Hymne à la famille



HYMNE À LA FAMILLE.[1]

Quand tous les saint autels qu’on encense sur terre
Tour à tour s’en iraient jusqu’à la moindre pierre
Joncher le vaste sol de leurs débris fumans,
Il en est un pourtant dont la base imposante
Résistera toujours à l’action constante
Des passions de l’homme et des siècles changeans.

C’est toi, sublime table, autel de la famille,
Où la loi primitive éternellement brille
D’un radieux éclat, d’un splendide rayon ;
Toi que Dieu construisit avec magnificence
Le jour, le jour fameux où sa toute-puissance
De l’homme et de la femme eut conçu l’union !

Hélas ! depuis l’instant où la terre féconde
A tracé par les airs sa courbe vagabonde,
Et roulé son grand corps dans les plaines du temps,
Ta face a vu passer bien de sombres orages,

Et bien des coups de foudre émanés des nuages
De leurs jaunes éclairs ont sillonné tes flancs.

Souvent le vil torrent des passions obscures
Est venu de ses flots couvrir les flammes pures
Qu’allumaient sur ton front de paisibles humains ;
Souvent les fruits dorés de l’offrande céleste
Ont été renversés de ton sommet agreste
Par l’envie implacable et ses sanglantes mains.

Souvent l’atroce guerre, en ses courses brutales,
A frappé ton pavé de ses dures sandales,
Et, prenant aux cheveux un vieillard gémissant,
Elle a courbé ses reins sur l’angle de ta pierre,
Et, sous le fer aigu, la lance meurtrière
Comme le sang d’un bœuf fait couler son vieux sang.

Puis mille fois la peste et sa sœur la famine
Ont tout autour de toi promené la ruine,
Entassé les douleurs et les corps en monceaux ;
Et mille fois, hélas ! les pâles multitudes
Ont livré tes flancs nus, au sein des solitudes,
Aux outrages impurs des immondes pourceaux.

Enfin du globe entier la ténébreuse masse
A changé mille fois de posture et de face ;
La terre a chancelé comme un homme insensé ;
L’océan jusqu’au ciel a jeté ses tempêtes ;
Les nations se sont défaites et refaites ;
Les races ont péri, les dieux même ont passé ;

Mais toi seul es resté, debout, inébranlable,
Plus ferme qu’au milieu de leurs plaines de sable
Les éternels tombeaux des puissans Pharaons,
Plus ferme que les rocs du superbe Caucase,
Et plus solide enfin que ne l’est sur sa base
Le grand Himalaya dominateur des monts.

Ah ! certes, ta structure est une œuvre divine.
Certainement c’est Dieu qui planta ta racine

Si fort avant sous terre, et c’est sa large main
Qui tailla dans le vif tes pierres immortelles,
Les mit l’une sur l’autre, et les unit entre elles
Par un ciment plus fort que le ciment romain.

Frères, rassurez-vous ; frères, prenez courage ;
Non, tout n’est pas perdu ; non, par le grand orage
Qui menace aujourd’hui la planète de mort,
Tout n’est pas emporté par la barque en dérive ;
Et dans l’ombre et les vents une lumière vive
Comme un phare sauveur peut vous montrer le port.

Rassurez-vous, il est, dans la chaleur ardente
Qui brûle de nos jours la terre palpitante,
Un pilier à l’abri duquel on peut s’asseoir,
Un sanctuaire ombreux, un refuge tranquille
Où le calme de l’ame et le bonheur facile
Peuvent vous rafraîchir comme les vents du soir.

En vain l’œil rutilant, et la face rougie,
Les nymphes du plaisir et les dieux de l’orgie
Hurleront, bondiront autour du saint autel :
Avant que son sommet ne s’écroule et ne tombe,
Les pieds froids des danseurs descendront dans la tombe,
Et leurs cris monstrueux se perdront sous le ciel.

En vain les charlatans de l’auguste pensée,
Sophistes et rhéteurs, de leur langue insensée
Viendront contre sa base appliquer le marteau :
La pierre inaltérable et plus forte et plus dure
Ebrèchera leur langue, et de leur langue impure
Mettra comme un haillon le sophisme en lambeau.

Rapprochons-nous donc tous du monument sublime ;
D’un élan mutuel, d’un concert unanime
Alimentons sur lui le foyer de l’amour ;
Le feu, qui tant de fois sembla près de s’éteindre,
Doit renaître plus vif et peut-être se teindre
D’aussi pures couleurs que les rayons du jour.


Jadis, au temps jadis, l’inexorable père
Du sang de ses enfans pouvait rougir la terre :
Aujourd’hui l’amitié remplace le bourreau.
Le père également partage sa fortune,
Et la mère, sans choix et d’une amour commune,
Allaite également ses enfans au berceau.

Que la blanche concorde et la pure innocence,
La vénération, la sainte obéissance,
Entourent nuit et jour l’autel chéri des cieux,
Et que, sous le giron de ces vierges charmantes,
Les peuples, réunis en phalanges aimantes,
Des fruits d’or de la paix couvrent son front pieux.

Et la flamme luira splendide, et la fumée,
Qui tourbillonnera vers la voûte embaumée,
Sera, comme l’encens au flocon argenté,
Le parfum le plus doux que, dans sa paix profonde,
Le Dieu conservateur de la masse du monde
Reçoive de la terre et de l’humanité.


Auguste Barbier.
  1. Cette pièce fait partie d’un nouveau recueil, Chants civils et religieux, que M. Auguste Barbier va publier chez l’éditeur Masgana.