Hymnes homériques/À Aphroditè

Traduction par Leconte de Lisle.
A. Lemerre (p. 411-420).

HYMNE III.

À Aphroditè.

Muse, dis-moi les travaux d’Aphroditè d’or, de Kypris, qui donna aux Dieux le doux désir, et qui dompta les races des hommes mortels, et les oiseaux aériens, et la multitude des bêtes sauvages que nourrit la terre ferme, et celles que nourrit la mer. Tous ont le souci de Kythéréiè à la belle couronne.

Mais il y a trois Déesses dont elle n’a pu fléchir l’âme et qu’elle n’a pu tromper. D’abord, la Vierge Athènè aux yeux clairs, fille de Zeus tempétueux. En effet, les travaux d’Aphroditè d’or ne lui plaisent point ; mais ce sont les guerres qui lui plaisent, et le travail d’Arès, et les combats et les mêlées, et aussi les illustres ouvrages. La première, elle enseigna aux hommes terrestres ouvriers à faire des chars de combat et des chariots ornés d’airain ; et elle enseigna aux jeunes vierges, dans leurs demeures, à faire d’illustres ouvrages, et elle inspira leur esprit.

Jamais, non plus, Aphroditè qui aime les sourires ne dompta la bruyante Artémis au fuseau d’or. En effet, les arcs lui plaisent, et le meurtre des bêtes sauvages sur les montagnes, et les Lyres, et les danses, et les hurlements sonores, et les bois sombres, et une ville d’hommes justes.

Jamais, non plus, les travaux d’Aphroditè ne plurent à la vénérable Vierge Histiè, qu’engendra la première le subtil Kronos, et qui fut ensuite vénérée par la volonté de Zeus tempétueux, et que recherchèrent Poseidaôn et Apollon. Mais elle ne voulut pas, et elle refusa fermement, et elle jura un grand serment qui s’est accompli, ayant touché la tête du Père Zeus tempétueux, de rester toujours vierge et la plus noble des Déesses. Et le Père Zeus lui fit un beau don, au lieu des noces : elle possède la graisse des victimes offertes, assise au milieu de la demeure. Dans tous les temples des Dieux elle a d’abord droit aux honneurs, et de tous les Dieux elle est la plus honorée parmi les hommes mortels.

Aphroditè n’a pu fléchir l’âme de ces trois Déesses, ni les tromper ; mais aucun des autres Dieux heureux et des hommes mortels ne lui échappa. Elle dompta l’esprit de Zeus qui se réjouit de la foudre, lui qui est le plus grand et qui a reçu les plus grands honneurs. Autant de fois qu’elle le voulut, elle trompa cet esprit sage, et elle l’unit aisément à des femmes mortelles, à l’insu de Hèrè, sa sœur et sa femme, qui est d’une grande beauté, la plus belle entre les Déesses Immortelles. Le subtil Kronos et Rhéiè enfantèrent cette très illustre Déesse, et Zeus aux pensées éternelles en fit sa femme vénérable et sage.

Mais Zeus inspira à l’âme d’Aphroditè elle-même le doux désir de s’unir à un homme mortel, afin qu’elle éprouvât le lit d’un homme, et qu’Aphroditè qui aime les sourires ne dît pas en se glorifiant et en riant, parmi les Immortels, qu’elle avait uni les Dieux aux femmes mortelles qui enfantaient des fils mortels avec les Dieux, ni qu’elle avait uni des Déesses aux hommes mortels.

C’est pourquoi il lui inspira le doux désir d’Ankhisès qui, alors, errait sur les sommets de l’Ida aux sources sans nombre, paissant ses bœufs, et semblable par la beauté aux Immortels.

Et dès qu’Aphroditè, qui aime les sourires, l’eut vu, elle l’aima, et le désir saisit violemment son âme. Et s’étant rendue à Kypros, elle entra dans le temple odorant de Paphos, où sont le bois sacré et l’autel divin. Après être entrée, elle ferma les portes brillantes. Là, les Kharites la baignèrent et la parfumèrent d’huile ambroisienne qui sert aux Dieux éternels, ambroisienne, divine, et qui lui avait été offerte en sacrifice.

Puis, ayant mis de beaux vêtements autour de son corps et s’étant parée avec de l’or, Aphroditè qui aime les sourires partit de l’odorante Kypros pour Troie ; et faisant rapidement son chemin par les hautes nuées, elle parvint à l’Ida, où abondent les sources et les bêtes fauves.

Et elle marcha droit à l’étable, à travers la montagne, et, autour d’elle, les loups gris, les lions terribles, les ours, et les léopards légers insatiables de cerfs, allaient en remuant la queue. Et, en les voyant, elle était charmée dans son esprit, et elle mit le désir dans leurs poitrines, et tous, à la fois, s’accouplèrent dans les vallons ombragés.

Et elle s’arrêta elle-même aux solides cabanes de bergers, et elle trouva dans les étables, seul, loin des autres, le héros Ankhisès qui avait reçu des Dieux la beauté. Tous les bergers avaient suivi les bœufs dans les gras pâturages, et il était resté seul à l’étable, marchant çà et là et faisant sonner sa kithare avec force. Et la fille de Zeus, Aphroditè, s’arrêta devant lui, semblable par la stature et la beauté à une vierge indomptée, afin qu’il ne fût point saisi de terreur en la voyant.

Et Ankhisès, l’ayant vue, la contempla, admirant sa beauté et sa stature et ses riches vêtements. En effet, elle était enveloppée d’un péplos plus splendide que l’éclat du feu, et elle avait des bracelets flexibles, et des épingles brillantes, et, autour de son cou délicat, de très belles chaînes d’or qui étincelaient comme Sélènè sur son beau sein et qui étaient admirables à voir. Et le désir saisit Ankhisès, et il lui dit :

— Salut, Reine, une des Bienheureuses, qui viens ici ! Artémis, ou Lètô, ou Aphroditè d’or, ou la noble Thémis, ou Athènè aux yeux clairs, ou quelqu’une des Kharites qui accompagnent tous les Dieux et sont appelées Immortelles ; ou quelqu’une des Nymphes qui habitent les belles forêts, ou de celles qui habitent cette belle montagne, ou les sources des fleuves, ou les grasses vallées ! Pour moi, sur les hauteurs, en un lieu découvert, je t’élèverai un autel et je t’y sacrifierai abondamment et à toute heure ; et toi, dans un esprit bienveillant, accorde-moi d’être illustre parmi les Troiens, fais-moi une postérité florissante, que je vive bien et longtemps, que je voie la lumière de Hèlios, et que, riche parmi les peuples, je parvienne au seuil de la vieillesse !

Et Aphroditè, la fille de Zeus, lui répondit :

— Ankhisès, le plus illustre des hommes nés sur la terre, je ne suis pas une Déesse : pourquoi me compares-tu aux Immortelles ? Je suis mortelle, et une femme m’a enfantée. Mon père se nomme Otreus, si toutefois tu as entendu ce nom, et il commande sur toute la Phrygiè aux solides murailles. Je sais votre langue aussi bien que la nôtre, car une nourrice Troienne m’a nourrie dans nos demeures et m’a élevée toute petite, m’ayant reçue de ma chère mère. C’est pour cela que je sais notre langue et la vôtre. Et, maintenant, le Tueur d’Argos à la baguette d’or m’a enlevée du milieu d’un chœur de la bruyante Artémis au fuseau d’or. Nous jouions là, un grand nombre de nymphes et de vierges valant beaucoup de bœufs, et une multitude nous entourait. C’est de là que m’a enlevée le Tueur d’Argos à la baguette d’or. Et il m’a emmenée à travers de nombreux travaux d’hommes mortels et de lieux ni cultivés, ni bâtis, que hantent seules les bêtes fauves mangeuses de chairs crues, dans les sombres gorges. Et il ne m’a point laissée toucher de mes pieds la terre qui donne la vie ; et il me disait que j’étais appelée, épouse vierge, au lit d’Ankhisès, et que de beaux enfants devaient te naître de moi. Puis, ayant ainsi parlé, le puissant Tueur d’Argos retourna parmi la Race immortelle. C’est pourquoi je suis venue vers toi, car la nécessité m’a contrainte. Mais je te supplie par Zeus et par tes parents illustres, car des parents indignes n’eussent point engendré un tel fils, conduis-moi, indomptée et vierge encore, à ton père, à ton illustre et sage mère, à tes frères de même sang que toi. Je ne leur serai point une belle-sœur indigne, mais digne d’eux ; et ils sauront si je serai une femme digne de toi, ou non. Envoie promptement un messager chez les Phrygiens qui ont des chevaux de poil varié, afin qu’il parle à mon père et à ma mère inquiète. Et ils t’enverront beaucoup d’or et de vêtements tissés, et tu recevras de nombreux et beaux présents. Et, toutes ces choses une fois accomplies, célèbre nos noces heureuses et honorables aux yeux des hommes et des Dieux immortels.

La Déesse, ayant parlé ainsi, mit dans son cœur le doux désir, et le désir saisit Ankhisès, et il lui dit :

— Si vraiment tu es mortelle, si une femme t’a enfantée, si ton père illustre est Otreus, comme tu le dis, et si tu es venue ici par l’ordre du Messager des Dieux, de Hermès, tu seras toujours appelée ma femme. Aucun des Dieux ni des hommes mortels ne m’empêchera de m’unir à toi d’amour, maintenant et aussitôt, même quand l’Archer Apollôn me lancerait, de son arc d’argent, ses traits amers ! Je consentirais même, ô femme semblable aux Déesses, à descendre aux demeures d’Aidès, après être entré dans ton lit !

Ayant ainsi parlé, il lui prit la main, et Aphroditè qui aime les sourires le suivit, détournant la tête et baissant ses beaux yeux, vers le lit bien dressé où se couchait le Roi, et qui était fait de tapis laineux et recouvert de peaux d’ours et de lions rugissants qu’il avait tués lui-même sur les hautes montagnes.

Étant montés tous deux sur le lit bien construit, Ankhisès enleva d’abord du corps d’Aphroditè sa parure éclatante, les agrafes et les flexibles bracelets, et les épingles, et les colliers. Il détacha la ceinture et ôta les vêtements merveilleux, et il les déposa sur un thrône aux clous d’argent. Et c’est ainsi que, par la volonté des Dieux et par la destinée, un mortel coucha avec une Déesse immortelle, mais ne le sachant pas.

À l’heure où les bergers ramènent à l’étable, des pâturages fleuris, les bœufs et les grasses brebis, alors Aphroditè versa le doux sommeil à Ankhisès, et la noble Déesse, reprenant ses beaux vêtements, et s’en étant revêtue entièrement, se tint auprès du lit, touchant de sa tête le haut de la demeure bien construite. Et la beauté immortelle de ses joues resplendissait, et c’était bien Kythéréiè à la belle couronne. Et, l’éveillant, elle lui dit :

— Lève-toi, Dardanide ! Pourquoi dors-tu d’un sommeil aussi profond ? Dis-moi si je te semble telle que tu m’as vue d’abord.

Elle parla ainsi, et, se réveillant, il l’entendit aussitôt. Et voyant le cou et les beaux yeux d’Aphroditè, il trembla, et, détournant les yeux, il couvrit son beau visage d’une couverture, et il la supplia, et il lui dit ces paroles ailées :

— Aussitôt, Déesse, que je te vis de mes yeux, j’ai reconnu que tu étais Déesse ; mais tu ne m’as point dit la vérité. Je te supplie par Zeus, ne permets pas que je vive plein de faiblesse parmi les hommes ; aie pitié de moi, car celui qui a couché avec les Déesses immortelles ne garde pas longtemps la vigueur de la jeunesse.

Et la fille de Zeus, Aphroditè, lui répondit :

— Ankhisès, le plus illustre des hommes mortels, rassure-toi, et ne crains rien dans ton esprit. Ne redoute aucun mal de moi, ni des Dieux heureux, car tu es cher aux Dieux. Tu auras un fils qui régnera parmi les Troiens, et toujours des fils naîtront de ses fils. Et son nom sera Ainéias, car j’ai ressenti une douleur terrible d’être entrée dans le lit d’un homme mortel. Et les hommes mortels de votre race seront, toujours et surtout, proches des Dieux par la beauté et par la stature. Le très sage Zeus a enlevé, à cause de sa beauté, le blond Ganymèdès, afin que, se mêlant aux Dieux, il leur versât le vin dans la demeure de Zeus. Et il est admirable à voir, honoré de tous les Immortels et puisant d’un kratère d’or le nektar rouge. Mais Trôs avait une grande douleur dans sa poitrine, et il ne savait pas où la divine tempête avait emporté son cher fils. Et il le pleurait tous les jours, et Zeus eut pitié de lui, et il lui donna, pour prix de son fils, des chevaux aux pieds rapides, de ceux qui portent les Immortels. Il les lui donna, et le Messager tueur d’Argos lui apprit, selon la volonté de Zeus, que son fils était immortel et ne devait plus vieillir. Et, après avoir écouté le message de Zeus, il ne gémit pas davantage, et, joyeux dans son esprit, il se fit porter par les chevaux rapides. De même, Éôs au thrône d’or enleva Tithôn, homme de votre race, semblable aux Immortels. Elle alla demander au Kroniôn qui amasse les nuées qu’il fût immortel et qu’il vécût toujours, et Zeus consentit par un signe de tête, et il accomplit son désir ; mais la vénérable Éôs, l’insensée ! ne songea pas dans son esprit à demander pour lui la jeunesse et à le soustraire à la cruelle vieillesse. Aussi longtemps qu’il posséda la jeunesse chère à tous, charmé par Éôs au thrône d’or, née au matin, il habita, aux limites de la terre, sur les bords de l’Okéanos ; mais, dès que les premiers cheveux blancs se répandirent de sa belle tête, et que sa barbe fut blanche, la vénérable Éôs s’éloigna de son lit. Et elle le nourrit cependant, dans sa demeure, de froment et d’ambroisie, et elle lui donna de beaux vêtements. Mais quand il eut atteint l’odieuse vieillesse, sans pouvoir remuer ses membres ni se lever, Éôs pensa que le mieux était de le déposer dans la chambre nuptiale dont elle ferma les portes brillantes. Là, sa voix coule, inentendue, et la force n’est plus qui était autrefois dans ses membres flexibles. Je ne te désirerais point tel parmi les Immortels et devant vivre toujours ; mais si tu devais vivre toujours beau comme te voilà, et si tu étais appelé mon époux, jamais la lourde douleur n’envelopperait mon esprit. Cependant la vieillesse impitoyable t’ensevelira promptement, elle qui assiège tous les hommes, cruelle et lourde, et que les Dieux ont en haine. À la vérité, une grande injure me sera faite désormais, à cause de toi, parmi les Dieux immortels qui craignaient auparavant mes paroles et mes desseins, parce que je les avais tous unis à des femmes mortelles, et que ma volonté les avait tous domptés. Maintenant, il ne me sera plus permis de leur rappeler cela, puisque moi-même j’ai commis une grande faute, une action mauvaise et intolérable, et que j’ai erré dans mon esprit. Voici que je porte un enfant sous ma ceinture, m’étant unie à un homme mortel. Dès qu’il aura vu la lumière de Hèlios, les Nymphes montagnardes aux larges seins le nourriront, elles qui habitent cette montagne grande et divine et qui n’obéissent, ni aux mortels ni aux Immortels, mais qui vivent longtemps, mangent l’ambroisie et dansent en chœur avec les Immortels. Les Silènes et le vigilant Tueur d’Argos s’unissent à elles, d’amour, au fond des fraîches cavernes. Les sapins et les chênes élevés, nés en même temps qu’elles sur la terre qui nourrit les hommes, croissent, grands, beaux et florissants, sur les hautes montagnes, et les Nymphes les nomment les bois sacrés des Immortels, et jamais les hommes ne les coupent avec le fer. Mais quand la Moire de la mort s’approche d’eux, les beaux arbres se dessèchent d’abord, leur écorce se corrompt et leurs rameaux tombent, et, en même temps, l’âme des Nymphes abandonne la lumière de Hèlios. Elles garderont et nourriront mon fils, et, quand il sera pris par la jeunesse chère à tous, les Déesses te l’amèneront et te montreront ton enfant. Mais, moi-même, afin de me souvenir de tout, je viendrai t’amenant ton fils dans sa cinquième année. Et dès que tu auras vu cette fleur de tes yeux, tu te réjouiras, car il sera semblable aux Dieux. Et tu le conduiras aussitôt à Ilios battue des vents ; et si quelqu’un d’entre les hommes mortels te demandait quelle mère a porté ton cher fils sous sa ceinture, souviens-toi de répondre comme je te l’ordonne. Dis-leur que c’est le fruit d’une Nymphe à la peau fraîche comme la rose, qui habite la montagne couverte de bois. Car, si tu dis la vérité, si tu te vantes comme un insensé de t’être uni d’amour à Kythéréiè à la belle couronne, Zeus irrité te frappera de la blanche foudre. Tout est dit, garde mes paroles dans ton esprit, contiens-toi, ne me nomme pas, et crains la colère des Dieux.

Ayant ainsi parlé, elle retourna dans l’Ouranos battu des vents.

Salut, Déesse qui commandes à Kypros bien bâtie ! Ayant commencé par toi, je passerai à d’autres hymnes.