Hurrah !!!/Chapitre VII



CHAPITRE VII.


IDÉE D’UNE CRISE TRANSFORMATRICE


« Un gouvernement parvenu au point
où il ne plus se réformer lui-même
ne perd rien à être réformé par la conquête »
Montesquieu


I.   Considéré sans attention un homme endormi ressemble parfaitement à un mort : ce n’est qu’en s’approchant de lui qu’on reconnaît qu’il vit. Car c’est par nos fonctions relatives que nous manifestons notre existence, et chez l’homme endormi, toute vie de rayonnement a cessé.

Parce qu’un homme est endormi, vous ne dites donc pas qu’il soit mort, et en cela vous avez raison. Car si vous l’observez attentivement, vous percevez les mouvements de la poitrine, les battements du pouls, la chaleur de la peau, la coloration du teint ; vous reconnaissez que toutes les fonctions organiques s’accomplissent suivant leur cours.

L’homme qui s’éveille se sent renaître à la vie. Plus nous perdons, plus nous réparons. Celui qui se fatigue beaucoup éprouve un extrême besoin de sommeil. Les plus grands excès trouvent leur remède dans le paisible cours des nuits. La vie est un équilibre entre la veille et le repos. Il n’est pas besoin de philosophie et de science pour nous apprendre que le sommeil est la meilleure moitié de l’existence : à cela suffisent nos sensations.

Le sommeil, c’est toujours la vie. Il diffère de la veille en ceci seulement que les forces organiques dominent la scène occupée souverainement pendant la veille par les forces animiques.


II.   Un homme est enseveli. — Cette fois, pour tout observateur, superficiel ou profond, cette fois-là, cet homme n’est plus. Et cependant, il n’y a pas de différence entre l’homme au sépulcre et l’homme au lit, sinon que le premier est sous terre et que le second est dessus. Dans leur essence le Sommeil et la Mort ne diffèrent pas. Dans le langage n’appelle-t-on pas le Sommeil frère de la Mort ; et la Mort, le long, le grand, le dernier, l’éternel sommeil ? Et les analogies dont notre langage tient compte ne sont-elles pas au fond de notre pensée ?

L’homme enseveli, comme l’homme qui dort, est étendu sans mouvement, sans connaissance, privé de sentiment et de sensation : il renaît, comme lui, à l’existence relative, dès qu’il s’est assez reposé. Chez le mort, il est vrai, l’insensibilité au monde extérieur est complète, et toute manifestation d’existence sus-terrestre a cessé.

Cela suffit-il pour affirmer que cet homme soit mort dans le sens que nous prêtons vulgairement à ce mot : c’est-à-dire qu’il soit inutilisé, détruit à tout jamais, et que dans l’éternité, ses éléments constituants ne soient plus susceptibles de régénération ? — Je réponds : non ; et quiconque voudra s’élever à des considérations générales sur le temps et l’espace dira, comme moi, que la mort, semblable au sommeil, n’est rien d’autre que la prédominance momentanée de la vie organique et la réparation de la vie relative ; — afin que cette dernière se montre plus resplendissante, plus complète dans l’existence ou dans la journée prochaine.

Mais, dira-t-on, chez l’homme mort la vie organique même n’existe pas. Car cette vie se traduit par la respiration, la circulation, l’absorption, etc., etc..., actes qui cessent dès que l’homme a rendu le dernier soupir. — Je réponds : non, ces fonctions ne sont pas interrompues dans le cadavre ; seulement elles ne s’y exercent plus d’une manière aussi rapide, aussi directe, aussi intrinsèque que sur l’homme endormi ; elles ne s’accomplissent non plus en quelques instants, mais en de longs mois ; elles n’ont plus lieu d’organe à organe humain, mais d’objet à objet universel. De ce qu’il est plus général et plus lent à s’opérer, l’échange se fait-il moins pendant la mort que pendant le sommeil ? Et qu’est l’Échange, sinon la Vie ?

Je ne m’occupe que de ce résultat supérieur, essentiel : l’entretien de la vie. Que m’importent les divisions philosophiques tirées de l’étendue et de la durée ? Elles sont éphémères : nos découvertes, en agrandissant indéfiniment notre vue intellectuelle, effacent chaque jour ces divisions des feuillets usées des bouquins. Que m’importe en combien de temps, entre combien d’objets je me transforme, pourvu que ma transformation s’opère et qu’elle entretienne l’existence universelle dont ma vie dépend ? De ce que je changerai souvent de modes d’être, m’appartiendrai-je moins que si je n’étais jamais modifié ? Et quel homme n’aimerait donc pas mieux mourir à chaque heure que de vivre éternellement sous la même forme. Ce qui m’importe, c’est que, dans l’ordre de la nature, les droits de mon être éternellement changeant soient éternellement assurés contre la force de l’univers. Or, ainsi que je l’ai démontré surabondamment à propos de la grande mystification divine, la Transformation révolutionnaire continue de toutes choses m’est un sûr garant de la conservation constante de ma Liberté.


III.   Un cadavre n’est pas une masse immobile. — Je ne sache rien de plus vivant qu’un cadavre. C’est un atelier toujours en mouvement, une fournaise rouge dans laquelle mille éléments divers réagissent incessamment les uns sur les autres, se heurtent, se choquent en mille sens, se décomposent et se recomposent à l’infini. Là, tandis que s’élèvent bien des germes, bien des particules usées tombent ; tandis que beaucoup de gaz montent à la surface, beaucoup de matières solides gagnent les profondeurs, et de larges flots de liquides se déplaçant à chaque instant, provoquent entre les gaz et les solides des combinaisons innombrables. Des échanges perpétuellement renouvelées s’établissent par compression, transsudation, infiltration, expansion, etc., etc., entre les diverses parties du cadavre et de l’humus, entre l’humus et l’air. Chacun de ces milieux révolutionne l’autre. Des milliers de créatures amorphes, éphémères, conduites par leurs instincts spéciaux, servent d’agents à ces réactions réciproques. Toutes les parties ne se ramollissent pas à la fois, toutes ne se dissocient pas de la même manière, toutes ne sont pas dissoutes par les mêmes liquides, toutes ne s’évaporent pas à la même température, et d’ailleurs la température n’est pas la même dans toutes les parties du cadavre. Certains tissus résistent plus longtemps que d’autres, chacun s’effleurit, verdit et s’écroule à son heure seulement, et puis tous se dispersent d’après leurs affinités.

Je demande s’il est possible de trouver quelque part une agrégation de matières organiques plus animée, plus féconde en transformations que le cadavre ? — Pourquoi se glutinisent et se putréfient ces différents tissus ? Pour s’accommoder au milieu dans lequel ils se trouvent : transformation. — Pourquoi cet échange non interrompu de matières entre le cadavre et le sol ? Pour entretenir le mouvement universel : transformation. — Pourquoi cette réduction de l’humaine nature, si fière de son pouvoir et de son intelligence, en une argile sans prix ? Pour que toute chose revienne dans le sein de toutes choses, pour que la poussière retourne à la poussière : transformation. — Ainsi qu’il est dit dans le Livre : memento quia pulvis es et in pulverem reverteris. — Transformation, ce qui veut dire : production et consommation bilatérales, pénétration réciproque, échange non interrompu ; c’est-à-dire toujours continuation de la vie et du mouvement partout. Ahimè ! Combien vaniteux et petits nous sommes ! Nous nous montrons bien fiers de tout procédé d’éducation par lequel nous élevons les animaux jusqu’à nous. Et quand la nature, dans une de ses opérations immenses, nous remet en contact avec l’univers, nous la maudissons !

De ce que les détails intimes du travail de transformation souterraine nous échappent, est-ce une raison pour nier ce travail ? Alors il faudrait nier aussi l’évolution du germe dans le sein de la mère parce que nous n’en comprenons pas les divers phénomènes. Et cependant, jusqu’à ce que nous puissions nous rendre compte de ces opérations mystérieuses et terribles, (ce à quoi nous parviendrons avec le temps), il y a là deux résultats d’une importance tellement suprême que nous ne pouvons les méconnaître. L’un est la transformation d’un germe en un être humain ; l’autre est la transformation d’un cadavre en mille objets divers.

Cela contraint à reconnaître que si la force universelle détruit beaucoup — je veux dire l’homme, pour obtenir peu : je veux dire le cadavre ; elle recrée beaucoup aussi : un grand nombre d’êtres, en détruisant peu de chose : le cadavre. Cela nous contraint à affirmer la toute-puissance de la Révolution, l’économie qu’elle fait de ses forces et de ses ressorts, l’absence du néant, la réalité de l’être universel et de l’existence indiscontinue.

Mais, dira quelque discuteur idéaliste, tout cela est matières et réaction de matières ; la pensée, le souffle vital sont absents ; l’agitation cadavérique est un mouvement sans âme.

À quoi je réponds : d’abord il est démontré que, réduites à leur dernière expression, la matière et la pensée sont d’une essence identique ; qu’on ne peut trouver de distinctions réelles entre la pesanteur de l’atome, l’électricité de la résine et la pensée du cerveau. — Ensuite, de ce que nous ne faisons qu’entrevoir encore l’infinie pensée qui préside aux transformations matérielles ou idéales, ce n’est pas une raison de croire que cette pensée n’existe pas, car nos découvertes nous en rapprochent chaque jour et nous la livreront enfin. Et puis la loi de Transformation n’est-elle pas fatale, inflexible, seule inébranlable au milieu du Tout ébranlé ? Des attractions et répulsions de chaque être ne résulte-t-il pas une distribution normale et inéluctable des matériaux qui subissent une Révolution ? — Enfin, je veux bien admettre que la révolution cadavérique soit uniquement matérielle et qu’elle ne dépende que du hasard ; est-elle pour cela moins transformatrice, conservatrice et vitale dans ses résultats ?

Je crois, pour ma part, avoir pénétré assez avant dans les secrets de cette révolution ; mais ne l’eussé-je pas fait, pour affirmer qu’elle existe, il me suffirait d’être témoin de ses résultats.


IV.   Les ruines d’une société ne restent pas non plus sans emploi. — Je ne sache rien de plus profitable au mouvement général que les décombres des civilisations. Croit-on bien qu’il n’y ait là que fûts de colonnes, temples, édifices brisés, codes enfouis dans la poussière, blancs squelettes de législateurs, de philosophes et de gouvernants ? On ne peut croire cela. Toutes les ruines ne restent pas sous terre comme celle de Pompéïes et d’Herculanum. Et encore celles-là sont visitées par des chercheurs de vérités, par des philosophes-prophètes qui s’écrient : « Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints ! C’est vous que j’invoque, c’est à vous que j’adresse ma prière ! Oui, tandis que votre aspect repousse, d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme de mille sentiments et de mille pensées. Combien d’utiles sentiments, de réflexions touchantes et fortes n’offrez-vous pas à l’esprit de qui sait vous consulter ! » (Volney)

Dans les ruines, en effet, il y a tout ce qui sert aux transformations ; sans ruines il n’y aurait pas de reconstructions possibles. Et les ruines où trône l’Injustice moins sur les hommes quand elles sont couchées que quand elles sont encore debout. Les mondes sortent des décombres ; la lumière, des ténèbres ; les hommes qui sont sur le sol, de ceux qui sont dessous ; ce qui est éternellement produit de ce qui est éternellement consommé : les cieux de la terre ; les chairs pleines de sang, des os disséqués par les fourmis !

Les ruines subissent autant de transformations que les cadavres. Les peuples neufs qui arrivent sur les débris d’une civilisation sont des agents transformateurs comme le ver qui rampe dans les anfractuosités du crâne humain. Ces peuples remuent tout : ils confondent leurs tendances nouvelles avec les institutions en décadence, marient leurs hommes forts avec les filles délicates et font revivre dans des corps robustes les idées abandonnées. Vieilles âmes et vieilles doctrines redeviennent jeunes par cet accouplement ; les races croisées retirent de chacun des peuples qui les ont produites ses facultés prédominantes. Ce qui demeurait stérile au milieu d’une nation caduque devient fécond par le mélange des nations. Chacun adopte une partie de la tradition, la développe, la modifie, l’interprète, la fait valoir suivant son génie. En mille manières une révélation se généralise ainsi, et de la généralisation à l’application, il n’y a plus qu’un pas, que le premier événement favorable fait franchir aux sociétés. Ainsi, les systèmes disparaissent, les sectes se divisent, et des individus libres, conscients de leurs droits, se substituent à des partis esclaves, paralysés, enchaînés par les étroits anneaux du devoir et de la discipline. Ainsi, tout ce qui dépérissait renaît, tout ce qui mourait revit, tout ce qui gisait à la surface des générations passées et ne les pénétrait pas trouve dans les générations nouvelles un terrain de sépulture, suivant le vulgaire, de rénovation selon moi.

Mais, diront les apologistes exclusifs de la force, les simplistes de l’école de Grotius et de M. Romieu, il ne reste rien au milieu des ruines qu’une tradition philosophique avec laquelle on ne reconstruit pas ; une civilisation épuisée, c’est un esprit sans corps, un feu follet qui répand de vaines terreurs et détourne les hommes de la réalisation de leurs projets. — Je répète que la matière et la pensée sont de même essence vitale ; qu’elles concourent également à l’entretien de la vie et se complètent l’une par l’autre. Si les ruineuses richesses de l’industrie gisent, sans faire le bonheur de personne, sur le sol de l’Europe occidentale, c’est que la force et l’équité nous manquent pour les distribuer utilement à tous. Et si les forces prodigieuses de l’Europe occidentale sont tournées, pour quelque temps encore, contre la liberté de tous, c’est que les Slaves manquent de notions fixes sur la justice et la liberté vers lesquelles ils tendent. La tradition, l’utopie, la pensée doivent avoir leur part d’influence dans les révolutions humaines. Une civilisation n’eût-elle à transmettre que cela parmi celles qui lui succèdent, qu’il y aurait encore assez de trésors à recueillir sans ses décombres. La Force ne peut être complétée que par l’Idée.


V.   Il n’est pas possible de rencontrer quelque part des éléments sociaux plus agités que ceux de deux civilisations qui se choquent avant de se pénétrer.

Pourquoi ces torrents d’hommes débordées ? D’où sont parties, où s’arrêteront ces hordes envahissantes ? Quelle redoutable tâche viennent-elles accomplir au milieu de l’humanité saisie d’effroi ? Sur leur passage les nations se dispersent. Pourquoi l’ange des grandes exterminations, le terrible Azraël, frappe-t-il ainsi les hommes avec des hommes ? Pourquoi les aveugle-t-il, les surexcite-t-il au point de leur faire convoiter une des mille morts que prodigue l’épée buveuse de sang ? — Pour que, sur la terre saisie de tremblements, les hommes soient confondus comme les grains de froment dans l’aire du moissonneur : Transformation.

D’où viennent ces fléaux exécrés qui marchent à l’avant-garde des bataillons et répondent, chaque matin, au rappel tonnant des tambours ? Qui les vit, même en rêve, parmi les nuages sombres, les vagues écumantes et les glaciers voisins des cieux ? Et pourquoi ne pouvons-nous déployer contre eux qu’un courage passif, une bravoure de médecin ? — Pour que, sur la terre angoissée, ceux qui meurent et ceux qui survivent mêlent leurs gémissements ; pour que, décimés par les mêmes désastres, les peuples remontent à leurs causes premières et ne les attirent plus sur eux en transgressant les lois de la nature ; pour que les hommes comprennent et subissent l’universelle Transformation.

Des hommes incultes qui, la veille encore, ne soupçonnaient pas leur commune existence, le paysan, lourd piéton de la Beauce, et le maigre Cosaque, cavalier ailé des rives du Don, se trouvent rapprochés, comme par enchantement, des deux extrémités d’un monde. Il faut qu’ils se connaissent, se comprennent, et de bon ou de mauvais gré, s’associent. Les chiens qui se rencontrent, se flairent ; en pareil cas, les hommes se saluent civilement ou militairement ; puis, chiens et hommes finissent par s’accoupler. Les hommes tirent un rideau plus ou moins épais sur le dénouement, voilà toute la différence. Les pourparlers et procédés sociaux des peuples qui se heurtent ressemblent singulièrement aux aboiements et aux frottements des chiens. L’homme prétend que les amours des animaux sont immondes et que les siennes sont d’essence divine. — Je ne vois dans tout cela que circulation de matière et d’électricité vitales : Transformation.

Comment se fait-il qu’alors même que deux peuples ont le plus besoin d’union, à l’heure suprême où l’un s’acharne à la défense et l’autre à la conquête, la division éclate fatalement dans leur sein ? Pourquoi les factions et les sectes achèvent-elles de déchirer les peuples envahis ? Pourquoi les rivalités de pouvoir et les distinctions de races deviennent-elles plus tranchées chaque jour parmi les peuples envahisseurs ? Pourquoi tous ces systèmes absolus, d’une part, toutes ces forces inexorables de l’autre ? Pourquoi, chez le peuple qui meurt, cette société anarchique, hurleuse, de prétoriens, de débauchés, de bellicistes éreintés ? Et chez le peuple qui naît, ce pêle-mêle indescriptible de soudards, de libertins et de philosophes avides de vivre et d’apprendre ? — Parce que les hommes sont les cribles qui tamisent les idées ; parce que plus les civilisations sont avancées, plus les problèmes sont complexes, plus sont nombreux et divisés ceux qu’intéresse leur solution. Dans un creuset, les éléments mis en présence sont réduits en poudre impalpable afin qu’ils puissent se pénétrer plus facilement ; le chimiste en cela copie la Providence fatale. Quand le torrent se précipite au-devant du torrent, quand le nuage embrasse le nuage, l’écume et la foudre divisent la masse des eaux et la masse des airs ; de même par la force des bras et l’éclair des pensées, les foules humaines s’écartent pour laisser libre pénétration aux foules humaines. Tout ce qui se pénètre en effet reçoit et donne, jouit et souffre, est pris de délire et d’expansion infinie, irrésistibles ; la vierge craintive et le jeune homme maladroit, le chêne qui crie et la cognée retentissante, la brique rouge et le feu vertigineux. Tout cela se rapproche, s’étreint, se diffond, se confond ; tout cela répand chaleur, extase, électricité, vitale essence. La vierge devient mère, le bois devient feu, et la brique, maison. Tous les êtres se débattent, se cramponnent longtemps autour du gouffre de la Transformation qui finit par les engloutir. Les peuples sont fascinés comme tous les autres êtres.


VI.   Dans le travail d’enfantement que l’Europe va subir se développeront la chaleur, l’agitation, l’immense rumeur qui accompagnent les fermentations accélérées. Au milieu de ces mille ferments de réforme, on ne reconnaîtra pas une direction qui se distingue entièrement des autres et tende à un but facilement discernable. Vertigineux, inextricable est le pêle-mêle social. Ce qui était au fond remonte à la surface, ce qui flottait redescend. De vaines révoltes s’élèvent des entrailles des peuples et viennent expirer à la surface de la mer humaine, ainsi que des bulles de gaz comprimées trop longtemps. Des gouvernements éphémères se superposent aux masses furieuses, étouffent un instant leurs voix retentissantes, et passent, renversés, déchirés, comme l’écume légère qui nage sur les torrents. On entend à la fois les cris des hommes que le despotisme comprime, les clameurs de la guerre, les soupirs d’agonie des vieux civilisés, et les premiers mots qu’articule le jeune socialisme. Toutes les races, toutes les familles se mêlent ; les éléments sociaux se dispersent, se réunissent et s’agitent sans repos. La matière humaine, triturée, recombinée de mille façons, bouillonne et gronde comme le sang vermeil détaché de la vigne généreuse. Que de réputations, de partis, de gouvernements sont faits et défaits dans le temps qu’il faut au papillon pour brûler ses ailes ! Que de constitutions à peine élaborées et déjà détruites ! que de systèmes, de plans, d’opinions sans avenir ! Que de disputes vaines ! Que d’améliorations gigantesques terrassées par le souffle froid du Hasard !

En ce temps-là, une tête d’homme ne sera pas plus précieuse qu’une graine de pavot, et l’on ne tiendra pas plus compte des écrits et des paroles que du bourdonnement des vertes demoiselles. Les hommes se hâteront, se coudoieront pour arriver aux places qu’ils convoitent. Les intérêts périclitants, les existences en danger se fraieront un chemin à travers la foule avec les ongles et les dents. Les convictions profondes, les instructions solides, les idées originales seront étouffées sous la peur ; on n’étudiera rien à fond ; on recherchera des difficultés littéraires à vaincre ; on n’écrira plus que des brochures ; les principales querelles seront des querelles de mots.

L’Occident ravagé par mille dominations rivales, chaque jour à nouveau partagé, rappellera la Grèce de Persée, l’Italie de l’Exarchat, des Goths et des Lombards, la Bysance des Comnène et des Paléologue, l’Alexandrie du bouquin. Ce sera véritablement la Babel des peuples, Babel comme jamais il n’en fut sur terre, car jamais encore l’autorité ne fut bafouée, changée, chassée, avilie, niée comme elle l’est aujourd’hui !


VII.   Une civilisation de décadence contient, dans son sein, tous les matériaux d’une société en enfance ; les désespérantes négations des époques destructives nécessitent les affirmations solides sur lesquelles l’humanité reconstruit. Quiconque voudra bien observer aujourd’hui la dissociation des éléments du monopole, pourra prévoir le mode d’après lequel se produira la prochaine unification socialiste.

Les nations d’Occident font des révolutions chaque jour, chaque jour elles essaient, tâtonnent et trébuchent, créant gouvernements, dictatures, assemblées, conventions, majorités et minorités à tous degrés, de toutes formes ; elles se débattent, crient, versent les plus pures de leurs larmes, le plus chaud de leur sang. Et cependant, elles ne réussissent ainsi à rien fonder de durable. Elles s’aperçoivent ainsi que tous les gouvernements sont impuissants à sauvegarder des intérêts injustes, incapables de faire droit à des revendications légitimes, sourds aux minorités, aux majorités même, en dehors du mouvement social, hostiles à tous, condamnés à périr dans la plus épouvantable anarchie. Et plus cette vérité est démontrée aux hommes, plus les hommes s’obstinent à la nier. Ils sont las de l’autorité, mais ne sachant encore comment la remplacer, ils l’exagèrent dans les faits jusqu’à la bouffonnerie la plus prétentieuse, en même temps qu’ils la détruisent à tout jamais dans son prestige et dans l’opinion publique. D’autre part, les mendiants politiques — rois, princes et tribuns, — ont tellement pullulé dans la paix et l’obésité, qu’il y a, de par le monde, des milliers de compétiteurs pour les trônes les plus croulants de la Chrétienté. Le régime de la force armée et gouvernementale ne peut tenir longtemps dans un siècle dont la minorité pensante et la philosophie libre sont liguées contre lui. La veillée de mort est venue pour les Astyages, Crésus, Balthazars et Nabuchodonosors qui boivent le nectar des festins dans la coupe d’or où le peuple a versé la sueur de son travail maudit. Le régicide reparaîtra dans sa férocité hideuse : sa main sanglante se détachera sur le fond noirs des orages à venir : les Cosaques versant le sang comme le vin. — Divine ou terrestre, l’autorité est morte au cœur des hommes.

Toute tentative de revendication pour la Liberté et la Justice est étranglée sans pitié dans la gorge des hommes de cœur. On rédige des listes de suspects, on proscrit, on dépossède, on emprisonne, on raccourcit à tort et à travers. Les plus grands scélérats se saisissent du pouvoir ; les hommes les plus honorés subissent des peines infamantes : preuve est donc faite que le Pouvoir est chose méprisable et que les jugements des hommes ne souillent et ne purifient personne. Les vengeances d’un parti sont effacées par celles d’un autre ; la terreur n’est plus guère qu’un vieux mot qui fait sourire ; les chefs de sectes, qu’on croyait si redoutables et si grands, traînent dans l’exil une existence réprouvée ; à peine commencent-ils à se faire un nom qu’ils sont enlevés au théâtre de leur jeune célébrité ; les rois enfin, qu’on regardait comme les plus libres des hommes, prouvent chaque jour qu’ils en sont les plus esclaves. — Ainsi notre jugement trembleur s’accoutume à voir les hommes nus comme notre premier père, et nous comprenons à peu près maintenant que l’accord général de l’Humanité naîtra de la division des individus poussée à l’infini. Les hommes commencent à soupçonner avec étonnement qu’ils peuvent vivre libres et sans directeurs, chacun suivant le cri de ses passions, l’impulsion de ses intérêts et de ses instincts. Déjà toutes les notions de moralité conventionnelle sont interverties, tous les préjugés déracinés. On ne sait plus ce qu’il faut entendre par ces mots : Droit, Devoir, Morale, Crime, Vertu, Juste et Injuste. L’homme refuse de s’abaisser sous toute autre main que celle du Sort. — Ainsi passent — sic transeunt — la Gloire, la Justice et la Morale fausses imposées aux hommes par ceux qui les dominent.

Les lois tombent en désuétude. On les amende, commente, augmente et diminue ; on les corrige, on les reficelle ; on en fait de nouvelles qui retirent toute force aux anciennes. De sorte que toutes ces dispositions légales s’annulent les unes par les autres ; de sorte qu’en discutant la loi, les hommes la détruisent ; de sorte qu’ils maudissent une société dont les rapports sont si mal réglés qu’il faut toujours la main de la force pour en maintenir le faisceau disjoint. — Mais le monde futur est dans l’âme des hommes rebelles et justes, dans l’âme des condamnés que fait la Civilisation. Le germe de la société nouvelle est sous la terre, et la terre sera déchirée en l’enfantant !

Chaque année les bornes des propriétés sont marquées de noms nouveaux. Les banqueroutes et les revers de fortune se succèdent sans interruption. Le travail est un frein ; on musèle les hommes en les affamant. La Misère, plus cruelle que le fouet, contraint au labeur quotidien la population hâve des ouvriers. — Mais comme le principe sur lequel repose le Privilège est faux, les modifications qu’on lui fait subir affaiblissent le Privilège, peu élastique de sa nature. L’extrême opulence et l’extrême pauvreté, subies autrefois sans plainte par le petit nombre, disparaissent et peu à peu se confondent dans une médiocrité de gêne qui pèse sur tous et devient insupportable à tous. L’Occident est l’hôpital de tous ceux que tue le jeûne, le bagne de tous ceux que le travail consume. Il y a quelques années, on y comptait un pauvre sur sept habitants ; aujourd’hui, sur sept occidentaux, il y en a six qui se serrent le ventre pour faire taire la Faim, l’incorrigible criarde qui n’a pas d’oreilles. — Il résulte de cet état de douleur que les négations les plus hardies du droit d’aubaine s’imposent aux consciences ; il en résulte que le Crédit se substitue à l’Intérêt, la Jouissance communicative à l’Épargne frileuse, l’Échange aux couleurs vives à l’Usure amaigrie, le Travail attrayant à l’Exploitation décrépite, le Bonheur qui rayonne à la Privation pâlie. L’homme découvre enfin qu’il vivra plus heureux sans la lèpre de la Propriété, et que l’attaquer, c’est faire de l’ordre.

Par la force des choses, l’intérêt de l’argent est progressivement abaissé ; le papier-monnaie prend cours ; beaucoup plus de billets de banque sont émis que ne le permet le capital social ; on dégrève peu à peu les petites taxes, on fonde des institutions de crédit foncier, on commandite le travail ; la concurrence, en s’étendant, réduit à rien la prélibation du commissionnaire parasite. — En sorte que la valeur réelle du Travail se substitue peu à peu à la valeur fictive du Capital. En sorte qu’on finit par arriver à la gratuité du crédit, à la généralisation de l’Échange et à la suppression de tout ce qui leur fait obstacle.

Le Clergé, l’Armée, la Magistrature, l’Administration, les Parlements, l’Université, le Privilège sacrent, glorifient, encensent, protègent et paient tous les pouvoirs qui se superposent à la nation, la mitraillent, — l’avilissent. — D’où résulte, dans l’esprit public, la négation et le mépris de toute hiérarchie constituée.

Notre luxe est homicide et mesquin, notre bonheur monotone, nos fantaisies prévues, nos écarts limités à la sphère de tolérance de la police ou de l’opinion ; il n’y a pas d’inspiration dans notre littérature, pas d’essor dans nos arts, pas de générosité dans nos cœurs ; nous ne nous entretenons de la chose publique que pour faire montre d’érudition ou d’éloquence. Tout ce qui tend à s’élever est impitoyablement rabaissé. Entre les plus fortunés, l’air, l’espace, la gloire sont répartis parcimonieusement : on taille sans pitié les ailes du génie. Pas n’est besoin à nos gouvernements de haute décadence de publier des édits de Cyrus et d’Aristodème pour contraindre les jeunes gens à la fainéantise, aux professions qui avilissent, à l’ignorance, à l’infamie. Les hommes d’aujourd’hui se fatiguent aux travaux et aux plaisirs des femmes ; ils étudient la science sociale dans les journaux ; par le temps qui se traîne, il faut des recommandations puissantes pour parvenir aux emplois de la police secrète. — Tout est sauvé, fors l’honneur !

Les petits des bourgeois sont saisis d’un priapisme littéraire et artistique énervant. Malingres, chétifs, facilement blasés en raison de leur faiblesse native, surveillés, effacés, courbés sous le triple joug de l’éducation, des préjugés et de la mode, voyant le monde à travers un lorgnon, se préservant avec un éventail de la bienfaisante chaleur du soleil, ils exhalent le souffle fiévreux de leur jeunesse hâtive dans les établissements de goinfrerie et de luxure où l’on est gentilhomme à bon marché, dans des feuilletons écœurants, sur quelque divan banal, au moyen de vins frelatés, de cartes fausses et de chevaux de rencontre. L’honneur, la vraie morale, les plus simples notions de probité sont reléguées au rang des considérations secondaires ; l’essentiel est de n’être pas pris la main dans le sac.

Les tendances naturelles de l’homme vers le bonheur et le luxe sont étranglées, comprimées dans notre milieu ; mais elles dominent, se trahissent dans tous nos actes, éclateront bientôt et remueront la Société jusque dans ses entrailles. — Dès aujourd’hui, les hommes, dociles aux vœux de la nature, demandent à satisfaire leurs passions, et ne se contentent plus de cette exclamation résignée de la souffrance : « Le bonheur n’est pas de ce monde ! » Demain, les facultés animiques de notre espèce, portées sur les ailes de la Liberté, de la Justice et de l’Abondance, s’élèveront vers des régions sublimes de poésie, de volupté d’où le stupide murmure de l’Opinion ne pourra plus les faire descendre.


VIII.   Agitées, mélangées par la force réactive de la guerre, les deux races slaves et franco-latine en produiront une troisième qui différera de chacune d’elles. — Ainsi cela se passe dans les combinaisons chimiques, dans les reproductions animales, dans toutes les réactions des éléments les uns sur les autres. — La race nouvelle aura gardé les traits caractéristiques de chacune de celles qui lui auront donné naissance ; seules, les formes vieillies seront inutilisées, le fonds sera plus riche.

Ce que l’une de ces races mères possède en excès sera corrigé par l’autre. Le tempérament musculaire de la race slave et le tempérament nerveux des races franco-latines se modifieront réciproquement. Nos tendances exagérées vers la culture des sciences et des arts seront réfrénées par la propension dominante des Slaves vers les travaux du corps. Nos mœurs parcimonieuses et sédentaires se marieront avec les habitudes nomades des peuples du Nord, dont l’esprit se détache si facilement des lieux et des héritages. De leur côté, ceux-ci, voyant que la terre gagne par le travail régulier et intelligent, se fixeront davantage. — Ainsi se substituera à la propriété aubaniale la possession viagère et laborieuse qui respecte la justice et satisfait les instincts égoïstes de l’individu.

Il en sera de même pour le mode d’habitation. — les civilisés se construisent de grandes capitales dans lesquelles ils s’entassent autant qu’il leur est possible : au contraire, les hommes du Nord errent dans des steppes éloignées de tout. De ce nouveau contraste résultera, pour l’humanité nouvelle, une manière de vivre qui ne sera ni l’existence errante des Slaves, ni l’agglomération des civilisés. Quand ils y seront appelés par leurs affaires, les hommes habiteront les grandes villes devenues hôtelleries pour les personnes, entrepôts et centres de circulation pour les richesses universelles. Mais les produits seront fabriqués dans les campagnes, et les travailleurs y vivront. Ainsi, les hommes gagneront en santé, parce qu’il n’y aura plus d’encombrement de population ; et la terre gagnera en fertilité, parce que étant plus uniformément peuplée de proche en proche, elle sera mieux cultivée et rapportera davantage. (Cette pénétration réciproque des villes et des campagnes s’observe déjà de plus en plus au milieu des nations industrielles, dont le bien-être et la richesse sont le plus élevés, en Angleterre, par exemple.)

De même pour la Patrie. — Les hommes régénérés n’attacheront plus autant de prix à des limites conventionnelles de territoires qui varieront chaque jour ; ils chercheront, pour se grouper, d’autres raisons déterminantes, et les trouveront dans leurs sympathies, leurs habitudes, l’analogie de leurs travaux, l’appropriation des climats à leurs attractions et à leur santé. — La nouvelle Patrie sera choisie par l’individu dans l’univers entier, et non plus imposée par la naissance entre les limites étroites des domaines princiers. Alors l’homme, véritablement libre et grand, se sentira porté vers ses semblables par un sentiment d’universelle bienveillance ; alors, de tous les coins du monde, les brises du soir lui rapporteront les vœux des êtres qui lui sont chers, leurs projets, leurs travaux, leurs amours et leurs rêves. La correspondance s’enrichira des trésors d’expression de toutes les langues, des caprices des imaginations les plus aventureuses. Tout y gagnera : la nouvelle langue universelle, les mœurs, le style, la découverte, la science et l’art. Et aussi l’amitié et l’amour que la monotone cohabitation de chaque jour suffit pour détruire dans les âmes les plus délicates. Rien n’est mortel à la sympathie comme l’entassement des individus. — Jusqu’à ce jour, hélas ! la Patrie ne fut rien que ce point restreint de la terre où l’homme consume son existence attristée ! À l’avenir, chaque citoyen du monde se fera sa Patrie aussi grande et aussi belle que puissent se l’imaginer son intelligence et son cœur !

De même pour la famille. — Les alliances contractées dans une société seront déliées dans une autre, et les sociétés seront modifiées chaque jour au milieu de tant de guerres, de désastres et de révolutions. Les prodigieuses découvertes de l’industrie et de la science, les relations beaucoup plus fréquentes entre les hommes changeront constamment les rapports établis dans les familles, et feront disparaître de leur sein la tyrannie du patriarchat paternel et les funestes conséquences de l’hérédité. Il y aura une infinité de femmes et d’enfants abandonnés et beaucoup d’hommes veufs qui chercheront fortune. Il en résultera qu’on ne s’engagera plus dans des unions d’intérêt jurées pour la vie contre les plus impérieuses protestation de la nature. — Alors la famille sera telle que la veut notre cœur : formée par l’amour, reliée par l’affection, dégagée de tout calcul et de tout intérêt sordides, ne se séparant enfin que du mutuel accord consentement de ses membres, alors que les relations intimes seront devenues trop pesantes à chacun. Alors disparaîtront du foyer domestique les querelles et discordes conjugales dont les enfants sont témoins et victimes, le concubinage mal déguisé, l’adultère hypocrite et vénal, les scandaleux procès, les duels, empoisonnements, suicides, assassinats qui en sont la suite. Alors la table de famille rassemblera chaque jour des êtres libres, unis, heureux les uns par les autres, brillants de santé et de bonheur. Alors la femme sera l’égale de l’homme, et les enfants ne seront plus courbés sous l’insupportable fardeau du travail répugnant et des préjugés ridicules. — Alors, l’Ordre sera créé dans la famille par l’abolition de l’autorité permanente et abusive de son chef.

De même pour les mœurs. — L’égoïsme oppresseur des civilisés, des occidentaux, leur liberté d’us et d’abus viendront se briser contre la brutale égalité du monde barbare. Des hommes habitués à ne reconnaître que la toute-puissante autorité d’un seul ne s’accommoderont pas de l’exploitation exercée par des légions de bourgeois faméliques. Le bénéfice illicite de l’intermédiaire, le vol du gagne-petit ne sont possibles que dans la civilisation du chacun chez soi. — De ce nouveau contraste produit par l’invasion résultera le règne de la Liberté individuelle limitée par la Solidarité générale.

De même pour le langage. — Chaque nouvelle découverte nécessitera la création d’un mot nouveau que toutes les nations adopteront, dans quelque langue qu’il ait été prononcé la première fois. Les nouveaux besoins rendront fréquent l’usage de ces expressions nouvelles, en même temps que les anciennes, devenues chaque jour moins nécessaires, tomberont en désuétude. Les rapports plus intimes entre les nations amèneront l’échange des idiomes divers. On conversera dans des termes imparfaits, inachevés ; on fera subir à la prononciation, à l’orthographe, à la grammaire d’innombrables altérations. Ainsi les langues actuelles seront envahies dans le sanctuaire de leurs règles absolues ; ainsi la confusion des peuples amènera la confusion des langues, l’anarchie dans la parole comme dans la pensée. Ici encore le Bien naîtra du Mal, l’Invention de la Faute. Et de cette anarchie, de ce patois général sortira la langue nouvelle et universelle. Car aucun progrès ne se réalise sans déchirement, sans révolution, souffrance et anarchie. La Langue universelle ne sera pas créée par un système, non plus que l’ordre universel. Les systèmes sont rentrés dans le domaine de l’anatomie pathologique.

De même pour les révolutions. — Les générations nouvelles, venues au monde au milieu de guerres continuelles, s’accoutumeront aux secousses, aux dangers et aux cataclysmes ; elles comprendront que la Révolution est imminente et permanente dans les sociétés, indispensable à leur conservation.

Quand une fois le mouvement est imprimé à l’Humanité, il ne s’arrête plus : un peuple déborde sur un autre peuple, et la houle se propage dans l’océan des hommes comme dans l’océan des vagues, jusqu’à ce que, de tous ces chocs, résulte l’Harmonie définitive. Ainsi, lorsque les flots se sont longtemps battus, ils s’affaissent par lassitude et s’étendent en paix sur la surface limpide des mers calmées[1].


IX.   L’heure de la mort a sonné pour une moitié de l’Europe ; l’âge de s’instruire est venu pour l’autre. — C’est une aussi rude tâche d’apprendre à vivre que d’apprendre à mourir. — L’enfant souffre quand il s’élève à l’état d’homme autant que le vieillard qui s’incline vers la tombe.

Les deux moitiés de l’Europe souffriront donc pour se transformer. Et leurs convulsions, leurs cris d’angoisse ébranleront la terre qui les supporte.

Elles seront humiliées les nations superbes qui verront de jeunes peuples s’implanter sur leur sol, les traiter en pays conquis, abattre les monuments de leur gloire et pousser l’humanité vers de nouvelles destinées. L’Envie et le Désespoir hâteront le terme de leurs jours ; elles ne consentiront pas à partager les travaux des races nouvellement venues. — Car les vieillards s’élèvent toujours, et toujours se brisent contre les jeunes hommes audacieux et novateurs.

Elles souffriront aussi, les nations barbares, de ne pouvoir plus s’ébattre parmi les grand déserts ; elles étoufferont dans l’enceinte des villes ; elles se consumeront de langueur dans leurs nouvelles coutumes et dans leurs habits trop étroits. La Nostalgie, la Déesse plaintive qui tremble au soleil en pleurant son foyer natal, la Nostalgie les moissonnera dans leur fleur. — Car les enfants gémissent quand ils leur faut se rompre aux usages de la vie sociale.

Tout ce qui était trop jeune et tout ce qui était trop vieux en Europe disparaîtra donc dans ce croisement. Ainsi le veut la loi des antinomies. — Chaque fois que la Terre tremble sous les transports nerveux de deux peuples qui s’unissent, de nouvelles races sont créées qui développent les principes du nouvel accord. Toute crise révolutionnaire s’accompagne d’un mouvement accéléré de dépopulation et de repopulation. Malléable et féconde, la matière humaine se dilate ou se resserre, vit ou meurt pour s’accommoder aux combinaisons d’ordre universel.

Dans les institutions de l’Europe ainsi régénérée, on ne trouvera plus ni les traces de la Barbarie ni celles de la Civilisation, également impuissantes à entretenir la vie des sociétés modernes. Les peuples qui les portaient dans leurs flancs auront ainsi changé et de noms et de circonscriptions territoriales ; les générations actuelles auront cédé la terre aux enfants de leurs enfants. — Car le fonds emporte la forme, et l’ordre socialiste, inconnu jusqu’ici, ne s’implantera que parmi des nations qui ne sont pas encore.

Ainsi, les deux masses humaines qui se seront choquées ressusciteront réellement sous d’autres formes du sein de leur mort présente. Et chacune aura gagné de vivre en se généralisant.


X.   Si nous envisageons la question ethnographique d’un point de vue plus élevé qu’on n’a coutume de le faire, la Russie nous apparaîtra comme une intermédiaire providentielle entre l’Europe et l’Asie, comme le pont majestueux au moyen duquel les plus immenses contrées du Vieux-Monde s’avanceront à la rencontre les unes des autres. Avant de se croiser, les nations ont besoin d’être mises en rapport, et parmi elles se trouvent aussi des entremetteuses âpres au gain.

Deux produits chimiques juxtaposés ne se modifient pas, à moins qu’une agitation violente, un réactif puissant ne viennent changer leurs rapports de contact en des rapports de pénétration. Alors seulement se dégage le troisième produit.

Il s’opère aussi des mélanges entre peuples ; on les appelle cataclysmes, déluges, émigrations, immigrations, croisements. Il y a aussi des nations qui servent de réactifs dans ces croisements ; on les dit ambiguës. Le caractère distinctif d’une nation ambiguë, comme celui d’un réactif chimique, est de présenter des affinités sociales avec chacun des peuples qu’elle est destinée à confondre.

L’Europe et l’Asie ne sont encore que juxtaposées. La Russie sera la mortaise dont les angles rentrants présenterons aux angles saillants de chacune de ces contrées autant de points d’engrenage.

Entre ces deux mondes, la Russie est nation ambiguë : par sa position ; — par la facilité de communications terrestres avec l’un et l’autre ; — par sa domination réelle en Europe et en Asie, plus étendue que celle des autres grandes puissances ; — par l’influence bien plus immense encore qu’elle exerce sur les nations les plus fortes des deux mondes ; — par ses alliances familiales avec les races régnantes ; — par ses traités ; — par ses relations de commerce ; — par sa teinte de civilisation moitié occidentale, moitié orientale ; — par sa religion grecque et chrétienne, méridionale et septentrionale, — par les instincts différents des peuples du Nord et du Midi de son empire ; — par les nuances insensibles au moyen desquelles les premiers se rattachent aux peuples de l’extrême Nord de l’Europe, et les seconds, à ceux de l’extrême Nord de l’Asie ; — par la terreur qu’elle inspire dans un siècle où la force et l’intérêt matériels dominent toutes choses ; — par la phase sociale qu’elle parcourt, et qui n’est ni la Barbarie ni la Civilisation, mais une informe combinaison de l’une et de l’autre[2] ; — enfin, par l’impossibilité que cette Civilisation factice dure plus longtemps au milieu d’un continent dont elle paralyse les rapports généraux.


XI.   L’Europe et l’Asie ne peuvent vivre plus longtemps dans leurs rapports actuels.

Le corps social suit, dans ses développements, les mêmes lois que le corps humain. Chez l’homme, à mesure que le cœur devient plus puissant, les membres se développent ; les ressources s’harmonisent avec les besoins ; la production répond à la consommation ; le sang, à la matière plastique. — Également, dans notre corps social, les produits étant devenus plus nombreux et leur circulation plus facile au moyen de la vapeur, de l’électricité et de leurs mille applications diverses, il faut que le champ de la consommation soit agrandi, et que les rapports entre peuples s’étendent.

L’Europe et l’Asie ne peuvent rester étrangères l’une à l’autre ou enchaînées l’une à l’autre par la Conquête. Les nations, en grandissant, s’affranchissent de la Prohibition et du Métropolisme, comme les jeunes gens qui croissent se délivrent de la tutelle de la famille et de la tyrannie des pédagogues. À mesure que le sang circule plus abondant dans les veines d’un peuple, le bras de ce peuple devient plus fort pour conquérir la Liberté par lui-même, pour lui-même, sans la protection d’autrui. L’Angleterre apprendra ce qu’il en coûte pour s’enrichir en civilisant les peuples !


XII.   La Russie ne peut plus subsister sous la forme présente.

L’Empire russe actuel est un assemblage forcé des nations les plus diverses, des génies, des mœurs et des langages les plus contrastants. Il n’est certainement pas d’autre nation plus profondément divisée dans ses tendances. L’uniformité de la Russie n’existe qu’à la surface, administrativement, par la terreur et le knout ; elle disparaîtra dès que ce peuple aura traversé la phase guerrière qui s’ouvre pour lui. Les instincts les plus naturels des Russes, comprimés jusqu’à la souffrance, grondent sourdement. L’état des populations soumises au joug du Tzar est essentiellement violent, transitoire, impossible à maintenir. Dans cette immense circonscription de territoire, il y a tous les éléments d’un monde nouveau.

C’est une crainte ridicule d’imaginer que les Russes conquérants puissent nous imposer les lois de la barbarie. Ne savons-nous pas que le milieu social modifie tout ce qui ne s’harmonise pas avec lui, et que nulle force ne se dérobe à son action toute-puissante, J’affirme, moi, que des lois faites au milieu du choc des armes, des cris de sang et de mort, disparaîtront forcément quand la société reprendra sa marche pacifique vers de — nouvelles destinées. J’affirme que les Russes incultes, qui nous auront débarrassés de la Civilisation, s’empareront avec empressement de nos idées, de nos traditions et de nos tendances, qu’ils les feront fructifier par leur foi vive et leurs forces neuves. Je le répète, quand deux peuples ou deux fleuves se rencontrent, ils ne remontent pas contre le courant avec lequel ils se sont accrus ; il n’y a de perdu que l’écume.


XIII.   Dès que la Russie a terminé son œuvre de conquête, les nationalités jusqu’à ce jour effacées sous son joug s’émancipent l’une après l’autre et se dessinent. La première, la plus progressive de toutes, la race Slave, se dégage du milieu des masses armées. La Hongrie, la Pologne, les Provinces Danubiennes se soulèvent au nom des droits sacrés qu’a toute réunion d’hommes de développer les caractères qui forment son partage. Au Nord, la Finlande, la Livonie, la Courlande, toutes les provinces du littoral de la Baltique retournent aux alliances naturelles dont elles ont été violemment détachées. La Scandinavie, les Confédérations polonaise, hongroise, moldo-valaque, bohême se reconstituent aux dépens des empires abhorrés. Les provinces russes d’Asie, la Sibérie, la Tartarie, les Khanats dépendant de Pétersbourg se groupent d’après leurs traits de ressemblance.

Quand ces nations incultes se répandront sur le Vieux-Monde, chacune d’elles trouvera le peuple au moyen duquel elle complétera son caractère, en s’unissant à lui. Ainsi, dans les ateliers vastes, dans les grands concours d’hommes, dans la nature brillante, dans les cieux triomphants, les diversités se rapprochent, s’engrènent, et produisent l’harmonie, promesse d’infinie splendeur, d’éternelle féodalité ! L’esquisse de la Civilisation nouvelle est déjà toute faite en Russie ; il n’y a plus qu’à agrandir le cadre, à répandre sur toutes choses la lumière et les ombres, à donner couleur, forme et vie à toutes ces tendances aujourd’hui comprimées. Alors, à la sombre inquiétude, au profond malaise qui dévorent ces peuples succèderont le bien-être et le bonheur ; au morne silence de l’esclavage, la joie communicative de la liberté. Et les Slaves s’élanceront dans l’immense avenir comme la vapeur qui s’échappe, bruyante, folle, du vase où elle était renfermée[3].


XIV.   Sur l’Occident éperdu va passer l’ouragan des Barbares modernes, inassouvis, avides de richesses, de soleil et de jouissances. Longtemps ces hommes battront de leurs chaudes vagues les remparts croulants de la Civilisation ; longtemps les plaines fertiles seront abreuvées de sang ; longtemps les peuples seront éveillés, dans la nuit, par les trompettes rauques qui les appelleront aux combats.

Mais toute transition veut être ménagée. Les combinaisons chimiques ne se produisent pas sans effervescence. Les agonies des vieillards et les convulsions des enfants se prolongent assez longtemps pour que les uns aient le temps de préparer leurs pensées à la mort, et que les autres disposent leurs forces en vue de l’existence. Avant de s’unir, les amants se courtisent. Le viol est infécond. Les peuples sont comme l’homme et la femme qui tout d’abord se fuient et se repoussent presque, la femme par coquetterie, l’homme par embarras. Cependant, cet éloignement momentané les contraint de penser l’un à l’autre, de s’observer, de se connaître ; en un mot, de procéder, dans leurs amours, différemment des premiers animaux venus : jusqu’à ce que les circonstances, favorisant leur rapprochement intime, exercent une sorte de violence sur l’amour propre de l’homme et sur la pudeur naturelle à la femme.

Dans l’invasion prochaine, il faut que les Barbares soient longtemps retenus loin des métropoles ; il faut que les Civilisés se défendent longtemps à l’intérieur des villes : — pour que, depuis les cités opulentes jusqu’aux pauvres hameaux, les hommes ne soient plus effrayés de l’immense coït de leur race sur toute la surface de la terre habitée. Il faut que les troupes d’Occident résistent un peu, s’il est possible, à celles du Nord ; — afin que le Nord déborde plus furieux sur nous. Le courant d’un fleuve se précipite d’autant plus rapidement qu’il trouve plus d’obstacles sur son passage : de chaque digue qu’on lui oppose, il s’élance d’un bond nouveau. Il faut que l’amour-propre blessé des chefs et les paroxysmes de colère des soldats concourent au travail actuel de la Révolution, le travail fumant de l’épée !

D’autre part, il faut que, dans l’intérieur des villes, les gouvernants, les tribuns et les chefs de partis soient vus sur les places, vilipendés, mendiants, misérables, condamnés, escortés de gamins hurleurs. — Il faut que les prétendants en soient réduits à ce point de détresse qu’ils ne puissent trouver un petit écu chez le banquier ; — il faut que les hommes les plus renommés en soient réduits à ce point d’isolement que leurs proclamations n’attirent plus un seul curieux. — Il faut que le peuple ne supporte plus que les ambitieux et les traîtres salissent les murailles de décrets ou de conseils insultants pour sa dignité. — Il faut que chaque heure qui passe emporte une loi, un programme, une école. — Il faut que, du sein de la Civilisation agonisante, s’élèvent une anarchie, une prostitution, une promiscuité, une corruption, une misère, une fraude, une impudeur, une effervescence fangeuse telles que le sacro-saint Monopole, se voyant une fois enfin dans toute sa laideur, se fasse honte à lui-même, et, d’effroi, recule jusque dans la tombe. Il faut que nous soyons couverts de souillures, de nos souillures ! Il faut que le Suicide, l’Homicide et la Soif du sang nous enfièvrent et deviennent nos dernières ressources contre notre honteuse torpeur. — Il faut que cette misérable Civilisation du vol empoisonne au loin par une littérature mille fois plus chétive et plus dédaignée de tout homme libre que ne fut celle de Byzance, de mémoire ravalée. — Il faut que des modifications continuelles dans les autorités, les possessions et les principes fassent enfin comprendre aux hommes qu’il n’est pour eux de salut que dans la Liberté, l’Équité et la Révolution, à tout jamais établies sur la terre.

— Ainsi, tandis que l’œuvre de destruction positive s’accomplira par la Force au dehors des villes, l’œuvre de destruction négative s’accomplira au dedans, par l’Idée. Excités les uns par les autres, Barbares et Civilisés travailleront à l’envi à la totale et inévitable décomposition sociale.


XV.   Alors, les hommes perdront tout sang-froid et toute présence d’esprit ; dans leur soudaine panique, ils laisseront à l’abandon propriétés et affaires qui les préoccupent tant aujourd’hui ; ils se boucheront les oreilles, ils fuiront à toutes jambes, dans toutes directions, respirant à peine ; ils auront des éblouissements et des tintements d’oreilles ; ils voudront se retenir les uns aux autres, et s’entraîneront tous ensemble au gouffre béant des vengeances éternelles, et des remords amers. Ce sera un sauve qui peut général. Tout sera saccagé, foulé aux pieds, dévasté comme une vigne après la vendange. Les villes seront moissonnées par les flammes comme par des faux rougies au fourneau de Vulcain ; les éclats des poutres incendiées sillonneront les ténèbres de la voûte des cieux. Sur ce Chaos de misères et de douleurs, du Ciel à la Terre tremblants, la Faim, le Crime, le Désespoir et la Mort voleront lentement, chargés de cadavres !

— Quand une guerre a pour but d’arracher une société ancienne à son gisement séculaire, de confondre tous ses intérêts, d’agiter toutes ses couches, de purifier les sources de la vie, il faut que cette guerre dure, qu’elle dure longtemps. Car les résultats sociaux que les guerres amènent sont proportionnels aux bouleversements qu’elles occasionnent. La Justice, si longtemps délaissée par les hommes, demande aujourd’hui à être chèrement achetée.


XVI.   Du milieu de ce déchaînement de tous les hommes et de toutes les choses, des entrailles profondes de l’anarchie, des abîmes secrets de la corruption, de toutes les veines, de tous les nerfs du corps social blessé à mort, un cri s’élèvera ! — Le cri dernier, le plus inexorable de tous les cris, le cri des hommes que tord le Fringale : du pain !... — Et le pain manquera ! Et le pain, c’est la Vie ; le pain, c’est la raison suprême des révoltés ! !

Nos sociétés en arriveront là forcément quand la fièvre de la guerre et de la révolution sera calmée, quand la fatigue fera rougir leurs yeux, quand le besoin les mordra de sa cruelle dent. Alors, rien ne comprimera plus le cri de nos entrailles, car tout frein sera brisé, et les hommes fêteront la Liberté sainte, sur les cadavres encore chauds des anarchistes qui portaient des couronnes. Alors, l’Usure et l’Épargne seront rendues impossibles ; sur leur passé misérable les hommes auront étendu le manteau sanglant de la Guerre civile. La Révolution produira sur l’Océan des peuples ce que produit, sur le cours des fleuves, la crue soudaine de leurs eaux. Et de même que les pierres et le limon viennent à la surface des flots débordés et se mêlent à l’écume, de même les ressources, monopoles et capitaux mis en réserve jadis reparaîtront forcément, et forcément seront dispersés parmi les masses d’hommes en effervescence qui les épuiseront au jour le jour.


XVII.   Dans cette extrémité, tout contrat ayant disparu, et les hommes ne pouvant cependant pas vivre sans conventions, il faudra refaire un contrat social. Ce contrat sera juste parce qu’il sera consenti par tous en face de la famine, à propos de l’aliment de première nécessité, dans une de ces heures menaçantes où les hommes sont forcément équitables, chacun ayant à conserver sur tous le plus extrême de ses droits, celui de l’estomac. Ce contrat sera durable parce qu’il reconstruira la société par ses assises, assurant tout d’abord les hommes contre les besoins les plus impérieux, et ne réglant que plus tard les autres rapports sociaux. Il sera naturel parce qu’il respectera la liberté individuelle avant tout. Il sera grand et large parce qu’il sera fait devant la Mort, la Justicière suprême, à la toge noire ! Il sera bien rédigé parce que les hommes pourront en puiser les dispositions dans les matériaux si péniblement accumulés par les doctrines socialistes. Au milieu de ce bouleversement d’un monde, le Socialisme se présentera à l’Humanité comme une arche dans les déluges. Le Socialisme seul pourra concilier les personnes, harmoniser les choses, s’appliquer à toute société, nombreuse ou restreinte, être modifié selon toutes les circonstances enfin : — parce qu’il aura été conçu par des hommes libres, bannis de toutes les sociétés, et partant de l’hypothèse de la plus sauvage de toutes : je veux parler de l’impitoyable Civilisation !


XVIII.   Alors, aux cris de mort et de persécution qui poursuivent aujourd’hui le Socialisme succéderont les acclamations de bonne venue, les intercessions de tous les intérêts, de tous les désespoirs. Alors ces doctrines, réputées si longtemps destructives de tout ordre, de toute société et de tout bonheur, seront enfin consultées pour établir un ordre plus conforme aux besoins de la nature humaine. Alors les peuples se précipiteront à deux genoux devant le Socialisme naissant, comme autrefois devant l’Evangile du Christ ; de nouveaux mages l’adoreront, le front dans la poussière ; nos souffrances seront vengées par le bonheur de nos descendants ! Et les Slaves seront appelés les fils aînés du Socialisme, les beaux Slaves à tous crins ! Éternelles redites des sociétés ! Éternelles contradictions dans les faits ! Éternelle logique dans les intérêts ! !


XIX.   « La France sera le Christ des nations » : telle est la banale prophétie que bien des gens répètent sans la comprendre et qui se dresse, gigantesque, sur le champ de l’avenir. — En effet, comme le Christ résuma les révélations antérieures à lui, la France synthétise tous les systèmes philosophiques qui l’ont précédée ; comme le Christ développa la tradition dans une doctrine nouvelle, la France tire la déduction de tous les socialismes antérieurs dans un socialisme nouveau ; comme le Christ prêchait aux hommes la Fraternité, la France a proclamé, parmi les nations, le principe de la République universelle !

Or, qu’arrive-t-il au Christ révélateur d’une doctrine nouvelle ? Persécuté par ses concitoyens, il est obligé de fuir son pays et d’aller compléter sa science ailleurs, Puis, il revient, et ses idées effraient les puissants, les bourgeois repus, les pharisiens luxurieux : les civilisés d’alors. Il se trouve un Judas pour le vendre, des juges pour le condamner, des bourreaux pour exécuter l’infâme sentence ; — ces gens-là ne manquent jamais ! — Et le grand Révolutionnaire pardonne à ceux qui le crucifient, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.

Mais le lendemain de cette mort que l’Humanité pleure et pleurera longtemps encore, le lendemain de cette mort, le sang du Christ versé sur les nations les convertit en grand nombre ; ses persécuteurs implorent sa mémoire glorieuse ; prêchée par de pauvres pêcheurs de la Galilée, la nouvelle croyance envahit le monde ! — Paix et Gloire aux morts quand ils ont été assez grands pour contraindre les hommes jaloux à les élever au rang des Dieux ! !

Ainsi, la Minorité française, persécutée pour sa foi, ira dans toutes les parties du monde compléter sa science et jeter le germe de ses idées. Et puis, elle reviendra au milieu des commotions nationales et fera retentir tout le pays des éclats de sa voix inspirée. Alors, les despotes de l’Europe, les égorgeurs de nations, traduiront à leur tribunal la France révolutionnaire, la jugeront et la sacrifieront en se lavant les mains. Et il se trouvera par millions des traîtres, des soudards, des généraux, des banquiers et des diplomates pour exécuter la sentence, pour torturer et vendre le Socialisme désarmé.

Mais le lendemain de cette exécution sanglante, la Terre se réjouira par toutes les voix de ses collines et de ses vallées ! Car ceux-là même qui auront crucifié la France socialiste se rangeront, dès l’aube du matin, sous ses étendards radieux. Car les Barbares du Nord, aveugles Instruments du Despotisme, protesteront de leur ignorance, se frapperont la poitrine, et versant des larmes de sang, retourneront leurs glaives contre leurs maîtres assassins.

Ainsi s’accomplira la Parole — parole de mort et de vie — que moi, prophète, des abîmes de ma douleur immense, je répands sur les hommes insouciants ! Mangez, buvez, vautrez-vous dans vos fanges, civilisés pourceaux ! Sous vos pieds, la terre gronde ; et dans les cieux, la Révolution a déchaîné ses foudres ! Tout va bien ; par Satan ou par Dieu, nous serons sauvés ! Pionniers du Progrès, soldats de l’avant-garde, les beaux jours sont proches ! Nous avons en vue la terre des Promesses ! Que les peuples se fatiguent à la cultiver ; nous, levés dès la première heure, nous avons besoin de repos. — Heureux, heureux les morts ! !


XX.   Je le répète, les réglementations transitoires faites pendant la conquête auront le sort de tout ce qui s’appuie sur l’aile de la tourmente, sur les sables mouvants. Tout ce qui est né dans le feu, dans l’ivresse de la lutte et de la victoire, parmi les chants de mort et les cris infernaux, tout cela ne peut être supporté par l’humanité redevenue calme ; la fièvre ne s’acharne pas sur les convalescents. Les nations définitivement rendues à la paix et aux relations industrielles, toutes les mesures de vengeance et de domination disparaîtront de la loi.

Au point de vue de la Révolution continue, la Conquête n’est rien qu’un prologue, un engagement, une occasion. La conquête ne décide rien, ne préjuge rien, ne détourne rien : c’est un fait, rien de plus. Seulement, elle délivre l’homme des chaînes qui le rivaient à son passé, elle lui laisse la tête et les bras libres, et du doigt lui montre l’avenir ! Est-ce payer trop cher ces avantages que de supporter les désastres et les violences inséparables de toute guerre ?

Il faut que le croisement des races soit encouragé : — ainsi le comprennent tous les conquérants, d’accord en cela avec la nature. — Il faut que les tendances des pays où l’invasion s’implante soient développées, et que la plus large part soit faite à celle des deux civilisations qui est la plus avancée sur la route de l’éternité. — Cela est conforme à l’intérêt humain. Avides de bien-être et de luxe, les peuples nouveau-venus se gardent bien de détruire les découvertes qui les rapprochent du but de leur poursuite ; ils les conservent au contraire en les faisant valoir d’une manière plus équitable pour tous. — Il faut enfin que la tradition et l’utopie soient mises d’accord. — Car le Temps plane sur l’océan des peuples, les deux ailes étendues, l’une vers le Passé, l’autre vers l’Avenir. Et le Temps ne peut mourir en détail non plus que le Mouvement.

D’ailleurs, le milieu est plus fort que l’homme. L’ambition secrète, rongeuse de tout despotisme est de se faire accepter. Pour arriver à ce but, le peuple conquérant se plie, sans en avoir conscience, à toutes les exigences du peuple conquis ; il se laisse séduire par lui comme l’homme le plus entêté par la femme capricieuse qu’il appelle sa maîtresse. Aussi l’on pourrait dire avec raison que, des deux races aux prises, la plus subjuguée n’est pas celle qu’on pense[4]. Le pouvoir apporté par la conquête doit faire oublier aux peuples les pouvoirs précédents, et leur devenir cher à l’égal des Alexandre et des César ; il ne peut divorcer avec l’opinion sans danger de mort violente ; il n’a d’appui solide que dans les masses exigeantes qui attendent leur salut de lui seul et le font à leur image : fort, audacieux, actif, révolutionnaire, Dieu tout-puissant, en un mot, contre le Mal ! Plus la couronne est lourde, et plus elle déprime, hélas ! l’infortuné qui la porte. L’homme vraiment roi, maître ici-bas, c’est l’homme libre. —

La Conquête et les Réglementations passagères auxquelles elle donne lieu ne sont pas d’institution organique parmi les peuples. Ce sont des fièvres ou des convulsions qui aident à l’heureux dénouement de ces crises, mais qui ne durent en somme que ce que peuvent durer les convulsions et les fièvres. Ésope l’a dit : les ressorts toujours tendus se rompent. Et les médecins savent bien que les plus graves des fièvres ne sont pas celles qui traversent l’organisme, violentes et rapides comme la foudre, mais bien ces petites fièvres nocturnes qui ne tuent qu’à la longue et sèment des apparitions sinistres sur les draps blancs des moribonds. Contre la Mort imminente, contre la Ruine totale, la Fièvre, la Guerre et la Conquête sont utiles, à la condition d’envahir un organisme en surface et en profondeur, de manière à conjurer toutes ses forces contre le danger.


XXI.   Pourquoi donc trembler, ô bourgeois très-honnêtes, quand les vents qui courent sur les mers avides et les monts élevés apportent jusqu’à vos capitales le cri lointain des invasions ! Et que ferez-vous donc, bourgeois, quand résonnera dans la vallée du Jugement la terrible trompette qui soulèvera les morts ?

Une armée conquérante pénètre en France à la pointe de ses lances ; elle occupe militairement la contrée, l’opprime, la saccage, la surcharge d’impôts et de contributions, la courbe sous la tyrannie la plus absolue et la plus farouche....

Eh bien ! En résulte-t-il que la race française soit anéantie ? que le pays habité par elle soit supprimé à tout jamais, que ses rapports avec les états limitrophes soient interceptés ? que les nations voisines puissent se passer de ce pays, et que ce pays puisse se passer des nations voisines ? Lui est-il permis de se dérober au mouvement général de l’humanité ? Ses richesses sont-elles confisquées, son sol frappé de sécheresse, ses ateliers déserts, sa production et sa consommation détruites, son mouvement artistique et intellectuel paralysé, ses hommes sous terre, ses femmes stériles, ses enfants moissonnés dans leur verte croissance ? Quels changements l’Invasion a-t-elle donc introduits dans ce pays ? Elle a modifié les rapports entre les individus, sans diminuer les ressources qui leur sont départies par la nature ; et ces nouveaux rapports doivent être réglés par un nouveau contrat. Voilà tout. — Et voilà ce qui vous effraie, bourgeois de France : la Révolution contre le Monopole, et non pas l’invasion de la Patrie française ! — Que si vous me répondiez non, je vous en donnerais le démenti !






  1. Sur des points aussi importants, je ne puis donner ici que l’indication de mes idées. J’y reviendrai plus en détail quand je m’efforcerai de reconstruire la société nouvelle avec tous ces décombres aujourd’hui répandus pêle-mêle sur le sol ébranlé.
  2. Les Russes ne sont pas des barbares puisqu’ils sont industrieux, riches, respectés, implorés et craints par les nations polies, mercantiles, opulentes et lâches de l’Occident. — Ce ne sont pas non plus des civilisés, car la civilisation n’a corrompu que leurs grandes villes. Les Russes, ainsi que la très grande majorité des Slaves, sont des peuples ambigus.
  3. En étudiant les différents caractères des peuples qui composent l’empire des tsars, on peut deviner quelles alliances chacun d’eux contractera dans l’Occident, et quelle sera sa mission socialiste. Je me propose d’en donner l’aperçu dans un prochain travail sur la reconstruction des sociétés européennes après la conquête.
  4. Montesquieu écrit dans les Lettres Persanes : « Tu dis que les fondateurs des empires ont presque tous ignoré les arts ? Je ne te nie pas que les peuples barbares n’aient pu, comme des torrents impétueux, se répandre sur la terre et couvrir de leurs armées féroces les royaumes les mieux policés. Mais prends-y garde, ils ont appris les arts ou les ont fait apprendre aux peuples vaincus. Sans cela leur puissance aurait passé comme le bruit du tonnerre ou des tempêtes. »