Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre VII

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 37-39).

VII

Elle entra son chapeau à la main ; elle alla le poser sur le piano, puis s’avança vers moi et me tendit la main sans dire un mot. Un léger tressaillement agitait ses lèvres ; elle parut vouloir me dire quelque chose, une formule de politesse ; mais elle se tut.

Il y avait trois semaines que nous ne nous étions vus, et je fus effrayé du changement qui s’était opéré en elle ! Mon cœur se serra à la vue de ces joues pâles et creuses, de ces lèvres brûlées par la fièvre, et de ces yeux qui de dessous leurs cils sombres étincelaient d’un feu ardent et comme d’une résolution passionnée.

Mais qu’elle était belle ! Jamais je ne l’avais vue aussi belle que ce jour fatal. Était-ce bien cette Natacha qui, il y avait à peine un an, ne me quittait pas des yeux et dont les lèvres s’agitaient avec les miennes pendant la lecture de mon roman, qui insouciante riait et plaisantait avec son père et moi pendant le souper ? Était-ce cette même Natacha qui, dans la chambre voisine, les yeux baissés et les joues brûlantes de rougeur, m’avait dit : Oui !… La voix basse et grave d’une cloche qui appelait aux vêpres se fit entendre. La jeune fille tressaillit, et la mère se signa.

— On sonne les vêpres, Natacha, tu voulais y aller. Vas-y, va prier, mon enfant. Ce n’est pas loin, et ça te fera une petite promenade ; tu es toujours enfermée ! Tu es si pâle ! on dirait que quelqu’un t’a jeté un sort !

— Je n’irai… peut-être pas… aujourd’hui, dit-elle lentement et tout bas, presque en chuchotant. Je… ne me sens… pas bien. Et elle devint pâle comme une morte.

— Pourquoi n’irais-tu pas ? Tu voulais, il y a un instant, ta as déjà pris ton chapeau. Va prier, ma petite Natacha, va demander à Dieu qu’il te donne la santé, continua la mère d’un ton d’encouragement.

— Mais, oui, va donc ; et en même temps tu prendras un peu l’air, ajouta le vieillard en jetant, lui aussi, un regard inquiet sur le visage de sa fille. Ta mère a raison, Vania t’accompagnera.

Je vois encore le sourire amer qui passa sur les lèvres de Natalia. Elle alla prendre son chapeau et le mit ; sa main tremblait. Tous ses mouvements étaient comme instinctifs, elle semblait agir sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. Le père et la mère la regardaient avec étonnement.

— Adieu, dit-elle d’une voix qu’on distinguait à peine.

— Pourquoi dire adieu, mon ange ? dit la mère, tu ne resteras pas longtemps ; le voyage n’est pas long. Tu auras au moins été un peu à l’air ; vois comme tu es pâlotte. Ah ! mon Dieu, j’ai oublié… (j’oublie pourtant tout !) je t’ai achevé le sachet, j’ai cousu une prière dedans, mon ange ; une nonne de Kiew m’a montré l’année passée comment il fallait faire ; une prière efficace, Natacha ! Mets-le, mon enfant, peut-être le bon Dieu t’enverra-t-il la santé. Nous n’avons que toi !

Et elle tira de sa boîte à ouvrage la croix d’or que Natacha portait au cou ; le sachet qu’elle venait d’achever était suspendu au même ruban.

— Dieu t’accorde la santé ! dit-elle en lui passant le ruban autour du cou et en faisant le signe de la croix ; il fut un temps où je faisais ainsi tous les soirs, avant ton sommeil, je disais une prière, et tu la répétais avec moi ; mais maintenant tu n’es plus la même, et le bon Dieu ne te donne pas le calme de l’esprit. Ah ! Natacha ! Natacha ! Mes prières maternelles ne te sont d’aucun secours ! Et elle se mit à pleurer.

Natacha baisa en silence la main de sa mère et fit un pas dans la direction de la porte ; mais, tout à coup, elle se retourna brusquement et s’approcha de son père, la poitrine tout agitée.

— Mon père, vous aussi, bénissez votre fille, dit-elle d’une voix étouffée, et elle tomba à genoux devant lui.

Nous étions tous dans un trouble étrange à cause de cette conduite si inattendue et par trop solennelle. Le père la regarda un instant tout éperdu. <niwiki />

— Natacha ! ma chère enfant, ma chère petite fille ! ma fille bien-aimée ! qu’as-tu donc ? s’écria-t-il enfin, en laissant couler ses larmes. Quel chagrin as-tu ? Pourquoi pleures-tu jour et nuit ? car, je m’en aperçois bien, je ne dors pas non plus et je t’entends bien. Dis-moi tout, Natacha. Confie tes chagrins à ton vieux père, et nous… Il n’acheva pas, il la prit et la serra dans ses bras. Elle se pressa convulsivement sur la poitrine du vieillard en cachant sa tête sur son épaule.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ; seulement, je suis un peu indisposée, dit-elle étouffée par les larmes qu’elle retenait.

— Que Dieu te donne sa bénédiction comme je te donne la mienne, ma chère, ma précieuse enfant ! dit le père. Qu’il t’envoie désormais la paix de l’âme et te garde de tout mal. Prie Dieu, ma chérie, afin que ma prière de pécheur arrive jusqu’à lui.

— Et que ma bénédiction t’accompagne, ajouta la mère en fondant en larmes.

— Adieu ! murmura Natacha d’une voix faible.

Arrivée à la porte, elle s’arrêta, les regarda encore une fois, sembla vouloir dire quelque chose, mais n’en trouva pas la force, et sortit rapidement de la chambre. Je me précipitai après elle, avec le pressentiment de quelque malheur.