Iconologie (Cesare Ripa, 1643)/II/Amour de la Patrie

Amovr de la patrie.


IL eſt repreſenté par vn ieune Guerrier, de bonne mine, & plein de courage. Il a derriere luy vne flamme de feu, & deuant vn eſpais tourbillon de fumée qu’il regarde ſans s’eſtonner. En ſa main droite, il porte vne Couronne de Gramen, & en la gauche vne autre de Cheſne, foullant à ſes pieds des Hallebardes, des Picques, & autres armes ſemblables.

Il eſt peint ieune & vigoureux, pour monſtrer que tant plus l’Amour de la Patrie vieillit, tant plus il deuient fort & robuſte, au lieu que tous les autres Amours ſont affoiblis par le temps, & ceſſent enfin. Nous ne manquons pas d’exemples de cecy : car il ſe void par eſpreuue qu’vn Caualier ayant ſeruy long-temps vne Dame, en perd le ſouuenir à la fin, apres que l’aage & le temps ont refroidy la paſſion, comme au contraire iamais il n’oublie ſon Païs. Quoy dauantage ? Vn marchand aueuglé par l’eſperance du gain, & par vn ardent deſir de richeſſes, le va chercher par mer & par terre iuſques au nouueau monde, & ſe retire finalement chez ſoy, comme en vn port aſſeuré. Vn Courtiſan qui flatte ſon ambition dans la pompeuſe demeure de la Cour, ne laiſſe pas de s’en dégouſter aſſez ſouuent, & d’aller chercher vn plus ſolide repos dans le lieu de ſa naiſſance. Vn Capitaine que le deſir de la gloire a long-temps expoſé aux plus dangereux hazards de la Guerre, n’eſt pas bien content s’il ne va joüir de ſes premiers delices dans ſa demeure natale. Teſmoin Agamemnon, qui ne ſouhaittoit rien tant, que de ſe voir encore vne fois dans le vaſte enclos des murailles de Mycenes. Et teſmoin auſſi du ſage Vlyſſe, qui preferoit ſon Itaque, bien que petite, & ſituée parmy les rochers, aux plus grandes & plus magnifiques Villes. Auſſi eſt-il vray, que nous n’aimons noſtre Païs qu’à cauſe que nous y ſommes nais, d’où vient que pour ſterile & pauure qu’il ſoit, nous en faiſons plus d’eſtat que de tous les autres lieux, que leurs richeſſes & leurs fertilitez rendent recommandables. C’eſt de là qu’eſt venu le prouerbe, que la fumée de noſtre patrie nous ſemble plus luiſante, que n’eſt le feu de celle d’autruy. A quoy ſe rapporte ce bon mot d’Homere au cõmencement de ſon Odiſſée, où il dit du meſme Vlyſſe dont nous venons de parler, qu’apres tant de longs voyages qu’il auoit faits,

L’Amour de ſon Pays dans ſon ame allumée,
Luy faiſoit deſirer d’en reuoir la fumée.

Ce que l’ingenieux Ouide nous confirme encore par ces vers.

Noſtre Pays nous enſorcelle,
Et chatoüille ſi bien nos Sens,
Qu’il les rauit, & nous rappelle,
Lors que nous en ſommes abſens.

De l’Amour du Païs eſt le vray Symbole la Couronne de Gramen, faite de la meſme herbe qui ſe trouuoit dans l’enclos d’vne Ville que les ennemis tenoient aſſiegée, & qui eſtoit ordinairement le prix de celuy qui leur auoit fait leuer le ſiege. A raiſon dequoy le grand Fabius la receut à bon droit du Senat Romain, comme il eut deliuré Rome des violences que leuy faiſoient les Carthaginois ; Et à vray dire, cette recompenſe quelque petite qu’elle ſemble, eſtoit d’autant plus grande, que celuy qu’on en iugeoit digne, ſe pouuoit vanter qu’en fauuant tout le corps de l’Eſtat, il en ſauuoit auſſi particulierement tous les membres.

Les precipices ouuerts prés de ce Guerrier, qui foulle aux pieds courageuſement diuerſes armes, ſignifient que les plus grands dangers ſemblent petits aux courages nobles, quand il s’agit de la conſeruation & de la deffence de leur Patrie. Dequoy les Anciens nous ont donné des preuues certaines en la perſonne d’Ancur, fils d’Emidas Roy de Phrygie, & de M. Curſe Romain, qui pour ſauuer leurs patries, ſe precipiterent volontairement dans vn gouffre d’où s’exhaloient les contagieuſes vapeurs de la peſte.

I’allegueray à ce propos ces belles paroles que l’ingenieux Homere fait dire à Neſtor, pour encourager les Troyens contre les Grecs. Iliad. 15.

Combattez, hardiment leur flotte vagabonde,
Meſpriſez les dangers ſur la terre & ſur l’onde.
Il n’eſt point de peril qui vous doiue eſtonner,
Mourrez, s’il faut mourir, pour ſauuer la Patrie,
C’eſt la plus douce mort qu’on vous puiſſe donner,
Par qui voſtre valeur ne peut eſtre fleſtrie.

C’eſt ce qui fait dire à Lucian, qu’aux Harangues militaires, vn Capitaine qui veut animer ſes gens, n’a ſeulement qu’à leur remonſtrer, qu’ils font la guerre pour la deffence de leur Pays ; car ces paroles peuuent suffire, pour leur ſeruir comme d’vn puiſſant aiguillon d’honneur, à combattre en gens de bien pour la commune conſeruation de tout le public. Pour cette meſme raiſon Licurgue Roy des Lacedemoniens & Legiſlateur ſeuere, ordonnant qu’on ne grauaſt ſur les tombeaux que le nom de ceux qui ſeroient morts au ſeruice de leur patrie, pource qu’eux ſeuls luy ſemblerent dignes de la memoire des hommes. Ce ne fut donc pas ſans ſujet que Xenophon Philoſophe Athenien, ayant appris dans vn ſacrifice qu’il faiſoit aux Dieux, que ſon fils Grillus auoit eſté tué à la guerre, oſta premierement ſa Couronne de ſa teſte, puis comme il eut ſceu qu’il eſtoit mort courageuſement en combattant pour ſon Pays, il ſe la remit derechef, & teſmoignant que cette perte eſtoit glorieuſe pour luy ; Il y a long-temps, dit-il, que i’ay prié les Dieux immortels de me donner vn fils qui mouruſt comme a fait celuy-cy en homme de bien, & les armes à la main, pour s’en ſeruir à deffendre ſon Pays natal.

I’alleguerois pluſieurs exemples pour confirmation de cette verité, ſi ie ne ſçauois que cela ſeroit ſuperflu apres ceux que nous ont laiſſé les Horaces, les Decius, les Fabius, & ainſi des autres, qui firent gloire autrefois de s’immoler pour la Ville de Rome leur commune patrie.