Ibsen (RDDM)/01
IBSEN
I
MORALE DE L’ANARCHIE[1]
I. — le génie du nord
La Norvège, navire de fer et de granit, gréé de pluie, de forêts et de brumes, est mouillée dans le Nord entre la frégate de l’Angleterre, les quais de l’Océan glacial, et la berge infinie de l’Orient qui semble sans limites. La proue est tournée vers le Sud ; peu s’en faut que le taille-mer n’entre comme un éperon au défaut de la plaine germanique et des marais bataves. À l’avant, la Norvège est sculptée, en poulaine, de golfes et de rochers : tout l’arrière est assis, large et massif, dans la neige et les longues ténèbres. Les morsures éternelles de la vague non moins que ses caresses ont cisaillé tout le bord, en dents de scie. Entre les deux mers, la tempête d’automne affourche les ancres du bateau, et croise les câbles du vent et de la pluie. L’hiver, il fait nuit à trois heures ; dans le nord, le jour ne se lève même pas. On vit sous la lampe, dans une ombre silencieuse où les formes furtives ont le pas des fantômes. La neige est partout : elle comble les mille vallées creusées dans la puissante échine des montagnes, comme la moelle dans les vertèbres. Le schiste noir, l’eau fauve qui a pris la couleur de la rouille sur les terrains du fer, les noires forêts de sapins ajoutent au grand deuil de la terre. Là, pendant des mois, le soleil est voilé ; ou bien d’argent, ce n’est plus que la lune douloureuse de midi. Au couchant rouge encore, sanglant et sans ardeur, ce globe hagard descend sur l’horizon humide, pareil au cyclope dont l’œil rond se cache dans l’eau verte et pâle. Les cygnes de la mer, les blancs eiders, hantent les vagues grises. Dans les villes de bois, les maisons sont rouges sous le ciel incertain du bleu mourant des colchiques. Les rues sont muettes, et les places sont vides. Les hommes sont sur la mer. Et, comme des corps morts, la foule des îles flotte le long du ponton rocheux et des quais granitiques.
Une âme vaporeuse, un ennui doux, enveloppent de chastes vies ; elles gardent leur fraîcheur, dans l’air humide et presque toujours frais, qui détend les désirs. Mais, comme ce pays, d’un seul coup, passe de l’hiver à l’été brûlant, la chair ici se jette dans l’ardeur brutale, dès qu’elle n’est plus indifférente. Ces enfans aux cheveux de lin blanc, sont gais et brusques ; les femmes, dont les yeux verts ont pris de sa mobile rêverie à l’inquiétude des flots, sont singulières et se plaisent à l’être ; les hommes robustes, durs, silencieux et rudes, semblent taillés pour parcourir une voie droite, sans jamais jeter un regard derrière eux. Tout ce peuple n’a de passions que par accès. Il est exact, et plein de scrupules. Il n’a toute sa fantaisie que dans l’ivresse ; elle est lourde et triste ; la chair et l’âme sensuelle de l’amour y ont moins de part qu’un appétit épais et court, qui a honte de se satisfaire. Rien de léger dans l’esprit ; une inclination pédante aux cas de conscience ; l’intelligence peu rapide, et presque toujours doctorale ; une commune envie d’être sincère et de se montrer original, et la bizarre vanité de croire qu’on est plus vrai, à mesure qu’on se range avec plus d’ostentation contre l’avis commun ; enfin, cette maladie de la religion propre à quelques églises réformées, qui consiste à faire de la morale comme on fait du trapèze, et à s’assurer que l’on en fait d’autant mieux qu’on saute plus haut, quitte dans la chute à se casser la tête ou à la rompre aux autres.
C’est le pays de l’hiver dur et de la neige : sous le ciel jaune qui s’affaisse, l’homme de génie vit dans la cellule de ses rêves ; et, s’il en sort, il tombe mort entre deux ombres glaciales[2]. Le pays de l’été étouffant, où les navires des nations lointaines viennent porter, en glissant au fond des fjords, toute sorte d’étranges promesses, des appels au réveil, les nouvelles d’une contrée houleuse, la chimère du soleil d’or et de la mer libre[3]. Le pays de la nuit polaire et du jour crépusculaire de minuit[4] ; la terre de la pluie, de la pluie éternelle, où l’homme est malade d’attendre la lumière, et où sa folie lui fait réclamer le soleil[5]. Le pays des golfes endormis, où la mer pénètre au cœur des montagnes, s’y frayant un chemin de ruisseau : comme une langue de chimère, comme une flamme liquide et bleue, le fjord dort entre les monts à pic, tel un long lac tortueux ; il est mystérieux et profond ; au bas des moraines énormes, ce filet de mer rêve dans le berceau du ravin, pareil à ce peu de ciel qu’on voit couler, entre les toits des maisons, dans les rues des vieilles villes. Partout la mer, ou la réclusion dans les vallées étroites, derrière les portes de la glace et les grilles de la forêt. La mer fait l’horizon de cette vie ; elle en baigne les bords ; elle en est l’espoir et le fossé ; elle en forme l’atmosphère ; et, là où elle n’est point, on en reçoit les brouillards, et on l’entend qui gronde.
C’est le pays d’Ibsen, où il veut mourir, puisqu’il y est né.
La mer est un élément capital pour la connaissance des peuples. La mer modèle les mœurs, comme elle fait les rivages. Tous les peuples marins ont du caprice, sinon de la folie, dans l’âme. Au soleil, le coup de vent les visite et balaie les nuages ; la brume, dans le Nord, prolonge le délire. Le risque de la mer et le paysage marin agissent puissamment sur les nerfs de la nation ; et par la langue, sur l’esprit. La Norvège parle une langue brève, sèche, cassante ; beaucoup moins sourde que le suédois, moins lourde et moins dure que l’allemand, il me semble ; d’un ton moyen entre l’allemand et l’anglais. Il est curieux que l’accent du breton, en Basse-Bretagne, soit assez semblable à celui du norvégien ; mais le norvégien n’a pas la cadence du breton, et ne chante pas.
L’imagination, presque partout, réfléchit les formes et la couleur des crépuscules. Sur le bord de la mer, au soleil couchant, l’homme qui regarde ses mains les élève et doute d’être soi ; mais, dans l’orage et le brouillard, le marin doit se résoudre, agir sur-le-champ, décider pour tout l’équipage et faire route. Même s’ils ne savent pas où ils vont, les marins calculent où ils sont avec une attention patiente : de nature, ils ont les meilleurs yeux du monde ; et le métier rend leur vue plus perçante. Un peuple de pêcheurs, de matelots et de petits fermiers, qui dépendent de quelques gros marchands. En Norvège, point de noblesse : un petit nombre de parens riches, et une foule de cousins en médiocrité. De la brusquerie ; peu de tendresse. De gros os et des muscles à toute épreuve, métal de gabier qui n’a pas de paille ; beaucoup de froideur et d’obstination ; de la constance ; des cœurs fidèles, enfin les vertus de la solidité, mais rien de puissant ni de chaud, qui jaillisse de l’âme. Hommes taciturnes le plus souvent, avec les éclats violens d’une joie brusque ; un long silence et, quand il est rompu, beaucoup de bruit. Un quant à soi qui touche à la grossièreté, et qui serait offensant pour le voisin, s’il n’en rendait pas l’offense. Les femmes n’en sont pas exemptes ; de là, cet air de raideur et de tourner le dos aux gens, qu’elles ont volontiers. Comme tout le monde sait lire et signer son nom au bas des comptes qu’il sait dresser, un caractère de ce peuple est un certain air de savant qui n’ignore pas, par exemple, que la terre tourne, et qui s’imagine savoir comment. Cette sorte de triomphe dans les matières de l’école primaire donne à beaucoup de Scandinaves une assurance ingénue, une haute mine de gens à qui l’on n’en fait pas accroire ; les femmes y excellent. La suffisance de l’esprit, la plus piteuse de toutes, est la plus sans pitié. Il n’est pas croyable ce que la femme qui sait lire s’estime au prix de l’homme qui ne sait qu’épeler. Voilà où se réduit, le plus souvent, la supériorité intellectuelle. Elle est la meilleure école de l’amour-propre.
Pendant dix siècles, ce pays fut à peine moins étranger à l’Europe que la Laponie ou l’Islande. Les mœurs y furent celles des clans, jaloux les uns des autres ; nulle unité ; ni le sens de l’État, ni l’audace d’une pensée originale ; point d’art : car la Cité est le premier étage du bel ordre où l’église de l’art se fonde. Et, malgré tout, une manière de génie moral : ces villages lisaient la Bible ; l’on y était théologien, raffiné en règles de conduite, comme à Athènes ou en France on put l’être en beau langage. L’inclination naturelle des Normands aux cas de conscience, en pays réformés, de tous les laïcs a fait des docteurs en théologie. Le goût des procès est la forme goguenarde, le goût de la procédure morale et de la casuistique la forme grave du même tempérament. Le drame où les idées plaident les unes contre les autres, où les grands partis de la conscience sont aux prises, devait bien tenir son poète de cette race disputeuse, et qui n’aime pas les idées pour elles-mêmes, mais par les voies où elles font entrer les lois et la conduite. Corneille aussi a mis les débats de la politique sur le théâtre. Depuis, et même sur la scène française, on trouve partout plus d’avocats que de héros ; mais dans Ibsen seulement les causes sont vivantes.
Solitude. — Ibsen est né ardent, violent, sensuel et passionné. C’est la force des grands artistes, dans le Nord, que violence, ardeur, passion, ils ne peuvent s’y livrer. À tous les torrens de l’âme, les mœurs opposent une digue rigide. Le flot se creuse un lit ; presque toujours l’eau croupit ; ce n’est plus qu’une mare. Mais, parfois, un large fleuve s’amasse ; il sait se donner cours, et la puissante inondation se prépare.
L’ardeur de l’homme dort et se concentre. Le silence est la matrice où la passion prend forme. L’avortement est innombrable ; mais, quand la gestation heureuse arrive au terme, il en sort une créature vraiment grande. Les peuples qui jouissent de la vie en dilapident la joie : c’est un or qu’ils prodiguent. Les gestes et les paroles de la foule épuisent le fonds commun : il n’est plus réservé, par droit d’aînesse, à la fortune de quelques maîtres. Le peuple du Nord, qui se tait et fait son épargne pendant mille ans, la lègue à un seul homme. Quel réveil et quelle action ! Quelle solitude, aussi ! Qui comprendra cet homme ? Dans le Midi, les peuples valent mieux que leurs héros, peut-être ; ces foules sont belles, éloquentes, héroïques. Ils sont plus avancés dans le bonheur et la perfection, qui pour l’usage commun ont nom : médiocrité. Dans le Nord, un seul homme, de temps en temps, confisque le trésor et vit pour tous les autres : Humanum paucis vivit genus.
Combien cet homme est seul, et qu’il doit m’être cher, par là, dès que je l’ai connu ! Ibsen a longtemps erré en exil, comme Dante ; mais, l’un ou l’autre, qu’auraient-ils fait dans leur pays ? Ils étaient bannis de naissance. Et Ibsen un peu plus encore, homme à se bannir. Ses livres mêmes ne le rapatrient pas. La langue littéraire de la Norvège diffère beaucoup de la langue parlée : le norvégien d’Ibsen n’est que le pur danois. Sa langue passe pour la plus belle de la littérature Scandinave ; elle est brève, forte, précise ; tendue à l’excès, et d’une trempe métallique ; elle abonde en ellipses, en raccourcis rapides ; mais elle est aussi claire et aussi harmonieuse que le danois puisse l’être. Si loin que soit l’Italie de la Norvège, le style d’Ibsen me rappelle celui de Dante ; ce n’est qu’une impression ; et je sens assez tout ce qu’on y pourrait opposer. Mais, dans les deux poètes, que d’ailleurs tant de traits séparent, il y a la même volonté de tout dire en peu de mots ; le même ton âpre, la même violence à bafouer ; la même force à tirer des vengeances éternelles. Dante, toutefois, sculpte dans le bronze ; et Ibsen, dans la glace. La forme de Dante est la plus ardente et la plus belle, ailée de feu et de passions ; la forme d’Ibsen, bien plus roide, est la plus lourde d’idées et qui va le plus loin dans la caverne où nos pensées s’enveloppent d’ombre. La solitude d’Ibsen s’en accroît : l’artiste, en Norvège comme en France, est un homme qui ne parle jamais que pour le petit nombre : c’est l’effet d’une langue littéraire, quand l’utile le cède à la beauté.
Il n’y a de société sincère qu’entre ceux qui parlent également mal leur langue. Quant aux autres, chacun ne la parle bien que pour soi. Il n’est pas de beau style commun à deux hommes ; comme la grandeur même, le style fait la prison[6].
Rhétorique du Nord. — Il y a quelquefois dans Ibsen un rhéteur, qu’on s’étonne d’y voir.
Par tout le Nord, il règne une rhétorique d’esprit, qui répond à la rhétorique de mots en faveur au Midi. Celle-ci se moque de celle-là ; mais l’une vaut bien l’autre. On est rhéteur d’idées comme on est rhéteur de phrases ; comme on bâtit sur de grands mots vides, on fait sur de hautes pensées ; mais la fabrique, ici et là, n’est pas moins vaine. Les personnages d’Ibsen s’enivrent de principes, comme ceux de Hugo d’antithèses. Si Ibsen n’était pas un grand peintre de portraits, il semblerait bien faux ; on ne croirait pas à la vérité de la peinture, si l’on n’y sentait la vie des modèles. Les rhéteurs de morale sont les pires de tous ; car ils sont crus. C’est pourquoi la sincérité dont le Nord se vante est souvent si fausse. Là-haut, ils se font un intérêt de l’intelligence ou de la morale, et c’est ce qu’ils appellent l’idéal. Ces hommes et ces femmes, à tout propos, revendiquent le droit de vivre, d’être libre, de savoir et d’agir : c’est, dans l’ordre de l’intelligence, la même rhétorique que celle des démagogues dans l’ordre de la politique. Au soleil, ces révoltes de la neige passent pour ridicules et sans raison. Et, sous la neige, c’est l’éloquence du soleil qui passe pour inféconde et très creuse. Il faut toujours qu’un bord du monde tourne le dos à l’autre, pour se croire seul du bon côté, et qu’une partie de la terre se rie de l’autre partie, pour se prendre elle-même au sérieux. Chacun s’estime davantage de ce qu’il mésestime.
L’abus de la conscience et du libre esprit n’est qu’une rhétorique. Toute éloquence qui se prend elle-même pour une fin n’a ni force ni preuve.
La vie n’a pas plus de temps à perdre aux bons mots qui ne finissent pas, qu’aux actes désordonnés d’une conscience qui prétend à la nouveauté, et se révéler nouvelle à soi-même tous les matins.
Excès de conscience, manque de conscience. À force de scrupules, on agit aussi mal que faute de scrupules. Quant à celui qui agit pour agir, il ne se distingue en rien de celui qui ne parle que pour parler. Les gens du Nord, s’ils le savaient, s’en feraient peut-être plus modestes.
Ni la conscience, ni l’action, ni le discours ne sont des panacées à tous les maux humains : car là, comme ailleurs, c’est le sens propre, presque toujours, qui seul s’exerce. J’entends que l’égoïsme ait de bonnes raisons pour lui-même, et lui seulement. Mais il ne faut pas que l’égoïste se prenne pour un principe, et se donne pour un exemple.
Qu’on rejette tout l’ordre de la Cité, soit ; mais, le faisant, qu’on ne s’imagine pas d’être le bon citoyen ni l’espoir de la Cité nouvelle. C’est mal se connaître ; c’est être dupe ; et bien pis que de duper. Les plus grands rebelles, qui font dans l’État la meilleure des révolutions, ne doivent point prétendre à fonder le nouvel ordre sur les bases du bien et de la vérité. Ou, s’ils l’osent, et même sans parler de vérité absolue, il y a de quoi sourire.
Il n’est pas sûr que la meilleure révolution ne soit pas aussi la pire. Elle est nouvelle, c’est ce qu’elle a de bon. Mais les héros de morale ne l’entendent pas ainsi. Ils sont sûrs d’avoir raison, jusqu’au délire.
On parle magnifiquement de la conscience, et on oublie de se dire qu’on ne pense peut-être qu’à soi. Il y a pis : on l’ignore. La jeune Norah, pour donner une leçon de respect à son mari, se rend à peu près trois fois infanticide. La rhétorique de Médée n’enseigne pas, du moins, la morale aux femmes mécontentes. Voilà bien les rhéteurs d’idées : à les en croire, ils ne visent que le droit de tous les hommes, la vie, l’honneur, le droit des femmes, le droit de la conscience. Et, au bout du compte, c’est un homme qui a mal au foie, ou qui a été trompé dans son ménage ; une femme qui s’ennuie à la maison, et qui veut voir du pays.
Quelle rage de s’en prendre aux lois et aux idées ? Elles ne sont que la forme de la vie. Dans le fond, il n’y a que des passions. Mais personne n’ose le dire, ni surtout qu’on les veut sans frein. Ibsen a eu cette audace, à la fin, lui pourtant qui n’avait reçu de son temps et de son pays qu’une foule insupportable de masques, de principes, de passions voilées, méconnaissables à elles-mêmes.
Les formes et les lois ne sont que les freins, mis aux passions d’un seul par l’intérêt de tous les autres. Quelle folie de tant prêter d’importance aux modes changeans de la vie humaine, et si peu à la nature et aux appétits incoercibles des hommes ! On bavarde à l’infini là-dessus dans le Nord, — et bien trop gravement. On ne vous y tue pas un homme pour une pomme, — mais pour un principe.
ii. — image d’ibsen
On doit rendre à Ibsen l’hommage de sa solitude. Qu’il soit unique, puisqu’il est seul.
Il est bien vrai : rien ne nous importe que ce qu’il y a de plus grand. Ibsen compte seul à nos yeux, de tous les Scandinaves. Il n’y a pas de place pour nous en France, disait l’un d’eux[7]. Mais il n’y a pas eu place pour Ibsen en Norvège, ni ailleurs. On lui donne parfois un rival : il ne peut l’être qu’à Berlin[8].
Ibsen s’étonne de ceux qui le font d’une école. S’il est réaliste, il leur montre Solness, ce rêve de la pensée enfoncée en soi-même. S’il est mystique, il leur fait voir Maison de Poupée ou l’Ennemi du peuple, ces peintures cruelles de la vie. Il y a deux hommes en lui, qui sont les deux termes du long débat entre le moi et le monde : un créateur et un critique. Tout ce qu’il voit de solide autour de lui, de bâti par les siècles, il le renverse. Tout ce qu’il élève lui-même, il le détruit. Son art oscille entre les deux pôles de la nature et du rêve. Nul poète, par-là, n’est plus de ce siècle : il crée en dépit de tout, — et seulement en vertu de lui-même.
Ibsen, qui sait le bonheur de créer, peut à la rigueur montrer le mépris de penser. La vie implique infiniment plus d’idées que tous les esprits ensemble. La vie a des pensées que la pensée n’a pas. Les idées du grand poète tendent de plus en plus à prendre la qualité d’êtres vivans. Le symbole est une idée qui a reçu le souffle divin ; elle est rachetée de sa condition inférieure ; elle a fait le grand pas ; elle a pris l’être. C’est dans Ibsen que je dis ; car, dans les poètes sans force, il est constant que c’est tout le contraire. Ils humilient la vie jusqu’à la mort ; ils ravalent un être vivant à une idée générale : comme si un mot valait jamais un homme.
Entre tous les poètes, Ibsen est le seul Rêveur, depuis Shakspeare. Tous les poètes tragiques sont réalistes, sous peine de n’être pas. La scène française est unique par la continuité : c’est que tous les bons auteurs y ont été les peintres fidèles des mœurs et de la vie. Le théâtre de la France est l’école sans fin de la morale, de la politique, le miroir des lois et des coutumes, une imitation qui n’a pas sa pareille des sentimens communs à tout un peuple, des plus bas aux plus héroïques. Un admirable génie s’y applique à la connaissance de l’homme moyen. La France est la moyenne humaine entre toutes les races, tous les âges, toutes les nations. Une éloquence partout répandue, comme l’esprit même, dont elle est la forme publique ; une exquise finesse ; une vue des caractères qu’on ne trompe pas, sagace et sans détours ; une doctrine large, sans roideur, sociable comme la vie en commun est forcée de l’être ; un divorce éternel entre les objets du cœur et les objets de l’esprit, qui est proprement la méthode universelle de toute science ; un goût décidé du bonheur et de la juste raison, un penchant à les confondre, le parti pris d’y croire et d’y convier tous les hommes ; une expérience des mœurs et des passions qui rend indulgent à toutes ; une verve d’ironie ou d’honneur, selon qu’on se moque des hommes ou qu’on y a une foi inébranlable : voilà ce qu’on trouve sur la scène française, comme partout en France. L’intelligence et la raison y règnent absolument, et la fleur de l’esprit les tempère. Quand elles font défaut à un auteur, il ne lui reste guère rien. Si les autres peuples n’ont point de théâtre, c’est faute du génie réaliste ; mais pourquoi, sinon que le commun de la vie y a trop peu de charme ? Où sont l’éloquence et l’esprit, ces deux mamelles du dialogue ? Chacun dort chez soi, ou boit, ou dispute, ou prie. Pour tout dire d’un mot, l’art ne commence là-bas qu’avec la poésie. On ne verra point un théâtre illustre dans la suite des siècles ; mais, au milieu du désert, dans l’oasis de deux ou trois saisons, un grand poète et un seul. Ainsi les cent petits peintres de la Hollande, qu’on ne peut estimer trop, artisans impeccables ; et le seul Rembrandt qui, d’un génie unique, tient tête aux cent artistes de l’Italie. Ou bien, ce prodige de Shakspeare. Combien Ibsen semble plus grand de faire penser à Rembrandt ! Il a de sa couleur.
Manque d’être réalistes, Ibsen ni Rembrandt ne seraient point de si grands poètes, ni surtout si tragiques. Mais, s’ils n’étaient pas les poètes qu’ils sont, bien moins encore seraient-ils de grands artistes. Par ces climats, à la vérité, le grand artiste est d’abord un Visionnaire. Seule, la vision sert le rêve, accorde, pour la beauté, les dissonances de la poésie et de la vie. Seul, le rêve les fiance ; dans la vision seule, ils s’épousent et se réconcilient.
La Vision est un palais, aux étages de clartés et de brumes, mais qui a des fondemens indestructibles dans les entrailles de la terre. Si l’on veut, le nom de vérité convient aux caves et aux vastes salles de plain-pied avec la ville humaine ; et l’on donnera le nom du symbole aux autres étages, aux fenêtres ouvertes sur les nuées, et aux tours dont on ne voit pas le faîte. Mais le poète est le maître unique de la maison ; et, sans se soucier du lieu où on le place, il va et vient dans la demeure : il dort dans une chambre, il veille dans une autre ; quand il lui plaît, couché au fond de la cour, il ne regarde que les fantômes du brouillard sur les combles ; ou, perdu au haut de la tour, il se penche en dehors, pour voir au-dessous passer la foule.
Parfois, l’on est tenté de croire que plus grand est le poète, et plus il est réaliste ; mais ce n’est aussi qu’un mot. Il arrive que la plupart des poètes ne peuvent pas être vrais, et que la plupart des réalistes n’ont pas de poésie. C’est pourquoi le poète tragique est si rare. Il le sera de plus en plus : parce que la vie, de plus en plus, est laide, commune, de moins en moins héroïque. On peut passer sur l’obstacle : plus fréquent, toutefois, et plus abrupt, il se fait plus difficile. Peut-être, même en France, même à Paris, faudra-t-il bientôt au poète tragique le même don étrange de vision qu’à Christiania ou à Londres. Après tout, c’est une maladie. Mais quoi ? au-delà d’un certain point, il faut être pris pour le malade qu’on est, ou convenir qu’on ne peut plus être malade.
Qui nous fera la vie belle ? Qui nous rendra la lumière ? Ibsen est digne des Grecs, sans en presque rien tenir, en ce qu’il cherche la lumière au fond même de l’ombre, et un air de beauté dans ce miroir de toute laideur, — la vie réelle. Des idées passionnées, voilà sa ressource et en quelque sorte son Olympe. Il les jette les unes contre les autres ; et presque toujours il condamne la plus noble et la plus pure. Il la frappe en l’aimant. Il la sacrifie à ce qu’il méprise et qu’il déteste. Par là, cette misérable vie de petits bourgeois dans les villages polaires se fait belle. Ibsen a la poésie de la défaite, et les beautés austères de la mort. Aussi bien c’est la mort, la vieille nourrice de la beauté tragique. Les Grecs ne cessent pas de tuer : comme les enfans, ils cultivent l’épouvante. Dans la mort, nous cultivons la douleur. Quel abîme de différence !
Je trouve Ibsen bien plus beau et plus poète dans ses tragédies bourgeoises que dans ses drames antiques ou ses poèmes. C’est qu’il y rêve avec plus de force. Il fallait un rêve ardent pour donner la vie aux idées de ces petites gens, presque tous mornes, bouffons, plats et bas sur pattes. Les idées ne vivent que passionnées ; et ces petites gens n’ont pas de passions. Bon gré mal gré, le génie d’Ibsen leur en inculque : telle est l’opération du rêve. Le grand poète est celui qui peut dire : « Mon rêve est plus vrai que votre vérité. C’est une vérité qui dure. » Quel créateur n’a pas l’appétit de la durée, et de prolonger son œuvre dans le temps ? Le rêve médite profondément la vie ; la réalité en sort plus réelle. Il était fatal qu’Ibsen devînt son propre sujet de drame ; il en a fait son chef-d’œuvre, l’ayant pris d’une âme si forte et d’un geste si libre. Quand il n’était encore que peintre réaliste[9], il n’avait pas rendu la vie à la réalité ; et quand il n’était que poète[10], la force durable de ce qui vit lui échappait encore. Puis le jour est venu où, de la vision, il a fait naître les types, ces êtres plus vivans que les vivans. Le don suprême est celui-là. Le poète ajoute alors visiblement à la nature. À la fin, il a tiré du rêve sa propre image : comment aurait-il pu consentir à l’y laisser ? C’était le moins qu’il se créât lui-même.
La scène est un lieu misérable et sublime, où l’esprit de l’homme invite à la beauté de vivre sa pensée propre et la chaude guenille des comédiens. Ibsen n’oublie pas à qui il a affaire. En général, il ne cherche point la beauté dans l’action ; les événemens de son drame sont d’une espèce assez vulgaire ; il présente une image grossière des faits ; une allégorie matérielle figure le sens caché : un canard blessé, un poulailler sous les toits, un architecte qui tombe de son échafaudage, il n’en faut pas plus pour vêtir de chair les idées les plus complexes et une passion héroïque. Ce mystère grossier lui suffit, parce qu’il doit suffire au public et aux acteurs de la comédie. En eux, et peut-être en lui-même, Ibsen dédaigne insolemment sa matière. Il réserve sa puissance et sa poésie aux sentimens que les idées engendrent. Sa manière propre est de rendre les faits vulgaires capables de son idée, qui est toujours rare et forte. Le théâtre d’Ibsen n’a qu’un intérêt assez médiocre, si l’on s’en tient à la péripétie : la vie puissante est au dedans. Rien n’est plus décevant pour la foule, elle va droit aux faits et ne se soucie pas du reste ; elle ne sait plus à quoi s’en prendre, car le caprice même de l’auteur est sans éclat, et pourtant elle soupçonne une beauté secrète ; elle pressent ce qu’on lui cache, une force admirable et même une fantaisie profonde dans la vérité ; et elle s’en irrite : Ibsen, cependant, l’a traitée comme il fallait, se bornant à lui rendre la matière qu’il en avait prise.
Vie. Exil. — La vie d’Ibsen est simple, sans événemens, et ne prête pas à l’anecdote. Une vie pareille à beaucoup d’autres, la solitude exceptée. Mêlée d’abord à la vie de tout le monde, bientôt elle n’a plus rien de public. Une jeunesse pleine d’espoir, qui s’en va à la conquête du peuple. Une défaite qui ne ménage rien, ni l’orgueil, ni la conscience, ni les moyens nécessaires à la vie. Un âge mûr plein de travaux, qui naissent dans la retraite, et une vieillesse, riche en gloire et en biens solides. De bonne heure, une habitude prise pour toujours de ne plus rien donner de soi au public, que les œuvres de l’esprit.
La famille d’Ibsen est d’origine danoise. Établis en Norvège, les Ibsen se sont mariés dans le pays ; plusieurs femmes de la maison étaient pourtant des Allemandes. Il a eu de bons parens et la fortune mauvaise, à l’entrée de la vie. Sa famille était riche ; elle a connu les revers et le malheur d’être pauvre. Il a perdu son père assez tôt : c’était un armateur hardi, un homme gai, vivant, et fait pour la victoire ; il ne survécut pas à sa ruine. Ibsen a été élevé par sa mère, femme de grand sens et de vertu rigide. Il avait des frères et des sœurs ; il se tenait à l’écart, et ne prenait aucune part à leurs jeux. Il passe pour avoir toujours haï les exercices du corps. Enfant, il était brusque, nerveux, brillant quelquefois, et le plus souvent taciturne. Jeune homme, il a dû gagner son pain, et le moyen de faire ses études. Il a tenu le pilon dans une pharmacie. Plus tard, à Christiania et à Bergen, il a écrit dans un journal révolutionnaire, et dirigé deux théâtres. Il a donc vécu dans les deux cercles de l’enfer dédiés au mensonge : toutefois, comme le mensonge est la première nature des comédiens, ils y sont bien plus sincères ; et il s’en faut que le poison de mentir ait la même innocence dans les journalistes.
L’épreuve de la misère, bien ou mal, forme le caractère d’un homme. Il s’en fait plus sensible à la joie, qu’il appelle, et à la douleur ou la colère, qui ne le quittent plus. Il arrive que, pour avoir souffert trop tôt, un homme porte au fond de l’âme un sens de la souffrance, qui finit par créer les occasions de souffrir. Du reste, presque toutes les âmes puissantes sont douloureuses. Le plaisir de vivre n’est qu’un incident : il n’a pas de profondeur.
Ibsen a éprouvé le dégoût de n’être pas à son rang ; son orgueil a grandi dans l’humiliation. Il a bien fait plus que de prendre ses grades ; il a dû conquérir le droit d’y prétendre. C’est sans doute pourquoi il tient beaucoup à son titre de docteur[11]. Il a cru dompter son pays et son temps, dans l’allégresse de la première victoire, quand le sentiment de sa force et l’ivresse de l’intelligence donnent au jeune homme cette confiance en soi et dans tout l’univers, qui est une folie d’amour. On s’aime tant d’être comme on est, qu’on croit avoir la même raison d’aimer les autres. Et peut-être les chérit-on, en effet ; dans le bonheur qu’on a de les conquérir, on leur étend sa propre excellence ; on s’assure de les convaincre ; on ne doute pas d’eux, parce qu’il semble certain qu’ils se laissent gagner ; et, comme on se sent plus haut qu’eux, on les aime davantage, on les bénit d’être assez bas pour se laisser élever. Pour eux, ils n’ont pas l’air d’en rien savoir ; et l’on s’aperçoit enfin de leur indifférence. C’est le moment où elle tourne en hostilité. Tel est l’aveuglement de celui qui compte sur son intelligence, et qui lui prête une action décisive sur la vie des autres. Sans cesse, l’esprit d’un homme fonde une immense espérance sur le cœur des autres hommes ; mais sans leur donner du sien. Les hommes, comme les chiens et les enfans, ont l’instinct de ceux qui les aiment. Il est bien vrai qu’une grande pensée ne juge pas nécessaire de mieux faire pour le genre humain que pour elle-même. L’intelligence seule repousse avec dédain l’idée du sacrifice : or, la plupart des vivans n’attend rien de l’homme supérieur, qu’une immolation ou des services.
Ibsen avait offert trois ou quatre pièces de théâtre à son public : les unes n’eurent pas de succès ; les autres firent scandale. Il avait beau se défendre : il vit qu’il lui fallait demeurer obscur, ou perdre ses forces dans un combat misérable contre les sots, et une nuée d’absurdes ennemis. Comment se résigner à une telle lutte, quand on ne voudrait même pas de la victoire à un tel prix ? — Que faire, d’ailleurs, contre tout un peuple injuste, quand on ne veut pas être le bateleur de ses pensées, ni servir la parade de son propre génie ? Valent-ils donc la peine qu’on cesse d’être libre ? Ils haïssent jusqu’à la beauté, jusqu’à la liberté que l’on rêve pour eux. Bien pis, ils ne sont pas en état de les comprendre. A quoi bon tant d’efforts inutiles ? Ne meurt-on pas de faim aussi aisément partout ? — Le plus intelligent des poètes devait en être le plus amer et le plus dur. A près de quarante ans, il s’est vu aussi pauvre, aussi seul et sans joie dans toute sa richesse pensante que, trente années plus tôt, l’avait été son père, le soir de sa ruine. Il a fait comme Dante et le prophète : il est sorti de la ville ; il a pris la route de l’exil, secouant la poussière de ses sandales sur son peuple, et, d’abord, sur ses amis.
Il a connu la faim, le mépris des plus forts et du public. Comme il a beaucoup aimé la victoire, et le rêve de la puissance, il a beaucoup souffert de la défaite, et il en a ressenti l’outrage. Il y a pris une haute idée de son génie, ayant mesuré à quoi le génie condamne. Quand il s’exile, il ne laisse dans son pays que l’amertume d’une vie détruite[12].
Depuis près de trente ans, il n’avait pas cessé d’errer, vivant en Italie et en Allemagne, tantôt à Ischia, tantôt à Munich, et le plus souvent à Rome. Il quitta Rome, comme les Italiens y entrèrent. « On vient de nous enlever Rome, à nous autres hommes, écrivait-il, pour la livrer aux faiseurs de politique. Où aller maintenant ? Rome était le seul lieu où vivre en Europe, le seul où l’on eût la vraie liberté, qui échappât à la tyrannie des libertés publiques[13]. » Quand la troupe de Meiningen eut commencé de le rendre célèbre, il fut loué dans son pays ; il y fit d’abord quelques courtes visites ; puis, l’Europe ne lui parut plus valoir beaucoup mieux que la Norvège. Il y rentra donc, en 1891, pour ne plus la quitter. Il allait avoir soixante-cinq ans. Il faut bien mourir quelque part. Et s’y prendre un peu à l’avance. Ainsi l’on prend ses quartiers d’angoisse.
Secrets de la puissance. — Ibsen paraît avoir passé cinquante ans de sa vie à nourrir la force de son grand âge. Il n’y a peut-être pas un autre poète qui n’ait vu tout son génie que dans la vieillesse. Coup sur coup, Ibsen sexagénaire a donné ses chefs-d’œuvre : d’abord, un drame chaque année ; puis, tous les deux ans. Ce fut sa règle pendant vingt années. Sans doute, il avait autrefois conçu et à demi créé ce qu’il mettait alors au monde. Quoi qu’il en soit, on aime à se faire d’Ibsen l’idée d’un vieil homme puissant. Du reste, quel homme vraiment grand n’est pas plus beau dans son âge mûr, et la vieillesse ? — On dirait même qu’il y est plus robuste, et que l’âme n’a toute sa force qu’après cinquante ans.
J’imagine le véritable Ibsen, l’homme secret, celui qui cache son cœur, sous les traits les plus violens et les plus rares, comme le Vieux de la Montagne aux Idées. Lui aussi, il a sa troupe de disciples, qu’il enivre de doctrine, et qu’il envoie méfaire ailleurs et, Dieu soit loué, s’y faire pendre.
Si l’on regarde au fond de ce solitaire, sous une triple cuirasse de froideur indulgente, d’ordre poussé jusqu’aux minuties, et de politesse, il y a, d’abord, l’amour ardent de la vie, et l’instinct de la domination. Ces deux passions s’assemblent, comme le tenon et la mortaise. Un appétit insatiable de la vérité tantôt s’y oppose, et tantôt y sert de levier. En ce sens, et pour qui veut la puissance, la vie n’est pas toujours ce qu’on a de plus cher. La liberté n’est qu’une belle raison, et la volonté dominatrice la donne à tous ceux qu’elle veut dominer. Agir en liberté, c’est ce qui vaut le mieux ; mais autant dire : agir selon son bon plaisir ; fais ce qui te plaît le mieux, à la condition que ce soit l’œuvre à quoi tu es le mieux fait toi-même. Et, par conséquent, si le désir de la fuite est si joyeux en toi, petite fille, écrase en traîneau ton vieux père sur la route : il n’en saura rien, ni toi non plus ; la nuit est belle ; la neige est solide ; la glace est bonne ; tu glisses à toute vitesse et tu passes. Les hommes non communs agissent hors du commun ordre, et n’ont pas besoin de raisons. Trahir une grande force, c’est le plus grand crime. Il faut donc vouloir, il faut oser être soi-même. Quiconque doute de soi n’est pas digne de se faire croire. Le doute est la faiblesse même. Croire à sa propre vérité, pour que les autres y croient ; et de même à son droit, à son autorité, à sa force. Qui a une œuvre à faire ne doit s’arrêter à rien. La force et la volonté du plus fort imposent à la foule ce qu’elle ne peut jamais comprendre. Font partie de la foule tous ceux qui ne servent pas, corps et âme, à l’œuvre proposée. Nul lien avec les autres : rien n’est plus amer que de n’être pas compris ; mais l’essentiel n’est pas qu’on me comprenne : c’est qu’on m’aide. Si mon ami ne croit pas en moi, je n’ai que faire de mon ami ; je n’ai plus besoin de lui ; il m’importune ; et qu’il n’invoque pas sa vérité contre ma vérité : je n’en connais qu’une, — la mienne ; que la sienne s’y ajuste : savoir tromper, c’est en quoi l’amitié consiste. Sur le point de céder aux femmes, il faut savoir se soustraire à leur fatale mollesse, et fuir Capoue. Leur éternelle exigence, leur requête d’amour est le piège où trébuchent les meilleurs hommes. Pour elles, rien au monde ne prévaut sur les droits du cœur ; et non pas même du cœur, comme l’entend un homme, — mais de leur cœur. Tout ne compte à leurs yeux qu’au regard de la famille ; tandis que l’homme, fait pour dominer, ne se soucie point de toutes ces affaires domestiques, et dit de son propre fils : il est un étranger pour moi, je suis un étranger pour lui. Qu’on soit d’abord à l’abri de ces molles influences, de cette pluie patiente qui vient à bout du granit. Les femmes nous gâtent l’existence ; elles nous font perdre de notre prise sur le monde ; elles brisent nos destinées ; elles nous dérobent la victoire : telle est la sentence d’un grand vaincu, qui aurait pu vaincre.
Un tel homme est presque toujours seul. Là-haut, dans sa chambre, il va et vient comme un loup malade. Et, quand il sort, s’il lui arrive de se mêler à la foule, il ne rencontre que les symboles du deuil, de la défaite et de la mort. Même si elle connaît le succès, on étouffe dans cette vie. On ne peut plaindre celui qui ne veut pas être plaint ; peut-être on l’envie. Mais lui, qui ose tout d’abord, n’a pas l’âme si dure qu’il ne souffre ; car la passion du pouvoir trompe toujours : qui, aimant la puissance, sera rassasié de puissance ? On a, près de soi, pour compagne de lit, la seule force toute-puissante, la garde-malade voilée qui veille même les mieux portans : la mort. Voilà pourquoi cet homme n’aime pas la campagne. La ville emporte tout dans une rumeur de mouvement. À la campagne, on ne s’abuse plus guère : à cause de ce terrible silence. On y entend marcher le temps. On y écoute tomber ses pensées ; et c’est entre les mains de la mort que coule tout ce sable. Cinquante ans, cinquante minutes au sablier.
Ibsen n’est pas aimé. On l’admire. Il ne sera jamais cher qu’aux puissans qui sont tristes ; et à ceux qui voient le monde dans la lumière étrange du crépuscule, sans être sûrs de ne pas faire un songe à la fois trop frêle et trop solide, terrible et bouffon, odieux et pitoyable.
Avant d’en venir là, Ibsen a eu tant de confiance et d’orgueil qu’ils suffisaient à beaucoup de bonheur encore. L’homme de foi n’est jamais tout à fait mort en lui. Il s’est reconnu pessimiste en ce qu’il ne croit pas à la durée éternelle d’un idéal quel qu’il soit ; mais optimiste en ce qu’il croit possible de faire succéder un idéal à un autre, en s’élevant même de ce qui est moins parfait à ce qui l’est le plus. Jusqu’en ses derniers temps, Ibsen n’a jamais été sans un idéal ou deux, ou même trois[14]. C’est plus tard qu’il a vu qu’on ne les trouve pas si aisément ; et qu’ayant perdu cette lumière, il n’y a plus qu’à s’en aller dans la nuit noire.
Il n’y a point de pensée si amère, ni de vie si désenchantée qui ne fassent encore à l’homme des promesses admirables, s’il garde intacte la foi à sa propre vertu, et l’espoir d’y faire parvenir le monde par les voies de la pureté morale. La conscience d’être pur est à l’âme ce qu’une source d’eau, ouverte au flanc d’un glacier, est au voyageur épuisé de soif et de fatigue, par un midi d’été, au cours d’une ascension dans les Alpes. La pureté morale fait l’âme vigoureuse et libre ; elle appelle son désir « un bain purifiant. » L’homme alors ne doute pas de lui-même. Bien loin d’être incurable en secret, il porte le remède aux autres ; s’il se plaint, c’est de ne pouvoir faire tout le bien qu’il voulait ; au total, telle est son espérance, qu’il lui faut seulement être libre d’agir pour être sûr d’abonder en actions parfaites. Il se sent une vigueur irrésistible ; il se trouve le plus près de son Dieu et de soi-même. La pureté morale suffit à tout. Il n’est bonheur qu’elle ne supplée. Ibsen en exil, tournant le dos à sa patrie, ne compte plus sur la victoire, et consent à s’en passer. De cœur altier comme il est, et d’âme impérieuse, il sait bien qu’il lui faut dire adieu à la fortune : peu importe. Que son cœur se pétrifie, au besoin ; désormais, il est homme à se tirer d’affaire ; il a fini sa vie de plaine, il s’est établi sur les hauteurs, « en liberté et devant Dieu[15]. » Il se croit sorti des passions et de leur guerre cruelle. Comme on doit s’y attendre avec les âmes pures, qui ne sont point saintes, l’orgueil est une forte puissance. La pureté morale fait ainsi une chaude matrice à l’amour-propre. Elle juge de bien haut tous ceux qui lui semblent moins dignes. Les purs, qui croient ne devoir qu’à soi toute leur pureté, n’ont aucune charité. Ils peuvent être durs, ils sont sans remords. Ils jouissent curieusement de mépriser les autres. « En bas, les autres, et à tâtons, » dit Ibsen. Et même, s’il est trop haut pour eux, si tous les liens sont rompus entre lui et les autres, peut-être en souffre-t-il moins qu’en secret il ne s’en vante.
L’âme d’Ibsen a presque toujours été d’une pureté glaciale. Il est unique par-là entre tous les poètes ; car il n’ignore pas les passions : tant s’en faut, qu’il va bien au fond.
iii. — ibsen ou le moi
Les idées sont tragiques. Les idées sont émouvantes. Les idées sont pleines de passion. Les idées sont plus vivantes que la foule des hommes. Mais à une condition : que ce soient les idées d’un artiste, et qu’elles s’agitent dans un moi vivant. Faute de quoi, elles ne sont que science, et squelette comme la science. La vie des idées doit tout à celle de l’individu. Un art ne saurait pas vivre d’idées, seulement ; il faut qu’un artiste y prodigue de sa vie propre, et donne vraiment le jour aux idées pour qu’elles soient vivantes.
La vie est le don propre de l’artiste. Il peut y avoir des poètes tant qu’on voudra, de belles idées, de nobles formes : la vie seule est la marque de l’art. Où il y a un homme vivant, il y a une œuvre d’art. Le don de la vie est infiniment au-dessus de tous les autres. Rien dans l’homme ne va plus haut : c’est qu’il n’y est pour rien, et proprement sa faculté divine.
La tristesse d’Ibsen est celle de l’idée vivante. Sa sombre humeur vient de ce qu’il met sa vie dans ce qu’il pense. C’est le plus intelligent des poètes ; mais il a bien plus que de l’intelligence ; il respire la déception infinie de l’esprit qui comprend, et du cœur qui éprouve ce que l’esprit a compris. Il pourrait se réjouir, s’il n’était qu’un savant ; il a bien démonté la machine ; mais, en vertu de la vie que les idées lui ont prise, il demeure dans une tour de chagrin.
La plupart des auteurs logent au même étage que la plupart des hommes. Ils imitent ce qu’ils voient et ce qu’ils touchent ; le fond leur échappe, qui est la vie. Je vois ici la pierre de touche à juger de l’imitation : qu’on prenne les termes mêmes de ce qu’on imite, on en est le maître si l’on y met la vie. Le commun des anarchistes se donne soi-même, et chacun de son côté, pour la règle du monde ; le commun des auteurs peut aussi prétendre à mettre les idées sur le théâtre. Ils oublient qu’Ibsen en fait des êtres vivans. Il faut avoir l’étoffe : c’est le moi. Beaucoup l’invoquent, qui n’en ont pas. Ibsen ne pousse pas sur la scène des comédiens grimés en idées. Il va des idées aux hommes qui les portent, ou que quelque fatalité y a soumis. Il crée du dedans au dehors, au lieu d’aller du dehors au dedans. Il s’intéresse moins à ce qu’on dit qu’à ceux qui le disent. Telle est la différence de la thèse et de la tragédie. Le plus intelligent des docteurs ne fera jamais un poète tragique.
Le nombre des personnes est infiniment petit. En art, l’individu, c’est le génie. Il serait assez juste d’accorder au grand artiste qu’il a seul droit à l’individu. Tous les autres doivent accepter l’ordre ; et même tout leur mérite est de rester dans l’ordre, il me semble ; car ils ne sont pas seuls, et leur vertu est de relation à l’ensemble.
C’est parce qu’on se croit quelqu’un qu’on se rebelle contre toutes choses. Je vois la révolte en tous, et je ne vois de moi presque en personne. Elle vient des idées abstraites, la folie de croire qu’on change le fond de la vie humaine, en bouleversant les formes. Cette niaiserie, d’où sortent beaucoup de révolutions, est odieuse à l’artiste : il ne s’y plaît qu’un peu de temps. Le lionceau n’a pas toutes les dents du lion.
Ibsen est né de la critique et d’une longue réflexion ; il a eu le culte des idées ; mais il ne s’y est pas tenu, — le seul poète qui soit parti des idées pour arriver à créer des hommes. Il a fait ce que Gœthe ne sut pas faire : c’est qu’il avait encore plus d’imagination que d’intelligence. Ibsen a donc été révolutionnaire ; car la critique, c’est toujours à quelque degré la révolution, soit pour anticiper sur les temps, soit pour tâcher à les renvoyer en arrière. Mais il a bientôt connu qu’à une certaine hauteur on ne peut pas être de son parti, sans être aussi de l’autre : n’est-il pas étrange que cette élévation à la sagesse se détermine plus par le tempérament que par l’esprit ? La puissance morale d’Ibsen est celle même de son intelligence ; et c’est où reparaît l’instinct : il n’absout pas souvent.
Le moi qui juge est impitoyable ; il détruit tout ce qu’il touche. Rien ne trouve grâce devant lui, que le songe de la vie.
Vie des idées. — Une vue tragique de l’univers, voilà donc la forme où les idées s’animent. L’empire de la douleur est livré aux passions. Seules, les passions fécondent l’intelligence du poète ; et c’est aux passions seulement que les idées empruntent la vie. L’idée est à l’image de l’homme qui pense. Il ne s’agit point de science, certes ; mais de ce qui lui est si infiniment supérieur, notre raison d’être, ici-bas et sur l’heure.
La religion est un art de vivre ; la science en est une parodie. La science ne peut passer le seuil ; l’art est au centre de la demeure, comme le cœur. La science ne connaît pas le temps, ni les espaces en nombre infini. L’art est un connaisseur très fin de l’âme, de ses temps, et de ses espaces en nombre infini. Le palais de l’artiste repose sur un acte de foi. L’artiste connaît l’éternelle illusion ; et il fait semblant de compter sans elle. Il s’enivre de cette feinte surhumaine ; il construit pour l’éternité des demeures qu’il sait lui-même faites de fumée, et fondées sur le rêve. L’art est tout humain ; et la science est inhumaine.
Voilà en quoi une idée, à moins d’être vivante, n’est pas un objet d’art. Sinon la vie, rien ne nous importe, malheureux que nous sommes. Le premier homme, en quête de Dieu, est un artiste. La recherche de la vie a fait la religion, et non pas la crainte de la mort. Il n’est pas un seul homme qui n’ait besoin de Dieu pour vivre. Et qu’importe s’il est possible de s’en passer aux seuls esprits ? — Mais que m’importe l’esprit ? Je vis de vie, et je suis affamé d’être. La séduction de l’esprit est l’attrait irrésistible qui me pousse à ma perte. Que j’y aille donc, puisque je ne puis faire autrement ; mais qu’à tout le moins je n’ignore pas où je me précipite ; que je ne me vante pas de courir à une vie plus ample ou plus vraie, quand je descends au contraire la pente du désespoir, et d’une mort très profonde.
À moins de la religion, il n’y a que l’art seul qui permette de vivre. Je parle pour ceux qui ont un cœur vivant ; non pas pour ces estomacs faciles, qui se nourrissent de papier et s’engraissent de formules. Quel artiste désormais ne se verra point enfermé dans la souffrance, comme dans une cellule, au centre de l’univers ?
Je souffre, donc je suis : tel est le principe de l’artiste. La vie et la douleur sont les deux termes de l’être. Toutes mes idées sont vivantes et passionnées ; en elles, c’est la douleur qui met la marque. Si elles ne sont désespérées, et chaudes comme la vie même, que me font les idées ? — L’homme qui vit avec force n’a que faire des idées mortes, ce gibier de savant.
Façons d’être. — Le Nord vaut peut-être mieux pour la morale. Mais le Midi vaut mieux pour la vie.
C’est dans le Nord que l’art est un œuf d’aigle couvé par des canes. La Réforme a décidément assis la morale dans le trône du souverain. Il est curieux que, pour mieux repousser l’autorité du pontife romain, les peuples du Nord se soient soumis à une foule de papes de village. La tyrannie des principes paraît peut-être moins pesante, parce qu’elle est anonyme ; mais enfin Léon X n’avait pas si tort quand il ne voyait dans la querelle de Luther avec les légats de Rome qu’une dispute de moines : le Nord tout entier, depuis, s’est fait théologien.
La théologie des laïcs enferme les mœurs dans une étroite prison de préjugés et de pratiques. La stricte morale qui condamne toujours, et toujours par principe, telle est la redoutable puissance qui, pendant trois siècles, a réglé la vie dans les petites villes du Nord. Car la théologie des laïcs, c’est la morale.
On peut voir dans Ibsen l’ennui, l’esclavage, la misère de cœur qui s’ensuivent. Il n’y a pas trente ans, la plupart des villes scandinaves vivaient courbées sous le joug. Le pasteur, l’avis du pasteur, les bonnes œuvres du pasteur, la société des dames ouailles du pasteur, voilà une église impitoyable, qui ne connaît que des fidèles soumis ou des hérétiques : église dans une grange, où, au moindre signe d’indépendance, l’enfer est toujours prêt à flamber l’indépendant. Nul égard aux passions ; et même la violence d’un cœur sincère y est plus abominable que les crimes où il s’égare : le scandale est le péché sans rémission. Il faut rougir d’être soi-même, ou le cacher. Il faut avoir honte de sentir comme l’on sent ; mais bien plus de le montrer. Dans ces pays, que l’on prétend si libres, la moindre liberté du cœur est scandaleuse ; et le bonheur que l’on ose goûter à la source, qu’on n’a pas eu honte de découvrir soi-même loin de la fontaine commune, ce bonheur est cynique. Les meilleurs sont austères et froids, se faisant de pierre. Là, l’hypocrisie est une forme très pure de la vertu sociale. De même que l’on doit porter le costume de tout le monde, chacun a ses gants d’hypocrite vis-à-vis de tous les autres, et jusque dans son lit. Ainsi l’exige l’autorité d’une église laïque, fondée sur l’horreur du scandale.
Dans la moindre ville de France ou d’Italie, soumise au pire podestat ou au plus fanatique des moines, il y a toujours eu plus de liberté véritable que dans ces pays du Nord, où est né, dit-on, le premier homme libre. Comme si la liberté consistait, d’abord, à voter l’impôt à deux cents lieues loin de son âtre, ou à dire ses prières dans le patois de son canton ! La meilleure prière est celle que l’esprit n’entend pas, mais que son Dieu entend. Qu’on ne cherche point la preuve de la liberté dans les chartes, mais qu’on la trouve où elle est, — dans les mœurs. On devrait s’aviser que l’art mesure le niveau des peuples libres ; à peine si, depuis cent ans, le Nord n’est plus à l’étiage.
La force des grands artistes, dans le Nord, se marque à leur révolte. Dans le Midi, plus souvent à leur harmonie finale. Se tirer d’entre la foule des intrigans, des bavards et des faux artistes, voilà pour ceux-ci en quoi consiste la lutte. Mais, pour ceux-là, il les fait sortir d’un marécage moral, où la liberté d’âme trouble toutes les habitudes d’un peuple qui se croit libre, parce qu’il est asservi à ses propres principes.
On ne comprend guère Ibsen, et sa manie d’en appeler sans cesse aux Vikings, si on ne se le représente pas nageant à grandes brasses, seul, dans son fjord aux eaux croupies, où tout le monde, autour de lui, dort debout, enfoncé jusqu’aux narines. Ibsen n’atteint la rive que pour abattre le premier tronc venu, s’y tailler un canot, et mettre à la voile. Là-dessus, il pousse vers la mer libre. Il crie à son peuple, furieux qu’on le tire du noir sommeil : « Debout ! Qu’il vous souvienne des Vikings ! Assez dormi dans la vase ! Réveillez-vous : il n’est que temps ; vous n’avez que trop vécu en carrassins, sous le varech et le sable. » Pendant plus de trente ans, on lui répond par des injures, et on le traite de pirate. Puis, vient un jour, peut-être plus morne que les autres, où tout le monde, barbotant dans le marais, sous les yeux d’Ibsen, se vante d’être pirate comme lui…
Car telle est l’issue fatale : quand le joug est secoué, presque toujours on doute qu’il en aille mieux pour ceux qui l’ont porté. Il n’est pas bon qu’il leur pèse ; et parfois il est pis qu’ils en soient délivrés. Que reste-t-il ? La vérité toute nue. Cependant, la vérité nue n’est qu’une allégorie, et sans doute elle est belle sous les mains d’un grand peintre ; pour l’ordinaire, il n’y a que des hommes nus : des singes.
Le Viking, avec un sens profond de la vie, ne rêve point de fonder son royaume sur la terre natale. Tous ces pirates ont les yeux fixés sur le Midi. Le pays de la joie et de la lumière, c’est le pays de tous leurs songes : là, il doit être possible d’affronter la vérité nue. Ibsen, le Viking de l’art, ne rêve aussi que du Midi ; mais peut-être ne met-il la joie et la liberté dans la terre des dieux que pour reculer la perspective. Les pommes d’or sont celles qui ne viennent pas dans mon verger. Si le Midi était plus proche, l’illusion ne serait pas si facile. Ibsen aussi a vécu à Rome et en Italie ; il n’a pourtant pas continué d’y vivre. Les gens du Nord ne bavardent peut-être tant de l’idéal que grâce à l’espérance, nourrie parfois plus de vingt ou trente ans, d’enfin passer l’hiver au soleil.
La lumière du Midi, elle aussi, n’est qu’un rêve. Là-bas, la vie est plus facile. Le malheur veut que les cœurs profonds s’ennuient de la facilité. Ils la désirent, « parce que le désir passe en tout le contentement ; » mais, la rive touchée, la contrée n’est plus si belle. Je suis dans la brume du Nord : qu’on me donne le Midi, et la joie du soleil. Mais, si je les avais, je les fuirais. Dans la pleine lumière, c’est la pleine horreur du destin et de l’homme. On ne va là-bas que pour en revenir, il me semble. On le voit assez bien dans cet air de vieux maître à mépriser, où Ibsen a pris sa retraite de pirate : c’est l’habit d’un docteur allemand, et même le dos d’un piétiste ; mais ce n’en est pas la bonhomie grasse, ni la suprême satisfaction d’être docteur allemand. Dans Ibsen, une des faces, en secret, s’amuse de l’autre, avec un sérieux terrible. S’il n’était pas si timide dans la rue, on lui sentirait une affreuse amertume : le miel de la politesse, il en est oint, et les mouches s’y laissent prendre. Un vieux Viking, oui, et bien hardi, — mais qui a coulé son canot.
Figure. — Une grosse tête sur un petit corps ; et, face d’un large crâne, une figure ronde qui fait centre à une auréole, une forêt touffue de barbe et de cheveux ; elle semble y disparaître ; c’est le trait qui domine dans tous les portraits et dans les caricatures. Jeune, il était plein de verve, prompt, homme à caprices et aux nerfs violens ; tantôt enthousiaste et tantôt taciturne, rêveur, à l’écart. Il semblait étranger aux gens de son pays : souple, vif, brusque, de teint plus que brun, couleur de bronze, les cheveux noirs, il n’avait point la haute taille, la chair rose, et le poil blond des Scandinaves[16] ; tout ce que Bjoernson représente, au naturel, sans parler de l’air doctoral, de la tête carrée, et du maintien qui hésite entre le professeur de théologie et le médecin.
À quarante ans encore, Ibsen n’avait point cet air de docteur, maître en toutes les sciences de l’amertume, qu’il a pris, depuis. Son plus beau portrait fait plutôt voir le visage d’un peintre : à un très haut degré, il a le caractère commun à toutes les figures de la génération de Quarante-Huit, — du moins, dans les plus illustres, qui n’ont point voulu fermer les yeux au spectacle du monde : c’est une expression forte et triste, sans lassitude ; celle d’idéalistes revenus de tout, qui se sont retirés de l’action, où ils ont rêvé jusque-là, pour juger dans la veille le monde où ils n’agissent plus. Ils l’avouent : oui, ils ont rêvé dans l’action : ils vont, désormais, porter les vues dures et nettes de l’action dans leur propre rêve. Qui s’étonnerait que le trait dominant sur ces figures fût une forte tristesse ? — Comme l’acier ressemble à une matière tendre qui a la couleur du métal trempé, Ibsen à quarante ans rappelle le peintre Millet. Le front n’est point disproportionné au reste : il devait se découronner par le haut, et mettre en avant le beau crâne, en forme d’ouvrage avancé. Une masse épaisse de cheveux se mêle à la barbe abondante et carrée ; au milieu du front rond et noble, il a l’épi ; tout le visage dit la pleine marée des idées, mais d’idées qui n’ont pas noyé l’instinct ni, les passions. L’imagination et la volonté parlent ici plus haut que l’intelligence ; cependant, elles n’ont pas, à beaucoup près, la violence farouche, l’air de démence qui frappe dans Tolstoï au même âge. Trente ans plus tard, c’est l’opposé : Ibsen a laissé en lui gagner le trouble ; il est bien loin de respirer le même apaisement que Tolstoï.
De la jeunesse à l’âge mûr, en effet, la figure d’Ibsen a subi une inversion singulière. Les deux lignes dominantes de ce visage ont troqué, l’une contre l’autre, l’expression qui leur était propre : les yeux parlent aujourd’hui pour la bouche muette ; et la bouche serrée retient, désormais, le trait que lançaient autrefois, et qu’acéraient les yeux. Comme la vie même d’Ibsen, cette face s’est fermée peu à peu ; comme il est passé des rêves à la vue plus proche du monde, et de l’espoir au mépris qui suit le désabus, son visage a passé de l’air ouvert au secret de la retraite, et de la hardiesse virile qui va au-devant des hommes à la propre défiance qui se défend. Ibsen cesse de combattre corps à corps : il est au coin de la scène, où la porte de sortie est pratiquée ; de là, il frappe, il blesse, il ne combat plus. Et le voici dans sa vieillesse, qui a la physionomie redoutable de l’ombre, la façon habituelle aux oiseaux de la nuit : il a les gros sourcils qui font auvent sur les yeux, pour en cacher la bénignité même ; il a le retrait de la face et les broussailles effilées de la chouette.
Le vaste front, au haut de ce visage, se dresse en donjon, opposé à la vie ; mais le mur reçoit les images. Sans avoir la masse abrupte d’une roche, ce bastion de la tête manifeste la force ; ses assises volontaires sont rivées aux tempes par la barre puissante des sourcils. Ce front reçoit et garde : il n’absorbe pas les images ; il les tire à soi et les force à suivre ses propres courbes. Certes, il leur imprime sa forme ; ce n’est pas comme Tolstoï, qui n’offre qu’un miroir.
Ces yeux d’Ibsen, au milieu de sa vie, ont été très beaux : bien logés, ils regardent avec courage ; ils vont au-devant de l’attaque ; ils sont fermes, ils ne vacillent point ; ils avaient une certitude qu’ils ont perdue, depuis. Ils ont ce pli aux paupières, qui donne à l’ensemble le caractère d’une douceur inavouée ; le sourcil est froncé, non parce qu’il menace, mais à cause de l’attention que les myopes portent sans le vouloir à tout ce qu’ils considèrent, dès qu’ils lèvent la tête. Le haut de cet œil fut d’un héros, prêt à la bataille. Tout le bas du visage, vers la bouche, sans être pacifique, sans tendresse, a eu beaucoup de bonne fermeté. La face n’a jamais été creusée, ni maigre, ni maladive. Elle est d’une honnêteté admirable. Un grand air de braver tranquillement l’opinion d’autrui ; la foi en sa valeur propre et en son droit ; un artiste dont les puissances sont encore plus voisines de l’instinct que des livres, et qui n’ont pas encore usé leurs passions sous la lime des mots.
Depuis, le vieillard a grandi en pensée : il y a laissé de l’homme ; l’amour passionné de la vérité s’est armé d’épines ; jadis, l’âme la plus sincère, une bravoure si loyale de la pensée qu’elle va, dans le visage jeune, jusqu’à la suffisance. Cette figure a dépouillé sa fougue naïve, comme un ancien duvet ; elle a perdu de sa force hardie, et de la confiance en soi ; la même loyauté se recule, presque farouche, indomptable à la fois et timide ; non pas flétrie, mais défiante et dégoûtée, elle se retranche derrière un rideau de brouillard. Au fond, une inébranlable résolution, sans ruse et sans faste, non pas sans ironie. Une volonté de fer pour résister, une âme d’acier lin dans un fourreau de glace ; une action puissante, quand il agit ; mais peu d’action. Beaucoup de douceur lointaine dans ces yeux qui rêvent et qui sont distraits, même quand ils écoutent ; mais une douceur courte et sans emploi ; peu de complaisance intérieure : il acquiesce à tout ce qu’on veut d’un mot, pour s’en défaire, — d’un mot. Mais il dit « non » de toute sa force, au fond du cœur, et, immuable dans le refus, même quand il se dérobe, il refuse à jamais le consentement.
Il a toujours été très sensible au suffrage des femmes. Comme plusieurs hommes du même ordre, il en aime la société ; ou plutôt il se plaît dans leur compagnie, à la condition, sans doute, que ce soit à son heure. Il est coquet ; il a le soin de sa personne : on le voit lui-même dans un jeu de scène admirable, quand Borkmann aux aguets, de côté pour n’être pas surpris, sachant qu’on va entrer dans sa chambre, prend une petite glace à main, s’y mire, remet de l’ordre dans ses cheveux, rajuste sa cravate. Ibsen ne se distingue plus de ses héros : c’est toujours l’homme de soixante ans, à la forte charpente, nerveux et nourrissant sous la cendre le feu d’anciennes passions. Peut-être a-t-il aussi souffert près des femmes, comme d’autres grands artistes, de n’avoir pas ces avantages du corps, qui passent de si loin, près d’elles, tous les dons du génie. C’est pourquoi il tient à leur plaire ; c’est autant de pris sur elles si l’on s’entoure de celles qui nous ont plu. Le goût que l’on a pour les femmes est souvent le pis aller du goût qu’on voudrait qu’elles eussent pour nous. C’est une question si les esprits misanthropes ne sont pas les plus sensibles à la séduction des femmes ; et, dans le misanthrope, il y a le misogyne aussi ; mais le cœur se moque de la théorie. Un homme d’un certain ordre ne pardonne guère aux autres hommes ; et même l’indulgence pour tous est plus froide que la colère. Le même homme n’a point d’effort à faire pour sourire aux femmes. J’en sais, des plus perspicaces, au regard le plus aigu et le plus sévère, que toute femme plaisante aisément désarme ; la sévérité ne tient pas devant un joli visage, et l’œil le moins dupe veut être dupé par le charme rieur de la tendre jeunesse.
Comme Goethe, Ibsen aurait aimé d’être peintre. Il travaille toujours seul ; il ne confie jamais à personne ce qu’il fait ; nul ne connaît rien de ses drames que publiés ; il ne dicte pas et n’a point de scribe. Il copie ses œuvres de sa main, qui est grande, ronde, serrée, entièrement renversée à gauche, marchant à reculons enfin. Il aime les tableaux ; et toujours maître de soi, sans boire trop, il boit très dur et sec.
Ce petit homme, au dos solide, les épaules larges et vénérables, marche à pas comptés. Le chapeau fortement planté sur la tête, la taille encore souple, l’allure élégante et ferme, les gants à la main, le pied maigre et haut dans un soulier fin, Ibsen s’avance dans la rue d’un air circonspect, cossu et mesuré. Qui le voit de dos le prend pour un vieillard de l’ancien temps, qui n’a peut-être pas renoncé à plaire. Aristocrate en tout, tout en lui est d’un vieil aristocrate. Il est distant ; il est poli jusqu’à la minutie ; et, à cause de l’extrême politesse, il n’est pas familier. Il déteste le laisser aller, le bruit, la poussière et les coups de coude. Il ne se persuade point qu’il y ait une grâce d’état pour rendre agréable la boue de la foule, et qu’on en soit moins crotté. Qu’il soit dans la rue ou dans un salon, il se sépare du monde par son seul aspect. Son air y suffit, même quand il ne se découvre pas, et qu’il ne montre point cette tête de diable à cheveux blancs, soudain sortie de la boîte, — ici, le corps vêtu de noir, l’habit correct d’un digne gentilhomme. La douceur de sa jolie voix, le timbre presque féminin de son accent, l’agrément menu de ses gestes, tous les soins qu’il donne aux gens et qu’il prodigue aux femmes, ne dissimulent pas le retrait intérieur, ni le quant à soi farouche d’un cœur qui a pu se livrer, mais ne se livre plus. Le charme des yeux gris étonne, comme un secret qui ne se laisse pas surprendre. Le regard de ce vieil homme sombre est plein d’attention fugitive et de longue mélancolie ; il a ses étincelles et un feu presque timide qui se dérobe ; une estime désabusée, une claire tristesse qui méprise ; il n’est tourné sans doute que sur soi ; il est voilé le plus souvent : un soleil du Nord sous les brumes.
Il n’est besoin que de voir Ibsen en public, ou de lire un billet écrit de sa main, pour reconnaître la marque du pays, et l’empreinte de toute la race. On secoue le joug d’une religion et d’une morale ; on rejette pour le compte de tout le monde les habitudes séculaires d’une coutume et d’un ordre social. Mais, pour son propre compte et presque à son insu, on garde les modes d’un monde aboli, et l’on tient à ses façons. On fait la guerre à la loi de Luther, on en brise la contrainte ; mais on reste luthérien dans sa cravate ; la redingote raconte le bourgeois et sa manie d’être considérable ; l’on a en vain rompu avec les idées communes : toute cette révolution s’arrête au chapeau, et elle s’abrite même à jamais sous la coiffe que les pères ont portée, et qu’à son tour le fils porte.
Ibsen, le plus rebelle des esprits, est le plus correct des poètes, qui ne sont point, d’abord, hommes du monde. La correction est une forme de la droiture, après tout ; et, dans le Nord, elle supplée à l’élégance.
Tolstoï et Ibsen, différens presque en tout, l’Orient et le Ponant de la révolte sociale, ne diffèrent en rien plus que par cette recherche de la forme correcte. Tolstoï la raille, la tourne âprement en ridicule, la méprise ; il est près d’y voir l’habit du grand mensonge. Ibsen, au contraire, y trouve une sauvegarde, une défense contre autrui : c’est qu’à la vérité, Tolstoï appelle à soi tous les hommes, tandis qu’Ibsen les écarte ; il ne veut avoir affaire qu’à leur seul entendement. Il n’agit que de loin, et caché ; Tolstoï, comme tous les esprits religieux, est un héros qui combat dans la pleine mêlée, une action vivante au milieu de la foule, bras et torse à nu, pour laisser tout leur jeu aux muscles.
Quel contraste, celui des dernières images, où l’on peut voir l’un et l’autre de ces hommes au soir de la vie ! Ces deux princes de l’art, en Europe, sont presque jumeaux, et le seront sans doute dans la tombe. Ibsen n’est l’aîné de Tolstoï que de quatre mois[17].
Je les ai tous les deux sous les yeux, à près de soixante-quinze ans. Ibsen n’a-t-il pas bien l’allure d’un vieux médecin, savant illustre et dangereux, trop habile en chirurgie, récompensé par la fortune ? Certes, c’est là le docteur Ibsen, comme, dit-on, il veut toujours qu’on le nomme.
Tolstoï, si défait par sa dernière maladie, la main passée dans la ceinture de cuir qui serre sa blouse, une calotte ronde sur la tête, lève le front, à sa mode ordinaire. Il est debout dans la prairie, robuste et ferme encore des épaules, mais le poids du corps tombant sur les genoux fléchis. De larges, de grandes rides, un réseau de soucis et d’efforts passionnés, couvre d’une tempe à l’autre son front sec et anguleux, comme d’une grille où l’invisible ennemi le retire de nous et déjà veut nous le dérober. Il est terriblement amaigri ; les os des pommettes percent les joues ; et, sous les sourcils broussailleux, plus que jamais les yeux se cachent, ces yeux toujours vifs, pâles, violens et doux, ces chasseurs d’images à l’éternel affût du bien et de la vie. Mais surtout, autant qu’un trait humain peut différer d’un autre, c’est la bouche de Tolstoï qui, de toutes les bouches, ressemble le moins à la bouche d’Ibsen. Il dresse le menton, avec la grande barbe blanche qui pousse en long comme une fougère sur un talus ; et les lèvres sont entr’ouvertes, d’une incomparable éloquence, d’une tendresse inconnue dans la souffrance, d’un appel miraculeux comme celui de la vérité en personne, à toute erreur et à toute misère. Et voici la bouche d’Ibsen, fermée avec résolution sur les secrets qu’elle ne veut pas dire : il n’y a point de tristesse sur ces lèvres, parce qu’une volonté puissante y respire : gare à l’arrêt qu’elles prononceront, celui du médecin qui ouvre les corps, qui tue pour guérir, qui prend la vie aux cheveux et la scalpe. À Tolstoï la figure du prophète, du patriarche, jusque sur le lit de douleur ; c’est un prophète d’une espèce moins secourable que je reconnais dans Ibsen : il sait, mais il n’aime pas ; et la science, en effet, est la prophétie des lieux où le soleil de la vie se couche.
iv. — que le moi ne peut tenir la gageure idéaliste
Le climat et la douceur de vivre font les sceptiques. Je n’en vois de vrais qu’au Midi. Le dur ennui pèse sur l’âme du Nord, quand elle doute ou qu’elle nie. Il n’est point de parfait sceptique : la sensation ne doute pas ; sentir, sur le moment, c’est croire. On ne doute qu’ensuite : l’heureux railleur du Midi ne souffre point de la contradiction ; car, tandis qu’il sent, il jouit. Le Nord, soufflant contre l’enclume, le lourd marteau au poing, se forge des rêves. Il donne moins aux sensations qu’à l’esprit. Il ne sort d’une prison que pour entrer dans une autre. Il lui faut ajouter foi aux raisons qu’il invente. L’esprit n’est tout libre que s’il entreprend contre la vie. Une telle entreprise ne peut pas se poursuivre longtemps ; on s’y met et on la quitte, pour y revenir et la laisser encore. Dans sa pleine liberté, l’esprit est pareil à cet insecte stupide qui passe la moitié de son existence à filer un cocon, et l’autre moitié à le détruire.
Dirai-je que le sérieux donne une force mortelle aux poisons de l’esprit ? Il les porte à ce titre où ils sont foudroyans. Il vaudrait mieux que les esprits libres, et avides de l’être sans limites, prissent parti contre la morale : ils sont bien plus pervers par le bien qu’ils veulent faire que par le mal qu’ils font. Les esprits libres, qui préfèrent à tout le plaisir de s’exercer, machines à penser qui s’absorbent dans leur mouvement, quand ils tiennent obstinément à la morale, font fi de la vie. Il serait bien plus sage qu’ils fassent fi de la morale.
Les professeurs de morale n’ont pas l’autorité. Et plus ils se fondent sur la raison, plus ils décrient la raison. Ce sont des prêtres sans dieu et sans église : qui les croira ? Leur tempérament fait leur seul principe ; le tempérament contraire le nie, avec le même droit. C’est la morale qui envenime l’anarchie, parce qu’elle la fait passer dans la pratique. À Athènes, à Florence, même à Paris, personne ne croit les sceptiques ; ils ne s’en croient pas eux-mêmes ; on les voit jouir de la vie au soleil. Mais, dans le Nord, la gravité, la propre pureté de l’âme distille son poison dans l’épais contentement de la vertu. La morale paraît toujours croyable, et prête son air à tout. Si l’esprit est le prince de l’anarchie, c’est qu’il se couronne de morale.
Plus rebelle à toute loi que personne, plus avide d’être libre et plus féru de morale, tel est Ibsen dans son fond. Mais il était trop artiste pour ne pas souffrir d’un tel désordre, il n’a pas dû pouvoir y respirer à l’aise ; et il a mis dans l’art tout son instinct de l’ordre. Unique par-là dans son pays, et d’un génie contraire à celui de sa race. Son théâtre se modèle sur le théâtre de la France et des Grecs. Il distribue ses brumes comme les Grecs leur lumière, suivant un noble plan qui recherche la symétrie. Ses chimères ont un air de raison : la même logique les gouverne, qui règne, coûte que coûte, à Athènes et à Paris : celle du destin, dont les lois sont inflexibles. Mais, au lieu que, sur la scène classique, la fatalité pousse inexorablement à leur fin des hommes et des passions particulières, dans Ibsen, c’est plutôt sur le monde des idées qu’elle agit. Ici, la vie secrète et humiliée du monde intérieur ; là-bas, la vie chaude et lumineuse, qui rayonne la splendeur en tous ses actes et la joie jusque dans la tragédie. Ce n’est peut-être pas qu’il y ait de beaux meurtres ; mais c’est qu’à Athènes, les morts et les blessés, les assassins et les victimes, tous sont beaux à l’image de la mer au soleil, et des fleurs sur le rocher.
Le Midi a les passions belles : il peut être réaliste. Le ciel donne à tout sa clarté, qui est un grand rêve. Qui va imaginer le Nord sans idées ? Il sera odieux, d’une froide platitude. On reproche parfois à Ibsen de se traîner sur un chemin de plaine, morne et couvert de nuages bas : lui-même tient beaucoup à être réaliste ; et, en effet, qui ne l’est pas n’est point artiste ; mais ne l’est pas beaucoup plus, qui l’est seulement. Ibsen a créé des formes vivantes ; elles n’ont de beauté que grâce aux idées dont elles sont pleines ; dans leur ardeur, elles sauvent la misère de ce théâtre, car il a grand besoin d’être sauvé.
La France, la Grèce, Shakspeare ont les rois, les héros et les dieux ; les passions y sont des princesses dans la pleine lumière ; cette illumination pare les moindres hommes d’un prestige royal. Ibsen n’a que ses petits bourgeois, leur lourde contrainte, et leurs intrigues de petite ville. Il n’est pourtant de vrai drame que l’héroïque. Mais Ibsen a ses idées, ses fortes idées, et il en charge ses petites gens jusqu’à les en accabler, par là vraiment poète. C’est aussi l’immense différence qui sépare son théâtre du théâtre moderne à Paris et dans toute l’Europe, qui ne vit que de Paris. Ailleurs, sous l’habit du petit bourgeois, on ne trouve rien que de médiocre ; et les actions des cœurs corrompus ne sont pas moins médiocres que les autres. Le drame d’Ibsen est héroïque par le dedans. Cette grandeur est originale. Ibsen a même un reflet de Shakspeare, tant il fait faire aux idées, en apparence les plus humbles, des rêves étranges[18], cruels, contre la vie, et parfois d’une pureté sublime. Souvent, Ibsen accomplit ce que Gœthe a mal tenté dans son théâtre : Gœthe sent, en ancien, bien mieux qu’Ibsen ; mais Ibsen en connaît l’ordre et le ressort mieux que lui, et il est bien plus dramatique.
Art d’Ibsen. — La beauté de la forme est un effet de l’ordre ; la recherche de l’ordre, un effort à sortir de l’anarchie : c’est en quoi l’artiste, quelque anarchie qu’il professe, est le contraire d’un anarchiste, dès qu’il est maître en son art. L’ordre entier de la Cité ne vaut rien ; tout doit être détruit, soit. Mais, pour avoir foi en soi-même et à l’ordre futur, il faut donner un vivant exemple : l’art est un bel ordre, n’en fût-il plus au monde.
Si la forme d’Ibsen est souvent parfaite, c’est que personne, hors de France, n’a plus aimé l’ordre. Elle est brève, aiguisée et dense ; elle a des arêtes coupantes, à l’antique. L’action du drame peut être lente, çà et là, elle n’en est pas moins précipitée sur la crise ; et la crise, lourde d’idées, est un nœud d’énergie. Pour les grands faits de l’âme et les combats violens de l’esprit contre l’esprit, Ibsen a l’imagination la plus vaste. Son théâtre est le registre des révoltes morales. Le dialogue n’est pas tant vif que dru, aigu, tranchant ; il est riche en mots pleins de sens, aux échos qui durent ; d’ailleurs, il les répète ; il ne craint pas d’être morose. Il a peu de héros, et tous parens ; mais on les distingue entre mille, et qui les a vus une fois les reconnaît partout. Ses types : deux ou trois hommes, deux ou trois femmes, à divers âges de la vie, simples et sans faste, mais de très haute mine, et bourrelés de conscience. Les comparses, beaucoup plus nombreux, semblent d’abord plus vivans que les héros, parce qu’ils portent une bien moindre charge de pensers et de preuves. Ce grand peintre de l’ombre a modelé les plus belles silhouettes. Le caractère des lieux, l’atmosphère du Nord, l’air de la petite ville, Ibsen les détermine avec une rigueur exquise, à la plus fine nuance près : car il en attend beaucoup, et que les personnes en soient, premièrement, déterminées elles-mêmes.
Ibsen laisse agir les idées : dans sa froideur de métal, l’idée excelle à carder la laine confuse des sentimens. Ce qu’il perd en action, il le gagne en analyse. La mécanique de l’âme a trouvé son maître. Ses héros sont des squelettes qui parlent d’une humanité puissante et morne : ils portent les noms de très grandes passions, qu’ils ne servent pas. Ibsen ne veut pas admettre qu’il préfère les idées aux êtres vivans. Et il dit vrai ; c’est la vie qui fait son objet, comme il est naturel à tout artiste ; mais il est vrai aussi qu’il donne plus la vie aux idées qu’il ne prête des idées à la vie. Avant d’agir, ses héros discutent. Ils font pis : ils discernent tous leurs actes. Ils ont plus de conscience que de passions, et plus de principes même que d’actes. Or, l’automate parfait, au regard de la nature qui s’ignore, c’est l’intelligence qui se connaît. Cependant, il est rare qu’Ibsen veuille conclure, à moins qu’il n’en laisse le soin aux durs réquisitoires de la mort, l’inflexible procureur. Le trouble, qui est l’âme essentielle aux chefs-d’œuvre, enveloppe les plus beaux drames d’Ibsen : tout se passe dans une demi-ombre. Le clair-obscur est propre à la vie de l’art mieux que toute lumière. Le spectacle du monde est une vision dans la brume, par un long crépuscule d’été ou par un jour de neige. La nuit est toujours présente : qu’est-ce que la clarté joyeuse ? — Un accident dans les ténèbres. Que le soleil est donc près de nous, au cours des heures grises ! un seul rayon suffit à un grand rêve.
Profondeurs morales. — Ce barbare unique est épris de vérité comme le sable d’eau. En vain, il se détourne de la cité commune ; il ne croit plus à sa mission de bâtir ni de détruire ; il ne se mêle plus de prodiguer les oracles à une société pourrie : — il cherche la vérité pour lui-même. Sa robuste candeur est une force de l’art ; elle tient aussi à l’admirable simplicité que la France lui a apprise : comme il ose à peine donner dans quelques artifices, il finit par ne plus rien imaginer qui ne soit direct à sa méditation intérieure. Pour admirer les dernières œuvres d’Ibsen, il ne faut que les lire en pensant à Ibsen. J’y vois un combat de toutes les heures contre la nuit. Combien cette lutte nous touche ! Ibsen veut s’assurer quelque station prochaine dans l’horrible écoulement de toutes choses. N’est-ce pas atteindre ainsi à la beauté ? — Être beau, c’est être ce qui dure.
Comme le vol du pétrel qui descend dans le labour des vagues, sa pensée abrupte court au fond de ce qu’elle regarde ; elle saisit la vérité, ou s’y précipite, et néglige tout le reste. Ibsen a faim du vrai. Il a beau désespérer : il fait comme s’il pouvait croire encore ; il ne tombe dans l’abîme nul qu’après toute sorte de bonds et de sursauts. Il y est lancé de la plus haute cime. Au cours de ces routes suprêmes, tantôt un mirage de vérité l’éblouit ; tantôt l’ombre proche l’accable ; la vérité le ravit et l’abandonne avec dérision ; de toutes façons, il ne veut contempler qu’elle : à ses yeux, elle n’est que la face pure et claire de la vie.
Les écumeurs de mer ont laissé de leur vigueur au peuple de Norvège. Les Vikings et leur violence ont fait ce sang. Ils l’ont versé sur toute l’Europe ; hardis et cruels, ils ont grandi dans la rapine et la contestation. On doit penser au sort étrange de cette race : ils n’ont commencé d’être chrétiens que dans l’église la plus froide ; seuls, et presque sans avoir été catholiques, ils ont tout d’un coup passé d’Odin à la Bible. Séparés par le sol les uns des autres, pendant des siècles, chacun d’eux s’est formé de l’unique et lent dépôt de son âme sur soi. La neige, les monts, les vents et la nuit des pôles les ont réduits à la prison d’eux-mêmes. Il ne fallait rien moins pour abattre ces violens. Quelle loi pouvait avoir raison de ces natures élémentaires, sinon la contrainte du devoir ? — Pour eux, elle a toujours été sublime, comme pour cet autre d’une race parente, qui en a fait la religion des religions. Cette loi, où la splendeur du ciel étoilé se compare, si l’on en croit son prophète, a changé des êtres sans frein en des êtres muets. Ibsen en est issu, pour donner le spectacle tragique d’un homme qui soulève le poids de la race et des siècles à l’aide du levier même que la race et les siècles lui ont transmis : c’est une force longtemps asservie au devoir qui se sent rappelée violemment à la nature. Et, comme le ciel étoilé ne compte pas moins, pour qui peut le comprendre, que la terre où nous avons le pied, il était inévitable que cet homme puissant lançât lui-même, l’une contre l’autre, les deux forces qui le partagent. Ibsen est venu à l’heure qu’il fallait ; il est le poète du grand combat, sur une scène sans espérance. Sa sincérité est si naïve que ses plus terribles contradictions sont presque sans ironie. Mais combien cette folie de l’âme humaine, la conscience, ne semble-t-elle pas parler en lui plus haut que la nature ? Même quand ce cher égoïsme, qui est en lui et où chaque moi puissant sait se reconnaître, repousse toute règle et méprise toute loi, il ne veut pas se rendre libre de cette loi qui vient des étoiles, et qui est glacée comme elles. Jamais on ne fut plus moral contre toute morale. L’égoïsme d’Ibsen resplendit d’une pureté égale à la neige des cimes. La liberté suprême d’Ibsen est ce vent glacé qui souffle du pôle, et qui ranime la chaude pourriture des mœurs. Aigle sombre, qui hante les glaciers, il en porte l’air irrespiré, peut-être irrespirable, aux ruines qu’il vient visiter. Il fait planer au-dessus du mensonge une idée du bien qui résiste à toute chute. Purifier les volontés, dit-il ; donner la noblesse aux hommes. Un seul sentiment fait le charme inexprimable de la vie : la pureté de conscience. Le temps est passé où l’on pouvait oser n’importe quoi. Il faudrait être capable de vivre sans aucun idéal…
Si l’on demande pourquoi, il n’est que de répondre par le caractère de l’homme, où l’esprit lui-même a ses raisons ignorées de l’esprit. La haine du devoir, voilà la fin sans doute ; mais ce n’est qu’une vue de la raison, dans sa fureur d’être désabusée, d’être vaincue et déprise. Dans le fait, Ibsen ne parvient jamais à oublier la morne chimère : elle est morte, et peut-être de son fait : mais il la voit, il la nourrit toujours.
Il est plus aisé à une grande âme de détruire la morale que de ne pas la suivre.
Tyrannie des atomes. — Il faut l’avouer : plus qu’une autre, une pensée très pure est destructrice. Nul ne fait plus la guerre à la morale que l’homme le plus moral, quand il ne guerroie pas pour elle, ni une guerre plus dangereuse, parce qu’il sait le fort et le faible de sa victime, et, qu’en armant la sienne contre elle, il lui retire une force irréparable. Un tel homme peut faire le bien sans y croire. Mais, pour être fait par l’immense foule des hommes, le bien doit être cru. C’est une folie naïve à l’homme le plus libre de se flatter que sa liberté n’a point de danger pour la multitude. Je pense, contrairement à l’opinion des philosophes, que la vérité morale est l’objet le moins évident du monde, et le moins également réparti. La conscience la plus pure, fondée sur le sens propre, peut n’avoir aucune force pour convaincre les autres, et les fournir d’exemples. Or, la plupart des hommes ne vit que d’exemples, et ne se gouverne que d’exemples. La foule imite, comme elle grouille ; il serait dommage qu’elle inventât. L’invention de la plus pure conscience peut tourner à une habitude de crimes, dans la foule qui imite. Les hommes sont comme les montres, qui se règlent sur le soleil ; mais le soleil n’est point du tout libre de changer ses voies, et de passer ou ne passer pas au méridien, selon qu’il le juge bon ou mauvais, et plus ou moins juste. Et déjà les bonnes montres sont rares, et il est difficile de les empêcher de varier. En matière de morale, l’autorité n’est pas de droit, elle est de fait. Qui regrette l’autorité est responsable du dénûment où il reste. La pureté de conscience n’est pas plus le partage de tous les hommes que les autres dons du cœur et de l’esprit. Tant vaut l’homme, tant vaut le sens propre ; et il est naturel que, le plus souvent, il ne vaille rien. Il faut laisser aux charlatans le soin de flagorner la nature humaine, et de la fournir en pilules propres à guérir tous les maux. Mais l’on sait bien que le mal est incurable, comme la mort. Il n’y a qu’une égalité entre tous les hommes ou presque tous : ils ont une inclination à peu près égale à obéir et à se laisser convaincre par ils ne savent quoi qui vaut mieux qu’eux, et qu’ils ont hérité de leurs pères. S’ils se mêlent de savoir quoi, non seulement ils n’obéissent plus ; ils perdent la faculté d’obéir, unique égalité qui leur soit réellement promise. Ibsen fait très bien, après tout, de croire selon lui ; mais la Norvège fera très mal de croire selon Ibsen. Et Ibsen lui-même l’a compris.
Dans l’âme de Pascal, il y avait une passion brûlante pour le bien. La haine du mal, le goût de la vérité, le mépris du mensonge et de l’imposture, l’horreur de toute impureté ne peut guère aller plus loin. Il serait beau, pourtant, que, de Pascal ôté Dieu et nommément l’Évangile, on fît le compte de ce qui reste. J’entends au compte de la morale. Et, quittant Pascal, dans l’homme, dans la Cité, dans l’univers ?
Rien.
Quoi ! Rien ? — Rien, que les griffes, la gueule, les crocs et l’appétit terrible de la bête. C’est la guerre au couteau entre tous les êtres. Le nom de lutte pour la vie n’y ajoute rien que l’idée d’un dessein suprême, où tend l’effort de la nature : Mange-moi, ou je te mange, — pour te convaincre de mon droit à te manger : voilà le fait.
La liberté d’une grande conscience tourne à l’esclavage des moindres. Une grande conscience ne va contre la morale que par amour de la morale ; ou, si l’on veut, de sa morale propre ; mais, de cette conscience-là et de ses œuvres, la foule des moindres consciences ne retient que les coups qu’elle porte, et ne s’occupe jamais de la cause qui les fit porter. Les argumens d’un cœur puissant et libre sont toute la thèse des autres : et le grand cœur leur manque, qui seul n’est pas sophiste. Si le nouvel Ictinos de la morale demande qu’on rase les ruines du Parthénon, pour élever à la déesse un temple digne d’elle, la multitude des citoyens, que l’occasion fait architectes, n’y verra qu’un conseil véhément de renverser tout l’édifice : quand on aura passé la charrue sur l’Acropole, qui rebâtira le Parthénon ?
Rien de ce qui se fonde n’a la force de ce qu’on détruit. Surtout, quand on se sert de la parole, et qu’on sape dans l’esprit. Les idées ont une violence qui laisse loin derrière l’effet de la dynamite. Elles ont créé le fait, et le fait n’a qu’à les suivre, dans un monde aux vertèbres si molles. Le propre des idées est de détruire ; elles donnent un exemple fatal, qui doit être suivi. Rien ne se fonde donc sur le Moi seulement, à moins d’un miracle. Il ne s’agit pas de convaincre : qui persuade les sentimens ? La partie active de l’éloquence agit bien plus comme un pitre, sur les gens, qu’à la manière de la logique sur l’entendement des géomètres. Un grand homme qui détruit a peut-être raison de détruire ; mais il n’a raison que pour lui. Souvent, il souffre mortellement de le faire.
Le Moi est le grand anarchiste. Mais, quand il est vraiment grand, le Moi est un anarchiste pénitent. La tyrannie des atomes a je ne sais quoi de plus affreux que celle du plus affreux despote. Car, enfin, Nabis lui-même dort quelquefois, et le Sultan peut se démentir.
L’ordre nécessaire et sans nom est un cercle parfait de désespoir ; là, l’intelligence est une machine montée pour l’éternité, qui dévore la chair humaine. Car plus la chair importe, et moins elle a d’importance. La mécanique universelle ne distingue point entre les atomes charnels et les autres. Un monde livré au hasard aurait moins d’horreur ; où le hasard règne, après tout, on peut gagner sa mise, et c’est la loi du hasard qu’on ne perde pas à tout coup.
Effrayante solidité d’un monde, où tout est fatal et mécanique : il n’y a plus place à la moindre espérance. L’intelligence comprend la nécessité de l’univers, atome machinal dans l’immense machine. Elle jouit amèrement de le comprendre ; elle l’accepte, dit-on ? Elle ne peut pas faire autrement. Ici, penser, c’est en vérité peser son néant.
Qui rejette toutes les lois, s’il n’est pas un enfant qui s’arrête en chemin, en attend une des mains divines ; et, s’il n’est pas de Dieu pour lui faire ce présent, l’anarchiste qui pense est forcé de s’en faire un de la mécanique. La fatalité est absolue. Les lois de la Cité ne sont pas moins fatales que celles du monde. L’enfant ne détruit rien que l’homme ne doive reconstruire. Ce qu’on a jeté bas, pour être libre, l’univers l’impose à qui se croit libre. Rien ne s’est fait par hasard, ni par la volonté d’un seul, ni par la fantaisie d’un autre. Les conditions de la vie humaine étant ce qu’elles sont, ôtés tous les effets, ils se reproduiraient tous, à la suite fatale des mêmes causes. Il n’est pas de théologie si rigide qui ne soit bien plus souple que les lois de la mécanique, car la mécanique n’a rien d’humain.
Ainsi, et quoi qu’on fasse, l’anarchie a un ordre pour limite, si l’anarchie n’est pas seulement le jeu d’un enfant pris de rage contre son jouet, et contre lui-même. Qu’elle est donc loin, la liberté, cette cime heureuse où l’on se vantait d’atteindre ! Elle est absurde : ce qui sans doute, pour la pensée, est le dernier terme de l’éloignement.
L’anarchie du sens propre. — Il faut regarder le Moi comme la sphère de tous les maux : c’est le centre, à l’agonie, d’un univers qui attend la mort. Et la mort, de tous les points de la courbe, revient à ce centre, qui rayonne partout la souffrance de son agonie.
Le Moi est sans espoir. Le Moi est sans issue. Le Moi est la guerre mortelle, où chaque coup porte la mort. Et celui-là le sait bien, qui est puissant et qui a été conquérant dans cette guerre. Que restait-il à Ibsen ? Les moindres individus seuls se suffisent, la vanité n’entretenant qu’une faible vie. Une vie puissante, qui est réduite à soi, se détruit. Ibsen n’a pas assez de cœur pour aimer, coûte que coûte, la terre, les pierres, l’herbe, tous ces êtres simples qui, n’ayant pas d’individu, ont celui de la nature et la grâce touchante de la vie, ce cher parfum de charité qui appelle la charité. Puis, il y a une raison de latitude. La morale de l’Évangile abstrait est une prison. Sous ce climat polaire, la liberté et la révolte ne font qu’un, et, quand la rébellion a tout balayé, c’est le désert.
Au fond, dans les hommes du Nord qui pensent, et surtout chez Ibsen, il y a un parti très fort contre la vie. Longtemps, c’est précisément leur vieux fond de morale qui les nourrit d’illusion, et les sauve de cette prédilection mortelle. Ils sont optimistes d’esprit, et pessimistes d’instinct. Ils croient que la vérité est une, bonne, excellente, accessible même ; et, quand ils n’en sont plus aussi sûrs, il ne leur est jamais très difficile d’y croire ; ils font semblant sans trop de peine, comme, dans leur petite ville, on porte sans effort l’habit aux épaisses coutures de la vertu. C’est ce qui les soutient pendant toute la jeunesse et durant l’âge mûr. Puis, enfin, ils découvrent la vanité de cette vue. Et Ibsen en arrive à dire avec dédain : « Je ne sais pas ce que c’est qu’une œuvre idéaliste. »
Qu’on n’accuse pas Ibsen de contradictions. Il a eu le sens profond de la vie ; chaque jour, il l’a exercé davantage ; c’est pourquoi il a dû se contredire.
Tout ce que le désir du bien et les passions de l’intelligence prétendent offrir à la vie en guise de présens, au nom de la morale, de la science et de l’esprit, — la vie le repousse, le bafoue, en fait fi et s’en rit. Il n’y a point de géométrie pour l’amour ; et l’intestin ne connaît pas de politique. Je puis donc bâtir des systèmes ; je peux inviter l’homme et toute la nature à y entrer pour leur bonheur et leur perfection. Je puis être cet architecte, tant que je ne doute point de la vie, — qu’enfin j’en suis aimé plus que je ne l’aime. Mais, quand le grand amour de la vie me fait trembler de crainte pour elle, je serai le premier à dédaigner le temple que j’ai construit ; et, comme j’en saurai mieux la faiblesse, je ne l’ébranle pas seulement : je le détruis.
Déjà, dans les vrais poètes, il y a une sorte de vengeance au fond de tout ce qu’ils inventent : ils se vengent du monde dans le rêve ; mais c’est toujours le rêve de la vie. Le grand artiste n’a pas seulement le droit de se contredire : il est forcé d’en passer par là. La vie fait le lien entre toutes les opinions. Celui qui crée est comme la nature : supérieur à toute contradiction. Ce n’est pas notre affaire d’être logiques ; mais d’être tout ce que nous sommes. Eussions-nous cent fois tort, l’œuvre vivante a toujours raison.
La terrible imposture de l’esprit, qui veut faire croire qu’il est la joie et le bonheur ! C’est dans Spinosa que je la vois surtout : elle n’a que chez lui cette profonde sérénité, où l’on est presque tenté de se coucher, les yeux levés sur les étoiles. Et qu’importe qu’il y ait cru lui-même de toute son âme ? Il a été la première dupe du système, à la façon des anciens, qui semblent toujours dupés par leurs idées, et y croire, comme les enfans croient aux jouets. Du reste, quel bonheur est-ce là ? Je ne puis lire la vie du grand homme dans son taudis, entre ses verres de lunette, sa lime, sa table de travail et sa compagne l’araignée, sans un dégoût d’admiration. C’est l’image d’une morne éternité qui fait horreur, et plus encore, à la pensée d’être éternelle. Pour que Spinosa soit heureux, il faut qu’il soit une victime parfaite. À sa place, je la serais.
L’esprit, ce jongleur sans scrupules, a de ces coups merveilleux où, jonglant avec le soleil, il fourberait la lumière elle-même. Mais vienne la nuit : c’est le moment de douter et d’avoir peur. À force de vanter la pensée au cœur, la mort du cœur se supporte. Il le semble, du moins. Mais il en est qui jamais ne se laisseront convaincre.
J’espère à vivre, et non à vos trois vérités et demie. Qu’elles soient trois, ou qu’elles soient deux, la différence n’est capitale que pour ce grand métier que vous faites de savoir, avec la vanité propre à tous les gens de métier ; là, un quart de vérité en plus ou en moins fait la gloire d’un homme ; mais là seulement, à l’opposé de ce qu’il croit. L’intelligence éblouit les enfans, parce qu’ils ne vivent qu’à la surface. C’est pourquoi, tant de charme aient les enfans pour nous, pas un homme, quoi qu’il dise, ne voudrait être enfant une autre fois. Les anciens étaient des enfans. Les savans, qui donnent tout à l’Intelligence, sont de vieux enfans qui n’ont pas grandi. Les enfans ne se lassent pas de jouer ; et les savans ne se lassent pas de comprendre, comme ils disent. Ils vantent le jeu de l’Intelligence, comme la source de tous les biens. Cela était bon à dire sous le couvert de cette fameuse ignorance qui, soi-disant, faisait le deuil sur le monde, et devait faire à jamais le malheur du genre humain. Mais on ne s’y prend plus, si l’on sait un peu ce que c’est. J’espère à bien davantage, où les savans ne m’avancent point : j’espère à la vie ; et plus j’y brûle, hélas ! et plus j’espère en vain. Car ce n’est pas le feu, ni l’amour, ni moi qui suis de manque : c’est l’aliment. Et ils viennent à mon secours avec leurs trois vérités et demie, qui changent tous les cent ans, qui toutes me condamnent, en trois cent mille livres rongés des vers ! Voilà ce qu’ils portent à ce foyer, qui ne dévorerait pas trois cent mille livres, mais trois cent mille fois trois cent mille. Ô les bons docteurs ! Ô les grands savans ! Qu’ils sont puissans ; qu’ils sont secourables ! Le bon papier dont ils me nourrissent ! J’ai vu un sorcier qui en faisait encore plus, avec les paysans de mon village. Du moins il les trompait. Il les tenait par le pouce, et, disait-il, par-là il faisait passer en eux l’esprit de vie. Quelle forte tête c’était, ce paysan ! Il a guéri plus d’un malade ; à tout le moins, il ne l’a pas empêché de guérir.
- ↑ Tous les passages cités ou traduits le sont d’après les versions et les préfaces de M. le comte Prozor, et les ouvrages de MM. Ehrardt, Bernardini et Leneveu sur Ibsen et la littérature du Nord.
- ↑ Borkmann.
- ↑ Dame de la mer ; Soutiens de la société.
- ↑ Rosmersholm.
- ↑ Les Revenans.
- ↑ Voici les œuvres d’Ibsen dans leur suite. Je laisse de côté ses essais de drame historique et de comédie, quand, jeune homme, il n’avait pas encore quitté la Norvège : le dernier en date, les Prétendans à la Couronne, 1863, est de bien loin le plus fort et le plus épique ; il rappelle assez souvent les chroniques de Shakspeare. Mais le génie d’Ibsen n’était pas là, et nullement dans l’histoire. C’est, d’abord, trois drames philosophiques, où Ibsen, de 40 à 47 ans, rompt avec tout le passé de sa race et toutes les idées de son temps. — Braud, 1866, où le monde chrétien l’ait un effort suprême et inutile ; Peer Gynt, 1867, où la nature se justifie ; Empereur et Galiléen, 1869-1874, où le monde antique et le monde chrétien en présence, vaincus tous les deux, sont obscurément pressés de s’unir pour donner lieu à une société future. Puis, douze drames modernes, où, de 50 à 70 ans, Ibsen fait la guerre à toutes les formes de l’institution et de l’hypocrisie sociales. Il s’engage dans la lutte plein de foi et d’enthousiasme, croyant de toutes ses forces à la vertu universelle de la liberté : tout le mal est dans l’obéissance et le mensonge. Il s’attaque donc à la société présente au nom d’une cité idéale, dans les Soutiens de la Société, 1877, les Revenans, 1881, l’Ennemi du Peuple, 1882, le Canard sauvage , 1884, Rosmersholm, 1886, et le Petit Egolf, 1894. Il s’occupe surtout du mariage et des femmes dans Maison de Poupée. 1879, la Dame de la Mer, 1888, et Heddah Gabler, 1890. Mais de bonne heure il doute cruellement de guérir le monde malade, et des remèdes qu’il lui offre. Il se met alors en scène sous divers noms : trois de ses drames sont d’amères confessions, des auto-tragédies héroïques, où le héros, sans accepter sa défaite, est toujours un vaincu : Solness le Constructeur, 1892 ; Jean-Gabriel Borkmann, 1896 ; et Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, 1899. A tel point que toutes ses œuvres de la fin semblent le contre-pied des premières : Rosmersholm s’oppose à l’Ennemi du Peuple, le Canard sauvage aux Revenans, Heddah Gabler à Maison de Poupée, Solness le Constructeur à la Dame de la Mer, J. G. Borkmann à Solness même, et enfin Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, comme une négation décisive, à tout.
- ↑ « Ibsen seul s’y est logé et seul il y demeure : c’est comme un chardon qu’ils se seraient mis dans les cheveux et qu’ils n’en pourraient ôter. » Lettre de M. Jonas Lie à M. le comte Prozor, — préface de Borkmann, XXII.
- ↑ Il s’agit de M. Bjoernstjern Bjoernson qui, entre tant d’ouvrages bruyans, éloquens et confus, a fait une œuvre d’art : Au-delà des forces humaines. Ce drame a un mérite rare : c’est que, par endroits, on le dirait d’Ibsen.
- ↑ Cf. la Comédie de l’Amour, 1869 ; l’Union des Jeunes, 1869 ; les Soutiens de la Société, 1877.
- ↑ Cf. Brand, 1866 ; Empereur et Galiléen, 1869-1873.
- ↑ Il est gradué de Christiania, en date du 3 septembre 1850 : il avait 22 ans et demi. Son diplôme porte la mention : non contemnendus. Il a de bonnes notes en latin, en français, en religion, en histoire et en géométrie. Il a mal pour le grec et l’arithmétique.
- ↑ Ibsen n’a pas quitté la Norvège avant 1864. Il est à Rome en 1866 ; à Ischia en 1867. Il vit quatre ans en Italie, et la plupart du temps à Rome même. On l’y retrouve plusieurs fois de 1870 à 1880 ; il s’est arrêté aussi à Naples et à Sorrente. De 50 à 60 ans, il a surtout vécu à Dresde et à Munich. Il doit ses premières victoires aux théâtres allemands.
- ↑ Lettre à M. G. Brandès.
- ↑ Ibsen aime même beaucoup ce mot si vague et si froid. C’est un trait de sa génération. Les hommes qui ont eu de 20 à 35 ans en 1848 ont fait un terrible abus de « l’idéal. » Mais on n’a pas souvent mieux à se mettre sous la dent. Et les hommes de cette époque avaient l’âme généreuse.
- ↑ Cf. Sur les Hauteurs, poème d’Ibsen, traduit par G. Bigault de Casanova.
- ↑ « Mince, un homme au teint de schiste, avec une large barbe, noire comme du charbon », c’est le portrait qu’en a fait Bjoernstierne Bjoernson.
- ↑ Ibsen est né à Skien, au Sud de la Norvège, le 20 mars 1828.
Tolstoï est né à Iasnaïa Poliana, au cœur de la Russie, le 10 septembre 1828 (28 août, vieux style). - ↑ Le cauchemar du soleil, dans les Revenans. La forêt dans un grenier, du Canard sauvage. La tour de la maison, dans Solness. La mort sur la neige, de Jean-Gabriel Borkmann.