Hurrah !!!/Chapitre IX



CHAPITRE IX.


EXÉCUTION DE LA CIVILISATION PAR L’ÉPÉE


« Le socialisme est à l’ombre des épées. »


PREMIÈRE PHASE DE LA GUERRE GÉNÉRALE


Itinéraire des Russes jusqu’à Constantinople


Au printemps prochain, les Russes arriveront au pied des Balkans. — Les Provinces Danubiennes, la Bulgarie, la Servie, la Bosnie, l’Albanie, la Croatie, la Dalmatie, l’Herzégovine, Monténégro, Salonique, la Grèce entière embrasseront leur cause. — L’Afghanistan et le Caboul se soulèveront contre l’Anglais. — En Espagne et en Portugal éclateront des révolutions sanglantes. — Le roi Othon réclamera la liberté du culte grec, les Îles Ioniennes, les Cyclades et Candie. — L’Afrique française remuera ; on dira qu’Abd-el-Kader a reparu.... Roule, Révolution ! !....

Alors les forces alliées des Turcs se porteront au devant de l’armée russe. De grandes batailles seront livrées au nord des Balkans : Les résultats en seront incertains. — Mais les Russes, recevant chaque jour des renforts considérables, soulèveront les populations slaves et hellènes, et passeront enfin les Balkans. Les armées alliées rassemblées à Andrinople tiendront les Russes en échec tout l’été.... Roule, Révolution ! !…

Entre-temps, les Prussiens envahissent les Pays-Bas : la France, le Piémont et l’Autriche occupent conjointement la Confédération suisse dont l’attitude reste douteuse. — Dans la Baltique, l’escadre occidentale, réparée, bombarde quelques villes du littoral et s’empare d’îles fortifiées. Mais elle échoue honteusement devant Kronstadt.... Roule, Révolution ! !....

Cependant l’Angleterre et la France, obligées de faire face aux diversions suscitées contr’elles à l’extérieur et de formidables soulèvements intérieurs, ne pourront envoyer en Turquie que fort peu de troupes. — Il y aura des insurrections à Paris, à Lyon dans tout le midi de la France ; en Irlande, à Nottingham, Manchester, Liverpool et Sheffield. — Tous les jours, les Russes arriveront plus nombreux autour d’Andrinople ; la Romélie sera le théâtre d’escarmouches continuelles.... Roule, Révolution ! !....

Avant la fin de l’année 1855, les Russes pénétreront dans Constantinople qui leur opposera une résistance héroïque. Le sultan Abdul-Medjid se réfugiera en Syrie.... Roule, Révolution ! !....

La flotte russe s’impatiente au nord de la Mer Noire, les marchands d’Odessa convoitent la perle de la Méditerranée ; les popes brûlent de célébrer l’Eternel sous le dôme de Sainte-Sophie. Le peuple russe réclame Stamboul, la bien gardée, et déjà les navires déploient leurs ailes blanches pour voler, comme des cygnes, aux beaux rivages désirés !... Roule, Révolution ! !....

Cité superbe, Constantinople ! les prophéties vont s’accomplir. Ville des Césars et des Sultans, que Tamerlan. Mahomet, Napoléon et Fourier rêvaient au milieu de leurs mondes, tu changeras encore une fois de maîtres. Adieu le luxe oriental, les almés, les péris, les splendides palais, réservoirs de beautés esclaves ! Adieu les nuits de volupté et les longues heure de paresse ! Aux accords énervants des harpes, aux chants sacrés du muezzin, va succéder le bruit des armes retentissantes. Les sept collines salueront des hordes de guerriers sauvages ; sur les remparts d’Anastase paraderont en vainqueurs les Cosaques aux cheveux graissés ! — Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, mais Nicolas est son prophète !... Roule, Révolution ! !...

Résigne-toi, Stamboul, la reine des merveilles ; passe au doigt du Tzar l’anneau des promesses que la fille d’Agénor laissa tomber entre deux mondes. Résigne-toi ! que tes six mille dômes s’inclinent devant la Fatalité : il faut ouvrir tes portes aux barbares ! Dans ton port immense les vaisseaux du monde se balanceront, plus nombreux que jamais ; le ciel d’orient modifiera les peuples venus à toi du Nord : les splendeurs de tous les éléments confondus allumeront leur œil terne et communiqueront à leurs cerveaux une ambition fiévreuse. O Constantinople ! le soleil de ta gloire va se lever sur l’Univers !

Alors la carte du monde sera refaite !

Il faut que la Révolution s’accomplisse !

Les Russes ont soif de sang ! ! !




CONSÉQUENCES DE LA PRISE DE CONSTANTINOPLE


1. Prédiction contre l’Angleterre.


« Le jour où ces calamités viendront fondre
sur les rivages maudits, Albion, cherche
dans ton cœur si d’autres plus que toi
les avaient méritées. Sang pour sang,
c’est la loi du ciel et de la terre,
et qui a suscité les querelles doit
vainement en regretter les suites. »
Byron.


— Fils de l’homme, que vois-tu ?

— Je vois, au milieu des mers du Sud, une presqu’île aussi étendue que l’Europe occidentale. Les plus hautes montagnes, les plus grands fleuves de l’Ancien-Monde la traversent ; cinquante millions d’hommes la peuplent. — C’est l’Inde anglaise !

Du Nord au Sud de cette Péninsule on se bat. Je vois une grande multitude de peuples soulevés contre un seul. Ce peuple est couvert de blessures ; il lutte en désespéré. Sa force et sa douleur sont grandes comme celles des géants rebelles : C’est le peuple anglais !

Il perd du sang, beaucoup de sang. Il se traîne, comme un lion meurtri, et se défend pied à pied. — Puis, retranché dans ses grandes villes, il les fortifie et s’y maintient quelque temps contre toutes les forces de l’Inde. — Gloire à lui !

Mais les peuples se souviennent qu’ils ont été dépossédés et réduits en esclavage par une poignée de marchands venus des contrées froides : ils se rappellent les barbaries des lords Clive et Hastings. — Le sang appelle le sang !

Les peuples, tous les peuples d’Asie s’émeuvent au loin, se rassemblent et roulent, en poussant de grands cris, contre les villes assiégées. L’Afghanistan, le Caboul, le Lahore, la Perse, la Chine, l’empire Birman envoient leurs légions contre l’Angleterre. — La lutte est par trop inégale !

Elle est héroïque, la vieille marchande, dans ce dernier combat ! Jamais plus fière ou plus digne ne porta le sceptre des mers ! Mais enfin, accablée, la rage au cœur, elle évacue son grand royaume et jette au fond des eaux l’impérial diamant qu’elle a perdu. Puis, elle remonte sur les grands vaisseaux corsaires qui l’avaient déposée, le siècle d’auparavant, aux bords du Gange consacré. — Sic transit gloria mundi !

Ses canons et ses matelots sont muets ; ses navires fuient sans savoir où s’arrêter. Ils manquent de charbon ; sur les flots dorés on n’entend plus le sifflement de leur vapeur altière. Ils cachent leur insolent pavillon, car ce pavillon maintenant attire l’insulte et la guerre. — Toutes les routes leur sont fermées vers la terre natale. — Ils errent sur les mers vastes, à la merci des tempêtes ; contre leurs navires bondissent les vagues, profitant de la guerre des hommes pour se venger d’affronts trop longtemps supportés. Les mâts éclatent, les voiles se déchirent, les hommes souffrent la soif et la faim. — Ils demandent un refuge aux criques des rivages ; ils se battent pour faire de l’eau, comme ils se battaient jadis pour conquérir des royaumes.

— Car tout l’Orient a juré leur perte, et sur les plages brûlées par le soleil, la Mort attend les hommes blonds qui sont venus du Nord ! !

...... De ces vaisseaux, beaucoup seront capturés ; d’autres se feront sauter avec leur dernier baril de poudre ; fort peu se sauveront ; quelques-uns se feront corsaires. — L’Océan, le roi des pirates, finit par engloutir ceux qui jouent trop longtemps avec lui. — Salut, ô Mer profonde, qui redresses les crimes !




— Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

— Je vois planer sur Constantinople l’aigle noire de Russie, l’aigle aux deux têtes couronnées. Dans ses serres est une clef. Cette clef ouvre les portes des trois mondes anciens. Mille peuples, venus du Nord de l’Europe et du Nord de l’Asie, se prosternent devant cette aigle, criant Hurrah et Victoire ! — Les Turcs pleurent dans l’esclavage.

Je vois le détroit des Dardanelles gardé par des chaînes de fer et des ponts de bateaux encombrés de soldats. Les remparts de Constantinople et l’île de Marmara sont hérissés de machines de guerre. Des croisières russes sillonnent le Bosphore ; la Mer Rouge et la Méditerranée ; l’Isthme de Suez est littéralement couvert de troupes. Athènes, la Morée, Candie, Nègrepont, Rhodes, Chypre, les Cyclades, les Ioniennes regorgent de vaisseaux. L’Égypte obéit au tzar, la Grèce est sous sa protection. Smyrne, Médine, Jérusalem, la Mecque, Alexandrie, le Caire, Moka sont occupées par des forces russes. L’Angleterre est coupée de toutes ses communications avec les Indes. Malte devient le théâtre d’une guerre épouvantable. Les Anglais s’y défendent contre les Russes et la population de l’île ; il y arrive de temps à autre des vaisseaux désemparés. Ils ne reverront plus les rivages de la riche Albion !




— Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

— Je vois, contre un rocher embrasé de soleil, une citadelle imprenable qui paraît faite de canons : Gibraltar ! L’Espagne veut reprendre son poste avancé. C’est le dernier point qui reste aux Anglais ; ils y résistent comme des forcenés.

Je vois encore la Péninsule Ibérique ravagée par la guerre civile. Le Portugal expulse les Anglais de Lisbonne et de Porto. Puis, la guerre cesse ; l’Espagne et le Portugal se réuniront bientôt. La Péninsule remonte au rang des nations de premier ordre. — España, despierta te ! !




— Fils de l’homme, que vois-tu ?

— Je vois au Nord-Ouest de l’Europe, dans les brumes de l’Atlantique, les grandes îles de Bretagne, les îles aux falaises blanches que le divin Shakspeare chanta. Qu’elles sont déchues, grand Dieu !

Je vois, sur leurs rivages, des squelettes humains, des haches d’abordage, des coutelas, des ancres rouillées que le flot rapporte à la terre d’où ils étaient sortis. — Il semble que parfois la mer ait des remords !

Le goéland crie : Désolation et Mort ! Des pêcheurs mornes tendent leurs filets le long des côtes et semblent affaissés sous le poids de cette grandeur sombrée !

Dans la plus grande de ces îles, des bandes insurgées parcourent les campagnes, incendiant châteaux et fabriques, sonnant le tocsin, brisant les machines, coupant les rails des chemins et les fils des télégraphes, égorgeant et pillant. Ils manquent de pain et de travail ; ils sont nus. Il faut qu’ils vivent. Ils chantent le refrain des Rebeccaïtes et des tisserands de Sheffield. Leur nom répand l’effroi !

Je vois les grandes villes soulevées, l’épouvantable anarchie battant des ailes sur les maisons qui croulent. Les ouvriers de Whitechapel et de Saint-Giles mettent la Banque à sac ; ils forcent les boutiques ; ils pénètrent, armés de couteaux et de cognées, dans les boudoirs parfumés de l’aristocratie ; aux chairs roses des grandes dames, ils frottent leurs chairs vertes de cuivre, noires de plomb et de houille. Saint-Paul est le quartier-général du gouvernement insurrectionnel. Tous les métiers sont en grève. La Tamise charrie tant de cadavres qu’on peut distinguer des stries de sang au milieu de ses eaux grises ! !




— Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

— Je vois au Nord de cette grande île, dans l’Écosse coupée de montagnes touffues, les dernières troupes fidèles à la cause royale : les fusiliers d’Écosse, les Scotch Greys, les Life Guards et des régiments détachés de différents corps. Dans Edimburgh, dans Aberdeen et Perth, ils se sont retranchés. Les Cheviots et les Grampians sont le théâtre de leurs luttes quotidiennes contre de nouveaux Puritains. Pendant longues années les Highlands résisteront encore. — Entendez les accords de leurs pibrochs guerriers !




— Fils de l’homme, que vois-tu ?

— Dans l’île occidentale, dans la fraîche Erin, je vois de grands vols de corbeaux. Le Catholicisme, esclave de six siècles, a relevé sa tête grise. Du haut d’un tertre funéraire, il appelle l’Irlande à sa défense. Et toute l’Irlande se lève à sa voix comme une apparition redoutable. — L’ombre d’O’Neal a tressailli !

L’heure est venue des grandes vengeances. Il faut que les cruautés de Henri VIII, d’Elisabeth-la-Grande, des Jacques Stuart et des Charles d’Angleterre soient lavées dans le sang ! Il faut que les Irlandais fassent la chasse à l’homme comme les Anglais la faisaient quand ils les traquaient avec leurs grands chiens d’Écosse ! Il faut que l’Irlande se relève de son fumier sanglant ! qu’elle venge ses Wolfe Tone et ses Fitz-Gérald ! Il faut, il faut, la martyre ! la condamnée ! qu’elle renaisse à la vie et à l’indépendance ! — Mais quelle horrible famine ! quelle peste noire ! Comme le sol est jonché de cadavres du cap Clear au cap Bengore ! !




— Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

— Je vois l’Angleterre ruinée, bouleversée, dépossédée des Océans, chassée de l’Asie par la Russie ; de l’Amérique, par l’Union ; du continent européen, par toutes les nations qu’elle a spoliées. Je la vois consumée par une guerre religieuse et sociale comme il n’en fut jamais. — Laissez passer la justice de Dieu !

J’entends tous les peuples pousser des cris d’allégresse. Car il n’en est pas un qui n’ait cruellement souffert de sa soif de conquêtes, et dans tous les coins du monde le nom de l’Anglais est maudit. — Laissez passer la justice de Dieu !

La France réchauffe en son sein les vieilles haines de Poitiers, de Rouen et d’Azincourt ; elle relit, menaçante, l’insolent manifeste de Brunswick, le bulletin de Waterloo, les traités de Vienne. — Laissez passer la justice de Dieu !

La Russie triomphante jure l’extermination de cette puissance britannique qu’elle a trouvée partout sur le chemin de son ambition. — L’Allemagne, commercialement exploitée par l’Angleterre, partage les ressentiments de l’univers. La Suisse, la Belgique, la Hollande, le Danemark de Copenhague, les monarchies constitutionnelles d’Ibérie, toutes les puissances secondaires du continent européen, tous les peuples du monde, les Chinois, et les Cafres, et les Afghans savent ce que coûtent aux nations le monopole britannique ; ils le maudissent et se retournent contre lui. — Laissez passer la justice de Dieu !

L’Amérique naissante portera le coup mortel. Car telle fut la mère et telle sera la fille ; toutes deux commerçantes, pirates et criminelles toutes deux : l’une marâtre, et l’autre parricide ! — Le Crime venge le Crime !

Enfin, les îles et empires des grandes mers veulent s’appartenir. — Jersey, Guernsey, Auriguy reviennent à la France régénérée. — Gibraltar s’annexe à la Péninsule Ibérique rendue à l’indépendance. — Les Cyclades, les Ioniennes, Candie, les belles îles de Calypso retournent à la Grèce délivrée. — Malte, Sierra-Leone, l’Île de France, Fernando-Po, les Seychelles, Sainte-Hélène, et le Cap se rattachent au continent africain. — L’évêché anglo-prussien de Jérusalem tombe par défaut de fidèles et par suite de l’état de guerre entre ses deux métropoles. — Ceylan fait corps avec l’Inde ; la station de Hong-Kong se réunit à la Chine. — Les Antilles anglaises, le Canada, Terre-Neuve, le Brunswick, la Nouvelle-Écosse, l’Île du Prince Edouard, le Honduras, les Bermudes, les Guyanes, le Cap-Breton prennent place dans la Confédération américaine.

L’Australie du Sud devient le noyau d’une civilisation nouvelle ; la race anglo-saxonne s’y propage. — Les races ne se perdent pas.

Ainsi périra l’Angleterre du Monopole. Elle disparaîtra la première de la scène du monde parce que son crédit et son pouvoir reposent sur la division de l’humanité. Il n’y a plus d’empire des mers possible, car les métropoles sont des nids de vautours, et les colonies des viviers d’esclaves. L’union des intérêts devient nécessaire entre les hommes. La dépendance coloniale n’est justifiée ni par le droit ni par les affinités naturelles. Les peuples libres doivent choisir leurs alliances et en débattre les conditions. — Libertà va cercando ch’è si cara ! !



Et ce n’est pas dans un siècle, un demi-siècle, un tiers ou un quart de siècle que cette prédiction se vérifiera. Avant l’expiration des cinq années qui vont s’écouler, l’Angleterre aura déposé son bilan.

Fils de l’homme, crie donc : Malheur à cette île verte et à cette reine des mers ! Malheur aux peuples qui ont établi leur puissance sur le vol et le crime ! !

Ce qui est écrit est écrit !

Il faut que la Révolution s’accomplisse !

Les Cosaques ont soif de sang !





Et maintenant Rule Britannia !

Rule Britannia ! Charge tes grands navires, dans tes ports silencieux, à la faveur de la nuit !

Remplis leurs flancs profonds de marchandises de rebut. La lune est pâle au ciel d’Angleterre ; et le monde ignorera tes fraudes !

Rule Britannia ! Déploie au haut des mâts ton pavillon corsaire, et glisse sur les flots qui connaissent ta voix !

À d’autres la poésie et la gaieté ! Que le Français insouciant jette à la brise des soirs quelque refrain joyeux ; que le Basque rude danse sur le pont de ses vieilles frégates ; que l’Allemand rêve aux blondes filles de la Baltique ; que le Russe lui-même s’anime sous le ciel d’Orient ; la vieille Angleterre calcule ; la vieille Angleterre pèse ; le roast-beef et le porter sont bons à l’homme ; la vie est un capital qu’il ne faut dépenser qu’à propos !

Rule Britannia ! Passe au milieu des peuples qui t’exècrent, et ris de leurs malédictions !

C’est pour toi que l’orange mûrit sur les bords du Tage ; pour toi que le soleil dore les coteaux de Bourgogne, de Jérès et de Chypre ; pour toi qu’on fouille les entrailles de l’Australie ; pour toi que les cocotiers d’Amérique courbent leurs rameaux sous le faix. L’or et le fer achètent tout. Que t’importe, Albion, la sympathie des peuples !!

Rule Britannia ! Délivre les esclaves noirs, et puis enchaîne les blancs à des mécanismes qui les tuent. Sème la foi dans les îles perdues et poursuis en Irlande une religion fervente ! Empoisonne la Chine et fonde des sociétés de tempérance ! Sois humaine avec les chevaux, mais fais périr hommes et peuples quand ils te barrent le passage !

Va laver les quilles de tes vaisseaux fangeux dans les limpides mers du Sud ; va chercher un teint basané sous les feux de l’Équateur ; que les vierges des Indes te rendent voluptueuses !

Rule Britannia ! rapporte l’or de San-Francisco, les cachemires du Bengale, les lions de Barca, les chameaux du Caire, les chevaux d’Arabie, l’encens et le bois de cèdre du Pays de la myrrhe, le thé de la Chine, le café de Moka, les marbres du Parthénon, les diamants de Lahore.... en échange de quelques ballots de coton.

Le monde est fait pour toi. Mais tout meurt sous ton ciel de plomb. Les artistes y perdent leur génie ; et les fruits, leurs parfums. L’or ne vivifie rien ; l’air de Londres est mortel à quiconque en a respiré d’autre !

Rule Britannia ! La mer est riche. Elle éteint les feux du soleil couchant ; elle enserre le globe dans son écharpe verte ; en son sein naissent les îles et le corail.

Mais ceux-là la dominent qui caressent souvent sa crinière d’écume, et la fatiguent avec les roues de leurs vaisseaux.

Rule Britannia ! Les vents sont forts. Ils déracinent les cèdres ; ils brisent les flots contre les grèves ; ils enlèvent les voiles aux grands navires aussi facilement que les plumes aux petits oiseaux !

Mais ceux-là les dominent qui savent tisser la forte toile, la tendre à la mâture géante et la présenter aux embrassements de la tempête.

Rule Britannia ! La vapeur est terrible. Elle sépare les blocs de rocher ; elle perce le Vésuve et liquéfie la lave. Hommes et choses sont à sa merci !

Mais ceux-là la dominent qui savent l’emprisonner dans des tiroirs de fer, ouvrir des soupapes à sa rage et la chauffer au gré de leurs désirs.

Rule Britannia ! Engraisse les bestiaux, entraîne les coursiers, instrumentise l’homme, poétise la force, anime la matière !

Creuse, creuse encore ton sol plein de charbon ! Que tes chemins de fer et tes canaux convertissent en une large plaie tes prairies verdoyantes ! Que les métiers battent ! Que la fonte rougisse sur un enfer de charbon !..... Jusqu’à ce que tu crèves assourdie par le bruit, asphyxiée par la fumée, épuisée de graisse et de sang !

Rule Britannia ! Frappe sur l’or solide la dernière rose de Hanovre, Victoria-la-Blonde, et présente-la à l’admiration des peuples.

Hélas ! Les reines se fanent comme les roses. Les nations meurent comme les reines. Et la fureur des peuples monte, comme la vague, contre les corsaires redoutés !

Tu as défié les peuples. Tu t’es crue assez forte pour étaler sous leurs yeux tes richesses iniques et leur dévoiler les secrets de ton odieux monopole. L’Exposition t’a perdue !

Car maintenant les peuples savent sur quelles bases fragiles repose ta gigantesque puissance, et tu n’es pas plus assurée contre les peuples que tes falaises contre l’Océan.

Rule Britannia ! écris ton moi superbe sur l’écorce du globe immense !

Rule Britannia ! Dieu et mon droit ! Vivent le Lion britannique et l’Unicorne à la jambe nerveuse !

Rule Britannia ! Dieu sauve la Reine ! Et longue vie aux îles de Bretagne ! !




2. Prédiction contre la Turquie.


— Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

— Je vois les Turcs refoulés dans le Turkestan, dans l’Arabie-Heureuse, jusque sur les confins de la Perse. — Je les vois qui traversent la Mer-Rouge par milliers et débordent sur l’Afrique. — Ils font la guerre dans la Nubie, l’Abyssinie, la Nigritie, le Sennhaar, et conquièrent tous les lieux habitables de ces pays. — D’autres, traversant le golfe d’Aden, débarquent sur les côtes d’Ajan, de Zanguebar et de Mozambique. — Un grand nombre, suivant le cours du Nil, et longeant les monts de la Lune, arrivent dans la Sénégambie, la Guinée, le Congo, Benguela, et s’emparent de diverses positions sur la côte occidentale où ils rencontrent la puissance espagnole, conquérante comme eux. — Quelle foule ardente de guerriers ! Que de turbans ! Que de panaches ! Que d’épées de Tolède ! Que de cimeterres recourbés !

Chassés de leur empire d’Europe, ainsi les Turcs s’en iront, avec leurs croissants et leurs brillants costumes, chercher une nouvelle patrie sur le continent brûlé des feux du jour. Telle est leur mission. Leur culte magnifique, la prodigue splendeur de leurs coutumes orientales séduiront les noirs enfants de la Nubie, habitués à sourire à tout ce qui reluit au soleil. — Grand est le nom d’Allah !

Le monde ne se régénère pas incomplètement. L’Afrique est à conquérir au progrès. Accompliront cette révolution les Turcs, peuples ambigus, appartenant à l’Europe par une ébauche de civilisation grossière, ayant gardé de l’Asie le luxe et les pompes, se rapprochant des nègres par le génie, l’âge social qu’ils ont atteint, les contrées qu’ils ont parcourues, celles qu’ils habiteront et mettront en rapport (l’Occident de l’Asie et le centre de l’Afrique). — Les peuples sont des semences de révolutions.

Nos mœurs commerciales sont trop parcimonieuses et nos religions trop austères pou attirer à nous les tribus africaines. La France n’a rien fait en Algérie qu’implanter, au prix du sang et de guerres cruelles, une domination détestée, sans avenir. L’Angleterre, l’Espagne et le Portugal n’ont paru sur ces rivages qui les maudissent que pour voler des hommes et les vendre, esclaves, aux convoitises de l’Univers. — Lourde est la malédiction qui pèse sur tes fils, ô Cham !

Cependant la race nègre n’est inférieure, déshéritée, maudite qu’en raison de son isolement. Le défaut de croisements détruit les peuples. Si elles n’étaient pas mêlées par alliances, les plus belles nations européennes descendraient bientôt au type écrasé du Lapon ou du Valaisan crétin. Au contraire, le mulâtre, fils du blanc et du noir, est un modèle de force et de beauté. — La race nègre revivra par le croisement.

Les Turcs rallieront les peuplades éparses de l’Afrique centrale. Alors, cette partie du monde contiendra tous les éléments ethniques et sociaux propres à une régénération : au Nord, la civilisation française de l’Algérie et de l’Égypte ; au Sud, la Civilisation anglaise du Cap ; entre ces deux extrêmes, comme moyen d’union, la Civilisation turco-nègre.

Il faut que le désert soit immobilisé par la culture, travail immense que seuls peuvent accomplir des hommes à mœurs patriarcales, exécutant par grandes masses ce que les peuples du Nord tenteraient en vain par leurs efforts isolés. Le désert sera conquis : les hommes marcheront sur lui à reculons ; ils y feront de la terre d’après le système de notre premier père et du philosophe Pierre Leroux : ils y planteront des arbres résineux qui se propageront avec une très-grande rapidité.

Ces forêts condenseront les nuages et les rosées : elles accroîtront le sol nouveau par la chute de leurs rameaux. Le Nil, le Niger et le Sénégal formeront le cœur revivifié de ce continent splendide, et partout leurs eaux fécondantes circuleront au moyen de saignées nombreuses. Ce qui semble aujourd’hui le rêve de l’imagination s’effectuera facilement quand les forces humaines seront associées dans un but d’utilité générale.

La nature indique surabondamment la destination de l’Afrique. Il faut nous rendre maître de cette terre féconde entre toutes, de ces beaux fleuves aux crues périodiques destinées à étancher les ardeurs d’un soleil qui peut tout créer, de ces hautes montagnes enfin, les épines du monde, recouvertes de forêts. Il faut refaire les grands ports où se balançaient les flottes de Carthage respectées sur les mers lointaines.

L’homme ne parvient à dominer la nature qu’en l’observant, en se faisant esclave de ses caprices et de ses rigueurs, jusqu’à ce qu’il l’ait rendue tout-à-fait impuissante à reconquérir ce qu’elle a perdu, jusqu’à ce qu’il se soit sacré lui-même vainqueur et roi de la terre !

Quand, il y a trois ans, j’annonçai, parmi les civilisés, la mission révolutionnaire de la Russie, je provoquai bien des sourires moqueurs. Combien plus les bourgeois vont se divertir à mes dépens aujourd’hui que je m’occupe du rôle de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie dans le mouvement universel ! Qu’importe, au surplus, qu’on me traite de visionnaire, d’halluciné, d’enfant aussi ? Moi, médecin, j’ai souvent observé de grandes intelligences parmi les fous ; moi qui n’adore personne et écoute tout le monde, j’ai recueilli plus de vérités de la bouche des enfants que de celle des hommes politiques, toujours menteurs.

Eh ! qu’y a-t-il donc de si extraordinaire dans ce que j’avance : que toutes les forces de la nature doivent être utilisées ; — qu’un continent entier ne peut être perdu pour l’humanité ; — que l’Afrique est stérile comparativement à ce qu’elle pourrait rendre ; — qu’elle sera régénérée par le reflux des peuples d’Europe ; — et que les Russes chasseront les Turcs de leur empire malgré la haute protection de la France et de l’Angleterre alliées ? — Je dis ce que je vois. Et ce que je vois va s’accomplir !





La première phase de la guerre européenne sera donc marquée par la disparition de l’Angleterre et de la Turquie de la scène du monde.

La disparition de l’Angleterre entraînera la suppression du monopole commercial et l’augmentation instantanée de la production et de la consommation chez tous les peuples, en raison des relations directes qui s’établiront entr’eux. Alors, l’Europe pourra tendre à l’unité politique et industrielle, despotiquement d’abord, librement ensuite. Le Constitutionnalisme anglais, système bâtard qui divise avec la prétention d’équilibrer, qui transporte dans l’ordre politique les injustices de l’ordre social, ne peut faire prospérer que les aristocraties établies, les races maritimes qui vont coloniser au loin. Les puissances continentales le briseront et s’uniront dans une Confédération générale. Alors les flottes de toutes les nations prendront un accroissement considérable ; les peuples feront disparaître du code international cet odieux principe du chacun chez soi, chacun pour soi, qui sacrifie le monde à l’Angleterre.

En religion comme en politique, comme en industrie, le génie britannique est décentralisateur par excellence. La race anglaise, éminemment propre aux migrations et au commerce, ne peut servir que d’intermédiaire au milieu des sociétés unies ; elle a brillé quand la fiction était substituée à la réalité, quand le monde gémissait sous la lourde couronne d’argent. Maintenant le mouvement organique des sociétés condamne Albion à périr sous sa forme présente. La population de la Grande-Bretagne sera renouvelée. Les Anglais actuels seront dispersés parmi les peuples pour y répandre les notions de liberté individuelle et les conquérir à l’industrie.




La Turquie actuelle est également un obstacle au rapprochement des peuples : elle n’a plus de raison d’être. Constantinople régénérée remplacera Londres dans ses fonctions de commissionnaire du globe.

Les prodigieuses découvertes de l’humanité, l’accroissement immense de ses besoins et de ses ressources, le développement progressif des rapports industriels entre les continents nécessiteront la création d’un nouvel entrepôt des richesses générales. Le marché du monde socialiste doit être situé non plus au milieu d’un groupe de nations, mais au milieu d’une harmonie de mondes, au point même où l’Europe, l’Asie et l’Afrique rapprochent leurs majestueux rivages, au centre de l’activité de notre hémisphère. Il importe aussi que le nouveau peuple intermédiaire cesse de prélever sur l’humanité l’aubaine du monopole commercial et l’usure de la commission. Le peuple russe répondra à cette exigence de la Civilisation socialiste, puisqu’il ne sera puissant ni par l’industrie ni par la marine quand il s’emparera de Constantinople. La marine commerciale de la Russie sera créée au jour le jour à mesure que s’étendra le réseau serré des nouvelles relations commerciales ; elle attendra la demande de services et ne la provoquera plus ; pour soutenir avantageusement la concurrence avec les autres marines, elle devra se contenter de la rémunération légitime de sa fonction spéciale, et non plus imposer aux peuples ces tributs onéreux que prélevait l’Angleterre.





DEUXIÈME PHASE DE LA GUERRE GÉNÉRALE


Itinéraire des Russes jusqu’à Paris


« Amusez votre tzar, enfants ! Celui
qui tuera quelqu’un, je l’en récompenserai.
Et celui qui sera tué pour le plaisir
du tzar, Dieu lui-même l’en récompensera. »
Lermontoff.

Constantinople prise, l’Angleterre et la Turquie hors de combat, le théâtre de la guerre sera transporté dans l’Europe centrale.

À l’ouverture de la campagne de 1855, la France enverra deux armées, l’une en Suisse et l’autre en Belgique, pour contrebalancer les mouvements des deux puissances du Nord. — Dans la Belgique et la Savoie, sur les rives du Rhin, des insurrections éclateront en faveur de la France, qui déploiera de nouveau son vieux drapeau libéral, criera victoire, chantant l’ancien empire et songeant à réinstaller des Bonaparte sur plusieurs trônes.

..... Puis, les hostilités cesseront pendant un temps et les choses restent dans cet état de désordre et de terreur. — Cependant la Bourgeoisie française se lasse des taxes que nécessite l’entretien des troupes sur pied de guerre ; les campagnes sont désertes, les familles se refusent à fournir des soldats. — La confiance disparaît ; les capitaux sont enfouis dans les caves ou placés à l’étranger. — Une épouvantable famine désole la France et l’Occident pendant l’hiver de 1856 ; des révolutions éclatent dans l’Est, dans le Midi, dans la Vendée ; le gouvernement central n’est plus possible. — Les Jacques et les Braconniers deviennent innombrables ; on s’arme individuellement, on fait la guerre aux fonctionnaires ; les cadres administratifs sont vides ; l’impôt n’est plus payé ; des provinces entières se détachent de Paris. — Le pouvoir reste isolé, déprécié, sans ressources, aux abois ; anarchistes et monarchistes l’attaquent ; il se maintient cependant, grâce à l’indifférence générale.

Les partis sont déchaînés, intraitables, furieux. On voit, spectacle dérisoire ! des nationalités, des gouvernements et des oppositions se constituer et se disloquer le même jour ; chaque heure apporte et remporte ses grands hommes. — Les vols, banqueroutes, trahisons, révoltes et assassinats se succèdent sans interruption. Toutes les cupidités, toutes les peurs, toutes les ambitions, toutes les soifs, toutes les bandes noires que les malheurs publics rendent féroces claquent des dents, maudissent, mordent, jurent et vendent. — Le Tzar a beaucoup d’or. Et la main du Crime s’appesantit sur Bonaparte le Méprisé !.....

Nicolas sait tout cela. Longtemps il harcèlera la France, longtemps il y suscitera des émeutes et des crises commerciales ; longtemps il poussera contr’elle les peuples envieux, l’épuisant en détail, évitant les batailles rangées, selon la tactique de sa race. Car l’empire russe est constitué pour la guerre, tous ses habitants sont des soldats, toutes ses ressources sont disponibles, il peut se battre toujours sans jamais s’affaiblir. Il a le temps de vaincre.

Enfin, quand le Tzar verra sa domination affermie dans l’Orient, et la France dévorée par l’anarchie, il s’élancera d’un bond à la conquête de l’Occident. — Le bon glaive fait tout le contraire de la mauvaise langue : il tranche et ne crie pas !





— Fils de l’homme, pourquoi rester muet ? Est-ce la crainte, est-ce l’amour de la patrie qui paralysent ta langue ? Pourquoi donc hésiter à dire ce que tu vois ?

— J’ai rejeté toute crainte loin de moi ; je ne suis troublé par aucune prévention nationale ; depuis longtemps j’ai détaché mon âme des patries actuelles où l’on souffre la Servitude et l’Injustice. Mais l’avenir s’obscurcit ; les événements s’y pressent en foule, et je ne puis y lire comme je le faisais tout-à-l’heure.

— Prends courage, fils de l’homme, et achève de dire ce que tu vois.

— Je vois l’Allemagne et les Pays-Bas en feu. Deux armées s’y rencontrent : celle des races franco-latines, commandées par la France, et celle des races slaves, commandées par la Russie. Dans la première, qui vient des pays du soleil, sont les Français, irrésistibles au premier choc, les Belges patients, les beaux hommes d’Italie, les Suisses redoutables dans la mêlée, les détachements anglais restés au service de la France, de nombreux alliés de la rive gauche du Rhin, les races allemandes de l’empire d’Autriche. Une confusion extrême règne dans ce camp : on y parle mille langues, on y déploie mille couleurs, on s’y partage des conquêtes qu’on ne fera jamais, on s’y dispute les commandements ; personne ne se croit dans l’obligation d’exécuter des ordres. — Dans la seconde armée, celle qui vient du Nord, je revois tous les peuples qui m’avaient apparu déjà sur les bords du golfe de Finlande. Ils se préparent à l’invasion ; ils sont tremblants sous leurs chefs. Une main sanglante les conduit !





Nouvelle journée de Waterloo


« Ô malheur ! ô fatal et malheureux
jour, jour lamentable, le plus douloureux
que j’aie encore vu ! Ô jour exécrable ! Il
n’en fut jamais de plus funeste ! Malheureux
jour, malheureux jour ! »
Shakspeare.


Maintenant ce que je vois est épouvantable ; moi-même, j’en suis effrayé. Dans la plaine de Waterloo les nations se sont rencontrées de nouveau. Quels souvenirs ces champs du meurtre éveillent pour chacune d’elles ! Que d’alliances brisées ! que d’amitiés et de haines effacées par le Temps ! Ceux qui étaient ennemis alors s’embrassent aujourd’hui. C’est la saison des semailles, et la terre fraîchement remuée laisse voir les pointes de vieux glaives et les gueules rouillées des canons de 1815 !

Combien ne salueront pas le jour de demain ! Combien rentreront dans leurs foyers, couverts de blessures ! Que de femmes et d’enfants verseront des pleurs amers ! Pendant combien d’années les vieillards raconteront cela dans les veillées d’hiver !

Les sentinelles vigilantes annoncent le retour de la lumière. Le soleil se lève, bordé d’un cercle de sang ; son regard cruel perce les nuages, il semble se réjouir de l’œuvre des discordes. On dirait, sur les champs et les forêts, un voile sanglant !

Toute la ligne des tentes s’émeut ; l’aigre clairon sonne le boute-selle. Vaincre ou mourir ! crient les chefs aux soldats. — Que d’orgueil et de crainte dans ces deux mots ! L’homme qui va se battre est sanguinaire comme une fauve et peureux comme un insecte.

Dans la plaine, l’armée barbare se forme en épaisses phalanges hérissées de fer et de bronze.

Brillants dans la manœuvre, les civilisés attaquent : ils tourbillonnent sur les flancs des carrés russes et prussiens qui s’ouvrent de temps à autre, vomissent la mort et se referment aussitôt. Les hommes du Midi sont rendus furieux.

Ils se rassemblent dans un effort suprême ; pleins de rage, ils se précipitent sur cette muraille vivante et la trouent. L’armée russe frissonne comme un tigre atteint d’une flèche. Mais, rendus de fatigue, déjà les Civilisés ne se battent plus que par désespoir. Les Russes n’ont pas encore pris l’offensive. — Hurrah !




— Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

— Le soleil atteint le milieu de sa course. La sueur ruisselle sur le cou des chevaux. Les canons des fusils éclatent aux mains des fantassins. Les mèches des canons s’allument toutes seules. Les Civilisés se rassemblent autour de leurs drapeaux criblés ; ils ne peuvent plus songer qu’à la retraite. L’Empire du monde est perdu pour eux !

L’armée russe s’ébranle enfin ; elle entoure de toutes parts l’héroïque phalange. Des hurrahs formidables remplissent les airs. Les poitrails des chevaux touchent aux têtes des hommes ; on s’égorge dans le sang. Effroyable boucherie ! Non, jamais, depuis que les hommes se battent, les champs du carnage ne crièrent ainsi vers les Cieux !

La nuit vient ! La mort court par les rangs !... Enfin les canons ne voient plus dans les ténèbres, et l’œuvre de destruction a cessé. Un noyau d’hommes fuit le champ de bataille et se dirige vers Paris à marches forcées. C’est l’état-major de l’armée détruite qui veut défendre encore la capitale de l’ancien monde. Les Cosaques saluent l’astre des nuits de leurs chants de triomphe ; ils entonnent l’hymne national et rendent grâces à l’Éternel des armées pour le succès du jour. Les cavales broutent l’herbe de la plaine et galopent entre les cadavres. La lune est rouge comme l’œil du tigre altéré de sang !




— Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

— Le lendemain, à l’aube, l’armée du Nord se range en colonnes d’invasion. Elle marche à l’Est en criant : Paris ! Paris ! Elle dévaste sur son passage les plaines de Picardie et les bords plantureux de la Seine. Enfin elle arrive autour de Paris et couronne les hauteurs.

— Fils de l’homme, crie donc : Malheur sur ce riche pays ! Malheur sur la Rome moderne ! Elle s’écroulera comme Gomorrhe, et Ninive, et Londres qui furent ses sœurs aînées ; elle mourra comme le Monopole et la Débauche, son père et sa mère. — Rien n’est immortel !

Malheur sur toi, Paris, admirée pour ta grâce, méprisée pour ta vénalité comme toutes les courtisanes ! Coule des statues aux héros du meurtre de Décembre ! Renverse tes vieilles maisons, perce de grandes rues plaquées de marbre et d’or ; couvre-toi de draperies écarlates, de robes de gaze et de parures de bal. Illumine les frontons des palais, déploie sur Notre-Dame la bannière tricolore ! Que Monseigneur Sibour fasse descendre sur l’armée les bénédictions du Très-Haut. Cours aux théâtres, aux revues ; va admirer grands dignitaires et généraux, et grands sabres et beaux panaches ! Va admirer les coursiers qui foulent les fleurs, et les eaux de la Seine qui bondissent sous les gondoles de plaisir ! Tire le canon quand tes maîtres sortent, et puis quand ils rentrent, et puis encore quand ils se vautrent dans l’orgie ; quand ils se reproduisent, quand ils violent des femmes, quand ils peuplent d’enfants trouvés les faubourgs et les hospices ! Danse, danse, prostituée ! Allons ! des banquets, des fêtes, de la joie, du fou rire, amuse-toi pour ton argent ! Tourbillonne au son du luth dans le vin et dans le sang ! Dépense gaiement les soirées qui te restent ; le compte de tes jours est fait ! — Manè ! Thécel ! Pharès ! !

Paris ! le ciel deviendra ténébreux de la poussière de tes décombres ! La faulx du Nord passera sous tes fondements, et le niveau sur tes dômes ! La fumée de ton embrasement se répandra dans les mers profondes qui, pendant des années et des années, exhaleront une odeur de bitume ! Et leurs falaises seront noircies, et les terres à la ronde sans verdure ! Et leurs eaux deviendront mortelles aux poissons et aux baleines ! L’oiseau des grèves n’y trempera plus de longtemps sa grande aile ; de longtemps aucune voile ne se déploiera sur leur sein. Les fleuves bouillonnants remonteront vers leurs sources, entraînant avec eux rochers et torrents qui se réduiront en vapeurs et s’élèveront vers les cieux obscurcis.

Voilà ce que je vois aujourd’hui ! Et je dis à celui qui se fait appeler l’Empereur des Français : Qui a tué par l’épée périra par l’épée ! Je dis à la France qui se proclame la première des nations : Qui a forgé des chaînes pour les autres peuples sera traînée dans la captivité ! Je dis à Paris, la grand’ville : Qui a vu l’avant-garde des Cosaques, il y a un demi-siècle, verra sous peu de temps l’immense corps de bataille ! — Que ceux qui ont des oreilles écoutent ma Prédiction ! !




Et ce n’est pas dans un siècle, dans un demi-siècle, dans un tiers ou dans un quart de siècle que cette prophétie s’accomplira. C’est avant l’expiration des dix ans qui vont s’écouler.

Ce qui est écrit, est écrit !

Il faut que la Révolution s’accomplisse !

Les Cosaques ont soif de sang !




Sac de Paris. — Famine. — Fléaux. — Anarchie. — Chaos social.


Je vois l’armée du Nord entrant à Paris avec tous ses canons en avant, enseignes déployées, lances au poing, innombrable, orgueilleuse, encore tachée de sang. Sur toute sa route elle n’a pas éprouvé de résistance : devant elle les paysans ont fui comme des troupeaux, laissant leurs maisons ouvertes et leurs greniers pleins.

Je vois, dans les quartiers opulents, les rues encombrées de foule, les balcons couverts de spectateurs. Les grandes dames agitent des écharpes brillantes ; elles envoient des baisers aux officiers ennemis. Les marchands étalent aux devantures de leurs boutiques tout ce qu’ils ont de plus précieux. Il y a des tentures aux portes et des fleurs dans les cheveux. Les princes de la Bourse se félicitent du retour de la confiance ; les académiciens et les poètes célèbrent la gloire du Tzar ; toutes les maisons sont illuminées, tous les Français se précipitent dans les théâtres pour contempler l’auguste dominateur des peuples. La femme du monde, délicate et frêle, la femme de Paris, n’a plus de caprice que pour le Cosaque du Don, à la peau suiffée. — Tout s’achète, surtout les caprices des femmes.

Nation curieuse, et bavarde, et lâche ! ne dis point que cela ne sera pas, car déjà cela fut. Déjà les femmes de France se sont vendues aux Cosaques dans des temps moins corrompus que les nôtres ; déjà les dignitaires de France se sont agenouillés devant eux, et il ne s’est pas trouvé, dans toute l’étendue de cette France impériale, un seul village assez héroïque pour chasser les alliés par le canon ou par l’incendie. — Les boyards sont riches, les généraux leur vendront la France ; les boyards sont lascifs, les maris leur vendront leurs femmes, et les pères leurs enfants. — Tout s’achète : les hommes coûtent moins cher que les objets.

Cependant la Famine sévit sur les pauvres de la capitale. Toutes les ressources sont épuisées ; pas un gouvernement national n’est possible ; celui de la conquête ne prend pas soin des vaincus. Les Cosaques exercent d’effroyables vengeances sur les ouvriers qui ont défendu Paris. Toutes les horreurs des sièges fameux, les meurtres, les viols, les agonies lugubres, les résistances inégales et les lâches représailles ne peuvent pas donner une idée des scènes de barbarie dont la capitale est le théâtre.

Dans les quartiers populeux, hommes et femmes, enfants sont étendus sur les trottoirs, pêle-mêle, nus, sans pain. Les plus fortunés s’entassent dans des caves humides où ils restent sans lumière. L’air n’y pénètre pas, le sommeil en est éloigné par la faim. Misère épouvantable ! L’homme dispute à la vermine une paille pourrie dans laquelle il mord pour trouver les besoins de son estomac !

Je vois des squelettes vivants qui se traînent le long des murailles, se mesurent de leurs yeux éteints, arrachent l’herbe et les écorces d’arbres, fouillant dans les tas d’ordures, se disputant des chiens maigres et des chevaux d’Ukraine, réduits souvent à manger et à boire ce qui sort de leur ventre !

Je vois les hôpitaux pleins de malades et manquant de médecins. Dans chaque lit il y a deux agonisants, et les lits sont serrés les uns contre les autres. Jamais ces tristes voûtes n’entendirent tant de râles de mort ; jamais les eaux de la Seine, qui battent les pierres vertes de l’Hôtel-Dieu, ne charrièrent plus de cadavres ; mais le drapeau noir ne flotta plus longtemps au fronton du sombre asile !

La Famine, la Peste et la Guerre ont été invoquées ; elles sont venues et se sont acclimatées dans nos campagnes. Le Meurtre aux bras nerveux, la Mort économe de temps, les suivent, moissonnant des victimes. Les Maladies chroniques, les maigres Regrets, les Désespoirs éplorés glanent après eux dans le sein des familles. Il semble que jamais le rire, la joie et les fêtes n’aient existé dans ce pays. Jamais on ne connut anarchie, mortalité semblables ! Le rat ne veut plus de chair humaine ! !

Au coin de chaque rue, derrière chaque haie, le pauvre armé d’un coutelas attend au passage le riche, de quelque nation qu’il soit. Chacun se fait justice selon ses intérêts. Le Patriotisme, la Religion, le Dévouement servent de prétexte aux plus audacieux brigandages. Barbares et Civilisés s’unissent en vue du pillage et partagent loyalement le butin. Des bandes de Jacques parcourent les provinces ; les arbres fléchissent sous le poids des pendus !

Les hommes sont pris de folie. Il paraît des fanatiques qui se croient appelés à régénérer les nations, et qu’on renferme dans des maisons de fous. Des amis tuent leurs amis, parce que toute affection est devenue soupçonneuse ; des mères tuent leurs enfants, parce qu’elles ne peuvent plus les nourrir ; des amants se disputent un dernier morceau de pain. Il y a des suicides inouïs.

Toutes les relations sociales sont interrompues. L’Intérêt domine et frappe ; il fait vivre les uns, il fait mourir les autres. — La Vérité est dans la Disette !

Les puits et les fontaines sont empoisonnés. Des villes pétillent dans les flammes comme si leurs maisons étaient de cire. Les ouragans emportent dans leurs robes de brouillards des poutres flamboyantes ! L’homme s’accoutume à respirer le soufre !

Les éléments conspirent aussi la ruine des sociétés. Les torrents et les cascades comblent les vallées. Les sécheresses, les pluies continues, les tremblements de terre répandent l’effroi. Les récoltes manquent. Les éclipses deviennent plus fréquentes ; il semble que les astres se cachent l’un derrière l’autre pour ne pas éclairer les désastres de la terre. Notre globe tressaille comme un homme ivre et se tord sur plusieurs points de sa surface !

Ma voix qui couvre tout, s’écrie : Terre, rends tes morts ! Mer, rends tes morts ! Mondes futurs, apparaissez ! !




Patriotisme des Bourgeois


Ô la plus orgueilleuse des Babylones ! Ville sans courage et sans foi, défends-toi donc ! Le temps est venu de se ranger en bataille et de forger des glaives. Le voilà l’ennemi que vous demandiez ; il est venu de loin jusque sous vos murs ; il vous attend, dès le matin, au rendez-vous sanglant ! N’épargnez pas les balles ; faites appel au peuple des faubourgs, et réveillez les morts, les morts fusillés en Juin !

Malheur et pitié ! Vous avez semé la tyrannie, vous moissonnez l’esclavage ; vous avez fait mourir les braves, que les lâches se lèvent donc ! Et qu’ils vous fassent un rempart de leurs corps, un rempart vivant, un rempart devant l’ennemi ! Que les femmes montrent le chemin aux hommes dont les bras sont paralysés !

Voyez ! Ils se voilent la face ; ils délibèrent pour savoir s’ils sont sérieusement attaqués ; ils prient dans leurs églises, ils se cachent derrière leurs comptoirs ; ils s’enivrent ; ils font six repas par jour ; ils s’étalent sur des divans, dans des lieux obscènes, avec des femmes nues ! Ils fuient devant l’épée flamboyante ; ils crient plus fort que des reines qui avortent ! Ils vont porter des conditions honteuses à un ennemi dans l’ivresse du succès ; ils se couchent à plat ventre sur son passage ! Les âmes sont mortes. Personne ne vient au combat ! — Que le Seigneur, votre Dieu, vous sauve de l’Épée !

Alarme ! Alarme partout ! Parisiens, badauds, bourgeois, trafiquants et fonctionnaires ! Où sont-ils les vaillants et les forts ? Où fuit votre empereur, votre empereur héroïque ? Qu’il vous délivre ! Où courent vos braves généraux, vos rédacteurs de proclamations terribles ? Qu’ils vous défendent ! Où sont cachés vos législateurs, vos prédicateurs et vos docteurs renommés ? Qu’ils vous rachètent !

Envoyez des courriers à leur poursuite ; montez dans les forts détachés ; appelez les Altesses, Éminences, Excellences, Sciences, Connaissances, Salut suprême ! Appelez les Sires, Majestés, Grandeurs, Seigneuries ! Criez-leur que le sang coule ; qu’on tue les vierges, et les mères, et leurs enfants ! Ils vous répondront : Vous n’avez que du fer à nous offrir ; et il nous faut de l’or, de l’or du Tzar !

Paris ne peut fuir sa destinée.

Roule, roule, Révolution !





Les voici ! les voici ! Ils se répandent sur la France, les Slaves aux rapides coursiers ! Ils y mènent vie joyeuse ; les meilleurs vins, les plus belles filles, les palais et les châteaux sont pour eux. Les Français sont courbés sous le joug ; ils ne sont plus maîtres dans leurs demeures ; leurs femmes surtout ne leur appartiennent plus. — Réveille-toi donc, France batailleuse, patrie des beaux guerriers, fourmilière de soldats ! Donne tort à ceux qui annoncent ta mort, étouffe tes ennemis dans un cercle de feu ! Une nation vivace ne supporte pas deux invasions !

Beau jardin de Touraine, te voilà comme un désert ; et toi, Normandie fraîche, te voilà desséchée ! Pleurez de la résine ardente, vignes de Bourgogne ; et vous, sapins des Landes, pleurez du vin aigri ! Lyon et Saint-Étienne, que vos ateliers crient ! Abats tes remparts, Strasbourg ! Marseille la Phocéenne, replie ton pavillon ! Vous, Cévennes, et vous, revers des Alpes et des Pyrénées françaises, hurlez ! Rochers, attendrissez-vous ! Vous, grands fleuves, Rhin, Loire et Rhône, bondissez, bondissez ! Voici les Slaves !

Ils avaient entendu, ils avaient vus, ils sont venus ; ils ont vaincu les peuples d’Occident ! à la pointe du sabre, ils ont partagé l’Europe de la Civilisation !




Prédiction touchant l’Espagne et le Portugal.


La Péninsule sera le théâtre de révolutions continuelles dans lesquelles s’engageront des partis soldés par les Russes. De cette guerre civile il résultera que le Nord de l’Espagne dominera le Midi, et que les deux couronnes de la Péninsule seront réunies sur la tête d’un Bourbon ou d’un Bragance légitime.

Seule, parmi les nations civilisées, l’Espagne ne prendra point de part à la guerre européenne et ne sera point épuisée. L’Espagne a une très-grande mission à remplir dans le monde : elle doit prendre en Europe l’initiative de la Révolution morale, et mettre la première en pratique et les fêtes universelles, et la liberté dans les rapports d’amour. C’est sur les bords heureux du Tage, à Lisbonne, que les nations régénérées se réuniront dans un premier congrès ; elles y viendront de tous les points du monde, sur des navires joyeusement pavoisés. La Péninsule recueillera, développera la tradition des races franco-latines ; il importe pour cela qu’elle ne soit pas engagée dans la guerre générale. — La Guerre est mortelle au Bonheur.

Cette mission fortunée, il est facile de s’en rendre compte quand on connaît les mœurs des Espagnols, leur bravoure et leur énergie, leur esprit chevaleresque, leurs tendances au bonheur, leurs sympathies bruyantes, leur extrême facilité à contracter des relations superficielles, leur besoin d’expansion et de luxe, la grâce et la coquetterie de leurs femmes, l’activité frénétique, le sérieux enthousiasme qu’apporte ce peuple dans les fêtes et les plaisirs, sa prodigue ostentation. On ne saurait douter de la nécessité d’une révolution morale en Espagne lorsqu’on a bien compris ce mélange de bienveillance universelle, d’orgueilleuse fierté, de point d’honneur dominant et de vanité naïve que l’immortel Cervantès nous a décrit de sa main de maître. Le peuple espagnol est beaucoup plus jeune que ses voisins ; il n’a pas encore poussé la Civilisation à ces conséquences extrêmes qui causent la mort ; le mélange du sang maure et du sang visigoth a peuplé l’Espagne de la plus belle, de la plus ardente race du monde. — Je ne vois que l’Espagne qui puisse développer en Europe la révolution socialiste-morale parallèlement à la révolution socialiste-industrielle que fera la Russie ; je ne vois que l’unité Ibérique capable de contrebalancer l’unité slave par le courant de ses idées et la direction de son génie.

Quand l’Espagne aura fait sa révolution intérieure, elle prendra un essor incroyablement rapide par l’exécution de ses voies ferrées et de ses canaux, par l’accroissement de son luxe et de ses pompes, la prospérité de son commerce, la régénération de ses arts et de sa littérature. De tous les points de l’Europe des ingénieurs et des artistes s’y réfugieront pour échapper à la guerre ; de hardis spéculateurs tireront parti des immenses ressources de son territoire ; les capitaux, ne trouvant plus de placement avantageux ailleurs, y afflueront de toutes parts. Les ports du Cantabre doubleront leur population et multiplieront leurs rapports avec l’étranger. La marine espagnole renaîtra de ses débris. Cadix et Valence seront en relations constantes avec tout l’Orient, Gênes, Naples, Marseille, l’Afrique et les État-Unis. Madrid, ce cœur si puissamment contractile, qui jusqu’ici retira le sang de ses provinces, le leur renverra quand les voies d’eau et de fer pénétreront jusqu’à lui. L’expérience de cette prospérité croissante forcera le gouvernement à faire une large part aux franchises des communes, au bien-être des populations, à la liberté individuelle.

L’Espagne retournera bientôt aux pouvoirs du droit divin, parce que, seuls jusqu’à ce jour, l’Absolutisme et le Catholicisme, le Rey netto et le Pape ont compris les besoins de luxe et de bonheur qui sont au fond du caractère espagnol ; — parce qu’ils y ont satisfait dans une certaine mesure ; — parce que l’Espagnol fier, ne sachant encore comment résoudre scientifiquement le problème de l’égalité sociale, est impatient de s’assurer, au moyen du despotisme politique, un nivellement grossier ; — parce que les communes réclament leurs fueros, et que la Légitimité trouve son intérêt à les leur accorder ; — parce qu’enfin, de toutes les formes d’autorité, celle qui fait encore le moins souffrir le civilisé pauvre, c’est l’absolutisme.




Prédiction touchant l’Italie.


Aux premiers jours du printemps 1855, le Piémont belliqueux sera réveillé par le bruit des tambours de guerre. La maison de Savoie fera valoir de nouveau ses prétentions sur le duché de Milan : un grand nombre d’Italiens seront entraînés à servir la cause de son ambition.

Sur les dômes de Lombardie flottera quelque jour le drapeau sarde aux trois couleurs. Charles-Albert, le roi magnanime que tua le désespoir et qu’acheva l’exil, se réjouira sous les voûtes silencieuses de Supergà !

Rien ne peut donner une idée de l’anarchie qui agitera le reste de la Péninsule. Les partis les plus violents en viendront aux prises. Rois et princes dépossédés se réfugieront dans les profondeurs des Alpes, des Apennins et des Abruzzes, et ceints d’écharpes brillantes, appelleront sous leurs drapeaux des bandes de Suisses et de Lazzaroni, toujours en quête de maîtres opulents. — Le siège de Saint-Pierre sera renversé.

Les tribuns et agitateurs de la Démocratie se mangeront le foie, s’accusant, se proscrivant, s’emprisonnant, s’exécutant les uns les autres ; ils ne réussiront à établir ni Confédération, ni Centralisation, ni Constituante, ni République, ni Dictature d’Italie ; ils soutiendront avec peine leurs pouvoirs naissants contre les familles royales. Les peuples se détacheront d’eux.

Au milieu de cet immense désordre, les rois du Nord reviendront, effrayés du débordement des idées nouvelles ; entre leurs mains le pays se remettra à merci et miséricorde. Alors de l’Italie seront faites deux parts : une vice-royauté de Holstein-Gottorp aura son siège à Rome, la Famille de Hapsbourg rentrera dans Milan. Les Papautés catholique et démocratique seront à tout jamais détruites ; Rome deviendra la Métropole du culte grec dans l’Occident ; toute distinction entre les pouvoirs spirituel et temporel aura disparu. — Pendant longues années, la malheureuse Italie réparera ses forces dans un léthargique sommeil que respectera le despotisme.

Enfin… ô jour trois fois béni par toute créature aimante, par tous les artistes et par tous les poètes ! des profondeurs de cet esclavage abhorré, l’Italie se relèvera forte, unie, redoutable, plus décidée qu’elle ne le fut jamais pour le dernier combat. Dans les monts escarpés et les collines ombreuses, dans les carrefours sombres, sur les portes de chaque maison se lèveront des hommes forts qui n’obéiront à personne pour réclamer leurs droits. Alors disparaîtront à jamais de l’Ausonie sacrée les despotismes venus des régions des frimas. Alors, fleuves, Éridan, Tessin et Tibre, vous roulerez, glorieux, vos fraîches ondes, depuis le pied des monts glacés jusqu’aux baies amoureuses des belles mers du Midi ! Et vous, pins des montagnes, vous secouerez sur les guerriers morts votre feuillage ami ! Et vous, Etna, Vésuve, qui nous rapportez dans vos flammes les transports de la terre émue, vos salves formidables fêteront le jour splendide qui se lèvera sur l’Italie délivrée ! !

Alors les sœurs ardentes, l’Espagne et l’Ausonie, entrelaceront les nattes de leurs chevelures noires et se tendront la main ! El les peuples, voyant renaître les beaux-arts, les pompes et les fêtes magnifiques, les peuples élèveront vers le ciel les tronçons de leurs chaînes et témoigneront leur joie dans des chants d’amour ! Longue vie, gloire et prospérité ! crieront-ils, à la Confédération du Midi !




Prédiction touchant la Belgique et la Hollande.


Le sort des petits États est réservé à la Belgique et à la Hollande. Elles souffriront des querelles des grands ; elles n’y prendront jamais part que contraintes et forcées, tantôt par l’alliance du Nord et tantôt par celle du Midi ; mais leurs plaines verdoyantes serviront de théâtre aux batailles des nations. — Les Flandres sont le tombeau des armées !

.... Dans la reconstitution de l’Europe par l’épée, la Belgique et la Hollande seront divisées barbarement entre les circonscriptions allemande et française gouvernées par le despotisme. Enfin, lorsque les peuples seront libres de se développer selon leurs tendances et de vivre dans le groupe national qui leur sera sympathique, la partie française des Pays-Pas renaîtra parmi les races franco-latines ; les parties flamande et hollandaise, parmi les races allemandes.




Prédiction touchant la Suisse.


La Suisse allemande étonnera les villes et les grandes puissances qui l’entourent par sa résistance glorieuse. Les montagnards des Waldstätten soutiendront rudement le choc des armées envahissantes. Ils combattront les Russes comme il faut les combattre, avec des blocs de rocher, par le fer et la flamme, l’empoisonnement et le massacre. Les hommes de Schwytz sonneront comme autrefois la trompe des montagnes et rassembleront au cœur de la Vieille Confédération les derniers de ses défenseurs !

Quant à la Suisse riche et industrieuse de la Confédération nouvelle, elle fera cause commune avec les puissances occidentales et sera militairement occupée par leurs armées. En ce temps de panique bourgeoise, M. Druey, le roi des Suisses, exercera sur ses concitoyens la dictature de la prudence et de l’humiliation.

Dans le remaniement général de l’Europe, la Suisse subira le sort des puissances occidentales ; elle sera divisée. Les parties française, allemande et italienne seront annexées, chacune d’après sa langue et ses mœurs, aux nouveaux empires sortis de l’Invasion. — Car la Suisse actuelle n’est que la coalition forcée de peuples et d’intérêts inconciliables. Et les puissances divisées périssent.

Seuls les petits cantons conserveront leur indépendance au prix d’une lutte acharnée, longue, sanglante. Les despotes envahisseurs se lasseront enfin d’épuiser leurs armées contre ces hommes de fer qui n’ont pour tout bien que l’inexpugnable rempart des hautes Alpes couronnées de glaciers. Le drapeau de la Confédération suisse sera conservé dans la chapelle de Guillaume Tell à Küsanacht, jusqu’à ce que le Waldstätten redevienne le centre d’une nouvelle alliance entre les habitants de toutes les vallées des Alpes helvétiques.

.... Moi, perdu, maudit dans cette société sans entrailles, je te salue, Suisse, dans l’avenir ! !

Alpes immenses, mères des fleuves, fiancées des tempêtes, souveraines des abîmes, belles reines aux diadèmes d’argent, je vous salue !

Je te salue, Grütli, mont sacré ! Winkelried, lion parmi les mortels, je te salue ! Grandes ombres des héros de la Liberté ! je vous adore !

Helvétie future ! patrie des téméraires et des forts, des chasseurs, des artistes et des guerriers ! Tu seras protégée par les morts que tu vénéreras, et bénie par les vivants qui aiment les âmes fières et les peuples indomptables !

Suisse future ! de toutes les larmes de mon cœur, salut !!




Prédiction touchant l’Allemagne.


L’alliance du gouvernement autrichien avec les Impuissances occidentales répond à un but providentiel. Dans une guerre contre la Russie, l’empereur François-Joseph ne sera suivi que par ses huit millions de sujets allemands. Les six millions de Hongrois et les cinq millions d’Italiens se révolteront ; la disette et la banqueroute allumeront la révolte par tout l’Empire. Les quinze millions de Slaves autrichiens rouleront, avec les flots de l’invasion russe, sur le monde civilisé. — Hurrah !

L’Autriche n’a d’un empire que le nom, la caducité fardée, les oripeaux écarlates. C’est une vaniteuse débilité, un mythe enfanté par l’imagination de la diplomatie, un assemblage impossible de peuples frémissants, un obstacle à toute solution générale par la guerre ou la révolution. À l’union des impuissances occidentales, l’Autriche n’apporte rien que sa propre impuissance, ses embarras financiers, ses complications révolutionnaires, ses peurs et ses trahisons. Cependant les bourgeois civilisés saluent de leurs cris de triomphe cette adhésion suspecte, ils ne savent plus faire le total de plusieurs zéros ; ils ignorent qu’au premier souffle de la guerre l’empire d’Autriche sera détruit, parce qu’il a été élevé par l’oppression des peuples et les calculs d’une ambition monstrueusement perfide. — Sois bénie, Révolution !

Il fallait que l’empire d’Autriche s’engageât dans la guerre européenne à la suite de l’Occident : pour que l’Occident pût continuer la lutte ; — pour que la guerre devînt générale ; — pour que les peuples divers sur lesquels repose le gouvernement de Vienne fussent libres enfin de retourner à leurs alliances naturelles au milieu de la confusion des nations soulevées ; — pour que le travail de la nouvelle ethnographie d’Europe fût accompli par une race unie, forte et neuve en civilisation, comme est la race Slave ; — pour que tout ce qui est entaché de civilisation succombât avec la Civilisation ; — pour que le Nord débordât sur l’Occident sans mélange d’autres peuples. — L’Autriche, c’est la contre-Révolution.

Il est nécessaire que la politique de l’Allemagne soit incertaine, que son action soit lente, tiraillée, difficile ; il faut que la Prusse, l’Autriche et les trente-sept états souverains se paralysent les uns par les autres. Dans la future révolution européenne, l’Allemagne ne peut servir que de pivot entre les deux termes extrêmes du problème social, entre l’Orient slave et l’Occident franco-latin, entre la Barbarie et la Civilisation, entre la Destruction et la Conservation de tout ce qui est.




….. Après la prise de Constantinople, tandis que l’armée du Nord s’avancera contre l’alliance occidentale jusqu’aux frontières des Pays-Bas, une partie de l’Allemagne voudra mettre à profit l’absence de troupes pour se révolutionner. — Dans le pays de Bade, la Prusse Rhénane, la Hesse, le Holstein, le Wurtemberg, la Hongrie, la Pologne prussienne et autrichienne, le parti démocratique se soulèvera contre l’armée des rois. — Les étudiants de Vienne relèveront les couleurs éclatantes de la légion académique. Berlin tremblera. La Hanovre favorisera ce mouvement insurrectionnel. — Mais la Russie est un véritable réservoir d’hommes ; une nouvelle armée russe entrera dans l’Allemagne et comprimera la Révolution républicaine. — La Démocratie, c’est la contre-Révolution.




..... La France vaincue et partagée, la Russie s’emparera de la Pologne, de la Prusse orientale et septentrionale, du Mecklembourg, du Holstein, de l’Oldenbourg, du Hanovre, du Danemarck, de la plus grande partie de la Hongrie et de la Gallicie. — L’Autriche se détachera bientôt de l’alliance civilisée vaincue ; elle redeviendra Slave, et, repentante, rentrera dans la Confédération du Nord. Le Tzar ne l’y recevra plus qu’avec défiance et mépris. — Au partage qui suivra la conquête, l’Autriche se trouvera ou non dédommagée par la Bavière, le Wurtemberg et les nouveaux territoires qui lui seront accordés en Suisse et en Italie. — La Prusse vaillante sera récompensée de sa fidélité par une partie de la Belgique, la Hollande, la Lorraine, Neuchâtel, Fribourg et la plupart des états d’Allemagne sur lesquels s’étend aujourd’hui sa protection. La Russie se réservera un poste d’observation sur les frontières de la Suisse, dans le Wurtemberg et le pays de Bade. La Russie s’appellera le Lion !




..... Mais ce violent partage ne durera pas plus que tous ceux tracés par la pointe de l’épée. La Révolution confondra vainqueurs et vaincus ; elle transformera l’Allemagne en une véritable Confédération d’états libres dans laquelle entreront les peuples après s’être affranchis des tyrannies imposées par la conquête. — Cette nouvelle Confédération remplira dans l’humanité une mission très-importante ; elle répandra les nouvelles idées sur la Vie future, la Liberté individuelle, le droit d’examen, la solidarité des peuples. — L’Allemagne servira de lien entre les races franco-latines et la race slave. Sa position géographique, ses mœurs, ses tendances fédératives et généralisatrices, l’esprit cosmopolite de ses habitants, leur détachement de la terre natale, le contraste très-prononcé qui existe entre l’Allemagne du Nord, rapprochée par son génie des peuples russes, et l’Allemagne du Sud, plus sympathique à la France, font suffisamment pressentir cette mission.




Prédiction touchant la Suède et la Norwège.


Après la destruction de la puissance britannique, beaucoup d’Anglais fugitifs aborderont en Scandinavie et s’y feront place par les armes. — Puis, à la guerre succédera l’alliance, profitable aux deux peuples. — La Russie trop vaste ne pourra plus se défendre dans toutes ses possessions ; la Suède lui reprendra la Laponie et la Finlande restées scandinaves par le génie. — Un gouvernement fédéral reliera les Îles Britanniques et la Presqu’île glacée. Londres et Stockholm deviendront les succursales de Constantinople dans le Nord.

L’alliance des Anglo-Scandinaves, rendue très-puissante par l’industrie, jettera des comptoirs dans toutes les îles et sur toutes les côtes des mers. Ces établissements serviront d’entrepôts de commerce pour tous les peuples. Leur fonction sociale dépouillée du caractère d’accaparement qui la rend injuste et odieuse aujourd’hui, les Anglo-scandinaves deviendront le peuple cosmopolite par excellence, l’instrument le plus actif de la circulation générale et du croisement des races. Partout ils seront accueillis avec empressement. On poussera des cris de joie d’aussi loin qu’on apercevra leurs vaisseaux qui causent maintenant l’épouvante du monde.

— Par le haut sentiment qu’ils ont de leur valeur personnelle, par leur opiniâtreté à toute épreuve dans le but qu’ils se proposent ; les Anglo-Scandinaves sont, de tous les peuples, les plus propres à cette fonction de commissionnaires universels. — Le travail d’échange est dans leur tradition. Les Danois, Normands, Saxons et Angles descendirent des sommets glacés des Dofrines, et par leurs belliqueuses dévastations, ajoutèrent longtemps à l’anarchie de l’Europe barbare. — Lorsque les nations continentales eurent fixé leurs frontières, les hommes du Nord s’établirent sur les points les plus riches du littoral de l’Atlantique ; ils occupèrent la verte Erin, l’Écosse riche en forêts, la Normandie, les Bretagnes abondantes en pâturages et en moissons. Dans le commencement du IXe siècle, nous les voyons arriver aux embouchures de tous les grands fleuves et stationner dans les baies les plus spacieuses des mers.

...... Quoi que fasse la Russie depuis 1815 pour diviser les races scandinaves, quoi qu’elle ait entrepris dans ce sens par le traité de Colmar et la Diète germanique, quoi qu’elle ait tenté dans la question de Holstein, elle a échoué ; elle échouera toujours. Les jeunes générations scandinaves tendent à former une Confédération dont la Norvège démocratique jettera les bases entre les royaumes de Waldemar-le-Victorieux et les îles voisines.

Cette union se produira dans le mouvement général des peuples, et l’on verra de nouveau les bateaux des hommes du Nord sur la Tamise, la Seine, la Loire, le Tanaïs et le Volga. Les Anglo-scandinaves seront répandus parmi les nations comme agents de circulation universelle. — Eux seuls passeront par la République pour arriver à la Liberté.




Prédiction touchant la Pologne.


Noble sœur, Varsovie ! elle est morte pour nous,
Morte, un fusil en main, sans fléchir les genoux,
Morte en nous maudissant à son heure dernière,
Morte en baignant de pleurs l’aigle de sa bannière,
Sans avoir entendu notre cri de pitié !
Barthélémy. — Némésis


La Pologne ne renaîtra pas ; elle ne peut renaître maintenant. Me plaçant au point de vue social et universel, je soutiens que l’annexion de la Pologne à la Russie devait avoir lieu ; qu’elle a grandement contribué à l’évolution du progrès parmi les races slaves, et que les souverains qui, depuis Catherine-la-Grande, scellèrent chaque jour davantage cette union sanglante, ont favorisé le mouvement de rapprochement des peuples.

— Qu’était en effet la Pologne avant sa réunion à l’empire russe ?

Qu’on en juge par ce passage de Jean-Jacques, l’écrivain qui traçait si largement les caractères des hommes et des peuples :

« La Pologne est un grand État environné d’États encore plus considérables qui, par leur despotisme et par leur discipline militaire, ont une grande force offensive. Faible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur polonaise, en butte à tous leurs outrages. Elle n’a point de places fortes pour arrêter leurs incursions ; sa dépopulation la met presque hors d’état de défense. Aucun ordre économique, peu ou point de troupes, nulle discipline militaire, nul ordre, nulle subordination ; toujours divisée au-dedans, toujours menacée au-dehors, elle n’a par elle-même aucune consistance et dépend du caprice de ses voisins. »

Et socialement, la Pologne, comme les autres nations slaves, n’était rien qu’une république unitaire, divisée en une aristocratie numériquement très-faible et une population de serfs innombrables. Le gouvernement monarchique électif, qui représentait cet ordre de choses, était dur aux pauvres, despotique, ennemi des réformes et du bien-être général autant que puisse l’être l’absolutisme le plus cruel. Dans les guerres d’indépendance que soutinrent contre la Russie les nobles de Pologne, jamais il ne fut question d’améliorer le sort du peuple, mais seulement de conserver à l’aristocratie tous les privilèges nationaux. En Pologne, la masse déshéritée n’a rien perdu, je m’assure, à l’œuvre d’iniquité de Catherine-la-Grande, de Frédéric et de Kaunitz. Sa nationalité lui fût-elle conservée, le peuple polonais n’en serait pas moins courbé comme devant sous la tyrannie féodale de ses hauts-barons. Et d’autre part, que fussent devenus les Slaves russes isolés des peuples de leur race ? Comment leurs idées se seraient-elles modifiées ? Qui eût déposé dans leurs cœurs ce levain de liberté qui doit y fermenter bientôt ?

La conquête russe fut un événement providentiel pour les Slaves ; ils seront bien plus forts, réunis, qu’ils ne pouvaient l’être sous des despotismes différents. Les esclaves ont toujours à gagner aux circonstances violentes qui les placent sous un joug unique ; ils peuvent mieux se concerter pour se venger. Plus la tyrannie est pesante, plus elle est absolue, plus aussi elle surexcite les haines des peuples, plus elle les pousse à des efforts surhumains pour conquérir leur délivrance.

Impuissant est l’absolutisme à rompre les liens naturels qui unissent les hommes. S’il parvient souvent à armer les nations les unes contre les autres et à les associer dans les malédictions qui s’élèvent contre lui, ces œuvres de violence ne durent pas. Les peuples se pardonneront de grand cœur les crimes que l’amour-propre national leur a fait commettre, le jour où, en faisant la somme, ils se trouveront aussi coupables et aussi innocents les uns que les autres et se retourneront contre ceux qui les ont divisés.

Cette tendance se manifeste visiblement dans toute l’Europe ; elle est appréciable là même où l’on désespérait de la rencontrer jamais. « Dans les déserts de la Sibérie, dit M. Mickiewickz, Russes et Polonais se pardonnent : victimes du même despotisme, ils ne forment plus qu’une seule nation qui s’appelle la nation malheureuse ; ils s’assistent et se consolent. Russes et Polonais, de retour, savent qu’ils ne sont pas nécessairement ennemis, et que le pouvoir qui les frappe tous les deux est aussi celui qui les a fait se haïr. »

Lorsqu’on suit le mouvement des races humaines, certes le cœur s’afflige à voir les nations parvenues au plus haut degré de splendeur livrées en proie à des hordes barbares et féroces. On se demande avec effroi si c’est la loi, la loi fatale, la loi du tigre. Et puis l’on se convainc de plus en plus que la Mort suit son horrible route sans dévier jamais ; qu’elle frappe tout ce qui penche, le vieux tronc aux fruits succulents et le vieillard aux conseils expérimentés ; Rome hier, aujourd’hui Varsovie, Paris demain. — Ce qui brille sur terre attire son regard sombre ; sa dent meurtrière veut du sang !

Une phrase pleine de scandale et de résignation tombe de ma plume. Il fallait que la Pologne subît six partages, il fallait qu’elle fût écartelée, crucifiée, parce que son étoile resplendissait trop. Il fallait que ses tronçons fussent dispersés parmi les Slaves, afin d’exciter leurs vengeances, afin de resserrer encore le faisceau de leurs haines, afin d’ouvrir leurs yeux aux lumières de l’avenir.

Pologne ! nation martyre ! tu brillais trop sous le crépuscule du Nord ! L’aigle de Russie s’est abattu sur toi ; de ses serres d’acier, il t’a clouée sur cette croix vers laquelle sont montées les prières du monde !

Mais rien ne se perd. Dans le sein de la Mort tout palpite et s’anime. Il y a plus de chaleur dans les glaces de la Sibérie que dans les boudoirs et les clubs bavards des capitales !

Pologne ! nation brave entre toutes ! tu ressusciteras, tu reparaîtras sur les bords de la libre Vistule, entraînant les Slaves à la conquête de l’Europe occidentale ! Et la postérité sera nombreuse comme celle des enfants d’Israël !

Les nations civilisées sont tombées à genoux quand, de la pointe de son glaive, le bourreau traça trois lignes sur ton corps nu et les parcourut ensuite avec le tranchant. Elles ont tourné vers toi leurs regards et leurs voix pleureuses, et dans leur lâche orgueil, elles t’ont nommée leur sœur !

Elles n’étaient pas tes sœurs ! Si elles eussent été fières comme toi, elles ne fussent pas demeurées entre leurs frontières, gémissant comme des femmes prostituées, alors que tu succombais comme une vierge de Saragosse !

Elles n’étaient pas tes sœurs ! elles n’avaient pas ta force et ton cœur belliqueux, elles qui pensaient que, mus par un sentiment de justice, tes envahisseurs t’épargneraient ; elles qui croyaient arrêter le glaive de la tyrannie par leurs réclamations procédurières !

Elles n’étaient pas tes sœurs ! elles qui pleuraient et te jetaient un linceul, alors que tu t’épuisais par tes propres victoires !

Elles n’étaient pas tes sœurs ! Tes sœurs sont au Nord. Et tu leur pardonneras un jour le supplice qu’elles t’ont fait subir. Car c’est par elles que tu fus arrachée à la corruption qui t’envahissait ; c’est avec elles que tu reviendra, pleine de gloire, sur les champs de bataille de l’Europe !

Elles n’étaient pas tes sœurs ! Quand Nicolas de Russie répétait dans sa brutalité sauvage : Je suis roi de Pologne, je la roulerai. Et quand il te roulait dans ton sang, elles répondaient par une strophe de la Marseillaise ou de la Némésis, elles fermaient leurs boutiques en signe de commisération ; elles s’écriaient par la bouche d’un ministre bourgeois : le sang de ses enfants n’appartient qu’à la France !

J’ose le répéter : la Pologne ne renaîtra pas maintenant ; elle ne renaîtra pas seule ; elle refleurira dans la couronne du monde slave !




Prédiction touchant la France.


La France envahie ne reviendra plus à ses princes légitimes ; on redoutera tellement son influence révolutionnaire, qu’on ne lui laissera plus d’existence propre. Elle sera donnée à un archiduc de Russie avec la Belgique, la Suisse française et l’ancienne Confédération du Rhin.

Ainsi la Révolution sera répandue parmi les peuples. — Car les races slaves descendront par grandes masses sur le Midi ; elles se croiseront avec les races franques, parleront leur langue, la modifieront et la rendront universelle. —

..... Mais plus tard l’excès de population et l’augmentation des besoins forceront les hommes à adopter un nouveau mode de répartition des richesses.

Dans ce temps-là domineront les idées de la minorité socialiste française ; elles seront recueillies avec ardeur par les serfs de Russie, qui les feront triompher dans des révolutions profondes. L’organisme de l’humanité sera complètement changé, et la phase sociale du Monopole entièrement parcourue. La propriété sera dépouillée de son caractère aubanial ; le signe d’échange ne rapportera plus d’intérêt usuraire. La Morale consistera dans le développement intégral des facultés humaines, dans la garantie de la liberté pour l’individu, dans la satisfaction des besoins et des tendances des sociétés. — La dernière heure des autorités despotiques et des religions divines aura sonné par toute l’Europe !




..... L’Europe transformée présentera trois unités nationales :

Au Nord, l’unité Scandinave, comprenant les races anglo-saxonne, danoise, finlandaise et laponne. Cette famille de peuples étendra sur tous les continents le riche réseau de l’universelle Circulation.

Au Midi, l’unité Latine, comprenant le midi de la France actuelle, l’Italie, la Péninsule Ibérique. Sous l’influence initiatrice de l’Espagne, cette famille de peuples accomplira la révolution morale et artistique sur le continent européen.

Au Centre, l’unité Slave, dominant le mélange des races franques, germaniques et slaves produit par le déplacement ethnographique. Cette famille de peuples développera la Révolution organique, industrielle et littéraire de l’Europe ; elle deviendra le centre de la Civilisation socialiste et produira l’accord entre l’unité scandinave et l’unité latine. Ces trois unités engrèneront au moyen de peuples à caractères ambigus :

L’unité Slave et l’unité Latine par les Provençaux et Romans ;

L’Unité Slave et l’unité Scandinave par les Danois et Allemands du Nord.

Les trois parties de l’Ancien Monde seront aussi reliées par des races mixtes :

L’Espagne rapprochera l’Europe de l’Afrique ;

La Russie orientale, établie à Constantinople, rapprochera l’Europe de l’Asie.

Les Turcs rapprocheront l’Asie de l’Afrique.




Rôle des États-Unis d’Amérique


Il y a parmi les hommes, comme parmi les plantes, des espèces que j’appellerai traçantes, parce qu’elles se développent rapidement et se projettent au loin sans jamais arriver à une grande plasticité d’organisation. La race des Saxons est de ce nombre. À peine descendue des Alpes glacées de la Scandinavie, elle peuple de ses rejets plantureux les Îles de la Grande-Bretagne. — À peine organisée provisoirement par l’Heptarchie saxonne, elle débarque sur tous les rivages de l’Europe ses grands pirates blonds qui descendent, le long des fleuves, au cœur des empires du moyen-âge, les rançonnent, les remplissent de terreur et fondent, au milieu d’eux, en France, en Russie, en Italie, partout, des dominations temporaires. — À peine enfin redoutables à l’Europe, les fils des Bohémond, des Robert-Guiscard, des Tancrède, des Rurich, abordent sur les plages de l’Amérique encore vierge et jettent les fondements de l’Union, cette puissance géante, aujourd’hui majeure et prête à prendre son essor au milieu de l’Humanité.

Les caractères physiques et moraux des Saxons indiquent suffisamment leur mission colonisatrice. Ces hommes sont d’un corps frêle, d’une poitrine étroite, d’un sang peu plastique, rosés de chairs, graisseux de muscles ; ils croissent en longueur, ils sont tout extrémités ; on voit qu’ils ne peuvent prendre racine nulle part. — Moralement aussi, ils se développent principalement au dehors ; ils évitent de s’immobiliser dans leurs relations et leurs actions présentes ; ils passent au milieu des peuples les plus divers, apprenant leurs langues, se pliant momentanément à leurs coutumes, mais ne perdent jamais le type de leur race ; ils ont la remarquable faculté de se concentrer en eux-mêmes dans quelque milieu qu’ils se trouvent, à quelque distance qu’ils soient de leur métropole. Le sentiment national semble pour eux un symbole, un mot de ralliement, un moyen, plutôt qu’un amour et un but. Dans sa religion, l’Anglais supplée à la passion par la rigidité, à la foi par le raisonnement, à la pompe du culte par la régularité des exercices. Ne pouvant éprouver d’émotions violentes et rapides, il lui en faut de douces et de continues. Dans ses amours même il est plus sensation que sentiment, plus devoir que désir, plus fonction que caprice ; il est presque toujours fécond, presque jamais artiste. L’Anglais a beaucoup de graisse partout ; cela rend ses formes régulières et son humeur égale.

Le Saxon possède une persistance de caractère assez grande pour remplir sa mission tout seul, où que ce soit. De là sa hardiesse loin de chez lui, sur les mers lointaines, dans les forêts vierges ; de là ses mœurs, sa religion, sa langue marquées au plus haut degré d’un cachet transitoire et individuel. De là sa prodigieuse aptitude à fonder en courant ; de là cette tendance incessamment progressive qui le pousse vers son but à travers tous les dangers, par tous les moyens ; de là cette impassibilité de caractère qui lui permet de s’immobiliser au milieu du mouvement.

Au point de vue de l’industrie, durant toute la phase de civilisation monopolisée que l’humanité vient de parcourir, les Anglo-Saxons sont bien certainement les peuples qui ont le mieux su comprendre, braver, exploiter le mouvement social. Aussi ce monde britannique, sont toute la puissance repose sur une fiction, remplit-il l’Univers d’étonnement et d’épouvante.

Mais par cela même que le caractère dominant de ces races est de s’étendre beaucoup, il en résulte qu’elles durent peu sous la même forme, qu’elles ébauchent toujours et n’achèvent jamais, qu’elle s’épuisent rapidement en procréant chaque jour. Elles sont essentiellement propres à jeter partout le specimen de leur civilisation, à fonder des empires lointains, aux bras gigantesques, au cœur débile, des empires qui viennent et s’en vont en eau.

To be or not to be. — Être ou n’être pas. — Or, être, pour l’Anglais, c’est se mouvoir, c’est de frayer un passage, avec la hache, à travers la forêt vierge ; c’est diriger vers des plages inconnues la poupe de ses vaisseaux. Ne pas être, ce serait s’étendre, comme les peuples du Midi, aux mélodieux accords des lyres, sous des cieux inondés de lumière.

La race saxonne a peuplé comme des plantes traçantes, des émigrations nombreuses sont parties de ses métropoles, comme des rameaux diffus partent de la tige des fraisiers. Ces émigrations n’ont jeté tout d’abord dans le sol nouveau que des racines peu profondes. Puis, devenues plus stables et plus puissantes, ralliées à de nouveaux centres pour les besoins de défense et de vie communes, elles se sont séparées de la nation-mère, et les liens qui les y rattachent se sont desséchés, elles ont suppléé à leur peu de durée par leur extrême multiplication.

Les États-Unis d’Amérique rempliront, dans l’humanité, le rôle qu’a rempli l’Angleterre reprenant elle-même la tâche de Carthage, de Venise, de la ligue Anséatique, de la Hollande, etc., etc. Mais à mesure que la race humaine s’accroît, l’influence des nations s’étend ; et de même que la Grande-Bretagne a fondé un empire plus vaste que les puissances maritimes qui la précédèrent, de même les États-Unis embrasseront dans le monde des possessions infiniment plus étendues que celles de l’Angleterre actuelle. Et comme l’Humanité gagne à mesure qu’elle avance en âge, la Civilisation américaine parcourra beaucoup plus rapidement et plus librement son évolution que la Civilisation anglaise, qui reposait cependant sur les mêmes principes de monopole industriel et d’annexion politique. — Car aucune phase sociale n’est définitivement inutilisée dans le mouvement humanitaire ; seulement toutes se modifient d’après les temps et les milieux dans lesquels elles se développent à nouveau. Le Patriarchat et la Civilisation, mortels aujourd’hui aux peuples d’Europe, n’ont pas fait encore leur œuvre partout, et le Continent américain doit prospérer longtemps encore par le Monopole.

Depuis l’Heptarchie saxonne jusqu’aux Constitutionnalismes actuels de la Grande-Bretagne et des États-Unis, les Anglo-Saxons ont adopté partout le système politique de la Confédération, qui laisse l’individu maître de ses droits et assure à la société la jouissance des ressources d’utilité générale. Le système fédératif est éminemment propre à l’annexion constante de nouveaux États. Car les peuples, de même que les individus, préfèrent le Prolétariat à l’Esclavage ; il leur répugne de se remettre sans conditions aux mains de plus forts qu’eux, et toujours ils se joindront plus volontiers à des états unis qu’à des états dominés, à l’Angleterre qu’à l’Espagne, à l’Amérique qu’à la France.


Il est des peuples assurés contre la servitude par leur position même. Ce sont ceux que l’Invasion ne peut atteindre qu’à de grandes distances, soit qu’ils habitent des continents nouveaux, soit que l’immensité des mers protège leur indépendance. Désormais la métropolisation devient impossible dans les mondes vierges et les îles dont les habitants sont instruits de leurs droits. La souffrance des colonies sur lesquelles s’exerce encore l’autorité des grandes puissances maritimes nous apprend assez que le Patriarchat doit cesser parmi les peuples comme parmi les hommes. Il se peut que la colonisation ait été un mal nécessaire alors que les nations étaient trop jeunes et trop ignorantes pour conquérir leur liberté et assurer leur bien-être ; mais, aujourd’hui, la Colonisation est un non-sens aussi énorme que le Familisme et le Tzarisme.


..... Les États-Unis de l’Amérique du Nord déposséderont l’Europe des îles qui se trouvent à portée de leur action civilisatrice et les réuniront toutes sous le drapeau de l’Union, aux étoiles brillantes, qui porte la devise De pluribus unum. Ainsi finira, parmi les peuples, la plus odieuse, la plus brutale des exploitations, celle de la tutelle, de l’interdit, de la fourrière, de la servitude à distance, de la Métropolisation enfin.

L’action de la République américaine, dans le prochain mouvement ethnographique, sera toute de contiguïté. Les États-Unis ne sont pas encore assez peuplés, assez à l’étroit chez eux pour être contraints aux conquêtes lointaines. Ce n’est que lorsqu’ils étouffent entre leurs frontières et qu’ils regorgent de richesses que les peuples émigrent vers de nouveaux mondes. Avant de s’immiscer activement dans les affaires de l’Europe, les Américains ont à conquérir à l’industrie plus de la moitié de leur territoire, cette immense étendue de terrains vagues qui les séparent du Canada ; il leur reste encore à délivrer les îles voisines, à s’assurer une influence dominante dans toute l’Asie occidentale, à prendre en Océanie d’importantes positions.

Dans ses entreprises, l’humanité procède toujours du simple au composé, de proche en proche, de prochainement en prochainement ; les notions de provisoire et de définitif, de voisin et d’éloigné se correspondent ; la même mesure comparative est applicable au temps et à l’espace. Il sera donc plus facile à l’Amérique de prendre tout d’abord possession de pays encore inoccupés et inexploités, que d’agir à grandes distances, sur le continent européen regorgeant d’hommes et de misère. En ethnographie, comme en physique, le vide attire, le trop plein repousse ; les hommes ont horreur des foules humaines.

Je sais que, porté par la vapeur bruyante, le génie de la Civilisation marche plus rapidement qu’autrefois ; je n’ignore pas que les plus grandes distances et les plus difficiles entreprises se réduisent de nos jours à des questions de métal. Quoi qu’il en soit, j’affirme que les États-Unis ont bien assez de travail autour d’eux et chez eux pour la fin de ce siècle, et que ce n’est pas avant de l’avoir terminé qu’ils peuvent songer à prendre une part active et directe dans les affaires de l’Europe. Bien certainement l’Amérique nous rendra les envahissements que nous lui avons fait subir ; — cela rentre dans les lois de l’évolution humaine. Mais la prochaine révolution d’Europe sera faite par la Force, par la Centralisation, par la Russie ; celle que doivent opérer la Liberté, le Fédéralisme et l’Amérique ne viendra que bien longtemps après, quand les conséquences de la première seront épuisées. Les États-Unis pourront bien agir sur l’Europe par des coalitions de capitaux, par des initiatives individuelles, par des expéditions-Lopez, par des encouragements indirects à l’insurrection, par des influences semi-officielles — ainsi qu’il est dans les tendances et dans la politique de la race anglo-saxonne. — Mais, bien certainement, les États-Unis n’auront aucune influence gouvernementale et de décision sur les immenses événements révolutionnaires qui vont bouleverser le Vieux-Monde. Le moment appartient à la Russie.


En vérité, rien n’est plus curieux à observer que l’attitude démocratique des ambassadeurs américains en Europe depuis la présidence Pierce. Ces diplomates sont républicains, audacieux, ouverts, sympathiques à la Révolution : officiels qu’ils sont, ils veulent bien être officieux pour la Démocratie ! Ils lui offrent des navires, des fusils, des capitaux, tout ce qui peut affaiblir les gouvernements européens sans les compromettre eux-mêmes. Mais qu’on leur demande une armée, un homme, une goutte de sang pour sceller le pacte fraternel, ils répondront que ce ne sont pas là des articles d’échange. Et cependant la jeune Europe célèbre les vertus républicaines des Saxons et attend sa délivrance de leur initiative. Les Américains sont les traînards de la Civilisation ; ce sont des monopolistes, des exploiteurs, des commissionnaires, des civilisés perfectionnés et anglais. Et l’on sait comment les Anglais affranchissent les hommes !

L’Amérique ne conquiert pas avec le plomb, mais avec l’argent, la plus meurtrière des machines de guerre. Elle achète des États comme des ballots de coton ; elle exploite la misère des nations déchues, comme le capitaliste suce le sang du prolétaire malade. Défiez-vous des nations qui enchaînent avec l’or ; c’est avec l’or qu’on forge les chaînes les plus durables ! Défiez-vous des nations qui achètent des esclaves noirs et font mourir de faim les esclaves blancs ! Défiez-vous des républiques qui sanctifient le gouvernement, la propriété, et l’usure, et l’aubaine, des républiques hostiles au Socialisme, à l’Égalité devant le Travail et le Bien-Être ! Défiez-vous des nations saxonnes et des gouvernements constitutionnels ! Leur rôle n’est pas de délivrer les hommes !




— Fils de l’homme, que vois-tu ?

— Je vois au Nord des États-Unis l’immense territoire de la Nouvelle-Bretagne déchiré par la Guerre. Chassés de toutes les parties du monde, les Anglais s’y sont réfugiés avec les débris de leur marine et de leurs troupes. Ils veulent déposséder les habitants. Ceux-ci appellent la Confédération des États-Unis à leur secours.

Je vois deux armées sur le point d’en venir aux mains. L’une occupe les rives des mers qui ceignent le Nord du Nouveau-Monde ; l’autre s’avance par les lacs et les grandes plaines situées entre l’Union américaine et le Canada. De nombreux combats se livrent ; la guerre civile confond ses clameurs avec la guerre nationale. Les uns veulent se réunir à la république américaine, c’est le plus grand nombre ; — les autres veulent rester sous la protection de l’Angleterre ; ce sont les fonctionnaires et propriétaires ; — une très-faible minorité se prononce pour l’indépendance.

Je vois les Anglais forcés de reculer. Je les vois qui se sauvent dans les Montagnes-Rocheuses ou remontent sur leurs vaisseaux fins voiliers. Par terre et par mer ils sont poursuivis. Ceux qui échappent s’embossent contre plusieurs points des côtes, s’emparent de quelques villes, les fortifient, s’y maintiennent, et plus tard les font prospérer par le commerce. Puis, les Anglais se mêlent insensiblement aux populations qui les entourent. Et enfin le Canada se réunit à la Confédération américaine.

...... Pendant la guerre européenne, les États-Unis s’empareront des Antilles et de Cuba ; ils se créeront un parti nombreux à Saint-Domingue, où ils exciteront des révolutions sanglantes.

Dans toute l’Amérique du Nord, la République des État-Unis ne reconnaîtra plus d’autre adversaire que la Russie. Entre les deux peuples, des frontières seront fixées diplomatiquement. Au Nord du Continent américain, le principe de liberté individuelle, représenté par la race anglo-saxonne, se trouvera en présence avec celui de solidarité humaine représenté par la race slave. Le contact de ces deux extrêmes nécessitera plus tard un nouvel accord.

Entre temps, l’Amérique du Sud est convulsée par des révolutions continuelles. La Liberté parcourt les Andes, appelant à la lutte les esclaves de toutes races qui mordent leurs freins rouillés et écument sous des tyrannies sanguinaires. Les républiques de Bolivar forment une alliance à laquelle viennent s’adjoindre, les uns après les autres, tous les États du Sud. Entre la Confédération du Nord et celle du Midi, entre la race anglo-saxonne et la race espagnole, de nombreuses communications s’établissent ensuite. Dans le nouveau continent, comme dans l’ancien, une famille intermédiaire met en rapport les deux races espagnole et slave. En Europe, c’est la famille allemande ; en Amérique, c’est la famille anglo-saxonne.




Prédiction touchant l’Asie.

En Asie, mêmes luttes nationales et civiles aboutissant, comme dans les autres mondes, à la position d’un problème ethnique.

Dès que les Anglais auront évacué l’empire des Indes, les Russes et Américains envahiront le territoire asiatique. Les premiers, alliés de la Perse, y arriveront par leurs possessions du Nord ; les seconds, maîtres de la mer, y pénétreront par le Sud. — Des révolutions interminables agiteront la Chine. Les deux peuples envahisseurs chercheront à exercer une influence sur le résultat de ces révolutions. — Enfin, le Céleste Empire ne pourra plus se dérober à l’influence des autres nations. Le monde chinois servira d’intermédiaire en Asie aux deux races slave et anglo-saxonne.....

Ainsi se confondront les civilisations d’Europe et d’Asie. Du Gange à l’Obi, de l’Altaï à l’Himalaya, la vapeur entraînera des convois innombrables. Les grandes mers du Midi, les beaux fleuves sacrés des Indes seront battus par les roues de milliers de vaisseaux ; l’Océan glacé sera conquis à la navigation.....




Vision touchant l’Océanie.

C’était le matin. — Parmi les nuages d’or qui sommeillent au-dessus des mers arctiques, j’étais porté par une gondole de feu. Près de moi se tenait l’Ange des révolutions qui, de son doigt divin, attirait mes regards sur le merveilleux spectacle étalé sous nos pieds.

Et comme mon admiration s’exhalait en paroles entrecoupées...... Parle nettement, me dit-il, en face des Cieux, de la Terre et des Eaux !

Et voici : je parlai d’une voix sonore comme un éclat de trompette. Et si je me souviens bien, voici ce que je dis :

Je vois la plaine sans bornes où se débattent les flots bruyants. L’Océan me paraît un bouclier d’or sur lequel un grand artiste aurait gravé les traits brûlants du soleil.

Par milliers les îles de corail sortent du sein des eaux. Et, différentes de nos pauvres femmes, les eaux enfantent dans l’allégresse !

Jamais soleil de printemps ne me parut aussi jeune que ce jeune soleil ; jamais fière Andalouse ne réunit sous sa mantille traits de vierge et de mère plus parfaits que ceux de la jeune Océanie.

Amant fidèle, l’Océan presse sa fiancée dans ses bras verts, et baise avec respect ses pieds cambrés !

— Et me tournant vers l’Ange des Révolutions, je m’écriai : Grand ! trois fois Grand ! sois loué par les hommes, toi qui tires les mondes des abîmes sous-marins !!

Et de ses mille voix l’Océan chantait avec moi ! Et de ses mille vagues il dansait, approuvant mes paroles !!

Et je dis encore :

Voici : la mer sourit. Sur sa face de cristal je vois beaucoup de rides ; des vaisseaux innombrables la sillonnent ; les vagues bondissent autour et répètent les clameurs bronzées des canons.

Qu’ils sont agiles et bien parés tous ces navires ! Les cygnes ne sont ni plus brillants ni plus rapides ! Que de voiles et de pavillons au vent ! Que d’hommes balancés sur l’éternel abîme ! Que de chants variés dans l’immense harmonie !

Salut ! Océan, père de la vie, berceau de toutes ces îles qui dorment, paisibles, sur ton immensité !

— Et me tournant vers l’Ange des Révolutions, je m’écriai : Grand ! trois fois Grand ! Sois loué parmi les hommes, toi qui pousses des peuples vers les mondes nouveaux !!

Et de ses mille voix l’Océan chantait avec moi ! Et de ses mille vagues il dansait, approuvant mes paroles !!

Et je dis encore :

Sur la mer transparente le lourd vaisseau de haut-bord, le rapide vapeur aux nageoires de fer, la jonque chinoise et la légère pirogue du Polynésien se rencontrent. De tous les ports du monde, je vois les hommes accourir vers l’Océanie fortunée.

Nombreux sont les Anglais, héroïques spéculateurs ; nombreux les Américains, leurs frères ; nombreux les Hollandais, économes exploiteurs des mers du Sud ; nombreux aussi les Chinois, objet d’étonnement pour les autres peuples. Je distingue aussi la plainte de tes fils, ô malheureuse Erin ! la prière d’amour de l’Allemand, le bavardage du Français, l’emphase de l’Espagnol… Le Suisse ne dit rien, mais n’en calcule pas moins.

La plupart sont arrachés par la misère au rivage natal, à la paix du foyer. Tremblants de convoitise, beaucoup se dégagent des étreintes de la femme aimée qui leur tend ses enfants comme un reproche amer. — Soif damnée que cette soif de l’or !

Ceux-ci sont téméraires, ceux-là désespérés ; les uns calculent sur la chair des autres. Combien fuient les guerres et les révolutions européennes, de ceux qui les ont déchaînées comme de ceux qui les ont combattues ! Combien laissent derrière eux le théâtre de leurs crimes, de leur mauvaise fortune ou de leurs souffrances ! — Nuages des cieux, vous seuls recevez toutes ces confidences et les emportez loin de nous !

— Et me tournant vers l’Ange des Révolutions, je m’écriai : Grand ! trois fois Grand ! sois loué parmi les hommes, toi qui réunis vainqueurs et vaincus, assassins et victimes ; toi qui ramasses, dans tes bras géants, peuples du Nord et du Midi, peuples du Couchant et de l’Aurore, et confonds dans un seul leurs ardents transports !!

Et de ses mille voix l’Océan chantait avec moi ! Et de ses milles vagues il dansait, approuvant mes paroles !!

Et je dis encore :

Quel est ce ponton qui fend si péniblement la vague écumante ? De son pont à sa cale il regorge de passagers. Tous sont pauvres, mais pleins d’espoir. Et vers l’azur des cieux leurs voix unies s’élèvent en accords virils !

Oui, le navire est vieux, mais jeunes ceux qui le montent, et plus jeunes encore leurs idées ! Sur leur brave drapeau je lis cette flamboyante devise : Avenir ! Et je salue leur drapeau, quelle que soit la disposition de ses couleurs sur sa hampe élancée !

Salut ! proscrits, enfants et pères des peuples ! mes frères socialistes, salut ! salut !!

Ah ! les flots sont moins barbares que les Européens ! Ils s’abaisseront, dociles, sous la quille de votre embarcation délabrée ; favorables, les vents enfleront vos voiles : et du plus haut des cieux, le Génie de la Nature secondera vos efforts !

Courage, frères ! peu vous ont précédés, mais des nations entières vous suivront ! Vous êtes la fleur, la sève de l’humanité, le plus pur de son sang ! À vous sont les mondes vierges ! Vous serez le ciment des nouveaux édifices, l’arc-en-ciel qui ralliera les hommes ennemis !

En avant ! Votre mission est grande ; elle vous donnera la victoire sur les tempêtes et les climats, et joyeux, vous passerez sur les abîmes. En avant !

— Et me tournant vers l’Ange des Révolutions, je m’écriai : Grand ! trois fois Grand ! sois loué parmi les hommes, toi qui sauve les justes des griffes de leurs persécuteurs, pour les glorifier !!

Et de ses mille voix l’Océan chantait avec moi ! Et de ses mille vagues il dansait, approuvait mes paroles !!

Et je dis encore :

Ils se rapprochent les beaux navires ! Aux embouchures de la rivière Charmante et du fleuve des Cygnes, dans les golfes dorés et les lacs de cristal, ils abordent. Riant est l’archipel qui les reçoit, car les étoiles du firmament se mirent dans ses îles vertes, et ses plaines se fendent sous le fardeau des fruits, des moissons et des fleurs.

— Ah ! si j’avais le courage de revivre, Australie ! je voguerais vers toi. Mais l’Iniquité de ce monde m’a brisé. Oh ! pardonne, fiancée des forts, si je préfère à toi la Mort, de vieille décharnée, sans voix et sans pudeur !

Les voilà dans les ports, les beaux navires ! Ils piaffent sur leurs ancres comme des coursiers captifs. De leurs entrailles profondes les passagers sortent en se pressant.

Je vois débarquer le prêtre et le médecin, noirs comme les baies des plantes vénéneuses ; — le trafiquant et sa pacotille, présents funestes ; — le journaliste et l’avocat verbeux ; — le Juif et le professeur ; — la fille galante et la vieille qui l’accompagne ; — le prolétaire maigre ; — le paysan qui pleure sa chaumière ; — l’ingénieur et le mécanicien, menaçants pour la Nature vierge ; — l’imprimeur et le philosophe ; — le prince et le tribun frappés de bannissement.

— Et me tournant vers l’Ange des Révolutions, je m’écriai : Grand ! trois fois Grand ! toi qui peux faire le Bien avec les instruments du Mal ! Que les hommes te louent !

Et de ses mille voix l’Océan chantait avec moi. Et de ses mille vagues il dansait, approuvant mes paroles ! !




C’est alors qu’étendant sa droite vers la quatrième partie du monde, l’Ange des Révolutions me dit : Écoute, fils de l’homme, et pèse mes paroles en ton esprit !

« À ma voix les mondes s’élèvent du fond des abîmes.

» Encore humide de l’eau des mers, l’Océanie résume les caractères de toutes les sociétés qui l’ont précédée. Là vivent à la fois : l’homme qui se prosterne devant un manitou ; — le Mongol et le Malais cuivré ; — le Polynésien à la taille haute, le chrétien et le mahométan ; — le civilisé qui vénère Mercure, et le socialiste qui ne reconnaît d’autre Dieu que lui-même.

» Les mondes et les hommes enfants se ressemblent : ils contiennent l’ébauche de tous les organes, les esquisses de toutes les fonctions qui les animeront plus tard. Et ces éléments inachevés exagèrent à l’envi leur puissance vitale pour développer l’être nouveau.

» C’est à dessein que je rassemble ainsi toutes les races et toutes les formes sociales produites jusqu’à ce jour par l’Humanité. Sur cette terre nouvelle, je les ferai tomber serrées comme grêle, et comme des flocons de neige légère et je les confondrai par le souffle des guerres et des révolutions.

» Vois ! Les races se croisent, les langues s’altèrent, les fils ne reconnaissent plus les mères qui les ont apportés de si loin dans leurs flancs. La Force tend sa main rude à la Science dédaigneuse. La négresse ardente attire sur son sein le blond Européen. — L’amour folâtre n’a point de race, il déchire dans ses doigts roses les titres de noblesse des nations.

» Entre mes mains, continue l’Ange, cette terre sera comme un van, et je ne laisserai pas reposer les hommes et les choses qui sont à sa surface.

» ..... Jusqu’à ce que, de toutes ces races et de toutes ces langues sortent trois langues et trois nations nouvelles qui entraîneront toutes les autres dans la sphère de leur activité, étonneront le monde par leur puissance gigantesque et feront respecter leurs étendards partout.

» Car je suis, fils de l’Homme, l’éternel Dieu vivant, le Dieu du Mouvement et de la Révolution qui transforme sans cesse et les mondes et moi-même, et qui me dérobe anis aux hypocrites supplications dont les mortels poursuivent les autres dieux ! »

..... Ainsi dit l’Ange. Et moi, pauvre diable de proscrit, j’écrivis ses paroles.




.... Le nuage qui nous portait, l’Esprit et moi, s’éleva dans l’éther sublime, et de nouveau s’arrêta.

Le Soleil étendait ses rayons rouges sur la mer retentissante, comme un guerrier qui repose sur sa couche ses membres raidis de fatigue.

Dans le crépuscule du soir les mondes immenses m’apparurent.

Et je ne vis plus les frontières qui séparent les nations. Et je n’entendis plus qu’une immense harmonie formée de mille rumeurs diverses.

Les continents se tenaient embrassés. Sous la vapeur les monts avait abaissé leurs cimes. Les rivages des mers communiquaient par des vaisseaux si nombreux qu’il semblait que les hommes eussent construit un pont de bateaux sur l’Océan.

Libres et heureuses, les îles ne tenaient plus aux continents comme les chaloupes aux grands navires qui les protègent contre les redoutables caprices de la mer.

Des aérostats traversaient les airs dans tous les sens, conduits par la main des enfants.

Et je vis un grand lac de sang alimenté par les veines de tous les hommes confondus.

Et les Cieux, la Terre et l’Eau célébraient à l’envi les glorieuses destinées de notre espèce ! !



Oh ! grande est l’Humanité, éternel l’Avenir, immenses les Mondes bercés dans l’Espace infini !…

Et bien petits nous sommes, Civilisés éphémères qui prétendons imposer des lois à l’Univers et des bornes au Temps !…

Mais qui donc êtes-vous, illustres monarques et profonds législateurs d’Occident, qui vous croyez les premières et les dernières des créatures vivant sous le Soleil ?

Misère et pitié ! Mais n’entendez-vous pas gronder l’abîme de feu qui vomit les révolutions parmi les hommes, l’abîme toujours ouvert, toujours affamé, toujours vengeur ? Il engloutira vous et vos systèmes menteurs, et vos vanités de maîtres d’école. Car tout système est faux, et tout systématique, oppresseur !

Nous ne souffrirons plus de Gouvernement, de Mendicité, de Maîtrises. Qui que vous soyez : Césars, Jésuites, Communistes, Traditionnaires ou Phalanstériens, n’aspirez plus à nous conduire. L’homme est enfin sorti de l’école de l’Esclavage !

Derniers rhéteurs d’un monde à l’agonie, chefs de secte, dorez la pilule du Privilége comme vous voudrez : nous la reconnaîtrons et personne ne nous la fera plus avaler. — Le Bourgeois, c’est l’Ennemi !




ÉPILOGUE.


« Odi profanum vulgus. »


I. Le feu de mon âme est apaisé ! Ce travail est fini. Bon ou mauvais, il me convient : c’est tout ce qu’il m’en faut. Plaira-t-il ? je ne me suis jamais préoccupé de si peu de chose.

Car je n’ai point placé ma confiance dans les Civilisés non plus que dans les sentiments qui sortent de leur bouche. Les civilisés sont plus menteurs que le caméléon et plus traîtres que la vipère. Je n’ai foi que dans la Révolution.

Je ne ressemble pas aux journalistes qui mendient les faveurs du public et prétendent cependant lui donner des leçons !

Et qui n’ont pas même la liberté de dire de M. Bonaparte qu’il a le haut d’un jésuite et le bas d’un mulet ! Et qui consentent à martyriser leur pensée jusqu’à ce qu’elle passe par le trou d’une aiguille d’une pareille censure ?

Cadavres ! Mendiants ! Meurts-de-faim !

Moi, je répète le cri de mon cœur aussi fidèlement que l’écho répète le hurlement de la tempête. S’il me fallait écrire sous la dictée d’un maître, ou sous le regard d’un élève, je briserais plutôt cette plume. Et de ses morceaux brûlants, je marquerais au front les écrivains vendus !


II.   Les Rrrévolutionnaires ont dit — non pas dans des termes scientifiques ou parlementaires — que j’étais atteint d’un monumental orgueil. J’en suis convenu. Puissent les Rrrévolutionnaires en être satisfaits ?

Mais, par pitié pour eux, je leur annonce que dans les années qui vont suivre, leur hypocrisie verra s’élever des orgueils bien autrement monstrueux que le mien. Et que ces orgueils les marqueront au fer rouge ! Que les Rrrévolutionnaires cherchent donc à s’y opposer avec leur doctrine du dévouement et les primes du civisme !

Hélas ! grands citoyens, il n’y a plus rien à faire contre l’esprit d’examen et de liberté. C’est à désespérer tous les pédagogues, démagogues, frères ignorantins et pères socialistes de ce siècle. Dans le monde désert de la République du Devoir, consolez-vous en chantant : omnia vanitas !

La Révolution socialiste, c’est l’Individu, c’est le Bonheur ! Et que pourrait donc faire une révolution pareille d’hommes enrégimentés comme vous l’êtes, et niant l’excellence de l’Intérêt, du Bien-Être, de l’Orgueil et de la Liberté individuelle ?

Vous me montrez au doigt pour la franchise de mon audace. Dans dix ans, on m’accusera d’avoir été modeste.


III. À tout homme indécis, flâneur, timide, sans condition, sans livres ni documents à sa portée, j’offre mon exemple.

J’ai vaincu l’indolence de mon esprit, j’ai mis une main d’acier sur les palpitations de mon cœur. J’ai appris et désappris tout ce que j’ai pu, comme j’ai pu, où j’ai pu. J’ai publié ma pensée par la seule force de mon caractère, ayant tout contre moi : mauvaise santé, position précaire, exil, hommes et choses. Je me suis raidi contre les difficultés amassées sur ma voie. Tous mes efforts ont été dirigés vers le but que je poursuivais. Mes ennemis étaient nombreux : je les ai comptés et j’ai dit : je n’en aurai que plus de courage. Je souffrais : j’ai fait taire la douleur. J’ai déchiré la ceinture de deuil dont mes reins étaient entourés, et j’ai posé sur ma tête une couronne d’herbes parfumées. Mon cœur s’est relevé sous l’aiguillon du mépris et ma main s’est raidie comme un levier. L’homme grandit en luttant. L’âme sauve le corps ! La Révolution soutient les affligés et les malades !

Prolétaire déshérité ! tu n’es pas excusable de ne pas dire ta pensée sur toutes choses, quand moi, j’ai pu le faire ! Courage ! L’homme de bonne volonté et de bon droit peut tout faire de rien ! De tout homme qui se dit ton maître, pédagogue ou démagogue, approche-toi sans crainte, prolétaire ! place ton épaule contre son épaule et tes yeux en face de ses yeux. Et tu verras s’il est beaucoup plus grand que toi, et s’il supporte longtemps le feu de ton regard !


IV. Mais on ne vous lira pas ! Mais la voix du prophète est étouffée par le poing du despote aujourd’hui ! Mais tous les partis vous sont hostiles, et les partis gouvernent l’opinion ! Mais contre vous les haines sifflent comme des couleuvres ! Entendez-les !!

Mais la France, amie du scandale, et le continent discuteur sont fermés aujourd’hui à toute libre pensée ! Mais dans ce Londres immense, noir et dernier refuge de l’examen avide, si vous trouvez un imprimeur qui vous livre ses presses au prix de l’or, vous ne trouverez pas d’éditeur qui consente à étaler votre livre à la devanture de sa boutique, pas de journaliste qui assume la responsabilité d’en parler, même en mal ; pas un acheteur ! Et parmi ceux auxquels vous le donnerez, personne ne vous en remerciera, personne ne vous en parlera même : tous le liront, mais tous le cacheront ; ce sujet sera banni du discours ! Ne savez-vous pas que contre l’audace et la vérité s’est formée de tout temps la conspiration du silence ? Ignorez-vous qu’il n’est permis à personne de marcher en dehors des trottoirs que suit la foule, et que tout le monde se boutonne jusqu’au cou pour ne pas laisser voir la place où bat son cœur ?


V. Voilà ce qu’on croit m’apprendre, à moi qui ai plus souffert que tout autre depuis que je tiens une plume, à moi qui n’ai pu savoir l’opinion de mes amis les plus intimes même toutes les fois qu’il s’est agi de mes livres, à moi longtemps renié par ma famille pour ce travail qui ne sert à rien. Eh ! qui donc saurait mieux que le crime de la franchise ne se pardonne plus, et qu’en fait d’émulation, nous n’avons plus guère que celle des eunuques qui ne font rien et empêchent aux autres de faire ?

Cependant je parlerai, et l’excommunication ne pourra rien contre moi. Cependant je me réjouirai fort de la mesquine envie des hommes de mon temps. S’ils ne sont pas encore assez fiers pour exalter leur propre valeur, ils rabaissent déjà celle des autres. Nous arrivons à l’affirmation de la Liberté individuelle par la négation de toute autorité.

C’est ainsi que l’humanité procède. Après moi, les auteurs n’auront même plus, pour se faire lire, la ressource du scandale. Les hommes prennent confiance eu eux. Qui se douterait que j’étais le plus timide des étudiants de l’illustre université de Paris ?

Allons ! allons ! Les cerveaux se remplissent d’ardentes étincelles. La fauvette chante dans la haie fleurie sans se préoccuper de l’aigle qui crie sur le mont Terrible. Chacun parle dans sa langue et suit sa voie !


VI.   Je n’étais cependant pas sans espoir. Car je ne sache pas un homme qui agisse sans intérêt. Et le plus noble des intérêts, c’est, sans contredit, l’Espoir.

J’espère en la venue des Cosaques. Et, différant en cela de bien d’autres, je l’avoue. Il ne serait pas juste non plus que moi, qui annonçai l’invasion, je l’en retirasse aucun bénéfice.

Non ! ces feuilles ne seront pas toujours ballottées dans le tourbillon des haines ; elles ne seront pas éternellement déchirées par l’ongle sanglant de la Calomnie ! Non ! mon amour pour la vérité n’aura pas entièrement tourné contre moi !

J’entends la voix de l’Avenir, franche et pleine comme celle du chasseur, matinale et joyeuse comme le chant du pinson. — Salut au soleil d’or sur la Sierra sombre ! Salut au jour naissant !!


VII.   Quand viendront les Cosaques, les beaux Slaves exempts de préjugés, ils liront mes livres et les feront lire à leurs enfants, et diront : Cet homme voyait clair ! Et l’Invasion détruira par le fer de sa lance les barrières intellectuelles qui séparaient les nations ; dans ses bras géants elle prendra tous les hommes et les poussera les uns contre les autres. Et l’Idée frémissante, indomptée, suivra les peuples en marche, les peuples libres d’épouvantements !

Pazienza ! La dernière heure des nuits est toujours la plus noire. Le bruit de la tempête est loin derrière moi. Le Printemps nous apporte dans les plis de sa robe la fraîcheur et le murmure des ruisseaux argentés. À l’Orient s’élève la fanfare des trompettes ; le canon gronde dans les monts sourcilleux ; le coursier d’Ukraine a bondi sous son cavalier qui chante : Salut au jour naissant !!


VIII.   Toute chose suit les lois de son développement. Une idée subit le temps de gestation nécessaire dans le cerveau qui la conçoit ; — elle naît à son heure. Émise trop tôt, elle viendrait au monde avortée ; émise trop tard, elle y viendrait asphyxiée, plantureuse. L’auteur, comme le lecteur, n’oublie rien, n’apprend rien qu’en méritant ; c’est par le travail qu’il recrée les choses à son image. La pensée qui m’arrive, je dois la faire mienne par la réflexion. La pensée que j’émets, les autres doivent la faire leur avant de la rejeter ou de l’admettre. L’auteur ne diffère du public que par la témérité qui lui fait découvrir une idée et par l’opiniâtreté qui la lui fait poursuivre. Bien maladroit celui qui ne saurait pas tailler dans l’ample manteau de l’audace le frac étroit du raisonneur !

L’oiseau de feu, le bel oiseau des monts qui se plaît dans la neige, crie quand la foudre approche des Alpes ébranlées. Ainsi, moi, je crie Hurrah ! quand les foules Cosaques s’apprêtent à déborder sur l’Occident éperdu. Alors, je n’ai plus rien de l’homme que la voix ; mes yeux et mes narines jettent du sang. Hurrah !!


XI.   Maintenant que ce livre a paru, les événements vont suivre leur cours avec une rapidité, une précision terribles. Toutes les flèches atteindront au but, toutes les lances au cœur. Et le but, le cœur, c’est la Civilisation !

Mais il était nécessaire que ce nouveau Déluge fût annoncé d’une voix ferme et suivi par un doigt inflexible : moi seul pouvais traiter un pareil sujet. Il était nécessaire qu’aux autres scandales produits par cette plume que je tiens, j’ajoutasse celui-ci !

Je m’assure que mes contemporains ne considéreront plus les immenses événements qui les pressent d’un point de vue si misérable. Je m’assure qu’ils trembleront et s’humilieront sous la main toute-puissante de la Révolution. Ceux qui possèdent le Pouvoir sentiront dans leur cœur le découragement que donne le Remords. Ceux que la misère torture entendront dans leurs vaillantes poitrines les voix sœurs du Courage et de la Justice. Le martinet remplira les airs de ses cris d’épouvante ; le passereau fixera sa demeure dans les palais ! Allelluia !!


X. — ALLÉLUIA !


« The world shall be unkinged »
(Le monde doit être démonarchisée.)
Louis-Philippe Ier
« Ce n’est pas un simple héros, C’est un
Tzar qu’il lui faut pour époux. »
Chant populaire slave.


Les rois ressuscitent ! Alléluia !!

Races de Romanoff, de Cobourg, de Hohenzollern, de Gotha, de Hapsbourg, de Hanovre et de Savoie, et vous les Bourbons de tous royaumes ! descellez vos tombeaux : accourez voir vos fils qui partent pour la guerre ! Alleluia !!

À Pétersbourg, à Munich, à Londres, à Berlin, à Bruxelles, les portes des palais ont roulé sur leurs gonds, et les souverains se sont montrés aux regards des nations étonnées de les voir marcher ! Alleluia !!

Depuis tantôt quarante ans, ils étaient morts. Mais aujourd’hui, la colère est montée sur leurs fronts blêmes ; leurs yeux ternes sont rouges de sang. Ils vont à Vienne, la ville de sinistre augure où le glaive de Waterloo, sanglant encore, découpa sur la carte d’Europe des nationalités esclaves ! Alleluia !!

Quand l’épervier plane au haut des cieux avant de fondre sur sa proie, les petits oiseaux remplissent l’air de leurs cris ! Alleluia !!

Louez donc le Seigneur, peuples ! revêtez vos habits de fête, jetez des fleurs et des jeunes filles sur le chemin des rois ! Alleluia !!

Courez aux églises ; suspendez-vous aux cloches ; faites fumer les cierges et les encensoirs comme aux fêtes des reliques ! Alleluia !!

Pavoisez vos maisons aux couleurs de l’Autriche : rouge, noir et jaune. Car rouge veut dire guerre ; noir signifie mort, et jaune, ignoble débauche d’amour. Or, voici : la guerre va sortir de la maison d’Autriche, et plusieurs nations seront frappées de mort ; et toutes les races se croiseront dans une épouvantable promiscuité ! Alleluia !!

Voici le Printemps, la Pâques des peuples, l’heureuse saison où Jupiter enleva la belle fille d’Agénor ! Alleluia !!

Les vaisseaux serpentent à travers les glaciers ; dans la prairie l’herbe pousse ; l’arbre pleure ; les bourgeons du saule et du peuplier ont répandu leurs parfums ! Alleluia !!

L’alouette chante au plus haut des cieux. Europe se prépare pour de nouvelles noces : elle frissonne comme la fiancée qui attend l’époux ! Alléluia !!

Et l’époux viendra le soir, harassé de fatigue et couvert de poussière ; il fera résonner la chambre nuptiale du bruit de son armure ! Alléluia !!

Il posera son épée dans le sein de la belle Europe et dira : Tes peuples d’aujourd’hui passeront comme la neige, parce qu’ils sont le fruit d’autres amours. Et tu enfanteras dans la douleur ceux que je te donnerai, comme la terre que déchire le gazon qui grandit ! Alléluia !!

Car je suis fort. Il me faut tout ton amour et toute ta fécondité. Nos nuits de fiançailles seront courtes, car je me coucherai fort tard et je me lèverai de bonne heure ; j’ai beaucoup de travail à faire ! Alléluia !!

Et la belle Europe serrera dans ses bras son royal époux couvert de sang. — Parce que les femmes aiment les hommes qui ont des enfants dans leurs reins ! Alléluia !!

Alléluia ! Louez donc le Seigneur, peuples ! et bondissez d’allégresse ! Et quand paraîtra dans l’aube du matin le Socialisme naissant, apportez les plus beaux fruits mûrs, le pain et le vin aux époux. Car leur nuit sera pénible : elle donnera le jour à une société ! Alléluia !!

Car la Révolution « donne une famille à celle qui était stérile, la rendant joyeuse et mère de plusieurs enfants ! Alléluia !!

............ Le lendemain de ces noces hideuses, les hommes se porteront en foule au devant des nouveaux mariés ! Alléluia !!

Et l’époux leur paraîtra fatigué, et la jeune femme joyeuse ! Alléluia !!

Et les hommes diront : En vérité, cette aimable femme épuisera promptement ce mari féroce ! Alléluia !!

Car cet homme est le plus mortel entre les mortels. Il s’appelle le Tzar de toutes les Russies, et mille glaives le menacent ! Alléluia ! !

Tandis que cette femme est d’une essence immortelle. Elle s’appelle l’Europe, l’Humanité ! Alléluia ! !

........ Et quand l’époux barbare sera mort, les peuples se répandront sur la large route de la vie jonchée de fleurs, et chanteront : Humanité ! reine féconde, reçois-nous sur ton sein et préside à nos destinées ! Alléluia ! !


XI. — DANS LA MORT.


« C’est ici le royaume de la Mort »
Byron.


J’aime le repos de la nuit après les fatigues du jour. J’aime la contemplation solitaire après les émotions des grandes épreuves.

Je me recueillerai sous le gazon de ma tombe comme dans un autre exil — un exil meilleur, plus tranquille, moins harcelé que celui d’aujourd’hui ! —

Et chaque fois que je renaîtrai, j’aurai plus de vaillance et de force pour chercher le bonheur. — Le Bonheur que les Civilisés ne connaissent pas ! —

Cette aspiration incessante, éternelle, infinie vers l’Avenir et l’inconnu, ce n’est pas en vain qu’elle me sourit. Pourquoi l’homme penserait-il donc s’il ne devait jamais réaliser sa pensée ?

Avec la terre noire, avec les vers soyeux et froids qui tamisent et renouvelle l’argile, mon âme ne sera pas !

À mesure que je vieillis, je m’attache davantage aux êtres plus jeunes. Mon âme cherche en eux une nouvelle demeure, je me sens attiré vers mes destinés futures. — L’âme des vieillards convoite le corps des enfants.

Il y a dans ces instincts imprescriptibles toute une sublime démonstration de la vie future et de l’alliance des âmes vieilles avec des corps nouveaux.

En quoi serait donc irrationnelle cette proposition que j’avance et qu’en son lieu je démontrerai : à savoir, que les âmes renaissent à l’instant où périt l’argile, et qu’elles s’unissent aux corps d’enfants qui viennent au monde ?

En sorte que l’homme se recrée de l’homme, dans sa pensée comme dans son corps ; en sorte qu’entre la vie sus-terraine et la vie sous-terraine s’établit un échange non interrompu ; en sorte que jusqu’ici nous n’avons eu conscience que de la moitié la plus courte et la plus mesquine de notre existence.

La vérité est là !

Chaque fois que je renaîtrai, je me rappellerai les jours fortunés de ma première jeunesse !

Alors que les fanfares du cor radoteur m’éveillaient sous le toit de quelque ferme isolée ; alors que je faisais reluire sous la laine les canons bronzés du fusil, et que je détachais les chiens ardents.

Oh ! que la nature me semblait belle avec ses brumes d’automne que déchirait le soleil ! L’air vif pénétrait jusqu’au fond de mes poumons avides, et mesurant du regard la vaste plaine, je m’élançais pour la parcourir avec le jour !

Ainsi chaque fois que je reviendrai sur la terre, le soleil de la vérité me semblera plus éclatant, les brouillards de l’injustice moins épais, la vie moins aride, le but plus rapproché, les hommes meilleurs, la terre plus riante et plus féconde.

L’Espoir est le bon génie de l’homme qui s’éveille.


J’aime mieux, une fois pour toutes, assigner un terme éloigné à la Révolution que de l’entendre annoncer chaque jour par les révolutionnaires de profession auxquels chaque jour apporte un nouveau démenti. Ainsi, je sais sur quoi compter, en quoi ne pas placer ma confiance.

La Révolution n’est pas mienne. Je ne veux pas la rapetisser à la durée de ma vie, à mon passage si rapide dans le temps, si peu noté dans l’espace. « Je ne suis pas de ceux qui disent : après moi la fin du monde. J’aspire de toute mon âme en l’éternelle transformation ; elle est prouvée. C’est pourquoi je suis passionnellement révolutionnaire.[1] »

Quand je vois tout ce qui m’entoure hostile à la Liberté, à la Vérité, à la Justice ; quand je vois l’infinie Poésie et l’infini Bonheur délaissés pour des jouissances dégradantes et banales, alors, je l’avoue, j’éprouve une suprême joie à m’enfoncer dans les mystérieuses solitudes de la vie future.

Que les Rrrévolutionnaires vigoureux traitent d’utopies ces espérances d’outre-tombe ; elles supportent mieux la discussion scientifique que les hypothèses cancanières de leurs journaux quotidiens.

Quant à moi, je souffrirais mille morts si ces convictions m’étaient arrachées. Car je ne puis croire que la Révolution sociale accomplisse jamais son œuvre immense au milieu de nos sociétés décrépites, divisées par des intérêts et des partis menteurs, tout-puissants pour le mal.

Non ! je ne puis me figurer, comme les profonds politiques de la Démocratie, que la Révolution soit jamais enfantée par une fausse couche de madame Bonaparte, ou qu’elle pénètre en contrebande dans les murs de Paris avec les déclamations chauvines des proscrits de Londres.

Les profonds calculs diplomatiques du Bonapartisme et de la Démagogie n’ont jamais parlé ni à ma raison ni à mon cœur. Et l’enthousiasme simulé par l’intrigue n’a jamais fait naître en moi que tristesse et dégoût !

Telles sont cependant les suprêmes espérances des nations civilisées : des despotismes sans forces, des oppositions sans principes, des Césars sans prestige, des Cicérons aux doucereuses paroles ! Je puis me tromper, comme tout autre, dans mes espérances d’avenir. Mais, déception pour déception, je préfère garder ma grande foi dans la vie future !


XII. — UNE CONDAMNÉE.


De profondis !


Décadence ! Dissolution ! Mort ! telle est la destinée prochaine des nations civilisées de l’Europe ! Mort par défaut d’air, d’aliments, de sang et de forces : la plus inévitable des morts !

Que les nations bourgeoises en prennent leur parti ; qu’elles tombent à genoux ; qu’on leur coupe les cheveux et qu’on leur fasse la toilette des morts !

Que les soldats mènent deuil ; qu’ils portent leurs fusils la crosse en l’air ; que les tambours, couverts de crêpes, battent le roulement des morts !

Que les prêtres endossent les surplis noirs ; qu’ils bénissent l’eau salée ; qu’ils chantent les prières des morts !

Qu’on prépare des chars funéraires comme aux jours des grands fléaux ; qu’on les attelle de chevaux noirs ; qu’on les revête de linceuls parsemés de larmes ; qu’on les couronne de sombres feuillages et de rameaux de cyprès aimés des morts !

Qu’on creuse des fosses communes ; qu’on y jette le soufre, la chaux et l’eau chlorurée ; qu’on y brûle les essences qui désinfectent l’air des émanations des morts !

Qu’on mande le confesseur ; que l’exécuteur aiguise le coutelas d’acier ; que les vieillards s’agenouillent et que les enfants s’enfuient comme aux agonies des morts !

Que les peuples vieillis placent leurs têtes sur le billot ; qu’ils meurent plus courageusement qu’ils n’ont vécu ; que l’œuvre de la Fatalité s’accomplisse ; que les cieux et le astres soient obscurcis comme aux condamnations des morts !

Que les nations jeunes qui descendront du Nord recueillent les crânes de celles qu’elles ont exécutées ; qu’elles étudient leurs sciences et leurs pensées, tout ce qu’elles ont fait, tout ce qu’elles auraient pu faire. L’humanité ne progresse qu’en développant la tradition des morts !

Il faut que la Révolution s’accomplisse !

Il faut que la Société meure et renaisse !

Les Russes ont soif de sang !


XIII.   Sur ce livre achevé, malgré tous les obstacles, dans les angoisses et la maladie, j’appelle le concert de toutes les fureurs ;

Les interprétations verbeuses, les discussions irritées, la coalition monstrueuse de tous les intérêts qu’enfante l’esprit de parti !

J’appelle la Médisance à la vue courte, l’aveugle Calomnie, les Insultes brutales et lâches dont tous les gouvernements, officiels ou disponibles, poursuivent les hommes libres !

J’appelle les imprécations de la foule imbécile. Et je vous admire, vous tous, mendiants de la littérature, faméliques du journalisme, aristarques de la rampe, petits-maîtres du feuilleton, qui suppliez le public de vous être favorable : je vous admire ! N’est-ce pas un Dieu mignon que vous adorez là ?

Le Public ! Si j’étais sculpteur ou peintre, j’ôterais à tout le monde l’envie de le vénérer. Je lui ferais une bouche immense, capable d’engloutir toutes les vanités, une bouche que toutes humiliations ne rassasieront jamais, une bouche fendue jusqu’aux oreilles, une gueule, un antre, un gouffre où tout disparaît ! Je lui ferais une trogne d’âne, des dents aiguës, une langue de serpent, de grands ongles noirs et pointus, un rire féroce sur une face hideuse, une face patibulaire, la face d’une portière critiquant un roman de Georges Sand !

Voilà le tableau que je ferais du Public. Et plus impérieux que Moïse, les verges du mépris à la main, je dirais aux Juifs de la littérature : Israël ! voilà ton Dieu ; et il n’y en a point d’autre ! Et tu te prosterneras devant lui et tu lui lécheras les pieds !

Mais vous ne connaissez donc pas, Messeigneurs du journalisme, ce Public que vous encensez ? Vous n’avez donc jamais découvert, au coin de votre fenêtre, son grand œil rouge, ivre de scandale ? Vous n’avez donc jamais été pressés par l’immonde cohue qui demande la tête des condamnés à mort ? Vous n’avez donc jamais vu cette fauve passer sa langue rouge sur ses lèvres desséchées ? Vous n’avez donc jamais respiré l’odeur chaude, nauséabonde, renversante qui s’échappe de la matière humaine foulée, tassée, suante ?

Non, vous n’aimez pas le Public ! Et personne ne l’aime, encore que tout le monde le redoute. Je vous demande, poètes nerveux ou incompris, hommes sans justice et sans cœur qui paradez dans les antichambres du pouvoir et dans les salons de la noblesse, je vous demande, au nom de votre Dieu, si jamais vous avez songé au sort d’un seul de ces prolétaires dont les dents claquent de faim et de froid, et qui sont aussi du Public, je pense ?

Ah ! que la Foule est niaise de se laisser toujours prendre aux voix pleureuses qui sollicitent ses aumônes ! Ainsi va le monde, cependant. Demandez-lui deux sous sur le pont des Arts, il vous appelle mendiant. Mettez-lui sur la gorge la gueule d’un canon de Décembre, il vous nomme empereur !

Quant à moi, je suis dans mon droit en faisant subir la peine du talion à ce public immonde qui journellement m’insulte. J’ai sur lui l’avantage de la position, puisque je ne m’abaisse jamais à me défendre et que je suis seul à attaquer tout le monde. En vérité, qu’on me prête toutes les imperfections, tous les vices et tous les défauts qu’on voudra, on ne m’en trouvera jamais autant que je puis en trouver à tous les autres. La partie est par trop inégale, et mes adversaires auront déjà fini de glaner, que je n’aurai pas encore commencé ma moisson.

Oh ! bien sot vraiment celui qui se fait l’esclave de la majorité quand il peut lui parler en maître ! Quoi que tu dises de moi, Public, tout ce qui est et tout ce qui n’est pas, tout ce qu’on hurle et tout ce qu’on chuchote, tout ce que tu exaltes et tout ce que tu condamnes, quoi que tu dises de moi,… je me mets en dehors de tout jugement et je te défie ! Être insulté par tout le monde, c’est n’être insulté par personne et acquérir le droit de dire la vérité à tous. J’en suis là !…

… Sur ce pauvre livre j’appelle l’anathème des grands journaux subventionnés, ces esclaves modernes plus misérables que l’esclave antique qui gardait du moins sa libre pensée dans les fers.

J’appelle la mauvaise foi, les attaques hypocrites et vulgaires des petites feuilles de la Démagogie qui vivotent sur le dénuement de la bourse et de la pensée de leurs chefs. La misère aigrit et rend injustes ceux que l’ambition torture.


XIII. — J’appelle enfin la Haine !

Les hommes de mon temps me l’ont inspirée par leur hypocrisie ; qu’ils me la renvoient pour ma franchise. Je serai fier d’attirer leurs traits empoisonnés. Grêle pour grêle et douleurs pour douleurs ! Je ne plierai pas : qu’on me brise !

Ma haine et mon amour sont de même origine ; leurs racines nerveuses s’élèvent de chaque fibre de mon cœur déchiré ! En moi toute haine suppose un amour, comme toute médaille, un revers ; toute négation, une affirmation ; toute question, sa réponse. — Je hais infiniment parce que j’aime sans réserve !

La Révolution m’emporte vers des horizons lointains et terribles ; elle centuple la virtualité de mon être ; elle passe sur ma tête comme un souffle d’ouragan. — Et sur mes tempes qui battent, je sens mes cheveux s’allonger comme autant de serpents !

En ces années paisibles j’eusse traîné longtemps mes jours dans le cercle de famille. Mais en ces temps de déluge, il faut se mouvoir dans l’Humanité. Je vivrai plus ainsi. Eh ! qu’importe d’ailleurs la durée de la vie pour qui l’emploie sans réserve et sans calcul ! — Tout ce qui est, est immortel !

Je suis de ceux que les émotions font naître et mourir jeunes, de ceux qu’elles consument rapidement sur la terre et dans la tombe, dans le ciel et dans l’enfer !

Je ne saurais vivre indifférent pour les êtres qui m’entourent. Je les aime ou je les hais, commandant ainsi leur amour ou leur haine. — Car le cœur de l’homme est un abîme avare qui ne rend jamais que ce qui lui est donné !

Dans ce monde d’iniquité, je ne puis rien aimer comme je m’en sens la force : je suis contraint de haïr, hélas !

Et ma haine, c’est de l’amour, encore : l’amour de l’homme juste qui désespère, l’amour de l’homme libre forcé de vivre au milieu d’esclaves ; un amour non satisfait, immense, indéfini, généreux et général. — Amour qui brûle, amour qui tue !

Je suis l’amant de l’Avenir qui maudit le Présent. Je suis citoyen de l’Humanité qui souffre en Civilisation. Je mords et déchire de toute la force que donne à mes dents une indignation légitime !

Moi, je ne puis aimer la femme que j’achète, la famille qui me dénature, le propriétaire qui me repousse dans le chemin, le marchand qui me vole, le chef de parti qui m’exploite, le juge et le gouvernant qui me proscrivent, le bourreau qui......

Je ne puis vivre sous le ciel qui abrite ce ramassis d’hommes ; je n’ose point sourire aux étoiles brillantes qu’ils regardent, peut-être ; je souffre en respirant l’air qu’ils souillent !…

Je hais cette société fangeuse, ce saint Privilége qui crève de gras-fondu, cette orgie d’épiciers économes qui, mornes, bâilleurs, font mourir par milliers artisans et artistes !

Ce monde est mon cachot..... Mais je ne graverai point mon libre nom sur ses barreaux ; je n’écrirai point mes rêves de poète sur ses murailles froides ; je ne sourirai point à mes geôliers !

Car la haine que je leur porte, c’est mon amour à moi, mon saint amour, la fièvre brûlante qui court par mes artères, ma vie !….. Oh ! quand donc viendront-ils, Humanité ! tes grands jours d’allégresse ? Quand te verrai-je, ô mère ! briser ta couronne d’épines ? Quand chanterai-je ta gloire dans les mondes heureux ? Quand tresserai-je, de ces mains indignes, des couronnes de roses et de pervenches pour en ceindre tes reins ? Alors, oui, j’aimerai !!!

… Jusque-là, je presserai de mon poing mes yeux gonflés de larmes, — car je ne veux point pleurer de douleur. Jusque-là, je n’aurai dans mon cœur ni pitié ni sympathie, car je ne veux pas m’attendrir sur des malheurs qui sont notre ouvrage. — Jusque-là, je verrai toujours, dans mes rêves, des crânes sanglants et des chairs meurtries par des mains comme les miennes. Et je maudirai ces mains ! Et j’évoquerai sur les autres comme sur moi… la Haine !

La Haine à la voix creuse, aux grands yeux en deuil ! La belle veuve qui regrette ses amours passées, qui rêve de ses futures amours, et ne ressent que du mépris pour les fornications d’aujourd’hui !!




La bourse bourgeoise prête peu ; la force humaine a des bornes. Il m’est impossible d’aller plus loin !

Cependant, il me reste encore bien des révélations à faire. Et j’ai foi dans mon courage que je les ferai bientôt. Oui, le feu de la fièvre et l’illusion des rêves me reviendront. Et je reprendrai cette plume brûlante tombée pour quelques jours de mes doigts refroidis.

Je dirai d’abord les causes politiques de l’impuissance de tous les gouvernements civilisés contre l’invasion russe. Jusqu’à présent je n’ai fait qu’exposer la décadence de nos sociétés.

Puis, je prouverai que les partis démocratiques de l’Occident ne peuvent pas accomplir la Révolution, et qu’ils ne le veulent pas.

Je ferai voir ensuite que, fatalement, les partis officieux se rallieront bientôt aux gouvernements, qui ne sont, après tout, que des partis officiels.

D’où je concluerai :

1o Que la Révolution socialiste, anti-propriétaire et anti-privilégiée prochaine ne sera faite ni par les gouvernements ni par les partis civilisés.

2o Que l’Individu, conscient de ses droits et maître de sa personne, pourra seul renverser les uns et les autres, conserver l’Humanité en la faisant passer de Civilisation en Socialisme, utiliser enfin les richesses et découvertes des sociétés, par un nouveau contrat.

Ce travail, que je publierai dès qu’il me sera possible, sera le complément de celui-ci. J’y développerai le rôle de la Liberté, achevant l’œuvre de la Force. J’y montrerai l’homme socialiste libre et révolutionnaire pour de bon, reconstruisant au milieu de l’anarchie, pièce à pièce, l’édifice social démoli par des hordes esclaves et belliqueuses.

Ainsi, j’aurai posé les deux termes antinomiques du problème ethnique et socialiste européen ; d’une part, la Nation russe représentant la Force ; d’autre part, l’Individu socialiste représentant l’Idée.

Et de même que je donne pour titre à ce livre : Hurrah ! ou la Révolution par les Cosaques ! de même, je donnerai pour titre à l’autre : Les Braconniers, ou la Révolution par l’Individu.




Et ce nouveau tableau tracé, je n’aurai rien fait encore que parcourir, haletant, une terrible phase de Démolition sociale :

Que montrer à mes contemporains la Révolution à son aurore, dégageant son disque embrasé du milieu des nuages de sang rassemblés à l’horizon !

Plus tard, il me faudra leur faire voir l’astre splendide répandant sur les hommes heureux la gloire de ses rayons d’or.

Alors moi, l’anarchiste, j’entreprendrai de décrire la reconstruction socialiste dont je n’ai rien dit encore.

Et j’espère prouver à tous qu’il est profitable de méditer longtemps sur des ruines, et que la Négation audacieuse conduit toujours à l’Affirmation sûre.

...... Aurai-je le temps et la force de mettre mon dessein à exécution ? Je ne sais : sous la main de la Fatalité, je suis comme l’alouette sous l’œil cruel de l’autour !

Oh ! puissent m’être plus légères les autorités paternelle et gouvernementale ! Puissent les partis me laisser en repos ! Puisse la santé, si prompte à la fuite, me reprendre sur ses ailes robustes, et de nouveau sourire aux efforts de mon courage !

...... Alors je prédirai tous les événements à leur heure. Et, sous ma parole ardente, je les forcerai de naître, comme les anémones sous les rayons d’un soleil printanier.

Alors je romprai le sceau que la douleur me contraint d’apposer sur le Livre terrible de l’Avenir. Et du fond de mon exil, calme comme dans la nuit du tombeau, j’inscrirai sur chacune de mes pages redoutables les nécessités et les promesses de l’Éternelle Révolution !!



fin.



  1. Ernest Cœurderoy. Trois lettres au journal l’Homme.