CHAPITRE V.


DANS LA PROCHAINE GUERRE DE CONQUÊTE, LA RUSSIE SERVIRA DE CENTRE DE RALLIEMENT AUX RACES SLAVES
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I.   La race Slave est placée dans les conditions nécessaires pour remplir le rôle terrible de peuple destructeur. Mais, dans cette tâche, il faut qu’elle soit unie aussi étroitement que possible sous une autorité absolue.

Si c’est encore un crime que cette assertion, j’ai l’histoire pour complice. De Cyrus à Napoléon, d’Alexandre à Charlemagne, de César à Gengis et à Nicolas, les grandes régénérations humaines ont été opérées par le glaive et la dictature des conquérants.

Il ne s’agit pas ici de principes, mais de force. Et je soutiens qu’au point de vue révolutionnaire, la Force est toujours l’auxiliaire de l’Idée, encore qu’elle paraisse s’opposer à son évolution.

Je soutiens que la Russie, formant un bloc résistant et compact au milieu des races Slaves, les ralliera toutes par conquêtes successives, et que celles qui tenteront de se soulever contre cette puissance supérieure succomberont comme ont succombé la Pologne et la Hongrie, qui étaient des nations courageuses.

Je soutiens qu’on ne frappe l’imagination des races conquérantes et barbares que par un immense déploiement de forces et de dignités.

Je soutiens qu’on ne chatouille leur rude écorce qu’en leur promettant des conquêtes, des voluptés et du bonheur.

Je soutiens qu’on ne fonde l’ordre au milieu d’elles qu’en leur faisant croire que cet ordre vient d’en-haut et qu’il est indiscutable.

Je soutiens que la Révolution par l’initiative des gouvernements fédératifs n’est possible que dans des pays comme les États-Unis, qui prospèrent encore avec les principes de notre civilisation et qui la développeront sur des continents nouveaux et riches.

Je soutiens que la dernière guerre de Hongrie fut contre-révolutionnaire ; qu’elle fut soutenue par la nationalité madgyare contre l’unité slave, au nom du Constitutionnalisme républicain contre le Socialisme universel.

Je soutiens que la Constitution des États-Unis d’Europe, telle que la voudraient les bourgeois républicains, n’apporterait pas plus d’améliorations dans le milieu civilisé général que n’en a apporté la constitution de 1848 dans le milieu civilisé français.

Je soutiens que l’Europe n’en est plus à une révolution de forme politique, mois à une transformation organique et sociale qui demande l’initiative d’une force unitaire considérable.

Je soutiens qu’en dehors de la forme monarchique absolue, toute unité, toute discipline sont impossibles au milieu des peuples slaves, et que jamais l’œuvre de conquête qu’ils ont à accomplir ne pourra se faire par l’anarchie ou la fédération républicaine.

En restant dans le domaine des faits, le plus simple raisonnement, la plus vulgaire expérience nous démontrent combien la rapidité d’exécution est décisive dans toute question de force, à ce point de vue le Tzar est donc bien supérieur aux nations slaves isolées sous des despotismes qui les compriment à la moindre tentative de soulèvement. Puis, que de temps il faudrait à tous ces peuples pour concerter une action commune ! Que de luttes contre des armées innombrables ! que de chances de défaites ! Plusieurs siècles ne suffiraient point à une pareille tâche. Un mot du Tzar, au contraire, et la masse les Slaves russes roule sur le monde, comme une avalanche, entraînant les autres sur son passage. Or, quand de pareilles masses d’hommes sont en mouvement, peu m’importent les desseins de celui qui les guide, car leur chef n’est plus rien que l’esclave de leurs volontés. Et la volonté de tous les hommes les entraîne au Bonheur.

Moi qui veux le triomphe de la Révolution avant toute chose, j’appelle donc le glaive de la Russie sur la Hongrie, la Bohème, l’empire Turc et les pays slaves soumis à l’Autriche et à la Prusse.


II.   Le Tzar a l’exacte conscience de la mission de sa race ; c’est ce qui fait la force de sa politique. Il sait qu’il ne doit plus parler aux populations qui l’entourent au nom de la seule nation russe, mais au nom du Panslavisme, et qu’à de pareils appels il sera répondu par un enthousiasme général. C’est ainsi qu’il trace son chemin vers la conquête du Vieux-Continent, soulevant, au nom de la liberté, aujourd’hui la Grèce et demain la Turquie, l’Afghanistan ou la Perse, contractant des alliances avec toutes les familles régnantes de l’Allemagne[1] semant partout des agents, de l’or et des trahisons ; puis faisant son profit de toutes les divisions qu’il favorise, et s’adjugeant chaque année des protectorats nouveaux.


III.   Le Tzarisme est pesant, mais les Slaves s’y soumettront parce que lui seul est assez puissant pour rassembler les groupes épars de leur race ; ils l’accepteront comme instrument provisoire, sauf à le briser après la conquête, quand les idées de liberté auront pénétré parmi eux. Du travail de leurs peuples les conquérants retirent à peine des rameaux verts de laurier. Mais du travail des conquérants les peuples recueillent des épis mûrs, des vins généreux, une liberté plus grande, un soleil plus chaud, des terres fécondes, des cieux plus souriants. Les dépouilles opimes sont encore pour les peuples. La France et la Russie des empereurs seront terrassées par la Révolution. — Contre le développement des peuples et la transformation des sociétés tout se brise.


IV.   M. Herzen écrit :

« Une discipline aveugle et dénuée de sens commun, accouplée au formalisme inanimé des buralistes autrichiens, tels sont les ressorts de l’organisation célèbre du pouvoir fort en Russie. Quelle pauvreté de pensée gouvernementale ! Quelle prose d’absolutisme et quelle pitoyable banalité ! C’est la forme la plus simple et la plus brutale Despotisme. »

Un autre Slave écrit, spécialement[2] pour le Républicain de New-York :

« Jamais despotisme plus militaire n’a existé dans le monde que le despotisme du Tzar. La Russie est comme un vaste camp toujours sur le qui-vive. Elle semble réaliser une horde prête à se jeter sur les nations d’occident. L’armée, c’est la Russie ; et la Russie, c’est une armée. »

Je recueille avec grand soin ces aveux de deux auteurs slaves. Et je leur demande si les despotismes de conquête ne doivent pas être aussi militaires, aussi pauvres de pensée, aussi banalement prosaïques que possible ? Je leur demande si l’excessive pauvreté ne vaut pas mieux que l’extrême richesse en fait de gouvernementalisme ? Je leur demande si le fer et le bronze sont les joyaux de luxe et des hochets pour la mollesse ? Et s’il ne faut pas des mains rudes, grossières, sanglantes même pour saisir le glaive et charger le canon ? — Je crains bien qu’en haine du Tzarisme, MM. les auteurs slaves ne soient devenus beaucoup plus civilisés que nous. Nous en recauserons....


V.   Par traditions, par mœurs, par croyances, par préjugés, si l’on veut, les Slaves sont des peuples propres à la conquête. Cela est écrit dans leur religion, dans leurs hymnes nationaux, dans leurs prédictions de victoires, dans leurs incompressibles tendances. Je suis convaincu, et c’est l’opinion de tous ceux qui connaissent la Russie, je suis convaincu que, devant la soif inassouvie d’invasion qui s’est emparée du peuple en général et des Cosaques de la petite Russie en particulier, le tzar Nicolas ne pourrait se retirer de la lutte actuelle sans les plus grands dangers pour sa personne.

C’est que, dans l’empire russe, le révoltes ne se font pas à demi. Ce sont des soulèvements généraux comme celui des paysans sous Pougatcheff, ou des attaque sans mesure contre la propriété, comme celle que dirigea Pestel, ou encore des hautes-œuvres qui s’accomplissent mystérieusement dans les redoutables ténèbres des Kremlins, comme celles dont l’habile race des Orloff s’est réservé le monopole.

Et puis, il y a derrière Nicolas un homme jeune, actif, instruit, ambitieux, entièrement Russe, seulement Russe, à qui la civilisation déplaît et qui s’appelle l’archiduc Constantin. Chroniquement diplomate, Nicolas pourrait, dit-on, renoncer à la tâche entreprise ? Je ne le crois pas. Que s’il le faisait cependant,.... alors.... Ce n’est jamais impunément, ce n’est jamais longtemps surtout qu’un gouvernement résiste aux vœux d’un peuple entier. Plus absolu est le pouvoir, plus terribles sont les dangers. Quand les existences de soixante millions d’hommes dépendent du caprice d’une seule tête, cette tête est à la merci de soixante millions de vengeances, de rages, de cordes et de poignards. Les aveugles ne connaissent pas le danger. Les sourds n’entendent aucune parole de conciliation, dès qu’ils s’aperçoivent qu’on les trompe. Malheur à ceux qui les conduisent mal ! C’est jusqu’aux cœurs des rois, jusqu’aux entrailles des seigneurs, jusqu’aux fondements des manoirs que les Cosaques portent le fer et le feu. Tandis que nous nous contentons dans nos plus grandes fureurs de brûler quelques meubles et d’enfumer des princes dans leurs palais. Le pouvoir de Nicolas est en équilibre sur la pointe d’une lance : c’est périlleux !...

Ou Nicolas continuera cette guerre, ou il ne la continuera pas ; c’est un détail secondaire. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette guerre sera continuée par quelqu’un ; c’est que, pendant toute la fin de ce siècle, la Russie fera le sac de la Civilisation d’Occident : c’est qu’il le faut, et que jamais les instruments ne manquent à la Fatalité. Les hommes se servent des événements, mais les événements aussi se servent des hommes, et les trouvent, quand ils leur sont nécessaires. Le Russe est altéré de sang, civilisé, et le souverain qui s’en montrerait avare serait peut-être prodigue de son propre sang. Si j’étais Tzar de toutes les Russies pour le quart d’heure, je méditerais profondément sur les fins tragiques de Romanoff et sur les passions des peuples jeunes. Entre deux dangers, je choisirais le moindre et le plus glorieux. — La Conjuration réclame les têtes des rois, et la Guerre les protège !




Le Tzarisme attaquera parce qu’il ne craint pas la guerre.

Le Tzarisme renversera parce que sa force est grande.

Le Tzarisme vaincra parce que sa puissance est une.

Le Tzarisme réunira parce que les hommes courent aux gros rassemblements comme les eaux à la rivière.

Le Tzarisme sera le bien-venu parmi ses nouveaux peuples parce qu’il s’en éprendra comme d’une nouvelle maîtresse. Cela est prouvé par Alexandre de Russie, par César et Napoléon.

Le Tzarisme sera célébré dans l’histoire parce qu’il accomplira sa tâche.

Le Tzarisme sera chanté par les civilisés parce qu’il les méprisera.

Ceux qui crient le plus fort contre moi parce que je constante, en gémissant, le rôle de la Force et du Despotisme, les Bourgeois, bondiront comme les faons de biches, devant le char de victoire du Tzarisme ; ils enrôleront leurs garçons parmi ses pages et lui garantiront la première virginité de leurs filles.

Le Tzarisme fera la guerre parce qu’il est porté en avant par la Russie guerrière.

Le Tzarisme fera la révolution parce qu’il y sera poussé par l’Europe ébranlée, par les nations et par les hommes confondus dans un chaos épouvantable.

Le Tzarisme effraiera les rois orthodoxes au moins autant que la Révolution.

Le Tzarisme sera cher aux peuples parce qu’il fera disparaître tous les privilèges sous le niveau de fer de son autorité.

Le Tzarisme montera comme un aigle sous le soleil du monde ; il déploiera ses ailes, les agitera comme un épervier, et fascinera les nations tremblantes, sacrifiées à ses sanglants caprices. — L’Europe est à la discrétion du Tzar !

... J’ai vu de tout près les plus illustres révolutionnaires de mon temps, les fiers, les purs, les terribles, ceux dont le nom fait évanouir les épiciers, et je jure qu’ils ne sont pas dignes de la Liberté !


VI.   Étudiez la race slave au Sud et au Nord, à l’Orient et à l’Occident, dans la Turquie et dans la Grèce : lisez ce qu’ont écrit sur elle les écrivains les plus divers d’opinions et de patries ; et vous demeurerez convaincus que les peuples slaves ont les mêmes caractères politiques et religieux, les mêmes intérêts. J’avance, sans crainte d’être démenti, que les Hongrois, les Polonais, les Bohémiens, la grande majorité des peuples de la Grèce et de la Turquie d’Europe sont Slaves avant tout ; — que le génie de cette race vivifie trente-cinq millions d’hommes dans les pays exposés au soleil levant ; — que l’instinct de ces peuples et le soin de leur conservation les groupent forcément autour de la Russie ; — que Nicolas le sait et les soutient dans leurs révolutions, réalisant grossièrement, ainsi, l’utopie de la Confédération slave. Je sais que c’est de la parodie, une parodie sanglante ! Mais, dans tout tableau, l’esquisse précède le dessin et le coloris ; dans tout ouvrage, l’homme commence par une ébauche.


VII.   De ce grand arbre slave je détache, pour l’examiner, un des rameaux les plus vigoureux, le rameau grec. Quiconque se préoccupe de politique européenne n’ignore pas que, depuis un quart de siècle, c’est la Russie qui protège l’indépendance hellénique ; — que de St.-Pétersbourg sont tirés les fils de toutes les conspirations qui éclatent à Athènes ; — que c’est pour l’intérêt de la Russie que fut taillé dans les domaines de la Sublime-Porte ce petit lambeau de royaume constitutionnel sans avenir, donné par les diplomates à un fils de Bavière ; — que c’est la Russie qui entraîna la France et l’Angleterre à l’acte de démence nationale de Navarin ;— que c’est encore la Russie qui soulève, à l’heure qu’il est, les bandes palicares et encourage le roi Othon dans son attitude suspecte et boudeuse vis-à-vis des puissances occidentales. Et croit-on bien que ces aspirations invincibles du peuple hellène céderont à l’occupation de quelques bataillons anglo-français décimés par le choléra ? Croit-on bien empêcher ainsi le roi des Grecs de se considérer comme la sentinelle avancée de la race et de la religion slaves dans le Levant, comme l’aide de camp du tzar, et l’empereur désigné de la nouvelle Byzance ? Croit-on bien que les petites combinaisons diplomatiques des impuissances occidentales diviseront ce que la nature veut unir, les différents peuples de la race slave ? On peut dire cela, mais on ne le croit pas ; ces allégations peuvent être conformes à la haute politique, mais elles vont contre le simple bon sens. Je sais bien ce que les ambassadeurs de France et d’Angleterre peuvent penser in petto de la question d’Orient.


VIII.   Depuis que le Croissant brille sur les dômes de Stamboul, les chrétiens d’Orient n’attendent leur délivrance que des tzars, et les moines grecs leur annoncent que c’est par eux que viendra la vengeance. L’aigle à deux têtes, chassé de Constantinople, reprendra son vol vers la coupole de Sainte-Sophie. Dès à présent, les provinces européennes de l’Empire turc ne lui appartiennent plus que de nom ; effectivement, elles sont à la Russie. Écrasées d’impôts, entravées dans l’exercice de leur culte, soumises au pouvoir dictatorial des visirs, dilapidées, elles frémissent sous un joug qu’elles détestent et salueront la domination russe comme une délivrance.


IX.   Les provinces du Nord soumises par le traité d’Abo, la Livonie, la Finlande, l’Esthonie, la Courlande, restées scandinaves de caractère, sont incapables de prendre l’initiative d’une révolte contre la Russie. Elles ne le désirent pas, et dans les régions glacées du Septentrion, aucune puissance ne s’élève plus qui puisse leur donner conscience de leur force, en leur tendant une main libératrice et fraternelle. La Suède est étendue dans le tombeau de Charles XII ; par alliances et intérêts, la Prusse est solidaire de la Russie. Les races finlandaises et scandinaves n’opposeront aucune résistance aux desseins de conquête du Tzarisme, qu’elles servent avec un dévouement empressé.


X.   Il y a longtemps déjà que les groupes épars du monde slave sont agités par la pensée de se réunir. Dans ces vingt-cinq dernières années, le Panslavisme a été prêché partout : à Prague, à Moscou, à Paris, par Mickiewickz ; et partout il a été accueilli avec enthousiasme. Il y a deux sortes de Panslavisme : l’un, purement spéculatif ; c’est celui des classes lettrées, officielles et moyennes qui se proposent seulement de rassembler les tronçons de la race slave au moyen d’une langue et d’une littérature communes ; — l’autre, agissant, réalisateur, qui demande la confédération immédiate, effective, et par avance en a fixé les conditions.

Ce dernier panslavisme est celui des jeunes races slaves, de Russes de Moscou, de l’Orient et du Sud. Un grand nombre de ces révolutionnaires ont offert à Nicolas la direction de leur entreprise, et celui-ci, voyant dans le Panslavisme une idée très-favorable à ses projets d’ambition, s’en est emparé. Il l’a fait professer dans les universités jusqu’à ce qu’il se fût aperçu que cette tendance à la liberté de race éveillait nécessairement des aspirations à la liberté individuelle. Il a fait du Panslavisme et du Christianisme les deux leviers de sa politique en Orient, politique si savante pour dissoudre, si incapable de rien fonder, si révolutionnaire en un mot. Au nom du Christianisme grec, Nicolas détache Roumains et Hellènes du patriarche de Constantinople ; au nom du Panslavisme, il détache les Slaves de tous pays des dominations temporelles qui les oppriment.

Jusqu’à ce qu’il les courbe sous un seul sceptre, Nicolas réunit déjà sous une seule influence plus de cent millions d’hommes. Le monde slave ainsi réalisé reconnaîtra pour limites : au Nord, les mers de glace ; au Sud, les mers du soleil, de Venise à Stamboul ; à l’Est, les États-Unis de l’Amérique nouvelle ; à l’Ouest, Vienne, l’arrière-garde de notre Vieux-Monde. — Dans un empire semblable danseraient à l’aise dix empires français et tous les boulevards imaginables de la Civilisation européenne !


XI.   La tendance vers une nationalité commune est si puissante chez les Slaves, que les despotismes l’exploitent pour étouffer la liberté des races moins nombreuses que la conquête a confondues avec eux. Un malentendu gordien pèse encore sur l’humanité ; le sentiment de l’indépendance nationale et celui de la liberté individuelle sont encore opposés l’un à l’autre par les despotes et les ambitieux. Contradiction pleine d’effroi pour les esprits vulgaires ! tout homme qui prend part aux événements politiques de ce temps est à la fois progressiste et réactionnaire ! Paskéwitch et Radetzky, qui réagissent sauvagement contre la liberté humaine, sont révolutionnaires inconscients pour l’indépendance slave ; tandis que Kossuth, révolutionnaire pour la liberté humaine, réagit forcément contre l’indépendance slave. — L’humanité ne progresse, hélas ! que dans la double ornière d’éternelles contradictions ! — En 1848 et 49, c’est au nom du Panslavisme que les autocrates du Nord parviennent à étouffer les révolutions italienne et hongroise ; ils excitent les Croates, de souche slave, les peuples nouveaux contre les peuples anciens, d’origine latine, romaine et madgyare ; ils font craindre aux premiers que les seconds ne les dominent au moyen d’une civilisation plus avancée. Contre toute nouvelle révolution, italienne ou hongroise, ils emploieraient la même politique ; et la même politique leur réussirait encore. Tant que l’idée panslave n’aura pas pris corps ; tant qu’elle n’aura pas produit toutes les conséquences qui sont en elle, les révolutions partielles de l’Europe seront étouffées par des soldats slaves. Dès que le Panslavisme existera, au contraire, il sera forcément l’appui de la Révolution, parce que les Slaves libres ne pourront trouver place dans le monde qu’en transformant ce qui existe aujourd’hui. Or, par la force des choses, par la nécessité des temps, l’idée panslave ne peut avoir sa réalisation première que dans un tzarisme unitaire qui absorbera toutes les espèces de la race-mère jusqu’à ce qu’elles puissent renaître, une à une et selon leurs tendances spéciales, dans une République fédérative. Le monde slave nous fournira tout d’abord l’exemple de ce qui se passera plus tard pour l’Europe entière.


XII.   Ce n’est pas sans raison que nous désignons les Russes sous le nom de Cosaques quand nous voulons peindre l’effroi que nous inspire la seule idée de l’invasion. Les Cosaques sont, en effet, les populations les plus centrales, les plus belliqueuses, les plus indépendantes, les plus sauvages de la Russie ; son cœur et son bras. Ce sont elles qui peuvent nous donner le portrait fidèle du caractère slave primitif.

Endurcis à la fatigue des expéditions longues et des pénibles travaux de l’agriculture, labourant avec l’uniforme de guerre et le sabre au flanc, dressant leur chevaux à tirer la charrue pesante ou à galoper dans les steppes spacieuses, les Cosaques sont de vrais soldats-laboureurs ; c’est à la pointe de la lance qu’ils commercent et vivent.

La Russie n’a pris un prodigieux essor que depuis l’incorporation des Cosaques à son empire. De même que l’homme cruel attire dans ses filets les joyeux oiseaux des champs avec ceux qu’il a pris et mutilés la veille, de même les Tzars ne sont parvenus à réduire les tribus nomades du centre et du sud que par les premiers Cosaques qu’ils ont intéressés à leur œuvre d’unification.

Les Casaques, à la fois nomades et sédentaires, servent naturellement d’intermédiaires entre la Russie à peine ébauchée du tchinn et la Russie sauvage encore, entre le gouvernement brut et l’anarchie brute. À la fois cultivateurs et guerriers, eux seuls sont propres à l’œuvre de cette civilisation étrange qui s’avance, le glaive dans une main et le hoyau dans l’autre. Ne se fixant jamais, les tribus cosaques sont éminemment propres à recevoir des impressions nouvelles, à se modeler sur les peuples au milieu desquels elles passent, à rapprocher l’habitant du Nord de celui du Midi. Ces bandes nomades sont entre les mains des Tzars comme autant d’empreintes vivantes des coutumes qu’ils veulent transporter d’un pays dans un autre, comme autant de pierres qu’ils lancent sur l’Océan des peuples qui les entourent, afin d’agiter toutes ces têtes humaines et d’agrandir peu à peu le cercle de leurs envahissements.


XIII.   Pour faire connaître aux civilisés l’indépendance des Cosaques et les engager à la comparer à la leur, je transcris un autre passage des articles sur la Russie écrits spécialement pour le Républicain de New-York. (Je récidive ainsi mon attaque à la propriété.)

« On sait que ces cultivateurs-soldats formaient jadis une république militaire. Le droit de cité y était facilement acquis. L’aspirant à la naturalisation n’avait qu’à n se présenter devant le Kotchevoï (chef électif d’une bourgade). On ne l’interrogeait ni sur le lieu de sa naissance, ni sur ses antécédents. La réception se bornait à ce dialogue :

» — Bonjour ! Crois-tu en Jésus Christ ?

» — J’y crois.

» — Et à la Sainte-Trinité ?

» — J’y crois de même.

» — Vas-tu à l’Église ?

» — J’y vais.

» — Fais le signe de la Croix ?

» Le nouveau venu le faisait.

» — Bien, reprenait le Kotchevoï ; va au couren (quartier de la bourgade) qu’il te plaît de choisir.

» C’était toute la cérémonie. De cette manière, la République se forma des réfugiés des nations voisines. Elle fit respecter son indépendance et se rendit redoutable aux Tartares. Elle accepta l’alliance des Polonais et la rejeta ensuite, quand les jésuites voulurent remplacer la religion grecque par le catholicisme romain. Alors elle se soumit aux Tzars de Moscou qui respectèrent ses privilèges électifs. Milice de la Russie, les Cosaques gardèrent, jusqu’à la mort d’Alexandre, le droit d’élire leurs officiers et leur chef suprême qu’on appelait attaman. Ils eurent un gouvernement séparé et tellement indépendant, qu’il donna lieu au proverbe russe : Libre comme un Cosaque !

» Nicolas, qui n’aime la liberté nulle part et sous aucune forme, a détruit la plupart des privilèges des Cosaques. Il a nommé son propre fils, l’héritier présomptif, grand-duc Alexandre, attaman à vie, et continue de désigner les chefs subalternes.

» Les Cosaques supportent avec impatience le régime qui leur est imposé. Ils n’ont pas oublié leur glorieux passé. Ils se le transmettent dans des chants improvisés. Leur langue, douce et harmonieuse, est distincte du russe et du polonais, malgré la communauté d’origine.

» Comme les Polonais, comme les Juifs, les Cosaques voient en Nicolas un oppresseur. »

C’est sans doute ce que vous y voyez, vous comme moi. Mais je m’assure que les Cosaques, comme les Polonais, y voient avant tout un conquérant.






  1. En voir la fastidieuse nomenclature dans les Messagers boiteux, almanachs édités par les soins des bourgeois de Liège et de Bâle, et reproduite par la Nation de Bruxelles.
  2. En faisant cette citation j’attaque donc la propriété du Républicain, organe férocement démocratique et conséquemment défenseur intrépide de l’aubaine littéraire. Le Républicain se gardera bien cependant de m’accuser du crime de lèse-propriété. Les démocrates ne sont pas encore au pouvoir, Dieu merci ! Et jusqu’à ce qu’il y grimpent unguibus et rostro, ils seront contraints de respecter les idées conquises par la philosophie socialiste aimée du peuple.