Hymne de la Mort (Ronsard)


Hymne de la Mort


HYMNE DE LA MORT,

a louis des masures

Masures, on ne peut desormais inventer
Un argument nouveau qui soit bon à chanter,
Ou haut sur la trompette, ou bas dessus la lyre :
Aux anciens la Muse a tout permis de dire,
Si bien que plus ne reste à nous autres derniers
Que le vain desespoir d’ensuivre les premiers,
Et sans plus de bien loin recognoistre leur trace
Faite au chemin frayé qui conduit sur Parnasse :
Lesquels jadis guidez de leur mere Vertu,
Ont tellement du pied ce grand chemin batu,
Qu’on ne voit aujourd’huy sur la docte poussiere
D’Helicon, que les pas d’Hesiode et d’Homere
Imprimez vivement, et de mille autres Grecs
Des vieux siecles passez qui beurent à longs traits
Toute l’eau jusqu’au fond des filles de Memoire,
N’en laissans une goute aux derniers pour en boire :
Qui maintenant confus à-foule à-foule vont
Chercher encor de l’eau dessus le double Mont :
Mais ils montent en vain : car plus ils y sejournent,
Et plus mourant de soif, au logis s’en retournent.
Moy donc qui de long temps par espreuve sçay bien
Qu’au sommet de Parnasse on ne trouve plus rien
Pour estancher la soif d’une gorge alterée,
Je veux aller chercher quelque source sacrée
D’un ruisseau non touché, qui murmurant s’enfuit
Dedans un beau vergier, loin de gens et de bruit :
Source, que le Soleil n’aura jamais cognue,
Que les oiseaux du ciel de leur bouche cornue
N’auront jamais souillée, et où les pastoureaux
N’auront jamais conduit les pieds de leurs taureaux.
Je boiray tout mon saoul de ceste onde pucelle,
Et puis je chanteray quelque chanson nouvelle,

Dont les accords seront, peut estre, si tresdous,
Que les siecles voudront les redire apres nous :
Et suivant ce conseil, à nul des vieux antiques
Larron, je ne dévray mes chansons poetiques :
Car il me plaist pour toy, de faire icy ramer
Mes propres avirons dessus ma propre mer,
Et de voler au ciel par une voye estrange,
Te chantant de la Mort la non-dite louange.
C’est une grand Déesse, et qui merite bien
Mes vers, puisqu’elle fait aux hommes tant de bien.
Quand elle ne feroit que nous oster des peines,
Et hors de tant de maux dont noz vies sont pleines,
Sans nous rejoindre à Dieu nostre souv’rain Seigneur,
Encore elle nous lait trop de bien et d’honneur,
Et la devons nommer nostre mere amiable.
Où est l’homme çà-bas, s’il n’est bien miserable,
Et lourd d’entendement, qui ne veuille estre hors
De l’humaine prison de ce terrestre corps ?
Ainsi qu’un prisonnier qui jour et nuict endure
Les manicles aux mains, aux pieds la chesne dure,
Se doit bien resjouyr à l’heure qu’il se voit
Delivré de prison : Ainsi l’homme se doit
Resjouyr grandement, quand la mort lui deslie
Le lien qui serroit sa miserable vie,
» Pour vivre en liberté : car on ne sçauroit voir
» Rien çà-bas qui ne soit par naturel devoir
» Esclave de labeur : non seulement nous hommes
» Qui vrais enfans de peine et de misere sommes,
Mais le Soleil, la Lune et les Astres des Cieux
Font avecques travail leur tour laborieux :
La mer avec travail deux fois le jour chemine :
La terre, tout ainsi qu’une femme en gesine
(Qui pleine de douleur met au jour ses enfans)
Ses fruits avec travail nous produit tous les ans :
Ainsi Dieu l’a voulu, à fin que seul il vive
Afranchy du labeur, qui la race chetive
Des humains va rongeant de soucis langoureux.
Pource l’homme est bien sot, ainçois bien mal heureux
Qui a peur de mourir, et mesmement à l’heure

Qu’il ne peut resister que soudain il ne meure.
Se moqueroit-on pas de quelque combatant,
Qui dans le camp entré s’iroit espouvantant
Ayant sans coup ruer le cœur plus froid que glace,
Voyant tant seulement de son haineux la face ?
Puis qu’il faut au marchant sur la mer voyager,
Est-ce pas le meilleur (sans hanter le danger)
Retourner tout soudain, et revoir son rivage ?
Puisqu’on est resolu d’accomplir un voyage,
Est-ce pas le meilleur de bien tost mettre fin
(Pour regaigner l’hostel) aux labeurs du chemin ?
De ce chemin mondain qui est dur et penible,
Espineux, raboteux, et fascheux au possible,
Maintenant large et long, et maintenant estroit,
Où celuy de la Mort est un chemin tout droit,
Si certain à tenir, que ceux qui ne voyent goute,
Sans forvoyer d’un pas n’en faillent point la route ?
Si les hommes pensoient à-par-eux quelquefois
Qu’il nous faut tous mourir, et que mesmes les Rois
Ne peuvent eviter de la Mort la puissance,
Ils prendroient en leurs cœurs un peu de patience.
Sommes nous plus divins qu’Achille ny qu’Ajax,
Qu’Alexandre, ou Cesar, qui ne se sceurent pas
Defendre du trespas, bien qu’ils eussent en guerre
Reduite sous leurs mains presque toute la terre ?
Beaucoup ne sachans point qu’ils sont enfans de Dieu,
Pleurent avant partir, et s’attristent au lieu
De chanter hautement le Pean de victoire,
Et pensent que la Mort soit quelque beste noire
Qui les viendra manger, et que dix mille vers
Rongeront de leurs corps les oz tous descouvers,
Et leur test, qui sera dans un lieu solitaire,
L’effroyable ornement d’un ombreux cimetaire :
Chetif, apres la mort le corps ne sent plus rien :
En vain tu es peureux, il ne sent mal ny bien
Non plus qu’il faisoit lors que le germe à ton pere
N’avoit enflé de toy le ventre de ta mere.
Telephe ne sent plus la playe qu’il receut
D’Achille, quand Bacchus en tombant le deceut :

Et des coups de Paris plus ne se sent Achille,
Plus Hector ne sent rien, ny son frere Troïle.
C’est le tout que l’esprit qui sent apres la mort
Selon que le bon œuvre, ou le vice le mord :
C’est le tout que de l’ame, il faut avoir soin d’elle,
D’autant que Dieu l’a faite à jamais immortelle :
Il faut trembler de peur que par faicts vicieux
Nous ne la bannissions de sa maison, des cieux,
Pour endurer apres un exil tres-moleste,
Absente du regard de son Pere celeste :
Et ne faut de ce corps avoir si grand ennuy
Qui n’est que son valet, et son mortel estuy,
Brutal, impatient, de nature maline,
Et qui tousjours repugne à la raison divine.
Pource il nous faut garder de n’estre surmontez
Des traistres hameçons des fausses voluptez
Qui nous plaisent si peu qu’en moins d’un seul quart d’heure
Rien, fors le repentir, d’elles ne nous demeure.

Ne nous faisons donc pas de Circe les pourceaux,
De peur que les plaisirs et les delices faux
Ne nous gardent de voir d’Ithaque la fumée,
Du Ciel nostre demeure à l’ame accoustumée,
Où tous nous faut aller, non chargez du fardeau
D’orgueil, qui nous feroit perir nostre bateau
Ains que venir au port, mais chargez d’esperance,
Pauvreté, nudité, tourment et patience,
Comme estans vrais enfans et disciples de Christ,
Qui vivant nous bailla ce chemin par escrit,
Et marqua de son sang ceste voye tressainte,
Mourant tout le premier pour nous oster la crainte.
O que d’estre ja morts nous seroit un grand bien,
Si nous considerions que nous ne sommes rien
Qu’une terre animée, et qu’une vivante ombre,
Le sujet de douleur, de misere et d’encombre :
Voire, et que nous passons en misérables maux
Le reste (ô crève-coeur!) de tous les animaux.
Non pour autre raison Homère nous égale
A la feuille d'hiver qui des arbres dévale,

Tant nous sommes chetifs et pauvres journaliers,
Recevans, sans repos, maux sur maux à milliers,
Comme faits d’une masse impuissante et debille.
Pource je m’esbahis des paroles d’Achille,
Qui dit dans les Enfers, qu’il aimeroit trop mieux
Estre un pauvre valet, et jouyr de noz Cieux,
Que d’estre Roy des morts : certes il faut bien dire
Que contre Agamemnon avoit perdu son ire,
Et que de Briseis plus ne se souvenoit,
Et que plus son Patrocle au cœur ne lui venoit,
Qui tant et tant de fois luy donnerent envie
De mourir de despit, pendant qu’il fut en vie :
Ou bien s’il eust ouy l’un des Sages, qui dit
» Que l’homme n’est sinon, durant le temps qu’il vit,
» Qu’une mutation qui n’a constance aucune,
» Qu’une proye du Temps, qu’un jouet de Fortune :
Il n’eust voulu çà-haut renaistre par deux fois,
Non pour estre valet, mais le plus grand des Rois.
Masures, on dira que toute chose humaine
Se peut bien recouvrer, terres, rentes, domaine,
Maisons, femmes, honneurs, mais que par nul effort
On ne peut recouvrer l’ame quand elle sort,
Et qu’il n’est rien si beau que de voir la lumiere
De ce commun Soleil, qui n’est seulement chere
Aux hommes sains et forts, mais aux vieux chargez d’ans,
Perclus, estropiats, catarreux, impotans.
Tu diras que tousjours tu vois ces Platoniques,
Ces Philosophes pleins de propos magnifiques
Dire bien de la Mort : mais quand ils sont ja vieux,
Et que le flot mortel leur noue dans les yeux,
Et que leur pied tremblant est desja sur la tombe,
Que la parole grave et severe leur tombe,
Et commencent en vain à gemir et pleurer,
Et voudroient, s’ils pouvoient, leurs trespas differer.
Tu me diras encor que tu trembles de crainte
D’un batelier Charon, qui passe par contrainte
Les ames outre l’eau d’un torrent effroyant,
Et que tu crains le Chien à trois voix aboyant.

Et les eaux de Tantal’, et le roc de Sisyphe,
Et des cruelles Sœurs l’abominable griffe,
Et tout cela qu’ont feint les Poetes là bas
Nous attendre aux Enfers apres nostre trespas.
Quiconque dis cecy, pour-Dieu qu’il te souvienne
Que ton ame n’est pas Payenne, mais Chrestienne,
Et que nostre grand Maistre en la Croix estendu
Et mourant, de la Mort l’aiguillon a perdu,
Et d’elle maintenant n’a fait qu’un beau passage
A retourner au Ciel, pour nous donner courage
De porter nostre croix, fardeau leger et doux,
Et de mourir pour luy, comme il est mort pour nous,
Sans craindre, comme enfans, la nacelle infernale,
Le rocher d’Ixion, et les eaux de Tantale,
Et Charon, et le Chien Cerbere à trois abois,
Desquels le sang de Christ t’affranchit en la Croix,
Pourvu qu’en ton vivant tu lui vueilles complaire,
Faisant ses mandemens qui sont aisez à faire :
Car son joug est plaisant, gracieux et leger,
Qui le doz nous soulage en lieu de le charger.
» S’il y avoit au monde un estat de durée,
» Si quelque chose estoit en la terre assurée,
» Ce seroit*un plaisir de vivre longuement :
» Mais puisqu’on n’y voit rien qui ordinairement
» Ne se change et rechange, et d’inconstance abonde,
» Ce n’est pas grand plaisir que de vivre en ce monde ;
Nous le cognoissons bien, qui tousjours lamentons
Et pleurons aussi tost que du ventre sortons,
Comme presagians par naturel augure
De ce logis mondain la misere future.
Non pour autre raison les Thraces gemissoient
Pleurant piteusement quand les enfants naissoient :
Et quand la mort mettoit quelcun d’eux en la biere,
L’estimoient bien-heureux, comme franc de misere.
Jamais un seul plaisir en vivant nous n’avons ;
Quand nous sommes enfans, debiles nous vivons
Marchans à quatre pieds : et quand le second âge
Nous vient encottonner de barbe le visage,

Lors la mer des ennuis se desborde sur nous,
Qui de notre raison desmanche à tous les coups
Le gouvernal, veincu de l’onde renversée,
En diverses façons troublant notre pensée.
L’un veut suivre la guerre, et tenir ne s’y peut :
L’autre la marchandise, et tout soudain il veut
Devenir marinier, puis apres se veut faire
De quelque autre mestier au marinier contraire ;
Cestuy-cy veut l’honneur, cestuy-là le sçavoir,
Cestuy aime les champs, cestuy-là se fait voir
Le premier au Palais, et sue à toute peine
Pour avoir la faveur du peuple qui est vaine.
Mais ils ont beau courir : car Vieillesse les suit,
Laquelle en moins d’un jour, envieuse, destruit
La jeunesse, et contraint que leur vigueur s’en-aille
Se consommant en l’air, ainsi qu’un feu de paille :
Et n’apparoissent plus cela qu’ils ont esté,
Non plus qu’une fleurette apres le chaut Esté.
Adonc la mort se sied dessus leur blanche teste,
Qui demande sa debte, et la veut avoir preste :
Ou bien si quelques jours, pour leur faire plaisir,
Les souffre dans le lict languir tout à loisir,
Si est-ce que soudain, apres l’usure grande
D’yeux, de bras, ou de pieds sa debte redemande,
Et veut avec l’usure avoir le principal :
Ainsi, pour vivre trop, leur vient mal dessus mal.
Pour-ce à bon droit disoit le Comique Menandre,
» Que tousjours Jupiter en jeunesse veut prendre
» Ceux qu’il aime le mieux, et ceux qu’il n’aime pas,
» Les laisse en cheveux blancs long temps vivre çà bas.
Aussi ce grand sainct Paul jadis desiroit estre
Deslié de son corps pour vivre avec son Maistre,
Et ja lui tardoit trop qu’il n’en sortoit dehors
Pour vivre avecque Christ, le premice des morts.
On dit que les humains avoient au premier âge
Des Dieux receu la vie en eternel partage,
Et ne mouroient jamais : toutesfois pleins d’ennuy
Et de soucis vivoient, comme ils font aujourd’huy.

Leur langue à Jupiter accusa Promethée
De la flame du feu qu’il luy avoit ostée :
Et adonques ce Dieu pour les recompenser
De tel accusement, ne peut jamais penser
Plus grand don que la Mort, et leur en fist largesse
Pour un divin present, comme d’une Déesse.
Aussi grands que la terre il luy fist les deux bras
Armez d’une grand faulx, et les pieds par à-bas
Luy calfeutra de laine, à fin qu’ame vivante
Ne peust ouyr le bruit de sa trace suivante.
Il ne luy fist point d’yeux, d’oreilles, ny de cœur,
Pour n’estre pitoyable en voyant la langueur
Des hommes, et pour estre à leur triste priere
Tousjours sourde, arrogante, inexorable et fiere :
Pource elle est toute seule entre les immortels,
Qui ne veut point avoir de temples ni d’autels,
Et qui ne se flechist d’oraison, n’y d’offrande.
Par expres mandement le grand Dieu luy commande
Tuer premier les bons, et de les envoyer
Incontinent au Ciel, pour le digne loyer
De n’avoir point commis encontre luy d’offense :
Puis à la race humaine il fist une defense
De jamais n’outrager les hommes endormis,
Soit de nuit, soit de jour, fussent leurs ennemis,
D’autant que le Sommeil est le frere de celle
Qui l’ame reconduit à la vie eternelle,
Où plus elle n’endure, avec son Dieu là-haut
Ny peine ny soucy, ny froidure ny chaut,
Procez ny maladie : ains de tout mal exempte
De siecle en siecle vit bien heureuse et contente
Aupres de son facteur, non-plus se renfermant
En quelque corps nouveau, ou bien se transformant
En estoile, ou vagant par l’air dans les nuages,
Ou voletant çà-bas dans les deserts sauvages
(Comme beaucoup ont creu) mais en toute saison
Demourant dans le Ciel son antique maison,
Pour contempler de Dieu l’eternelle puissance,
Les Daimons, les Herôs, et l’angelique essence,

Les Astres, le Soleil, et le merveilleux tour
De la voute du Ciel qui nous cerne à l’entour,
Se contentant de voir dessous elle les nues,
La grand’mer ondoyante, et les terres cognues,
Sans plus y retourner : car à la verité
Bien peu se sentiroit de ta benignité
(O gracieuse Mort) si pour la fois seconde
Abandonnoit le Ciel, et revenoit au monde.
Aussi dans ton lien tu ne la peux avoir
Qu’un coup, bien que ta main estende son pouvoir
En cent mille façons sur toute chose née :
» Car naissans nous mourons : telle est la destinée
» Des corps sujets à toy, qui tiens tout, qui prens tout,
Qui n’as en ton pouvoir certaine fin, ne bout :
Et ne fust de Venus l’ame generative,
Qui les fautes repare, et rend la forme vive,
Le monde periroit, mais son germe en refait
Autant de son costé, que ton dard en desfait.
Que ta puissance (ô Mort) est grande et admirable !
Rien au monde par toy ne se dit perdurable :
Mais tout ainsi que l’onde à val des ruisseaux fuit
Le pressant coulement de l’autre qui la suit,
» Ainsi le temps se coule, et le present fait place
» Au futur importun qui les talons lui trace.
» Ce qui fut, se refait : tout coule comme une eau,
» Et rien dessous le ciel ne se voit de nouveau :
Mais la forme se change en une autre nouvelle,
Et ce changement-là, Vivre, au monde s’appelle,
Et Mourir, quand la forme en une autre s’en-va.
Ainsi avec Venus la Nature trouva
Moyen de r’animer par longs et divers changes
(La matiere restant) tout cela que tu manges :
» Mais nostre ame immortelle est tousjours en un lieu,
» Au change non sujette, assise aupres de Dieu,
» Citoyenne à jamais de la ville aetherée,
» Qu’elle avoit si long temps en ce corps desirée.
Je te salue heureuse et profitable Mort,
Des extremes douleurs medecin et confort :

Quand mon heure viendra, Déesse, je te prie
Ne me laisse long temps languir en maladie
Tourmenté dans un lict : mais puis qu’il faut mourir,
Donne moy que soudain je te puisse encourir,
Ou pour l’honneur de Dieu, ou pour servir mon Prince,
Navré d’un grand’playe au bord de ma province.