les règles de transaction que la nature des choses leur indique comme seules capables de leur assurer, dans la plus large mesure, le bien-être, la sécurité, la paix.

Veux-tu adhérer à leur pacte ? faire partie de leur société ?

Promets-tu de respecter l’honneur, la liberté, et le bien de tes frères ? Promets-tu de ne t’approprier jamais, ni par violence, ni par fraude, ni par usure, ni par agiotage, le produit ou la possession d’autrui ?

Promets-tu de ne mentir et tromper jamais, ni en justice, ni dans le commerce, ni dans aucune de tes transactions ?

Tu es libre d’accepter, comme de refuser.

Si tu refuses, tu fais partie de la société des sauvages. Sorti de la communion du genre humain, tu deviens suspect. Rien ne te protége. À la moindre insulte, le premier venu peut te frapper, sans encourir d’autre accusation que celle de sévices inutilement exercés contre une brute.

Si tu jures le pacte, au contraire, tu fais partie de la société des hommes libres. Tous tes frères s’engagent avec toi, te promettent fidélité, amitié, secours, service, échange. En cas d’infraction, de leur part ou de la tienne, par négligence, emportement, mauvais vouloir, vous êtes responsables les uns envers les autres du dommage ainsi que du scandale et de l’insécurité dont vous aurez été cause : cette responsabilité peut aller, suivant la gravité du parjure ou la récidive, jusqu’à l’excommunication et à la mort.

La loi est claire, la sanction encore plus. Trois articles, qui n’en font qu’un, voilà tout le contrat social. Au lieu de prêter serment à Dieu et à son prince, le citoyen jure sur sa conscience, devant ses frères et devant l’Humanité. Entre ces deux serments il y a la même différence qu’entre la servitude et la liberté, la foi et la science, les tribunaux et la justice, l’usure et le travail, le gouvernement et l’économie, le néant et l’être, Dieu et l’Homme.

Rappellerai-je, maintenant, que tous les éléments de l’ancienne société, religion, politique, affaires, aboutissent là ?


La Raison dans mes vers conduit l’homme à la Foi,


dit Racine fils. C’est justement le contraire qui est vrai. La théologie conduit, pas à pas, l’homme à la raison : elle n’a jamais servi à autre chose. Toutes ses investigations sont des essais de philosophie. Il y a une Physique sacrée, une Politique tirée de l’Écriture sainte, un Droit canon, une Scolastique : qu’est-ce que tout cela ? le rationalisme dans la révélation. La théologie, dès le premier jour, a cherché la vérité hors d’elle-même ; c’est elle qui a commencé ces fouilles, qui devaient nous conduire hors du cercle dont elle nous avait la première environnés. À mesure qu’elle faisait son dogme, elle se défaisait elle-même par ses interprétations et ses gloses : aujourd’hui enfin, elle en est venue à renier ses mystères, et à parler, comme dit l’Apocalypse, le langage de la Bête. Tout le monde l’a senti, à la lecture du dernier mandement de monseigneur Sibour. Eh bien ! la percée est faite. Il est trop tard pour en revenir : il serait ridicule de ne pas vouloir aller jusqu’au fond. La pierre qui couvrait le sépulcre du Golgotha est renversée ; le Christ est sorti dès l’aube ; Pierre, Jean, Thomas lui-même et les femmes l’ont vu ; il ne reste que la place vide, une porte ouverte sur l’autre monde. N’essayez pas de la refermer, citoyen Caïphe : vous auriez plus tôt fait de boucher les soupiraux de l’Etna.

Où la religion se trouve convaincue de tendances révolutionnaires, la politique oserait-elle se prétendre plus conservatrice ? N’est-ce pas elle qui, de concession en concession, de système en système, nous a fait aboutir à la négation absolue, définitive, de son propre principe, le gouvernement ? N’est-ce pas de ses discussions qu’est sortie un jour cette formule radieuse : Liberté, Égalité, Fraternité ? La théologie, empiétant chaque jour sur le terrain de la philosophie, a pris l’orientation du monde primitif ; la politique en a fait le tour, et dressé la carte. Après avoir tout exploré, tout décrit, elle a planté ses colonnes d’Hercule ; le suffrage universel est son nec plus ultrà. Je n’ai plus rien, dit-elle, à vous donner, rien à vous apprendre. Si vous en désirez davantage, ce n’est pas à la superficie qu’il faut chercher désormais, c’est en dessous. Adressez-vous à mes voisins, les économistes. Ils sont mineurs de leur métier : peut-être en obtiendrez-vous satisfaction.

En effet, l’économie politique, bien que ses mercenaires n’en veuillent pas convenir, est la reine et la dominatrice de l’époque. C’est elle qui, sans y paraître, fait tout, dirige tout. Si Louis Bonaparte échoue dans sa demande de prorogation, ce sont les affaires qui en sont cause. Si la Constitution n’est pas revisée, c’est la Bourse qui le défend. Si la loi du 31 mai est rapportée, ou du moins profondément modifiée, c’est le commerce qui l’aura voulu. Si la République est invincible, ce sont les intérêts qui la protégent. Si le paysan, l’ancien de la terre, embrasse la Révolution, c’est justement parce que cette terre, sa maîtresse adorée, l’appelle. Si nous ne chômons pas le dimanche, c’est que les influences industrielles et mercantiles s’y opposent…

Évidemment, l’économie sociale, divinité peu connue, mène le monde. Qu’elle se présente hardiment ; qu’elle dise ses secrets, qu’elle donne son mot d’ordre, et toutes les nations, toutes les classes, sont à ses pieds.

Le paysan n’attend qu’un signe : il veut la terre, il la couve du regard ; elle n’échappera pas à sa convoitise. Pour acquérir cette terre, il s’est endetté, grevé d’hypothèques ; il paye au capital et à l’État je ne sais combien de centaines de millions de droits, et jusqu’à ce moment il n’a pu rien obtenir. Tous les gouvernements lui ont promis bon marché, crédit et richesse ; tous ont passé sans lui tenir parole. La République est venue, qui a achevé de le ruiner. Aussi le paysan est-il, en fait de gouvernement, profondément sceptique ; il n’a pas en politique le moindre principe, la plus mince conscience, l’opinion la plus superficielle. En 1848, il aurait-fait Louis Bonaparte empereur ; en 1852, il fera peut-être Ledru-Rollin roi. Savez-vous la cause ? c’est que le paysan est avant tout révolutionnaire ; ses idées et ses intérêts le lui commandent.

L’ouvrier est comme le paysan. Il veut le travail, l’instruction, la participation, le bon marché du logement et des subsistances. Ne prenez pas trop au sérieux ses manifestations constitutionnelles. Il crache sur les théories politiques ni plus ni moins que le paysan. Il est purement et simplement révolutionnaire, quitte à aller de Louis XVI à Mirabeau, de la Gironde à Marat, de Robespierre à Napoléon, de Cabet à Lamartine. Son histoire, trop connue, répond de ses sentiments.

Le commerçant, l’industriel, le petit propriétaire, quoique plus circonspects dans leur langage, ne prennent pas la chose d’une autre manière. Ce qu’il leur faut, ce sont des affaires, des négociations, des commandes, de l’argent à bas prix, des capitaux à longs termes, de larges débouchés et pas d’entraves, pas d’impôts. Ils appellent cela, naïfs, être conservateurs, et point révolutionnaires. C’est dans cet esprit qu’ils ont voté, en décembre 1848, pour le général Cavaignac, qu’ils soutiennent en ce moment la Constitution attaquée, et répudient les socialistes avec leurs systèmes. Pure équivoque ! Le commerçant, le fabricant, le manufacturier, le propriétaire agriculteur, tout ce qui, dans la haute et moyenne bourgeoisie, a charge de patente et d’hypothèque, et qui travaille sous sa propre responsabilité, se soucie peu, au fond, de la politique et de la forme du gouvernement. Ces gens-là demandent à vivre, et à vivre bien : ils sont révolutionnaires jusqu’à l’âme ; seulement, ils cherchent à une fausse enseigne la Révolution.

Jusqu’à présent, on leur a fait croire que l’ordre politique, l’ordre dans la rue, tel que le fait le Gouvernement, pouvait seul leur procurer ce qu’ils demandent ; ils ont vu dans les conservateurs du pouvoir les conservateurs de leurs intérêts, et ils se sont séparés de la Révolution, d’abord tapageuse, bigote, exclusive, mal coiffée surtout. Quand donc les journaux aimés de cette bourgeoisie, le Siècle, qui depuis la mort de Louis Perrée s’allanguit ; la Presse, trop souvent en déroute ; le National, toujours en expectative, se décideront-ils à désabuser leur clientèle ? Sans doute, la nécessité de poser d’abord la Révolution au point de vue spécial du prolétariat, a dû tenir pendant quelque temps la classe moyenne en méfiance ; elle a cru qu’il s’agissait tout uniment de faire les prolétaires bourgeois, et les bourgeois prolétaires. Aujourd’hui, la question est trop éclairée pour qu’une pareille scission se prolonge davantage.

Qui donc fera accroire au commerce, à l’industrie, à la petite propriété, à toutes les classes dont le travail produit plus que le capital, qu’elles ont quelque chose à craindre d’une révolution qui, mettant le crédit à 1/4 p. %, liquidant les dettes de l’État et les hypothèques, convertissant les loyers et fermages en un remboursement des propriétés, réduisant du premier coup le budget de l’État de sept huitièmes, dégrève la production de 45 p. % de ses frais, restitue à l’ouvrier l’intégralité de son salaire, et conséquemment crée à l’industriel, au sein de la population indigène, un débouché toujours grandissant ? C’est comme si l’on voulait persuader à l’ouvrier qu’il vaut mieux pour lui continuer à perdre 300 francs par an sur son salaire, et recevoir 6 francs pour les 150 qu’il dépose à la Caisse d’épargne. Non, non : un pareil aveuglement ne saurait durer ; et le jour, demain peut-être, où cet aveuglement se dissipera, sera le jour de la Révolution.

Les adversaires de la Révolution, nous les connaissons tous : ce ne sont ni les paysans, ni les ouvriers, ni les commerçants, ni les industriels, ni les petits propriétaires. Ce ne seraient pas même les capitalistes, si, calculant l’essor industriel qui doit suivre la réforme du crédit, ils comprenaient qu’en face des immenses besoins à satisfaire la commandite peut leur offrir, pendant bien des années encore, un plus fort revenu que l’escompte des banques, le placement sur hypothèque et sur l’État.

Les adversaires de la Révolution sont ceux qui vivent de préjugés, encore plus que de parasitisme ; ce sont ceux surtout qui, moins aveugles que le vulgaire des conservateurs, moins incertains de la Révolution que les révolutionnaires eux-mêmes, spéculent, jouent, si j’ose ainsi dire, à la baisse des vieilles institutions, entretiennent la résistance afin de ménager l’agiotage, et à chaque faux pas de la résistance, à chaque progrès du mouvement, escomptent un nouveau bénéfice. Ces chefs de file du jésuitisme, de la monarchie, de la république gouvernementale et modérée, auxquels il faut joindre certains entrepreneurs de théories sociétaires, sont les vrais ennemis de la Révolution, d’autant plus coupables qu’ils sont d’une foi moins robuste, et que leur hostilité n’est qu’affaire de vanité et d’intérêt.

Mais que dis-je ? y a-t-il aujourd’hui des hommes vraiment coupables du crime de contre-révolution ? Et quand il s’en trouverait par hasard quelqu’un, ne serait-il pas largement excusé par le service que son opposition rend à la cause même qu’il prétend combattre ?

Qui donc aurait pensé au crédit gratuit, sans la retraite du capital ? — Le capital se refuse, disait M. Thiers en 1848, avec une excessive complaisance. J’ai peur qu’il ne lui en coûte cher un jour, pour s’être refusé.

Qui, sans la guerre de Rome, aurait remis sur le tapis l’ancienne thèse de la décatholicisation de l’Europe ?

Qui, sans la rue de Poitiers, se fût avisé de la révolution agraire ?

Qui, sans les rigueurs de la magistrature, eût imaginé d’abolir les tribunaux ?

Qui, sans l’état de siége, sans les attaques à la garde nationale, eût soulevé la question de l’obéissance passive du soldat, et parlé de supprimer les armées permanentes ?

Qui, sans l’abus de la centralisation politique, aurait formulé l’organisation économique ?

Qui, sans la Législation directe de M. Rittinghausen, le Gouvernement direct de M. Considérant, la dictature de Nauvoo, aurait repris la théorie du Contrat social, et posé, avec un surcroît de certitude, le principe de l’anarchie ?…

Poursuivez donc, royalistes, jésuites, bancocrates, phalanstériens, icariens, le cours de vos résistances insensées. Achevez d’éclairer le Peuple et de lui définir la Révolution. Plus vous irez, plus vous le servirez, plus aussi j’aime à croire qu’il vous pardonnera.

Mais vous, Républicains de la vieille école ; à qui le désir ne manque pas d’aller en avant, et que le respect de l’autorité retient toujours, ne pouvez-vous une fois lâcher la bride à vos instincts ? Voici vos deux candidats, MM. Cavaignac et Ledru-Rollin, dont le rôle, s’ils voulaient, serait de conduire en peu de temps, l’un la bourgeoisie, l’autre le prolétariat, à ce monde supérieur du droit humanitaire et de l’organisation économique. Déjà ils ont pris la devise du dernier conclave démocrate-socialiste : La République est au-dessus du suffrage universel. Mais M. Cavaignac, défendant la Constitution, se croit obligé d’être de plus en plus ami de l’ordre, tandis que M. Ledru-Rollin, dans ses manifestes contre-signés Mazzini, ne peut s’empêcher de se signer sur le front, sur la bouche et sur la poitrine, au seul mot d’anarchie. Tous deux, méconnaissant également les attractions de leur parti, tremblent de tomber dans ce puits de la Révolution, qui est notre galerie de délivrance, comme s’ils devaient au fond rencontrer le diable. Allez donc, couards ! vous avez déjà la moitié du corps dans la margelle. Vous l’avez dit : La République est au-dessus du suffrage universel. Si vous comprenez la formule, vous ne désavouerez pas le commentaire :


La Révolution est au-dessus de la République.



fin.