Hymne de l’ange de la terre après la destruction du globe

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 199-205).
X


HYMNE DE L’ANGE DE LA TERRE



APRÈS LA DESTRUCTION DU GLOBE




 
La terre n’était plus qu’une tombe fermée ;
Masse informe et muette, éteinte, inanimée,
Elle flottait au rang qu’elle avait occupé :
Comme un vaisseau muet que la foudre a frappé,
Quand la main qui le guide est tombée en poussière,
Suit encore un moment sa rapide carrière,
Puis chancelle et s’arrête, et de ses flancs déserts
Ne rend plus qu’un son creux au sourd roulis des mers.
La vie, en remontant à sa source suprême,
La vie avait quitté jusqu’aux éléments même ;
Le dernier des vivants, d’où son souffle avait fui,
Était mort ; et la terre était morte avec lui,

Morte avec tous ses fruits, morte avec tout leur germe,
Morte avec chaque loi que chaque règne enferme,
Morte avec tous ses bruits et tous ses mouvements,
Avec tous ses instincts et tous ses sentiments,
Morte avec tous ses feux éteints dans ses abîmes,
Morte avec ses vapeurs retombant de ses cimes,
Morte avec tous ses vents ; et son silence seul
L’enveloppait partout comme un morne linceul,
Un soleil sans rayons, de ses reflets funèbres
Ne pouvait que pâlir ces flottantes ténèbres ;
Rien n’y réfléchissait l’aurore ni le soir :
Tel, dans un œil éteint qui ne peut plus la voir,
La clarté d’un flambeau tombe en vain ; la paupière,
Comme un miroir terni, change en nuit la lumière.
C’était un point obscur dans le vide de l’air,
Un cadavre flottant sur les flots de l’éther ;
Et l’esprit du Seigneur, en traversant l’espace,
Avec crainte et dégoût s’éloignait de sa trace ;
Mais, semblable à l’amour qui survit au trépas,
Un seul ange du moins ne l’abandonnait pas.
C’était ce grand esprit, cette âme universelle,
Qui vivait, qui sentait, qui végétait pour elle ;
Être presque divin dont elle était le corps,
Qui de sa masse inerte agitait les ressorts,
Dont l’homme avait nié l’intelligence obscure,
Ou que, sans la comprendre, il nommait la Nature.
Quand elle eut accompli ses destins et ses lois,
L’esprit avait repris sa forme d’autrefois.

De céleste et d’humain harmonieux mélange,
C’était un homme avec les ailes d’un archange ;
Mais un homme agrandi, solide, colossal,
De cet être déchu type primordial,

Du Dieu qui le créa première et grande image,
Assis sur un coteau de ce divin rivage
Où jadis Parthénope avait devant ses yeux
Réfléchi dans les mers comme un morceau des cieux ;
Lieux chers à ses regards, lieux que sa main féconde
Se plaisait à parer, comme un jardin du monde,
Et de l’ombre des monts, et de l’azur des mers,
Et de l’éclat du ciel, et du parfum des airs ;
Ses pieds pendaient d’en haut sur un immense abîme
Dont l’écume des flots avait rongé la cime ;
Lieux vides maintenant de lumière et de bruit,
D’où ne remontait plus que silence et que nuit.
Son coude s’appuyait sur la crête aplatie
De ce mont qui, jetant la cendre et l’incendie,
Secouait de ses flancs les hameaux ébranlés :
Ses flancs vides rendaient des sons creux et fêlés.

Ses blancs cheveux tombant comme une neige épaisse,
Contemporains du globe, annonçaient sa vieillesse ;
Mais les membres nerveux de cet enfant du ciel
Laissaient dans le vieillard deviner l’immortel.
De ses deux larges mains il couvrait son visage.
Pareilles par leur masse à des gouttes d’orage,
Des larmes, de ses yeux vainement essuyés,
Ruisselaient dans ses doigts et pleuvaient à ses piés.
Il comprimait en vain cette angoisse divine ;
On entendait de loin gronder dans sa poitrine
Le bruit sourd et plaintif de ses vastes sanglots,
Et des cris étouffés qu’entrecoupaient ces mots :

« Est-ce toi, terre inanimée ?

Est-ce toi que j’ai vue, hélas ! il n’est qu’un jour,

Des doigts de Jéhovah t’élancer enflammée

Comme une étincelle allumée
Au foyer de vie et d’amour ?

» Les étoiles tes sœurs pâlirent
De honte et de ravissement ;

Tu passas dans le ciel et les astres jaillirent,
Et les vagues d’azur sous ton poids s’assouplirent,

Pour bercer ton globe écumant.

» Sur ton front qui venait d’éclore,

Ta lune et ton soleil combattaient de clarté ;
Plus pur que ton midi, plus doux que ton aurore,
Le regard de ton Dieu t’illuminait encore

De vie et d’immortalité.


» Quels destins tu portais ! — Étouffés dans leur germe,
Que d’êtres immortels ton sein devait nourrir !
Où sont-ils ? Est-il vrai ? ce peu de cendre enferme

Ce qui ne dut jamais mourir ?

Et d’une étoile, hélas ! tu n’es plus que la cendre,
Que le noyau d’un fruit que le ver a rongé,

Qu’un rocher qui va se fendre
Dans le feu qui l’a jugé !


» Ah ! pleurez avec moi, planètes ses compagnes,
Étoiles qui semiez ses tentes de mille yeux,
Soleils dont les rayons inondaient ses campagnes,
Nuages qui jetiez l’ombre sur ses montagnes !

Pleurez ! la mort est dans les cieux.


» Quand tu flottais comme un navire

Dans l’écume de feu de l’aurore ou du soir ;
Quand tes mers, se gonflant comme un sein qui respire,
Venaient lécher du flot le bord qui les attire,
Et polir sous tes caps un onduleux miroir,
Où tes divers tableaux que ridait le zéphire
Brillaient et s’effaçaient comme un léger sourire
Que l’œil voudrait fixer et ne fait qu’entrevoir ;

» Quand tes cimes portaient le palais des nuages,
Et que, fendant soudain leur cintre divisé,
Les rayons, se mêlant aux lueurs des orages,

Sur les flancs des rochers sauvages
Ruisselaient de plages en plages,

Comme un éclair perçant sous un dôme brisé ;
Quand ce jour faux et teint d’une couleur qui change,

Flottant au gré de l’aquilon,

Comme un reflet de feu des ailes d’un archange,
Glissait en colorant ton magique horizon,
Et, frappant tour à tour ta crête ou tes abîmes,
Faisait étinceler tes neiges sur tes cimes,
Tes cascades pleuvant dans leurs gouffres poudreux,
Tes hameaux blanchissant sur un fond ténébreux,
Tes fleuves engouffrés sous leur arche arrondie,
Et tes mers écumant comme un vaste incendie,
Et les toits des cités resplendissant de feux :

» Oh ! qui pouvait te voir sans palpiter d’extase,
Sans tomber à genoux devant ton créateur ?
Oh ! qui pourrait te voir sans qu’un poids ne l’écrase,
Un poids comme le mien, de honte et de malheur ?


» Que d’êtres animait ton âme intarissable,
Depuis l’humble fourmi dans ses cités de sable
Jusqu’à l’aigle du ciel qui dormait sur le vent !
Dans tes jeux infinis que de force et de grâce,
Depuis le cygne blanc qui vogue sur la trace

Du cygne sur l’onde glissant,

Depuis le doux ramier dont le cou s’entrelace

Au cou du ramier gémissant,

Depuis le paon altier dont l’aube peint la roue,
Depuis le lévrier dont les flancs sont la proue,
Depuis le fier coursier au cœur obéissant,
Jusqu’au lourd éléphant, tour vivante et mobile,
Que la voix d’un enfant par l’amour rend docile,

Jusqu’au lion frémissant

Qui d’un ongle courbé creuse en vain la poussière,
Fait dans ses sourds naseaux rugir l’air menaçant,
Et, de son cou gonflé secouant la crinière,
Renvoie obliquement l’éclair de la lumière,

Et n’a sous sa paupière
Que des feux et du sang !

» Et quelle vaste intelligence

S’élevait par degrés de la terre au Seigneur,
Depuis l’instinct grossier de la brute existence,
Depuis l’aveugle soif du terrestre bonheur,
Jusqu’à l’âme qui loue, et qui prie, et qui pense,

Jusqu’au soupir d’un cœur

Qu’emporte d’un seul trait l’immortelle espérance

Au sein de son auteur !


» Ô race aveugle ! ô race à sa perte obstinée !
Hommes qui n’avez rien conquis que le trépas,

Qu’aviez-vous à faire ici-bas ?

Jouir, aimer, bénir, c’était leur destinée !
L’ange enviait leur sort, il ne leur suffit pas !


» Et le voilà, cet enfant de lumière !
Et le voilà, cet héritier des cieux !

Pas un souffle, un soupir ! muet comme la pierre !

Et toute cette poussière
Se crut une fois des dieux ! »


Il dit ; et, remontant aux voûtes éternelles,
Il secoua de loin la poudre de ses ailes,
Pour la revoir encore une fois s’abaissa ;
Puis son ombre divine à jamais s’effaça.