Iconographie chrétienne

Iconographie chrétienne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 635-666).
ICONOGRAPHIE CHRÉTIENNE

UNE NOUVELLE INTERPRÉTATION PLASTIQUE DES ÉVANGILES

Les Saints Évangiles, traduction par Bossuet ; dessins par M. A. Bida ; gravures à l’eau-forte par MM. Browne, Bida, Bodmer, Bracquemond, Chaplin, Deblois, Flameng, L. Gaucherel, Gilbert, Ed. Girardet, Haussoullier, Ed. Hédouin, Massard, Mouilleron, Célestin Nanteuil, Veyrassat ; ornemens du texte par M. Ch. Kossigneux ; gravures en taille-douce par M. L. Gaucherel ; caractères typographiques spécialement gravés par M. Viel-Cazal ; impression en taille-douce par M. A. Salmon ; impression typographique par M. J. Claye, 2 volumes grand in-folio, librairie Hachette ; Paris 1873.

Ce n’est pas sans raison que l’on a reproché à notre temps de trop se hâter, de courir vers le but avec une fébrile activité, de chercher avant tout le bénéfice facile, de négliger le salutaire précepte : festina lente, qui servait de règle à nos pères, de sacrifier en un mot la perfection à l’abondance de la production. Ce reproche si souvent et si justement adressé à l’art et à l’industrie, dont les moyens d’action multipliés semblent enlever aujourd’hui toute initiative originale à la main de l’homme, n’a pas été épargné à la librairie, qui plus d’une fois l’a mérité. À comparer l’œuvre des Alde, des Estienne, des Jean de Tournes, des Patisson, des Elzevier et les éditions modernes, on reste douloureusement surpris, et l’on est tenté de croire que le grand art de l’imprimerie, — que des papes ont appelé la découverte divine, — est tombé dans une irrémédiable décadence. La beauté du papier, la pureté des types, la correction du texte, la vivacité des encres, tout ce qui fait l’élégance et le prix réel d’un livre a été subordonné à la loi dominante des sociétés démocratiques, — à la loi du bon marché. Éditions à tous les prix, format populaire, format de poche, que n’a-t-on pas essayé pour tenter un public qui trouve dans son journal la nourriture quotidienne dont se contentent ses besoins intellectuels ? De là, de cette nécessité entretenue par la concurrence, est née cette quantité prodigieuse de volumes parmi lesquels on ne trouverait pas ce que les bibliophiles appellent un livre.

Les artistes et les ouvriers ne font cependant pas absolument défaut ; nous avons des dessinateurs, des graveurs, des fondeurs de caractères, des imprimeurs, des fabricans de papier ; ils ne demandent pas mieux que d’utiliser, que de combiner leurs talens pour produire une œuvre hors ligne qui puisse rivaliser avec celles que les ancêtres nous ont léguées ; mais les éditeurs éclairés qui travaillent « par amour de l’art » ne sont point communs. Le fait s’est pourtant rencontré pour l’honneur de la librairie française, et il faut le signaler, car le temps et l’argent n’ont pas été épargnés. Plus de douze années et plus d’un million ont été consacrés à élever ce monument typographique et pittoresque. Il appartenait à la maison Hachette, qui a publié tant de beaux livres et fait tant d’efforts en faveur de l’enseignement public, de donner un tel exemple. On dirait qu’elle a pris plaisir à accumuler, pour les vaincre, toutes les difficultés que peuvent offrir la gravure, à l’eau-forte, la gravure en taille-douce et la typographie. À force de soins et de persévérance, elle a obtenu un chef-d’œuvre qui affirmera qu’en matière de librairie le XIXe siècle pourrait, s’il le voulait, être l’égal de ses aînés.


I

Les éditeurs ont dû se trouver assez embarrassés lorsqu’il s’est agi de déterminer le texte des Saints Évangiles que l’on imprimerait. Il en fallait un dont l’orthodoxie fût indiscutable et qui offrît aux âmes pieuses une sécurité absolue. Les traductions des Évangiles ne manquent pas ; depuis la réforme, les catholiques et les protestans de toute secte en ont fait à l’envi ; mais nul n’ignore qu’il suffit d’un mot enlevé ou ajouté pour modifier profondément et dans l’essence même la signification symbolique ou réelle des versets. Il était donc nécessaire de rejeter tout alliage et de n’accepter que l’or pur de la doctrine. On s’est adressé au père de l’église gallicane, à celui dont la voix retentit encore et dont l’influence domine les événemens qui ont atteint le catholicisme : à Bossuet. Quoiqu’il ait été chargé par M. de Péréfixe, archevêque de Paris, de revoir l’édition janséniste du Nouveau testament, il n’a pas fait de traduction proprement dite des Évangiles ; mais pour les besoins de la cause qu’il soutenait, pour ses sermons, pour ses oraisons funèbres, il eut à rechercher, à vérifier, à translater en français les textes positifs des Écritures, et il répandit ainsi dans ses ouvrages, au hasard de son argumentation, verset par verset, citation par citation, tout le récit des quatre évangélistes. Il n’y avait donc qu’à extraire le texte divin du texte de Bossuet : ce long et intéressant travail a été accompli avec un respect religieux par M. H. Wallon, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; sa foi profonde et son savoir en font un guide que l’on peut suivre en toute confiance.

La traduction, essentiellement catholique, est orthodoxe à ce point qu’elle adopte la version introduite pour la première fois en 1666 par le père Amelote au verset 36 du chapitre XVIII de saint Jean. On en a fait grand bruit jadis, et de nos jours même on pourrait retrouver trace dans quelques journaux des ardentes discussions soulevées à ce sujet. Le Christ a-t-il dit : « mon royaume n’est pas de ce monde, » ou « Mon royaume n’est pas maintenant de ce monde ? » Les textes anciens, les protestans, Lamennais, affirment hautement cette dernière et consolante interprétation ; les catholiques fervens et Bossuet adoptent simplement la première. Nous n’avons pas à nous prononcer ici sur cette question, — la question du nunc, comme on l’a appelée, — et nous ne l’ayons signalée en passant que pour prouver que la traduction recueillie dans l’œuvre entière du grand évêque défiait toute critique au point de vue de l’orthodoxie délimitée par les conciles.

Le texte était choisi avec un habile discernement, car, si l’auteur est une des lumières de l’église, il est aussi un des maîtres de la langue ; on était donc certain de réunir la pureté de la doctrine à la beauté du langage, double qualité indispensable qui ne se rencontre pas fréquemment ; mais à quel artiste confierait-on l’interprétation plastique d’un livre semblable, et, — pour me servir des mauvaises expressions modernes, — le soin de l’illustrer ? On pouvait hésiter, et il était facile de se tromper. Les conditions à remplir étaient multiples, fort délicates, car elles touchaient par plus d’un côté au secret même de la conscience. il fallait un homme rompu aux difficultés du métier, doué d’une originalité de bon aloi qui lui permît d’éviter les redites si aisément commises en pareil cas, qui eût fait du Nouveau-Testament une étude sérieuse et qui connût le pays où se joua ce drame à la fois familier et terrible. L’artiste chargé de ce grand travail ne devait pas être un peintre d’histoire, car il fût rentré forcément dans des traditions surannées et aurait reproduit quelque bible de Royaumont corrigée par le souvenir des cartons de Hampton-Court ; il ne devait pas être non plus un peintre de genre, car il eût singulièrement rapetissé le cadre où se meut l’action divine ; il devait être avant tout dessinateur et posséder cependant ces qualités de coloriste que le crayon sait faire valoir tout aussi bien que le pinceau. On prit le parti de s’adresser à M. Alexandre Bida.

M. Bida est un lettré, ce qui est indispensable à tout artiste qui respecte son art ; mûri par de fortes études, ayant plusieurs fois et longuement visité l’Orient, il s’était imprégné de d’esprit de ces contrées immobiles où la tradition du passé semble constituer les conditions mêmes de l’existence. On a pu, dans nos différentes expositions, admirer ses dessins à la fois sobres et grandioses, réels sans réalisme, où la simplicité des procédés s’élève à la hauteur des compositions historiques les plus importantes. M. Bida ne se fit aucune illusion sur la gravité de la tâche qu’on lui proposait, il comprit que le labeur serait considérable ; il accepta néanmoins l’offre qu’on lui faisait, et se promit de s’y consacrer tout entier : il s’est tenu parole et y a passé dix ans. Quoiqu’il connût bien la Palestine, il y voulut retourner, et cette fois avec un but défini. Les Évangiles à la main, il reprit pas à pas l’itinéraire du Christ ; il alla dans la Pentapole, — à Jérusalem, à Hébron, à Tabarieh, à Safeth, à Damas, — vivre parmi les Juifs, qui sont restés aujourd’hui ce qu’ils étaient au temps où la bonne nouvelle leur fut inutilement annoncée. Partout où il mettait le pied, il retrouvait une explication des livres saints ; il regardait, comparait, dessinait. La quantité d’études qu’il a rapportées est incalculable et formerait au besoin une très curieuse histoire ethnographique des pays bibliques. Un voyage en terre-sainte est le plus éloquent commentaire des Écritures qui se puisse imaginer : le livre et le paysage s’expliquent, se complètent l’un par l’autre. La nature y est implacable comme l’homme le fut souvent. Le temps a passé, les dominations se sont succédé, mais ni l’un ni les autres n’ont pu effacer certains souvenirs si lointains qu’ils appartiennent plutôt à la légende qu’à l’histoire. La femme qui cacha et sauva les espions que Josueh avait envoyés à Jéricho, et qui attacha le ruban d’écarlate à sa fenêtre, s’appelait Riha ; c’est le nom que Jéricho porte encore aujourd’hui. Dans certains endroits, toutes les fables se mêlent ; au milieu de la petite rade de Jaffa, d’où partit l’arche de Noé, l’on peut voir le rocher où fut enchaînée Andromède. Le cœur du monde a battu dans cet étroit coin de terre, et la littérature juive a marqué l’humanité d’une empreinte qui n’est pas près de s’effacer. Comme la femme de Loth, que des Arabes m’ont montrée sur les bords de la Mer-Morte, dans le Djébël-Hauran, l’histoire semble s’être pétrifiée sous le soleil éclatant, parmi les rochers volcaniques. Si on l’interroge, elle peut répondre : elle a oublié, dirait-on, tout ce qui s’est passé depuis l’an 70, depuis que Titus, incendiant le temple, brisant l’arche, a dispersé du même coup les membres des chérubim et la famille d’Israël, : mais volontiers elle parle des patriarches, des rois, de ce Soliman-ben-Daoud surtout, dont elle a légué la gloire à l’islamisme, des prophètes, dont elle a retenu, dont elle répète encore les dures imprécations, de celui qui criait dans le désert : « Voici l’agneau de Dieu, » et du doux maître qui, suivi de ses disciples, marchait au milieu des blés mûrs en égrenant les épis, qui guérissait les infirmes, remettait les péchés et renouvelait la face du monde en mourant sur un gibet. Du doigt, elle peut montrer à l’horizon le mont Nébo, où ; s’endormit Moïse ; elle conduira le voyageur sur la rive du Jourdain, où Jean le Baptiste vit descendre la colombe ; elle le mènera à Ramlé, où il y eut tant de pleurs, à Siloé ; où fut guéri l’aveugle, au tombeau d’où sortit Lazare, au champ du sang que souillèrent les entrailles de Judas, au puits de la Samaritaine, à la maison de Caïphe, à l’arc romain où l’on dit : Ecce homo !

Cette histoire, qui, pour avoir été exclusivement locale, n’en est pas moins devenue universelle, M. Bida l’a longuement questionnée ; elle lui a révélé tous les secrets qu’il divulgue aujourd’hui. Dès l’abord, elle lui a enseigné que la tradition plastique adoptée maintenant était fausse de tous points, et que, pour être dans la sincérité du sujet, dans la réalité de l’interprétation, il fallait remonter aux sources mêmes, ne puiser ses renseignemens que dans les Évangiles, laisser de côté les symbolismes inventés après coup, dédaigner le système imposé par la renaissance, comprendre que cette douce et touchante histoire est plutôt familiale qu’héroïque, se rappeler que les Juifs du temps d’Hérode n’étaient ni des Romains d’Auguste, ni des Grecs de Périclès, et que, pour être écouté aujourd’hui, pour faire œuvre sérieuse, durable, il fallait appliquer à l’art la méthode expérimentale où la science a trouvé de si féconds résultats. M. Bida a l’esprit trop juste pour n’avoir pas été promptement convaincu, et de là est née une expression iconographique absolument nouvelle des Évangiles. Il a fait ce que les architectes appellent une restauration : il a repris une à une toutes les données archéologiques et traditionnelles ; il a pénétré des mœurs que rien encore n’a modifiées, il a comparé ce qu’il voyait à ce que lui disaient les livres saints ; et il a reconstitué avec une sagacité singulière le milieu extérieur dans lequel se mouvait Jésus. Il a courageusement rejeté la vieille défroque dont on l’affuble encore, et il est entré de plain-pied dans la vérité historique. Son œuvre y a gagné une saveur particulière et une puissante originalité.

Jusqu’à présent, l’Orienta été immuable ; les découvertes industrielles qui successivement sont venues changer les habitudes occidentales l’ont à peine effleuré : mœurs antiques, mœurs modernes, c’est tout un pour les pays du soleil levant, les voitures, les chemins de fer, la vapeur, y sont inconnus. Quoique depuis une quinzaine d’années on ait établi un service de diligences entre Beyrouth et Damas, on voyage encore en Syrie, en Palestine, en Mésopotamie, comme au temps d’Abraham et des Macchabées : nulle route que les sentiers douteux tracés sous le pas des bêtes de somme. À cheval, à dromadaire, à mulet, à âne ou à pied, on va devant soi, dans la direction voulue : le soir, on s’arrête ; on allume le feu dont la fumée monte droit dans l’air tranquille, comme les vapeurs d’un holocauste ; on dort sous le ciel, dont les mille étoiles vous regardent, et, si l’on voit une échelle en rêve, on peut se croire revenu au temps de Jacob le rusé. Les costumes n’ont point varié : les monumens anciens sont là pour le prouver ; à peine pourrait-on signaler dans le harnachement des chevaux quelques modifications apportées par les Francs à l’époque des croisades. Je fus frappé de cela d’une façon très vive pendant un jour de marché à Jérusalem. Les femmes des environs étaient venues apporter leurs denrées, et j’entendais leurs hauts patins de bois incrusté de nacre sonner sur les degrés des rues en escalier ; de longues boucles de métal bruissaient à leurs oreilles, leur lourd bonnet surchargé de pièces d’argent superposées claquait à chaque mouvement de la tête, la robe entr’ouverte laissait apercevoir les seins tatoués d’une étoile bleue, et les paupières étaient frottées de koh’l : Involontairement j’évoquai Isaïe ; il eût répété ses imprécations d’autrefois, car le spectacle que j’avais sous les yeux était celui qu’il avait maudit[1]. L’illusion fut plus complète encore. Je m’étais arrêté devant une jeune négresse accroupie près d’un panier de figues, et je cherchais à définir un ornement d’or qui scintillait sur son front et qui était une médaille de Constantin Porphyrogénète ; elle crut sans doute que je me raillais d’elle, et qu’en qualité d’Européen je m’étonnais de sa couleur ; elle se redressa de toute sa hauteur avec un geste irrité et me dit : « je suis noire, mais je suis belle ! » — C’est le mot de la Sulamite : nigra sum, sed formosa. Sans penser à mal, j’étais en plein Cantique des cantiques.

L’Orient par lui-même est donc immuable ; mais l’Orient israélite a en quelque sorte exagéré cette immobilité. Le paganisme ne l’a point ébranlé, le christianisme en est sorti sans l’atteindre, l’islamisme l’a conquis et l’entoure sans l’avoir ébréché. Les Juifs, qui, sous une apparence ordinairement assez humble, gardent au fond du cœur le très légitime orgueil d’appartenir à la plus vieille religion du monde, à la religion-mère, d’être le peuple même de Dieu et d’en porter le signe visible, sont enfermés, partout où ils vont, dans la rigidité dogmatique de leurs coutumes. Ils ne sont point libres : le Deutéronome et le Lévitique leur ont donné des préceptes dont ils ne peuvent s’écarter sans prévarication ; quoique l’histoire naturelle ait fait bien des progrès depuis Moïse, ils ne consentiront jamais à manger ni lièvres, ni lapins, car ce sont des animaux « ruminans qui n’ont point l’ongle divisé[2]. » Chez eux, les mœurs ont été doublement conservées, embaumées, si l’on peut dire, par la paresse invétérée de l’Orient et surtout par le respect pour les livres sacrés qui contiennent toute la religion et toute la loi. Les Juifs se marient entre eux et ne se mêlent jamais que superficiellement aux nations chez lesquelles ils s’établissent ; ils ont une telle tendance à se considérer comme une race privilégiée que l’on est souvent porté à les regarder comme une race à part. Si l’on retrouve aujourd’hui les Hébreux de Palestine identiques à ce qu’ils étaient sous les rois et les prophètes, à plus forte raison sont-ils semblables à ce qu’ils étaient au temps du Christ : or il faut se rappeler que c’est aux Juifs seuls que Jésus s’est adressé ; la prédication aux gentils[3] n’a été inaugurée qu’après sa mort, et c’est saint Paul qui en eut l’initiative. C’est donc l’israélite palestinain actuel qu’il est bon d’étudier, si l’on veut reproduire le groupe humain au milieu duquel le Christ a vécu ; c’est ce que M. Bida a fait, et l’on ne saurait trop l’en féliciter.

Si l’artiste retrouvait avec certitude les mœurs, les costumes, les types, les paysages qui forment les fonds et les accessoires des Évangiles, il n’en pouvait être ainsi de la figure principale, de celle qui domine les événemens et les hommes, qui est l’astre central autour duquel gravitent tous les satellites de ce monde divin. Là nulle tradition certaine : celle qui subsiste aujourd’hui a traversé des phases bien diverses, et n’a été fixée qu’au XVIe siècle ; elle a créé ce qu’en matière d’art on nomme une figure de convention. L’antiquité chrétienne a flotté à cet égard entre deux opinions inconciliables, qui furent également soutenues par des pères de l’église. Ceux de l’église africaine, s’appuyant sur un texte d’Isaïe où l’on voit une prédiction de la venue du Christ, et lisant : « Il n’a ni forme, ni éclat… Il est le méprisé et le dernier des hommes… Il s’est chargé de nos infirmités[4], » virent dans Jésus un Dieu qui avait revêtu une forme misérable et enlaidie par tous les maux qui peuvent atteindre l’humanité. Les pères de l’église latine au contraire rejetaient cette doctrine avec horreur, prétendaient que la beauté divine est en quelque sorte inaliénable, et qu’elle resplendissait à travers l’apparence humaine où Jésus s’était abrité pour accomplir sa mission. Les manichéens et les gnostiques rompirent plus d’une lance sur cette question, qui resta intacte tant que ces deux sectes existèrent. On prétendait, — l’on prétend encore, — posséder des images miraculeuses dites achéiropoiètes, car elles auraient été faites sans le secours de la main de l’homme, et reproduisant les traits du Christ. Sans parler de celle qui a été attribuée à saint Luc, il faut citer celle que Jésus envoya au roi d’Édesse, Abgare, qui, atteint de la lèpre et ayant entendu parler des miracles dont la Palestine était le théâtre, avait écrit à Jésus pour le prier de venir le guérir ; on peut rappeler aussi le mouchoir de Bérénice où se peignit la face en sueur et sanguinolente de celui qui portait sa croix. Depuis cette heure, Bérénice s’est appelée Véronique, — la véritable image ; — un mot latin et un mot grec, symbolisant par leur accouplement l’union de l’église latine et de l’église grecque, ont servi à composer ce nom nouveau. Quant à l’image elle-même, elle est à Laon, à Jaen d’Andalousie et à Saint-Pierre de Rome.

A défaut de portraits iconographiques, on avait du moins un signalement écrit auquel il était possible de demander des renseignemens plastiques. Les antiquaires chrétiens ont fait grand bruit jadis d’une description détaillée de la personne de Jésus que P. Lentulus, qui fut proconsul en Judée avant Hérode, aurait envoyée au sénat romain : « Il est d’une taille haute et bien proportionnée ; ses cheveux ont la couleur du vin, et jusqu’à la naissance des oreilles sont raides et sans éclat ; mais des oreilles aux épaules ils sont brillans, bouclés et tombent sur le dos en deux parties à la mode de Nazareth. Le front est serein et uni, la figure sans tache, la physionomie noble et bienveillante ; le nez et la bouche sont à l’abri de tout reproche (nullo modo reprehensibilia) ; sa barbe abondante et bifurquée est de la couleur de ses cheveux ; les yeux bleus de mer (cœrulei) sont extrêmement limpides… Le visage a une grâce admirable et pleine de gravité. La stature est élancée, les mains fines et longues, les bras sont charmans… Sa figure en fait le plus beau des hommes. » Au VIIIe siècle, Jean le Damascène détaille un portrait du Christ qu’il donne comme authentique. « C’est, dit-il, la forme d’Adam, père des humains, sous les traits de la vierge Marie. » Constantin le Grand ordonna de le peindre d’après la description qu’en avaient laissée les anciens historiens : taille élevée, sourcils épais, œil doux, nez bien pondéré, cheveux bouclés, attitude légèrement penchée, barbe noire, teint couleur de froment comme celui de sa mère, doigts allongés. » Ces portraits sont apocryphes, il est superflu de le dire ; on peut croire néanmoins qu’ils rappellent une tradition orale qui ne fut pas sans influence sur les premiers fabricans d’images chrétiennes. Il n’est point douteux que des figurines du Christ furent vendues et distribuées dès le IIIe siècle ; Alexandre Sévère en avait placé une parmi ses dieux lares, à côté de celles d’Abraham, d’Orphée et d’Apollonius de Tyane. Ces singulières associations n’étaient point rares : saint Augustin, parlant de la secte des carpocratiens, dit qu’elle adorait et encensait simultanément les images de Jésus, de Paul, de Pythagore et d’Homère. De nos jours, une école philosophique qui a quelque importance, supprimant le culte de la Divinité et lui substituant celui des grands hommes, a imaginé un olympe de convention où elle fait entrer les personnages les plus disparates.

On peut admettre, je crois, qu’aux premiers temps de l’église les images ne furent guère en honneur que chez les chrétiens hétérodoxes, principalement chez les gnostiques et toutes les sectes qui découlaient de la gnose. Les vrais chrétiens, ceux qui croyaient aveuglément au Dieu prêché par saint Paul et par les apôtres, devaient, autant par tradition hébraïque que par opposition au paganisme, repousser toute représentation plastique de la Divinité. Il suffit d’avoir parcouru l’Égypte, d’avoir reconnu que les temples qui ont servi d’églises ont été martelés, qu’on y a brisé chaque figure humaine, pour comprendre que les iconoclastes étaient en majorité. Si parmi les orthodoxes l’on a représenté Jésus, c’est sous forme déguisée et perceptible jusqu’à un certain point par les seuls fidèles. Le symbole le plus fréquent est l’agneau, l’agneau pascal qui est devenu la victime expiatoire de l’humanité entière ; c’est le bon pasteur portant la brebis malade, que l’on retrouve si souvent dans les catacombes de Rome ; c’est Orphée charmant les animaux, attirant la nature à lui, ainsi qu’on le voit sur tant de sarcophages en marbre sculptés aux premiers jours du christianisme. Il semble que c’était encore trop clair : on adopta pendant de longues années une forme absolument mystique et inexplicable pour qui n’était pas initié ; je veux parler du poisson, qui joue un rôle important dans les plus anciens monumens d’origine chrétienne.

Il est probable que cet emblème, qui paraît fort singulier au premier abord, fut imaginé dans le temps des persécutions, et qu’avant de devenir une représentation figurée du Christ il servit de mot de passe, de signe de reconnaissance aux chrétiens poursuivis et traqués. Quoique ce symbole ne se rencontre qu’en Italie, il était venu de Grèce ; il concorde bien au génie byzantin, grand inventeur de rébus. Le vocable se prononçait en grec ίΧΦύς ; or dans l’assemblage de ces cinq lettres on découvrait une sorte d’anagramme qui contenait une profession de foi complète. Le plus souvent les lettres, au lieu. d’être placées horizontalement, selon l’usage général, étaient disposées verticalement, les unes au-dessus des autres, comme si chacune d’elles eût été le commencement d’un mot, et on retrouvait en effet dans ίΧΦύς la lettre initiale de chacun des cinq mots formant la phrase : Ιησοΰς Χριστός Θεοΰ ύίς σωτήρ, Jésus-Christ, de Dieu fils, sauveur. À force de vouloir raffiner, on devenait inintelligible, ou peu s’en faut. Ce fut le concile quinisexte, tenu à Constantinople en 692, qui mit fin à toutes ces allégories, dont l’église s’inquiétait, car elle savait où les Égyptiens en étaient arrivés avec une religion que le symbolisme, poussé à l’excès, avait envahie et déconsidérée. « Nous ordonnons qu’à l’avenir le Christ, notre Dieu, soit représenté sous forme humaine… Christi Dei nostri humana forma characterem etiam in imaginibus deinceps,… erigi ac depingi jubemus. » Dès lors on se mit à l’œuvre, et l’on tenta de faire le portrait de celui qu’il s’agissait de montrer sous figure mortelle. Ce qui domine dans les primitifs grecs, italiens, allemands, c’est la tristesse, et parfois ces maîtres incorrects sont parvenus à donner à leurs œuvres une naïveté d’expression poignante. Dans leur besoin d’universaliser le Christ et de faire absorber par sa divinité toutes celles que le monde païen avait adorées, ils l’ont affublé des attributs d’Apollon, ils lui ont mis en main les carreaux de Jupiter, et parfois même, comme dans la vieille église de Torcello, ils en ont fait un Pluton farouche, dominateur de l’enfer, maître du jugement suprême et assis sur un trône entre les pieds duquel les âmes passent emportées par un torrent de feu.

La figure alla s’épurant, rejetant, au fur et à mesure qu’on se dégageait des ténèbres du moyen âge, tous les élémens inutiles, souvent hétérodoxes, parfois grotesques, dont on l’avait embarrassée, et elle arriva ainsi à sortir presque pure des mains de Masaccio au moment où Jean Bellini allait donner la plus admirable image de la vierge Marie que l’on possède. Quand la renaissance arriva, tous les efforts accomplis furent perdus. Au sentiment, qu’avaient cherché et si souvent trouvé les naïfs, on substitua la sensation, d’où nous ne sommes pas encore sortis. On retomba d’un coup au paganisme : l’antiquité, si longtemps dédaignée, apparut comme une époque merveilleuse qu’on ne saurait imiter trop servilement ; on ne vit plus la nature qu’à travers les fragmens de sculpture retrouvés. L’admiration fut sans borne et sans mesure : des prêtres faisaient lire leur bréviaire par des domestiques, afin de ne pas gâter leur latinité, et le plus grand artiste se proclamait orgueilleusement « l’élève du Torse. » La tradition de l’art chrétien s’arrête, elle se brise ; elle fait volte-face, retourne en arrière, se replonge aux sources du panthéisme, et introduit l’antiquité païenne dans l’histoire plastique de celui qui a mis fin à l’antiquité, qui a ouvert les temps modernes et jeté le paganisme au tombeau. — De ce jour, toute interprétation iconographique des saintes Écritures sera faussée.

M. Ernest Renan raconte dans son Antéchrist[5] que, « selon une légende rabbinique, il y avait à Rome durant le moyen âge une statue antique conservée en un lieu secret et si belle que les Romains venaient de nuit la baiser furtivement. » Cette statue me semble être la divinité de la renaissance, qui sortit de sa retraite aux premières heures du XVIe siècle, rendit le monde catholique ivre d’amour pour elle, et alla trôner sur tous les autels. Elle inspira, elle séduisit les artistes, qui, sous son influence, substituèrent l’élément de convention à l’élément réel. Dans les œuvres admirables de cette époque, il y aura du style, mais il n’y aura pas de vérité. On dirait que l’histoire sainte devient une fable : il n’y a pas plus de foi dans le Mariage de sainte Catherine que dans la Danaé ; Corrège n’y peut mettre que son génie. Le récit des Évangiles n’est plus qu’un prétexte à peinture et à décorations conçues à travers des réminiscences : au lieu d’apôtres, on a des sénateurs romains, — au lieu de Marie de Magdala, Aspasie, — au lieu du Christ, Jupiter olympien. Ce fut en effet cette dernière figure, — la figure du roi des dieux, — qui par assimilation devint le modèle de Jésus : confusion singulière, dont on pourrait peut-être découvrir l’origine dans le sixième chant du Purgatoire de Dante :


O summo Giove
Che fosti’ n terra per noi crocifisso !


Poussin n’y put échapper, et lorsqu’on lui reprocha d’avoir fait un Christ qui ressemblait à Jupiter tonnant, il répondit qu’il ne s’imaginait pas que Jésus eût un visage de père jésuite.

Sous le pinceau des artistes de la renaissance, Jésus apparaît parfois comme une divinité implacable et furieuse. Il suffit d’exagérer son geste pour en faire un Dieu terrible, le rex tremendæ majestatis, dont on parle dans le Dies iræ. Dans le Campo Santo de Pise, Orcagna représente le Christ vêtu en pape ; avec une douceur ineffable, il écarte le pan de sa robe, il élève la main, montre ses plaies à l’humanité qu’il juge, et semble lui dire : Voilà ce que j’ai souffert pour toi, tant je t’ai aimée ! Michel-Ange, dans le Jugement dernier de la Sixtine, reprend exactement la même figure : il lui enlève ses vêtemens et la triple tiare ; il accentue le mouvement, et au lieu du Dieu de paix et d’amour on a le Jupiter musculeux, brutal, irrité, qui, découvrant ses stigmates, crie aux hommes : Voilà ce que vous m’avez fait, tant vous êtes pervers ! C’est entre ces deux images que l’art se traîne depuis plus de trois siècles, inclinant vers l’une ou vers l’autre selon le tempérament particulier du peintre, et nous montrant un Christ théâtral avec les Flamands comme Rubens et Van Dyck, — un Christ bellâtre et efféminé avec toute l’école française, — un Christ farouche avec l’école espagnole, — un Christ olympien avec l’école italienne, où parfois on a quelque peine à te démêler au milieu des brillantes fantaisies du Véronèse et de Tiepolo, — un Christ à la fois humble et fort, bien souvent divin avec Rembrandt, qui savait regarder de près et avec sagacité les habitans du quartier juif d’Amsterdam.

Quelle que soit l’expression que ces différentes écoles, entraînées par leurs affinités de race, ont imprimée au Christ, elles n’en ont point détruit, elles n’en ont que très faiblement modifié le type inauguré à la renaissance ; celui-ci subsiste immuable, fixé pour toujours, pouvant varier dans des nuances appréciables, mais restant le même au fond. Le visage du Christ est hiératique aujourd’hui ; on n’y peut plus toucher sous peine d’une certaine impiété. Si on lui donnait seulement une barbe noire, comme le veut Jean le Damascène, on ferait de l’art hérétique, et l’on ne serait pas compris. M. Bida a donc été obligé de subir une tradition qui s’impose avec la rigidité d’un précepte inéluctable ; mais tout en acceptant la figure en quelque sorte canonique créée par les maîtres, il a su ne pas copier et rester original. Son Christ n’offre aucune ambiguïté : il se reconnaît au premier coup d’œil ; il a toutes les grâces, tous les charmes, et cependant quelque chose d’énergique et de ferme qui s’indique dans les lignes inférieures de la face. Il n’a ni mollesse ni afféterie ; mais dans ce corps élégant, sous ce front qu’illumine le rayon venu d’en haut, on sent que l’âme domine et que les yeux voilés regardent au-delà Dans les cent vingt-huit planches qui composent l’œuvre considérable que M. Bida a consacrée aux Évangiles, et où le Christ revient souvent, je ne trouve aucune trace d’imitation, de poncif, comme l’on dit en langage d’atelier, si ce n’est une seule fois dans la Mise au tombeau d’après saint Matthieu ; il me semble voir dans la figure principale quelques réminiscences du Jésus de la Descente de croix de Daniel de Volterre, qui est à la Trinité des Monts. C’est là un mérite qu’il est juste de signaler, car l’imitation, si facile, si fatale en pareil cas, pouvait devenir un défaut grave ; cet écueil, M. Bida l’a évité avec un soin qui prouve son talent et sa fécondité.


II

Il est plus facile d’imaginer la beauté que de la reproduire ; il suffit de dire : beau comme un dieu ; mais cela ne représente rien. À cet égard, les artistes ont toujours avoué implicitement leur impuissance ; les anciens et les modernes, les plus expérimentés et les moins habiles, se sentant incapables de créer une figure qui exprimât nettement la divinité, et craignant que leur Christ ne fût confondu avec les disciples dont ils l’environnaient, l’ont tous distingué par un signe très apparent, et ils ont fait de lui ce que l’antiquité païenne et l’antiquité chrétienne ont également nommé imago clypeata ; en un mot, il lui ont mis le nimbe autour de la tête. Le nimbe a eu toute sorte de formes ; il a été, — il est encore, — crucifère, triangulaire, circulaire, rayonnant, filiforme ; il a représenté la lune, le croissant, le soleil, mais il est toujours lumineux, flotte au-dessus du front, et se distingue en cela de l’auréole, qui revêt le corps tout entier. Il remplace ces inscriptions naïves, qui, s’élançant en banderoles de la bouche des personnages, énonçaient leur nom ; le nimbe dit : Celui-ci est Dieu. Les mystiques y ont vu « le bouclier de la volonté divine, » qui protège les saints ; les artistes n’ont point cherché d’explications symboliques, ils ont trouvé là un moyen à la fois simple et facile de déterminer sans ambage la qualité d’une de leurs figures, et ils en ont profité pour obtenir parfois des effets de coloration très remarquables. Chez les nations encore plus iconolâtres que les catholiques, chez les Grecs par exemple, le nimbe est indépendant de la peinture ; il est en orfèvrerie, — or, argent, vermeil, pierres précieuses, — on le cloua, comme une coiffure parasite, sur le front des images, et l’on produit ainsi une impression qui n’est pas sans grandeur ; il suffit d’avoir vu l’iconostase d’une église du rite orthodoxe pour s’en convaincre.

En définitive, qu’est-ce que c’était que le nimbe dans l’origine ? Fort probablement le bandeau d’or qui fixait le voile sur le front des femmes, et, par extension, la nuée lumineuse qui s’agite au-dessus de la tête des déesses. Avec le substantif nimbus, on fit même un adjectif :

Quam magis aspecto, tam magis est nimbata,


a dit Plante dans le Pœnulus ; — plus je la vois, plus je la trouve belle. — Plus tard, le nimbe est ce disque en métal que l’on plaçait, comme une petite ombrelle, au-dessus du chef des statues exposées en plein air pour les garantir de la pluie. C’est de là que cet objet fort matériel, fort pratique, devint un emblème de divinité, que l’on attribua même, par excès d’adulation, aux effigies des empereurs : Trajan le porte sur le bas-relief de l’arc de Constantin, et Antonin le Pieux sur une de ses médailles. Comme tant d’autres choses, le christianisme le prit au paganisme et le spiritualisa en le réservant exclusivement aux trois personnes de la trinité, à la vierge Marie et aux saints. M. Bida n’a point répudié cette tradition, ou, pour mieux dire, cet usage, et partout son Christ est nimba. Sans élever aucune objection contre le parti adopté par l’artiste, on peut affirmer que, si Jésus avait traversé sa vie terrestre sous l’astre éclatant dont son front est illuminé aujourd’hui, l’humanité entière l’eût reconnu Dieu et se fût prosternée à ses pieds. Si le nimbe est descendu sur lui, c’est lorsque son pèlerinage était déjà terminé, c’est au moment où sur la croix, inclinant la tête, il expira.

A voir l’œuvre de M. Bida, on ne peut du reste concevoir aucun doute sur ses croyances : c’est un fervent ; il a la foi, la foi enviable, la foi du charbonnier, qui accepte et ne discute pas. Les travaux des écrivains modernes qui ont repris l’histoire de Jésus-Christ et ont infirmé la légende ne l’ont pas ébranlé. Parlant du fils de Marie, il dirait volontiers : je l’appelle mon Dieu. Cela éclate dans chacune des scènes que l’artiste a reproduites. La plupart des peintres faisant acte d’artisans n’ont compris Jésus que très imparfaitement ; dans l’homme, ils ont vu le héros ; dans le Dieu, ils ont vu le thaumaturge ; M. Bida, lui, a vu Dieu. Son personnage est très simple, sans emphase ; l’essence divine étant la bonté et l’intelligence même, il est très intelligent et très bon : le nimbe qui le signale est plutôt l’effet du rayonnement interne qu’une lueur étrangère ; il passe, il regarde, il guérit, non pour étonner les hommes, les convaincre ou s’en faire admirer, mais naturellement, parce qu’il est Dieu et ne peut faire autrement. C’est à ce point de vue à la fois très exclusif et très grandiose qu’il est nécessaire de se placer, si l’on veut apprécier sainement le beau travail de M. Bida : toute idée de critique philosophique doit être laissée de côté ; il faut regarder à travers les rayons de la foi.

Le charme des compositions est extrême ; elles ont toutes quelque chose de féminin, au sens exquis de ce mot, lorsqu’il signifie la grâce. Les âmes vraiment artistes, — et elles sont rares, — vibrent à la moindre commotion, comme ces arbustes d’Orient qui semblent animés et dégagent un parfum plus pénétrant aussitôt qu’on les touche. Une phrase, une parole, en apparence insignifiante, suffisent pour faire jaillir l’inspiration. Dans le dernier entretien avec les disciples, quand déjà l’heure d’amertume est près de sonner, Jésus dit : « Lorsqu’une femme a enfanté un fils, elle ne se souvient plus de sa souffrance parce qu’elle a mis un homme au monde. » (Saint Jean, XVI, 21. ) de simple texte, qui eût passé inaperçu pour tant d’autres, fournit à M. Bida le sujet d’un très beau dessin. La tête pressée par le bandeau oriental, qui retient le voile cachant les cheveux rasés, — comme le prescrivent les rites israélites, — la face pâlie, mais rayonnante de joie, la mère, assise sur le lit, serre dans ses bras le nouveau-né, faible, nu, fermant encore ses yeux à la lumière, qui l’éblouit pour la première fois ; vers elle se penche l’époux, déjà âgé, ému, contemplant avec un recueillement sérieux le petit être qui lui prouve que le Seigneur a béni sa maison. Une femme, dont le costume rappelle celui que des ordres monastiques féminins ont emprunté à l’Orient, soutient de sa main étendue le front de l’enfant pendant qu’une servante agenouillée prépare le berceau vacillant, sorte de nacelle où commence la longue navigation de la vie. Tous les personnages concourent à l’action commune, et l’enfant, — le moins important de tous à certains égards, — est réellement la figure principale et le centre même de la composition, qu’il éclaire et qu’il explique. Si l’on y regarde de près, on verra que ce résultat est dû à l’habileté de l’artiste, car toutes les lignes, — ce que l’on nomme techniquement les lignes de rappel et dont Raphaël a fait un si admirable usage dans la Transfiguration, — conduisent forcément l’attention du spectateur vers cette jeune fleur humaine qui vient de s’épanouir au jour.

Une recommandation de Jésus à ses disciples sert de motif à une scène d’intérieur fort adroitement combinée, et qui par le jeu des ombres et des lumières remet en mémoire certains effets de Rembrandt. « Et, en entrant dans la maison, saluez-la et dites : La paix soit sur cette maison. » (Saint Matthieu, X, 14. ) La chambre est dans l’ombre, dans cette demi-obscurité si précieuse aux pays d’Orient, où le soleil est implacable ; c’est l’heure du repas, la famille est réunie près de la table en bois grossièrement équarri, les enfans attentifs se groupent autour de leur mère. Une servante au type nègre, venue sans doute des rives du Nil-Blanc, le front couvert du bonnet revêtu de piastres, porte à deux mains un plat de métal ; une femme, soutenant dans ses bras un bambino que le sommeil réclame, gravit le petit escalier qui monte aux appartemens supérieurs. On a frappé à la porte, le maître de la maison s’est empressé, il ouvre et sourit en donnant la bienvenue à l’étranger, qui est le Christ entrant au milieu d’un rayon de lumière. Çà et là sur le sol, les ustensiles du ménage sont répandus ; Jésus lève une main bénissante, et le soleil pénètre en même temps que lui, comme une bénédiction, dans cette demeure hospitalière. C’est là un sujet charmant que l’art avait bien rarement utilisé, quoique la poésie du moyen âge l’ait souvent traduit. Dans les fabliaux, dans les vieux contes, on voit constamment l’appel à la charité se déguiser sous cette forme ; la légende était populaire, on la retrouve partout. Un pauvre heurte à la porte et demande l’aumône, il est accueilli ou repoussé ; il se transfigure, c’est le Christ lui-même. Une vieille chanson que l’on chante encore dans les provinces du centre de la France semble avoir traversé le souvenir de M. Bida, et lui avoir inspiré le dessin de Paix à la maison : un mendiant supplie qu’on le laisse recueillir les miettes de la table, on les lui refuse ; elles sont réservées aux chiens qui rapportent les lièvres, tandis que lui il ne rapporte rien. Il aperçoit la dame du logis à sa fenêtre, il l’implore. « Ah ! montez, montez, bon pauvre, avec moi vous souperez. » Lorsque le repas est fini, il demande à dormir. « Ah ! montez, montez, bon pauvre, un lit frais vous trouverez. » Comme ils montaient les degrés, trois anges les éclairaient. « Ah ! n’ayez pas peur, madame, c’est la lune qui paraît. » Puis Jésus, éclatant de lumière, promet à la femme bienfaisante qu’avant trois jours elle sera en paradis, « mais que son mari en enfer ira brûler ! »

Le sinite parvulos ad me venire, où les différentes écoles de peinture se sont si fréquemment inspirées, laissait peu de place à une interprétation nouvelle ; M. Bida a réussi cependant à vivifier ce sujet épuisé. Les peintres l’ont toujours traité avec une certaine emphase ; ordinairement Jésus est assis, et il permet à des enfans, fort troublés par sa majesté divine, de s’approcher de lui. M. Bida a fait le contraire ; le Christ s’approche des mères et des enfans ; il en a pris un, il le porte, et le petit, tout apprivoisé par cette bonté qui l’enveloppe comme une caresse, a passé son bras frêle autour du cou de Jésus ; un autre, presque un nourrisson encore, au béguin détaché, à la mine rebondie, tend la main vers le Dieu qui souhaite aux hommes d’être aussi simples et aussi purs que ces innocens. Parfois c’est une scène de mœurs prise sur le vif : le Christ n’y paraît pas, mais l’Orient s’y révèle. Au moment où Jésus va rentrer à Jérusalem pour accomplir le dernier sacrifice, il dit à ses disciples : « Allez au village qui est devant vous, vous y trouverez une ânesse attachée et son ânon avec elle ; déliez-les et amenez-les-moi. » (Saint Matthieu, XXI, 2. ) Le soleil frappe d’aplomb sur la muraille ; l’ombre est perpendiculaire aux objets, il est midi : un petit escalier de pierre aboutit à la porte de la maison ; quelques maigres herbes rasent le sol. Deux des disciples, vêtus de l’ample kabayeh, la tête tout enveloppée du turban de couleur sombre que les coptes, — les premiers chrétiens d’Égypte, — ont gardé par respect pour la tradition, détachent l’ânesse et l’ânon. A une fenêtre, un vieillard regarde ; le propriétaire demande pourquoi l’on emmène ces animaux, et, selon l’ordre du maître, un des disciples répond : « Le Seigneur en a besoin. » Certes c’est là un motif bien pauvre, et l’on n’y découvre guère matière à tableau ; mais il est impossible de voir cette estampe sans se rappeler certains aspects de Djénin, de Naplouse, de Djébaël, sans retrouver un reflet de la lumière orientale, sans reconnaître l’attitude à la fois naturelle et très noble de ces hommes qui marchent avec tant de dignité dans leurs vêtemens flottans.

Le Retour d’Égypte est encore une fête de lumière ; on voit que l’artiste a longtemps vécu sur les bords du Nil, et qu’il a dérobé le secret des clartés nacrées dont le ciel resplendit. On est à travers champs, parmi les blés murs ; les hauts épis cachent à moitié les voyageurs. L’âne marche d’un pas allègre et ferme, dressant ses longues oreilles à la vue d’un chardon qui le tente ; sur son dos, Marie est placée tenant devant elle l’enfant endormi. La tête de la Vierge est ravissante, triste et pensive ; on dirait que la mère rêve à l’avenir et entrevoit dans le lointain la crête maudite du Golgotha. Près d’elle, marchant à pied, le long bâton à la main, Joseph soutient le petit paquet où sont enfermées les hardes des fugitifs ; une cufieh, serrée autour de la tête par une corde en poils de chameau, le garantit des rayons du soleil. Cette cufieh, ce mouchoir épais en lourde cotonnade d’un usage exclusivement réservé aux hommes, est de toute antiquité ; elle ceint la tête de Darius dans la magnifique mosaïque de la Bataille d’Arbelles qui est au musée de Naples. Le paysage est absolument égyptien ; voilà les masures de limon récrépies à la chaux, voilà les bouquets de mimosas surmontés de quelques palmiers ; au loin apparaissent les falaises blanchissantes du désert libyque, que précèdent les pyramides. M. Bida a représenté celles-ci telles qu’elles étaient à cette époque avant que l’islamisme n’en eût arraché le revêtement par les mains de Saladin et de son fils Malek-el-Azis-Otsman-ben-Youssouf. Quelques chevaux réunis mangent l’orge qu’on leur a versée à l’ombre d’un massif d’arbres, et un paysan laboure la terre légère avec une charrue menée par deux maigres bœufs ; ce paysan, — ce fellah, — porte le costume que nous voyons encore aujourd’hui : c’est celui dont étaient revêtus ses ancêtres, sujets des Pharaons et des Ptolémées ; les sculptures des grottes de Beni-Haçan, d’El-Kab, de Biban-el-Molouck et de Syouth en font foi.

M. Bida ne s’est permis aucune fantaisie, il a suivi le texte et n’a pas cru pouvoir en dévier une seule fois. A propos de la vallée du Nil et particulièrement pour lui, qui la connaît si bien, il était tentant de prêter l’oreille aux traditions coptes et d’imiter l’exemple qui si fréquemment a été donné par les peintres de la renaissance. On se souvient de tous les repos en Égypte que l’on a vus dans les musées et particulièrement de celui du Corrège, si doux, si émouvant, si maternel, qui est à la tribune de Florence ? Le repos n’est qu’une tradition qui ne s’appuie sur aucun texte orthodoxe : seul l’Évangile de l’enfance en parle, et c’est un apocryphe. Cet évangile qu’on a attribué à saint Pierre, à saint Matthieu, à saint Thomas, à saint Jacques, aux nestoriens, aux marcosiens, aux manichéens, à Basilide, fut très populaire, surtout en Orient, pendant les premiers siècles ; il est resté légendaire dans beaucoup de tribus arabes, et Mahomet en eut certainement connaissance, car il le rappelle dans le chapitre intitulé la Famille d’Amramy lorsqu’à fait dire à Jésus : « Je formerai de terre la figure d’un oiseau, je soufflerai dessus, et par la permission de Dieu cet oiseau sera vivant. » On y raconte qu’après avoir rencontré dans un désert les deux larrons, Titus et Dumachus, qui devaient être plus tard crucifiés à côté de Jésus-Christ et dont l’un était destiné à le précéder au ciel, Joseph, Marie et le fils de Dieu « vinrent ensuite à un sycomore que l’on appelle aujourd’hui matarea ; le seigneur Jésus fit paraître en cet endroit une fontaine où Marie lava sa tunique, et le baume que produit le pays vient de la sueur qui coula des membres du Seigneur Jésus. »

M. Bida sait bien que le matarea de l’Évangile de l’enfance se nomme aujourd’hui malaryeh et que le jardin consacré par le souvenir du repos en Égypte est à la porte d’Aïn-Chems, qui est l’ancienne Héliopolis. Il sait que ce jardin appartient aux coptes ; il y a vu le fameux sycomore dont les branches disparaissent sous les chapelets suspendus et dont le tronc luisant est couvert d’inscriptions gravées par les pèlerins. Selon Vansleb, curé de Fontainebleau, qui visita la Palestine et l’Égypte vers la fin du XVIIe siècle, l’arbre du repos serait mort et tombé de vieillesse en 1656, et celui que les fidèles vont littéralement adorer aujourd’hui n’en serait que le successeur. A Noël, les chrétiens du pays viennent en grande pompe y faire des prières. L’arbre en lui-même est fort beau[6] énorme, environné par le ruisseau jailli miraculeusement à la volonté de Jésus, et il est d’une forme qui était faite pour inspirer un artiste. M. Bida a résisté aux sollicitations que devait faire naître en lui l’envie de rendre la sincérité d’un site presque historique, toujours altéré par les peintres : il a bien fait ; le texte même lui défendait d’écouter les traditions parasites qu’une foi trop crédule ou trop naïve a greffées sur l’orthodoxie acceptée. C’est ainsi qu’il s’est refusé le facile plaisir de composer à son tour une de ces madones tenant l’enfant entre ses bras et qui le plus souvent, — même pour les plus grands artistes, pour Raphaël, pour André del Sarto, — n’étaient que la reproduction idéalisée d’une scène familière, comme on en voit dans tous les ménages.

Ce n’est pas que M. Bida ne sache cependant donner aux femmes toute la douceur, toute la grâce dont elles sont parfois susceptibles ; plusieurs de ses dessins affirment que l’expression multiple des visages féminins n’a plus de secret pour lui. Dans Jésus chez Marthe et Marie, dans la Chananéenne, dans le Fils de la veuve de Naïm, il s’élève très haut en faisant de la femme le personnage important de sa composition. — Le texte de saint Luc, XI, 27 : « heureuses les entrailles qui vous ont porté, » est commenté par un tableau que nul ne désavouerait. Jésus a parlé, les disciples, les curieux sont autour de lui ; il va, les pieds chaussés de sandales, vêtu de la robe sans couture que l’on doit jouer aux dés, et il se retourne, lumineux et doux, vers la femme qui, portant son enfant sur un bras, glorifié par un geste très sage et très noble celui qui vient de dire : « Frappez, et l’on vous ouvrira ! » La Madeleine (saint Luc, VII) agenouillée, essuyant de ses longs cheveux les pieds qu’elle a baignés de parfums, est dans une pose qui accuse l’adoration et non point l’humilité. M. Bida semble du reste n’avoir touché à la Madeleine qu’avec une réserve extrême. Elle ne disparaît pas, mais elle se perd un peu dans le groupe des disciples et des saintes femmes. Elle a cependant une importance toute particulière, toute spéciale : dans le grand rayonnement divin, elle a son rayon à elle ; les peuples catholiques ne s’y sont point trompés, ils l’ont en quelque sorte adoptée et lui ont réservé la meilleure place. Ce n’est que justice, car elle ne quittait guère le Christ ; saint Luc (VIII, 1, 2, 3) est très affirmatif : « Ensuite Jésus allait par les villes et par les bourgades, prêchant et annonçant la bonne nouvelle du royaume de Dieu, et les douze étaient avec lui, et de même quelques femmes qui avaient été délivrées d’esprits malins ou de maladies : Marie, appelée Madeleine, de laquelle sept démons étaient sortis, et Jeanne, femme de Chuza, intendant d’Hérode, et Suzanne et plusieurs autres qui l’assistaient de leurs biens. »

M. Bida a choisi la Cène selon saint Matthieu, et il l’a rendue d’une façon magistrale ; certes c’était son droit de prendre parmi les récits des quatre évangélistes celui qui lui convenait, mais je regrette qu’il ne se soit pas inspiré de la Cène selon saint Marc ; celle-là seule en effet contient un détail fort important, et qui peut aider à comprendre le rôle odieux de Judas. « Comme ils étaient à table et mangeaient, Jésus leur dit : En vérité je vous le dis, un de vous qui mange avec moi me trahira. Ils commencèrent à s’affliger et à lui demander chacun en particulier : Est-ce moi ? Il leur dit : Un des douze, celui qui met la main au plat avec moi. » Or, dans les usages d’Orient, mettre la main au plat en même temps que le maître, c’est se déclarer son égal ; c’est faire acte de compétition. Judas était un homme fort positif, il tenait la bourse, était chargé des dépenses : il maugréa lorsque Madeleine versa des parfums sur les pieds de Jésus. J’ai lu dans un vieux livre où l’on traite toute sorte de questions de cabale, de magie et d’astrologie, une légende qui jette quelque jour sur le caractère de celui que l’on maudit encore. Jésus, Pierre et Judas sont en route dans la Perrée ; la chaleur est accablante, la fatigue excessive. Tous les trois, mourant de soif et de faim, arrivent vers le soir dans une hôtellerie, mais une caravane y a passé et a épuisé toutes les provisions : il ne reste plus qu’un oison si petit qu’il peut à peine suffire à l’appétit d’un seul voyageur. Jésus dit : — Dormons pendant une heure, puis nous nous raconterons nos songes ; celui qui aura fait le plus beau rêve mangera l’oie que l’hôtelier va faire cuire. — Ainsi fut fait. Lorsqu’ils furent réveillés, Pierre dit : — J’ai rêvé que j’étais le vicaire de Dieu sur la terre. — Jésus dit : — J’ai rêvé que j’étais assis sur les nuages, à la droite de Dieu, et que le partageais sa puissance. — Judas dit : — J’ai rêvé que je me levais, que je retirais l’oison de la marmite et que je le mangeais. — Ce rêve était une réalité ; Judas avait préféré le repas au sommeil et aux songes les plus glorieux. C’est là le fait de l’homme pratique par excellence, de celui qui va au but tout droit sans se laisser détourner par des illusions. Il est probable que Judas prit au pied de la lettre toutes les prédications de Jésus, qu’il ne comprit rien à ce royaume mystique dont parlait le fils de Dieu, et qu’il crut sincèrement à la reconstitution d’Israël ; il put y croire avec d’autant plus de raison qu’il avait entendu Jésus dire, au moment même où les premières scènes de la passion allaient commencer : « Maintenant, que celui qui a une bourse ou un sac les prenne ; que celui qui n’en a point vende sa robe pour acheter une épée. » (Saint Luc, XXII, 36)[7]. Il vit qu’à la dernière minute on hésitait, et que l’on remettait aux hasards de l’avenir ce règne du fils de Dieu dont il attendait la réalisation immédiate ; il livra Jésus dans l’espoir de susciter un mouvement parmi le peuple, ne réussit pas et se pendit de désespoir. Il fut peut-être le premier de ces zélateurs qui, une quarantaine d’années plus tard, devaient succomber sous les coups de Titus avec Jérusalem et la nationalité juive. C’est là une explication qu’aucun texte positif ne raconte, je le sais, mais elle est contenue en germe dans le verset de saint Marc. Les artistes ont du reste peint la cène au hasard comme un fait historique qu’ils connaissaient et dont ils n’avaient point à consulter les origines écrites ; dans mes souvenirs, je n’en vois que deux faites selon saint Marc, et reproduisant le geste qui n’a pas échappé à Jésus : l’une est un grand tableau théâtral et prétentieux de Bonifaccio, qui est aux Offices, à Florence ; l’autre est une très remarquable miniature que M. Edmond Hédouin a peinte autour de la coupe d’un calice.

M. Bida a-t-il passé à côté de ce sujet sans le remarquer ? Je ne le crois pas, il est trop au fait des coutumes de l’Orient pour ne pas savoir à quoi s’en tenir à cet égard ; il me semble plutôt que, fidèle à son principe, il n’a voulu diminuer en rien l’horreur que Judas inspire, et qu’il lui a laissé toute la responsabilité d’une action prédite cependant depuis des siècles, car il est dit au verset 9 du psaume XLI : « Même celui qui avait la paix avec moi, sur lequel je m’appuyais, qui mangeait mon pain avec moi, a levé le pied contre moi. » Aussi l’artiste, obéissant à la légende sans merci, a donné au vendeur de son Dieu des traits où sont rassemblés à plaisir tous les stigmates de l’ignominie humaine : le Judas devant le sanhédrin (saint Marc, XIV) est une figure où l’animalité domine dans ce qu’elle a de plus honteux ; l’envie, la bassesse et la luxure en font une image repoussante ; on croirait voir un de ces visages du bouc diabolique où le moyen âge excellait.

C’est le moyen âge en effet qui créa, non pas Satan, mais le diable, être à la fois épouvantable et grotesque dont les origines se retrouvent dans les satyres et les égipans de l’antiquité païenne. Le malin, le tentateur, fut pendant les premiers siècles l’archange déchu, le porte-lumière, le rival même de Dieu, dont il partageait la puissance. Il était beau, car il sortait de souche divine. M. Bida ne pouvait s’y méprendre ; il a interprété la tentation d’après le texte de saint Matthieu (IV), et cette fois encore il est d’une orthodoxie irréprochable. Satan promet à Jésus a tous les royaumes de ce monde et leur gloire, » si, se prosternant, il l’adore. En effet, selon les idées qui pénétrèrent plus d’une secte chrétienne et qui étaient un souvenir du dualisme iranien, Dieu eut deux fils : l’aîné, Satanaël, et le second, Jésus. Le premier se révolta, fit un monde visible à l’image du monde céleste qu’il avait habité ; c’est par lui que les plantes fleurissent, que les arbres portent des fruits, que les fleuves coulent, que le soleil réchauffe la terre ; il est roi, — il est Dieu, — du monde matériel. Jésus, en se substituant à lui par la volonté de son père, n’a été qu’un usurpateur. Satanaël était révéré, adoré, comme souverain légitime ; ses disciples l’appelaient : celui pour qui l’on fut injuste, celui à qui l’on a fait tort. De cette conception singulière, on pourrait retrouver trace aujourd’hui chez une des nombreuses sectes qui, dans les montagnes du Liban, dissimulent encore ces croyances étranges sous les dehors d’un culte accepté ; elle eut jadis sur l’humanité une influence redoutable, car elle fut plus qu’une petite église, elle fut une hérésie terrible dressée contre le catholicisme, et ne disparut que dans le massacre des bogomiles, dans les flots de sang où furent noyés les albigeois et sur le bûcher des templiers. Aussi M. Bida, ne confondant pas Satan avec les esprits impurs qu’on poussait d’un geste dans le corps des pourceaux, et sachant qu’aux heures premières Lucifer était la divinité du monde inférieur, lui a donné une sorte de splendeur fatale où l’orgueil domine et que ne déforme aucune réminiscence animale. Ce dessin est extrêmement beau, il a la valeur d’un tableau d’histoire. Sur le sommet de la haute montagne, — si haute que l’on découvre toute la terre, — Satan est debout : à ses épaules sont attachées les ailes énormes à l’aide desquelles il parcourt les espaces et plane sous le ciel comme pour intercepter tout rapport entre Dieu et les hommes ; son front a gardé trace du coup de foudre qui ouvrit pour lui les profondeurs du gouffre éternel. Cramponné du pied aux rochers, il montre des deux mains étendues l’immensité des royaumes qu’il possède et qu’il offre ; Jésus, tout droit, lève la main vers le ciel et répond : — Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et le serviras, lui seul. — Le Christ est très imposant et très noble ; il est vraiment Dieu. Une ample draperie, dessinée avec un art infini, l’enveloppe tout entier ; le geste de son bras dressé lui cache complètement le visage, le haut du front et la chevelure seule apparaissent ; malgré cela, sa divinité éclate, et l’on sent que Satan va reprendre son vol pour retourner aux abîmes. Ce sont là des tours de force que les artistes sûrs d’eux-mêmes se permettent quelquefois, mais on peut croire qu’il n’est point facile de donner à une figure l’expression qu’elle peut comporter, tout en dissimulant le siège même de l’expression, c’est-à-dire les yeux et la bouche. Dans son livre de la Peinture, Léonard de Vinci a écrit : « L’art a deux choses à faire ; il doit représenter le corps de l’homme, et par les gestes et par les mouvemens de ses parties il doit représenter aussi son esprit. » La Tentation de M. Bida est la mise en pratique de ces préceptes.

Une autre composition peut prendre place à côté de celle-là c’est la Transfiguration selon saint Matthieu (XVII). La transfiguration de Jésus est un fait surnaturel auquel les évangélistes tenaient d’autant plus qu’il symbolise la transformation du judaïsme en christianisme ; Moïse représentant la loi, Élie représentant les prophètes, viennent rendre hommage au Dieu nouveau. Raphaël en a tiré cette vaste composition en partie double que tout le monde connaît, ne serait-ce que par la gravure. Sur le Mont-Thabor, au-dessus de cette prairie d’Ibn-Am’r, où nous devions combattre le 16 avril 1799, Pierre, Jacques et Jean, terrifiés, osent à peine regarder le maître, dont « la face resplendit comme un soleil. » Élie et Moïse, soutenus dans les airs par une puissance mystérieuse, sont à ses côtés. M. Bida a évité une maladresse où tout peintre médiocre serait tombé. Il sait que Moïse avait le front lumineux, que les Arabes le nomment encore Nabi Dhoulkarneïn, le prophète aux deux cornes, il sait que, dans la statue colossale sculptée par Michel-Ange pour San-Pietro-in-Vincoli, les deux protubérances jaillissent de la tête avec une sorte de bestialité : néanmoins il a éteint les jets de lumière que la tradition a donnés au libérateur d’Israël. Il a sagement agi : en présence du rayonnement miraculeux qui enveloppe le Christ et qui en émane, toute clarté a pâli ; la morale spiritualiste de l’Évangile s’est substituée à la loi qui fut dictée au Sinaï et dans laquelle toutes les récompenses, toutes les punitions, sont étroitement limitées à cette vie terrestre. Ordinairement, lorsque les peintres représentent la Transfiguration, ils font de Jésus le Dieu promis, le Dieu tel qu’il sera, à la droite du Père, siégeant dans sa gloire et dans son omnipotence éternelle. Ah ! que M. Bida a été mieux inspiré ! C’est bien Dieu qu’il nous montre, mais le Dieu crucifié, si l’on peut dire, ayant déjà la forme adorable que lui donneront les bras du gibet. L’expression douloureuse du visage, le front renversé, disent assez que le soleil qui éclate autour de sa tête est près de se changer en couronne d’épines ; les yeux extatiques regardent peut-être les félicités futures, mais ils ne les aperçoivent qu’à travers les quatorze stations de la voie douloureuse : c’est l’homme qui se transfigure en Dieu à force de commisération et d’amour ; c’est bien là Jésus tel que ses disciples le virent dans cette heure d’éblouissement.

Toutes les fois que, dans ses excursions archéologiques en terre sainte, M. Bida a rencontré un monument contemporain du Christ, il l’a pieusement dessiné ; il le reproduit dans ses compositions, auxquelles il imprime de cette façon un caractère de vérité irrécusable. C’est ainsi que dans un des épisodes de la passion, lorsque Jésus pleure sur les filles de Jérusalem (saint Luc, XXIII), pour lesquelles il devine déjà la dure captivité romaine, M. Bida fait intervenir, comme une sorte de personnage historique, cet arc romain qui subsiste encore sous le badigeon dont les Turcs l’ont déshonoré, et dans lequel M. de Saulcy a reconnu l’arc de l’Ecce homo. La scène est très émouvante ; Jésus gravit la rue en pente, portant sa croix, que Simon de Cyrène soutient pour l’aider ; un cavalier romain l’escorte, et lui, qui va ignominieusement périr ; il se retourne avec un geste de compassion vers les femmes attendries et tout en larmes, pendant que le groupe des deux larrons environnés de peuple et de soldats le précède sur le chemin du Golgotha.

De même dans l’entrée de Jésus à Jérusalem (saint Jean, XII) l’artiste a eu soin de respecter l’esprit de la tradition, et il a dessiné la porte dorée aux pieds de laquelle s’éparpillent aujourd’hui des tombeaux musulmans. C’était en quelque sorte la porte sacrée de la ville sainte : c’est là selon l’évangile apocryphe de la nativité de la Vierge, que l’ange du Seigneur prescrivit à Channah (Anne) d’aller attendre Joachim ; c’est la porte que les croisés forcèrent au jour du dernier assaut, celle par où les chrétiens s’empareront encore de Jérusalem, un vendredi, pendant la prière de trois heures[8] ; elle est murée aujourd’hui, mais intacte, et, par les sculptures qui la décorent, manifestement antérieure à Jésus-Christ. — Ainsi M. Bida n’a négligé aucune des conditions qui pouvaient donner à son travail un caractère d’authenticité que l’on trouve si rarement dans les œuvres d’art, où le plus souvent la fantaisie tient lieu des recherches ayant trait à l’histoire et à l’ethnographie.

Ce noble souci de la vérité n’exclut pas le style, tant s’en faut ; il le revêt au contraire d’une force nouvelle ; on peut s’en convaincre en regardant les dessins de M. Bida. Malgré une certaine familiarité, qui n’est que la réalité bien discernée et bien rendue, il est difficile de voir des compositions historiques mieux ordonnées que l’Hérodiade, la Résurrection de la jeune fille (saint Marc), l’Homme à la main séchée (saint Luc), la Guérison de la femme âgée (saint Luc), le Baptême, le Sermon sur la montagne (saint Matthieu). Les tableaux de genre abondent, prenant sur le vif la vie orientale et ayant la couleur d’une sorte de reconstitution morale : l’Enfant prodigue, le Bon Samaritain, le Denier de la veuve, Jésus dans la synagogue. S’il a si fidèlement interprété les types, les monumens, les costumes, M. Bida n’a pas été moins exact lorsqu’il s’est agi de représenter le paysage ; il est précis comme une épreuve photographique. Le Figuier maudit, les Deux aveugles, le Lis dans les champs, la Parabole du semeur, le Jésus à Nazareth, reproduisent les sites mornes, pierreux, desséchés, qui font de la Palestine une terre de désolation et d’abandon ; en regardant l’estampe intitulée les Saintes femmes allant au sépulcre, je n’ai pu retenir une exclamation de surprise, tant je retrouvais l’impression dont j’avais été saisi lorsque la première fois le mis le pied sur cette sinistre vallée de Josaphat, où les chacals piaulent dès que la nuit est venue. Cette « illustration » des Évangiles, où les répétitions incessantes du texte ont été habilement évitées par l’artiste, fait le plus grand honneur à M. Bida ; pour la première fois nous possédons enfin un commentaire plastique, rationnel, raisonné, serrant la vérité d’aussi près que possible, un commentaire réellement historique de ces faits qui modifièrent si profondément les destinées humaines. Un certain courage était nécessaire pour repousser la tradition imposée par les artistes et pour entrer dans la représentation sincère du pays, des choses et des hommes. Il ne suffisait pas d’ailleurs de visiter la terre sainte, il fallait la comprendre ; il ne suffisait même pas de la comprendre, il fallait la traduire, l’expliquer, déchirer les voiles dont elle est enveloppée depuis tant de siècles et la mettre à la portée du public, tout en conservant ces qualités de style, de noblesse, de composition, qui sont la gloire des vrais artistes. M. Bida était l’homme spécial désigné pour mener à bonne fin une si vaste entreprise. En acceptant la tâche vraiment excessive qui lui était proposée en l’accomplissant avec une intelligence, une habileté, un respect des textes qu’on ne saurait trop louer, il a fourni l’élément essentiel à la grande publication qui, sans lui, serait peut-être restée à l’état de rêve. Il nous reste à dire par suite de quels efforts et de quels soins ce rêve est devenu une réalité.


III.

À mesure que M. Bida terminait un de ses dessins, celui-ci était livré au graveur chargé du soin extrêmement délicat de traduire la pensée de l’artiste et de la faire comprendre au public. Il est probable que les éditeurs ont hésité sur le choix du genre de gravure qui convenait le mieux à leur œuvre ; le burin est bien froid la roulette est bien molle, on les écarta et l’on se décida pour la pointe, c’est-à-dire pour l’eau-forte. Le procédé adopté offre des avantages considérables ; on sait en quoi il consiste : une planche de métal parfaitement planée est enduite d’un vernis, — vernis mou, — mélangé de noir de fumée ; une pointe d’acier trempé maniée comme un crayon, sert à dessiner sur la surface noircie l’objet que l’on veut représenter. Chaque trait de pointe découvre le métal : si celui-ci est baigné d’acide nitrique, l’action corrosive s’exerce sur les parties de la planche que le vernis ne protège plus ; c’est ce que l’on appelle faire mordre. Selon que la gravure est plus ou moins foncée, plus ou moins claire, la morsure doit être plus ou moins profonde ; les parties d’ombre ont souvent besoin d’être mises plusieurs fois en contact avec l’eau-forte ; on en est quitte, afin de ménager les autres portions de la gravure, pour frotter légèrement celles-ci avec de la graisse, qui les soustrait à l’influence chimique. On peut donc agir, par ce moyen, dans des conditions de rapidité que le burin n’a jamais connues ; en outre, — et ceci est fort important, — la pointe a une qualité inappréciable : le graveur peut déployer toute l’originalité dont il est doué et respecter en même temps celle du dessinateur. C’est là un avantage très sérieux que nul autre genre de chalcographie ne possède à si haut degré.

Quel est l’inventeur de ce mode de reproduction, qui permet de multiplier à l’infini les épreuves d’une idée plastique ? On ne sait guère. Longtemps on l’a attribué à Albert Dürer et au Parmesan ; mais la plus ancienne eau-forte du premier porte la date de 1515, et Francesco Mazzuoli n’est né qu’en 1503. Or l’on a trouvé dans les cartons du British Museum une eau-forte datée de 1496 et signée de Wenceslas d’Olmütz ; elle représente un sujet allégorique ayant trait aux différends qui, dès cette époque et vingt ans avant Luther, divisaient la cour de Rome et les princes allemands. Faute de mieux, c’est à Wenceslas d’Olmütz que l’on reporte l’honneur de la découverte ; il serait plus juste de constater simplement que la plus vieille eau-forte connue a été gravée par lui.

Bien des peintres célèbres n’ont point dédaigné de quitter quelquefois la brosse pour la pointe ; Van Everdingen, Castiglione, Salvator Rosa, Claude le Lorrain, Coypel, y excellèrent, mais l’homme qui a su en tirer les effets les plus énergiques et les plus extraordinaires, c’est Rembrandt, qui en fit une sorte d’art à part dont il a emporté le secret avec lui. Ses épreuves ont été si souvent reproduites ou contrefaites qu’elles sont certainement familières au souvenir des lecteurs.

De notre temps, on a essayé de relever la gravure à l’eau-forte, dont la lithographie avait diminué l’importance, et que la photographie menaçait de remplacer tout à fait. On a essayé de lutter contre l’insouciance du public, on a tenté de sauver une des formes de l’art où l’initiative individuelle trouve moyen de se manifester sans entraves, on n’a pas voulu qu’elle mourût, et l’on a réussi au-delà des espérances. La Société des aquafortistes existe, elle se recrute, elle prospère. Les hommes de talent qui la composent sont nombreux, et leurs œuvres ont été remarquées à nos expositions annuelles. On n’avait, jusqu’à un certain point, que l’embarras du choix ; on s’adressa aux plus habiles d’entre eux, et quatorze artistes éprouvés furent chargés de transcrire par la pointe les dessins de M. Bida, qui, entraîné lui-même et payant d’exemple, grava une de ses compositions : la Naissance d’un fils (saint Jean, XVI, 21), et signa une des planches les meilleures, les plus lumineuses des Évangiles. Tout en laissant aux aquafortistes les coudées aussi franches que possible, il était bon, pour éviter toute dissonance de se produire, de leur imprimer une direction sinon uniforme, du moins générale. Il fallait donc choisir parmi eux un homme qui eût assez de talent pour que son autorité fût acceptée sans contestation, et qui fût au fait de tous les procédés à l’aide desquels on peut donner aux gravures à la pointe les qualités qu’elles comportent. Un peintre-graveur fort connu par ses belles productions[9], M. Edmond Hédouin, fut chargé de cette tâche assez difficile ; il fut réellement directeur de la gravure de l’œuvre entière. En examinant celle-ci, en reconnaissant, malgré la diversité des mains, une sorte d’unité réelle, toujours élégante et toujours sérieuse, on pourra apprécier ce qu’il a fallu de zèle, de prévoyance attentive et de savoir pour parvenir à un tel résultat. Toute planche qui n’a pas été jugée irréprochable a été martelée et recommencée, car rien n’a été épargné pour serrer la perfection de plus près.

M. Edmond Hédouin ne se contenta pas de distribuer les dessins, de surveiller l’exécution, d’indiquer les modifications qu’il croyait utiles, il gravait lui-même, et quelques planches excellentes portent son nom. J’ai eu sous les yeux les dessins originaux de M. Bida, et j’ai pu les comparer aux gravures : c’est la ligne, c’est la lumière, c’est l’esprit, c’est la pensée. A voir côte à côte l’œuvre du peintre et celle du graveur on sent que celui-ci s’est tellement identifié, tellement confondu avec celui-là qu’ils ne font plus qu’un ; la main qui a tenu la pointe semble être celle qui a tenu le crayon. Ce travail a duré onze ans ; il prouve que la gravure à l’eau-forte mérite d’être très sérieusement encouragée, elle a des ressources singulièrement précieuses. Il n’est dessin si compliqué, effet de clarté si étrange, combinaison de couleurs si savante qu’elle ne puisse rendre jusqu’à l’illusion. — Jamais jusqu’à présent l’on n’avait fait un emploi si considérable et si judicieux de l’eau-forte en librairie ; les gravures sur bois, les gravures en taille-douce de dimensions restreintes, avaient suffi aux plus luxueuses publications. La tentative faite par la maison Hachette pouvait inspirer des doutes ; l’événement, en les dissipant, démontre que la pointe est le mode de gravure le mieux approprié à ce genre « d’illustration, » où le respect de l’art a été le constant et principal souci de tous ceux qui y ont concouru.

Le format anormal, — 58 centimètres sur 41, — adopté pour l’ouvrage, avait un inconvénient auquel il fallait remédier ; la dimension des pages était telle que le caractère, quelque important qu’il fût, devait paraître grêle malgré la double réglure rouge dont on les entourait. Il devenait dès lors nécessaire d’accompagner le texte par des ornemens qui eussent dans l’ordonnance générale du livre le rôle des lettres enluminées de nos anciens antiphonaires ; la gravure à l’eau-forte étant exclusivement consacrée à la reproduction des dessins de M. Bida, on eut recours à la gravure en taille-douce. Les titres, têtes de chapitre, lettrines et culs-de-lampe n’exigèrent pas moins de deux cent quatre-vingt-dix dessins, dont on confia l’exécution à M. Rossigneux. La tâche n’était point aisée ; les ressources offertes par la. figure humaine étaient interdites à l’artiste, qui ne devait sous aucun prétexte paraître faire concurrence aux sujets de M. Bida. il avait donc à rester dans le champ assez limité de l’ornementation symbolique. Une seule fois, au début de l’Évangile de saint Matthieu, il a employé la tête humaine pour représenter l’ange qui est l’attribut de cet évangéliste, comme le lion est celui de saint Marc, l’aigle celui de saint Jean et le bœuf celui de saint Luc, — décomposition des chérubim, du tétramorphe d’Ézéchiel, — symbole du septentrion, du midi, de l’orient, de l’occident, selon les uns, — emblème de l’intelligence, de la force, de la lumière, du travail, selon les autres, — en réalité, importation étrangère, réminiscence de la captivité, souvenir des martichoras assyriens, dont nous possédons de si beaux spécimens au musée ninivite.

M. Rossigneux a mis sept années à parfaire son travail ; son œuvre n’est point comparable à celle de M. Bida, elle n’en est pas moins extrêmement intéressante à étudier. Les difficultés naissaient à chaque chapitre, et semblaient se répéter incessamment ; l’artiste a voulu rester orthodoxe et hiératique, et, de même que les Évangiles sont concordans, il a fait concorder les ornemens en reproduisant quatre fois les mêmes symboles sous des formes différentes. C’était se créer des obstacles pour avoir la satisfaction de les vaincre : M. Rossigneux a réussi. Il a su se tenir éloigné de tous les lieux-communs dont les ornementations de livres nous ont donné tant d’exemples, il n’a jamais emprunté ses motifs de décoration qu’au texte même du Nouveau-Testament, et, de même que M. Bida a su tirer un admirable parti de la portion vivante, intellectuelle, des Évangiles qu’il avait à traiter, M. Rossigneux s’est excellemment servi de la portion matérielle, qui seule lui fournissait des élémens plastiques. Parfois, avec un bonheur qui n’est que de l’habileté vivifiée par la réflexion, il a, sous prétexte de têtes de chapitre ou de lettres ornées, obtenu de véritables petits tableaux : sa façon d’agencer les couronnes d’épines, de dérouler les anneaux du serpent, de faire fleurir le lis, d’égrener les perles, d’incliner les palmes, de mêler les épis aux feuilles acérées de roseaux, prouve un maître ornemaniste rompu à tous les secrets de son art. Il rejette l’étoile des gnostiques, l’étoile à sept rayons, et adopte l’astre à cinq rayons de Pythagore ; il connaît toutes les ressources de la symbolique religieuse, science un peu subtile souvent, mais exquise, que les fervens du moyen âge pratiquaient avec amour et dont nos architectes modernes ne savent plus le premier mot. Il n’en abuse pas, mais il s’y appuie pour rajeunir de vieux sujets et leur donner une animation nouvelle. Il fait ainsi en tête et à la fin du chapitre, au commencement du premier verset, une sorte de commentaire emblématique qui prépare à la lecture du livre, et sert d’introduction aux compositions de M. Bida : l’ornemaniste et le peintre marchent côte à côte ; chacun d’eux, restant dans la voie qu’il s’était tracée, accentue le texte divin et en fait ressortir les beautés. La gravure de ces ornemens a été confiée à M. Caucherel, et l’on peut dire que son burin a été le fidèle interprète du crayon de M. Rossigneux.

Un chef-d’œuvre semblable ne pouvait être imprimé qu’avec un caractère spécial ; ce caractère, il fallait le créer. Les modèles ne manquaient pas ; on pouvait être tenté de reprendre les admirables italiques qu’Alde Manuce inaugurait à Venise en l’année 1500, et qui avaient été gravées par François de Bologne d’après l’écriture de Pétrarque, caractère si beau que le sénat vénitien, Alexandre VI, Jules II et Léon X en garantirent la propriété exclusive au grand imprimeur ; mais on voulait faire un livre essentiellement français. Pendant qu’Alde donnait ses éditions italiques, que les Allemands imprimaient en gothique, Henri Etienne publiait à Paris, en 1508, le Quintuplex psalterium en caractères romains, et fixait ainsi la lettre typographique adoptée par la France ; il y avait donc une sorte d’amour-propre national à retourner vers nos origines et à s’y maintenir. On prit les plus beaux spécimens que l’on put trouver, depuis le plus petit, qui est la nompareille, jusqu’au plus fort, qui est le gros-canon ; à l’aide de la photographie, on agrandit les uns, on diminua les autres, de façon à les réduire tous à un type uniforme. Puis, les modifiant, les dessinant lettre à lettre, on finit par déterminer l’œil du caractère que l’on a employé ; il devait être à la fois gras et léger, remplir la page et ne point la charger, satisfaire le regard et ne point l’étonner par des ornemens superflus ; lorsque le type fut définitivement arrêté et tracé par M. Rossigneux, on grava une planche de cuivre représentant un feuillet des futurs Évangiles ; on put se rendre compte de l’effet obtenu, il était satisfaisant. On procéda dès lors à la confection des poinçons, opération délicate et méticuleuse qui fait grand honneur à M. Viel-Cazal. Le caractère qui a gravé est de toute beauté : il a une ampleur et une élégance qu’il est difficile de trouver réunies à un tel degré ; je regrette que l’excellent graveur-typographe n’en ait point marqué une lettre quelconque d’un signe particulier, comme l’Imprimerie nationale barre ses l du petit trait que chacun connaît. le regrette aussi, — et ceci s’adresse aux éditeurs, — que l’on n’ait point adopté l’orthographe moderne ; elle a sur l’orthographe ancienne un avantage considérable : elle est phonétique. C’est à mon avis une recherche un peu puérile d’archaïsme d’employer l’o et non pas l’a dans les imparfaits ; apercevoir et apercevoit n’ont pas le même son et ne doivent pas s’écrire de la même manière. C’est là une vieille mode, à laquelle, je le sais bien, les bibliophiles aiment à sacrifier, et qui devrait être mise de côté, car elle n’a plus qu’une valeur historique. La révolution introduite dans la prononciation française par la cour italienne de Marie de Médicis n’avait aucune raison d’être : elle a substitué le son ai au son oi dans presque toutes les finales, elle a eu, ce résultat ridicule de supprimer définitivement le féminin légitime du mot roi, et de nous donner à la place le mot reine, vocable bâtard qui n’est ni français ni italien ; mais cette révolution est accomplie, acceptée, elle est si profondément entrée dans nos mœurs que l’on prêterait à rire si l’on disait : les François combattoient les Anglois ; dès lors, à quoi bon l’écrire et ne pas mettre l’orthographe en rapport direct avec la prononciation actuelle ?

Pendant que l’on gravait les planches, les ornemens, les caractères, on fabriquait le papier avec des chiffons de pur fil, en hollande et à la forme ; on s’assurait par les élémens constitutifs de la pâte, par les procédés du blanchiment soustrait à toute intervention chimique, qu’il présenterait des conditions de beauté, de résistance, de solidité et de durée qui le rendraient égal à ce fameux papier canonge dont Rabelais parle au IVe livre de Pantagruel. On s’occupait aussi à composer l’encre ; tout en réagissant contre certains imprimeurs de nos jours, qui ont la fâcheuse habitude de n’employer que des encres grises, peu visibles, mal détachées sur le blanc des pages, il fallait éviter d’avoir ces encres noires, trop épaisses, qui bavent autour du caractère et le cernent d’un contour jaunâtre, désagréable et papillotant aux yeux. Après plusieurs essais, l’on a obtenu une encre d’un ton riche qui s’harmonise avec la nuance du papier et donne à la lettre un relief très accentué.

Ce fut à l’imprimerie de M. Claye, — dont il est superflu de parler aux lecteurs de la Revue, — qu’échut le périlleux honneur de mettre sous presse ce livre exceptionnel. M. Viel-Cazal surveilla lui-même l’emploi des caractères qu’il avait gravés. Il faudrait s’adresser à des gens du métier et en être soi-même pour expliquer, pour faire comprendre l’ordre tout spécial de difficultés qu’on eut à surmonter. Le tracé du double filet rouge qui sertit chaque page, l’obligation de réserver la place mathématiquement précise destinée aux ornemens dont le texte est embelli, la nécessité d’obtenir un registre irréprochable, c’est-à-dire de faire en sorte que chaque ligne du recto tombât exactement sur la ligne correspondante du verso, constituaient autant d’obstacles qui furent vaincus avec une habileté sans pareille ; M. Viel-Cazal resta trois ans sur la brèche, à la tête du petit bataillon qu’il commandait, et grâce auquel il a remporté une véritable victoire typographique. La correction m’a paru irréprochable. J’ai vainement cherché ces fautes fâcheuses qui semblent se glisser subrepticement dans les livres les plus sévèrement épluchés : je n’en ai point trouvé. Je n’ose affirmer cependant qu’il n’en existe pas, car les écrivains sont en général les plus pitoyables correcteurs d’épreuves qu’il soit possible d’imaginer. Cela se conçoit, leur esprit va plus vite que leurs yeux ; au lieu de lire la lettre, ils lisent le mot et bien souvent la phrase. Un bon correcteur au contraire lit la lettre, tout en tenant compte du mot, au sens absolu et au sens relatif. Il doit en même temps, d’un seul coup d’œil, lire au point de vue particulier, au point de vue général, au point de vue de la correction grammaticale, au point de vue de la correction typographique ; expression vicieuse, construction insuffisante, lettre brisée, ponctuation omise, accord erroné, ne doit échapper à sa sagacité et à son attention. Les bons correcteurs sont rares, fort rares, et leur influence sur la formation de la langue, sur la détermination des règles admises, a été bien plus importante qu’on ne le soupçonne. L’ennemi qu’ils pourchassent sans cesse, et que le public appelle du nom générique de faute d’impression, est bien subtil ; il échappe souvent à toutes les recherches et frappe les regards dès que l’on ne peut plus l’atteindre. Des fautes d’impression ont eu parfois des résultats singulièrement graves, et une erreur de ce genre a compromis le salut des empires[10].

L’impression des gravures à l’eau-forte et celle des ornemens en taille-douce, qui ont nécessité un outillage spécial, a été faite dans les ateliers de M. Salmon. Dans le principe, chaque ornement avait été gravé sur une planche particulière que l’on n’avait plus qu’à appliquer à la place réservée de la feuille imprimée. On reconnut promptement l’inconvénient de ce procédé : le biseau de la plaque d’acier laissait sur le papier une trace ineffaçable qui compromettait la beauté du tirage. On détruisit ces planches partielles, et les ornemens d’une même page furent gravés sur une planche d’acier plus grande que le format du livre : de cette façon nulle empreinte parasite n’était à redouter ; mais on ne pourra jamais imaginer ce qu’il fallut de soins et d’inventions ingénieuses pour établir des points de repère certains qui, tout en tenant compte du retrait du papier, permettaient de retrouver toujours l’endroit précis où l’ornement devait être posé. En regardant ces feuilles irréprochables pour lesquelles l’impression typographique et l’impression en taille-douce ont fait de véritables tours de force, il est difficile de comprendre que chacune d’elles a subi trois trempages, a passé huit fois sous la presse et a été manipulée trente-deux fois par les ouvriers. On a établi, à l’atelier même de M. Salmon, un calcul qu’il est intéressant de faire connaître, car il démontrera l’importance de l’œuvre : si les eaux-fortes et les ornemens en taille-douce n’avaient été tirés que sur une seule presse, il n’eût pas fallu moins de cinquante ans pour mener ce travail à bonne fin.

Tout est terminé aujourd’hui ; ce livre, pour lequel tant d’arts divers se sont fraternellement associés, vient de paraître. Il peut prendre rang à côté des chefs-d’œuvre que les âges précédens nous ont légués. Je sais qu’un exemplaire a été envoyé à l’exposition de Vienne ; il y fera bonne contenance et honorera notre pays. On pourra mettre en parallèle ce qui sort des meilleures presses d’Angleterre et d’Allemagne ; on pourra fouiller dans les bibliothèques, chercher sur les rayons réservés, ouvrir l’armoire où les incunables dorment sous clé, on ne trouvera rien d’analogue à cet ensemble où tout a été combiné, pondéré, exécuté de façon à obtenir une œuvre absolument unique jusqu’à ce jour. Autrefois, à l’époque des jurandes et des corporations, on n’arrivait au grade de maître qu’après avoir fait ce qu’on nommait le chef-d’œuvre ; la maison Hachette vient de confirmer d’une façon éclatante les lettres de grande maîtrise qu’elle possédait depuis longtemps. Plus d’un bibliophile, en voyant ces amples marges, ces larges fonds, en faisant vibrer sous ses doigts ce papier solide et sonore, en examinant à la loupe ce caractère qui a la netteté d’un camée antique, en suivant de l’œil la fine régularité des filets rouges, en comparant la diversité des ornemens, qui se reproduisent sans se répéter, en cherchant une erreur dans le travail de la pointe qui a dessiné les eaux-fortes, en admirant les compositions ingénieuses, variées et charmantes de M. Bida, se souviendra de la phrase dont le père Lelong a honoré la Bible publiée en 1540 par Robert Estienne : « opus sane in arte typographica, si unquam fuit, perfectum ; c’est sans contredit, dans l’art typographique, un ouvrage parfait, si jamais il en fut. »


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez Isaïe, III, vers. 20 et seq.
  2. Deut., XIV, vers. 7.
  3. À ce sujet, la recommandation faite par Jésus à ses disciples est positive : « n’allez point vers les gentils et n’entrez point dans les villes des Samaritains. » (Saint Mathieu, X, 5. )
  4. Isaïe, LIII, vers. 3 et 4.
  5. Introduction, XLVII.
  6. L’arbre dont il est ici question n’a rien de commun avec celui auquel nous donnons le même nom, et qui est une sorte d’érable à feuillage de platane (acer pseudo-platanus). Le sycomore d’Égypte (ficus sycomorus) est un figuier ; son bois, fort recherché par les anciens Égyptiens, qui lui attribuaient des vertus presque fabuleuses, était regardé comme incorruptible et employé de préférence à la confection des cercueils destinés à contenir les momies des personnages importans.
  7. Il faut lire, selon la version protestante : que celui qui n’a pas d’épée vende sa robe pour en acheter une.
  8. Il est à remarquer qu’une tradition semblable existe à Constantinople et à Damas : porte dorée, porte murée ; là aussi la ville doit tomber au pouvoir des chrétiens, un vendredi, pendant la prière de trois heures.
  9. Nous citerons entre autres la gravure de la Diane au bain de Boucher, qui est à la Chalcographie du Louvre.
  10. « A l’époque où Napoléon fondait de gigantesques projets sur son alliance avec l’empereur Alexandre, le Moniteur ou le Journal de l’empire publia dans ce sens un article où il était dit, en parlant de deux puissans monarques : « Ces deux souverains, dont l’union ne peut être qu’invincible. » Les trois dernières lettres du mot union ayant été enlevées pendant l’impression, il resta le mot un, et l’empereur de Russie lut avec indignation cette phrase du journal : « Ces deux souverains, dont l’un ne peut être qu’invincible. » L’erratum du numéro suivant lui parut une nouvelle injure. » Histoire de l’Imprimerie, par M. Paul Dupont, t. II, p, 395.