Hymnes orphiques (Leconte de Lisle)

Derniers Poèmes, Texte établi par (José-Maria de Heredia ; le Vicomte de Guerne), Alphonse Lemerre, éditeur (p. 12-30).



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PARFUM DES NYMPHES


Les Aromates



Nymphes ! Race du Fleuve éternel qui déroule
Autour de l’Univers son murmure et sa houle !
Vierges aux corps subtils fluant sous les roseaux,
Vous qu’éveille le chant auroral des oiseaux,
Et qui vous reposez au fond des sources fraîches
Où Midi rayonnant trempe l’or de ses flèches !
Et vous, Reines des bois, Âmes des chênes verts,
Et vous qui, sur les monts hantés par les hivers,
De vos célestes pieds plus étincelants qu’elles
Frôlez sans y toucher les neiges immortelles !
Bruits furtifs, doux échos, soupirs, parfums vivants,
Vous que de fleurs en fleurs porte l’aile des vents,

Qui, versant de vos yeux, en perles irisées,
Aux feuillages berceurs des limpides roséees,
Faites, du souffle pur de vos rires légers,
Sonner la double flûte aux lèvres des bergers ;
Joie et charme des eaux, des près et des collines,
Salut ! Je vous salue, ô Visions divines !



PARFUM DE HÈLIOS-APOLLON


L’Héliotrope



Radieuse Splendeur qui naquis la première !
Inévitable Archer, Titan, Porte-lumière,
Tueur du vieux Python dans le Marais impur,
Entends, exauce-nous. Œil ardent de l’azur,
Roi des riches saisons, des siècles et des races !

Éternel Voyageur aux flamboyantes traces,
Qui, joyeux, les cheveux épars, et jamais las,
De l’Orient barbare aux monts de la Hellas,
Loin du rose horizon où souriait l’Aurore,
Éveillant les cités, les bois, la mer sonore,
Pousses tes étalons hennissants et cabrés
Et franchis bonds par bonds l’orbe des cieux sacrés ;
Puis qui, debout, brûlant à leur plus haute cime,
Baignes tout l’Univers d’un seul regard sublime ;

Ô le plus beau des Dieux en qui coule l’Ikhôr,
Entends-nous, Kithariste armé du plectre d’or !

Harmonieux amant des neuf Muses divines,
Embrase-nous du feu dont tu les illumines,
Afin que nous, mortels, qui ne vivons qu’un jour,
Nous chantions, consumés de leur unique amour !



PARFUM DE SÉLÈNÈ


Le Myrte



Ô Divine, salut ! Viens à nous qui t’aimons !
Descends d’un pied léger, par la pente des monts,
Au fond des bois touffus pleins de soupirs magiques ;
Sur la source qui dort penche ton front charmant
Et baigne son cristal du doux rayonnement
       De tes beaux yeux mélancoliques.

Toi qui, silencieuse et voilée à demi,
Surpris Endymion sur la mousse endormi
Et d’un baiser céleste effleuras ses paupières,
Ô blanche Sélènè, Reine des belles nuits,
L’essaim des songes d’or qui bercent nos ennuis
       S’éveille à tes molles lumières.


Égaré dans l’espace orageux, le marin,
Accoudé sur le bord des nefs au bec d’airain,
Entend rugir les flots et gronder les nuées ;
Mais il se rit du vent et de l’abîme amer,
Quand tu laisses errer sur l’écumeuse mer
       Tes blondes tresses dénouées.

Immortelle, entends-nous ! Sur ce monde agité
Épanche doucement ta tranquille clarté !
Ô Perle de l’azur, inclinée à leur faîte,
De tes voiles d’argent enveloppe les cieux,
Et guéris-nous, pour un instant délicieux,
       Des maux dont notre vie est faite.



PARFUM D’ARTÉMIS


La Verveine



Déesse à l’arc d’argent tendu d’un nerf sonore,
Qui, de flèches d’airain hérissant ton carquois,
Par les monts et la plaine et l’épaisseur des bois,
Un éclair dans les yeux, déchaînes dès l’aurore
De tes chiens découplés les furieux abois !

Ô Tueuse des cerfs et des lions sauvages,
Vierge à qui plaît la pourpre odorante du sang,
Que Dèlos vit jadis fière et grande en naissant,
Près du Dieu fraternel qui dorait les rivages,
Surgir de la Nuit sombre au Jour éblouissant !

Jamais la volupté n’a fleuri sur ta bouche,
Érôs n’a point ployé ton col impérieux
Ni de ses pleurs d’ivresse attendri tes beaux yeux :
Comme un bouclier d’or, la Chasteté farouche,
Ô Vierge, te défend des hommes et des Dieux.


Mais quand ton corps divin, ô blanche Chasseresse,
À l’heure où le soleil brûlant darde ses traits,
Plonge et goûte en repos le charme des bains frais ;
Lorsque ta nudité que leur baiser caresse
Resplendit doucement dans l’ombre des forêts,

Bienheureux qui, furtif, par les halliers propices,
À travers l’indiscret feuillage, un seul instant,
Te contemple, muet et le cœur palpitant !
Tu peux percer ce cœur enivré de délices :
Il t’a vue, Artémis ! Il t’aime et meurt content !



PARFUM D’APHRODITE


La Myrrhe



Ô Fille de l’Écume, ô Reine universelle,
Toi dont la chevelure en nappes d’or ruisselle,
Dont le premier sourire a pour toujours dompté
Les Dieux Ouraniens ivres de ta beauté,
Dès l’heure où les flots bleus, avec un frais murmure,
Éblouis des trésors de ta nudité pure,
De leur neige amoureuse ont baisé tes pieds blancs,
Entends-nous, ô Divine aux yeux étincelants !

Par quelque nom sacré que la terre te nomme,
Ivresse, Joie, Angoisse adorable de l’homme
Qu’un éternel désir enchaîne à tes genoux,
Aphrodite, Kypris, Érycine, entends-nous !

Tu charmes, Bienheureuse, immortellement nue,
Le ramier dans les bois et l’aigle dans la nue ;

Tu fais, dès l’aube, au seuil de l’antre ensanglanté,
le lion chevelu rugir de volupté ;
Par Toi la mer soupire en caressant ses rives,
Les astres clairs, épars au fond des nuits pensives,
Attirés par l’effluve embaumé de tes yeux,
S’enlacent, déroulant leur cours harmonieux ;
Et jusque dans l’Érèbe où sont les morts sans nombre,
Ton souvenir céleste illumine leur ombre !



PARFUM DE NYX


Le Pavot



Ô Vénérable ! Oubli des longs jours anxieux,
Immortelle au front bleu, ceinte de sombres voiles,
Qui mènes lentement, dans le calme des cieux,
Tes noirs chevaux liés au char silencieux,
       Par la route d’or des étoiles !

Source des voluptés et des rêves charmante,
Ô Nyx, mère d’Hypnos aux languissantes ailes,
Toi qui berces le monde entre tes bras cléments,
Tandis que mille éclairs, de moments en moments,
       Allument tes mille prunelles,

Entends-nous, Bienheureuse ! Et puisses-tu, sans fin,
Et pour jamais, avec nos stériles chimères,
Et l’antique Kosmos, hélas ! où tout est vain,
Envelopper des plis de ton péplos divin
       Vivants et choses éphémères !



PARFUM DES NÉRÉIDES


L’Encens



Sous les nappes d’azur de la mer d’Ionie
Qui soupire au matin sa chanson infinie,
Quand le premier rayon du ciel oriental
Étincelle en glissant sur l’onduleux cristal,
Puissions-nous contempler, ô chères Néréides,
Vos longs yeux d’émeraude et vos beaux corps fluides !

De vos grottes de nacre aux changeantes couleurs
Où le rose corail épanouit ses fleurs,
Des berceaux d’algue verte aimés des Dieux Tritones,
Des mobiles vallons parsemés d’anémones,
Des profondeurs où luit sur le sable vermeil
L’opaline clarté d’un magique soleil,
Montez ! Laissez flotter dans les brises charmées
Vos tresses, d’un arôme âpre et doux embaumées,
Et, mieux que le dauphin joyeux et diligent,
Fendez le flot natal d’un sillage d’argent !

Ô Filles de Thétis, gardez-nous des nuits noires,
Des écueils embusqués le long des promontoires,
Du Notos, tourmenteur de la divine Mer,
Par qui nefs et marins plongent au gouffre amer,
Et, propices toujours, que vos fraîches haleines
Jusqu’au port désiré gonflent nos voiles pleines.



PARFUM D’ADÔNIS


L’Anémone et la Rose



Sur la couche d’ivoire où nous te contemplons
Tu dors, cher Adônis, Éphébe aux cheveux blonds !

Ô jeune Dieu, pleuré des Vierges de Syrie,
Quand le noir sanglier blessa ta chair fleurie,
Et s’enfuit, te laissant, immobile et sans voix.
De ton sang rose et frais baigner l’herbe des bois,
Sur la montagne et dans les profondes vallées
On entendit gémir les Nymphes désolées,
Et l’écho prolongea leurs pieuses douleurs ;
Et Kypris, les cheveux épars, les yeux en pleurs,
T’enveloppant encor d’une suprême étreinte,
Troubla la paix des cieux de sa divine plainte :

— Adônis, Adônis ! Tu meurs, et je t’aimais !
Te voilà mort, et moi, je ne mourrai jamais !

Tu faisais ma beauté, mon orgueil et ma joie,
Et je ne suis plus belle, et mon corps neigeux ploie
Comme un grand lys brisé par les vents de l’hiver !
Je suis Déesse, hélas ! Toi qui m’étais si cher,
Je ne te verrai plus ! Mes lèvres embaumées
Plus jamais ne joindront tes lèvres bien-aimées !
Mais, si du sombre Érèbe on ne peut revenir,
Je puis faire du moins, triste et doux souvonir,
Croître et s’épanouir, au sol où tu reposes,
Sous mes pleurs l’anémone et dans ton sang les roses ! —

Telle parla Kypris, et, grâce à son amour,
Tu renais et tu meurs et renais tour à tour,
Et tu rends chaque année, à la terre ravie,
L’azur du ciel, les fleurs, la lumière et la vie.

Sur la couche d’ivoire où nous te contemplons
Éveille-toi toujours, Éphèbe aux cheveux blonds !



PARFUM DES ÉRINNYES


L’Asphodèle



Meute du noir Érèbe, ô vieilles Érinnyes,
Aux yeux caves où sont des éclairs aveuglants,
Qui d’un blême haillon serrez vos maigres flancs,
Et, l’oreille tendue au cri des agonies,
Aboyez sans relâche aux meurtriers sanglants !

Filles de l’Invisible, Hôtesses des Cavernes
Où jamais n’est entrée une lueur du jour,
Dont éternellement Styx fait neuf fois le tour,
Tandis que, sur la fange et le long des Eaux ternes,
Foule vaine, les Morts fourmillent sans retour ;

Vous qui courez, volez, rapides et subtiles,
Emplissant de terreur l’antique Obscurité,
Secouant dans la nuit, sous un ciel empesté,
Vos sinistres cheveux hérissés de reptiles
Qui mordent, furieux, le cœur épouvanté,


Ne nous fascinez plus de vos faces livides !
Nous avons expié, que tout soit accompli !
Fuyez l’Hadès dans l’Ombre horrible enseveli,
Venez ! Exaucez-nous, ô bonnes Euménides,
Et rendez-nous la paix, le pardon et l’oubli !



PARFUM DE PAN


Les Aromates



L’air lumineux, l’Érèbe et la mer inféconde,
Et l’abîme éthéré plein d’astres éclatants,
Et l’antique Gaia qui conçut les Titans,
Et les vents déchaînés dont l’aile vagabonde
Pourchasse dans la nuit les troupeaux haletants
Des nuages striés d’éclairs au ciel qui gronde,
Que sont-ils, sinon Toi, Pan, substance du monde !

Ô divin Chèvre-pied, frénétique et joyeux,
Ton souffle immense emplit la Syrinx éternelle !
Tout soupire, tout chante ou se lamente en elle ;
Et le vaste Univers qui dormait dans tes yeux,
Circulaire et changeant, sinistre ou radieux,
Avec ses monts, ses bois, ses flots, l’homme et les Dieux,
En se multipliant jaillit de ta prunelle !


Inépuisable Pan, vieux et toujours nouveau,
Toi qui fais luire au loin, pour des races meilleures,
Comme un pâle reflet de quelque vain flambeau,
L’Espérance stérile, hélas ! dont tu nous leurres,
Et qui roules, marqués d’un implacable sceau,
Les siècles de ton rêve aussi prompts que des heures,
Salut, ô Dieu terrible, Origine et Tombeau !