Humain, trop humain (1ère partie)/Texte entier
Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 5-TdM).
On m’a assez souvent, et toujours avec une profonde
surprise, déclaré qu’il y avait quelque chose de commun et de caractéristique dans tous mes ouvrages, depuis la Naissance de la tragédie jusqu’au dernier publié, le Prélude à une philosophie de l’avenir : ils contenaient tous, m’a-t-on dit, des lacs et des rets pour des oiseaux imprudents, et presque continuellement une provocation latente au renversement de toutes les estimations habituelles et de toutes les habitudes estimées. Quoi ? tout
ne serait — qu’humain, trop humain ? C’est avec ce
soupir qu’on sortait, dit-on, de mes ouvrages, non
sans une sorte d’horreur et de méfiance même à l’égard de la morale ; bien plus, pas mal disposé et encouragé à se faire une fois le défenseur des pires choses : comme si peut-être elles n’étaient que les plus calomniées ? On a nommé mes livres une école de soupçon, plus encore, de mépris, heureusement aussi de courage, voire de témérité. En fait, je ne crois pas moi-même que personne ait jamais considéré le monde avec un soupçon
aussi profond, et non seulement en avocat du diable à l’occasion, mais aussi bien, pour employer le langage théologique, en ennemi et en partie de Dieu : et qui sait deviner quelque chose des conséquences qu’enveloppe tout soupçon profond, quelque chose des frissons et des angoisses de la solitude, auxquels toute absolue différence de vue condamne celui qui en est affligé, comprendra aussi combien souvent j’ai, pour me reposer de moi-même, et quasi pour m’oublier moi-même momentanément, cherché à me mettre à couvert quelque part — dans quelque respect, ou hostilité, ou science, ou frivolité, ou sottise ; pourquoi aussi, lorsque je ne trouvais pas ce qu’il me fallait, j’ai dû me le procurer par artifice, tantôt par falsification, tantôt par invention (— et qu’ont jamais fait d’autre les poètes ? et pourquoi serait donc fait tout l’art du monde ?). Or ce qu’il me fallait toujours de plus en plus nécessairement, pour ma guérison et mon rétablissement, c’était la croyance que je n’étais pas le seul à être de la sorte, à voir de la sorte, — un magique pressentiment de parenté et de similitude d’œil et de désir, un repos dans la confiance de l’amitié, une cécité à deux sans soupçon et sans point d’interrogation, une jouissance prise aux premiers plans, à la surface, au prochain, au voisin, à tout ce qui a couleur, peau et apparence. Peut-être qu’on pourrait souvent me reprocher à cet égard bien des espèces d’« artifice », bien du subtil faux-monnayage : par exemple que j’aie, en toute conscience et volonté, fermé les yeux à l’aveugle désir que Schopenhauer a pour la morale, à une époque où j’étais
déjà assez clairvoyant touchant la morale ; item, que je me sois abusé moi-même sur l’incurable romantisme de Richard Wagner, comme s’il était un commencement, non une fin ; item sur les Grecs, item sur les Allemands et leur avenir — et peut-être y aurait-il encore toute une longue liste de semblables items ? — Mais supposé que tout cela fût vrai et me fût reproché à bon droit, que savez-vous, que pourriez-vous savoir de ce qu’il y a de ruses, d’instinct de conservation, de raisonnement et de précaution supérieure dans de pareilles tromperies
de soi-même, — et ce qu’il me faut encore de fausseté, pour que je puisse toujours et toujours me permettre le luxe de ma vérité ?… Il suffit, je vis encore : et la vie n’est pas après tout une invention de la morale : elle veut de la tromperie, elle vit de la tromperie… mais
n’est-ce pas ? voilà que je recommence déjà, et fais ce que j’ai toujours fait, moi vieil immoraliste et oiseleur — et que je parle de façon immorale, extra-morale, « par delà le bien et le mal » ?
— C’est donc ainsi qu’une fois, lorsque j’en ai eu
besoin, j’ai pour mon usage inventé aussi les « esprits libres » à qui est dédié ce livre de découragement et d’encouragement tout ensemble, intitulé Humain, trop humain : des « esprits libres » de ce genre il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu, — mais j’avais alors, comme j’ai dit, besoin de leur société, pour rester de bonne
humeur parmi des humeurs mauvaises (maladie, isolement, exil, acedia, inactivité) : comme de vaillants compagnons et fantômes, avec lesquels on babille et l’on rit, quand on a l’envie de babiller et de rire, et que l’on envoie au diable, quand ils deviennent ennuyeux, — comme dédommagement des amis manquants. Qu’il pourrait un jour y avoir des esprits libres de ce genre, que notre Europe aura parmi ses fils de demain et d’après-demain de pareils joyeux et hardis compagnons, corporels et palpables et non pas seulement, comme dans mon cas, à titre de schémas et d’ombres jouant pour un anachorète : c’est ce dont je serais le dernier à
douter. Je les vois dès à présent venir, lentement, lentement ; et peut-être fais-je quelque chose pour hâter leur venue, quand je décris d’avance sous quels auspices je les vois naître, par quels chemins je les vois arriver ?
On peut s’attendre à ce qu’un esprit dans lequel le
type d’« esprit libre » doit un jour devenir mûr et savoureux jusqu’à la perfection ait eu son aventure décisive dans un grand coup de partie, et qu’auparavant il n’en ait été que davantage un esprit serf, qui pour toujours semblait enchaîné à son coin et à son pilier. Quelle est l’attache la plus solide ? Quels liens sont presque impossibles à rompre ? Chez les hommes d’une espèce rare et exquise, ce seront les devoirs : ce respect tel qu’il convient à la jeunesse, la timidité et l’attendrissement
devant tout ce qui est anciennement vénéré et digne, la reconnaissance pour le sol qui l’a portée, pour la main qui l’a guidée, pour le sanctuaire où elle apprit la prière, — ses instants les plus élevés mêmes seront ce qui la liera le plus solidement, ce qui l’obligera le plus durablement. Le grand coup de partie arrive pour des serfs de cette sorte soudainement, comme un tremblement de terre : la jeune âme est d’un seul coup ébranlée, détachée, arrachée — elle-même ne comprend pas ce qui se passe. C’est une instigation, une impulsion qui s’exerce et se rend maîtresse d’eux comme un ordre ; une volonté, un souhait s’éveille, d’aller en avant, n’importe où, à tout prix ; une violente et dangereuse curiosité vers un monde non découvert flambe et flamboie dans tous ses sens. « Plutôt mourir que vivre ici » — ainsi parle l’impérieuse voix de la séduction : et cet « ici », ce « chez nous » est tout ce qu’elle a aimé jusqu’à cette heure ! Une peur, une défiance soudaines de tout ce qu’elle aimait, un éclair de mépris envers ce qui s’appelait pour elle le « devoir », un désir séditieux, volontaire, impétueux comme un volcan, de voyager, de s’expatrier, de s’éloigner, de se rafraîchir, de se dégriser, de se mettre à la glace, une haine pour l’amour, peut-être une démarche et un regard sacrilège en arrière, là-bas, où elle a jusqu’ici prié et aimé, peut-être une brûlure de honte sur ce qu’elle vient de faire, et un cri de joie en même temps pour l’avoir fait, un frisson et d’ivresse et de plaisir intérieur, où se révèle une victoire — une victoire ? sur quoi ? sur qui ? victoire énigmatique, problématique,
sujette à caution, mais qui est enfin la première victoire : — voilà les maux et les douleurs qui composent
l’histoire du grand coup de partie. C’est en même temps
une maladie qui peut détruire l’homme, que cette explosion première de force et de volonté de se déterminer
soi-même, de s’estimer soi-même, que cette volonté du
libre vouloir : et quel degré de maladie se décèle dans
les épreuves et les bizarreries sauvages par lesquelles
l’affranchi, le libéré, cherche désormais à se prouver sa
domination sur les choses ! Il pousse autour de lui de
cruelles pointes, avec une insatiable avidité ; ce qu’il
rapporte de butin doit payer la dangereuse excitation de
son orgueil ; il déchire ce qui l’attire. Avec un sourire mauvais, il retourne tout ce qu’il trouve voilé, épargné par quelque pudeur : il cherche à quoi ressemblent
ces choses quand on les met à l’envers. C’est pur caprice
et plaisir au caprice, si peut-être il accorde maintenant
sa faveur à ce qui avait jusque-là mauvaise réputation,
— s’il va rôdant, curieux, et chercheur, autour du défendu. Au fond de ses agitations et débordements —
car il est, chemin faisant, inquiet et sans but comme
dans un désert — se dresse le point d’interrogation d’une
curiosité de plus en plus périlleuse. « Ne peut-on pas
tourner toutes les médailles ? et le bien ne peut-il être
le mal ? et Dieu n’être qu’une invention et une rouerie
du diable ? Tout ne peut-il être faux en dernière analyse ? Et si nous sommes trompés, ne sommes-nous pas
par là aussi trompeurs ? Ne faut-il pas aussi que nous
soyons trompeurs ? » — Voilà les pensées qui le guident
et l’égarent, toujours plus avant, toujours plus loin. La solitude le tient dans son cercle et dans ses anneaux, toujours plus menaçante, plus étouffante, plus poignante, cette redoutable déesse et mater sœva cupidinum — mais qui sait aujourd’hui ce que c’est que la solitude ?…
De cet isolement maladif, du désert de ces années d’essais, la route est encore longue jusqu’à cette immense sécurité et santé débordante, qui ne peut se passer de la maladie même, comme moyen et hameçon de connaissance, jusqu’à cette liberté mûrie de l’esprit, qui est aussi domination sur soi-même et discipline du cœur, et qui permet l’accès à des façons de penser multiples et opposées, — jusqu’à cet état intérieur, saturé et blasé de l’excès des richesses, qui exclut le danger que l’esprit se perde, pour ainsi dire, lui-même dans ses propres voies, et s’amourache quelque part, et reste assis dans quelque coin ; jusqu’à cette surabondance de forces plastiques, médicatrices, éducatrices et reconstituantes, qui est justement le signe de la grande santé, cette surabondance qui donne à l’esprit libre le dangereux privilège de pouvoir vivre à titre d’expérience et s’offrir aux aventures : le privilège de maîtrise de l’esprit libre ! D’ici là il peut y avoir de longues années de convalescence, des années remplies de phases multicolores, mêlées de douleur et d’enchantement, dominées et menées en bride par une tenace volonté d’avoir la santé, qui déjà ose souvent
s’habiller et se déguiser en santé. Il y a là un état intermédiaire dont un homme de cette destinée ne peut se
souvenir plus tard sans émotion : il a en propre une lumière, une jouissance du soleil pâle et délicate, un sentiment de liberté d’oiseau, de coup d’œil d’oiseau, de
pétulance d’oiseau, une combinaison où la convoitise
et le mépris tendre se sont réunis. « Un esprit libre »
—
ce mot froid fait du bien dans cet état, il échauffe
presque. On vit, n’étant plus dans les liens d’amour et
de haine, sans Oui, sans Non, volontairement près, volontairement loin, se plaisant surtout à s’échapper, à s’évader, à prendre son essor, tantôt fuyant, tantôt s’enlevant à
tire d’aile ; on est blasé comme tout homme qui a une fois
vu au-dessous de lui une immense multiplicité d’objets
—
et l’on est devenu le contraire de ceux qui se préoccupent de choses qui ne les regardent point. En fait, ce
qui regarde l’esprit libre, c’est désormais seulement des
choses — et combien de choses ! — qui ne le préoccupent plus…
Encore un pas dans la guérison : et l’esprit libre se
rapproche de la vie, lentement il est vrai, presque à
contre-cœur, presque avec défiance. Tout se fait de nouveau plus chaud autour de lui, plus doré pour ainsi
dire ; sentiment et sympathie acquièrent de la profondeur, des brises tièdes de toute sorte passent au-dessus
de lui. Il se trouve presque comme si ses yeux s’ouvraient pour la première fois aux choses prochaines.
Il est émerveillé et s’assied en silence : où était-il donc ?
Ces choses prochaines et proches : comme elles lui semblent changées ! Quel duvet et quel charme elles ont cependant revêtus ! Il jette en arrière un regard de reconnaissance pour ses voyages, pour sa dureté et son aliénation de soi-même, pour ses regards au loin et ses vols
d’oiseau dans les hauteurs froides. Quel bonheur de
n’être pas resté toujours « à la maison », toujours chez lui
comme un douillet, un engourdi de casanier ! Quel frisson inéprouvé ! Quel bonheur encore dans la lassitude,
l’ancienne maladie, les rechutes du convalescent ! Comme il se complaît à rester tranquillement assis avec son
mal, à filer la patience, à se coucher au soleil ? Qui
comprend, comme lui, le bonheur qu’il y a dans l’hiver,
dans les taches de soleil sur la muraille ! Ils sont les
animaux les plus reconnaissants du monde, et les plus
modestes, ces convalescents, ces lézards, à demi revenus
à la vie : — il y a tels parmi eux qui ne laissent pas
passer un jour sans lui appendre au bas de sa robe
traînante un petit couplet louangeur. Et pour parler sérieusement : c’est une cure à fond contre tout pessimisme
(le cancer, comme on sait, des vieux idéalistes et héros
du mensonge) que de tomber malade à la façon de ces
esprits libres, de rester malade un bon bout de temps et
puis, lentement, bien lentement, de revenir en bonne,
j’entends en « meilleure » santé. Il y a science, science
de vivre, à ne s’administrer longtemps à soi-même la
santé qu’à petites doses.
Vers ce temps, il peut enfin se faire, parmi les lueurs soudaines d’une santé encore incomplète, encore sujette à variations, qu’aux yeux de l’esprit libre, de plus en plus libre, commence à se découvrir l’énigme de ce grand coup de partie qui jusque-là avait attendu obscure, problématique, presque intangible, dans sa mémoire. Quand longtemps il osait à peine se demander : « Pourquoi si à part ? si seul ? renonçant à tout ce que je respectais ? renonçant à ce respect même ? pourquoi cette dureté, cette défiance, cette haine envers mes propres vertus ? » — maintenant il ose, il pose la question à haute voix et il entend déjà quelque chose comme une réponse. « Il te fallait devenir maître de toi, maître aussi de tes propres vertus. Auparavant elles étaient tes maîtresses ; mais elles n’ont le droit d’être que tes instruments à côté d’autres instruments. Il te fallait prendre le pouvoir sur ton Pour et Contre et apprendre l’art de les pendre et dépendre selon ton but supérieur du moment. Il te fallait apprendre à saisir l’élément de perspective de toute appréciation — la déformation, la distorsion et l’apparente téléologie des horizons et tout ce qui concerne la perspective ; et encore ce qu’il faut d’indifférence à l’égard des valeurs opposées et de toutes les pertes intellectuelles dont se fait payer tout Pour et tout Contre. Il te fallait apprendre à saisir ce qu’il y a d’injustice nécessaire dans tout Pour et Contre, l’injustice comme inséparable de la vie, la vie même comme ' conditionnée par la perspective et son injustice. Il te fallait avant tout voir de tes yeux où il y a toujours le plus d’injustice : à savoir : là où la vie a son développement le plus mesquin, le plus étroit, le plus pauvre, le plus rudimentaire, et où pourtant elle ne peut faire autrement que de se prendre elle-même pour la fin et la mesure des choses, que d’émietter et de mettre en question furtivement, petitement, assidûment, pour l’amour de sa conservation, ce qui est plus noble, plus grand, plus riche, — il te fallait voir de tes yeux le problème de la hiérarchie, et la façon dont la puissance et la justesse et l’étendue de la perspective croissent ensemble à mesure qu’on s’élève. « Il te fallait » — il suffit, l’esprit libre sait désormais à quel « il faut » il a obéi, et aussi quel est maintenant son pouvoir, quel est, maintenant seulement — son droit…
C’est de cette façon que l’esprit libre se donne une réponse à l’égard de cette énigme du coup de partie et il finit, en généralisant son cas, par se décider ainsi sur ce qui s’est produit dans sa vie. « Ce qui m’est arrivé, se dit-il, doit arriver à tout homme en qui une mission veut prendre corps et « venir au monde ». La puissance et la nécessité secrète de cette mission agira sous et dans ses destins individuels à la manière d’une grossesse inconsciente, — longtemps avant qu’il se soit rendu compte lui-même de cette mission et en connaisse le nom. Notre vocation nous maîtrise, quand même nous ne la connaissons pas encore ; c’est l’avenir qui dicte sa conduite à notre aujourd’hui. Étant donné que c’est le problème de la hiérarchie dont nous avons le droit de parler, que c’est notre problème, à nous autres esprits libres : aujourd’hui, au midi de notre vie, nous commençons à comprendre quelles préparations, détours, épreuves, essais, déguisements étaient nécessaires au problème avant qu’il osât se dresser devant nous, et comment nous devions d’abord éprouver dans notre âme et notre corps les heurs et malheurs les plus multiples et les plus contradictoires, en aventuriers, en circumnavigateurs de ce monde intérieur qui s’appelle « l’homme », en arpenteurs de tout « plus haut » et « relativement supérieur » qui s’appelle également « l’homme » — poussant dans toutes les directions, presque sans peur, ne faisant fi de rien, ne perdant rien, goûtant à tout, purifiant tout et pour ainsi dire passant tout au crible pour en ôter tout l’accidentel — jusqu’à ce qu’enfin nous eussions le droit de dire, nous autres esprits libres.: « Voici un problème nouveau ! Voici une longue échelle, dont nous avons nous-mêmes occupé et gravi les échelons, — que nous-mêmes avons été à quelque moment ! Voici un Plus haut, un Plus profond, un Au-dessous de nous, une gradation de longueur immense, une hiérarchie que nous voyons : voici — notre problème ! » — —
— Il n’y a point de psychologue et d’aruspice à qui reste un moment caché à quel stade de l’évolution que je viens de décrire le présent livre appartient (ou bien a été placé). Mais où y a-t-il aujourd’hui des psychologues ? En France, certainement : peut-être en Russie ; à coup sûr pas en Allemagne. Il ne manque pas de raisons pour que les Allemands actuels s’en puissent faire même un titre d’honneur : tant pis pour un homme dont la nature et la vocation sont en ce point anti-allemandes. Ce livre allemand, qui a su se trouver des lecteurs dans un cercle étendu de pays et de peuples — il y a presque dix ans de cela — et qui doit être habile à quelque musique ou art de flûter que ce soit, par où puissent être séduites même des oreilles revêches d’étrangers — c’est justement en Allemagne que ce livre a été le plus négligemment lu, le plus mal entendu : à quoi cela tient-il ? — « Il exige trop, m’a-t-on répondu, il s’adresse à des hommes affranchis de la contrainte de devoirs grossiers, il veut des intelligences fines et délicates, il lui faut du luxe, du luxe en loisir, en pureté du ciel et du cœur, en otium au sens le plus hardi : — toutes bonnes choses que nous autres Allemands d’aujourd’hui ne pouvons avoir ni partant donner. » — Sur une si jolie réponse, ma philosophie me conseille de me taire et de ne pas pousser plus loin les questions ; surtout que, dans certain cas, comme l’indique le proverbe, on ne reste philosophe qu’en — gardant le silence.
Nice, au printemps de 1886.
Chimie des idées et des sentiments. — Les problèmes philosophiques reprennent aujourd’hui presque de toutes pièces la même forme qu’il y a deux mille ans : comment une chose peut-elle naître de son contraire, par exemple, le raisonnable du déraisonnable, le sensible du mort, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir cupide, la vie pour autrui de l’égoïsme, la vérité des erreurs ? La philosophie métaphysique s’arrangeait jusqu’ici pour franchir cette difficulté en niant que l’un naquît de l’autre et en admettant pour les choses d’une haute valeur une origine miraculeuse, la sortie du noyau et de l’essence de la « chose en soi ». La philosophie historique, au contraire, qui ne se peut plus du tout concevoir séparée de la science naturelle, la plus récente de toutes les méthodes philosophiques, découvrit dans des cas particuliers (et vraisemblablement, ce sera là sa conclusion dans tous) qu’il n’y a point de contraires, excepté dans l’exagération habituelle de la conception populaire ou métaphysique, et qu’une erreur de la raison est à la base de cette mise en opposition : d’après son explication, il n’y a, strictement entendu, ni conduite non égoïste, ni contemplation entièrement désintéressée ; toutes deux ne sont que des sublimations, dans lesquelles l’élément fondamental paraît presque volatilisé et ne révèle plus sa présence qu’à l’observation la plus fine. — Tout ce dont nous avons besoin, et qui peut pour la première fois nous être donné, grâce au niveau actuel des sciences particulières, est une chimie des représentations et des sentiments moraux, religieux, esthétiques, ainsi que de toutes ces émotions que nous ressentons dans les grandes et petites relations de la civilisation et de la société, même dans l’isolement : mais quoi, si cette chimie aboutit à la conclusion que dans ce domaine encore les couleurs les plus magnifiques sont faites de matières viles, même méprisées ? Beaucoup de gens auront-ils du plaisir à suivre de telles recherches ? L’humanité aime à chasser de sa pensée les questions d’origine et de commencements : ne faut-il pas être presque déshumanisé pour sentir en soi le penchant opposé ? —
Péché originel des philosophes. — Tous les philosophes ont à leur actif cette faute commune, qu’ils partent de l’homme actuel et pensent, en en faisant l’analyse, arriver au but. Involontairement « l’homme » leur apparaît comme une æterna veritas, comme un élément fixe dans tous les remous, comme une mesure assurée des choses. Mais tout ce que le philosophe énonce sur l’homme n’est au fond rien de plus qu’un témoignage sur l’homme d’un espace de temps fort restreint. Le défaut de sens historique est le péché originel de tous les philosophes ; beaucoup même prennent à leur insu la plus récente forme de l’homme, telle qu’elle s’est produite sous l’influence de religions déterminées, même d’événements politiques déterminés, comme la forme fixe d’où il faut que l’on parte. Ils ne veulent pas apprendre que l’homme, que la faculté de connaître aussi est le résultat d’une évolution ; tandis que quelques-uns d’entre eux font même dériver le monde entier de cette faculté de connaître. — Or, tout l’essentiel du développement humain s’est passé dans des temps reculés, bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons à peu près ; dans ceux ci, l’homme peut n’avoir pas changé beaucoup. Mais alors, le philosophe voit des « instincts » chez l’homme actuel et admet que
ces instincts appartiennent aux données immuables de l’humanité, et partant peuvent donner une clé pour l’intelligence du monde en général ; la téléologie tout entière est bâtie sur ce fait, que l’on parle de l’homme des quatre derniers mille ans comme d’un homme éternel, avec lequel toutes les choses du monde ont dès leur commencement un rapport naturel. Mais tout a évolué ; il n’y a point de faits éternels ; de même qu’il n’y a pas de vérités absolues. — C’est pourquoi la philosophie historique est désormais une nécessité, et avec elle la vertu de la modestie.
Estime des vérités sans apparence. — C’est la marque d’une plus haute civilisation, de faire des petites vérités sans apparence, qui ont été trouvées par une méthode sévère, plus d’estime que des erreurs bienfaisantes et éblouissantes qui dérivent d’âges et d’hommes métaphysiques et artistiques. D’abord on a contre les premières l’injure sur les lèvres, comme s’il ne pouvait y avoir aucune égalité de droits entre elles : autant celles-ci sont modestes, honnêtes, calmes, humbles même en apparence, autant celles-là se montrent belles, brillantes, bruyantes, peut-être même béatifiantes. Mais ce qui est conquis de haute lutte, certain, durable et par là même encore gros de conséquences pour toute
connaissance ultérieure, est après tout le plus haut ;
s’y tenir est viril et prouve de la vaillance, de
l’honnêteté, de la tempérance. Peu à peu, ce n’est
plus seulement l’individu, mais l’ensemble de l’humanité qui s’élève à cette virilité, lorsqu’elle s’est
accoutumée enfin à faire une estime plus haute des
connaissances assurées, durables et a perdu toute
croyance à l’inspiration et à la communication miraculeuse des vérités.
—
Les fervents des formes, il est vrai, avec leur échelle du beau et du sublime, auront d’abord de bonnes raisons de railler, dès que
l’estime des vérités sans apparence et de l’esprit
scientifique commence à prévaloir : mais c’est
seulement parce que leur œil ne s’est pas encore ouvert à l’attrait de la forme la plus simple
ou parce que les hommes élevés dans cet esprit
n’en sont pas longtemps encore pleinement et intimement pénétrés, si bien que sans y penser ils poursuivent encore de vieilles formes (et cela assez mal,
comme le fait quiconque ne met plus beaucoup
d’intérêt à une chose). Autrefois, l’esprit n’était pas
mis en réquisition par une stricte méthode de penser,
alors son activité consistait à bien filer des symboles
et des formes. Cela s’est modifié ; toute application
sérieuse au symbolisme est devenue le caractère de
la civilisation inférieure. De même que nos arts
mêmes deviennent toujours plus intellectuels, nos
sens plus spirituels, et de même que par exemple
on juge aujourd’hui tout autrement de ce qui
résonne bien aux sens qu’il y a cent ans : de même
aussi les formes de notre vie deviennent toujours
plus spirituelles, plus laides peut-être pour l’œil
des âges antérieurs, mais seulement parce qu’il
n’était pas capable de voir combien l’empire de la
beauté intérieure, spirituelle, se fait sans cesse plus profond et plus large, et dans quelle mesure nous tous aujourd’hui pouvons mettre plus de prix à la
vision spirituelle, intérieure, qu’à la plus belle
composition ou à l’édifice le plus sublime.
Astrologie et analogues. — Il est vraisemblable
que les objets du sentiment religieux, moral, esthétique et logique n’appartiennent également qu’à
la surface des choses, tandis que l’homme croit
volontiers que, là du moins, il touche au cœur du
monde ; il se fait illusion, parce que ces choses lui
donnent une si profonde béatitude et une infortune si profonde, et il y montre ainsi le même orgueil qu’à
propos de l’astrologie. Car celle-ci pense que le ciel
étoilé tourne en vue du sort des hommes ; l’homme moral de son côté suppose que ce qui lui tient
essentiellement au cœur doit aussi être l’essence et
le cœur des choses.
Mésentente du rêve. — Dans le rêve, l’homme,
aux époques de civilisation informe et rudimentaire, croyait apprendre à connaître un second monde réel ; là est l’origine de toute métaphysique.
Sans le rêve, on n’aurait pas trouvé l’occasion de
distinguer le monde. La division en âme et corps
se rattache aussi à la plus ancienne conception du
rêve, de même que la croyance à une enveloppe
apparente de l’âme, partant l’origine de toute
croyance aux esprits, et vraisemblablement aussi
de la croyance aux dieux. « Le mort continue à
vivre ; car il apparaît aux vivants dans le rêve » :
c’est ainsi qu’on raisonna jadis, durant beaucoup
de milliers d’années.
L’esprit de la science puissant dans le détail, non dans le tout. — Les moindres
domaines séparés de la science sont traités de façon purement
objective : les grandes sciences générales au contraire mettent, considérées comme un tout, cette
question — question, il est vrai, tout idéale — sur
les lèvres : pourquoi ? pour quelle utilité ? Par
suite de cette préoccupation de l’utilité, elles sont,
dans l’ensemble, traitées moins impersonnellement
que dans leurs parties. Or, à propos de la philosophie, comme étant le sommet de toute la pyramide des sciences, la question de l’utilité de la connaissance en général se trouve involontairement
soulevée, et toute philosophie a inconsciemment le
dessein de lui attribuer la plus haute utilité. C’est
ainsi qu’il y a dans toutes les philosophies tant
d’essor donné à la métaphysique et une telle
crainte des solutions de la physique, qui paraissent
insignifiantes ; car l’importance de la connaissance
pour la vie doit apparaître aussi grande que possible. Là est l’antagonisme entre les domaines
scientifiques particuliers et la philosophie. La dernière veut, ce que veut l’art, donner à la vie et à
l’action le plus possible de profondeur et de signification : dans les premières on cherche la connaissance et rien de plus — quelque chose qui
doive en sortir. Il n’y a jusqu’ici pas encore eu de
philosophe entre les mains duquel la philosophie
ne soit devenue une apologie de la connaissance ;
en ce point au moins chacun est optimiste ; à
celle-ci doit être attribuée la plus grande utilité.
Tous sont tyrannisés par la logique : et celle-ci est
par essence un optimisme.
Le trouble-fête dans la science. — La philosophie se sépara de la science, lorsqu’elle posa la
question : quelle est la connaissance du monde et
de la vie avec laquelle l’homme vit le plus heureux ?
Cela se fit dans les écoles socratiques : par la considération du bonheur, on lia les veines de la
recherche scientifique — et on le fait aujourd’hui
encore.
Interprétation pneumatique de la nature. — La métaphysique donne du livre de la nature une
interprétation pneumatique pareille à celle que
l’Église et ses savants donnèrent jadis de la Bible.
Il faut beaucoup d’intelligence pour appliquer à la
nature le même genre d’interprétation stricte que
les philologues ont maintenant établie pour tous
les livres : se proposant de comprendre simplement ce que le texte veut dire, et non de rechercher un double sens, ou même de le supposer.
Mais comme, même en ce qui touche les livres, la
mauvaise manière d’interpréter n’est pas complètement vaincue et que, dans la société la mieux cultivée, on se heurte constamment à des restes d’explication allégorique et mystique : de même en
est-il en ce qui touche la nature — et même bien
pis.
Monde métaphysique. — Il est vrai qu’il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité
absolue s’en peut à peine contester. Nous regardons toutes choses avec la tête d’un homme et ne
pouvons couper cette tête ; cependant la question
reste toujours de dire ce qui existerait encore du
monde si on l’avait néanmoins coupée. C’est là un
problème purement scientifique et qui n’est pas très
propre à préoccuper les hommes ; mais tout ce qui
leur a jusqu’ici rendu les hypothèses métaphysiques, précieuses, redoutables, plaisantes, ce qui les
a créées, c’est passion, erreur et duperie de soi-même ; ce sont les pires méthodes de connaissance,
et non les meilleures, qui ont enseigné à y croire.
Dès qu’on a dévoilé ces méthodes comme le fondement de toutes les religions et métaphysiques
existantes, on les a réfutées. Après cela, la dite
possibilité reste toujours ; mais on n’en peut rien
tirer, bien loin qu’on puisse faire dépendre le bonheur, le salut et la vie, des fils d’araignée d’une
pareille possibilité. — Car on ne pourrait enfin rien
énoncer du monde métaphysique sinon qu’il est différent de nous, différence qui nous est inaccessible,
incompréhensible ; ce serait une chose à attributs
négatifs. — L’existence d’un pareil monde fût-elle
des mieux prouvées, il serait encore établi que sa
connaissance est de toutes les connaissances la plus
indifférente : plus indifférente encore que ne doit
l’être au navigateur dans la tempête la connaissance
de l’analyse chimique de l’eau.
Innocuité de la métaphysique dans l’avenir. —
Aussitôt que la religion, l’art et la morale sont
décrits dans leur origine de façon qu’on puisse se
les expliquer complètement sans recourir à l’adoption de concepts métaphysiques
au début et dans
le cours du chemin, le gros intérêt cesse, qui s’attachait au problème purement théorique de la
« chose en soi » et de l’« apparence ». Car quoi
qu’il en soit : avec la religion, l’art et la morale,
nous ne touchons pas à l’« essence du monde en
soi ». Nous sommes dans le domaine de la représentation, aucune « intuition » ne peut nous faire
avancer. Avec pleine tranquillité, on abandonnera
la question de savoir comment notre image du
monde peut différer si fort de la nature du monde
conclue par raisonnement, à la physiologie et à
l’histoire de l’évolution des organismes et des idées.
Le langage comme prétendue science. — L’importance du langage pour le développement de la civilisation réside en ce qu’en lui l’homme a placé un
monde propre à côté de l’autre, position qu’il jugeait
assez solide pour soulever de là le reste du monde
sur ses gonds et se faire le maître de ce monde.
C’est parce que l’homme a cru, durant de longs
espaces de temps, aux idées et aux noms des choses comme à des æternæ veritates, qu’il s’est donné cet orgueil avec lequel il s’élevait au-dessus de
la bête : il pensait réellement avoir dans le langage la connaissance du monde. Le créateur de mots n’était pas assez modeste pour croire qu’il ne faisait que donner aux choses des désignations, il se figurait au contraire exprimer par les mots la science la plus élevée des choses ; en fait, le langage est le premier degré de l’effort vers la science. C’est la foi dans la vérité trouvée dont, ici encore, ont dérivé les sources de force les plus puissantes. C’est bien plus tard, de nos jours seulement, que les hommes commencent d’entrevoir qu’ils ont propagé une monstrueuse erreur dans leur croyance au langage. Par bonheur, il est trop tard pour que cela détermine un recul de l’évolution de la raison, qui repose sur cette croyance. — La logique aussi repose sur des postulats auxquels rien ne répond dans le monde réel, p. ex. sur le postulat de l’égalité des choses, de l’identité de la même chose en divers points du temps : mais cette science est née de la croyance opposée (qu’il y avait certainement des choses de ce genre dans le monde réel). Il en est de même de la mathématique, qui assurément ne serait pas née, si l’on avait su d’abord qu’il n’y a dans la nature ni ligne exactement
droite, ni cercle véritable, ni grandeur absolue.
Rêve et civilisation. — La fonction du cerveau qui est le plus altérée par le sommeil est la
mémoire : non qu’elle s’arrête entièrement, — mais elle est ramenée à un état d’imperfection pareil à ce qu’elle peut avoir été chez chacun, dans les premiers temps de l’humanité, de jour et dans la veille. Capricieuse et confuse comme elle est, elle confond perpétuellement les choses en raison des ressemblances les plus fugitives ; mais c’est avec le même caprice, la même confusion que les peuples inventaient leurs mythologies, et maintenant encore les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comme son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comme, par pur affaissement, il
produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous
rendons coupables dans le rêve : au point qu’à la claire représentation d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. — La parfaite clarté de toutes les représentations en rêve, qui repose sur la croyance absolue à leur réalité, nous fait ressouvenir d’états de l’humanité antérieure où l’hallucination était extrêmement fréquente et s’emparait de temps en temps à la fois de communautés entières, de peuples entiers. Ainsi : dans le sommeil et le rêve, nous refaisons, encore une fois, la tâche de l’humanité antérieure.
Logique du rêve. — Dans le sommeil, notre
système nerveux est continuellement mis en excitation par de multiples causes intérieures ; presque
tous les organes se séparent et sont en activité, le
sang accomplit son impétueuse révolution, la position
du dormeur comprime certains membres, ses couvertures influencent la sensation de diverses façons,
l’estomac digère et agite par ses mouvements d’autres organes, les intestins se tordent, la situation
de la tête entraîne des états musculaires inusités, les
pieds, sans chaussure, ne foulant pas le sol de leurs
plantes, occasionnent le sentiment de l’inaccoutumé,
tout comme l’habillement différent de tout le corps
— tout cela, selon son changement, son degré quotidien, émeut par son caractère extraordinaire tout
le système jusqu’à la fonction du cerveau : et ainsi
il y a cent motifs pour l’esprit de s’étonner, de chercher les raisons de cette émotion : mais le rêve
est la recherche et la représentation des causes des
impressions ainsi éveillées, c’est-à-dire des causes
supposées. Celui qui par exemple entoure ses pieds
de deux bandes peut rêver que deux serpents entourent ses pieds de leurs replis : c’est d’abord une hypothèse, puis une croyance, accompagnée d’une représentation et d’une invention de forme : « Ces serpents
doivent être la causa de cette impression que j’ai,
moi, le dormant », — ainsi juge l’esprit du dormeur. Le passé prochain ainsi trouve par raisonnement lui est rendu présent par l’imagination excitée.
Ainsi chacun sait par expérience avec quelle rapidité l’homme qui rêve introduit un son fort qui
lui parvient, par exemple des glas de cloches, des
coups de canon, dans la trame de son rêve, c’est-à-dire en tire l’explication à rebours, si bien qu’il
pense éprouver d’abord les circonstances occasionnelles, puis ce son. —
Mais comment se fait-il que
l’esprit des rêveurs frappe ainsi toujours à faux,
tandis que le même esprit, dans la veille, a coutume d’être si réservé, si prudent et si sceptique à
l’égard des hypothèses ? au point que la première
hypothèse venue pour l’explication d’une sensation
suffit pour croire incontinent à sa vérité ? (car nous
croyons dans le rêve au rêve, comme si c’était une
réalité, c’est-à-dire que nous tenons notre hypothèse
pour complètement démontrée). — Je pense : que,
comme maintenant encore l’homme conclut en rêve,
l’humanité concluait aussi dans la veille durant
bien des milliers d’années : la première causa qui
se présentait, à l’esprit pour expliquer quelque
chose qui avait besoin d’explication lui suffisait et
passait pour vérité. (C’est ce que font encore aujourd’hui les sauvages, d’après les récits des voyageurs.)
Dans le rêve continue à agir en nous ce type très
ancien d’humanité, parce qu’il est le fondement
sur lequel la raison supérieure s’est développée et se
développe encore dans chaque homme : le rêve nous
reporte dans de lointains états de la civilisation
humaine et nous met en main un moyen de les comprendre. Si penser en rêve nous devient aujourd’hui si facile, c’est que précisément, dans d’immenses périodes de l’évolution de l’humanité, nous
avons été si bien dressés à cette forme d’explication
fantaisiste et bon marché par la première idée
venue. Ainsi le rêve est une récréation pour le cerveau, qui, dans le jour, doit satisfaire aux sévères
exigences de la pensée, telles qu’elles sont établies
par la civilisation supérieure.
— Il y a un phénomène parent, que nous pouvons encore prendre en
considération dans l’intelligence éveillée, comme
portique et vestibule du rêve. Si nous fermons les
yeux, le cerveau produit une foule d’impressions de
lumière et de couleur, vraisemblablement comme
une espèce de résonance et d’écho de tous ces
effets lumineux qui, au jour, agissent sur lui. Mais
de plus l’intelligence (de concert avec l’imagination)
élabore aussitôt ces jeux de couleur, en soi sans
formes, en figures déterminées, personnages, paysages, groupes animés. Le phénomène particulier
qui accompagne ce fait est encore une espèce de
conclusion de l’effet à la cause : tandis que l’esprit
demande d’où viennent ces impressions de lumière
et ces couleurs, il suppose comme causes ces figures, ces personnages ; ils jouent pour lui le rôle
d’occasion de ces couleurs et de ces lumières, parce
que, au jour, les yeux ouverts, il est habitué à
trouver pour chaque couleur, pour chaque impression de lumière, une cause occasionnelle. Ici donc
l’imagination lui fournit constamment des images
en les empruntant pour les produire aux impressions visuelles du jour, et c’est justement ainsi que
fait l’imagination en rêve : — cela veut dire que la
cause prétendue est conclue de l’effet et présupposée après l’effet : tout cela avec une extraordinaire
rapidité, si bien qu’ici comme en face du prestidigitateur il peut naître une confusion du jugement, et
qu’une succession peut s’interpréter comme quelque chose de simultané, voire comme une succession dans un ordre contraire. — Nous pouvons
déduire de ces phénomènes combien tardivement
la pensée logique un peu précise, la recherche
sévère de cause et effet a été développée, si nos
fonctions rationnelles et intellectuelles, maintenant
encore, se reprennent aux formes primitives de
raisonnement et si nous vivons environ la moitié
de notre vie dans cet état. — Le poète aussi, l’artiste, suppose à ses états des causes qui ne sont
pas du tout les vraies ; il se souvient en cela de
l’humanité antérieure et peut nous aider à la comprendre.
Résonnance sympathique. — Toutes les
dispositions un peu fortes entraînent avec elles une résonance d’impressions et de dispositions analogues :
elles excitent également la mémoire, il se réveille
en nous à propos d’elles le souvenir de quelque
chose et la conscience d’états semblables et de leur
origine. Ainsi se forment de rapides associations
habituelles de sentiments et de pensées, qui enfin,
lorsqu’elles se suivent avec la vitesse de l’éclair,
ne sont plus aperçues comme des complexités,
mais comme des unités. C’est en ce sens que l’on
parle du sentiment moral, du sentiment religieux,
comme si c’étaient là de pures unités ; en réalité ce
sont des courants à cent sources et affluents. Ici
encore, comme si souvent, l’unité du mot ne donne
aucune garantie pour l’unité de la chose.
Pas de dedans et de dehors dans le monde. — De même que Démocrite transportait les concepts
d’en haut et en bas à l’espace infini, où ils n’ont
pas de sens ; ainsi les philosophes en général transportent
le concept de « dedans et dehors » à l’essence
et à l’apparence du monde ; ils pensent que,
par des sentiments profonds, on pénètre profondément
dans l’intérieur, on se rapproche du cœur de
la nature. Mais ces sentiments sont profonds seulement
en tant qu’avec eux, d’une façon à peine
sensible, sont régulièrement excités certains groupes
complexes dépensée, que nous appelons profonds :
un sentiment est profond parce que nous tenons
pour profondes les pensées qui l’accompagnent.
Mais la pensée profonde peut néanmoins être très
éloignée de la vérité, comme par exemple toute
pensée métaphysique ; si l’on abstrait du sentiment
profond les éléments de pensée qui s’y sont mêlés,
il reste le sentiment fort, et celui-ci ne garantit
pour la connaissance rien que lui-même, tout comme la croyance forte ne prouve que sa force, non
la vérité de ce que l’on croit.
Apparence et chose en soi. — Les philosophes
ont accoutumé de se mettre devant la vie et l’expérience
devant ce qu’ils appellent le monde de
l’expérience — comme devant un tableau, qui a été
déroulé une fois pour toutes et représente immuablement, invariablement, la même scène : cette
scène pensent-ils, doit être bien expliquée pour
en tirer une conclusion sur l’être qui a produit le
tableau : de cet effet donc à la cause, partant à
l’inconditionné, qui est toujours regardé comme la
raison suffisante du monde de l’apparence. Contre
cette idée, l’on doit, en prenant le concept du
métaphysique exactement pour celui de l’inconditionné, conséquemment aussi de l’inconditionnant,
tout au rebours nier toute dépendance entre
l’inconditionné (le monde métaphysique) et le monde
connu de nous : si bien que dans l’apparence
n’apparaisse absolument pas la chose en soi, et
que toute conclusion de l’une à l’autre soit à repousser.
D’un côté, on ne tient pas compte de ce
fait, que ce tableau — ce qui, pour nous, hommes,
s’appelle actuellement vie et expérience — est
devenu peu à peu ce qu’il est, même est encore
entièrement dans le devenir, et par cette raison
ne saurait être considéré comme une grandeur
stable, de laquelle on aurait le droit de tirer ou
même seulement d’écarter une conclusion sur le
créateur (la cause suffisante). C’est parce que nous
avons, depuis des milliers d’années, regardé le
monde avec des prétentions morales, esthétiques,
religieuses, avec une aveugle inclination, passion
ou crainte, et pris tout notre saoul des impertinences
de la pensée illogique, que ce monde est
devenu peu à peu si merveilleusement bariolé,
terrible, profond de sens, plein d’âme ; il a reçu des
couleurs — mais c’est nous qui avons été les coloristes :
l’intelligence humaine, à cause des appétits
humains, des affections humaines, a fait apparaître
cette « apparence » et transporté dans les choses
ses conceptions fondamentales erronées. Tard, très
tard, elle se prend à réfléchir : et alors le monde de
l’expérience et la chose en soi lui paraissent si extraordinairement
divers et séparés qu’elle repousse la
conclusion de celui-là à celle-ci — ou réclame, d’une
manière mystérieuse à faire frémir, l’abdication de
notre intelligence, de notre volonté personnelle :
pour arriver à l’essence par cette voie, que l’on devienne essentiel. Inversement, d’autres ont recueilli
tous les traits caractéristiques de notre monde de
l’apparence — c’est-à-dire de la représentation du
monde sortie d’erreurs intellectuelles et à nous
transmise par l’hérédité — et, au lieu d’accuser l’intelligence comme coupable, ont rendu responsable
l’essence des choses, à titre de cause de ce caractère réel très inquiétant du monde, et prêché l’affranchissement de l’Être. —
De toutes ces conceptions,
la marche constante et pénible de la science, célébrant
enfin une bonne fois son plus haut triomphe dans
une histoire de la genèse de la pensée, viendra à
bout d’une manière définitive, dont le résultat pourrait peut-être aboutir à cette proposition : ce que
nous nommons actuellement le monde est le résultat d’une foule d’erreurs et de fantaisies, qui sont
nées peu à peu dans l’évolution d’ensemble des êtres
organisés, se sont entrelacées dans leur croissance,
et nous arrivent maintenant par héritage comme un
trésor accumulé de tout le passé, — comme un trésor : car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce monde de la représentation, la science
sévère peut effectivement délivrer seulement dans
une mesure minime — quoique cela ne soit pas
d’ailleurs à souhaiter, — par le fait qu’elle ne peut
rompre radicalement la force des habitudes antiques
de sentiment : mais elle peut éclairer très progressivement et pas à pas l’histoire de la genèse de ce
monde comme représentation — et nous élever, au
moins pour quelques instants, au-dessus de toute
la série des faits. Peut-être reconnaîtrons-nous alors
que la chose en soi est digne d’un rire homérique :
qu’elle paraissait être tant, même tout, et qu’elle
est proprement vide, notamment vide de sens.
Explications métaphysiques. — Le jeune homme
prise les explications métaphysiques, parce qu’elles
lui montrent, dans des choses qu’il trouvait désagréables ou méprisables, quelque chose d’un haut
intérêt : et s’il est mécontent de lui-même, il allège
ce sentiment, quand il reconnaît l’intime énigme
du monde ou misère du monde dans ce qu’il improuve tant en soi. Se sentir plus irresponsable et
trouver en même temps les choses plus intéressantes — c’est pour lui comme le double bienfait qu’il
doit à la métaphysique. Plus tard, il est vrai, il
concevra de la méfiance à l’égard de tout ce genre
d’explication métaphysique ; alors il se rendra
compte peut-être que ces mêmes effets peuvent être
atteints aussi bien et plus scientifiquement par une
autre route : que les explications physiques et historiques amènent au moins aussi bien des sentiment d’allégement personnel, et que cet intérêt à la
vie et à ses problèmes y prend peut-être plus de
flamme encore.
Questions fondamentales de la métaphysique. — Quand une fois l’histoire de la genèse de la pensée
sera écrite, la phrase suivante d’un logicien distingué se trouvera éclairée d’une nouvelle lumière :
« La loi générale originelle du sujet connaissant
consiste dans la nécessité intérieure de reconnaître
tout objet en soi, dans son essence propre, pour un
objet identique à lui-même, ainsi existant par lui-même et au fond restant toujours semblable et
immobile, bref pour une substance. » Même cette
loi, qui est nommée ici « originelle », est le résultat
d’un devenir ; on montrera un jour comment, dans
les organismes inférieurs, cette tendance naît peu à
peu : comment les faibles yeux de taupes de ces organisations ne voient d’abord rien que toujours l’identique ; comment ensuite, lorsque les diverses émotions de plaisir et de déplaisir se font plus sensibles,
peu à peu sont distinguées diverses substances, mais
chacune avec un seul attribut, c’est-à-dire une relation
unique avec un tel organisme. — Le premier degré
du logique est le jugement : dont l’essence consiste,
selon l’affirmation des meilleurs logiciens, dans la
croyance. Toute croyance a pour fondement
la sensation de l’agréable ou du pénible par rapport
au sujet sentant. Une troisième sensation nouvelle,
résultat de deux sensations isolées précédentes, est
le jugement dans sa forme la plus inférieure. — Nous, êtres organisés, rien ne nous intéresse à
l’origine en chaque chose que son rapport avec nous
en ce qui concerne le plaisir et la peine. Entre les
moments où nous prenons conscience de ce rapport,
entre les états de sensation, se placent des moments de repos, de non-sensation : alors le monde
et toute chose sont pour nous sans intérêt, nous ne
remarquons aucune modification en eux (de même
que maintenant encore un homme violemment intéressé ne remarque pas que quelqu’un passe auprès
de lui). Pour les plantes, toutes les choses sont
ordinairement immobiles, éternelles, chaque chose
identique à elle-même. C’est de la période des organismes inférieurs que l’homme a hérité la croyance
qu’il y a des choses identiques (seule l’expérience
formée par la science la plus haute contredit cette
proposition). La croyance primitive de tout être
organisé, au début, est peut-être même que tout
le reste du monde est un et immobile. — Ce qui
est le plus éloigné à l’égard de ce degré primitif
du logique, c’est l’idée de causalité ; quand l’individu sentant s’observe lui-même, il tient toute
sensation, toute modification, pour quelque chose
d’isolé, c’est-à-dire d’inconditionné, d’indépendant:
elle surgit de nous sans lien avec l’antérieur ou
l’ultérieur. Nous avons faim, mais nous ne pensons
pas à l’origine que l’organisme veut être entretenu ;
mais cette sensation paraît se faire sentir sans raison ni but, elle s’isole et se tient pour arbitraire.
Ainsi : la croyance à la liberté du vouloir est une
erreur originelle de tout être organisé, qui remonte
au moment où les émotions logiques existent en lui ;
la croyance à des substances inconditionnées et à
des choses semblables est également une erreur,
aussi ancienne, de tout être organisé. Or, étant
donné que toute métaphysique s’est principalement
occupée de substances et de liberté du vouloir, on
peut la désigner comme la science qui traite des
erreurs fondamentales de l’homme, mais cela
comme si c’étaient des vérités fondamentales.
Le nombre. — La découverte des lois du nombre s’est faite en se fondant sur l’erreur déjà régnante à l’origine, qu’il y aurait plusieurs choses
identiques (mais en fait il n’y a rien d’identique), au
moins qu’il existerait des choses (mais il n’y a point
de « choses »). Rien que la notion de pluralité suppose déjà qu’il y a quelque chose qui se présente à
plusieurs reprises : mais c’est là justement que règne déjà l’erreur, alors déjà nous imaginons des
êtres, des unités, qui n’ont pas d’existence. — Nos
sensations de temps et d’espace sont fausses, car
elles mènent, si on les examine avec conséquence,
à des contradictions logiques. Dans toutes les affirmations
scientifiques, nous comptons inévitablement
toujours avec quelques grandeurs fausses ; mais
comme ces grandeurs sont du moins constantes,
par exemple notre sensation de temps et d’espace,
les résultats de la science n’en acquièrent pas moins
une exactitude et une sûreté complètes dans leurs
relations mutuelles ; on peut continuer à tabler sur
eux — jusqu’à cette fin dernière, où les suppositions
fondamentales erronées, ces fautes constantes,
entrent en contradiction avec les résultats, par
exemple dans la théorie atomique. Alors nous nous
trouvons toujours contraints à admettre une « chose »
ou un « substrat » matériel, qui est mis en
mouvement, tandis que toute la procédure scientifique
a justement poursuivi la tâche de résoudre
tout ce qui a l’aspect d’une chose (matière) en mouvements :
nous séparons, ici encore, avec notre
sensation le moteur et le mû et nous ne sortons
pas de ce cercle, parce que la croyance à des choses
est incorporée à notre être depuis l’antiquité. —
Lorsque Kant dit : « La raison ne puise pas ses
lois dans la nature, mais elle les lui prescrit », cela
est pleinement vrai à l’égard du concept de la
nature, lequel nous sommes forcés de lier à elle
(nature = monde en tant que représentation, c’est-à-dire
en tant qu’erreur), mais qui est la totalisation
d’une foule d’erreurs de l’intelligence. — À un
monde qui n’est pas notre représentation, les lois
des nombres sont pleinement inapplicables : elles
ne valent que dans le monde de l’homme.
Quelques échelons à reculons. — Un degré,
certes très élevé, de culture est atteint, quand
l’homme arrive à surmonter les idées et les inquiétudes superstitieuses et religieuses et par exemple
ne croit plus à l’ange gardien ou au péché originel,
a désappris même à parler du salut des âmes : une
fois à ce degré de libération, il a encore, au prix
des efforts les plus extrêmes de son intelligence,
à triompher de la métaphysique. Mais alors, un
mouvement de recul est nécessaire : il faut qu’il
saisisse dans de telles représentations leur justification historique, et aussi psychologique, il lui faut
reconnaître comment le plus grand avantage de
l’humanité est venu de là, et comment, sans un tel
mouvement de recul, on se dépouillerait des meilleurs résultats de l’humanité jusqu’à nos jours. — En ce qui touche la métaphysique philosophique,
je vois maintenant toujours plus d’hommes enclins
au but négatif (que toute métaphysique positive est
une erreur), mais peu encore qui montent quelques
échelons à reculons ; il semble qu’on regarderait
volontiers par-dessus les derniers degrés de l’échelle, mais qu’on ne veut pas s’y placer. Les plus
éclairés vont juste assez loin pour se délivrer de la métaphysique et jeter sur elle un regard en arrière
d’un air de supériorité : au lieu que là aussi, comme
dans l’hippodrome, il est nécessaire de faire le tour
pour finir la course.
Victoire conjecturale du scepticisme. — Qu’on
admette un peu le point de départ sceptique : supposé
qu’il n’existe pas un autre monde, métaphysique,
et que toutes les explications fournies par la
métaphysique de l’unique monde connu de nous
soient pour nous inutilisables, de quel œil verrions-nous
alors les hommes et les choses ? C’est là chose
dont on peut penser qu’elle est utile, même au cas
où la question de savoir si quelque donnée métaphysique
a été scientifiquement prouvée par Kant et
Schopenhauer, serait une bonne fois écarté. Car
il est fort possible, selon la vraisemblance historique,
que les hommes deviennent un jour en grande
généralité sceptiques à cet égard ; alors se pose par
conséquent cette question : Comment la société
humaine, sous l’influence d’une telle conviction, se
comportera-t-elle alors ? Peut-être la preuve scientifique
de quelque monde métaphysique que ce soit
est-elle déjà si difficile que l’humanité ne viendra
plus à bout d’une méfiance à son égard. Et si l’on
a de la méfiance à l’égard de la métaphysique, il
en résulte en gros les mêmes conséquences que si elle était directement réfutée et qu’on n’eût plus
le droit de croire en elle. La question historique
touchant une conviction non métaphysique de l’humanité reste la même dans les deux cas.
Incroyance au « monumentum aere perennius ».
— Un désavantage essentiel qu’emporte avec soi
la disparition de vues métaphysiques consiste en
ce que l’individu restreint trop son regard à sa
courte existence et ne ressent plus de fortes impulsions
à travailler à des institutions durables, établies
pour des siècles ; il veut cueillir lui-même les
fruits de l’arbre qu’il plante, et partant il ne plante
plus ces arbres qui exigent une culture régulière
durant des siècles et qui sont destinés à couvrir de
leur ombre de longues suites de générations. Car
les vues métaphysiques donnent la croyance qu’en
elles est donné le dernier fondement valable sur
lequel tout l’avenir de l’humanité est désormais
contraint de s’établir et de s’édifier ; l’individu
avance son salut, lorsque par exemple il fonde une
église, un monastère ; cela lui sera, pense-t-il, compté
et mis en avoir dans l’éternelle persistance des
âmes, c’est travailler au salut éternel des âmes.
— La science peut-elle aussi éveiller une pareille
croyance en ses résultats ? En fait, elle emploie
comme ses plus fidèles associés le doute et la
défiance ; avec le temps néanmoins, la somme des vérités intangibles, c’est-à-dire qui survivent à tous
les orages du scepticisme, à toutes les analyses
peut devenir assez grande (par exemple dans l’hygiène de la santé) pour qu’on se détermine là-dessus à fonder des ouvrages « éternels ». En attendant, le contraste de notre existence éphémère agitée avec le repos de longue haleine des âges métaphysiques agit encore trop fort, parce que les deux
époques sont encore trop voisines ; l’homme isolé
lui-même parcourt aujourd’hui trop d’évolutions
intérieures et extérieures pour qu’il ose s’établir,
rien que pour sa propre existence, d’une façon durable et une fois pour toutes. Un homme tout à
fait moderne, qui veut par exemple se bâtir une
maison, éprouve à ce propos le même sentiment
que s’il voulait, de son vivant, se murer dans un
mausolée.
Âge de la comparaison. — Moins les hommes
sont enchaînés par l’hérédité, plus grand devient, le
mouvement intérieur de leurs motifs, plus grande
à son tour, par correspondance, l’agitation extérieure, la pénétration réciproque des hommes, la
polyphonie des efforts. Pour qui y a-t-il actuellement encore une obligation stricte de se lier, lui et
sa descendance, à une localité ? Pour qui y a-t -il,
d’une façon générale, encore quelque lien étroit ? De
même que tous les styles d’art sont imités les uns
à côté des autres, de même aussi tous les degrés
et les genres de moralité, de coutumes, de civilisations.
— Une pareille époque tient sa signification
de ce qu’en elle les diverses conceptions du monde,
coutumes, civilisations, peuvent être comparées et
vécues les unes à côté des autres ; ce qui jadis, lors
de la domination toujours localisée de chaque civilisation,
n’était pas possible, par suite du rattachement
de tous les genres de style artistique au
lieu et au temps. Aujourd’hui un accroissement
du sentiment esthétique décidera définitivement
entre tant de formes qui s’offrent à la comparaison :
elle laissera périr la plupart — à savoir toutes celles
qui seront repoussées par ce sentiment. De même
il y a lieu maintenant à un choix dans les formes
et les habitudes de la moralité supérieure, dont le
but ne peut être autre que l’anéantissement des
moralités inférieures. C’est l’âge de la comparaison !
C’est son orgueil, — mais fort justement aussi
son malheur. Ne nous effrayons pas de ce malheur !
Faisons-nous plutôt du devoir que nous impose cet
âge une idée aussi grande que nous le pouvons :
ainsi la postérité nous bénira, — une postérité qui
se saura aussi supérieure aux civilisations originales
de peuples fermées qu’à la civilisation de la comparaison,
mais regardera avec reconnaissance les
deux sortes de civilisation comme de respectables
antiquités.
Possibilité du progrès. — Quand un savant de
culture ancienne jure de ne plus fréquenter des hommes qui croient au progrès, il a raison. Car la culture ancienne a derrière elle sa grandeur et son bien
et l’éducation historique contraint l’individu à confesser que jamais elle ne reprendra sa fraîcheur ; il
faut une hébétude d’esprit intolérable ou bien un
insupportable parti-pris pour le nier. Mais les hommes peuvent décider en toute conscience de se développer dorénavant pour une culture nouvelle,
tandis qu’auparavant c’est inconsciemment et au
hasard qu’ils se développaient : ils peuvent maintenant créer des conditions meilleures pour la production des hommes, leur alimentation, leur éducation, leur instruction, organiser économiquement
l’ensemble de la terre, peser et ordonner les forces
des hommes en général les unes à l’égard des autres. Cette nouvelle culture consciente tue l’ancienne,
qui, considérée dans son ensemble, a mené une
vie inconsciente de bête et de végétal ; elle tue aussi
la défiance envers le progrès, — il est possible. Je
veux dire : c’est un jugement précipité et dénué
presque de sens, de croire que le progrès doive nécessairement réussir ; mais comment pourrait-on
nier qu’il soit possible ? Au contraire, un progrès
dans le sens et par la route de la culture ancienne
n’est même pas concevable. La fantaisie romantique a beau toujours employer le mot « progrès »,
en parlant de ses fins (p. ex. des civilisations des
peuples originales et déterminées) : en tout cas elle
en emprunte l’image au passé ; sa pensée et sa conception sont dans ce domaine sans aucune originalité.
Morale privée et morale universelle. — Depuis
qu’a cessé la croyance qu’un Dieu dirige dans l’ensemble les destinées du monde et, en dépit de toutes les courbes sur le chemin de l’humanité, les
conduise en maître jusqu’au bout, les hommes doivent se proposer des fins œcuméniques, qui embrassent toute la terre. La vieille morale, entre autres
celle de Kant, réclame de chaque individu des
actions qu’il désirerait de tous les hommes : c’était
là une belle chose naïve ; comme si chacun savait
sans plus quel genre d’action assure à l’ensemble
de l’humanité le bien-être, par conséquent quelles
actions, d’une façon générale, méritent d’être désirées ; c’est une théorie analogue à celle du libre-échange, posant en principe que l’harmonie générale
doit se produire d’elle-même d’après des lois innées
d’amélioration. Peut-être une vue d’avenir sur les
besoins de l’humanité ne fait-elle pas du tout apparaître comme à désirer que tous les hommes accomplissent des actes semblables, peut-être devrait-on
plutôt, dans l’intérêt de fins œcuméniques pour
toute l’étendue de l’humanité, proposer des devoirs
spéciaux, peut-être, dans certaines circonstances,
mauvais. — Dans tous les cas, si l’humanité ne
doit pas, par un tel gouvernement conscient de soi-même, marcher à sa perte, il faut d’abord que soit
trouvée une
connaissance des conditions de la civilisation supérieure à tous les degrés atteints jusqu’ici. En cela réside l’immense devoir des grands
esprits du prochain siècle.
La réaction comme progrès. — Parfois apparaissent des esprits escarpés, violents et entraînants,
mais malgré tout arriérés, qui par des conjurations
évoquent une fois encore une phase passée de l’humanité : ils servent de preuve que les tendances
nouvelles, contre lesquelles ils agissent, ne sont
pas encore suffisamment fortes, qu’il leur manque
quelque chose : autrement elles tiendraient mieux
tête à ces évocateurs. Ainsi la Réforme de Luther
témoigne, par exemple, que, dans son siècle, tous
les sentiments naissants de liberté de l’esprit étaient
encore peu surs, tendres, juvéniles ; la science ne
pouvait pas encore élever leur tête ; oui, l’ensemble de la Renaissance apparaît comme un premier
printemps, qui sera presque anéanti sous la neige.
Mais dans le présent siècle aussi, la métaphysique
de Schopenhauer a prouvé qu’actuellement encore
l’esprit scientifique n’est pas suffisamment fort :
c’est ainsi que toute la conception du monde et
l’idée de l’humanité moyen-âgeuse et chrétienne a
pu célébrer encore une fois, dans la théorie de
Schopenhauer, malgré l’anéantissement dès longtemps achevé de tous les dogmes chrétiens, une
résurrection. Beaucoup de science se fait entendre
dans sa théorie, mais ce qui la domine n’est pas la
science, mais le vieux « besoin métaphysique » bien
connu. C’est assurément l’un des plus grands avantages, et tout à fait inappréciables, que nous tirons de Schopenhauer, qu’il force notre sentiment à
reculer pour quelque temps dans des genres de
conceptions du monde et de l’homme, vieilles et
puissantes, auxquelles nul chemin d’ailleurs ne nous
conduirait si facilement. Le gain pour l’histoire et
la justice est très grand : je crois qu’aujourd’hui
personne ne réussirait aisément, sans le secours
de Schopenhauer, à rendre justice au christianisme et à ses frères asiatiques : chose impossible
entre autres sur le terrain du christianisme encore
existant. Ce n’est qu’après ce grand succès de la
justice, après avoir corrigé la conception historique que l’âge des lumières menait avec soi, sur un
point si essentiel, qu’il nous est permis de porter
de nouveau plus loin la bannière des lumières —
la bannière à trois noms : Pétrarque, Érasme,
Voltaire. Nous avons fait de la réaction un progrès.
Succédané de la religion. — On croit faire
honneur à la philosophie en la représentant comme
un succédané de la religion pour le peuple. Par le
fait, il est besoin occasionnellement, dans l’économie spirituelle, d’un ordre de pensée intermédiaire ;
ainsi le passage de la religion à la conception scientifique est un saut violent, périlleux, quelque chose
à déconseiller. En ce sens, il y a de la raison dans
cet éloge. Mais enfin on devrait bien apprendre
aussi que les besoins auxquels satisfait la religion
et auxquels maintenant la philosophie doit satisfaire ne sont pas immuables ; même par elle, on
peut les affaiblir et les expulser. Qu’on songe par
exemple à la misère de l’âme chrétienne, aux gémissements sur la corruption intérieure, au souci
du salut, — toutes conceptions qui ne dérivent que
d’erreurs de la raison et ne méritent absolument
pas de satisfaction, mais la destruction. Une philosophie peut servir en ces deux sens, ou qu’elle
aussi satisfasse à ces besoins, ou qu’elle les écarte,
car ce sont des besoins appris, limités dans le
temps, qui reposent sur des hypothèses opposées
à celles de la science. Ce qui doit être utilisé ici
pour faire une transition, c’est bien plutôt l’art,
en vue de donner un soulagement à la conscience
surchargée de sensations ; car par lui, ces
conceptions seront bien moins entretenues que par la philosophie métaphysique. De l’art on peut ensuite
plus facilement passer à une science philosophique
véritablement libératrice.
Termes décriés. — À bas les termes, usés jusqu’au dégoût, d’Optimisme et de Pessimisme ! Car le
motif de les employer manque de jour en jour davantage ; aux seuls bavards aujourd’hui ils sont encore inévitablement nécessaires. Car pour quel motif au monde quelqu’un serait-il encore optimiste,
s’il n’a plus à faire l’apologie d’un Dieu, qui doit
avoir créé le meilleur des mondes, du moment qu’il
est lui-même le bon et le parfait, — mais quel être
pensant a besoin encore de l’hypothèse d’un Dieu ?
— Or, on n’a plus le moindre motif d’une profession
de foi pessimiste, si l’on n’a pas intérêt à vexer les
avocats de Dieu, les théologiens ou les philosophes
théologisants et à exposer fortement l’affirmation
contraire : que le mal gouverne, que la peine est
plus grande que le plaisir, que le monde est un bousillage, l’apparition à la vie d’une méchante volonté. Mais qui s’inquiète encore aujourd’hui de théologiens — en dehors des théologiens ? — Abstraction faite de toute théologie et de la guerre contre elle, il va de soi que le monde n’est pas bon
et n’est pas mauvais, bien éloigné d’être le meilleur
ou le pire, et que ces idées de « bon » et de « mauvais » n’ont de sens que, par rapport au sens des
hommes, et là même peut-être, à la manière dont
ils sont employés, d’ordinaire ne sont pas justifiés :
la conception du monde injurieuse ou panégyriste
est chose à laquelle il nous faut en tout cas renoncer.
Enivré du parfum des fleurs. — Le vaisseau de
l’humanité, pense-t-on, a un tirage toujours plus
fort, à mesure qu’il est plus chargé ; on croit que
plus la pensée de l’homme est profonde, plus son sentiment est tendre, plus l’estime qu’il fait de soi est
élevée, plus est grand son éloignement des autres
animaux, — plus il apparaît comme le génie parmi
les bêtes, — plus il se rapproche de l’essence réelle
du monde et de sa connaissance ; c’est bien ce qu’il
fait en réalité par la science, mais il croit le faire
plus encore par ses religions et ses arts. Elles sont
bien, il est vrai, une floraison du monde, mais qui
n’est absolument pas plus proche de la racine du monde que ne l’est la tige : on ne peut du tout tirer
d’elles une meilleure intelligence de l’essence des
choses, quoique presque chacun le croie. L’erreur
a fait l’homme assez profond, tendre, créateur, pour
en faire venir une fleur telle que sont les religions
et les arts. La pure connaissance eût été hors d’état
de le faire. Qui nous dévoilerait l’essence du monde,
nous donnerait à tous la plus fâcheuse désillusion.
Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui
est si riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et malheur. Ce résultat
conduit à une philosophie de négation logique du monde : laquelle du reste peut s’unir aussi bien à
une affirmation pratique du monde qu’à son contraire.
Mauvaises habitudes de raisonnement. — Les
conclusions erronées les plus habituelles à l’homme
sont celles-ci : une chose existe, elle a une légitimité.
En ce cas l’on infère de la capacité de vivre à l’adaptation à une fin, de l’adaptation à une fin à sa
légitimité. Ensuite : une opinion est bienfaisante,
donc elle est vraie ; l’effet en est bon, donc elle est
elle-même bonne et vraie. En ce cas l’on applique à
l’effet le prédicat : bienfaisant, bon, au sens d’utile,
et l’on dote alors la cause du même prédicat : bon,
mais ici au sens de valable logiquement. La réciproque de ces propositions est : une chose ne peut
pas s’imposer, se maintenir, donc elle est injuste ;
une opinion tourmente, excite, donc elle est fausse.
L’esprit libre, qui n’apprend à connaître que trop
fréquemment ce qu’a de vicieux cette façon de raisonner et à souffrir de ses conséquences, cède
souvent à la tentation séduisante de faire les déductions contraires, qui d’une manière générale sont naturellement aussi erronées : une chose ne peut pas s’imposer, donc elle est bonne ; une opinion cause de la détresse, de l’inquiétude, donc elle est
vraie.
L’illogique nécessaire. — Entre les choses qui
peuvent porter un penseur au désespoir, il faut
compter le fait de reconnaître que l’illogique est
nécessaire aux hommes et que de l’illogique prend
naissance beaucoup de bien. Il est si solidement
ancré dans les passions, dans le langage, dans l’art,
dans la religion, et généralement dans tout ce qui
prête du prix à la vie, que l’on ne peut l’en retirer
sans porter ainsi à ces belles choses un incurable
préjudice. Seuls des hommes par trop naïfs peuvent
croire que la nature de l’homme puisse être changée en une nature purement logique ; mais s’il
devait y avoir des degrés d’approche vers le but,
quelles pertes ne ferait-on pas sur ce chemin ! Même
l’homme le plus raisonnable a besoin de temps en
temps de retourner à la nature, c’est-à-dire à sa
relation fondamentale illogique avec toutes choses.
Injustice nécessaire. — Tous les jugements
sur le prix de la vie sont développés illogiquement,
et par là injustes. L’inexactitude du jugement réside
premièrement dans la manière dont se présentent
les matières, à savoir très incomplètement ; deuxièmement dans la manière dont la somme en est faite,
et troisièmement en ce que chaque pièce isolée de
ces matières est à son tour le résultat d’une connaissance inexacte, et cela de toute nécessité. Aucune
expérience, par exemple, touchant un homme, fût-il même le plus proche de nous, ne peut être complète, en sorte que nous eussions un droit logique
à en faire une appréciation d’ensemble ; toutes les
appréciations sont hâtives et doivent l’être. Enfin
l’unité qui nous sert de mesure, notre être, n’est
pas une grandeur invariable, nous avons des tendances et des fluctuations, et cependant nous devrions nous connaître nous-mêmes pour une unité
fixe, pour faire du rapport de quelque chose à nous
une appréciation juste. Peut-être suivra-t-il de tout
cela que l’on ne devrait pas juger du tout ; si seulement l’on pouvait vivre sans faire d’appréciations,
sans avoir d’inclination et d’aversion ! — car toute
aversion est liée à une appréciation, aussi bien que
toute inclination. Une impulsion à s’approcher de
quelque chose ou à se détourner de quelque chose,
sans un sentiment de vouloir l’avantageux, d’éviter
Le nuisible, une impulsion sans une sorte d’appréciation par la connaissance touchant la valeur du
but, n’existe pas chez l’homme. Nous sommes par
destination des êtres illogiques et partant injustes, et nous pouvons le reconnaître : c’est là une des plus grandes et des plus insolubles désharmonies de l’existence.
L’erreur sur la vie, nécessaire à la vie. — Toute croyance au prix et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle est possible seulement parce que la sympathie pour la vie et les
souffrances d’ensemble de l’humanité est très faiblement développée dans l’individu. Même les rares hommes dont les pensées s’élèvent en général au-dessus d’eux-mêmes n’embrassent pas du regard cette vie d’ensemble, mais seulement des parties limitées. Si l’on est capable de diriger son observation sur des exceptions, je veux dire sur les grands talents et les âmes pures, si l’on prend leur production pour but de toute l’évolution de l’univers et que l’on prenne plaisir à leur action, on peut alors croire au prix de la vie, parce qu’on ne prend pas alors en considération les autres hommes : ainsi l’on pense inexactement. Et de même, si l’on embrasse du regard, à la vérité, tous les hommes, mais qu’on n’attache d’importance en eux qu’à une espèce d’instincts, aux moins égoïstes, et qu’on les justifie à l’égard des autres instincts ; alors encore une fois on peut espérer quelque chose de
l’humanité dans son ensemble et, dans cette mesure, croire au prix de la vie : c’est ainsi, en ce cas encore, par l’inexactitude de la pensée. Mais que l’on se comporte d’une manière ou d’une autre, on est par cette manière une exception parmi les hommes. Or, la grande majorité des hommes précisément supportent la vie sans se plaindre trop fort, et croient ainsi au prix de l’existence, mais c’est justement parce que chacun ne veut et n’affirme que soi et ne sort pas de lui-même comme ces exceptions : tout ce qui n’est pas personnel est pour eux inaperçu ou aperçu tout au plus comme une ombre faible. Ainsi là-dessus seulement repose le prix de la vie pour l’homme ordinaire, commun, qu’il attribue plus
d’importance à soi qu’au monde. Le grand manque d’imagination dont il souffre fait qu’il ne peut pénétrer par le sentiment dans d’autres êtres et par là prend aussi peu que possible de part à leur sort et à leurs souffrances. Celui au contraire qui pourrait véritablement y prendre part, devrait désespérer du prix de la vie ; s’il réussissait à comprendre et à sentir en soi la conscience totale de l’humanité, il éclaterait en malédiction contre l’existence, car l’humanité n’a dans l’ensemble aucun but, et conséquemment l’homme, en examinant sa marche totale, ne peut y trouver sa consolation, son repos, mais sa désespérance. S’il considère dans tout ce qu’il fait l’absence finale de but pour les hommes, sa propre action prend à ses yeux le caractère de la
prodigalité. Mais se sentir en tant qu’humanité (et
non seulement qu’individu) prodigué tout de même
que nous voyons les fleurs isolées prodiguées par
la nature, est un sentiment au-dessus de tous les
sentiments. — Qui en est d’ailleurs capable ? Assurément un poète seul : et les poètes savent toujours se consoler.
Pour tranquilliser. — Mais notre philosophie
ne devient-elle pas ainsi une tragédie ? La Vérité
n’est elle pas hostile à la vie, au mieux ? Une question semble peser sur notre langue et cependant ne
pas vouloir être énoncée : si l’on peut consciemment rester dans la contre-vérité ? ou bien, au cas
où il faudrait le faire, si la mort n’est pas alors préférable ? Car il n’y a plus de devoir ; la morale, en
tant qu’elle était un devoir, est en effet, par notre
genre de considération, aussi bien anéantie que la
religion. La connaissance ne peut laisser subsister
comme motifs que plaisir et peine, utilité et dom-mage : mais comment ces motifs s’arrangeront-ils
avec le sens de la vérité ? Eux aussi touchent bien
aux erreurs (puisque, comme il a été dit, ce sont la
sympathie et l’aversion et toutes leurs mesures très
injustes qui déterminent essentiellement le plaisir
et la peine). Toute la vie humaine est profondément
enfoncée dans la contre-vérité ; l’individu ne peut la
tirer de ce puits, sans prendre en aversion en même temps son passé jusqu’au fond, sans trouver
ses motifs présents, comme ceux de l’honneur, dépourvus de rime et de raison, sans opposer aux
passions qui poussent à l’avenir et à un bonheur
dans l’avenir, la raillerie et le mépris. Est-il vrai
qu’il ne reste plus qu’une seule manière de voir,
qui traîne après soi comme conclusion personnelle
le désespoir, comme conclusion théorique la dissolution, la séparation, l’anéantissement de soi-même ? Je crois que le coup décisif touchant l’action finale de la connaissance sera donné par le tempérament d’un homme ; je pourrais, aussi bien que
l’effet décrit et possible dans des natures isolées,
en imaginer un autre en vertu duquel naîtrait
une vie beaucoup plus simple, plus pure de passions que n’est l’actuelle : si bien que, d’abord
il est vrai, les anciens motifs de désir violent auraient encore de la force, par suite d’une habitude
héréditaire, mais peu à peu, sous l’influence de la
connaissance purificatrice, se feraient plus faibles.
On vivrait enfin parmi les hommes et avec soi
comme dans la nature, sans louanges, reproches, enthousiasme, se repaissant comme d’un spectacle de
beaucoup de choses dont jusque-là on ne pouvait
avoir que peur. On serait débarrassé de l’emphase
et l’on ne sentirait plus l’aiguillon de cette pensée,
que l’on n’est pas seulement nature ou qu’on est plus
que nature. À la vérité il y faudrait, comme j’ai dit, un bon tempérament, une âme assurée, douce et
au fond joyeuse, une disposition qui n’aurait pas
besoin d’être sur ses gardes contre les secousses et
les éclats soudains et qui, dans ses manifestations,
n’aurait rien du ton grondeur et de la mine hargneuse,
— odieux caractères, comme on sait, des
vieux chiens et des hommes qui sont longtemps
restés à la chaîne. Au contraire, un homme affranchi
des liens accoutumés de la vie à tel point qu’il
ne continue à vivre qu’en vue de devenir toujours
meilleur, doit renoncer, sans envie ni dépit, à
beaucoup, voire presque au tout, de ce qui a du
prix chez les autres hommes ; il doit être satisfait
comme de la situation la plus souhaitable, de planer
ainsi librement, sans crainte, au-dessus des
hommes, des mœurs, des lois et des appréciations
traditionnelles des choses. Il aime à communiquer
le contentement que lui donne cette situation et il
peut n’avoir rien d’autre à communiquer — en quoi
il y a plutôt, il est vrai, une privation, une abdication.
Mais si, malgré tout, l’on veut plus de lui,
il renverra d’un hochement de tête bienveillant à
son frère, le libre homme d’action, sans peut-être
celer un peu de raillerie, car cette « liberté » là est
chose toute particulière.
Avantages de l’observation psychologique. — Que la réflexion sur l’humain, trop humain, — ou
comme dit l’expression technique : l’observation
psychologique — fait partie des moyens qui permettent de se rendre plus léger le fardeau de la vie ;
que l’exercice de cet art procurait présence d’esprit
dans des situations difficiles et distraction au milieu d’un entourage ennuyeux ; que même on peut,
des traits les plus épineux et les plus désagréables
de sa propre vie, tirer des maximes et s’en trouver un peu mieux : c’est ce qu’on croyait, ce qu’on
savait —
aux siècles précédents. Pourquoi est-ce
oublié de notre siècle, où, du moins en Allemagne,
et même en Europe, la pauvreté d’observation
psychologique se trahirait à bien des signes, si
seulement il y avait des gens aux yeux de qui elle pût se trahir ? Ce n’est pas dans le roman, la nouvelle,
et les études philosophiques, — elles sont
l’œuvre d’hommes exceptionnels ; c’est déjà davantage
dans les jugements portés sur les événements
et les personnalités publiques : mais où manque
avant tout l’art de l’analyse et du calcul psychologique,
c’est dans la société de toutes conditions, où
l’on parle bien des hommes, mais pas du tout de l’homme.
Pourquoi laisse-t-on échapper la plus
riche et la plus innocente matière d’entretien ? Pourquoi
ne lit-on plus jamais les grands maîtres de la
maxime psychologique ? — car, soit dit sans aucune
exagération, l’homme cultivé qui a lu La Rochefoucauld
et ses parents en esprit et en art, est rare à
trouver en Europe ; et plus rare encore de beaucoup
celui qui les connaît et ne les dédaigne pas.
Mais il est probable que même ce lecteur exceptionnel
y prendra moins de plaisir que ne lui en
devrait donner la forme de ces artistes ; car
même le cerveau le plus fin n’est pas capable d’apprécier
suffisamment l’art d’aiguiser une maxime,
s’il n’y a pas lui-même été élevé, s’il ne s’y est pas
essayé. On prend, faute de cette éducation pratique,
cette invention et cette mise en forme pour
plus facile qu’elle n’est, on n’en ressent pas avec
assez d’acuité la réussite et l’attrait. C’est pourquoi
les lecteurs actuels de maximes n’y prennent
qu’une jouissance relativement insignifiante, à peine
assez de saveur.pour remplir la bouche, en sorte
qu’il en va pour eux comme d’ordinaire pour ceux
qui examinent des camées : ce sont des gens qui
jouent parce qu’ils ne savent pas aimer[1], prompts
à l’admiration, mais plus prompts encore à la fuite.
Objection. — Ou bien faudrait-il décompter avec
cette proposition, que l’observation psychologique
fait partie des moyens d’attrait, de salut et d’allégement de l’existence ? Faudrait-il dire qu’on s’est
assez convaincu des conséquences fâcheuses de cet
art, pour en détourner à dessein le regard de ceux
qui font leur éducation ? En effet, une certaine foi
aveugle en la bonté de la nature humaine, une répugnance enracinée envers la décomposition des
actions humaines, une sorte de pudeur à l’égard de
la mise à nu des âmes, pourraient être réellement
des choses plus désirables pour la félicité totale d’un
homme que cette qualité, avantageuse dans des
cas particuliers, de la pénétration psychologique ;
et peut-être la croyance au bien, aux hommes et
aux actes vertueux, à une plénitude de bien-être
impersonnel dans le monde, a-t-elle fait les hommes
meilleurs, en ce sens qu’elle les faisait moins
défiants. Si l’on imite avec enthousiasme les héros
de Plutarque et que l’on ressente une répugnance à rechercher d’un air de doute les motifs de leurs
actions, ce n’est pas, il est vrai, la vérité, mais la
bonne marche de la société humaine qui y trouve
son compte : l’erreur psychologique, et généralement
la grossièreté en ces matières, aide l’humanité à
aller en avant, tandis que la connaissance de la
vérité gagne toujours de plus en plus par la force
excitante d’une hypothèse que La Rochefoucauld
exposait ainsi dans la première édition de ses
Sentences et maximes morales : « Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu’on veut. » La
Rochefoucauld et les autres maîtres français en
l’examen des âmes (auxquels s’est récemment adjoint
encore un Allemand, l’auteur des Observations psychologiques[2], ressemblent à d’adroits tireurs,
qui mettent toujours et toujours dans le noir, — mais dans le noir de la nature humaine. Leur art
excite l’étonnement, mais enfin un spectateur qui
n’est pas conduit par l’esprit scientifique, mais par
un dessein de philanthropie, maudit un art qui
semble implanter dans les âmes le goût du rabaissement
et de la suspicion de l’homme.
Quand même. — Quoi qu’il en soit du compte et du décompte : dans l’état présent de la philosophie,
le réveil de l’observation psychologique est nécessaire. L’aspect cruel de la table de dissection psychologique, de ses couteaux et de ses pinces, ne
peut être épargné à l’humanité. Car c’est là le domaine de cette science qui se demande l’origine et
l’histoire des sentiments dits moraux et qui dans sa
marche doit poser et résoudre les problèmes compliqués de la sociologie : — l’ancienne philosophie
ne connaît pas ces derniers et s’est toujours dérobée
à la recherche de l’origine et de l’histoire des estimations humaines sous l’ombre de pauvres faux-fuyants : c’est ce que l’on peut voir aujourd’hui fort
clairement, la preuve étant faite, par de nombreux
exemples, que les erreurs des plus grands philosophes sont d’ordinaire leur point de départ dans une explication fausse de certaines actions et de certains sentiments humains, de même que sur la base d’une analyse erronée, par exemple celle des actions dites
altruistes, une éthique fausse se fonde, puis, pour
l’amour d’elle, on appelle à la rescousse la religion
et le néant mythologique, et enfin les ombres de ces
fantômes troubles s’introduisent même dans la physique et dans la considération du monde tout
entier. Mais s’il est assuré que le manque de profondeur dans l’observation psychologique a tendu et continue à tendre de nouveau les pièges les plus dangereux aux jugements et aux raisonnements
humains, ce qui est aujourd’hui nécessaire, c’est cette austère persévérance de travail qui ne se lasse
jamais d’entasser pierre sur pierre, caillou sur caillou,
c’est la vaillance qui permet de ne pas rougir
d’une besogne si modeste et de braver tout le dédain
qu’elle peut inspirer. Enfin voici qui est encore une
vérité : nombre de remarques isolées sur l’humain
et le trop humain ont été d’abord découvertes et
exposées dans des sphères de la société qui étaient
accoutumées à faire par là toutes sortes de sacrifices,
non pas à la recherche scientifique, mais à
un spirituel désir de plaisir ; et l’odeur de cette
ancienne patrie de la maxime morale — odeur très
séduisante — s’est presque indissolublement attachée
au genre tout entier : si bien que, pour son compte,
l’homme de science laisse involontairement voir quelque
méfiance contre ce genre et sa valeur sérieuse.
Mais il suffit d’indiquer les conséquences : car dès
maintenant on commence à voir quels résultats de
la nature la plus sérieuse naissent sur le sol de l’observation psychologique. Qu’est-ce, après tout, que
le principe auquel est arrivé un des penseurs les
plus hardis et les plus froids, l’auteur du livré Sur l’origine des sentiments moraux[3], grâce à ses analyses incisives et décisives de la conduite humaine ?
« L’homme moral, dit-il, n’est pas plus proche du
monde intelligible (métaphysique) que l’homme
physique. » Cette proposition, née avec sa dureté et
son tranchant sous le coup de marteau de la science historique, pourra peut-être enfin, dans un avenir quelconque, être la hache qui sera mise à la racine du « besoin métaphysique » de l’homme, — si c’est plutôt pour le bien que pour la malédiction du bien-être général, qui pourrait le dire ? mais en tout cas elle reste une proposition de la plus grave conséquence, féconde et terrible à la fois, regardant le monde avec ce double visage qu’ont toutes les
grandes sciences.
Utile, en quelle mesure. — Ainsi : l’observation psychologique apporte-t-elle aux hommes plus de profit ou plus de dommage, la question doit toujours rester sans réponse ; mais il est assuré qu’elle est nécessaire, parce que la science ne peut plus s’en passer. Or la science ne connaît pas les considérations de fins dernières, pas plus que ne les connaît la nature : mais, tout comme celle-ci réalisa par accident des choses de la plus haute opportunité sans les avoir voulues, la véritable science aussi, étant l’imitation de la nature en idées, fera progresser accidentellement de façons diverses l’utilité et le bien-être des hommes, et trouvera les moyens opportuns, mais également sans l’avoir voulu.
Pour celui qui, au souffle d’une telle sorte de
considération, se sent trop d’hiver au cœur, c’est
que peut-être il a en soi trop peu de feu : il n’a
qu’à regarder autour de lui pourtant, il remarquera
des maladies où des enveloppes de glace sont nécessaires, et des hommes qui sont tellement « pétris »
d’ardeur et de feu, qu’à peine trouvent-ils un lieu
où l’air soit pour eux assez froid et piquant. En
outre : comme des individus et des peuples trop
sérieux ont un besoin de frivolités, comme d’autres,
trop mobiles et excitables, ont de temps en temps
besoin pour leur santé de lourds fardeaux qui les
dépriment, faut-il que nous, les hommes les plus intelligents de cette époque, qui visiblement entre
de plus en plus en combustion, nous ne cherchions pas à saisir tous les moyens d’extinction et de rafraîchissement qui existent, afin de conserver au moins
l’assiette, la paix, la mesure que nous avons encore, et d’être enfin peut-être bons à servir cette
époque, en lui donnant un miroir, une conscience
d’elle-même ? —
La fable de la liberté intelligible. — L’histoire des sentiments en vertu desquels nous rendons quelqu’un responsable, partant des sentiments
dits moraux, parcourt les phases principales suivantes. D’abord on nomme des actions isolées
bonnes ou mauvaises sans aucun égard à leurs
motifs, mais exclusivement par les conséquences
utiles ou fâcheuses qu’elles ont pour la communauté. Mais bientôt on oublie l’origine de ces désignations, et l’on s’imagine que les actions en soi,
sans égard à leurs conséquences, enferment la qualité de « bonnes » ou de « mauvaises » : commettant
la même erreur qui fait que la langue désigne la
pierre même comme dure, l’arbre lui-même comme
vert — par conséquent en prenant la conséquence
pour cause. Ensuite on reporte le fait d’être bon ou
mauvais aux motifs, et l’on considère les actes en
soi comme moralement indifférents. On va plus
loin, et l’on donne l’attribut de bon ou de mauvais
non plus au motif isolé, mais à l’être tout entier d’un
homme, lequel produit le motif comme le terrain
produit la plante. Ainsi l’on rend successivement
l’homme responsable de son influence, puis de ses
actes, puis de ses motifs, enfin de son être. Alors on
découvre finalement que cet être lui-même ne peut
être responsable, étant une conséquence absolument
nécessaire et formée des éléments et des influences
d’objets passés et présents : partant, que l’homme
n’est à rendre responsable de rien, ni de son être,
ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de son influence. On est ainsi amené à reconnaître que l’histoire des appréciations morales est aussi l’histoire d’une erreur, de l’erreur de la responsabilité : et
cela, parce qu’elle repose sur l’erreur du libre arbitre. — Schopenhauer opposait à cela le
raisonnement suivant : puisque certains actes entraînent
après eux du regret (« conscience de la faute »),
il faut qu’il y ait responsabilité : car ce regret n’aurait aucune raison, si non seulement toutes les
actions de l’homme se produisaient nécessairement — comme elles se produisent en effet d’après l’opinion même de ce philosophe, — mais que l’homme
lui-même fût, avec la même nécessité, justement
l’homme qu’il est — ce que Schopenhauer nie.
Du fait de ce regret, Schopenhauer croit pouvoir
prouver une liberté que l’homme doit avoir eue
de quelque manière, non pas à l’égard des actes,
mais à l’égard de l’être : liberté, par conséquent,
d’être de telle ou telle façon, non d'agir de telle
ou telle façon. L’esse, la sphère de la liberté et de
la responsabilité, a pour conséquence, suivant
lui, l’operari, la sphère de la stricte causalité, de
la nécessité et de l’irresponsabilité. Ce regret se
rapporterait bien en apparence à l’operari — et en
ce sens il serait erroné, — mais en réalité à l’esse,
qui serait l’acte d’une volonté libre, la cause fondamentale d’existence d’un individu : l’homme deviendrait ce qu’il voudrait devenir, son vouloir serait
antérieur à son existence. — Il y a ici, abstraction faite de l’absurdité de cette dernière affirmation, une faute de logique, à savoir que du fait du
regret on conclut d’abord la justification, l’admissibilité rationnelle de ce regret, ce n’est qu’à la
suite de cette faute de logique que Schopenhauer
arrive à sa conséquence fantaisiste de la soi-disant
liberté intelligible. (Dans la naissance de cette fable,
Platon et Kant ont parts égales de complicité.)
Mais le regret après l’action n’a pas besoin d’être
fondé en raison : même il ne l’est pas du tout, car
il repose sur la supposition erronée que l’action
n’aurait pas dû se produire nécessairement. En
conséquence : c’est seulement parce que l’homme
se tient pour libre, non parce qu’il est libre, qu’il
ressent le repentir et le remords. — En outre, ce
regret est chose dont on peut se déshabituer ; chez
beaucoup d’hommes, il n’existe pas du tout pour
des actes à propos desquels beaucoup d’autres
hommes le ressentent. C’est une chose très variable, liée à l’évolution de la morale et de la civilisation, et qui peut-être n’existe que dans un temps
relativement court de l’histoire du monde. — Personne n’est responsable de ses actes ; personne
ne l’est de son être ; juger a la même valeur qu’être
injuste. Cela est vrai aussi lorsque l’individu se
juge lui-même. Cette proposition est aussi claire
que la lumière du soleil, et cependant tout homme
aime mieux alors retourner aux ténèbres et à
l’erreur : par crainte des conséquences.
Le sur-animal. — La bête en nous veut être
trompée ; la morale est un mensonge nécessaire,
pour que nous n’en soyons pas déchirés. Sans les
erreurs qui résident dans les données de la morale,
l’homme serait resté animal. Mais de cette façon
il s’est pris pour quelque chose de supérieur et s’est
imposé des lois plus sévères. Il a par là de la haine
contre les degrés restés plus voisins de l’animalité ;
c’est par cette raison qu’il faut expliquer l’antique
mépris de l’esclave, comme de l’être qui n’est pas
encore homme, comme d’une chose.
Le caractère immuable. — Que le caractère soit immuable, ce n’est pas une vérité au sens strict ; en réalité, cette proposition favorite signifie seulement que, pendant la courte existence d’un homme, les nouveaux motifs qui agissent sur lui ne peuvent pas d’ordinaire marquer assez profondément pour détruire les linéaments imprimés de milliers d’années. Mais si l’on se figurait un homme de quatre-vingt mille ans, on aurait chez lui un caractère absolument muable : si bien qu’une foule d’individus divers prendraient de lui tour à tour leur développement. La brièveté de la vie humaine conduit à maintes affirmations erronées sur les qualités de l’homme.
hiérarchie des biens admise une fois pour toutes, selon
qu’un égoïsme, bas, supérieur, très élevé, désire l’un
ou l’autre, décide maintenant du caractère de moralité ou d’immoralité. Préférer un bien bas (par
exemple la jouissance des sens) à un bien plus haut
prisé (par exemple la santé) passe pour immoral,
tout comme préférer le bien-être à la liberté. Mais
la hiérarchie des biens n’est pas en tout temps
stable et identique ; quand un homme préfère la
vengeance à la justice, il est moral suivant l’échelle
d’appréciation d’une civilisation antérieure, immoral d’après celle du temps présent. « Immoral »
signifie donc qu’un individu ne sent pas ou pas
encore assez les motifs intellectuels supérieurs et
délicats que la civilisation nouvelle du moment a
introduits : il désigne un individu arriéré, mais
toujours seulement d’après une différence relative. — La hiérarchie des biens elle-même n’est pas
édifiée et modifiée selon des points de vue moraux ;
c’est, au contraire, d’après sa fixation du moment
qu’on décide si une action est morale ou immorale.
Hommes cruels, hommes arriérés. — Les hommes qui sont cruels aujourd’hui doivent nous faire
l’effet de gradins de civilisations antérieures qui
auraient survécu : la montagne de l’humanité y
montre à découvert les formations inférieures qui
autrement restent cachées. Ce sont des hommes
arriérés dont le cerveau, par suite de tous les accidents possibles au cours de l’hérédité, n’a pas subi
une série de transformations assez délicates et multiples. Ils nous montrent ce que nous fûmes tous et
ils nous font peur : mais eux-mêmes en sont aussi
peu responsables qu’un morceau de granit peut
l’être de ce qu’il est granit. Dans notre cerveau doivent se trouver aussi des rainures et des replis correspondant à cette manière de penser, comme dans
la forme de certains organes humains doivent se
trouver des rappels de l’état pisciforme. Mais ces
replis et ces rainures ne sont plus le lit dans lequel
roule actuellement le cours de nos sentiments.
Reconnaissance et vengeance. — La raison pour
laquelle un puissant montre de la reconnaissance
est celle-ci. Son bienfaiteur a, par son bienfait
violé, pour ainsi dire, le domaine du puissant et s’y
est introduit : à son tour, il viole en compensation
le domaine du bienfaiteur par l’acte de reconnaissance. C’est une forme adoucie de la vengeance.
S’il n’avait la satisfaction de la reconnaissance, le
puissant se serait montré impuissant et désormais
passerait pour tel. Voilà pourquoi toute société de
bons, c’est-à-dire originairement de puissants, place
la reconnaissance au nombre des premiers devoirs.
— Swift a hasardé cette proposition, que les hommes sont reconnaissants dans la proportion où ils
cultivent la vengeance.
Double préhistoire du bien et du mal. — Le
concept de bien et de mal a une double préhistoire :
c’est à savoir d’abord dans l’âme des races et des
castes dirigeantes. Qui a le pouvoir de rendre la
pareille, bien pour bien, mal pour mal, et qui la
rend en effet, qui par conséquent exerce reconnaissance et vengeance, on l’appelle bon ; qui est impuissant et ne peut rendre la pareille, compte pour
mauvais. On appartient, en qualité de bon, à la
classe des « bons », à un corps qui a un esprit de
corps, parce que tous les individus sont, par le sentiment des représailles, liés les uns aux autres. On
appartient, en qualité de mauvais, à la classe des
« mauvais », à un ramassis d’hommes assujettis, impuissants, qui n’ont point d’esprit de corps. Les bons
sont une caste, les mauvais une masse pareille à la
poussière. Bon et mauvais équivalent pour un temps
à noble et vilain, maître et esclave. Par contre, on
ne regarde pas l’ennemi comme mauvais, il peut
rendre la pareille. Les Troyens et les Grecs sont
chez Homère bons les uns et les autres. Ce n’est pas
celui qui nous cause un dommage, mais celui qui est
méprisable qui passe pour un mauvais. Dans le corps
des bons, le bien est héréditaire ; il est impossible
qu’un mauvais sorte d’un si bon terrain. Si, malgré tout, un des bons fait quelque chose d’indigne
des bons, on a recours à des expédients ; on reporte
par exemple la faute à un dieu, en disant qu’il a
frappé le bon d’aveuglement et d’erreur.
— C’est ensuite dans l’âme des opprimés, des impuissants.
Là tout autre homme passe pour hostile, sans
scrupules, exploiteur, cruel, perfide, qu’il soit noble
ou vilain ; mauvais est l’épithète caractéristique
d’homme, même de tout être vivant dont on suppose
l’existence, d’un dieu ; humain, divin, sont équivalents à diabolique, mauvais. Les marques de bonté,
la charité, la pitié sont reçues avec angoisse comme
des malices, prélude d’un dénouement effrayant,
moyens d’étourdir et de tromper, bref comme des
raffinements de méchanceté. Étant donné une telle
disposition d’esprit de l’individu, une communauté
peut à peine naître ; tout au plus sous sa forme la
plus grossière ; si bien que partout où règne cette
conception du bien et du mal, la ruine des individus, de leurs familles et de leurs races est proche. — Notre moralité actuelle a grandi sur le terrain des
races et des castes dirigeantes.
Compassion, plus forte que passion. — Il y a des cas où la compassion est plus forte que la passion
elle-même. Nous ressentons par exemple plus de
chagrin quand un de nos amis se rend coupable de
quelque ignominie, que quand nous le faisons nous-mêmes.
C’est que d’abord nous avons plus de foi
que lui en la pureté de son caractère ; puis notre
amour pour lui est, sans doute, à cause justement
de cette foi, plus fort que l’amour qu’il a pour lui-même.
Bien que par le fait son égoïsme en souffre
plus que notre égoïsme, étant donné qu’il doit subir
plus fortement les conséquences fâcheuses de son
crime, ce qu’il y a en nous de non-égoïste — ce mot
ne doit jamais s’entendre strictement, mais seulement
comme une facilité d’expression — est tout
de même atteint plus fort par sa faute que ce qu’il
y a de non-égoïste en lui.
Hypocondrie. — Il y a des hommes qui deviennent
hypocondres par sympathie et souci pour une
autre personne, l’espèce de pitié qui naît alors
n’est autre chose qu’une maladie. Il y a même
une hypocondrie chrétienne dont sont attaqués ces
gens solitaires, en proie à l’émotion religieuse qui
se mettent continuellement devant les yeux la passion
et la mort du Christ.
Économie de la bonté. — La bonté et l’amour,
étant les herbes et les forces les plus salutaires
dans la société des hommes, sont des trouvailles si
précieuses qu’on devrait sans doute souhaiter qu’on
procédât dans l’application de ces moyens balsamiques, aussi économiquement que possible ; mais
c’est une impossibilité. L’économie de la bonté est le
rêve des utopistes les plus aventureux.
Bienveillance. — Parmi les petites choses, mais
infiniment fréquentes et par là très efficaces, auxquelles la science doit donner plus d’attention
qu’aux grandes choses rares, il faut compter la
bienveillance ; j’entends ces manifestations de dispositions amicales dans les relations, ce sourire de
l’œil, ces poignées de main, cette bonne humeur,
dont pour l’ordinaire presque tous les actes humains
sont enveloppés. Tout professeur, tout fonctionnaire
fait cette addition à ce qui est un devoir pour lui ;
c’est la forme d’activité constante de l’humanité,
c’est comme les ondes de sa lumière, dans lesquelles tout se développe ; particulièrement dans le cercle le plus étroit, à l’intérieur de la famille, la vie
ne verdoie et ne fleurit que par cette bienveillance.
La cordialité, l’affabilité, la politesse de cœur sont
des dérivations toujours jaillissantes de l’instinct
altruiste et ont contribué bien plus puissamment à
la civilisation que ces manifestations beaucoup plus
fameuses du même instinct que l’on appelle sympathie,
miséricorde et sacrifice. Mais on a coutume
de les estimer peu : et le fait est qu’il n’y entre pas
beaucoup d’altruisme. La somme de ces doses minimes
n’en est pas moins considérable, leur force
totale constitue une des forces les plus fortes. —
De même, on trouvera bien plus de bonheur dans le
monde que n’en voient des yeux sombres : je veux
dire si l’on fait bien son compte, et si seulement on
n’oublie pas ces moments de bonne humeur dont
toute journée est riche dans toute vie humaine,
même dans la plus tourmentée.
Vouloir exciter la pitié. — La Rochefoucauld
met certainement le doigt sur le vrai dans le passage
le plus remarquable de son Portrait fait par
lui-même (imprimé pour la première fois en 1658),
lorsqu’il met en garde toutes les personnes qui ont
de la raison contre la pitié, lorsqu’il conseille de
la laisser aux gens du peuple, qui ont besoin des
passions (n’étant pas déterminés par la raison) pour
être portés à venir en aide à celui qui souffre et à
intervenir fortement en présence d’un malheur ;
cependant que la pitié, selon son jugement (et celui
de Platon), énerve l’âme. On devrait, dit-il, à la
vérité témoigner de la pitié, mais se garder d’en
avoir ; car les malheureux sont en un mot si sots,
que le témoignage de pitié fait chez eux le plus
grand bien du monde. — Peut-être peut-on mettre
plus fortement encore en garde contre ce sentiment
de pitié, si au lieu de concevoir ce besoin des malheureux, non pas comme une sottise et un défaut
d’intelligence, comme une espèce de dérangement
d’esprit que le malheur porte avec soi (et c’est ainsi
que La Rochefoucauld semble le concevoir), on y
voit quelque chose de tout autre et de plus digne
de réflexion. Que l’on observe plutôt des enfants
qui pleurent et crient afin d’être objets de pitié, et
pour cela guettent le moment où leur situation
peut tomber sous les yeux ; qu’on vive dans l’entourage de malades et d’esprit déprimés et qu’on se
demande si les plaintes et les phrases de lamentation, la mise en vue de l’infortune, ne poursuivent
pas au fond le but de faire mal aux spectateurs :
la pitié que ceux-ci expriment alors est une consolation pour les faibles et les souffrants en tant qu’ils
y reconnaissent avoir au moins encore un pouvoir,
en dépit de leur faiblesse : le pouvoir de faire mal.
Le malheureux prend une espèce de plaisir à ce
sentiment de supériorité dont lui donne conscience
le témoignage de pitié ; son imagination s’exalte,
il est toujours assez puissant encore pour causer de
la douleur au monde. Ainsi, la soif de pitié est une
soif de jouissance de soi-même, et cela aux dépens de ses semblables ; elle montre l’homme dans toute
la brutalité de son cher moi : mais non pas
précisément dans sa «sottise », comme le pense La Rochefoucauld. — Dans la conversation de la société, les
trois quarts des questions sont posées, les trois
quarts des réponses sont données pour faire un
petit peu de mal à l’interlocuteur ; c’est pourquoi
bien des hommes ont soif de la société : elle leur
donne le sentiment de la force. À ces doses infinies
en nombre, mais très petites, où la méchanceté se
fait sentir, elle est un puissant moyen d’excitation
de la vie : tout comme la bienveillance, répandue
dans la société humaine sous une forme analogue,
est le moyen de salut toujours prêt. — Mais y aura-t-il
beaucoup d’honnêtes gens pour confesser
qu’il y a plaisir à faire mal ? qu’il n’est pas rare
qu’on vive — et qu’on vive bien — de causer des
déboires à d’autres hommes, au moins en pensée,
et de tirer sur eux cette grenaille de menue méchanceté.
La plupart sont trop malhonnêtes et quelques-uns
sont trop bons pour savoir quelque chose de ce
pudendum ; ceux-là nieront toujours que Prosper
Mérimée ait raison quand il dit : « Sachez enfin
qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le
mal pour le plaisir de le faire. »
Comment le paraître devient être. — Le comédien
ne peut en définitive cesser, fût-ce dans la plus
profonde douleur, de songer à l’impression produite
par sa personne et à l’effet d’ensemble scénique, même
par exemple à l’enterrement de son enfant ; il pleurera
sur sa propre douleur et ses manifestations
comme s’il était son propre spectateur. L’hypocrite,
qui joue un rôle toujours le même finit par cesser
d’être hypocrite ; ainsi les prêtres qui, dans
leur jeunesse, sont d’ordinaire, consciemment ou
non, des hypocrites, deviennent enfin naturels, et
c’est alors justement qu’ils sont réellement prêtres,
sans aucune affectation ; ou bien si le père n’en
vient pas à bout, peut-être le fils, qui profite de
l’avance paternelle, héritera de son accoutumance.
Quand un homme veut pendant très longtemps et
avec entêtement paraître quelque chose, il lui
devient à la fin difficile d’être autre chose. La vocation
de presque tout homme, même de l’artiste,
commence par une hypocrisie, par une imitation
de l’extérieur, par une copie de ce qui produit un
effet. Celui qui porte sans cesse le masque des grimaces
amicales doit finir par prendre du pouvoir
sur des dispositions bienveillantes sans lesquelles
l’expression de la cordialité ne peut se trouver, —
et lorsqu’à leur tour elles finissent par prendre du
pouvoir sur lui, il est bienveillant.
Le grain d’honnêteté dans la tromperie. —
Chez tous les grands trompeurs, il faut noter un
phénomène auquel ils doivent leur puissance. Dans
l’acte propre de la tromperie, parmi toutes les préparations,
le caractère émouvant donné à la voix,
à la parole, aux gestes, au milieu de cette puissante
mise en scène, ils sont pris par la foi en soi-même ;
c’est elle qui parle alors à ce qui les entoure avec
cette autorité qui tient du miracle. Les fondateurs
de religions se distinguent de ces grands trompeurs
en ce qu’eux ne sortent jamais de cet état de duperie
de soi-même : ou ils n’ont que très rarement de
ces moments de clairvoyance où le doute les assaille ;
ordinairement d’ailleurs, ils s’en consolent en attribuant
ces moments au Malin, qui est leur adversaire.
Il faut qu’il y ait tromperie de soi-même pour que
les uns et les autres produisent un effet de grandeur.
Car les hommes croient à la vérité de tout
ce qui est évidemment cru avec force.
Prétendu degré de vérité. — Une des erreurs
de logique les plus ordinaires est celle-ci : quelqu’un
est envers nous véridique et sincère, donc il dit la
vérité. C’est ainsi que l’enfant croit aux jugements
de ses parents, le chrétien aux affirmations du fondateur
de l’Église. De même on ne veut pas accorder
que tout ce que les hommes ont défendu, dans
les siècles passés, au prix de leur bonheur et de leur
vie, n’était que des erreurs : tout au plus dira-t-on
que ç’a été des degrés de la vérité. Mais au fond, on
pense que, si quelqu’un a cru honnêtement à quelque
chose, a combattu et est mort pour sa foi, il
serait par trop injuste qu’une pure erreur l’eût véritablement
animé. Un tel phénomène paraît en contradiction
avec la justice éternelle ; c’est pourquoi le
cœur des hommes sensibles se reprend toujours à
énoncer contre leur tête cette proposition : qu’entre
les actions morales et la clairvoyance intellectuelle
il faut qu’il y ait un lien nécessaire. Il en est par
malheur autrement ; car il n’y a point de justice
éternelle.
Le mensonge. — Pourquoi la plupart du temps
les hommes, dans la vie de tous les jours, disent-ils
la vérité ? — Assurément ce n’est pas parce
qu’un Dieu a défendu le mensonge. Mais c’est premièrement :
parce que cela est plus aisé, le mensonge
exigeant invention, dissimulation et mémoire.
(Voilà pourquoi Swift dit : Celui qui énonce un
mensonge se rend rarement compte du lourd fardeau
qu’il s’impose ; il lui faut en effet, pour
soutenir un mensonge, en inventer vingt autres.)
C’est ensuite : parce qu’en des circonstances
simples, il est avantageux de parler franc : Je veux
ceci, j’ai fait ceci, et ainsi de suite ; donc parce
que la voie de la contrainte et de l’autorité est plus
sûre que celle de la ruse. — Mais pour peu qu’un
enfant ait été élevé dans des circonstances domestiques
compliquées, il se sert tout aussi naturellement
du mensonge et dit involontairement toujours
ce qui répond à son intérêt : un sens de la vérité, une
répugnance au mensonge en soi, lui sont tout à fait
étrangers et inaccessibles, et il ment en toute innocence.
Suspecter la morale par égard pour la foi. —
Aucune puissance ne peut se soutenir, si elle n’a
pour représentants que des hypocrites ; l’Église catholique
a beau posséder encore bien des éléments
« séculiers », sa force réside dans ces natures de
prêtres, encore nombreuses aujourd’hui, qui se font
une vie pénible et de portée profonde, et dont
l’aspect et le corps miné parlent de veilles, de jeûnes, de prières ardentes, peut-être même de flagellations ;
ce sont elles qui ébranlent les hommes et
leur causent une inquiétude : eh quoi ? s’il était nécessaire
de vivre de la sorte ? — telle est l’affreuse
question que leur vue met sur la langue. —
En répandant ce doute, ils ne cessent d’établir de nouveaux
soutiens de leur puissance ; même les libres
penseurs n’osent pas répliquer à l’un de ces détachés
d’eux-mêmes avec un rude sens de la vérité et
lui dire : « Pauvre dupe, ne cherche pas à duper ! »
— Seule la différence des points de vue les sépare
de lui, pas du tout une différence de bonté ou de
méchanceté ; mais ce que l’on n’aime pas, on a coutume
de le traiter aussi sans justice. C’est ainsi
qu’on parle de la malice et de l’art exécrable des
jésuites, sans considérer quelle violence contre soi-même
s’impose individuellement chaque jésuite, et
que la pratique de vie aisée, prêchée par les manuels
jésuitiques, doit s’appliquer non pas à eux,
mais à la société laïque. Même on peut se demander
si nous, les amis des lumières, dans une tactique et
une organisation toutes semblables, nous ferions
d’aussi bons instruments, aussi admirables de victoire
sur soi-même, d’infatigabilité, de dévouement.
Victoire de la connaissance sur le mal radical.
— Il y a pour celui qui veut devenir sage un riche
profit à avoir eu pendant un certain temps la conception
de l’homme foncièrement mauvais et corrompu :
elle est fausse, comme la conception opposée,
mais durant des périodes entières elle a été dominante,
et les racines en ont poussé des rameaux
jusqu’en nous et dans notre monde. Pour nous
comprendre, il nous faut la comprendre ; mais,
pour monter ensuite plus haut, il faut que nous
l’ayons surmontée. Nous reconnaissons alors qu’il
n’y a pas de péchés au sens métaphysique ; mais
que, dans le même sens, il n’y a pas non plus
de vertus ; que tout ce domaine d’idées morales
est continuellement flottant, qu’il y a des conceptions
plus élevées et plus basses du bien et
du mal, du moral et de l’immoral. Qui ne demande
aux choses rien de plus que de les connaître arrive
aisément à vivre en paix avec son âme, et c’est tout
au plus par ignorance, mais difficilement par concupiscence,
qu’il errera (qu’il péchera, comme dit le
monde). Il ne voudra plus excommunier et extirper
les appétits ; mais son but unique, qui le domine
entièrement, de connaître à tout moment aussi bien
que possible, lui donnera du sang-froid et adoucira
tout ce qu’il y a de sauvage dans sa nature.
En outre, il s’est affranchi d’une foule d’idées torturantes,
il n’est plus impressionné des mots de
peines de l’enfer, d’état de péché, d’incapacité du
bien : il n’y reconnaît que les ombres évanouissantes
de conceptions du monde et de la vie qui
sont fausses.
La morale considérée comme une autotomie de l’homme.
— Un bon auteur, qui met réellement
du cœur à son sujet, souhaite que quelqu’un
vienne le réduire lui-même à néant, en exposant
plus clairement le même sujet et en donnant une
réponse définitive à tous les problèmes qu’il
comporte. La jeune fille amoureuse souhaite d’éprouver à l’infidélité de l’aimé la fidélité dévouée de
son amour. Le soldat souhaite de tomber sur le
champ de bataille pour sa patrie victorieuse : car
dans le triomphe de la patrie, il trouve le triomphe
de son vœu suprême. La mère donne à l’enfant ce
qu’elle-même se refuse, le sommeil, la meilleure nourriture, dans certaines circonstances sa santé, sa fortune.
— Mais tout cela, sont-ce des états d’âme altruistes ? Ces actes de moralité sont-ils des miracles,
parce que, suivant l’expression de Schopenhauer,
ils sont « impossibles et cependant réels » ? N’est-il
pas clair que, dans ces quatre cas, l’homme a plus
d’amour pour quelque chose de soi, une idée, un
désir, une créature, que pour quelque autre chose de soi, que par conséquent il sectionne son être et
fait d’une partie un sacrifice à l’autre ? Est-ce quelque chose d’essentiellement différent, lorsqu’une
mauvaise tête dit : « J’aime mieux être culbuté que
de céder à cet homme-là un pas de mon chemin » ?
— L’inclination à quelque chose (souhait, instinct,
désir) se trouve dans chacun de ces quatre cas ; y
céder, avec toutes les conséquences, n’est pas en
tout cas chose « altruiste ».
— En morale, l’homme
ne se traite pas comme un individuum, mais
comme un dividuum.
Ce qu’on peut promettre. — On peut promettre
des actions, mais non des sentiments, car ceux-ci
sont involontaires. Qui promet à quelqu’un de
l’aimer toujours, ou de le haïr toujours, ou de lui
être toujours fidèle, promet quelque chose qui n’est
pas en son pouvoir ; ce qu’il peut bien promettre,
c’est des actions qui, à la vérité, sont ordinairement
les conséquences de l’amour, de la haine, de la fidélité, mais qui peuvent aussi provenir d’autres motifs, car à une seule action mènent des chemins et
des motifs divers. La promesse d’aimer quelqu’un
toujours signifie donc : tant que je t’aimerai, je te
montrerai les actions de l’amour ; si je ne t’aime
plus, tu continueras néanmoins à recevoir de moi
les mêmes actions, quoique pour d’autres motifs :
en sorte que dans la tête des autres hommes persiste l’apparence que l’amour serait immuable et
toujours le même. — On promet ainsi la persistance
de l’apparence de l’amour, lorsque, sans s’aveugler
soi-même, on promet à quelqu’un un amour
éternel.
Intelligence et morale. — Il faut avoir une
bonne mémoire pour être capable de tenir les promesses
qu’on a faites. Il faut avoir une grande force
d’imagination pour être capable d’éprouver de la
compassion. Tant la morale est étroitement liée à
la bonté de l’intelligence.
Vouloir se venger et se venger. — Avoir une
pensée de vengeance et la réaliser, c’est prendre
un fort accès de fièvre, mais qui passe : avoir une
pensée de vengeance, sans la force ni le courage de
la réaliser, c’est traîner un mal chronique, un empoisonnement du corps et de l’âme. La morale, qui
ne regarde qu’aux intentions, taxe les deux cas de
la même façon ; vulgairement, on taxe le premier
cas comme le pire (à cause des mauvaises conséquences que peut entraîner le fait de se venger).
L’une et l’autre appréciation sont à courte vue.
Savoir attendre. — Savoir attendre est si difficile que les plus grands poètes n’ont pas dédaigné
de prendre pour sujet de leur poème le fait de ne
savoir pas attendre. Ainsi Shakespeare dans Othello, Sophocle dans Ajax le suicide d’Ajax ne lui
aurait plus paru nécessaire, s’il avait laissé refroidir son impression seulement un jour, comme l’indique l’oracle ; vraisemblablement, il aurait fait la
nique aux terribles insinuations de la vanité blessée
et se serait dit à lui-même : Qui donc n’a pas, dans
ma situation, pris un mouton pour un héros ? Est-ce
donc là quelque chose de monstrueux ? au contraire,
ce n’est qu’un fait généralement humain : Ajax
pouvait ainsi se donner des consolations. La passion ne veut pas attendre ; le tragique dans la vie
des grands hommes réside souvent, non pas dans
leur conflit avec leur époque et la bassesse de leurs
contemporains, mais dans leur incapacité de remettre leur œuvre d’une année, de deux années ; ils
ne savent pas attendre.
— Dans tous les duels, les
amis qui donnent des conseils ont à s’assurer de ce
point unique, si les ayants cause peuvent encore
attendre : si cela n’est pas, un duel est raisonnable,
puisque chacun des deux se dit : « Ou je continuerai à vivre, et alors il faut que celui-là meure sur
le champ, ou inversement. » Attendre serait en pareil cas continuer encore à souffrir cet épouvantable martyre de l’honneur blessé en face de l’homme
qui le blesse ; et cela peut être vraiment plus de
souffrance que la vie en somme ne vaut.
Enivrement de vengeance. — Les hommes grossiers qui se sentent offensés ont coutume de mettre
aussi haut que possible le degré de l’offense et d’en
conter la cause en termes fort exagérés, rien que
pour avoir le droit de s’enivrer du sentiment de la
haine et de la vengeance une fois éveillé.
Valeur du ravalement. — Beaucoup d’hommes, peut-être la grande majorité, ont absolument besoin,
pour maintenir en eux le respect de soi-même et une
certaine loyauté de conduite, de rabaisser dans leur
idée et de ravaler tous les hommes qu’ils connaissent.
Or comme les natures mesquines sont en majorité
et qu’il importe beaucoup qu’elles aient cette
loyauté ou la perdent, il s’ensuit…
L’emporté. — On doit, vis-à-vis d’un homme qui
s’emporte contre nous, se mettre en garde comme
vis-à-vis d’un homme qui a une fois attenté à notre
vie : car si nous vivons encore, cela tient à l’absence
du pouvoir de tuer : si les regards suffisaient,
c’en serait depuis longtemps fait de nous. C’est un
trait de civilisation primitive, qui consiste à réduire
quelqu’un au silence en rendant visible la férocité
physique, en excitant la terreur. — De même,
ce regard froid que les nobles ont vis-à-vis de leur
serviteur est un reste des séparations de castes entre
homme et homme, un trait d’antiquité primitive ;
les femmes, conservatrices de l’antique, ont
aussi conservé plus fidèlement ce survival.
Où peut conduire l’honnêteté. — Quelqu’un
avait la fâcheuse habitude de s’expliquer à
l’occasion très honnêtement sur les motifs par lesquels il
agissait, et qui étaient aussi bons et aussi mauvais
que les motifs de tous les hommes. Il excita d’abord
du scandale, puis des soupçons, fut peu à peu
tout à fait mis à l’index et déclaré au ban de la société, jusqu’à ce qu’enfin la justice s’avisât d’un être
aussi réprouvé, dans des circonstances pour lesquelles elle n’a d’ordinaire pas d’yeux, ou bien les
ferme. Le manque de discrétion sur le secret général et le penchant inexcusable à voir ce que personne
ne veut voir — soi-même — le menèrent à la prison et à une mort prématurée.
Punissable, jamais punis. — Notre crime envers
les criminels consiste en ce que nous les traitons
comme feraient des coquins.
Sancta simpticitas de la vertu. — Toute vertu
a des privilèges, par exemple celui d’apporter au
bûcher d’un condamné son petit fagot à soi.
Moralité et conséquence. — Ce ne sont pas seulement les spectateurs d’un acte qui en mesurent
fréquemment la moralité ou l’immoralité à ses
conséquences : non, l’auteur lui-même le fait. Car
les motifs et les intentions sont rarement assez
clairs et simples, et parfois même la mémoire semble
troublée par les conséquences de l’acte, si bien
que l’on attribue à sa propre action des motifs faux
ou que l’on fait des motifs non essentiels les essentiels.
Le succès donne souvent à un acte tout l’honnête
éclat de la bonne conscience, un insuccès met
l’ombre du remords sur l’action la plus respectable.
De là naît la pratique connue du politique, qui dit :
« Donnez-moi seulement le succès ; avec lui j’aurai
mis de mon côté toutes les âmes honnêtes —
et je me serai fait honnête à mes propres yeux. »
— D’une manière analogue, on peut dire que le
succès supplée à une raison meilleure. Aujourd’hui
encore bien des hommes cultivés pensent que la
victoire du christianisme sur la philosophie grecque est une preuve de la vérité plus grande du premier, — bien qu’en ce cas il n’y ait eu que
triomphe de la grossièreté et de la violence sur l’intelligence et la délicatesse. Ce qu’il en est de cette vérité plus grande peut se conclure de ce fait, que
le réveil des sciences a point pour point rejoint
la philosophie d’Épicure, mais point pour point
réfuté le christianisme.
Amour et justice. — Pourquoi exalte-t-on
l’amour aux dépens de la justice et dit-on de lui les
plus belles choses, comme s’il était un être supérieur
à elle ? N’est-il pas enfin évidemment plus bête
qu’elle ? — Assurément, mais c’est justement ce qui
le rend bien plus agréable à tous : il est aveugle et
possède une riche corne d’abondance ; il en départit
les dons à un chacun, même s’il ne les mérite
point, même s’il n’en a pas la moindre gratitude.
Il est impartial comme la pluie, qui, selon la Bible
et l’expérience, trempe jusqu’aux os non seulement
l’injuste, mais à l’occasion aussi le juste.
Exécution. — Qu’est-ce qui fait que toute exécution
nous choque plus qu’un meurtre ? C’est le sang-froid
du juge, les préparatifs pénibles, l’idée qu’un
homme est dans la circonstance employé comme
moyen d’en effrayer d’autres. Car la faute n’est
pas punie, même s’il y en avait une : elle réside
dans les éducateurs, les parents, l’entourage, en
nous, non dans le meurtrier — j’entends parler
des circonstances déterminantes.
L’Espérance. — Pandore emporta le vase rempli
de maux et l’ouvrit. C’était le présent des dieux
aux hommes, un présent beau d’apparence et
séduisant, surnommé le « vase de bonheur ». Alors
sortirent d’un vol tous les maux, êtres vivants ailés :
depuis lors ils rôdent autour de nous et font
tort à l’homme jour et nuit. Un seul mal n’était pas
encore échappé du vase : alors Pandore, suivant
la volonté de Zeus, remit le couvercle, et il resta
dedans. Pour toujours, maintenant, l’homme a
chez lui le vase de bonheur et pense merveilles du
trésor qu’il possède en lui, il se tient à son service,
il cherche à le saisir quand lui en prend l’envie ; car
il ne sait pas que ce vase apporté par Pandore était
le vase des maux, et tient le mal resté au fond pour
la plus grande des félicités, — c’est l’Espérance. —
Zeus voulait en effet que l’homme, quelques tortures
qu’il endurât des autres maux, ne rejetât cependant
point la vie, continuât à se laisser torturer toujours
à nouveau. C’est pourquoi il donne à l’homme l’Espérance : elle est en vérité le pire des maux, parce
qu’elle prolonge les tortures des hommes.
Le pouvoir calorique moral est inconnu. — Le fait qu’on a ou n’a pas eu certains spectacles
ou certaines impressions, par exemple d’un père
injustement condamné, mis à mort ou martyrisé,
d’une femme infidèle, d’une cruelle attaque d’ennemi, décide de ce que nos passions parviennent
à la température d’incandescence et dirigent toute
la vie, ou bien non. Nul ne sait où peuvent le mener les circonstances, la pitié, l’indignation, il ne
connaît pas le degré de son pouvoir calorique. De
misérables petites circonstances rendent misérable ;
ce n’est pas ordinairement de la qualité des événements, mais de la quantité, que dépend la bassesse
et l’élévation de l’homme, en bien et en mal.
Le martyr malgré lui. — Il y avait dans un
parti un homme qui était trop poltron et trop lâche
pour jamais contredire ses camarades : on l’employait à tout, on obtenait de lui tout, parce qu’il
tremblait devant la mauvaise opinion de ses coreligionnaires plus que devant la mort : c’était une
pauvre âme faible. Ils le savaient, et grâce aux dites
qualités, ils firent de lui un héros et finalement
même un martyr. Le lâche avait beau dire intérieurement toujours Non, il disait toujours Oui des
lèvres, même encore sur l’échafaud, lorsqu’il mourut pour les idées de son parti : c’est qu’à ses côtés
était un de ses vieux compagnons, qui le tyrannisait de la parole et du regard, au point qu’il souffrit véritablement la mort de la manière la plus
constante, et depuis il est célébré comme un martyr
et un grand caractère.
Échelle de mesure pour tous les jours. — On
se trompera rarement si l’on ramène les actions
extrêmes à la vanité, les médiocres à la coutume et
les petites à la peur.
Malentendu sur la vertu. — Celui qui a appris
à connaître le défaut de vertu en union avec le
plaisir, comme celui qui a derrière lui une jeunesse
avide de jouissances, s’imagine que la vertu doit
être unie au manque de plaisir. Celui au contraire
qui a beaucoup souffert de ses passions et de ses
vices aspire dans la vertu au repos et au bonheur
de l’âme. Il se peut ainsi que deux vertueux ne
s’entendent pas du tout.
L’Ascète. — L’ascète fait de vertu nécessité.
L’honneur transporté de la personne à la cause. — On honore généralement les actes d’amour
et de sacrifice au profit du prochain, où qu’ils se
montrent. On accroît par là l’estime des choses qui sont aimées de cette façon ou pour lesquelles on se
sacrifie : bien qu’elles n’aient peut-être pas en soi
beaucoup de valeur. Une armée vaillante gagne les
convictions à la cause pour laquelle elle combat.
L’ambition, succédané du sens moral. — Le sens
moral peut ne pas faire défaut dans des natures qui
n’ont pas d’ambition. Les ambitieux s’arrangent de
leur côté sans lui, presque avec le même résultat.
— C’est pourquoi les fils de familles modestes, qui
répugnent à l’ambition, s’ils viennent à perdre le
sens moral, deviennent d’ordinaire, par un progrès
rapide, des chenapans finis.
La vanité enrichit. — Que l’esprit humain
serait pauvre sans la vanité ! Mais avec elle il ressemble
à un magasin bien rempli et toujours se
remplissant à nouveau, lequel attire des chalands
de toute espèce : ils peuvent y trouver presque
tout, supposé qu’ils aient sur eux le genre de monnaie
qui a cours (l’admiration).
Vieillard et mort. — Abstraction faite des
exigences qu’impose la religion, on est autorisé à
se demander : pourquoi y aurait-il plus de gloire
pour un homme devenu vieux, qui pressent la déchéance de ses forces, à attendre son lent épuisement et sa dissolution, qu’à se fixer lui-même un
terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce
cas une action toute proche et toute naturelle, qui,
étant une victoire de la raison, devrait en équité
exciter le respect : et le fait est qu’elle l’excitait, aux
temps où les chefs de la philosophie grecque et les
patriotes romains les plus courageux avaient coutume de mourir par suicide. Au contraire, la soif
de se prolonger de jour en jour par la consultation
inquiète des médecins et le régime de vie le plus
pénible, sans la force de se rapprocher du terme
propre de la vie, est beaucoup moins respectable.
— Les religions sont riches en expédients contre
la nécessité du suicide : c’est un moyen de s’insinuer par la flatterie chez ceux qui sont épris de la vie.
Erreur du passif et de l’actif. — Lorsque le
riche prend au pauvre un bien qui lui appartient
(par exemple un prince qui enlève au plébéien sa
maîtresse), il se produit une erreur chez le pauvre ;
il pense que l’autre doit être bien abominable, pour
lui prendre le peu qu’il possède. Mais l’autre est
loin d’avoir un sentiment si profond d’un seul bien
il ne peut donc pas se mettre comme il faut dans
l’âme du pauvre et ne lui fait pas autant de tort que
l’autre ne croit. Tous deux ont l’un de l’autre une
idée fausse. L’injustice du puissant, qui révolte le
plus dans l’histoire, n’est pas à beaucoup près
aussi grande qu’elle paraît. Rien que le sentiment héréditaire d’être un être supérieur, aux
droits supérieurs, donne assez de calme et laisse
la conscience en repos ; nous-mêmes, tant que nous
sommes, quand la différence entre nous et d’autres
êtres est fort grande, nous n’avons plus aucun
sentiment d’injustice et nous tuons une mouche,
par exemple, sans remords. Ainsi ce n’est pas un
signe de méchanceté chez Xerxès (que tous les Grecs
même représentent comme éminemment noble),
lorsqu’il prend à un père son fils et le fait couper
en morceaux, pour avoir manifesté une méfiance
inquiétante et de mauvais augure contre toute l’expédition : l’individu est en pareil cas écarté comme
un insecte désagréable : il est placé trop bas pour
pouvoir exciter des remords de longue durée chez
un maître du monde. Non, l’homme cruel n’est
jamais cruel dans la mesure où le croit celui qu’il
maltraite ; sa conception de la douleur n’est pas la
même que la souffrance de l’autre. Il en va de
même avec les juges injustes, avec le journaliste
qui, par de petites malhonnêtetés, égare l’opinion
publique. La cause et la conséquence appartiennent,
dans tous ces cas, à des groupes tout différents de
sentiments et de pensées ; cependant, on suppose
involontairement que l’auteur et la victime pensent
et sentent de même, et conformément à cette supposition, on mesure la faute de l’un à la douleur de
l’autre.
La peau de l’âme. — De même que les os, les
muscles, les entrailles et les vaisseaux sanguins sont
enfermés dans une peau qui rend l’aspect de l’homme supportable, de même les émotions et les passions de l’âme sont enveloppés dans la vanité : c’est la peau de l’âme.
Sommeil de la vertu. — Quand la vertu a dormi, elle se lèvera plus fraîche.
Subtilité de la honte. — Les hommes ont
honte, non pas d’avoir quelque vilaine pensée,
mais bien s’ils se figurent qu’on leur attribue ces
pensées vilaines.
La méchanceté est rare. — La plupart des
hommes sont bien trop occupés d’eux-mêmes pour
être méchants.
Le trébuchet de la balance. — On loue ou on
blâme, suivant que l’un ou l’autre nous donne davantage l’occasion de faire briller notre force de
jugement.
Correction à Luc 18, 14. — Celui qui s’abaisse
veut se faire élever.
Interdiction du suicide. — Il y a un droit qui
nous permet de prendre la vie à un homme, il n’y
en a pas qui nous permette de lui prendre la mort :
c’est pure cruauté.
Vanité. — Nous nous soucions de la bonne opinion des hommes, d’abord parce qu’elle nous est
utile, puis parce que nous voulons nous en faire des
amis (les enfants de leurs parents, les écoliers de
leurs maîtres et les gens bienveillants en général de
tout le reste des hommes). C’est seulement quand
la bonne opinion des hommes a du prix pour quelqu’un, abstraction faite de son avantage ou de son
désir de faire plaisir, que nous parlons de vanité.
Dans ce cas, l’homme veut se faire plaisir à lui-même, mais aux dépens des autres hommes, ou
bien en les menant à se faire une fausse opinion
de lui, ou bien vise à un degré de « bonne opinion »
où elle doit devenir pénible à tous les autres (en
excitant l’envie). L’individu veut d’ordinaire, par
l’opinion d’autrui, accréditer et fortifier à ses propres yeux l’opinion qu’il a de soi ; mais la puissante accoutumance à l’autorité — accoutumance
aussi vieille que l’homme — mène beaucoup de
gens à appuyer même sur l’autorité leur propre foi
en eux, partant à ne la recevoir que de la main
d’autrui : ils se fient au jugement des autres plus
qu’au leur propre. — L’intérêt qu’on prend à soi-même, le désir de se satisfaire, atteint chez le vaniteux un niveau tel qu’il conduit les autres à une
estime de soi-même fausse, trop élevée, et qu’ensuite il s’en rapporte néanmoins à l’autorité des
autres : ainsi il introduit l’erreur, et cependant y
donne créance. — Il faut donc bien s’avouer que
les vaniteux ne veulent pas tant plaire à autrui
qu’à eux-mêmes, et qu’ils vont assez loin pour y
négliger leur avantage : car ils mettent de l’importance souvent à mettre leurs semblables en des dispositions défavorables, hostiles, envieuses, partant
désavantageuses pour eux, rien que pour avoir la
satisfaction de leur Moi, le contentement de soi.
Limites de la philanthropie. — Tout homme qui
a décidé que l’autre est un imbécile, un mauvais
gas, se fâche quand l’autre montre enfin qu’il ne
l’est pas.
Moralité larmoyante. — Que de plaisir donne
la moralité ! Qu’on pense seulement à la mer d’agréables larmes qui a déjà coulé au récit de traits
nobles, magnanimes ! — Cet attrait de la vie disparaîtrait si la croyance à l’irresponsabilité complète
devenait dominante.
Origine de la justice. — La justice (l’équité)
prend sa source parmi des hommes à peu près également puissants, comme Thucydide l’a bien compris (dans l’effrayant dialogue entre les députés
athéniens et méliens)[4]. C’est à savoir que : là où
il n’y a pas de puissance clairement reconnue pour
prédominante et où une lutte n’amènerait que des
dommages réciproques sans résultat, naît l’idée de
s’entendre et de traiter au sujet des prétentions de
part et d’autre : le caractère de troc est le caractère
initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l’autre, en ce que chacun reçoit ce qu’il met à plus haut prix que l’autre. On donne à chacun ce qu’il veut avoir, comme étant désormais sien, et en échange on reçoit l’objet de son désir. La justice est ainsi une compensation et un troc dans l’hypothèse d’une puissance à peu près égale : c’est ainsi qu’originairement la vengeance appartient au règne de la justice, elle est un échange. De même la reconnaissance. — La justice revient naturellement au point de vue d’un instinct de conservation judicieux, partant à l’égoïsme de cette réflexion : « À quoi bon me causer du dommage inutile, sans atteindre peut-être mon but ? » — Voilà pour l’origine de la justice. Parce que les hommes, conformément à leur habitude intellectuelle, ont oublié le but originel des actes dits justes, équitables, et surtout parce
que durant des siècles les enfants ont été instruits à admirer et à imiter ces actes, peu à peu est née l’apparence qu’un acte juste serait un acte non égoïste : or c’est sur cette apparence que repose la haute estime qu’on en fait, laquelle,en outre, comme toute
estime, est continuellement en train de s’élever encore ; car une chose haut prisée est recherchée, moyennant des sacrifices, imitée, multipliée, et grandit par le fait que le prix de la peine et du zèle que chacun y applique vient s’ajouter au prix de la chose même. — Que peu moral serait l’aspect du monde, sans la faculté d’oubli ! Un poète pourrait
dire que Dieu a installé l’oubli comme huissier au seuil du temple de la dignité humaine.
Du droit du plus faible. — Lorsque quelqu’un, par exemple une ville assiégée, se soumet sous condition à un plus puissant, la contre-condition est qu’on peut s’anéantir, incendier la ville, et ainsi causer une grosse perte au puissant. De la sorte, il se produit en ce cas une espèce d’égalité, qui peut servir de fondement à des droits. L’ennemi trouve son avantage à la conservation. — En ce sens, il y a aussi des droits entre esclaves et maîtres, c’est-à-dire juste dans la mesure où la possession de l’esclave est utile et importante pour son maître. Le droit s’étend originairement à la limite où l’un paraît à l’autre précieux, essentiel, imperdable, invincible, et cetera. En ce sens, le plus faible a encore des droits, mais moindres. De là le fameux unusquisque tantum juris habet, quantum potentia valet (ou plus exactement : quantum potentia valere creditur).
Les trois phases de la moralité jusqu’à nos jours. — Le premier signe que l’animal est devenu homme est quand ses actes ne se rapportent plus
au bien-être momentané, mais à des choses durables, lorsque, par conséquent, l’homme recherche
l’utilité, l’appropriation à une fin : c’est là la première éclosion du libre gouvernement de la raison.
Un degré supérieur est atteint, quand il agit
d’après le principe de l’honneur ; grâce à lui, il se
discipline, se soumet à des sentiments communs,
et cela l’élève fort au-dessus de la phase où l’utilité entendue personnellement était son seul guide :
il honore et veut être honoré, c’est-à-dire : il conçoit l’utile comme dépendant de son opinion sur
autrui, de l’opinion d’autrui sur lui. Enfin il agit,
au degré le plus élevé de la moralité jusqu’à nos jours, d’après sa propre mesure des choses et des
hommes, lui-même décide pour lui et les autres ce
qui est honorable, ce qui est utile ; il est devenu le
législateur des opinions, conformément à la conception toujours plus développée de l’utile et de l’honorable. La science le rend capable de préférer le
plus utile, c’est-à-dire l’utilité générale durable à
l’utilité personnelle, la reconnaissance respectueuse
d’une valeur générale durable à celle d’un moment ;
il vit et agit comme un individu collectif.
Morale de l’individu parvenu à maturité. — On
a jusqu’ici regardé comme le caractère propre de
la morale l’impersonnalité ; et l’on a démontré qu’au
commencement la considération de l’utilité générale était la cause pourquoi l’on louait et l’on distinguait tous les actes impersonnels. N’y aurait-il
pas lieu à une transformation importante de ces
idées, maintenant que l’on s’aperçoit de mieux en
mieux que c’est précisément dans les considérations
les plus personnelles possibles que l’utilité générale est aussi la plus grande : si bien que justement la conduite la plus strictement personnelle
répond à la conception actuelle de la moralité (entendue comme Utilité générale) ? Faire de soi une
personne complète et, dans tout ce que l’on fait, se
proposer son plus grand bien — cela va plus loin
que ces misérables émotions et actions au profit
d’autrui. À la vérité, nous souffrons tous encore
du trop peu de respect de la personnalité en nous, elle est mal éduquée, — il faut nous l’avouer : on
a plutôt violemment détourné d’elle notre pensée,
pour l’offrir en sacrifice à l’État, à la Science, à
Celui-qui-a-besoin-d’aide, comme si elle était l’élément mauvais qui devait être sacrifié. Aujourd’hui
aussi, nous voulons travailler pour nos semblables,
mais seulement dans la mesure où nous trouvons
dans ce travail notre plus grand avantage propre,
ni plus ni moins. Il s’agit seulement de savoir ce
qu’on entend par son avantage ; c’est justement
l’individu non mûri, non développé, grossier, qui
l’entendra de la façon la plus grossière.
Morale et moral. — Être moral, avoir des
mœurs, avoir de la vertu, cela veut dire pratiquer
l’obéissance envers une loi et une tradition fondées
depuis longtemps. Que l’on s’y soumette avec peine
ou de bon cœur, c’est là chose longtemps indifférente ;
il suffit qu’on le fasse. Celui qu’on appelle
« bon » est enfin celui qui par nature, à la suite
d’une longue hérédité, partant facilement et volontiers,
agit conformément à la morale, quelle qu’elle
soit (par exemple se venger, si se venger fait partie,
comme chez les anciens Grecs, des bonnes
mœurs). On l’appelle bon parce qu’il est bon « à
quelque chose » ; or, comme la bienveillance, la pitié,
les égards, la modération, et cetera, finissent, dans
le changement des mœurs, par être toujours sentis
comme « bons à quelque chose », comme utiles,
c’est plus tard le bienveillant, le secourable qu’on
nomme de préférence « bon ». (À l’origine, c’étaient
d’autres espèces plus importantes d’utilité qui occupaient
le premier plan.) Être méchant, c’est n’être
« pas moral » (immoral), pratiquer l’immoralité, résister
à la tradition, quelque raisonnable ou absurde
qu’elle soit ; le dommage fait à la communauté (et
au « prochain », qui y est compris) a d’ailleurs été,
dans toutes les lois morales des diverses époques,
ressenti principalement comme l’« immoralité » au
sens propre, au point que, maintenant, le mot «
méchant » nous fait tout d’abord penser au dommage
volontaire fait au prochain et à la communauté. Ce
n’est pas entre « égoïste » et « altruiste » qu’est la
différence fondamentale qui a porté les hommes à
distinguer le moral de l’immoral, le bon du mauvais,
mais bien entre l’attachement à une tradition, à une loi, et la tendance à s’en affranchir.
La manière dont la tradition a pris naissance est à ce
point de vue indifférente ; c’est en tout cas sans
égard au bien et au mal ou à quelque impératif
immanent et catégorique, mais avant tout en vue
de la conservation d’une communauté, d’une race,
d’une association, d’un peuple ; tout usage superstitieux qui doit sa naissance à un accident interprété à faux, produit une tradition qu’il est moral
de suivre ; s’en affranchir est en effet dangereux,
plus nuisible encore à la communauté qu’à l’individu (parce que la divinité punit le sacrilège et toute
violation de ses privilèges sur la communauté et
par ce moyen seulement sur l’individu). Or, toute
tradition devient continuellement plus respectable
à mesure que l’origine s’en éloigne, qu’elle est plus
oubliée ; le tribut de respect qu’on lui doit va s’accumulant de génération en génération, la tradition
finit par devenir sacrée et inspirer de la vénération ;
et ainsi la morale de la piété est une morale en
tout cas beaucoup plus antique que celle qui demande des actions altruistes.
Le plaisir dans la morale. — Une espèce importante de plaisir, et par là de source de la moralité,
provient de l’habitude. On fait l’habituel plus aisément, mieux, partant plus volontiers, on en ressent un plaisir, et l’on sait par l’expérience que l’habituel a fait ses preuves, qu’il a donc une utilité ;
Une coutume avec laquelle on peut vivre est démontrée salutaire, profitable, en opposition à toutes les
tentatives neuves, non encore éprouvées. La coutume est, par suite, l’union de l’agréable et de l’utile, en outre elle n’exige aucune réflexion. Sitôt
que l’homme peut exercer une contrainte, il l’exerce
pour conserver et propager ses coutumes, car à ses
yeux elles sont la sagesse garantie. De même une
communauté d’individus contraint chaque élément
isolé à une même coutume. On commet là cette
faute de raisonnement : parce qu’on se trouve bien
d’une coutume, ou du moins parce que par son
moyen on conserve son existence, cette coutume
est nécessaire, car elle passe pour la possibilité unique dont on peut se bien trouver ; le bien-être de
la vie semble ne provenir que d’elle. Cette conception de l’habituel comme condition d’existence est
poussée jusqu’aux plus petits détails de la coutume :
comme l’intelligence de la causalité véritable est
très réduite chez les peuples et les civilisations de niveau peu élevé, on aspire avec une crainte superstitieuse à ce que tout aille du même pas que soi ;
même là où la coutume est pénible, dure, lourde,
elle est conservée en vue de son utilité supérieure
apparente. On ne sait pas que le même degré de
bien-être peut exister avec d’autres coutumes, et
que même on peut atteindre des degrés plus élevés.
Mais ce dont on se rend bien compte, c’est que toutes les coutumes, fût-ce les plus dures, deviennent
avec le temps plus agréables et plus douces, et que
le régime le plus sévère peut se tourner en habitude et par là en plaisir.
Plaisir et instinct social. — Par ses rapports
avec d’autres hommes, l’homme acquiert une nouvelle espèce de plaisir, qui s’ajoute aux sentiments
de plaisir qu’il tire de lui-même ; par là il étend
considérablement le domaine du plaisir en général.
Peut-être bien des éléments qui rentrent dans ce
genre lui sont-ils venus par héritage des animaux,
lesquels éprouvent évidemment du plaisir quand
ils jouent ensemble, par exemple la mère avec ses
petits. D’autre part, qu’on réfléchisse aux rapports sexuels, qui font que toute femme presque
paraît intéressante à tout homme en vue du plaisir, et réciproquement. Le sentiment de plaisir
fondé sur les rapports humains fait en général
l’homme meilleur ; la joie commune, le plaisir pris
ensemble sont accrus ; ils donnent à l’individu de
la sécurité, le rendent de meilleure humeur, dissolvent la méfiance, l’envie ; car on se sent mieux soi-même et l’on voit les autres se sentir mieux pareillement. Les manifestations de plaisir similaires éveillent l’image de la sympathie, le sentiment d’être des semblables : c’est ce que font
aussi les souffrances communes, les mêmes orages,
les mêmes dangers, les mêmes ennemis. C’est là-dessus sans doute que se fonde la plus ancienne
association : elle a le sens d’une délivrance et d’une
protection commune contre un déplaisir qui menace, au profit de chaque individu. Et de cette
façon l’instinct social naît du plaisir.
Ce qu’il y a d’innocence dans les actions dites méchantes. — Toutes les « méchantes » actions
sont motivées par l’instinct de la conservation ou,
plus exactement encore, par l’aspiration au plaisir
et la fuite du déplaisir chez l’individu ; or, étant
ainsi motivées, elles ne sont pas méchantes. « Faire
du chagrin en soi » n’existe pas, en dehors du cerveau des philosophes, aussi peu que « faire du
plaisir en soi » (la pitié au sens de Schopenhauer).
Dans la condition sociale antérieure à l’État, nous
tuons l’être, singe ou homme, qui veut prendre
avant nous un fruit de l’arbre, juste quand nous
avons faim et courons vers l’arbre : c’est ce que nous
ferions encore de l’animal en voyageant dans des
contrées sauvages. — Les mauvaises actions qui
nous indignent aujourd’hui le plus reposent sur
cette erreur, que l’homme qui les commet à notre
égard aurait son libre arbitre : que par conséquent
il aurait dépendu de son bon plaisir de ne pas nous
faire ce tort. Cette croyance au bon plaisir éveille
la haine, le plaisir de la vengeance, la malice, la
perversion entière de l’imagination, au lieu que
nous nous fâchons beaucoup moins contre un animal, parce que nous le considérons comme irresponsable. Faire du mal, non par instinct de conservation, mais par représailles — est la conséquence
d’un jugement erroné, et par cela même également
innocent. L’individu peut, dans les conditions sociales antérieures à l’État, traiter d’autres êtres avec
dureté et cruauté pour les effrayer ; c’est qu’il veut
assurer son existence par ces preuves effrayantes
de sa puissance. Ainsi agit le violent, le puissant,
le fondateur d’État primitif qui se soumet les plus
faibles. Il en a le droit, comme l’État le prend
encore aujourd’hui ; ou, pour mieux dire, il n’y a
point de droit qui puisse l’empêcher. La première
condition pour que s’établisse le terrain de toute
moralité, c’est qu’un individu plus fort ou un individu collectif, par exemple la société, l’État, soumette les individus, par conséquent les tire de
leur isolement et les réunisse en un lien commun.
La moralité ne vient qu’après la contrainte, bien
plus, elle est elle-même quelque temps encore une
contrainte à laquelle on s’attache pour éviter le
déplaisir. Plus tard, elle devient une coutume, plus
tard encore une libre obéissance, enfin presque un
instinct : alors elle est, comme tout ce qui est dès
longtemps habituel et naturel, liée à du plaisir —
et elle prend le nom de vertu.
Pudeur. — La pudeur existe partout où il y a
un « mystère » ; or c’est là une conception religieuse
qui avait, aux plus anciens temps de la civilisation
humaine, une grande extension. Partout il y avait
des domaines limités, dont le droit divin interdisait l’accès, sauf sous certaines conditions : c’était
tout d’abord une interdiction toute locale, en ce
sens que certains emplacements ne pouvaient être
foulés par le pied des profanes et que, dans leur
voisinage, ceux-ci ressentaient épouvante et inquiétude. Ce sentiment fut de diverses façons transporté à d’autres objets, par exemple aux rapports
sexuels, qui, étant un privilège et un adyton de
l’âge plus mûr, devaient être soustraits aux regards
de la jeunesse, pour son bien : la garde de ces
rapports et leur sanctification étaient l’affaire de
plusieurs divinités qui étaient censées placées en sentinelles dans l’appartement nuptial. (En langue
turque, cet appartement s’appelle par cette raison
Harem, « sanctuaire, » et par conséquent est désigné
par le nom usité pour les portiques des mosquées).
C’est ainsi que la royauté, centre d’où
rayonne la puissance et l’éclat, est pour le sujet
un mystère plein de secret et de pudeur : effet dont
bien des restes se font encore sentir aujourd’hui
chez des peuples qui ne comptent pas d’ailleurs
parmi les pudiques. De même le monde entier des
états intérieurs, ce qu’on appelle l’« âme », est
actuellement encore un mystère pour tous les non-philosophes,
à la suite de ce que, pendant un
temps infini, il fut cru digne d’une origine divine,
de relations avec la divinité : il est par suite un
adyton et éveille la pudeur.
Ne jugez point. — On doit se garder, en considérant
des époques anciennes, de s’engager dans
un blâme injuste. L’injustice dans l’esclavage, la
cruauté dans la sujétion de personnes et de peuples
ne doivent pas se mesurer à notre mesure. Car en
ce temps-là l’instinct de la justice n’était pas aussi
développé. Qui osera reprocher au Genevois Calvin
d’avoir fait brûler le médecin Servet ? Ce fut une
action logique, qui découlait de ses convictions, et
de même l’Inquisition avait sa justification.
Qu’est-ce au reste que le supplice d’un seul homme en
comparaison des éternels supplices de l’enfer pour
presque tous ? Et cependant cette conception régnait
alors par le monde entier, sans que l’horreur
bien plus grande en fît un mal essentiel à l’idée
d’un Dieu. Chez nous aussi, des sectaires politiques
sont traités d’une manière dure et cruelle,
mais étant accoutumés à croire à la nécessité de
l’État, on ne sent pas en ce cas les cruautés autant
que dans ceux où les conceptions nous répugnent.
La cruauté envers les animaux qu’on trouve chez les
enfants et chez les Italiens se ramène au défaut d’intelligence ;
l’animal a été, particulièrement dans
l’intérêt de la théorie cléricale, rejeté trop loin derrière
l’homme. — Ce qui adoucit encore beaucoup
d’horreurs et d’inhumanités dans l’histoire, auxquelles
l’on voudrait à peine ajouter foi, c’est cette
considération que l’ordonnateur et l’exécuteur sont
des personnages différents : le premier n’a pas la
vue du fait, ni par conséquent la forte impression
sur l’imagination, le second obéit à un supérieur
et se sent irresponsable. La plupart des princes et
des chefs militaires font aisément, par le manque
d’imagination, l’effet d’hommes cruels et durs sans
l’être. — L’Égoïsme n’est pas méchant, parce que
l’idée du « prochain » — le mot est d’origine chrétienne
et ne correspond pas à la réalité — est en
nous très faible ; et nous nous sentons libres et
irresponsables envers lui presque comme envers la plante et la pierre. La souffrance d’autrui est chose
qui doit s’apprendre : et jamais elle ne peut être
apprise pleinement.
« L’homme agit toujours bien… » — Nous ne
nous plaignons pas de la Nature comme d’un être
immoral, quand elle nous envoie un orage et nous
mouille : pourquoi nommons-nous immoral l’homme
qui nuit ? Parce que nous admettons ici une volonté
libre s’exerçant arbitrairement, là une nécessité.
Mais cette distinction est une erreur. En outre : il
est des circonstances où nous n’appelons pas immoral
même celui qui nuit intentionnellement ; on n’a
pas de scrupule, par exemple, à tuer intentionnellement
une mouche, simplement parce que son
chant nous déplaît, on punit intentionnellement le
criminel et on le fait souffrir, pour nous garantir,
nous et la Société. Dans le premier cas, c’est
l’individu qui, pour se conserver ou même pour ne
point prendre de déplaisir, fait souffrir intentionnellement :
dans le second, c’est l’État. Toute
morale admet le mal fait intentionnellement dans
le cas de légitime défense : c’est-à-dire quand il
s’agit de l’instinct de conservation ! Mais ces
deux points de vue suffisent à expliquer toutes les
mauvaises actions faites par des hommes contre
des hommes : on veut se procurer du plaisir ou
s’éviter de la peine ; dans l’un comme dans l’autre
sens, il s’agit toujours de l’instinct de conservation.
Socrate et Platon ont raison : quoi que l’homme
fasse, il fait toujours le bien, c’est-à-dire ce qui lui
semble bon (utile), selon son degré d’intelligence,
l’étiage actuel de son raisonnement.
« L’innocence de la méchanceté ». — La méchanceté
n’a pas pour but en soi la souffrance d’autrui, mais
sa propre jouissance, sous forme par exemple d’un
sentiment de vengeance ou d’une forte excitation
nerveuse. Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en
arriver au sentiment agréable de la supériorité.
Maintenant, l’immoralité consiste-t-elle à prendre
du plaisir au déplaisir d’autrui ? La joie de nuire
est-elle diabolique, comme le dit Schopenhauer ?
Le fait est que nous prenons plaisir dans la nature à rompre des branches, à briser des pierres,
à combattre les animaux sauvages, et cela, pour
en tirer la conscience de notre force. Le fait de savoir qu’un autre souffre par nous rendrait donc
immorale ici la même chose à l’égard de laquelle
nous nous sentons autrement irresponsables ? Mais
si on ne le savait pas, on n’y trouverait pas non
plus le plaisir de sa supériorité ; celle-ci ne peut se manifester
que dans la souffrance d’autrui, par
exemple dans la taquinerie. Tout plaisir en lui-même n’est ni bon ni mauvais ; d’où viendrait alors
cette distinction que, pour prendre plaisir à soi-même, on n’a pas le droit d’exciter le déplaisir
d’autrui ? Uniquement du point de vue de l’utilité,
C’est-à-dire de la considération des conséquences,
d’un déplaisir éventuel, au cas où l’homme lésé, ou
l’État qui le représente, ferait attendre un châtiment et
une vengeance : cela seul peut à l’origine avoir fourni
le motif pour s’interdire de tels actes.
— La pitié a
aussi peu le plaisir d’autrui pour but que, comme
j’ai dit, la méchanceté ne se propose la douleur
d’autrui en soi. Car elle cache au moins deux éléments (peut-être bien plus) de plaisir personnel et
n’est sous cette forme que le contentement de soi :
d’abord il y a le plaisir de l’émotion, telle qu’est
la pitié dans la tragédie, puis, lorsqu’on passe à
l’acte, le plaisir de se contenter en exerçant sa puissance. Pour peu qu’en outre une personne qui
souffre nous soit très proche, nous nous ôtons à
nous-mêmes une souffrance en accomplissant des
actes de pitié. — Hormis quelques philosophes, les
hommes ont toujours mis la pitié à un rang assez
bas dans la série des sentiments moraux : à bon
droit.
Légitime défense. — Si l’on admet d’une façon
générale la légitime défense pour morale, il faut
admettre aussi presque toutes les manifestations
de l’égoïsme dit immoral : on fait mal, on vole ou
on tue pour se conserver ou pour se garantir,
pour prévenir une infortune personnelle ; on ment
lorsque la ruse et les détours sont le vrai moyen
de satisfaire à l’instinct de conservation. Nuire à dessein, quand il s’agit de notre existence ou de
notre sécurité (conservation de notre bien-être) est
admis comme moral ; l’État lui-même nuit au même
point de vue, quand il prononce une peine. Ce ne
peut naturellement pas être dans l’action de nuire
à son insu que réside l’immoralité : là, c’est le
hasard qui règne. Y a-t-il donc une espèce d’action
de nuire à dessein où il ne s’agisse pas de notre
existence, de la conservation de notre bien-être ? Y
a-t-il une manière de nuire à dessein
par méchanceté pure, par exemple dans la cruauté ? Si l’on ne
sait pas le mal que fait son acte, ce n’est pas un
acte de méchanceté ; ainsi l’enfant à l’égard de
l’animal n’est pas pervers, n’est pas méchant : il
l’éprouve et le détruit comme son joujou. Mais
sait-on jamais pleinement le mal qu’un acte fait à
autrui ? La limite où s’étend l’action de notre système nerveux est celle où nous nous garons de la
douleur : si elle s’étendait plus loin, jusque dans
nos semblables, nous ne ferions de mal à personne
(sauf dans les cas où nous nous en faisons à nous-mêmes, où par exemple nous nous taillons pour
notre guérison, nous nous fatiguons et faisons des
efforts pour notre santé). Nous concluons par analogie
que quelque chose fait mal à quelqu’un et, par
le souvenir et la force de l’imagination, nous pouvons
en souffrir nous-mêmes. Mais quelle différence
il reste toujours entre le mal de dents et le mal
(pitié) qu’excite la vue du mal de dents ! Ainsi :
lorsqu’on nuit soi-disant par méchanceté, le degré
de la douleur causée nous est dans tous les cas
inconnu ; or dans la mesure où il y a plaisir à l’acte
(sentiment de sa propre puissance, de sa propre
forte excitation), l’acte se fait pour conserver le
bien-être de l’individu et tombe ainsi sous le même
point de vue que la légitime défense, le mensonge
légitime. Sans plaisir, point de vie ; le combat pour
le plaisir est le combat pour la vie. De savoir si
l’individu livre ce combat de sorte que les hommes
l’appellent bon ou de sorte qu’ils l’appellent mauvais,
c’est une question que décident le niveau et la
nature de son intelligence.
La justice rétributive. — Qui a pleinement
saisi la théorie de l’irresponsabilité complète ne
peut plus ranger sous la catégorie de justice ce
que l’on appelle justice des peines et des récompenses :
à supposer que la justice consiste à donner à
chacun ce qui lui appartient. Car celui qui est puni
ne mérite pas la punition ; il est seulement
employé comme un moyen de détourner dorénavant
de certains actes par la terreur ; de même celui que
l’on récompense ne mérite pas la récompense : le
fait est qu’il ne pouvait pas agir autrement qu’il
n’a agi. Ainsi la récompense n’a d’autre sens que
celui d’un encouragement pour lui et pour d’autres,
afin de fournir un motif d’actions futures ; l’éloge s’accorde à celui qui court dans la carrière,
non à celui qui est au but. Ni peine ni récompense
ne sont choses qui reviennent à chacun comme lui appartenant ; elles lui sont données par des raisons
d’utilité, sans qu’il ait à y prétendre avec justice.
Il faut aussi bien dire : « Le sage ne récompense
pas parce qu’il a été bien agi », que l’on a dit :
« Le sage ne punit pas parce qu’il a été mal agi,
mais pour qu’il ne soit plus mal agi. » Si peine et
récompense disparaissaient, il disparaîtrait aussi
les motifs les plus puissants qui détournent de certains actes, conduisent à certains actes ; l’utilité
des hommes en exige le maintien ; et étant donné
que peine et récompense, que blâme et éloge agissent de la manière la plus sensible sur la vanité,
cette même utilité exige aussi le maintien de la vanité.
Au bord de la Cascade. — En contemplant une
chute d’eau, nous croyons voir dans les innombrables ondulations, serpentements, brisements des
vagues, liberté de la volonté et caprice ; mais tout
est nécessité, chaque mouvement peut se calculer
mathématiquement. Il en est de même pour les actions humaines ; on devrait pouvoir calculer d’avance
chaque action, si l’on était omniscient, et de même
chaque progrès de la connaissance, chaque erreur,
chaque méchanceté. L’homme agissant lui-même
est, il est vrai, dans l’illusion du libre arbitre ; si à
un instant la roue du monde s’arrêtait et qu’il y
eût là une intelligence calculatrice omnisciente pour
mettre à profit cette pause, elle pourrait continuer
à calculer l’avenir de chaque être jusqu’aux temps
les plus éloignés et marquer chaque trace où cette
roue passera désormais. L’illusion sur soi-même
de l’homme agissant, la conviction de son libre arbitre, appartient également à ce mécanisme, qui est
objet de calcul.
Irresponsabilité et innocence. — La complète
irresponsabilité de l’homme à l’égard de ses actes
et de son être est la goutte la plus amère que le
chercheur doit avaler, lorsqu’il a été habitué à voir
dans la responsabilité et le devoir les lettres de
noblesse de l’humanité. Toutes ses appréciations,
ses désignations, ses penchants sont par là devenus sans valeur et faux : son sentiment le plus
profond, celui qu’il portait au martyr, au héros, a pris la valeur d’une erreur ; il n’a plus le droit de
louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer
et de blâmer la nature et la nécessité. De même
qu’il aime une belle œuvre, mais ne la loue pas,
parce qu’elle ne peut rien par elle-même ; tel il est
devant une plante, tel il doit être devant les actions
des hommes, devant les siennes propres. Il peut en
admirer la force, la beauté, la plénitude, mais il ne
lui est pas permis d’y trouver du mérite : le phénomène
chimique et la lutte des éléments, les tortures
du malade qui a soif de guérison sont juste autant
des mérites que ces luttes et ces détresses de l’âme
où l’on est tiraillé par divers motifs en divers sens,
jusqu’à ce qu’enfin on se décide pour le plus puissant
— comme on dit (mais en réalité, jusqu’à ce
que le plus puissant décide de nous). Mais tous
ces motifs, quelque grands noms que nous leur
donnions, sont sortis des mêmes racines où nous
croyons que résident les poisons malfaisants ;
entre les bonnes et les mauvaises actions, il n’y a
pas une différence d’espèce, mais tout au plus de
degré. Les bonnes actions sont de mauvaises actions
sublimées : les mauvaises actions sont de bonnes
actions grossièrement, sottement accomplies. Un
seul désir de l’individu, celui de la jouissance de
soi-même (uni à la crainte d’en être frustré), se satisfait
dans toutes les circonstances, de quelque
façon que l’homme puisse, c’est-à-dire doive agir ;
que ce soit en actes de vanité, de vengeance, de plaisir, d’intérêt, de méchanceté, de perfidie, que
ce soit en actes de sacrifice, de pitié, de recherche
scientifique. Les degrés du jugement décident dans
quelle direction chacun se laissera entraîner par ce
désir ; il y a continuellement présente à chaque
société, à chaque individu, une hiérarchie des biens
d’après laquelle il détermine ses actes et juge ceux
d’autrui. Mais cette échelle de mesure se transforme
continuellement, beaucoup d’actes s’appellent
méchants et ne sont que bêtes, parce que le niveau
de l’intelligence qui s’est décidée pour eux était
très bas. Mieux encore, en un certain sens, aujourd’hui
encore tous les actes sont bêtes, parce que le
niveau le plus élevé de l’intelligence humaine qui
peut être atteint actuellement sera sûrement encore
dépassé : et alors, en regardant en arrière, toute
notre conduite et tous nos jugements paraîtront
aussi bornés et irréfléchis que la conduite et les jugements
de peuplades sauvages arriérées nous apparaissent
aujourd’hui bornés et irréfléchis. — Se
rendre compte de tout cela peut causer une profonde
douleur, mais il y a une consolation : ces douleurs
là sont des douleurs d’enfantement. Le papillon veut
briser son enveloppe, il la déchiquette, il la déchire :
alors vient l’aveugler et l’enivrer la lumière inconnue,
l’empire de la liberté. C’est dans des hommes qui sont
capables de cette tristesse — qu’ils seront peu —
que se fait le premier essai de savoir si l’humanité,
de morale qu’elle est, peut se transformer en sage.
Le soleil d’un Évangile nouveau jette son premier
rayon sur les plus hauts sommets dans les âmes
de ces isolés : là les nuages s’accumulent plus épais
que partout ailleurs, et côte à côte règnent la clarté
la plus pure et le plus sombre crépuscule. Tout est
nécessité — ainsi parle la science nouvelle : et cette
science elle-même est nécessaire. Tout est innocence :
et la science est la voie qui mène à pénétrer cette
innocence. Si la volupté, l’égoïsme, la vanité sont
nécessaires à la production des phénomènes moraux
et de leur floraison la plus haute, le sens de la vérité
et de la justice de la connaissance ; si l’erreur et
l’égarement de l’imagination a été l’unique moyen
par lequel l’humanité pouvait s’élever peu à peu à
ce degré d’éclairement et d’affranchissement de soi-même
— qui oserait être triste d’apercevoir le but
où mènent ces chemins ? Tout dans le domaine de
la morale est modifié, changeant, incertain, tout
est en fluctuation, il est vrai : mais aussi tout est en cours :
et vers un seul but. L’habitude héréditaire
des erreurs d’appréciation, d’amour, de haine,
a beau continuer d’agir en nous, sous l’influence de
la science en croissance elle se fera plus faible :
une nouvelle habitude, celle de comprendre, de ne
pas aimer, de ne pas haïr, de voir de haut, s’implante
insensiblement en nous dans le même sol et
sera, dans des milliers d’années, peut-être assez
puissante pour donner à l’humanité la force de
produire l’homme sage, innocent (ayant conscience
de son innocence), aussi régulièrement qu’elle produit actuellement l’homme non sage, injuste, ayant
conscience de sa faute — c’est-à-dire l’antécédent nécessaire, non pas l’opposé de celui-là.
La double lutte contre le mal. — Quand un
mal nous atteint, on peut en venir à bout ou bien
en en supprimant la cause, ou bien en modifiant
l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc, par
un changement du mal en un bien, dont l’utilité ne
se révélera peut-être que plus tard. La Religion et
l’Art (ainsi que la philosophie métaphysique) s’efforcent de provoquer le changement de sensation,
soit par le changement de notre jugement sur les
faits de notre vie (par exemple à l’aide du principe :
« Dieu châtie celui qu’il aime »), soit en éveillant
un plaisir tiré de la douleur, de l’émotion en général
(c’est d’où l’art du tragique prend son point de
départ). Plus un individu a de penchant à interpréter et à justifier, moins il prendra en considération les causes du mal et moins il les écartera ; l’adoucissement et l’assoupissement momentanés, comme ils sont employés par exemple
pour le mal de dents, lui suffisent même dans les
souffrances les plus graves. Plus l’empire des
religions et de tous les arts de narcotisme perd
de terrain, plus strictement les hommes se proposent la véritable suppression des maux, ce qui tombe, il est vrai, mal pour les poètes tragiques —
car on trouve pour la tragédie toujours moins de
matière, parce que le domaine du destin impitoyable, inéluctable, se fait toujours plus étroit, — mais plus mal encore pour les prêtres : car
ceux-ci n’ont vécu jusqu’ici que de l’assoupissement
des maux humains.
Connaissance est douleur. — Qu’on aimerait à faire de ces affirmations fausses des homines religiosi, qu’il y a un Dieu, qu’il exige de nous le bien, qu’il est surveillant et témoin de toute action, de tout moment, de toute pensée, qu’il nous aime, que dans tout malheur il veut notre plus grand bien, — qu’on aimerait à en faire l’échange contre des vérités qui seraient aussi salutaires, calmantes et bienfaisantes que ces erreurs ! Mais de telles vérités n’existent pas ; la philosophie peut tout au plus leur opposer à son tour des apparences métaphysiques (au fond, également des faussetés). Mais c’est justement ce qui fait la tragédie, qu’on ne peut croire ces dogmes de la religion et de la métaphysique, si l’on a dans la tête et le cœur la stricte méthode de la vérité, et d’un autre côté, qu’on est devenu, par l’évolution de l’humanité, assez tendre, excitable, passionné, pour avoir absolument besoin de moyens de salut et de consolation du genre le plus élevé ; d’où vient ainsi le danger que l’homme s’ensanglante au contact de la vérité reconnue, plus exactement : de l’erreur pénétrée. C’est ce qu’exprime Byron en vers immortels :
Sorrow is knowledge : they who know the most
must mourn the deepest o’er the fatal truth,
the Tree of Knowledge is not that of Life[5].
Contre de tels soucis, aucun moyen n’est d’un secours meilleur que d’évoquer la magnifique frivolité d’Horace, au moins pour les pires erreurs et les éclipses du soleil de l’âme, et de se dire à soi-même avec lui :
Quid aeternis minorem
Consiliis animam fatigas ?
Cur non sub alta vel platano vel hac
Pinu jacentes[6] —
Mais assurément frivolité ou mélancolie de tout
degré vaut mieux qu’un recul romantique et une
retraite en bon ordre, un rapprochement avec le
christianisme, sous quelque forme que ce soit : car
avec lui on ne peut, suivant l’état actuel de la connaissance, décidément plus s’entendre, sans souiller incurablement sa conscience intellectuelle et la
trahir vis-à-vis de soi-même et d’autrui. Ces douleurs peuvent être assez pénibles : mais on ne peut
sans douleur devenir un guide et un éducateur de
l’humanité ; et malheur à celui qui voudrait l’essayer et n’avoir plus cette pure conscience !
La vérité dans la religion. — Dans la période de raisonnement, on n’a pas été juste envers l’importance de la religion, il n’y a pas à en douter : mais il est aussi assuré que, dans la réaction contre le raisonnement qui suivit, on dépassa de nouveau la justice d’un grand pas, en traitant les religions avec amour, même avec passion, et en leur attribuant par exemple une profonde compréhension du monde, que dis-je ? la plus profonde de toutes ; que la science n’aurait qu’à dépouiller du vêtement dogmatique pour posséder la « vérité » sous une forme non mythique. Les religions doivent donc — telle était l’affirmation des adversaires de l’explication — exprimer sensu allegorico, par égard à l’intelligence de la masse, cette sagesse de toute antiquité, qui est la sagesse en soi, en ce sens que toute véritable science de l’âge moderne aurait ramené à elle au lieu d’éloigner d’elle : de sorte qu’entre les plus anciens sages de l’humanité et tous ceux qui suivirent régnerait une harmonie et même une identité de vues, et qu’un progrès des connaissances — supposé qu’on voulût en parler — se rapporterait non pas au principe, mais à sa communication. Toute cette conception de la religion et de la science est erronée à fond ; et personne n’oserait s’en déclarer partisan aujourd’hui encore, si l’éloquence de Schopenhauer ne l’avait prise sous sa garde : cette éloquence à la voix claire et qui pourtant ne parvient à ses auditeurs qu’après un âge d’hommes. S’il est certain qu’on peut, de l’explication religioso-morale de l’homme et du monde par Schopenhauer, tirer beaucoup de profit pour l’intelligence du christianisme et d’autres religions, aussi est-il certain que, sur la valeur de la religion pour la connaissance, il s’est trompé. Lui-même n’était en cela qu’un élève trop docile des maîtres de la science de son temps, qui sacrifiaient tous de concert au romantisme et avaient abdiqué l’esprit de raisonnement né à notre époque actuelle, il n’aurait pu du tout parler du sensus allegoricus de la religion, il aurait plutôt rendu hommage à la vérité, comme il en avait coutume, en ces termes : jamais encore religion n’a, ni médiatement ni immédiatement, ni en dogme ni en parabole, contenu une vérité. Car c’est de l’inquiétude et du besoin que chacune est née, c’est sur les erreurs de la raison qu’elle s’est insinuée dans l’existence ; elle a peut-être parfois, étant mise en péril par la science, introduit mensongèrement dans son système une théorie philosophique, afin qu’on l’y trouvât plus tard établie : mais c’est là un tourdethéologiens, du temps où une religion doute déjà d’elle-même. Ces tours de la théologie, qui, à la vérité, ont été pratiqués de bonne heure dans le christianisme, religion d’un âge érudit, pénétré de philosophie, ontconduit à cette superstition du sensus allegoricus, mais plus encore la coutume des philosophes (notamment des amphibies, philosophes poètes et artistes philosophants) de traiter d’une façon générale tous les sentiments qui se trouvaient en eux comme essence fondamentale de l’homme, et d’attribuer ainsi à leurs propres sentiments religieux une influence considérable sur la construction de leurs systèmes. Comme les philosophes philosophaient plus d’une fois sous l’influence traditionnelle d’habitudes religieuses, ou du moins sous l’empire hérité de longue date de ce fameux « besoin métaphysique », ils arrivaient à des opinions théoriques qui avaient en effet avec les opinions religieuses, judaïques ou chrétiennes ou indiennes, un grand air de ressemblance, — comme les enfants en ont d’habitude avec leurs mères : sauf que, dans ce cas, les pères ne s’expliquaient pas clairement, en voyant cette maternité, comment cela pouvait bien se faire, — mais, dans l’innocence de leur admiration, inventaient des fables sur la ressemblance de famille de la Religion et de la Science. En réalité, il n’existe entre les religions et la science véritable ni parenté, ni amitié, ni même inimitié : elles vivent sur des planètes différentes. Toute philosophie qui fait place dans l’obscurité de ses vues dernières à l’éclat d’une queue de comète religieuse rend suspect en soi tout ce qu’elle propose comme science : tout cela est également de la religion, quoique sous le déguisement de la science. — Au demeurant : si tous les peuples étaient d’accord sur certaines matières religieuses, par exemple l’existence d’un Dieu (ce qui, par parenthèse, n’est pas vrai dans l’espèce), cela ne serait toujours qu’un argument contre ces matières affirmées, par exemple l’existence d’un Dieu : le consensus gentium et généralement hominum ne peut équitablement servir de garant qu’à une bêtise. Au contraire, il n’y a pas du tout de consensus omnium sapientium, à l’égard d’une seule matière, sauf cette exception dont parle le vers de Goethe :
Tous les plus sages de tous les temps
Sourient et hochent la tête et sont d’accord pour dire ;
Folie, de s’entêter à l’amélioration des fous !
Enfants de la sagesse, ô tenez les sots
Juste pour des sots, ainsi qu’il convient !
Soit dit sans vers ni rime et appliqué à notre cas :
le consensus sapientium consiste à tenir le consensus gentium pour une bêtise.
Origine du culte religieux. — Si nous nous reportons dans les temps où la vie religieuse fleurissait le plus fort, nous trouvons une conviction fondamentale que nous ne partageons plus, et par là nous nous voyons une fois pour toutes fermées les portes de la vie religieuse : elle concerne la nature et les relations avecelle. On ne sait dans ces temps-là rien encore des lois naturelles ; ni pour la terre ni pour le ciel il n’y a de nécessité ; une saison, le lever du soleil, la pluie, peut venir ou bien aussi manquer. Il y a manque absolu detoute conception de causalité naturelle. Si l’on rame, ce n’est pas la rame qui meut le navire, mais ramer n’est qu’une cérémonie magique par laquelle on contraint un démon à mouvoir le vaisseau. Toutes les maladies, la mort elle-même, sont le résultat d’influences magiques. Il n’y a jamais, dans la maladie et la mort, de marche naturelle ; l’idée de « développement naturel » manque entièrement ; elle ne commence à paraître que chez les anciens Grecs, c’est à-dire dans une phase très tardive de l’humanité, dans la conception de la Moira qui irône au-dessus des dieux. Quand un homme tire de l’arc, il y a toujours près de lui une main et une force irrationnelles ; les sources jaillissent-elles soudainement, on pense d’abord à des démons souterrains et à leurs artifices ; ce doit être la flèche d’un dieu sous l’action invisible de laquelle un homme tombe tout d’un coup. Dans les Indes, un menuisier a coutume (selon Lubbock) d’offrir des sacrifices à son marteau, à sa hache et à ses autres outils ; un brahmane traite de même le roseau dont il écrit, un soldat les armes qu’il emploie en campagne, un maçon sa truelle, un laboureur sa charrue. Toute la nature est, dans la conception d’hommes religieux, un total d’actes d’êtres conscients et voulants, un énorme composé de caprices. Il n’y a lieu, à l’égard de tout ce qui est hors de nous, à aucune conclusion que quelque chose sera de telle ou telle façon, doit arriver de telle ou telle façon ; ce qu’il y a de presque sûr, ce qui est objet de calcul, c’est nous : l’homme est la règle, la nature l’absence de règle — cette proposition enferme la conviction fondamentale qui domine les antiques civilisations grossières, productrices en religion. Nous autres hommes d’à présent, nous sentons juste au rebours : plus l’homme se sent maintenant riche intérieurement, plus polyphone se fait la musique et le bruit de son âme, plus puissamment agit sur lui l’unité de la nature ; nous reconnaissons tous avec Gœthe dans la nature le grand moyen d’équilibre pour les âmes modernes, nous entendons le battement de pendule de cette grande horloge avec une aspiration au repos, au recueillement et au calme, comme si nous pouvions nous imbiber de cette unité et par là seulement arriver à la jouissance de nous-mêmes. Autrefois c’était l’opposé : si nous songeons aux états grossiers et primitifs des peuples ou si nous voyons de près les sauvages actuels, nous les trouvons déterminés de la manière la plus forte par la loi, la tradition : l’individu y est lié presque automatiquement et se meut avec la régularité d’une pendule. Pour lui la nature — l’inconcevable, la terrible, la mystérieuse nature — doit apparaître comme l’empire de la liberté, de l’arbitraire, de la puissance supérieure, même absolument comme un degré de l’être au-dessus de l’homme, comme Dieu. Mais alors chaque individu, dans des temps et des états pareils, sent que son existence, son bonheur, celui de sa famille, de l’État, le succès de toutes les entreprises, dépendent de ces caprices de la nature : quelques phénomènes naturels doivent se produire en temps opportun, d’autres en temps opportun manquer. Comment exercer une influence sur ces effrayants inconnus, comment lier l’empire de la liberté ? Voilà ce qu’on se demande, ce qu’on cherche anxieusement : n’y a-t-il donc pas de moyens de rendre ces puissances aussi réglées par une tradition et une loi, que tu es réglé toi-même ? — La réflexion des hommes qui croient à la magie et au miracle aboutit à imposer une loi à la nature et, pour parler bref, le culte religieux est le résultat de cette réflexion. Le problème que ces hommes se proposent est, de la façon la plus étroite, apparenté à celui-ci : comment la race plus faible peut-elle dicter cependant des lois à la plus forte, la déterminer, diriger ses actions (à l’égard de la plus faible) ? On pensera d’abord à la plus innocente espèce de contrainte, cette contrainte que l’on exerce quand on a gagné la sympathie de quelqu’un. Par des supplications et des prières, par la soumission, par l’obligation à des présents et des offrandes réguliers, par des célébrations flatteuses, il est donc aussi possible d’exercer une contrainte sur les puissances de la nature, étant donné qu’on se les est rendues sympathiques : l’amour enchaîne et est enchaîné. Alors on peut conclure des contrats, dans lesquels on s’oblige réciproquement à une conduite déterminée, on donne des gages et on échange des serments. Mais bien plus importante est une espèce de contrainte plus forte, par la magie et l’enchantement. De même que l’homme, avec l’aide de l’enchanteur, sait causer du dommage à un ennemi quoique plus fort, et le tient dans l’angoisse devant lui, de même que le philtre d’amour agit au loin, ainsi l’homme plus faible croit pouvoir déterminer aussi les esprits plus puissants de la nature. Le principal moyen d’enchantement est d’avoir en sa puissance quelque chose qui est la propriété de quelqu’un, des cheveux, des clous, quelque mets de sa table, voire même son image, son nom. Ainsi muni on peut procéder à l’enchantement ; car la supposition fondamentale est : à tout être spirituel appartient quelque chose de corporel ; par son aide on est capable d’enchaîner l’esprit, de lui faire tort, de l’anéantir ; l’élément corporel donne la prise avec laquelle on peut saisir le spirituel. De même donc que l’homme influence l’homme, de même il influence aussi un esprit de la nature quelconque ; car celui-ci aussi a son élément corporel, par où il est à saisir. L’arbre et, comparé avec lui, le germe dont il est sorti, — ce parallèle énigmatique semble prouver que dans l’une et l’autre forme un seul et même esprit s’est incorporé, tantôt petit, tantôt grand. Une pierre qui roule soudain est le corps dans lequel agit un esprit ; si sur une plaine isolée se trouve un bloc énorme, il paraît impossible de penser à une force humaine qui l’aurait transporté là, c’est donc la pierre qui s’est amenée de son mouvement propre, autrement dit : il fautqu’elle donne asile à un esprit. Tout ce qui a un corps est accessible à l’enchantement, partant aussi les esprits de la nature. Si un dieu est directement lié à son image, on peut donc aussi exercer contre lui une contrainte tout à fait directe (en refusant de le nourrir par les sacrifices, en le flagellant, en le mettant aux liens, etc.). Les petites gens en Chine, pour arracher la faveur de leur dieu qui leur fait défaut, attachent avec des chaînes l’image de celui qui les a abandonnés, la mettent en pièces, la traînent par les rues à travers les amas de fumier et d’ordures. « Chien d’esprit, disent-ils, nous t’avons fait habiter un temple magnifique, nous t’avons joliment doré, nous t’avons bien engraissé, nous t’avons offert les sacrifices, et cependant tu es si ingrat. » De pareilles mesures de rigueur contre des images de saints et de la Mère de Dieu, quand ils ne voulaient pas faire leur devoir, en temps par exemple de peste et de sécheresse, se sont produites encore pendant ce siècle dans des pays catholiques.
Toutes ces relations magiques avec la nature
donnent naissance à d’innombrables cérémonies ;
et enfin, quand le brouillamini en est devenu trop
grand, on s’efforce de les ordonner, de les systématiser, de façon que l’on croit s’assurer la marche
favorable de tout le cours de la nature, notamment
de la grande révolution annuelle, par la marche correspondante d’un système de procédure. Le sens
du culte religieux est de déterminer et d’enrôler la
nature au profit de l’homme, par conséquent de lui
imprimer un caractère de légalité qu’elle n’a pas d’avance, au lieu qu’à l’époque actuelle c’est la légalité de la nature qu’on veut connaître pour pénétrer en elle. Bref, le culte religieux repose sur les
idées d’enchantement d’homme à homme ; et l’enchanteur est plus ancien que le prêtre. Mais il
repose aussi sur d’autres idées plus nettes ; il suppose les relations sympathiques d’homme à homme,
l’existence de la bienveillance, de la reconnaissance,
de l’audience accordée aux suppliants, des contrats
entre ennemis, du prêt des garanties, du droit à la
protection de la propriété. L’homme, même à des
degrés très inférieurs de civilisation, n’est pas vis-à-vis de la nature dans la situation d’un faible
esclave, il n’en est pas nécessairement le serviteur
passif : au degré grec de religion, principalement
dans les rapports avec les dieux olympiens, on doit
même penser à l’existence commune de deux castes,
l’une plus noble, plus puissante, et l’autre moins
noble ; mais toutes deux s’appartiennent en quelque sorte par leur origine et sont d’une seule espèce,
elles n’ont pas à rougir l’une de l’autre. Là est la
noblesse de la religiosité grecque.
À propos de certains antiques appareils de sacrifice. — Combien de sentiments sont perdus
pour nous, on peut le voir, par exemple, dans
l’union de la farce, même de l’obscénité, avec le
sentiment religieux : le sentiment de la possibilité
de ce mélange disparaît, nous ne comprenons plus
qu’historiquement qu’il a existé, dans les fêtes de
Déméter et de Dionysos, dans les Jeux de Pâques
elles mystères chrétiens: mais enfin nous reconnaissons encore le sublime allié au burlesque et choses
analogues, le touchant combiné avec le ridicule :
c’est ce que peut-être un âge postérieur ne comprendra plus davantage.
Le Christianisme comme antiquité. — Lorsque,
par un matin de dimanche, nous entendons vibrer les vieilles cloches, nous nous demandons :
Est-ce bien possible ! cela se fait pour un Juif
crucifié il y a deux mille ans, qui se disait le Fils de
Dieu. La preuve d’une pareille affirmation manque.
— Assurément la religion chrétienne est dans nos
temps une antiquaille subsistante d’un temps fort
reculé, et le fait que l’on donne généralement
créance à son affirmation, — tandis qu’on est d’ailleurs devenu si sévère dans l’examen des assertions — est peut-être la pièce la plus antique de l’héritage. Un Dieu qui fait des enfants à une mère mortelle ; un sage qui recommande de ne plus travailler, de ne plus tenir d’assises, mais d’être attentif
aux signes de la fin du monde imminente ; une
justice qui accepte l’innocent comme victime suppléante ; quelqu’un qui commande à ses disciples
de boire son sang ; des prières pour obtenir des
miracles ; des péchés commis contre un Dieu,
expiés par un Dieu ; la peur d’un au-delà, dont, la
mort est la porte ; la figure de la croix comme symbole, dans un temps qui ne connaît plus la signification et la honte de la croix — quel vent de
frisson nous arrive de tout cela, comme sortant du
sépulcre de passés très antiques ! Croirait-on que
l’on croie encore à pareille chose ?
Ce qui n’est pas grec dans le Christianisme. — Les Grecs ne voyaient pas les dieux homériques
au-dessus d’eux comme des maîtres, et eux-mêmes
au-dessous des dieux comme des valets, ainsi que
les Juifs. Ils ne voyaient en eux que le mirage des
exemplaires les plus réussis de leur propre caste,
partant un idéal, et non le contraire de leur propre
être. On se sent parents les uns des autres, il se
forme un intérêt réciproque, une espèce de symmachie. L’homme prend une noble idée de soi
quand il se donne de pareils dieux, et se place dans
une relation semblable à celle de la petite noblesse
à la grande ; au lieu que les peuples italiens avaient
une vraie religion de paysans, en continuelle inquiétude vis-à-vis de puissances malignes et capricieuses et d’esprits-bourreaux. Là où les dieux olympiens reculaient, la vie grecque aussi était plus
sombre et plus inquiète. — Le christianisme, au
contraire, écrasait et brisait l’homme complètement
et l’enfouissait comme en un bourbier profond : dans
le sentiment d’une entière abjection, il faisait alors
tout d’un coup briller l’éclat d’une miséricorde
divine, si bien que l’homme surpris, étourdi de la
grâce, poussait un cri de ravissement et pour un
instant croyait porter en soi le ciel tout entier.
C’est à cet excès maladif du sentiment, à la profonde
corruption de tête et de cœur qu’il nécessite, que
poussent, toutes les inventions psychologiques du
christianisme : il veut anéantir, briser, étourdir,
enivrer, il n’y a qu’une chose qu’il ne veut point :
la mesure, et c’est pour cela qu’il est, au sens
le plus profond, barbare, asiatique, sans noblesse,
non-grec.
Être religieux avec avantage. — Il y a des
gens honnêtes et bons commerçants, que la religion galonné comme d’un liseré d’humanité supérieure : ceux-là font très bien d’être religieux, cela
les embellit. — Tous les hommes qui ne s’entendent pas à quelque métier des armes — la parole et la plume étant comprises parmi les armes — sont
serviles : pour de telles gens, la religion chrétienne est fort utile, car la servilité prend alors
l’aspect de vertus chrétiennes et en est étonnamment embellie. — Des gens à qui leur vie journalière apparaît trop vide et monotone deviennent
acilement religieux ; cela est compréhensible et
pardonnable, sauf qu’ils n’ont aucun droit à réclamer de la religiosité de ceux pour qui la vie journalière ne coule pas vide et monotone.
Le chrétien ordinaire. — Si le christianisme
avait raison avec ses phrases de Dieu vengeur,
d’état général de péché, d’élection de la grâce et
de danger d’une damnation éternelle, ce serait un
signe de faiblesse d’esprit et de manque de caractère,
de ne pas se faire prêtre, apôtre ou missionnaire
et travailler avec crainte et tremblement
exclusivement à son propre salut ; ce serait un
non-sens de perdre ainsi de vue l’avantage éternel
pour la commodité d’un temps. Supposé que généralement
il y a foi, le chrétien ordinaire est une
figure pitoyable, un homme qui ne sait réellement
pas compter jusqu’à trois, et qui du reste, précisément
à cause de son incapacité mentale de calculer,
ne méritait pas d’être aussi durement châtié que le
christianisme le lui promet.
De l’habileté du Christianisme. — C’est un
truc du christianisme, d’enseigner si hautement la
totale indignité, peccabilité et contemptibilité de
l’homme en général, que le mépris des contemporains
n’est plus possible avec cela. « Qu’il pèche
tant qu’il veut, il ne se distingue pas néanmoins
essentiellement de moi ; c’est moi qui suis indigne
et méprisable à tous les degrés », voilà ce que se
dit le chrétien. Mais même ce sentiment a perdu
son aiguillon le plus aigu, parce que le chrétien ne
croit pas à sa contemptibilité individuelle : il est
méchant comme homme en général et se repose un
peu sur l’axiome : nous sommes tous pareils.
Changement de personnel. — Aussitôt qu’une
religion devient dominante, elle a pour adversaires
tous ceux qui avaient été ses premiers prosélytes.
Destinée du Christianisme. — Le christianisme
est né pour donner au cœur un soulagement ; mais
maintenant il lui faut d’abord accabler le cœur,
pour pouvoir ensuite le soulager. Conséquemment
il périra.
La preuve du plaisir. — L’opinion agréable est
agréée pour vraie : c’est la preuve du plaisir (ou,
comme dit l’Église, la preuve de la force), dont
toutes les religions sont si fières, alors qu’elles
devraient en rougir. Si la foi ne rendait pas heureux, il n’y aurait pas de foi : combien peu de valeur
elle doit donc avoir !
Jeux dangereux. — Celui qui fait aujourd’hui
place en lui-même au sentiment religieux doit
aussi l’y laisser croître, il ne peut faire autrement. Alors son être se transforme peu à peu, les parties
dépendantes, limitrophes de l’élément religieux, y
prennent la prééminence, tout l’horizon de son jugement
et de son sentiment est entouré de nuages,
couvert d’ombres religieuses qui passent. Le sentiment
ne peut rester en repos ; qu’on se mette donc
en garde.
Les disciples aveugles. — Tant qu’un homme
connaît très bien les forces et les faiblesses de sa
théorie, de son art, de sa religion, sa force est encore
petite. Le disciple et l’apôtre qui n’a point
d’yeux pour les faiblesses de la théorie, de la religion,
etc., aveuglé par la vue de son maître et sa
piété envers lui, a donc ordinairement plus de puissance
que le maître. Sans les disciples aveugles,
jamais encore l’influence d’un homme et de son
œuvre n’est devenue grande. Aider au triomphe
d’une idée n’a souvent d’autre sens que : l’associer
si fraternellement à la sottise que le poids de la
seconde emporte aussi la victoire pour la première.
Émiettement des églises. — Il n’y a pas assez
de religion dans le monde pour anéantir seulement les religions.
Impeccabilité de l’homme. — Si l’on a compris
comment « le péché est venu au monde », à savoir
par des erreurs de la raison, en vertu desquelles
les hommes se prennent réciproquement, bien plus,
l’individu se prend lui-même, pour plus noir et
méchant que ce n’est en effet le cas, toute la sensibilité est fort soulagée, et hommes et monde apparaissent de temps à autre dans une auréole d’innocence, au point qu’un homme peut s’y trouver
foncièrement bien. L’homme est au milieu de la
nature toujours l’enfant en soi. Cet enfant rêve
sans doute parfois un pénible rêve angoissant,
mais lorsqu’il ouvre les yeux, il se revoit toujours
au paradis.
Irréligiosité des artistes. — Homère est parmi
ses dieux si bien chez lui et, en sa qualité de poète,
se trouve avec eux si à l’aise qu’il faut absolument
qu’il ait été foncièrement irréligieux ; avec la matière que lui proposait la croyance populaire, — une superstition sèche, grossière, en partie affreuse, — il se comportait d’une manière aussi libre que
le sculpteur avec sa glaise, partant avec le même
sans-gène que possédèrent Eschyle et Aristophane,
et par où, dans les temps modernes, les grands
artistes de la Renaissance, ainsi que Shakespeare
et Gœthe, se distinguèrent.
Art et facultés de l’interprétation fausse. —
Toutes les visions, les effrois, les accablements, les
enchantements du saint sont des états morbides
connus, que lui-même, en raison d’erreurs religieuses
et psychologiques enracinées, interprète
seulement d’autre façon, c’est-à-dire non comme
des maladies. — Ainsi peut-être aussi le démon
de Socrate est-il une maladie de l’ouïe, que lui-même,
conformément à sa tendance morale dominante,
s’explique seulement d’autre façon qu’il ne
ferait aujourd’hui. Il n’en va pas autrement de la
folie et du délire des prophètes et des prêtres d’oracles ;
c’est toujours le degré de savoir, d’imagination,
d’effort, de moralité dans la tête et le cœur
des interprètes, qui en a fait tout cela. Parmi les
facultés les plus grandes de ces hommes que l’on
appelle génies et saints, il faut mettre celle de se
procurer à eux-mêmes des interprètes qui les mésentendent
pour le salut de l’humanité.
Vénération de la folie. — Comme on remarquait
qu’une émotion rendait souvent la tête plus
claire et évoquait d’heureuses inspirations, on pensait
que par les émotions les plus fortes on prenait
part aux inspirations et aux impressions les plus
heureuses : et ainsi l’on vénérait les fous, comme
étant les sages et les donneurs d’oracles. Il y a là
à la base un raisonnement faux.
Promesses de la science. — La science moderne
a pour but : aussi peu de douleur que possible,
aussi longue vie que possible — par conséquent
une sorte de félicité éternelle, à la vérité fort modeste
en comparaison des promesses des religions.
Donation défendue. — Il n’y a pas assez d’amour
et de bonté dans le monde, pour avoir le
droit d’en faire encore des donations à des êtres
imaginaires.
Survivance du culte religieux dans la conscience. —
L’Église catholique, et avant elle tout
culte antique, disposait de tout le domaine de
moyens par lesquels l’homme est transporté dans
des dispositions extraordinaires et arraché au froid
calcul de l’intérêt ou à la pensée de la raison
pure. Une Église qui fait trembler par des accents
profonds, les appels sourds, réguliers, attirants
d’une armée de prêtres qui transmet involontairement son excitation à la communauté et la fait
être aux écoutes presque anxieusement, comme si
un miracle s’apprêtait, l’émanation de l’architecture
qui, demeure d’une divinité, s’étend à l’infini et fait
redouter dans tous les espaces sombres l’éveil de
cette divinité — qui voudrait ramener de tels
phénomènes aux hommes, si les conditions prélables n’en sont plus crues ? Mais les résultats de
tout cela ne sont néanmoins pas perdus : le monde
intérieur des dispositions sublimes, émues, extatiques, profondément, déchirées, heureuses d’espérance, est devenu inné aux hommes principalement par le culte ; ce qui en existe dans l’âme a été
cultivé en grand lorsqu’il germait, croissait et fleurissait.
Ressouvenirs religieux. — Si fort que l’on se
croie déshabitué de la religion, cela n’en est pas,
arrivé au point qu’on n’eut pas déplaisir à éprouver des sentiments et des dispositions religieuses
sans contenu intelligible, par exemple dans la msique : et quand une philosophie nous expose la
justification d’espérances métaphysiques, de la profonde paix de l’âme qu’on doit leur demander, et
par exemple parle « de tout l’Évangile certain dans
le regard de la Madone chez Raphaël », nous accueillons
de pareilles expressions et démonstrations
avec une disposition particulièrement cordiale : le
philosophe a ici trop de facilité à prouver, il répond
par ce qu’il lui plaît de donner à un cœur qui se plaît
à le prendre. À ce propos, l’on remarque combien
les libres esprits trop peu circonspects ne sont choqués
proprement que des dogmes, mais reconnaissent
très bien le charme du sentiment religieux ; ils
ont peine à laisser aller le dernier à cause des premiers.
— La philosophie scientifique doit être fort
sur ses gardes pour ne pas aller, en raison de ce
besoin — besoin acquis et conséquemment aussi
passager — introduire des erreurs en contrebande :
même des logiciens parlent de « pressentiments »
de la vérité dans la morale et l’art (par exemple
du pressentiment, « que l’essence des choses est
une ») : c’est pourtant ce qui devrait leur être interdit.
Entre les vérités diligemment découvertes et
de pareilles choses « pressenties », il reste cet abîme
infranchissable que celles-là sont dues à l’intelligence,
celles-ci au besoin. La faim ne prouve pas
qu’il y a un aliment pour la satisfaire, mais elle
désire cet aliment. « Pressentir » ne signifie pas :
reconnaître à aucun degré l’existence d’une chose,
mais la tenir pour possible, dans la mesure où on
la désire ou la craint ; le « pressentiment » ne fait
pas avancer d’un pas dans le pays de la certitude.
— On croit involontairement que les parties d’une
philosophie qui portent un coloris de religion sont
mieux prouvées que les autres ; mais c’est au fond
le contraire, on a seulement l’intime désir qu’il
puisse en être ainsi, partant que ce qui rend heureux
soit aussi le vrai. Ce désir nous conduit à
acheter de mauvaises raisons pour de bonnes.
Du besoin de rédemption chrétien. — Par un
examen attentif, il doit être possible de trouver au
phénomène de l’âme d’un chrétien qu’on appelle le
besoin de rédemption, une explication qui soit libre
de mythologie : par conséquent purement psychologique.
Jusqu’ici, à la vérité, les explications psychologiques
des états et des phénomènes religieux ont
été dans quelque décri, parce qu’une théologie soi-disant
libre menait sur ce domaine son existence
stérile : car il y avait chez elle à l’avance, comme
on peut le conjecturer d’après l’esprit de son fondateur,
Schleiermacher, le dessein arrêté de maintenir la religion
chrétienne et de faire subsister la
théologie chrétienne ; laquelle, disait-on, devait gagner
aux analyses psychologiques des « faits » religieux
un nouveau fond et avant tout une nouvelle
occupation. Sans nous laisser égarer par de pareils
devanciers, nous hasardons l’explication suivante
du phénomène en question. L’homme a conscience
de certaines actions qui sont au bas de l’échelle habituelle des actions, même il découvre en lui un penchant à des actions de ce genre, qui lui paraît
presque aussi immuable que tout son être. Qu’il
aimerait à s’essayer dans cette autre sorte d’actions, qui sont reconnues dans l’estime générale
pour les plus hautes et les plus grandes, qu’il aimerait à se sentir plein de la bonne conscience que
doit donner une pensée désintéressée ! Mais, par
malheur, il en reste à ce vœu : le mécontentement
de ne pouvoir le satisfaire s’ajoute à toutes les autres sortes de mécontentements qu’ont éveillées en
lui son lot d’existence ou les conséquences de ces
actions, dites mauvaises ; en sorte qu’il s’ensuit un
profond malaise, où l’on cherche du regard un médecin, qui serait capable de supprimer cette cause
et toutes les autres. — Cette situation ne serait pas
ressentie avec tant d’amertume si l’homme ne se
comparait qu’avec d’autres hommes impartialement :
alors certes il n’aurait pas de raison d’être spécialement mécontent de soi, il porterait simplement
sa part du fardeau général de mécontentement et
d’imperfection humaine. Mais il se compare avec un
être, censé capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience
perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu ;
c’est parce qu’il se regarde en ce clair miroir que
son être lui apparaît si sombre, si bizarrement
défiguré. Ensuite il est anxieux en pensant à ce même
être, attendu qu’il flotte devant son imagination
comme une justice punissante : dans tous les détails
possibles de la vie, grands et petits, il croit reconnaître son courroux, ses menaces, même sentir par
avance les coups de fouet de ses juges et de ses
bourreaux. Oui le secourra dans ce danger, qui,
par la perspective d’une incommensurable durée
de la peine, surpasse en cruauté tous les autres
effrois de l’imagination ?
Avant de nous représenter cette situation dans
ses conséquences ultérieures, avouons-nous cependant que l’homme n’est pas arrivé dans cette situation par sa faute et son « péché », mais par une série d’erreurs de la raison, que c’est la faute du miroir si son être lui est apparu à ce degré sombre et
hideux, et que ce miroir était son œuvre, l’œuvre
très imparfaite de l’imagination et du jugement
humains. Premièrement, un être qui serait capable
exclusivement d’actions pures de tout égoïsme est
plus fabuleux encore que l’oiseau phénix ; on ne
peut se le représenter clairement, par la bonne
raison déjà que toute l’idée d’« action non-égoïste », à
l’analyse exacte, s’évanouit dans l’air. Jamais un
homme n’a fait quoi que ce soit qui fût fait exclusivement pour d’autres et sans aucun mobile
personnel ; bien mieux, comment pourrait-il faire quoi
que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans
une nécessité intérieure (laquelle doit cependant
avoir toujours sa raison dans un besoin personnel) ?
Comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? Un Dieu
qui par contre est tout amour, tel qu’on l’admet à
l’occasion, ne serait capable d’aucune action non-égoïste : à ce propos l’on devrait se souvenir d’une
pensée de Lichtenberg, empruntée, il est vrai, à une
sphère plus humble : « Nous ne pouvons du tout
sentir pour d’autres, comme on a coutume de le
dire ; nous ne sentons que pour nous. Cette proposition sonne dure, mais elle ne l’est pas, si seulement on l’entend bien. On n’aime ni père, ni mère,
ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables
qu’ils nous procurent », ou, comme dit La Rochefoucauld : « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. » C’est pourquoi
les actes d’amour sont prisés plus haut que d’autres, non pas certes à cause de leur essence, mais
de leur utilité ; qu’on compare là-dessus les recherches déjà citées plus haut. « Sur l’origine des sentiments moraux. » Mais dut un homme souhaiter
d’être, comme ce Dieu, tout amour, de faire et de
vouloir tout pour d’autres, rien pour soi, c’est là
encore une chose impossible, par la raison qu’il
lui faut faire beaucoup pour lui afin de pouvoir
faire quoi que ce soit pour d’autres. Puis, cela suppose que l’autre est assez égoïste pour accepter toujours et toujours à nouveau ce sacrifice, cette
vie pour lui : en sorte que les hommes d’amour et
de sacrifice ont un intérêt à la conservation des
égoïstes sans amour et incapables de sacrifice, et
que la haute moralité, pour pouvoir exister, devrait
expressément produire l’existence de l’immoralité
(par où, il est vrai, elle se supprimerait elle-même).
— En outre : l’idée d’un Dieu inquiète et humilie
tant qu’on y croit, mais quant à la façon dont elle
est née, c’est sur quoi, dans l’état actuel de l’ethnologie
comparée, il ne peut plus y avoir de doute ;
et dès que l’on se rend compte de cette naissance,
cette croyance est ruinée. Il en va du chrétien, qui
compare son être avec celui de Dieu, comme de
don Quichotte, qui déprécie sa propre vaillance
parce qu’il a en tcte les exploits merveilleux des
héros de romande chevalerie : l’unité qui dans les
deux cas sert de mesure appartient au domaine
de la Fable. Mais si l’idée de Dieu est ruinée, il
en est de même du sentiment du « péché » comme
d’un crime contre des préceptes divins, comme
d’une souillure portée à des êtres consacrés à Dieu.
Alors il ne reste vraisemblablement que cette inquiétude
qui est très parente et très proche de la
crainte des châtiments de la justice mondaine ou
du mépris des hommes : l’aiguillon le plus cuisant
dans le sentiment du péché est désormais brisé,
quand on s’aperçoit que l’on a par ses actes violé
sans doute la tradition humaine, les préceptes et les
commandements humains, mais sans pourtant
mettre en péril par là le « salut éternel des âmes »
et leurs relations avec la divinité. Si l’homme réussit
à la fois à acquérir la conviction philosophique
de la nécessité absolue de toutes les actions et de
leur complète irresponsabilité, de la convertir en
chair et sang, alors disparaîtra aussi ce reste de
remords de conscience.
Si maintenant le chrétien, comme j’ai dit, a été
amené au sentiment de mépris de lui-même par
quelques erreurs, donc par une fausse explication
anti-scientifique de ses actions et de ses sentiments,
il doit remarquer avec un extrême étonnement
comment cet état de mépris, de remords de conscience,
de déplaisir en général, ne tient pas, comment
à l’occasion des heures arrivent où tout cela
lui a fui de l’âme et où il se sent de nouveau libre
et courageux. En vérité, c’est le contentement de
soi-même, le bien-être dans sa propre force, de concert avec l’affaiblissement nécessaire de toute excitation
profonde par le temps, qui a remporté la
victoire : l’homme s’aime de nouveau, il le sent, —
mais précisément cet amour neuf, cette neuve estime
de soi lui apparaît incroyable, il ne peut y voir que
la descente tout imméritée d’un rayon de la grâce
d’en-haut. Si auparavant il croyait dans toutes les
impressions percevoir des avertissements, des menaces, des punitions et toutes sortes d’indices du
courroux divin, il se fait maintenant une interprétation qui donne accès dans ses épreuves à la
bonté divine ; cet événement lui advient aimable,
cet autre comme une indication secourable, un troisième, et notamment toute sa disposition joyeuse,
comme une preuve que Dieu est généreux. De
même qu’auparavant, surtout dans l’état de déplaisir, il trouvait de ses actions une explication fausse,
de même à présent de ses impressions ; sa disposition consolée est par lui connue comme l’effet d’une
puissance régnant hors de lui, l’amour avec lequel
au fond il s’aime lui-même lui apparaît comme un
amour divin ; ce qu’il nomme grâce et prélude de
la rédemption est en réalité grâce envers lui-même,
rédemption de lui-même.
Ainsi : une psychologie fausse déterminée, une
certaine espèce de fantaisie dans l’interprétation de
ses mobiles et de ses aventures, est la condition
nécessaire de ce qu’un homme devient chrétien et
ressent le besoin de la rédemption. Voit-on clair
dans cet égarement de la raison et de l’imagination,
on cesse d’être chrétien.
De l’ascétisme et de la sainteté chrétienne. —
— Autant des penseurs isolés se sont efforcés d’établir, dans ces rares manifestations de la moralité
qu’on a coutume d’appeler ascétisme et sainteté,
une chose miraculeuse, sous le nez de laquelle tenir
la lumière d’une explication raisonnable est déjà
presque un crime et un sacrilège : autant est forte à
son tour la séduction qui mène à ce crime. Une
puissante impulsion naturelle a de tout temps conduit à protester en général contre ces manifestations ; la science étant, comme il a été dit, une imitation de la nature, se permet au moins d’élever
des objections contre leur prétendue inexplicabilité,
pour ne pas dire inaccessibilité. Il est vrai que
jusqu’ici elle n’y a pas réussi : ces manifestations
sont toujours inexpliquées, à la grande satisfaction
des dits vénérateurs du merveilleux moral. Car, à
parler en général : l’inexpliqué doit être absolument
inexplicable, l’inexplicable absolument anti-naturel,
surnaturel, miraculeux — voilà l’axiome
qui se formule dans les âmes de tous les religieux
et métaphysiciens (des artistes aussi, lorsqu’ils sont
en même temps penseurs) ; au lieu que l’homme de
science voit dans cet axiome le « mauvais principe ».
— La première vraisemblance générale à laquelle
on arrivera par la considération de la sainteté et de
l’ascétisme est celle-ci, que leur nature est compliquée :
car presque partout, dans le monde physique
comme dans le monde moral, on s’est heureusement
trouvé de réduire le prétendu
merveilleux au compliqué, au multiplement conditionné.
Risquons-nous donc à isoler d’abord quelques impulsions de l’âme des saints et des ascètes et, pour
finir, à nous les figurer combinées ensemble.
Il y a une bravade de soi-même, aux manifestations
les plus sublimes de laquelle appartiennent
nombre de formes de l’ascétisme. Certains
hommes ont en effet un besoin si grand d’exercer
leur force et leur tendance à la domination qu’à
défaut d’autres objets, ou parce qu’ils ont d’ailleurs
toujours échoué, ils tombent enfin à tyranniser
certaines parties de leur être propre, pour ainsi dire
des portions ou des degrés d’eux-mêmes. C’est ainsi
que plus d’un penseur professe des doctrines qui
visiblement ne servent pas à accroître ou à améliorer
sa réputation ; plus d’un évoque expressément
la déconsidération des autres sur lui, tandis
qu’il lui serait aisé de rester par le silence un
homme considéré ; d’autres rappellent des opinions
antérieures et ne s’effraient pas d’être dès lors appelés
inconséquents : au contraire, ils s’y efforcent et se
conduisent comme des cavaliers téméraires qui ne
prennent tout leur plaisir au cheval que lorsqu’il est
devenu furieux, couvert de sueur, ombrageux.
Ainsi l’homme s’élève par des chemins dangereux
aux plus hautes cimes, pour se rire de son angoisse
et de ses genoux vacillants ; ainsi le philosophe
professe des opinions d’ascétisme, d’humilité, de
sainteté, dans l’éclat desquelles sa propre figure est
enlaidie de la façon la plus odieuse. Cette torture
de soi-même, cette raillerie de sa propre nature,
ce spernere et sperni, à quoi les religions ont donné
tant d’importance, est proprement un très haut degré
de vanité. Toute la morale du Sermon sur la Montagne
est dans ce cas : l’homme éprouve une véritable
volupté à se faire violence par des exigences
excessives et à déifier ensuite ce quelque chose qui
commande tyranniquement dans son âme. Dans
toute morale ascétique, l’homme adore une partie
de soi comme une divinité et doit pour cela nécessairement
rendre les autres parties diaboliques.
L’homme n’est pas à toute heure également moral,
c’est chose connut, si l’on juge sa moralité selon
la capacité de détachement, de renoncement à soi-même
qui mènent au grand sacrifice (lequel, persistant
et tourné en habitude, s’appelle sainteté), c’est
dans la passion qu’il est le plus moral ; l’émotion supérieure
lui offre des mobiles tout nouveaux, desquels,
calme et de sang-froid comme d’ordinaire, il
ne se croirait peut-être jamais capable. Comment
cela arrive-t-il ? Vraisemblablement par la proche
parenté de tout ce qui est grand et détermine de
fortes émotions ; une fois l’homme porté à une excitation
extraordinaire, il peut se déterminer aussi
bien à une vengeance effroyable qu’à un effroyable
anéantissement de son besoin de vengeance. Ce
qu’il veut, sous l’influence de la violente émotion,
c’est toujours le grand, le violent, le monstrueux, et
remarque-t-il par hasard que le sacrifice de soi-même
lui donne autant ou plus encore de satisfaction
que le sacrifice d’autrui, il choisit celui-là. Proprement,
il ne s’agit donc pour lui que de décharger
son émotion ; alors il peut, pour soulager
son excitation, embrasser les épieux des ennemis
et les ensevelir dans sa poitrine. Ce fait que, dans le
renoncement à soi-même, et non pas seulement dans
la vengeance, il y a quelque grandeur, n’a dû être
appris à l’humanité que par une longue accoutumance ;
une divinité qui s’offre elle-même en sacrifice
fut le symbole le plus fort, le plus efficace de
cette sorte de grandeur. C’est comme la victoire
sur l’ennemi le plus difficile à vaincre, comme le
soudain assujettissement d’une passion — c’est
comme tel qu’apparaît ce renoncement : et c’est
ainsi qu’il passe pour le comble de la moralité. En
réalité, il s’agit là de la confusion d’une idée avec
l’autre, la conscience gardant sa même élévation,
son même équilibre. Des hommes de sang-froid, en
repos à l’égard de la passion, ne comprennent plus
la moralité de ces moments-là, mais l’admiration
de tous ceux qui les ont vécus en même temps leur
prête un appui ; l’orgueil est leur consolation,
lorsque la passion et l’intelligence de leur acte s’affaiblissent. Ainsi : au fond, même ces actes de
renoncement à soi-même ne sont pas non plus
moraux, en tant qu’ils ne sont pas expressément
accomplis en vue d’autrui ; il vaut mieux dire
qu’autrui ne donne au cœur surexcité qu’une occasion de se soulager par ce renoncement.
L’ascète aussi cherche à se rendre la vie légère ;
et cela d’ordinaire par une soumission complète à
une volonté étrangère ou à une loi et à un rituel
étendus ; à peu près de la même façon que le
brahmane ne laisse plus rien à sa propre détermination et se détermine à chaque minute par un
précepte sacré. Cette soumission est un puissant
moyen pour se faire souverain de soi-même ; on
est occupé, partant sans ennui, et l’on n’a d’autre
part aucune excitation de la volonté propre et de
la passion ; l’acte consommé, point de sentiment de
responsabilité et par conséquent point de tourments de repentir. On a une fois pour toutes
renoncé à sa volonté propre, et c’est plus facile
que de n’y renoncer qu’une fois par hasard ; tout
comme il est plus facile de renoncer tout à fait à un
désir que d’y tenir une mesure. Si nous pensons à
la situation actuelle de l’homme vis-à-vis de l’État,
nous trouverons, là aussi, que l’obéissance sans
conditions est plus aisée que l’obéissance conditionnelle. Le saint se facilite donc la vie par cet
abandon total de sa personnalité, et l’on s’abuse
quand on admire dans ce phénomène le suprême
héroïsme de la moralité. Il est dans tous les cas
plus pénible de maintenir sa personnalité sans
incertitude ni injustice, que de s’en séparer de la
façon qu’on vient de dire ; outre qu’il y faut bien
plus d’esprit et de réflexion.
Après avoir, dans beaucoup des actions les plus
difficilement explicables des manifestations de ce
plaisir de l’émotion en soi, je pourrais aussi reconnaître dans le mépris de soi-même, qui fait partie
des caractères de la sainteté, et de même dans les
actes de torture de soi-même (par la faim et les
flagellations, les dislocations des membres, la simulation de l’égarement) un moyen par lequel ces
natures luttent contre la lassitude générale de leur
volonté de vivre (de leurs nerfs) : ils ont recours
aux moyens d’excitation et de torture les plus douloureux pour se relever, au moins pour quelque
temps, de cet affaissement et de cet ennui où leur
grande indolence d’esprit et cette soumission à une
volonté étrangère que nous avons décrite les fait si
souvent tomber.
Le moyen le plus ordinaire qu’emploie l’ascète et le saint pour se rendre enfin la vie encore supportable et intéressante consiste à faire de temps en temps la guerre et à passer de la victoire à la défaite. Pour cela, il lui faut un adversaire et il le trouve dans ce qu’il appelle l’« ennemi intérieur ». Autrement dit, il utilise son penchant à la vanité, au désir des honneurs et de la domination, ensuite ses appétits sensuels, pour se donner le droit de considérer sa vie comme une bataille continuelle et soi-même comme un champ de bataille, sur lequel les bons et les méchants esprits luttent avec des succès alternatifs. On sait que l’imagination sensible est modérée, même presque supprimée, par la régularité des rapports sexuels ; qu’au rebours l’abstinence ou l’irrégularité dans ces rapports la déchaînent et l’excitent. L’imagination de beaucoup de saints chrétiens était obscène à un point extraordinaire ; grâce à cette théorie, que ces appétits étaient des démons véritables qui sévissaient en eux, ils ne s’en sentaient pas trop responsables ; c’est à ce sentiment que nous devons l’exactitude si instructive de leurs témoignages sur eux-mêmes. Il était de leur intérêt que ce combat fut toujours entretenu en quelque mesure, parce que c’était par lui, comme j’ai dit, que leur vie solitaire était entretenue. Mais, afin que le combat parût avoir toujours assez d’importance pour exciter chez les non-saints un intérêt et une admiration durables, il fallait que les sens fussent de plus en plus honnis et flétris, bien plus, que le danger de damnation éternelle fût si étroitement lié à ces choses que, très vraisemblablement, durant des siècles entiers, les chrétiens ne firent des enfants qu’avec des remords : quel dommage peut en avoir éprouvé l’humanité ! Et cependant la vérité se tient là la tête en bas : attitude particulièrement indécente pour la vérité. Il est vrai que le christianisme avait dit : tout homme est conçu et né dans le péché, et dans le christianisme superlatif de Calderon cette idée apparaît encore une fois condensée et ramassée, sous la forme du plus bizarre paradoxe qu’il y ait, dans les vers connus :
Le plus grand crime de l’homme
est d’être né.
Dans toutes les religions pessimistes, l’acte de
génération est regardé comme mauvais en soi. Ce
n’est pas le moins du monde un jugement des hommes en général, pas même le jugement de tous les
pessimistes. Empédocle, par exemple, n’y voit rien
de honteux, de diabolique, de criminel ; au contraire
il ne voit dans la grande prairie de perdition qu’une seule apparition portant le salut et l’espoir, Aphrodite ; elle lui est caution que la Discorde ne dominera pas éternellement, mais cédera un jour le sceptre à une divinité plus douce. Les pessimistes
chrétiens de la pratique avaient, comme j’ai dit, un
intérêt à ce qu’une autre opinion restât régnante ;
il leur fallait, pour peupler la solitude et le désert
spirituel de leur vie : un ennemi toujours vivant,
et généralement reconnu, tel que le combattre et
le réduire les fit toujours de nouveau voir aux
non-saints comme des êtres incompréhensibles, à
moitié surnaturels. Lorsque enfin cet ennemi, par
suite de leur manière de vivre et de leur santé détruite,
prenait la fuite pour toujours, ils s’entendaient
toujours à voir aussitôt leur for intérieur
peuplé de démons nouveaux. L’oscillation de montée
et de descente des plateaux de balance Orgueil
et Humilité intéressait leurs cervelles subtiles aussi
bien que l’alternance de désir et de calme de l’âme.
Alors la psychologie servait non seulement à suspecter
tout ce qui est humain, mais à le calomnier,
à le fouetter, à le crucifier : on voulait se trouver
aussi pervers et méchant que possible, on recherchait
l’inquiétude sur le salut de l’âme, la désespérance
en sa propre force. Tout élément naturel auquel
l’homme attache l’idée de mal, depéché (comme
il a coutume de le faire actuellement encore touchant
l’élément érotique), importune, assombrit
l’imagination, donne une perspective effrayante,
fait que l’homme est en lutte avec lui-même et le
rend vis-à-vis de lui-même inquiet, méfiant. Même
ses rêves contrevient un arrière-goût de conscience torturée. Et cependant cette habitude de souffrir
du naturel est dans la réalité des choses totalement
dénuée de fondement, elle n’est que la conséquence
des opinions sur les choses. On se rend aisément
compte combien les hommes deviennent plus mauvais
du fait qu’ils notent comme mauvais ce qui est
inévitablement naturel et plus tard le sentent toujours
tel. C’est le procédé de la religion et des
métaphysiques, qui veulent l’homme méchant et
pécheur dénaturé, que de lui rendre la nature suspecte
et de le faire ainsi lui-même plus mauvais :
car de cette façon il apprend à se sentir mauvais,
puisqu’il lui est impossible de dépouiller son vêtement
de nature. Peu à peu il se sent, ayant longtemps
vécu dans le naturel, oppressé d’un tel fardeau
de péchés, que des puissances surnaturelles
sont nécessaires pour lui enlever ce fardeau : et
ainsi se produit le soi-disant besoin de rédemption,
qui répond à un état de péché, non pas du
tout naturel, mais acquis par l’éducation. Qu’on
parcoure une à une les thèses morales exposées
dans les chartes du christianisme, et l’on trouvera
partout que les exigences sont tendues outre mesure,
afin que l’homme n’y puisse pas suffire : l’intention
n’est pas qu’il devienne plus moral, mais
qu’il se sente le plus possible pécheur. Si ce sentiment
n’était pas agréable à l’homme — pourquoi
aurait-il produit une telle conception et s’y serait-il
tenu si longtemps ? De même que dans le monde
antique il s’est dépensé une force immense d’esprit et d’invention pour augmenter la joie de vivre
par des cultes solennels : de même, au temps du
christianisme, il a été sacrifié une somme également immense d’esprit à une autre tendance : c’est
que l’homme devait se sentir pécheur de toutes façons et être par là généralement excité, vivifié, animé. Exciter, vivifier, animer, à tout prix — n’est-ce pas le mot d’ordre d’une époque énervée,
trop mûre, trop civilisée ? Le cercle de tous les sentiments naturels avait été cent fois parcouru, l’âme
était devenue lasse : c’est alors que le saint et l’ascète trouvèrent un nouveau genre d’attraits à la vie.
Ils s’exposèrent à tous les yeux, non pas proprement pour être imités de beaucoup, mais comme
un spectacle terrifiant et néanmoins séduisant, qui
se représentait sur les confins du monde et de l’ultra-monde où chacun croyait alors apercevoir tantôt
des rayons de lumière célestes, tantôt de sinistres
langues de flammes, jaillissant des profondeurs.
L’œil du saint, dirigé sur la signification à tout égard
effrayante de la courte vie terrestre, sur l’approche
de la décision dernière au sujet de nouveaux laps
de vie infinis, cet œil ardent dans un corps à demi
anéanti faisait trembler les hommes du vieux
monde presque dans les dernières profondeurs ;
regarder, détourner le regard avec épouvante,
chercher de nouveau l’attrait du spectacle, y céder,
s’en saouler jusqu’à ce que l’âme frémit d’ardeur et
de frisson fiévreux, — ce fut la dernière jouissance que l’antiquité inventa, après qu’elle-même se fut
blasée au spectacle de la chasse aux bêtes et des
luttes de l’homme.
Pour résumer ce qui a été dit : cet état d’âme où
se plaît le saint ou l’apprenti saint se compose
d’éléments que nous connaissons bien tous, sauf
que, sous l’influence d’autres idées que les religieuses, ils se montrent avec une nuance tout autre,
et alors encourent d’ordinaire le blâme des hommes
autant que, dans cette chamarrure de religion et
d’ultime signification de l’être, ils peuvent compter
sur l’admiration, la vénération même, — du moins
autant qu’ils y pouvaient compter dans des temps
antérieurs. Tantôt, ce que pratique le saint, c’est ce
défi à lui-même qui est parent du désir de domination à tout prix et même au plus solitaire donne
la sensation de la puissance, tantôt son sentiment
débordant saute, du désir de donner carrière à ses
passions, au désir de les arrêter court comme des
chevaux sauvages, sous la pression puissante d’une
âme fière ; tantôt il veut une cessation complète de
tous les sentiments destructeurs, torturants, excitants, un sommeil éveillé, un repos durable au sein
d’une indolence brute, animale et végétative ; tantôt
il cherche la lutte et l’allume en lui parce que
l’ennui lui montre sa face bâillante : il fouette sa divinisation de lui-même par le mépris de lui-même et la
cruauté, il se plaît à l’éveil sauvage de ses appétits
et à la douleur pénétrante du péché, voire à l’idée
de la perdition, il sait mettre une entrave à ses passions, par exemple à celle de l’extrême désir de
la domination, si bien qu’il passe à l’extrême humilité et que son âme traquée est par ce contraste
arrachée de tous les gonds ; et enfin quand il rêve
de visions, d’entretiens avec les morts ou des êtres
divins, c’est au fond une espèce rare de jouissance
qu’il désire, peut-être cette jouissance dans laquelle
toutes les autres sont ramassées en un nœud. Novalis, une des autorités en matière de sainteté par expérience et par instinct, révèle une fois tout le secret
avec une joie naïve : « Il est assez étonnant que,
depuis longtemps, l’association de la volupté, de la
religion et de la cruauté n’ait pas rendu les hommes attentifs à leur parenté intime et à leur tendance commune. »
Ce n’est pas ce qu’est le saint, mais ce qu’il
signifie aux yeux du non saint, qui lui donne sa
valeur dans l’histoire universelle. C’est parce qu’on
se trompait sur lui, parce qu’on expliquait à faux
ses états d’âme et qu’on le séparait de soi autant
que possible, comme quelque chose d’absolument
incomparable et d’étrangement surnaturel : c’est
par là qu’il s’assura cette force extraordinaire avec
laquelle il put s’imposer à l’imagination de peuples
entiers, d’époques entières. Lui-même ne se connaissait point ; lui-même entendait le livre de ses
tendances, de ses inclinations, de ses actions, selon
un art d’interprétation aussi affecté et aussi artificiel que l’interprétation pneumatique de la Bible.
Ce qu’il y avait de contourné et de morbide dans
sa nature, avec son amalgame de pauvreté d’esprit,
de méchant savoir, de santé gâtée, de nerfs exaspérés, restait aussi caché à son regard qu’à celui
de son spectateur. Il n’était pas un homme particulièrement bon, encore moins un homme particulièrement sage : mais il signifiait quelque chose
qui dépassait la mesure humaine en bonté et en
sagesse. La foi en lui soutenait la foi au divin et au
merveilleux, à un sens religieux de toute existence,
à un dernier jour de jugement qui était imminent.
Dans l’éclat vespéral du soleil d’un monde finissant, qui rayonnait sur les peuples chrétiens,
l’ombre du saint grandissait en des proportions
énormes : et même jusqu’à une hauteur telle que
même dans notre temps, qui ne croit plus en Dieu,
il y a encore des penseurs qui croient aux saints.
Il va de soi qu’à ce crayon du saint, qui est esquissé d’après la moyenne de l’espèce tout entière, on peut opposer maint crayon qui produirait sans
doute une impression plus agréable. Des exceptions
isolées se distinguent de l’espèce, soit par
une grande douceur et un grand amour des hommes,
soit par le charme d’une force d’action inusitée ;
d’autres sont attrayants au suprême degré,
parce que des conceptions illusoires ont répandu
sur tout leur être des torrents de lumière ; c’est
le cas par exemple pour le célèbre fondateur du
christianisme, qui se tenait pour le fils de Dieu
incarné et partant se sentait exempt de péché ; si
bien que par une chimère — que l’on ne doit pas
juger trop durement, parce que toute l’antiquité
fourmille de fils de Dieu — il atteignit le même
but, le sentiment de complète exemption de péché,
de complète irresponsabilité, qu’aujourd’hui chacun
peut acquérir par la science. — J’ai également
négligé les saints hindous, qui se placent à un
degré intermédiaire entre les saints chrétiens et
les philosophes grecs, et par conséquent ne représentent
pas un type pur : la connaissance, la science
— dans la mesure où il y en avait une, — l’élévation
au-dessus des autres hommes par l’exercice
de la logique et l’éducation de la pensée étaient
chez les bouddhistes autant exigées comme un
indice de sainteté que ces mêmes qualités sont,
dans le monde chrétien, écartées et excommuniées
comme indice de non-sainteté.
Le parfait est censé ne s’être pas fait. — Nous
sommes habitués, en face de toute chose parfaite,
à ne pas poser le problème de sa formation : mais
à jouir du présent, comme s’il avait surgi du sol par
un coup de magie. Vraisemblablement, nous sommes là encore sous l’influence d’un antique sentiment mythologique. Nous subissons presque encore la même impression (par exemple devant un
temple grec comme celui de Pæstum) que si un beau
matin un dieu avait, en se jouant, bâti sa demeure
de ces blocs énormes : ou plutôt, que si une âme
avait soudain pénétré par enchantement dans une
pierre et voulait maintenant parler par son entremise. L’artiste sait que son œuvre n’aura son plein
effet que si elle éveille la croyance à une improvisation, à une miraculeuse soudaineté de production, et ainsi il aide volontiers à cette illusion et
introduit dans l’art ces éléments d’inquiétude
enthousiaste, de désordre aux tâtonnements d’aveugle, de rêve qui cesse au commencement de la
création, comme un moyen de tromper, pour disposer l’âme du spectateur ou de l’auditeur en sorte
qu’elle croie au jaillissement soudain du parfait.
La science de l’art doit, comme il s’entend de soi,
contredire de la façon la plus expresse cette illusion, et démontrer les conclusions erronées et les
mauvaises habitudes de l’intelligence, grâce auxquelles elle tombe dans les filets de l’artiste.
Le sens de la vérité chez l’artiste. — L’artiste
a, quant à la connaissance de la vérité, une moralité plus faible que le penseur ; il ne veut absolument pas se laisser enlever les interprétations de
Ja vie brillantes, profondes de sens, et se met en
garde contre des méthodes et des résultats simples
et rassis. En apparence, il lutte pour la dignité et
l’importance supérieure de l’homme, en réalité il
ne veut pas abandonner les conditions les plus
efficaces pour son art, tels que le fantastique, le
mythique, l’incertain, l’extrême, le sens du symbole, la surestime de la personnalité, la croyance
à quelque chose de miraculeux dans le génie : il
tient ainsi la persistance de son genre de création
pour plus considérable que le dévouement scientifique à la vérité sous toutes les formes, dût-elle
apparaître aussi nue que possible.
L’art, évocateur des morts. — L’art assumé
accessoirement la tâche de conserver l’être, même
de rendre un peu de couleur, à des représentations
éteintes et pâlies ; il tresse, quand il s’acquitte de
cette tâche, un lien autour de siècles divers et en
fait revenir les esprits. À la vérité, ce n’est qu’une
vie apparente, comme au-dessus des tombeaux,
qui par là prend naissance, ou bien comme le
retour des morts chéris dans le rêve, mais au
moins pour quelques instants le vieux sentiment
s’éveille une fois encore et le cœur bat selon un
rythme autrement oublié. Il faut, en considérant
cette utilité générale de l’art, pardonner à l’artiste
lui-même de ne point se placer aux premiers rangs
de la culture et de la virilisation progressive de
l’humanité : il est toute sa vie resté un enfant ou
un adolescent et s’est tenu au point où l’a pris sa
vocation artistique ; or les sentiments des premiers
degrés de la vie sont, de l’aveu général, plus proches de ceux des périodes passées que de ceux du
siècle présent. Bon gré mal gré, il aura pour tâche
de rendre l’humanité enfant ; c’est sa gloire et sa
limite.
Le poète, allégeur de la vie. — Les poètes,
étant donné qu’eux aussi veulent alléger la vie à
l’homme, détournent leur regard du présent pénible
ou aident le présent à prendre, par une lueur qu’ils
font briller du passé, des couleurs nouvelles. Pour
y réussir, il leur faut être eux-mêmes à beaucoup
d’égards des êtres tournés en arrière : en sorte
qu’ils peuvent servir de pont, pour mener à des
époques et des idées très lointaines, à des religions
et à des civilisations mourantes ou mortes. Ils sont
proprement toujours et nécessairement des Épigones. On peut, à parler franc, dire quelques choses
défavorables de leurs moyens d’alléger la vie : ils
corrigent et guérissent seulement en passant, seulement pour le moment ; ils empêchent même
l’homme de travailler à une amélioration véritable
de son état, en supprimant et en déchargeant par
des palliatifs la passion des inquiets, qui poussent
à l’action.
La lente flèche de la beauté. — La plus noble
sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d’un seul
coup, qui ne livre pas d’assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût),
mais qui lentement s’insinue, qu’on emporte avec
soi presque à son insu et qu’un jour, en rêve, on
revoit devant soi, mais qui enfin, après nous avoir
longtemps tenu modestement au cœur, prend de
nous possession complète, remplit nos yeux de
larmes, notre cœur de désir. — Que désirons-nous
donc à l’aspect de la beauté ? C’est d’être beaux :
nous nous figurons que beaucoup de bonheur y est
attaché. — Mais c’est une erreur.
Vivification de l’art. — L’art relève la tête
quand les religions perdent du terrain. Il recueille
une foule de sentiments et de tendances produites
par la religion, il les prend à cœur et devient alors
lui-même plus profond, plus rempli d’âme, au
point qu’il peut communiquer l’élévation et l’enthousiasme, chose qu’auparavant il ne pouvait pas
encore. Le trésor de sentiment religieux grossi en
torrent déborde toujours de nouveau et veut conquérir de nouveaux royaumes ; mais le progrès des
lumières a ébranlé les dogmes de la religion et
inspiré une défiance fondamentale : alors le sentiment, chassé par les lumières de la sphère religieuse, se jette dans l’art ; en quelques cas aussi
dans la vie politique, voire même directement dans
la science. Partout où dans les efforts humains on
aperçoit une coloration supérieure plus sombre, on
peut conjecturer que la crainte des esprits, le parfum de l’encens et les ombres de l’Église y sont
restés attachés.
Par quoi le mètre donne de la beauté. — Le
mètre place un crêpe sur la réalité ; il donne lieu à
quelque artifice de langage, à quelque indécision
de pensée ; par l’ombre qu’il jette sur les idées,
tantôt il cache, tantôt il fait saillir. De même que
l’ombre est nécessaire pour embellir, de même le
« sombre » est nécessaire pour éclaircir. — L’art
rend supportable l’aspect de la vie en plaçant dessus le crêpe de la pensée indécise.
L’art des âmes laides. — On trace à l’art des limites trop étroites, si l’on exige que seules les âmes
bien ordonnées, moralement équilibrées, puissent
avoir en lui leur expression. De même que dans
les arts plastiques, de même il y a en musique et
en poésie un artdes âmes laides, à côté de l’art des
belles ames ; et les plus puissants effets de l’art,
briser les âmes, mouvoir les pierres, changer les
bètes en hommes, c’est cet art-là peut-être qui les
a le mieux obtenus.
L’art rend le cœur lourd au penseur. — La
force du besoin métaphysique et la peine que la
nature trouve enfin à s’en séparer peut se déduire
de ce que, dans l’esprit libre encore, quand il a
secoué toute métaphysique, les plus hauts effets
de l’art produisent une résonance des cordes metaphysiques dès longtemps muettes, même brisées, lorsque par exemple, à un certain passage
de la Neuvième Symphonie de Beethoven, il se
sent planer au-dessus de la terre dans un dôme
d’étoiles, avec le rêve de l’immortalité au cœur :
toutes les étoiles semblent scintiller autour de lui
et la terre descendre toujours plus profondément.
— Prend-il conscience de cet état, il sentira peut-être une piqûre profonde au cœur et soupirera après
l’homme qui lui ramènerait la bien-aimée perdue,
qu’on l’appelle Religion ou Métaphysique. C’est en
de pareils moments que son caractère intellectuel
est mis à l’épreuve.
Jouer avec la vie. — Il fallait la facilité et l’aisance de l’imagination homérique pour assoupir et
un moment supprimer là conscience démesurément
passionnée, l’intelligence trop aiguisée des Grecs.
La parole est-elle chez eux à l’intelligence : combien
âpre et cruelle apparaît alors la vie ! Ils ne se font
point illusion, mais ils entourent exprès la vie d’un
jeu de mensonges. Simonide conseillait à ses compatriotes de prendre la vie comme un jeu ; le
sérieux leur était trop connu pour une douleur
(la misère des hommes est justement le thème sur
lequel les dieux aiment tant entendre chanter), et
ils savaient que par l’art seul la misère même pouvait devenir jouissance. Mais en punition de cette
façon de voir, ils furent tellement infectés du plaisir de faire des fables, qu’il leur était pénible dans
la vie de tous les jours de se tenir libres de mensonge et d’imposture, comme d’ailleurs tout peuple de poètes a de même plaisir au mensonge et
par-dessus le marché n’en est pas responsable. Les
peuples voisins trouvaient sans doute parfois que
c’était à en désespérer.
Croyance à l’inspiration. — Les artistes ont un
intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines,
aux soi-disant inspirations ; comme si l’idée de
l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale
d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon
de la grâce. En réalité, l’imagination du bon artiste
ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement,
extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ;
ainsi, l’on se rend compte aujourd’hui d’après les
carnets de Beethoven qu’il a composé peu à peu
ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque
sorte triées d’ébauches multiples. Celui qui discerne
moins sévèrement et s’abandonne volontiers à la
mémoire reproductrice pourra, dans certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais
l’improvisation artistique est à un niveau fort bas
en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont
de grands travailleurs, infatigables non seulement
à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible,
modifier, arranger.
Encore l’inspiration. — Si la faculté de produire s’est quelque temps suspendue et a été arrêtée dans son cours par un obstacle, elle fournit
enfin un flot aussi subit que si une inspiration
immédiate, sans travail intérieur préalable, autrement dit que si un miracle s’accomplissait. C’est
ce qui produit l’illusion connue, au maintien de
laquelle, comme j’ai dit, l’intérêt de tous les
artistes est un peu trop attaché. Le capital n’a
fait juste que s’accumuler, il n’est pas en une fois
tombé du ciel. Il y a du reste encore autre part
une telle inspiration apparente, par exemple dans
le domaine de la bonté, de la vertu, du vice.
Les souffrances du génie et leur valeur. — Le génie artistique veut donner une jouissance,
mais s’il se tient à un degré très haut, il lui manque facilement ceux qui pourraient la prendre ; il
offre des mets, mais on n’en veut pas. Cela lui donne un pathétique, selon les circonstances, ridicule et touchant ; car au fond il n’a aucun droit de forcer les hommes à goûter le plaisir. Son fifre résonne, mais personne ne veut danser, cela peut-il être tragique ? Peut-être, après tout. — Enfin il a pour compensation de cette privation plus de plaisir à créer que le reste des hommes n’en a dans tous les autres genres d’activité. On reçoit de ses souffrances un sentiment excessif, parce que sa plainte est plus haute, sa bouche plus éloquente ; et parfois ses souffrances sont réellement trop
grandes, mais seulement parce que son ambition, son envie sont trop grandes. Le génie savant, comme Kepler et Spinoza, n’est pas à l’ordinaire aussi exigeant et ne met pas ses souffrances et ses privations, en réalité plus grandes, en un tel relief. Il a le droit de compter avec plus d’assurance sur la postérité et de rejeter le présent ; tandis qu’un
artiste qui fait de même joue toujours un jeu désespéré, où son cœur doit souffrir. Dans des cas tout à fait rares — alors que dans le même individu se combinent le génie de produire et de connaître et le génie moral — vient s’ajouter auxdites douleurs cette sorte de douleurs encore qui doivent être regardées comme les exceptions les plus singulières du monde : les sentiments extra et supra-personnels qui s’appliquent à un peuple, à l’humanité, à l’ensemble de la civilisation, à tout être souffrant : lesquelles tirent leur valeur de l’union
avec des connaissances particulièrement pénibles
et abstruses (la pitié de soi a peu de valeur). —
Mais quelle mesure, quelle balance d’essai y a-t-il
pour leur authenticité ? N’est-il pas presque commandé
d’être défiant envers tous ceux qui parlent
de sentiments de cette n’ature chez eux-mêmes ?
Fatalité des grandeurs. — Toute grande apparition
est suivie de la décadence, spécialement dans
le domaine de l’art. Le modèle de la grandeur excite
les natures un peu vaines à l’imitation superficielle
ou à l’exagération ; c’est la fatalité que tous
les grands talents ont en eux, d’étouffer beaucoup
de forces et de germes plus faibles et de faire, pour
ainsi dire, le vide dans la nature autour d’eux. Le
cas le plus heureux dans le développement d’un art
est que plusieurs génies se limitent réciproquement ;
dans cette lutte, il y a d’ordinaire pour les
natures plus faibles et plus tendres une part d’air
et de lumière aussi.
L’art périlleux pour l’artiste. — Lorsque
l’art s’empare violemment d’un individu, il l’attire
en arrière aux conceptions des époques où l’art florissait avec le plus de force, il exerce donc une
influence rétrograde. "L’artiste s’engage de plus en
plus dans la vénération des excitations soudaines,
croit aux dieux et aux démons, anime la nature,
prend la science en haine, devient mobile dans ses
tendances, comme les hommes de l’antiquité, et
souhaite un bouleversement de toutes les conditions
qui ne sont pas favorables à l’art, et cela avec
la violence et l’injustice d’un enfant. Or, de soi l’artiste
est déjà un être arriéré parce qu’il reste dans
le jeu, qui convient à la jeunesse et à l’enfant : à
cela vient s’ajouter que peu à peu il subit une déformation
qui le fait rétrograder en d’autres temps.
Ainsi finit par se produire un violent antagonisme
entre lui et les hommes du même âge de son époque,
et une fin troublée ; ainsi, d’après les récits des
anciens, Homère et Eschyle finirent par vivre et
mourir dans la mélancolie.
Hommes créés. — Quand on dit que l’auteur
dramatique (et généralement l’artiste) crée réellement
des caractères, c’est là une belle illusion et
exagération, dans l’existence et la propagation de
laquelle l’art célèbre un triomphe qu’il n’a pas voulu
et qui est pour ainsi dire surabondant. En fait,
nous ne savons pas grand’chose d’un homme réellement
vivant et nous faisons une généralisation très superficielle, quand nous lui attribuons tel ou tel
caractère : c’est à cette situation très imparfaite
vis-à-vis de l’homme que répond le poète, en faisant
(c’est en ce sens qu’il « crée ») des esquisses
d’hommes aussi superficielles que l’est notre connaissance
des hommes. Il y a beaucoup de poudre
aux yeux dans ces caractères créés par les artistes ;
ce ne sont pas du tout des produits naturels incarnés,
mais semblables aux hommes peints un peu
trop légèrement, ils ne supportent pas d’être regardés
de près. Même quand on dit que le caractère
des hommes vivants ordinaires se contredit souvent,
que celui que crée le dramaturge est le modèle qui
a flotté devant les yeux de la nature, cela est tout à
fait faux. Un homme réel est quelque chose d’absolument
nécessaire (même dans ces soi-disant contradictions),
mais nous ne connaissons pas toujours
cette nécessité. L’homme inventé, le fantôme, a la
prétention de signifier quelque chose de nécessaire,
mais seulement pour des gens qui ne comprennent
un homme réel que dans une simplification grossière
et antinaturelle : si bien qu’un ou deux gros
traits souvent répétés, avec beaucoup de lumière
dessus et beaucoup d’ombre et de demi-obscurité
autour, satisfont complètement leurs prétentions.
Ils sont ainsi facilement disposés à traiter le fantôme
comme un homme réel, nécessaire, parce
qu’ils sont accoutumés à prendre dans l’homme réel
un fantôme, une silhouette, une abrévation arbitraire, pour le tout. — Que le peintre et le sculpteur
expriment le moins du monde l’« Idée » de l’homme,
c’est là une vaine imagination et une illusion
des sens : on est tyrannisé par l’œil quand on parle
de pareille façon, parce que cet œil ne voit du
corps humain que la superficie, que la peau ; mais
l’intérieur du corps rentre tout autant dans l’Idée.
L’art plastique veut rendre les caractères visibles
sur la peau ; l’art du langage use de la parole pour
le même but, il rend le caractère par le son articulé.
L’art part de la naturelle ignorance de l’homme
sur son être intérieur (corps et caractère) : il n’existe
pas pour les physiciens et les philosophes.
Excès d’estime de soi dans la foi aux artistes
et aux philosophes. — Nous pensons tous que
l’excellence d’une œuvre d’art, d’un artiste, est
prouvée, quand ils nous saisissent, nous ébranlent.
Mais il faudrait d’abord que notre propre excellence
de jugement et d’impression fût prouvée :
ce qui n’est pas le cas. Qui a, dans le domaine de
l’art plastique, plus saisi et ravi que le Bernin ? qui
a plus puissamment agi que ce rhéteur postérieur
à Démosthène, qui introduisit le style asiatique et
le fit dominer deux siècles durant ? Cette domination
sur des siècles entiers ne prouve rien pour l’excellence
et la valeur durable d’un style ; c’est pourquoi l’on ne doit pas avoir trop d’assurance dans
sa bonne opinion d’un artiste quelconque : c’est là
non seulement la foi en la vérité de nos impressions,
mais encore en l’infaillibilité de notre jugement
ou impression, quand jugement ou impression
ou l’un et l’autre peuvent eux-mêmes être
d’espèce trop grossière ou trop fine, surexcités ou
incultes. De même les effets bienfaisants et édifiants
d’une philosophie, d’une religion ne prouvent
rien pour leur vérité : tout aussi peu que le
bonheur que l’aliéné goûte à son idée fixe prouve
quoi que ce soit pour la sagesse de cette idée.
Culte du génie par vanité. — Pensant du bien
de nous, mais n’attendant pourtant pas du tout de
nous de pouvoir former seulement l’ébauche d’un
tableau de Raphaël ou une scène pareille à celles
d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons
que le talent de ces choses est un miracle tout à fait
démesuré, un hasard fort rare, ou, si nous avons
encore des sentiments religieux, une grâce d’en
haut. C’est ainsi que notre vanité, notre amour-propre,
favorise le culte du génie : car ce n’est qu’à
condition d’être supposé très éloigné de nous,
comme un miraculum,
qu’il ne nous blesse pas
(Gœthe même, l’homme sans envie, nommait Shakespeare
son étoile des hauteurs lointaines ; sur
quoi l’on peut se rappeler ce vers : « Les étoiles,
on ne les désire pas[7] »). Mais abstraction faite de
ces suggestions de notre vanité, l’activité du génie
ne paraît pas le moins du monde quelque chose de
foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en
mécanique, du savant astronome ou historien, du
maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent
si l’on se représente des hommes dont la pensée
est active dans une direction unique, qui utilisent
tout comme matière première, qui ne cessent d’observer
diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui,
qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens.
Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à
poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher
toujours des matériaux et de travailler toujours à
y mettre la forme. Toute activité de l’homme est
compliquée à miracle, non pas seulement celle du
génie : mais aucune n’est un « miracle ». —
D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de
génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ?
qu’eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel
on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse
avec laquelle ils voient directement dans l’« être » !)
Les hommes ne parlent intentionnellement de génie
que là où les effets de la grande intelligence leur
sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre
part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin »
c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En
outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement,
tout ce qui est en train de se faire est déprécié.
Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste
comment elle s’est faite ; c’est son avantage,
car partout où l’on peut assister à la formation,
on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression
écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement
comme une perfection actuelle. Voilà
pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression
qui passent pour géniaux, et non les hommes de
science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation
ne sont qu’un enfantillage de la raison.
La conscience de métier. — Gardez-vous de
parler de dons naturels, de talents innés ! On peut
nommer des grands hommes de tout genre qui
furent peu doués. Mais ils acquirent la grandeur,
devinrent des « génies » (comme on dit), par des
qualités dont on n’aime pas à signaler le manque
lorsqu’on les sent en soi : ils eurent tous cette
robuste conscience d’artisans, qui commence par
apprendre à former parfaitement les parties, avant
de se risquer à faire un grand ensemble ; ils se
donnèrent du temps pour cela, parce qu’ils avaient
plus de plaisir à la réussite du détail, de l’accessoire,
qu’à l’effet d’un ensemble éblouissant. La
recette, par exemple, pour qu’un homme devienne
bon romancier, est facile à donner, mais l’exécution
suppose des qualités que l’on a coutume de
perdre de vue, quand on dit : « Je n’ai pas assez
de talent. » Qu’on fasse un peu cent et plus de
projets de nouvelles, pas un dépassant deux pages,
mais d’une telle netteté que tout mot y soit nécessaire ;
qu’on mette chaque jour par écrit des anecdotes,
jusqu’à ce qu’on apprenne à en trouver la
forme la plus pleine, la plus efficace ; qu’on soit infatigable
à recueillir et à dépeindre des types et des
caractères humains ; qu’on raconte avant tout aussi
souvent que possible et qu’on écoute raconter, avec
un œil et une oreille perçants pour saisir l’effet
produit sur les autres assistants ; qu’on voyage
comme un paysagiste et un dessinateur de costumes ;
qu’on extraye pour son usage de chaque science
ce qui, bien exposée produit des effets artistiques ;
qu’on réfléchisse enfin sur les motifs des actions
humaines, qu’on ne dédaigne aucune indication qui
puisse en instruire, et qu’on se fasse collectionneur
de pareilles choses jour et nuit. Qu’on laisse passer
dans ce multiple exercice quelque dix années : mais
ce qui ensuite sera créé dans l’atelier pourra sortir
aussi à la lumière des rues. — Que font, au contraire,
la plupart ? Ils ne commencent pas par la
partie, mais par l’ensemble. Ils feront peut-être
une fois un bon coup, éveilleront l’attention, et dès
lors feront des coups de plus en plus mauvais, pour
des raisons bien naturelles. — Parfois, quand l’intelligence
et le caractère manquent pour former
un tel plan de vie artistique, c’est le destin et la
nécessité qui prennent leur place et mènent pas à
pas le maître futur à travers toutes les exigences
de son métier.
Danger et avantage du culte du génie. — La
foi en des esprits grands, supérieurs, féconds, est,
non pas nécessairement, mais très souvent, encore
unie à cette superstition entièrement ou à demi
religieuse, que ces esprits seraient d’origine surhumaine
et posséderaient certaines facultés merveilleuses,
au moyen desquelles ils acquerraient leurs
connaissances par une tout autre voie que le reste
des hommes. On leur attribue volontiers une vue
immédiate de l’essence du monde, comme par un
trou dans le manteau de l’apparence, et l’on croit
que, sans la peine et les efforts de la science, grâce
à leur merveilleux regard divinatoire, ils pourraient
communiquer quelque chose de définitif et de décisif
sur l’homme et le monde. Tant que le miracle en
matière de connaissance trouve encore des croyants,
peut-être peut-on accorder qu’il en provient une
utilité pour les croyants mêmes, étant donné que
ceux-ci, par leur absolue soumission aux grands
esprits, assurent à leurs propres esprits, pour le
temps du développement, la discipline et l’école la
meilleure. Au contraire, il y a lieu au moins de se
demander si la superstition du génie, de ses privilèges
et de ses facultés spéciales est d’utilité pour
le génie lui-même, lorsqu’elle s’enracine chez lui.
C’est en tout cas un symptôme dangereux quand
l’homme est près de cette crainte religieuse de lui-même,
qu’il s’agisse de cette célèbre crainte des
Césars ou de la crainte du génie considérée ici ;
quand l’odeur des sacrifices que l’on n’offre équitablement
qu’à un dieu pénètre dans le cerveau du
génie, au point qu’il commence à chanceler et à se
tenir pour quelque chose de surnaturel. Les conséquences
sont à la longue : le sentiment de l’irresponsabilité,
des privilèges exceptionnels, la persuasion
qu’il fait une grâce rien que par son commerce,
une folle rage à propos de toute tentative
de le comparer à d’autres ou de le taxer même plus
bas, de mettre en lumière ce qu’il y a de manqué
dans son œuvre. Par cela même qu’il cesse d’exercer
une critique contre lui-même, les pennes finissent
par tomber de son plumage une à une ; cette
superstition mine les racines de sa force et fera
peut-être même de lui un hypocrite, après que sa
force l’aura quitté. Même pour de grands esprits,
il y a vraisemblablement plus d’utilité à se rendre
compte de leur force et de son origine, à
comprendre ainsi quelles qualités purement humaines
ont conflué en eux, quelles circonstances heureuses
y ont concouru : ainsi une energie qui un jour
trouve sa voie, une application décidée à des fins
de détail, un grand courage personnel, puis la
chance d’une éducation qui a de bonne heure offert
les meilleurs maîtres, modèles, méthodes. À la
vérité, si leur but est de produire l’effet le plus
grand possible, l’incertitude sur soi-même et cette
addition d’une demi-folie a toujours fait beaucoup ;
car ce qu’on a admiré et envié de tout temps en
eux, c’est justement cette force grâce à laquelle ils
rendent les hommes sans volonté et les entraînent
à l’illusion que des guides surnaturels iraient devant
eux. Oui, cela élève et anime les hommes, de croire
quelqu’un en possession de forces surnaturelles :
c’est en ce sens que le délire a, comme dit Platon,
apporté aux hommes les plus grandes bénédictions.
— Dans de rares cas isolés, cette espèce de délire
peut bien aussi avoir été le moyen par où une telle
nature excessive dans toutes les directions a été
maintenue solidement : même dans la vie des individus
les conceptions illusoires ont souvent la
valeur de remèdes, qui par eux-mêmes sont des
poisons ; cependant le poison finit, dans tout
« génie » qui croit à sa divinité, par se montrer à
mesure que le « génie » devient vieux : qu’on se
souvienne par exemple de Napoléon, dont l’être
s’est certainement formé justement par cette foi en
lui-même et en son étoile, et par le mépris des
hommes qui en découlait, jusqu’à produire la
puissante unité qui le fait saillir d’entre tous les
hommes modernes, jusqu’à ce qu’enfin cette même
croyance aboutit à un fatalisme presque insensé,
lui déroba toute sa rapidité et son acuité de coup
d’œil et devint la cause de sa ruine.
Le génie et la nullité. — Ce sont précisément,
parmi les artistes, les cerveaux originaux, créant
d’eux-mêmes, qui peuvent, dans la circonstance,
produire le vide et le néant complets, tandis que
les natures plus dépendantes, les talents, comme
on dit, abondent en souvenirs de tout le bon possible
et même dans l’état de faiblesse produisent
quelque chose de passable. Mais si les originaux
sont abandonnés d’eux-mêmes, le souvenir ne leur
donne aucune aide : ils deviennent vides.
Le public. — Le peuple ne demande rien de
plus à la tragédie que d’être bien émus, pour pouvoir
une bonne fois y aller de sa larme ; l’artiste au
contraire, qui voit Ja tragédie nouvelle, trouve son
plaisir dans les inventions et les procédés techniques
ingénieux, dans le traitement et la division
de la matière, dans le nouveau tour donné à de
vieux motifs, à de vieilles pensées. Sa situation est
la situation esthétique vis-à-vis de l’œuvre d’art,
celle du créateur ; la première décrite, qui regarde
uniquement le sujet, est celle du peuple. De
l’homme entre deux il n’y a rien à dire, il n’est ni
peuple ni artiste et ne sait pas ce qu’il veut : aussi
son plaisir est-il confus et médiocre.
Éducation artistique du public. — Si le même
motif n’est pas traité de cent façons par différents
maîtres, le public n’apprend pas à s’élever aau-dessus
de l’intérêt du sujet ; mais à la fin lui-même saisira
les nuances, les délicates inventions neuves
dans la façon de traiter ce motif, et en jouira, lorsqu’il
le connaîtra de longue date par de nombreuses
manipulations et qu’il n’y sentira plus le
piquant de la nouveauté, de l’attente.
L’artiste et sa suite doivent marcher au pas.
— Le passage d’un degré du style à l’autre doit
être assez lent pour que non seulement les artistes,
mais aussi les auditeurs et spectateurs soient de la
partie et sachent exactement ce qui se passe. Autrement
il se produit tout d’un coup ce grand abîme entre l’artiste, qui crée ses œuvres sur une hauteur
isolée, et le public, qui n’est plus capable de monter
à cette hauteur et enfin redescend plus bas avec
chagrin. Car lorsque l’artiste n’élève plus son
public, celui-ci tombe rapidement, et sa chute est
d’autant plus profonde et périlleuse qu’un génie l’a
porté plus haut, semblable à l’aigle, des serres
duquel la tortue enlevée dans les nues retombe
pour son malheur.
Origine du comique. — Si l’on considère que
l’homme, durant bien des cent mille années, fut un
animal accessible à la crainte au suprême degré,
et que tout ce qui est soudain, inattendu, lui commandait
d’être prêt à combattre, peut-être prêt à
mourir, que même plus tard encore, en état de
société, toute la sécurité reposait sur l’attendu, sur
la tradition dans la pensée et l’activité, on ne peut
pas s’étonner qu’en présence de toute chose soudaine,
inattendue en parole et en action, quand
elle se produit sans danger ni dommage, l’homme
soit soulagé, passe à l’opposé de la crainte : l’être
tremblant d’angoisse, ramassé sur lui-même, se
détend, se déploie à l’aise, — l’homme rit. C’est ce
passage d’une angoisse momentanée à une gaîté de
courte durée qu’on nomme le comique. Au contraire,
dans le phénomène du tragique, l’homme passe rapidement d’une grande gaîté durable à une
grande angoisse ; mais comme parmi les mortels
la grande gaîté durable est bien plus rare que le
motif d’angoisse, il y a aussi beaucoup plus de
comique que de tragique dans le monde ; on rit bien
plus souvent que l’on n’est ému.
Ambition d’artiste. — Les artistes grecs, par
exemple les tragiques, composaient pour vaincre ;
tout leur art ne peut être imaginé sans concours :
la bonne Éris d’Hésiode, l’ambition, donnait à leur
génie ses ailes. Or cette ambition voulait avant tout
que leur œuvre eût le plus haut degré d’excellence
à leurs propres yeux, telle qu’ils comprenaient
l’excellence, sans égard à un goût régnant et à l’opinion
générale sur l’excellent dans une œuvre
d’art ; et c’est ainsi qu’Eschyle et Euripide restèrent
longtemps sans succès, jusqu’à ce qu’ils eussent
enfin formé des juges d’art qui appréciassent
leur œuvre selon les règles qu’ils posaient eux-mêmes.
De cette façon, ils recherchent la victoire
sur des concurrents d’après leur propre estime,
devant leur propre tribunal, ils veulent réellement
être plus excellents ; ensuite ils demandent au
dehors une approbation de cette propre estime, une
confirmation de leur jugement. Rechercher l’honneur
veut dire : « se rendre supérieur et désirer
que cela paraisse aussi publiquement. » La première
chose manque-t-elle et la seconde est-elle
néanmoins désirée, on parle de vanité. La seconde
manque-t-elle et n’est-elle pas réclamée, on parle
d’orgueil.
Le nécessaire dans l’œuvre d’art. — Ceux qui
parlent tant de l’élément nécessaire dans une œuvre
d’art exagèrent, s’ils sont artistes, in majorem artis gloriam,
ou, s’ils sont profanes, par
ignorance. Les formes d’une œuvre d’art qui donnent
à sa pensée la parole, qui sont par conséquent
sa façon de s’exprimer, ont toujours quelque
chose de facultatif, comme toute espèce de langage.
Le sculpteur peut ajouter ou omettre beaucoup de
petits traits : de même l’interprète, qu’il soit comédien,
ou, en ce qui concerne la musique, virtuose
ou chef d’orchestre. Ces nombreux petits traits et
ces polissures lui font plaisir aujourd’hui, demain
non, ils sont là plutôt en vue de l’artiste que de
l’art, car il a aussi besoin, dans la contrainte et
l’effort sur soi-même que l’expression de sa pensée
principale exige de lui, de gâteaux et de jouets à
l’occasion, pour ne pas devenir morose.
Faire oublier le maître. — Le pianiste qui exécute
l’œuvre d’un maître aura joué le mieux
possible, s’il a fait oublier le maître et s’il a donné
l’illusion qu’il racontait une histoire de sa vie
ou vivait quelque chose actuellement. À la vérité :
s’il n’est rien qui vaille, chacun maudira son bavardage
par lequel il nous parle de sa vie. Il faut
donc qu’il s’entende à captiver l’imagination de
l’auditeur. C’est par là que s’expliquent à leur tour
toutes les faiblesses et les folies de la « virtuosité ».
Corriger la fortune. — Il y adans la vie des
grands artistes de fâcheuses conjonctures, qui forcent
par exemple le peintre à n’esquisser son
tableau le plus important qu’à l’état d’idée fugitive
ou forcèrent par exemple Beethoven à ne nous laisser
dans mainte grande sonate (comme celle en si majeur)
que l’insuffisante réduction pour piano
d’une symphonie. Ici l’artiste qui vient plus tard
doit chercher à corriger après coup la vie du grand
homme : c’est ce que ferait par exemple celui qui,
maître de tous les effets d’orchestre, éveillerait à
la vie pour nous cette symphonie tombée à la mort
apparente du piano.
Réduire. — Beaucoup de choses, d’événements
ou de personnes ne supportent pas d’être traités
à une petite échelle. On ne peut pas réduire le
groupe du Laocoon en figurine ; la grandeur lui est
nécessaire. Mais il est beaucoup plus rare que quelque
chose, de nature petite, supporte l’agrandissement ;
c’est pourquoi les biographes réussiront toujours
plus à rendre un grand homme petit, qu’un
petit grand.
Sensibilité dans l’art du présent. — Les
artistes se mécomptent fréquemment aujourd’hui,
quand ils travaillent à un effet sensible de leurs
œuvres ; car leurs spectateurs et auditeurs n’ont,
plus leurs sens au complet et entrent, tout à fait
contre le gré de l’artiste, par son œuvre dans une
« sainteté » d’impression qui est proche parente de
l’ennui. — Leur sensibilité commence peut-être
juste où celle de l’artiste cesse, elles se rencontrent
donc tout au plus en un point.
Shakespeare moraliste. — Shakespeare a beaucoup
réfléchi sur les passions et sans doute eu de
son tempérament un accès très prochain à beaucoup
d’entre elles (les poètes dramatiques sont en
général d’assez méchants hommes). Toutefois, il ne
pouvait pas, comme Montaigne, parler là-dessus,
mais il mettait ses considérations sur les passions
dans la bouche de ses figures passionnées : chose,
il est vrai, contraire à la nature, mais qui rend ses
drames si pleins de pensée qu’ils font paraître tous
les autres vides et éveillent facilement une répugnance
générale à leur égard. — Les maximes de
Schiller (qui se fondent presque toujours sur des
idées fausses ou insignifiantes) sont précisément
des maximes de théâtre, et produisent en cette
qualité des effets très forts : au lieu que les maximes
de Shakespeare font honneur à son modèle
Montaigne et enferment des pensées tout à fait
graves, sous une forme aiguisée, mais sont par là
trop lointaines et trop fines pour l’œil du public
théâtral, partant sans effet.
Se mettre bien à portée de l’oreille. — Il ne
faut pas seulement savoir bien jouer, mais aussi
bien se mettre à portée de l’oreille. Le violon dans
lamaindu plus grand maître ne donne de soi qu’un
murmure, quand l’espace est trop grand ; on peut
alors confondre le maître avec le premier apprenti
venu.
L’incomplet considéré comme l’efficace. — De
même que des figures en relief agissent si fortement
sur l’imagination parce qu’elles sont pour ainsi
dire en train de sortir de la muraille et tout à coup,
retenues on ne sait par quoi, s’arrêtent : ainsi parfois
l’exposition incomplète, comme en relief, d’une
pensée, d’une philosophie tout entière, est plus
efficace que l’explication complète : on laisse plus
à faire au spectateur, il est excité à continuer ce
qui fait saillie devant ses yeux en lumière et ombre
si forte, à achever la pensée, et à triompher lui-même
de cet obstacle qui jusqu’alors s’opposait au
dégagement complet de l’idée.
Contre les originaux. — C’est quand l’Art se
revêt de l’étoffe la plus râpée qu’on le reconnaît le
mieux pour l’art.
Esprit collectif. — Un bon écrivain n’a pas
seulement son propre esprit, mais aussi l’esprit de
ses amis.
Deux sortes de méconnaissance. — Le malheur
des écrivains pénétrants et clairs est qu’on les prend
pour superficiels et que, par conséquent, on ne se
donne pour eux aucune peine : et la chance des
écrivains obscurs est que le lecteur s’exténue sur
eux et met à leur compte le plaisir que lui cause sa
diligence.
Rapports avec la science. — Tous ceux-là ne
portent pas de réel intérêt à une science, qui ne
commencent à s’échauffer pour elle que s’ils y ont
eux-mêmes fait des découvertes.
La clé. — La pensée isolée à laquelle un homme
de valeur, aux rires et railleries des gens sans valeur,
attache un grand prix, est pour lui une clé de trésors
cachés, pour ceux-là rien de plus qu’un morceau
de vieille ferraille.
Intraduisible. — Ce n’est ni le meilleur ni le
pire d’un livre qui est intraduisible.
Paradoxes de l’auteur. — Les soi-disant paradoxes
de l’auteur, dont un lecteur se choque, ne
sont souvent pas du tout dans le livre de l’auteur,
mais dans la tête du lecteur.
Esprit. — Les auteurs les plus spirituels produisent
un sourire à peine sensible.
L’antithèse. — L’antithèse est la porte étroite
par où l’erreur se glisse le plus volontiers jusqu’à
la vérité.
Les penseurs comme stylistes. — La plupart des
penseurs écrivent mal parce qu’ils ne nous communiquent
pas seulement leurs pensées, mais aussi le
penser de leurs pensées.
Idées dans la poésie. — Le poète mène triomphalement
ses idées dans le char du rythme : ordinairement
parce que celles-ci ne sont pas capables
d’aller à pied.
Péché contre l’esprit du lecteur. — Quand
l’auteur renie son talent, uniquement pour se mettre
au niveau du lecteur, il commet le seul péché
mortel que l’autre ne lui pardonnera jamais : à
supposer, bien entendu, qu’il s’en rende un peu
compte. On peut d’ailleurs dire à l’homme tout le
mal possible de lui ; mais par la manière dont on le
dit, il faut savoir relever sa vanité.
Limites de l’honnêteté. — Même à l’écrivain le
plus honnête il échappe un mot de trop, s’il veut
arrondir une période.
Le meilleur auteur. — Le meilleur auteur sera
celui qui a honte d’être un homme de lettres.
Loi draconienne contre les écrivains. — On
devrait considérer un écrivain comme un malfaiteur
qui ne mérite que dans les cas les plus rares son
acquittement ou sa grâce : ce serait un remède
contre l’envahissement des livres.
Les fous de la civilisation moderne. — Les
fous des cours du moyen âge correspondent à nos
feuilletonistes ; c’est la même espèce d’hommes, à
moitié raisonnables, facétieux, exagérés, sots, qui
ne sont là parfois que pour adoucir le pathétique
dè la situation par des saillies, par du bavardage,
et couvrir de leurs cris le glas trop lourd, trop
solennel des grands événements ; autrefois au service
des princes et des nobles, maintenant au service
des partis (de même que dans l’esprit de parti
et la passion de parti survit maintenant encore une
bonne part de la vieille obséquiosité dans les rapports
de peuple à princes). Mais toute la classe des littérateurs
modernes est fort voisine des feuilletonistes ;
ce sont les « fous de la civilisation moderne »,
qu’on juge avec plus d’indulgence, si on ne les
prend pas pour entièrement responsables. Considérer
l’état d’écrivain comme une profession devrait,
en bonne justice, passer pour un genre de démence.
Renouvelé des Grecs. — Ce qui gêne beaucoup
présentement la marche de la science est que tous
les mots, par une exagération de sentiment qui
dure depuis cent années, sont devenus bouffis et
ampoulés. Le degré supérieur de culture qui se
tient sous la domination (sinon même sous la
tyrannie) de la science a un besoin absolu de bien
dégriser le sentiment et de concentrer fortement
tous les mots ; en quoi les Grecs du temps de
Démosthène nous ont précédés. L’exagération distingue
tous les écrits modernes ; et même lorsqu’ils
sont écrits simplement, les mots y sont encore sentis
trop excentriquement. Sévère réflexion, concision,
sang-froid, simplicité, poussée même volontairement
jusqu’aux limites, bref quant-à-soi du
sentiment et laconisme, — voilà les seuls remèdes
possibles. — Au reste cette manière froide d’écrire
et de sentir est, à titre de contraste, très attrayante
aujourd’hui : et à vrai dire, il y a là un nouveau
danger. Car la froideur pénétrante est aussi bien
un moyen d’excitation qu’un haut degré de chaleur.
Bons conteurs mauvais explicateurs. — Chez
les bons conteurs, souvent une sûreté et une rigueur
psychologique admirable, tant qu’elle peut se montrer
dans l’action de leurs personnages, se trouve
en contraste vraiment risible avec le manque d’exercice
de leur réflexion psychologique : si bien que
leur culture paraît à un moment aussi éminemment
élevée qu’au moment qui suit elle paraît pitoyablement
basse. Il arrive même trop fréquemment
qu’ils expliquent à faux exprès leurs propres héros
et leurs actes, — il n’y a pas de doute, tant la chose
sonne l’invraisemblance. Peut-être le plus grand
pianiste n’a-t-il que peu réfléchi sur les conditions techniques et sur la vertu, les défauts, l’utilité et
l’éducabilité spéciales de chaque doigt (éthique
dactylique), et fait-il des fautes grossières lorsqu’il
parle de choses de ce genre.
Les livres de gens qui nous sont connus et leurs lecteurs.
— Nous lisons les écrits de gens qui nous
sont connus (amis et ennemis) d’une façon double,
attendu que notre connaissance est sans cesse à nos
côtés qui chuchote : « c’est de lui, c’est une notation
de son être intérieur, de ses aventures, de son
talent », et que d’autre part une autre espèce de
connaissance cherche en même temps à établir quel
est le profit de cet ouvrage en soi, quelle estime il
mérite en général, abstraction faite de son auteur,
quel enrichissement de la science il apporte avec
lui. Les deux manières de lire et d’apprécier se
détruisent, il s’entend de soi, réciproquement. De
même un entretien avec un ami ne donnera lieu à
de bons fruits de connaissance que si l’un et l’autre
finissent par ne penser plus qu’à la chose même
et oublient qu’ils sont des amis.
Sacrifice rythmique. — De bons écrivains
modifient le rythme de plus d’une période,
uniquement parce qu’ils ne reconnaissent pas aux lecteurs
ordinaires la capacité de saisir la mesure que suivait
la période dans sa première forme : c’est pourquoi
ils leur donnent une facilité, en accordant la
préférence à des rythmes plus connus. — Cet égard
à l’incapacité rythmique du lecteur actuel a déjà
arraché maint soupir, car beaucoup de choses lui
ont été déjà sacrifiées. — Est-ce qu’il n’en arrive
pas de même à de bons musiciens ?
L’incomplet comme attrait artistique. — L’incomplet
produit souvent plus d’effet que le complet,
notamment dans le panégyrique : pour son
but, on a besoin précisément d’une piquante lacune,
comme d’un élément irrationnel, qui fait miroiter
une mer devant l’imagination de l’auditeur
et, pareil à une brume, couvre le rivage opposé,
par conséquent les bornes de l’objet qu’il s’agit de
louer. À citer les mérites connus d’un homme, si
on est complet et étendu, on fait toujours naître le
soupçon que ce soient làses seuls mérites. L’homme
qui loue complètement se met au-dessus de celui
qu’il loue, il semble le voir de haut. C’est pourquoi
le complet produit un effet d’affaiblissement.
Précaution en écrivant et en enseignant. —
Qui a une fois écrit et sent en lui la passion d’écrire
n’apprend presque de tout ce qu’il fait et vit
que ce qui est littérairement communicabale. Il ne
pense plus à lui, mais à l’écrivain et à son public :
il veut la compréhension, mais non pour son propre
usage. Celui qui enseigne est la plupart du temps
incapable de mener quelque tâche propre pour son
propre bien, il pense toujours au bien de ses élèves,
et toute connaissance ne lui donne de plaisir qu’autant
qu’il peut l’enseigner. Il finit par se considérer
comme un passage du savoir, et en somme
comme un moyen, au point qu’il a perdu le sérieux
en ce qui le concerne.
Les mauvais écrivains nécessaires. — Il faudra
toujours qu’il y ait de mauvais écrivains, car ils
répondent au goût des âges non développés, non
mûris ; ceux-ci ont leurs besoins aussi bien que les
plus mûrs. Si la vie humaine était plus longue, le
nombre des individus venus à maturité serait supérieur
ou du moins égal à celui des individus non
mûrs ; mais ainsi la très grande majorité meurt
trop jeune, c’est-à-dire qu’il y a toujours beaucoup
plus d’intelligences non développées ayant mauvais
goût. Celles-ci désirent en outre avec la grande
véhémence de la jeunesse la satisfaction de leur
besoin : et ainsi elles se procurent de force de
mauvais auteurs.
Trop près et trop loin. — Si le lecteur et l’auteur
ne se comprennent souvent pas, c’est que l’auteur
connaît trop bien son thème et le trouve presque
fastidieux, si bien qu’il se dispense des exemples,
qu’il connaît par centaines ; mais le lecteur est
étranger au sujet et le trouve facilement mal justifié,
si les exemples lui sont supprimés.
Une préparation à l’art disparue. — De tout
ce dont s’occupait le lycée, le plus important
était l’exercice de style latin : c’était bien là un
exercice d’art, au lieu que toutes les autres occupations
n’avaient pour but que de le savoir. Donner
la préférence à la composition allemande, c’est barbarie,
car nous n’avons pas de style allemand modèle,
approprié à l’éloquence publique ; mais si l’on
veut par la composition allemande favoriser l’exercice
de la pensée, il sera certainement mieux d’y
faire provisoirement complète abstraction du style,
partant de distinguer entre l’exercice de la pensée
et celui de l’expression. Ce dernier devrait s’appliquer
à des façons diverses de traiter une matière
donnée et non à l’invention indépendante d’une,
matière. La simple expression d’une matière donnée
était la tâche du discours latin, pour lequel les
vieux maîtres possédaient une finesse d’oreille depuis
longtemps perdue. Celui qui jadis apprenait à
bien écrire dans une langue moderne le devait à
cet exercice (aujourd’hui on doit, faute de mieux,
se mettre à l’école des vieux Français). Mais il y a
plus : il acquérait une conception de la grandeur
et de la difficulté de la forme, et d’avance était préparé
à l’art en général par la seule véritable voie,
par la pratique.
L’obscur et le trop clair l’un à côté de
l’autre. — Des écrivains qui ne savent en général
donner aucune clarté à leurs idées choisiront de
préférence dans le détail les désignations et les
superlatifs les plus forts, les plus exagérés ; de là
naît un effet de lumière pareil à un éclairage de
torches dans les sentiers embrouillés d’une forêt.
Peinture littéraire. — Un objet important
aura sa représentation la meilleure quand on
tirera comme un chimiste les couleurs du tableau
de l’objet lui-même et qu’alors on les emploiera
comme un artiste : en sorte que l’on fera naître le
dessin des limitations et des transitions des couleurs.
Ainsi le tableau acquerra quelque chose de
l’attrayant élément naturel qui donne à l’objet lui-même
sa signification.
Livres qui enseignent à danser. — Il y a des
écrivains qui, parce qu’ils représentent
l’impossible
comme possible et parlent de ce qui est moral et
génial comme si l’un et l’autre n’étaient qu’une
fantaisie, un caprice, provoquent un sentiment de
liberté joyeuse, comme si l’homme se posait sur
la pointe des pieds et, par une joie intérieure, était
absolument obligé de danser.
Idées qui ne sont pas venues à terme. — Tout
de même que non seulement l’âge viril, mais aussi
la jeunesse et l’enfance, ont un prix en soi et ne sont
pas du tout à apprécier seulement comme transitions
et passages ; de même aussi les pensées qui
ne sont pas venues à terme ont leur prix. Aussi ne
faut-il pas tourmenter un poète par un commentaire
subtil et se rire de l’incertitude de son horizon,
comme si la route qui mène à plus d’idées
était encore ouverte. On se tient au seuil : on
attend comme au déterrement d’un trésor : c’est
comme s’il devait se faire une heureuse trouvaille
de pensées profondes. Le poète prélève quelque
chose du plaisir du penseur à trouver une idée capitale
et nous en rend ainsi avides au point que
nous la pourchassons ; mais elle passe en voltigeant
au-dessus de notre tête en montrant les plus
belles ailes de papillon — et cependant elle nous
échappe.
Le livre devient presque un homme. — C’est pour
tout écrivain une surprise toujours neuve que son
livre, dès qu’il s’est séparé de lui, continue à vivre
lui-même d’une vie propre ; cela le fâche comme
si une partie d’un insecte se séparait et s’en allait
désormais suivre son propre chemin. Peut-être
l’oubliera-t-il presque entièrement, peut-être s’élèvera-t-il
au-dessus des conceptions qu’il y a déposées,
peut-être même ne l’entendra-t-il plus et
au-ra-t-il perdu cet essor dont il volait lorsqu’il concevait
ce livre : cependant le livre se cherche, des
lecteurs, enflamme des existences, donne du bonheur,
de l’effroi, produit de nouvelles œuvres, devient
l’âme de principes et d’actions — bref : il vit
comme un être pourvu d’esprit et d’âme, et pourtant
ce n’est pas un homme. — Le lot le plus heureux
est échu à l’auteur quand, vieillard, il peut
dire que tout ce qu’il y avait en lui d’idées et de
sentiments créateurs de vie, fortifiants, édifiants,
éclairants, vit encore dans ses ouvrages, et que
lui-même n’est plus que la cendre grise, tandis que le
feu a été conservé et propagé partout. — Or si l’on
considère que toute action d’un homme, et non pas
seulement un livre, devient en quelque matière
l’occasiond’autresactions, de décisions, dépensées,
que tout ce qui se fait se noue indissolublement à
tout ce qui se fera, on reconnaîtra la véritable immortalité
qui existe, celle du mouvement : ce qui a
été une fois mis en mouvement est dans la chaîne
totale de tout l’être, comme un insecte dans l’ambre,
enfermé et éternisé.
Joie dans la vieillesse. — Le penseur, et de
même l’artiste, qui a mis en sûreté le meilleur de
lui-même dans des œuvres, ressent une joie presque
maligne quand il voit comment son corps et son
esprit sont par le temps brisés et détruits lentement,
comme s’il voyait d’un coin un voleur travailler
son coffre-fort, sachant, lui, que le coffre
est vide et que tous ses trésors sont sauvés.
Fécondité tranquille. — Les aristocrates-nés
de l’esprit ne sont pas trop pressés ; leurs créations
paraissent et tombent de l’arbre par un tranquille
soir d’automne, sans qu’ils soient hâtivement
désirés, sollicités, pressés par la nouveauté, Le désir
incessant de créer est vulgaire et témoigne de jalousie,
d’envie, d’ambition. Si l’on est quelque chose,
on n’a réellement besoin de faire rien — et pourtant
l’on agit beaucoup. Il y a au-dessus des hommes
« productifs » une espèce encore supérieure.
Achille et Homère. — Il en va toujours comme
d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment,
l’autre les décrit. Un véritable écrivain ne donne
la parole qu’à la passion et à l’expérience d’autrui ;
il est artiste pour savoir, du peu qu’il a ressenti,
tirer beaucoup par divination. Les artistes ne sont
pas le moins du monde les hommes de la grande
passion, mais fréquemment ils se donnent pour tels,
avec le sentiment inconscient que l’on accordera
plus de créance à leur passion peinte, si leur propre
vie parle en faveur de leur expérience en la
matière. On n’a qu’à se laisser seulement aller, à
ne pas se maîtriser, à donner le champ libre à sa
colère, à son appétit : aussitôt tout le monde s’écrie :
qu’il est passionné ! Mais pour la passion qui
sévit profondément, qui dévore l’individu et souvent
le détruit, la chose a quelque importance :
celui qui la subit ne la décrit certes pas en drames,
mélodies ou romans. Les artistes sont fréquemment
des individus sans frein, dans la mesure justement
où ils ne sont pas artistes ; mais c’est autre chose.
Vieux doutes sur l’action de l’art. — Faudrait-il dire que réellement la pitié et la terreur soient,
comme le veut Aristote, purgées par la tragédie, si
bien que l’auditeur s’en retourne chez lui plus froid
et plus calme ? Faudrait-il dire que des histoires
de revenants rendent moins timoré et moins superstitieux ? Il est vrai pour certains faits physiques, par exemple pour la puissance amoureuse,
que la satisfaction d’un besoin crée une sédation et
un abaissement momentané de l’instinct. Mais la
terreur et la pitié ne sont pas en ce sens des besoins
d’organes déterminés, qui veulent être soulagés.
Et à la longue tout instinct même est fortifié par
l’exercice de sa satisfaction, malgré ces sédations périodiques. Il serait possible que la terreur et la pitié fussent dans chaque cas particulier adoucies et
allégées par la tragédie : néanmoins elles pourraient
en somme devenir généralement plus fortes par
l’influence tragique, et Platon aurait malgré tout
raison, quand il pense que, par la tragédie, on devient dans l’ensemble plus inquiet et plus impressionnable. Le poète tragique lui-même acquerrait
alors nécessairement une vue du monde sombre,
effrayante et une âme attendrie, excitable, avide de
larmes ; ainsi l’on devrait souscrire à l’opinion de
Platon, si les poètes tragiques et aussi les cités entières qui se plaisent surtout à eux descendent à un manque de mesure et de frein toujours plus grand.
— Mais quel droit notre temps a-t-il en général à
donner une réponse à la grande question de Platon
touchant l’influence morale de l’art ? Aurions-nous
même l’art, — où prenons-nous l’influence, une
influence quelconque de l’art ?
Plaisir pris à l’absurde. — Comment l’homme
peut-il prendre plaisir à l’absurde ? Aussi loin, en
vérité qu’il y a du rire dans le monde, c’est là le
cas ; l’on petit même dire que, presque partout où
il y a du bonheur, il y a plaisir pris à l’absurde. Le
renversement de l’expérience en son contraire, de
ce qui a un but en ce qui n’en a point, du nécessaire
en capricieux, sans pourtant que ce fait cause
aucun dommage et soit jamais conçu que par
bonne humeur, est un sujet de joie, car il nous
délivre momentanément de la contrainte de la nécessité,
de l’appropriation à des fins, et de l’expérience,
dans lesquelles nous voyons pour l’ordinaire
nos maîtres impitoyables ; nous jouons et nous
rions alors que l’attendu (qui d’ordinaire porte
ombrage et inquiétude) se réalise sans nuire. C’est
la joie des esclaves aux fêtes des Saturnales.
Ennoblissement de la réalité. — Parce que les
hommes voyaient dans l’instinct aphrodisiaque une
divinité et le sentaient agir en eux avec une reconnaissance
portée à l’adoration, cette passion s’est
dans le cours du temps compliquée de séries de
conceptions plus élevées, et par là s’est en effet
beaucoup ennoblie. C’est ainsi que quelques peuples,
grâce à cet art d’idéalisation, ont fait de certaines
maladies de puissants auxiliaires de la civilisation :
par exemple les Grecs qui, dans les siècles
antérieurs, souffraient de grandes épidémies
nerveuses (sous forme d’épilepsie et de danse de
St-Guy) et en ont formé le type magnifique de la
Bacchante. — Les Grecs ne possédaient rien moins
qu’une santé équilibrée ; — leur secret était de
rendre même à la maladie, pourvu qu’elle eût de la
puissance, les honneurs d’une divinité.
Musique. — La musique n’est pas en soi et pour
soi tellement significative de notre être intime, si
profondément émouvante, qu’elle pût passer pour
le langage immédiat du sentiment ; mais son antique
union avec la poésie a mis tant de symbolisme
dans le mouvement rythmique, dans les forces et
les faiblesses du son, que nous avons maintenant
l’illusion qu’elle parle directement à l’être intime
et provienne de l’être intime. La musique dramatique
n’est possible que lorsque l’art des sons a
conquis un immense empire de moyens symboliques,
par la chanson, l’opéra et cent formes d’essais
de peinture par les sons. La « musique absolue »
est ou bien une forme en soi, au stade grossier de
la musique où le son mesuré et diversement accentué
cause du plaisir en général, ou bien le symbolisme
des formes parlant à l’entendement sans
l’aide de la poésie, après que dans une longue évolution
les deux arts ont été unis et qu’enfin la
forme musicale est entièrement chargée de fils
d’idées et de sentiments. Les hommes qui sont restés
en arrière dans l’évolution de la musique peuvent
sentir le même morceau d’une façon toute
formelle, là où les plus avancés entendent tout
symboliquement. En soi, aucune musique n’est
profonde ni significative, elle ne parle point de
« volonté », de « chose en soi » ; c’est là chose que
l’intellect ne pouvait s’imaginer qu’en un siècle qui
avait conquis pour le symbolisme musical tout le
domaine de la vie intérieure. C’est l’intellect lui-même
qui a seulement introduit cette signification
dans les sons : de même qu’il a également mis
dans les rapports de lignes et de masse en architecture
une signification, qui de soi est tout à fait
étrangère aux lois mécaniques.
Geste et langage. — Plus ancienne que le
langage est l’imitation des gestes, qui se produit involontairement
et, maintenant encore, malgré une
restriction générale du langage des gestes et une
domination acquise des muscles, est si forte que
nous ne pouvons regarder un visage en mouvement
sans innervation de notre visage (on peut
observer que la feinte d’un bâillement provoque,
chez une personne qui la voit, un bâillement naturel).
Le geste imité ramenait celui qui l’imitait au
sentiment qu’il exprimait dans le visage ou le
corps de l’imité. C’est ainsi que l’on apprenait à
se comprendre : c’est ainsi encore que l’enfant
apprend à comprendre la mère. En général, des
sentiments douloureux peuvent bien s’exprimer
aussi par des gestes, qui causent de leur côté une
douleur (par exemple s’arracher les cheveux, se
frapper la poitrine, défigurer et contracter violemment
les muscles de la face). Inversement : des
gestes de plaisir étaient eux-mêmes plaisants et se
prêtaient par là facilement à la communication de
l’intelligence (le rire étant la manifestation du chatouillement,
qui est plaisant, servait à son tour à
l’expression d’autres sensations plaisantes). Dès
qu’on s’entendait par gestes, il pouvait naître à son
tour une symbolique des gestes : je veux dire qu’on
pouvait s’entendre sur un langage de sons, à la
condition qu’on produisît d’abord le son et le geste
(auquel il s’ajoutait comme symbole), plus tard seuement
le son. — Il semble alors qu’à une époque
ancienne il soit souvent arrivé la même chose qui
maintenant se produit à nos yeux et à nos oreilles
dans le développement de la musique, notamment
de la musique dramatique : tandis que d’abord la
musique, dépourvue de la danse et de la mimique
(langage des gestes) qui l’explique, est un vain
bruit, l’oreille, par une longue accoutumance à
cette association de musique et de mouvement, est
instruite à interpréter sur-le-champ les figures de
sons et arrive enfin à un degré de compréhension
rapide, où elle n’a plus du tout besoin du mouvement
visible et comprend sans lui le compositeur.
On parle alors de musique absolue, c’est-à-dire de
musique où tout est sur-le-champ compris symboliquement,
sans plus de secours auxiliaire.
L’immatérialité du grand art. — Nos oreilles,
grâce à l’exercice extraordinaire de l’entendement
par le développement artistique de la musique nouvelle,
se sont faites toujours, plus intellectuelles.
Ce qui fait que nous supportons des accents beaucoup
plus forts, beaucoup plus de « bruit », c’est
que nous sommes beaucoup mieux exercés à écouter
en lui la signification, que nos ancêtres. De
fait, tous nos sens, par cela même qu’ils demandent
d’abord la signification, par conséquent ce que
« cela veut dire » et non plus ce que « c’est », se
sont quelque peu émoussés : un tel émoussement
se trahit par exemple dans le règne absolu du tempérament
des sons ; car aujourd’hui les oreilles qui
font les distinctions un peu fines, par exemple entre
ut dièse et ré bémol, appartiennent aux exceptions.
À ce point de vue, notre oreille est devenue
plus grossière. Ensuite, le côté repoussant du
monde, originairement hostile aux sens, a été conquis
pour la musique ; son domaine de puissance,
notamment pour l’expression du sublime, du terrible,
du mystérieux, s’en est étonnamment élargi :
notre musique donne maintenant la parole à des
choses qui jadis n’avaient pas de langue. Pareillement
quelques peintres ont rendu l’œil plus intellectuel
et se sont avancés bien au delà de ce qu’on
nommait auparavant plaisir des couleurs et des
formes. Ici encore le côté du monde qui passait,
à l’origine, pour repoussant a été conquis par
l’intelligence artistique. — De tout cela, quelle est
la conséquence ? Plus l’œil et l’oreille deviennent
susceptibles de pensée, plus ils s’approchent des
limites où ils deviennent immatériels : le plaisir est
mis dans le cerveau, les organes des sens mêmes
deviennent mous et faibles, le symbolique prend
de plus en plus la place du réel, — et ainsi nous
arrivons par cette voie à la barbarie aussi sûrement
que par toute autre. En attendant on peut dire encore :
le monde est plus laid qu’autrefois, mais il
signifie un monde plus beau qu’il n’était autrefois. Mais plus le parfum d’ambre de cette signification
se répand et se volatilise, plus rares deviennent
ceux qui la comprennent encore : et les autres en
restent enfin à la laideur et cherchent à en jouir
directement, en quoi nécessairement ils échoueront
toujours. Il y a ainsi en Allemagne un double courant
de développement musical : ici un groupe de
dix mille personnes aux prétentions toujours plus
hautes, plus délicates, et toujours écoutant de plus
en plus ce que « cela veut dire », et là l’immense
majorité, qui chaque année devient plus incapable
de comprendre l’élément significatif même sous la
forme de la laideur matérielle, et par cette raison
apprend à saisir dans la musique ce qui est en soi
laid et répugnant, c’est-à-dire bassement matériel,
avec de plus en plus déplaisir.
La Pierre est plus pierre que jadis. — Nous ne
comprenons plus en général l’architecture, au moins
pas, à beaucoup près, de la façon dont nous comprenons
la musique. Nous avons grandi hors de la
symbolique des lignes et des figures, comme nous
nous sommes désaccoutumés des effets sonores de
la rhétorique, et nous n’avons plus sucé dès le premier
moment de notre vie cette espèce de lait maternel
de l’éducation. Dans un édifice grec ou chrétien,
tout à l’origine signifiait quelque chose, et cela part
rapport à un ordre de choses supérieur : cette idée
d’une signification inépuisable restait autour de
l’édifice, pareille à un voile enchanté. La beauté
n’entrait qu’accessoirement dans le système, sans
intéresser essentiellement le sentiment foncier de
sublimité sinistre, de consécration par le voisinage
des dieux et la magie ; la beauté adoucissait extraordinairement
l’horreur — mais cette horreur était
partout la condition première. — Qu’est-ce pour
nous maintenant que la beauté d’un édifice ? La
même chose que le beau visage d’une femme sans
esprit : quelque chose comme un masque.
Origine religieuse de la musique moderne. —
La musique pleine d’âme prend naissance dans le
catholicisme régénéré après le concile de Trente,
par Palestrina qui servit de résonance à l’esprit
nouvellement éveillé, intime et profondément ému ;
plus tard, avec Bach, aussi dans le protestantisme,
dans la mesure où celui-ci avait été par les piétistes
rendu plus profond et délivré de son caractère
dogmatique originaire. La condition et la base
nécessaires à ces deux créations est la possession
d’une musique telle que l’âge de la Renaissance et
de la pré-Renaissance l’avaient en propre, à savoir :
cette étude savante de la musique, ce plaisir au
fond scientifique qu’on prenait aux œuvres d’art de l’harmonie et la conduite des voix. D’un autre côté,
l’opéra devait aussi avoir précédé ; l’opéra dans
lequel le profane faisait connaître sa protestation
contre une musique froide devenue trop savante,
et voulait redonner à Polyhymnie une âme. —
Sans cette tendance profondément religieuse, sans
l’expression sonore de l’âme intimement émue,
la musique serait restée savante ou d’opéra ; l’esprit
de contre-Réforme est l’esprit de la musique
moderne (car ce piétisme qui est dans la musique
de Bach est aussi une sorte de contre-Réforme).
Tant est profonde l’obligation que nous avons à la
vie religieuse. — La musique fut la contre-Renaissance
dans le domaine de l’art ; c’est d’elle que
ressortit la peinture postérieure des Carrache, d’elle
peut-être aussi le style baroque : plus en tout cas que
l’architecture de la Renaissance ou de l’antiquité.
Et maintenant encore on pourrait se demander : si
notre musique moderne pouvait mouvoir les pierres,
les assemblerait-elle en une architecture antique ?
J’en doute fort. Car ce qui règne dans la musique,
la passion, le plaisir en des dispositions élevées,
très exaltées, le vouloir-devenir-vivant à tout prix,
là succession rapide des sensations, le fort effet de
relief en lumière et ombre, la juxtaposition de
l’extase et du naïf, — tout cela a déjà une fois régné
dans les arts plastiques et créé de nouvelles lois
du style : — mais ce n’était ni dans l’antiquité ni
au temps de la Renaissance.
L’au-delà dans l’art. — Ce n’est pas sans un profond
chagrin qu’on s’avoue que les artistes de tous
les temps, dans leurs aspirations les plus hautes,
ont rapporté précisément ces représentations à une
explication céleste, que nous connaissons aujourd’hui
pour fausse : ils sont les glorificateurs des
erreurs religieuses et philosophiques de l’humanité,
et ils n’auraient pu l’être sans la foi en leur vérité
absolue. Or, si la foi en une telle vérité diminue,
les couleurs de l’arc-en-ciel pâlissent autour des
fins extrêmes de la connaissance et de l’illusion
humaine : ainsi cette espèce d’art ne peut plus
refleurir, qui, comme la Divine Comédie, les
tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange,
les cathédrales gothiques, suppose non seulement
une signification cosmique, mais encore une signification
métaphysique des objets de l’art. Il se fera
une émouvante légende de ce qu’il ait pu exister
un tel art, une telle foi d’artistes.
La Révolution dans la poésie. — La sévère contrainte
que les auteurs dramatiques français s’imposaient
par rapport à l’unité d’action, de lieu
et de temps, à la structure du style, du vers et de
la phrase, au choix des mots et des pensées, fut
une école aussi importante que celle du contrepoint
et de la fugue dans le développement de la musique
moderne ou que les figures à la Gorgias dans
l’éloquence grecque. Se donner ainsi des liens peut
paraître absurde ; néanmoins il n’y a pas d’autre
moyen, pour sortir du naturalisme, que de commencer
par se limiter de la façon la plus forte
(peut-être la plus arbitraire). On apprend ainsi peu
à peu à marcher avec grâce même dans les sentiers
étroits qui passent comme des ponts au-dessus
d’effrayants précipices, et l’on remporte comme
butin la plus extrême souplesse de mouvement :
c’est ce que l’histoire de la musique prouve aux
yeux de tout homme vivant actuellement. C’est là
que l’on voit comment pas à pas les liens deviennent
plus lâches, jusqu’à ce qu’enfin ils peuvent
paraître être rejetés tout à fait : cette apparence
est le résultat suprême d’une évolution nécessaire
dans l’art. Dans la poésie moderne, il n’y eut pas
un si heureux affranchissement graduel des liens
imposés par soi-même. Lessing tourna la forme
française, c’est-à-dire l’unique forme d’art moderne,
en dérision dans l’Allemagne et renvoya à
Shakespeare ; et ainsi l’on perdit la continuité de
cet affranchissement et l’on fit un saut en arrière
dans le naturalisme — autrement dit dans les commencements
de l’art. Gœthe cherche à s’en échapper
en s’ingéniant sans cesse à se redonner des
liens de diverses sortes ; mais même le mieux doué
ne réussit qu’à une continuelle expérimentation,
lorsqu’une fois le fil de l’évolution est brisé. Schiller
doit la sûreté relative de sa forme à l’exemple,
involontairement respecté, encore que nié, de la
tragédie française et se maintint assez indépendant
de Lessing (dont il rejetait, comme on sait, les tentatives
dramatiques). Aux Français même, après
Voltaire, manquèrent tout d’un coup les grands
talents qui auraient continué cette évolution de la
tragédie de la contrainte à cette apparence de liberté ;
ils firent plus tard aussi, à l’exemple de l’Allemagne,
un saut dans une sorte d’état de nature à
la Rousseau et se mirent aux expériences. Qu’on
lise seulement de temps en temps le Mahomet de
Voltaire, pour se mettre clairement devant l’esprit
ce qui, par cette rupture de la tradition, a été une
fois pour toutes perdu pour la culture européenne.
Voltaire fut le dernier des grands poètes dramatiques
qui entrava par la mesure grecque son âme
aux mille formes, née même pour les plus grands
orages tragiques, — il pouvait ce qu’aucun Allemand
ne pouvait encore, parce que la nature du
Français est beaucoup plus parente de la grecque
que la nature de l’Allemand ; — de même qu’il fut
aussi le dernier grand écrivain qui, dans le maniement
de la langue de la prose, eut l’oreille d’un Grec,
la conscience d’artiste d’un Grec, la simplicité et
l’agrément d’un Grec ; comme encore il a été un des
derniers hommes qui savent réunir en eux la plus
haute liberté d’esprit et une disposition d’esprit absolument
non-révolutionnaire. Depuis lors, l’esprit
moderne, avec son inquiétude, sa haine contre la
mesure et les entraves, est parvenu à l’empire dans
tous les domaines, d’abord déchaîné par la fièvre
de la Révolution et se remettant ensuite le frein,
lorsque l’y poussaient l’inquiétude et l’horreur de
lui-même, — mais ce fut le frein de la froide
logique, non plus celui de la mesure artistique.
À la vérité, nous jouissons pour un temps, par
cette délivrance, de la poésie de tous les peuples,
de tout ce qu’il y a, en des lieux cachés, de pousse
naturelle, de végétation primitive, de floraison
sauvage, de beauté miraculeuse et d’irrégularité
gigantesque, depuis la chanson populaire jusqu’au
« grand barbare » Shakespeare ; nous goûtons les
joies de la couleur locale et du costume de l’époque,
qui jusqu’ici étaient restéés étrangères à tous les
peuples artistes ; nous usons largement des « avantages
de la barbarie » de notre temps, que Gœthe
fait valoir contre Schiller pour mettre dans le jour
le plus favorable le défaut de forme de son Faust,
Mais pour combien de temps encore ? Le flot
envahissant de poésie de tous les styles de tous
les peuples doit certes, peu à peu, entraîner dans
son cours le domaine terrestre sur lequel une paisible
floraison cachée aurait encore été possible ;
tous les poètes doivent certes devenir des imitateurs
expérimentateurs, des copistes casse-cou,
quelque grande que soit leur puissance au commencement.
Le public enfin, qui a désappris à voir
dans l’entravement de la force d’expression, dans
la domination organisatrice de tous les moyens de
l’art, l’acte proprement artistique, doit priser de
plus en plus la force pour l’amour de la force, la
couleur pour l’amour de la couleur, la pensée
pour l’amour de la pensée, l’inspiration pour l’amour
de l’inspiration ; il ne jouira donc plus des
éléments et des conditions de l’art, sinon isolément,
et pour comble de biens émettra l’exigence
naturelle, que l’artiste doit se montrer à lui isolément
aussi. Oui, l’on a rejeté les liens « déraisonnables »
de l’art gréco-français, mais insensiblement
l’on s’est accoutumé à trouver déraisonnables
tous les liens, toutes les limitations ; et ainsi l’art
marche à l’encontre de sa délivrance et touche en
même temps — chose, il est vrai, éminemment
instructive — toutes les phases de ses débuts, de
son enfance, de son imperfection, de ses tentatives
et de ses débordements de jadis : il répète, en
allant à sa perte, sa naissance, son progrès. Un des
plus grands, à l’instinct de qui l’on peut sans doute
se fier et à la théorie duquel il n’a rien manqué
qu’un supplément d’une trentaine d’années de pratique,
— Lord Byron a dit une fois : « En ce qui
concerne la poésie en général, je suis, plus j’y réfléchis,
toujours plus fermement convaincu que
tous tant que nous sommes nous faisons fausse
route, l’un aussi bien que l’autre. Nous suivons
tous un système révolutionnaire radicalement faux,
— notre génération ou la prochaine arrivera encore
à la même conviction. » C’est le même Byron qui
dit : « Je regarde Shakespeare comme le pire des
modèles, quoique le plus extraordinaire des poètes. »
Et au fond, l’intuition artistique mûrie de
Gœthe, dans la seconde partie de sa vie, ne dit-elle
pas exactement la même chose ? cette intuition par
laquelle il gagna une telle avance sur une série de
générations, qu’on peut prétendre en gros que
Gœthe n’a point encore exercé son action et que
son temps est encore à venir ? C’est précisément
parce que sa nature le maintint longtemps dans
l’ornière de la révolution poétique, précisément
parce qu’il exploita à fond tout ce qui indirectement,
par cette rupture de la tradition, avait été
découvert de mines, de vues, de moyens nouveaux,
et ce qui avait été en même temps exhumé
sous les ruines de l’art, que sa métamorphose et
sa marche postérieure a tant de poids : elle
signifie qu’il sentait le besoin profond de reprendre
la tradition de l’art, et de prêter aux décombres
et aux fûts de colonnes restés debout du
temple, au moins par l’imagination de l’œil, la
perfection et l’intégrité antiques, si la force du
bras devait se montrer trop faible pour construire,
là où des forces monstrueuses furent déjà nécessaires
pour détruire. Il vivait ainsi dans l’art comme
dans la réminiscence de l’art vrai : sa poésie était
devenue un auxiliaire de la réminiscence, de l’intelligence
des époques d’art antique, au loin reculées.
Ses demandes étaient, à la vérité, irréalisables
par rapport à la puissance de l’âge moderne, mais
le chagrin qu’il en ressentait fut largement surpassé
par la joie qu’un jour elles seraient réalisées et
que nous aussi nous pourrons encore participer à
cette réalisation. Pas d’individus, mais des masques
plus ou moins idéaux ; pas de réalité, mais une
généralité allégorique ; les caractères d’époque, les
couleurs locales, volatilisés presque jusqu’à l’invisible
et rendus mythiques ; la sensation actuelle et
les problèmes de la société actuelle resserrés en les
formes les plus simples, dépouillés de leurs qualités
attractives, surexcitantes, pathologiques, rendues
sans effet dans tout autre sens que le sens
artistique ; pas de matières et de caractères neufs,
mais les anciens, dès longtemps accoutumés, dans
une série toujours continuée de revivification et
de reformation : voilà l’art tel que Gœthe le comprenait
tardivement, tel que les Grecs et aussi les
Français le pratiquaient.
Ce qui reste de l’art. — Il est vrai, l’art a une
valeur bien plus grande dans certaines hypothèses
métaphysiques, par exemple si la croyance est
admise que le caractère est immuable et que l’être
du monde se répète perpétuellement dans tous les
caractères et les actions : dans ce cas, l’œuvre de
l’artiste devient l’image de l’éternellement arrêté,
tandis que pour notre conception l’artiste ne peut
jamais donner à son image de valeur que pour un
temps, parce que l’homme en général est le produit
d’une évolution et sujet à changement, que
l’individu n’est rien de fixe et d’arrêté. Il en est de
même dans une autre hypothèse métaphysique :
supposé que notre monde visible ne fût qu’une
apparence, comme les métaphysiciens l’admettent,
l’art alors viendrait se placer assez près du monde
réel : car entre le monde de l’apparence et le monde
de rêve de l’artiste, il n’y aurait en ce cas que trop
de ressemblance ; et les différences qui resteraient
mettraient même l’importance de l’art plus haut que
l’importance de la nature, parce que l’art exprimerait
les formes identiques, les types et les modèles
de la nature. — Mais ces hypothèses sont fausses :
quelle place, après cette constatation, reste encore
à l’art ? Avant tout, il a, durant des milliers d’années,
enseigné à considérer avec intérêt et plaisir la
vie sous toutes ses formes et à pousser si avant nos
sensations que nous finissons par nous écrier :
« Quoi que soit enfin la vie, elle est bonne. » Cette
théorie de l’art, de prendre plaisir à l’existence et
de regarder la vie humaine comme un morceau de
la nature, sans se laisser trop violemment aller à
son mouvement, comme objet d’évolution régulière,
— cette théorie a pris racine en nous, elle
vient maintenant au jour comme un besoin tout
puissant de connaissance. On pourrait abandonner
l’art, qu’on ne perdrait pas pour cela la faculté
apprise de lui : de même qu’on a abandonné la
religion, mais non les élévations et les transports
de l’âme conquis grâce à elle. Comme l’art plastique
et la musique mesurent la richesse de sentiments
réellement conquise et gagnée par la religion, de
même, après une disparition de l’art, l’intensité et
la multiplicité des joies de la vie qu’il a implantées
demanderaient encore satisfaction. L’homme de
science est le développement ultérieur de l’artiste
Crépuscule de l’art. — De même que dans la
vieillesse on se souvient du jeune âge et qu’on
célèbre des fêtes du souvenir, de même l’humanité
se laisse aller à considérer l’art comme un souvenir
ému des joies de la jeunesse. Peut-être que
jamais auparavant l’art n’a été compris avec tant
de profondeur et d’âme qu’au temps actuel, où la
magie de la mort semble jouer autour de lui. Qu’on
pense à cette ville grecque de l’Italie méridionale,
qui, un seul jour de l’année, célébrait encore ses
fêtes grecques, en se lamentant et pleurant de
voir la barbarie étrangère triompher chaque jour
davantage de ses mœurs originelles ; jamais sans
doute on n’a joui de ce qui est grec, nulle part on
n’a savouré ce nectar doré avec une telle volupté,
que parmi ces Hellènes périssants. L’artiste passera
bientôt pour un magnifique legs du passé, et,
comme à un merveilleux étranger dont la force et
la beauté faisaient le bonheur des temps anciens,
des honneurs lui seront rendus, tels que nous ne
les accordons pas aisément à nos semblables. Ce
qu’il y a de meilleur en nous vient peut-être de
ce sentiment d’époques antérieures, que nous pouvons
maintenant à peine atteindre directement ; le
soleil s’est déjà couché, mais il éclaire et enflamme
encore le ciel de notre vie, quoique déjà nous ne le
voyions plus.
Ennoblissement par dégénérescence. — On peut
apprendre de l’histoire que la lignée d’un peuple
qui se conserve le mieux, c’est celle où la plupart
des hommes ont un vif sentiment commun, par suite
de l’identité de leurs principes essentiels accoutumés et indiscutables, conséquemment par suite de
leur croyance commune. C’est là que se fortifient les
bonnes et honnêtes mœurs, là que l’on apprend la
subordination de l’individu, que le caractère reçoit
d’abord la fixité rien que par ses attaches et l’accroît
ensuite constamment par éducation. Le danger de
ces communautés, fondées sur des individus caractéristiques d’une même sorte, est l’abêtissement
peu à peu accru par hérédité, lequel suit d’ailleurs
toujours la stabilité ainsi que son ombre. Ce sont
les individus plus indépendants, moins sûrs et moralement plus faibles, de qui dépend, dans de pareilles communautés, le progrès intellectuel ; ce
sont les hommes qui recherchent la nouveauté et
surtout la diversité. Un nombre infini d’hommes de
cette espèce périssent, à cause de leur faiblesse,
sans action visible ; mais en somme, surtout s’ils
ont des descendants, ils servent d’ameublissement
et portent de temps en temps un coup à l’élément
stable d’une communauté. À cet endroit blessé et
affaibli, quelque élément neuf s’inocule en quelque
sorte à l’ensemble de l’être ; mais il faut que sa
force générale soit assez grande pour recevoir en
son sang cet élément neuf et se l’assimiler. Les natures
dégénérescentes sont d’extrême importance
partout où doit s’accomplir un progrès. Tout progrès
en somme doit être précédé d’un affaiblissement
partiel. Les natures les plus fortes conservent
le type fixe, les plus faibles contribuent à le développer.
— Quelque chose d’analogue se produit
pour les hommes pris isolément ; rarement une
décadence, une lésion, même une faute, et généralement
une perte corporelle ou morale, est sans profit
d’un autre côté. L’homme maladif par exemple aura
peut-être, au sein d’une race guerrière et turbulente,
plus d’occasion de vivre pour lui-même et par
là de devenir plus calme et plus sage, le borgne aura
un œil plus fort, l’aveugle verra plus profond dans
l’être intime et en tout cas entendra plus finement.
Dans ces conditions, le fameux combat pour l’existence
me paraît n’être pas le seul point de vue d’où
peut être expliqué le progrès ou l’accroissement de force d’un homme, d’une race. Il y a plutôt concours
de deux éléments divers : d’abord, l’augmentation
de la force stable plar l’union des esprits dans la
communauté de croyance et de sentiment ; puis la
possibilité d’atteindre des fins plus hautes par le fait
qu’il apparaît des natures dégénérescentes, et par
suite des affaiblissements et des lésions de cette force
stable ; c’est précisément la nature la plus faible
qui, étant la plus délicate et la plus indépendante,
rend tout progrès généralement possible. Un peuple
qui devient sur un point gangrené et faible,
mais dans l’ensemble est encore robuste et sain, est
capable de recevoir l’infection de l’élément neuf et
de se l’incorporer à son avantage. Chez l’homme
pris isolément, la tâche de l’éducation est celle-ci :
lui faire une assiette si ferme et si sûre que, dans
l’ensemble, il ne puisse plus être du tout détourné
de sa route. Mais alors le devoir de l’éducateur est
de lui faire des blessures ou de mettre à profit les
blessures que lui fait la destinée, et lorsque ainsi
la douleur et le besoin sont nés, il peut y avoir aux
endroits blessés inoculation de quelque chose de
neuf et de noble. Toute sa nature l’accueillera en
elle-même et plus tard laissera l’ennoblissement se
marquer dans ses fruits. — En ce qui concerne
l’État, Machiavel dit que « la forme des gouvernements
est de fort peu d’importance, quoi que des gens
à demi cultivés pensent autrement. Le but principal
de l’art de la politique devrait être la durée, qui l’emporte sur toute autre qualité, étant de beaucoup
plus précieuse que la liberté. » Ce n’est que dans
une grande durée sûrement fondée et assurée qu’une
constante évolution et une inoculation ennoblissante
sont en somme possibles. À la vérité, d’ordinaire
la dangereuse compagne de toute durée, l’autorité,
se mettra en garde là-contre.
Esprit libre, conception relative. — On appelle
esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne
l’attend de lui à cause de son origine, de ses relations,
de sa situation et de son emploi ou à cause
des vues régnantes du temps. Il est l’exception, les
esprits serfs sont la règle ; ceux-ci lui reprochent
que ses libres principes doivent communiquer
un mal à leur origine, ou bien aboutir à des
actions libres, c’est-à-dire à des actions qui ne se
concilient pas avec la morale dépendante. De temps
à autre, l’on dit aussi que tels ou tels libres principes
doivent être dérivés d’une subtilité ou d’une
excitation mentale, mais qui parle ainsi n’est que là
malice, qui elle-même ne croit pas à ce qu’elle dit,
mais veut s’en servir pour nuire : car le libre esprit
a d’ordinaire le témoignage de la bonté et de la pénétration
supérieure de son intelligence écrit sur
son visage si lisiblement que les esprits dépendants
le comprennent assez bien. Mais les deux autres
dérivations de la libre-pensée sont loyalement
entendues ; le fait est qu’il se produit beaucoup d’esprits
libres de l’une ou de l’autre sorte. Mais ce pourrait
être une raison pour que les principes auxquels
ils sont parvenus par ces voies fussent plus vrais
et plus dignes de confiance que ceux des esprits
dépendants. Dans la connaissance de la vérité, il
s’agit de ce qu’on l’a, non pas de savoir par quel
motif on l’a cherchée, par quelle voie on l’a trouvée.
Si les esprits libres ont raison, les esprits dépendants
ont tort, peu importe que les premiers soient
arrivés au vrai par immoralité, que les autres, par
moralité, se soient jusqu’ici tenus au faux. — Au
reste, il n’est pas de l’essence de l’esprit libre d’avoir
des vues plus justes, mais seulement de s’être
affranchi du traditionnel, que ce soit avec bonheur
ou avec insuccès. Pour l’ordinaire toutefois il aura
la vérité ou du moins l’esprit de la recherche de la
vérité de son côté : il cherche des raisons, les autres
une croyance.
Origine de la foi. — L’esprit dépendant n’occupe
pas sa position par des raisons mais par l’habitude ;
s’il est par exemple chrétien, ce n’est pas qu’il ait
eu la vue des diverses religions et le choix entre
elles ; s’il est Anglais, ce n’est pas qu’il se soit décidé
pour l’Angleterre, mais il a trouvé existantes la
chrétienté et l’Angleterre et les a admises sans raison,
comme un homme qui est né dans un pays
vignoble devient buveur de vin. Plus tard, lorsqu’il
était chrétien et Anglais, il a peut-être aussi trouvé
de son fonds quelques raisons en faveur de son
habitude ; on a beau renverser ces raisons, on ne
le renverse pas par là de toute sa position. Qu’on
oblige par exemple un esprit dépendant à donner
ses raisons contre la bigamie, on verra par expérience
si son zèle sacré pour la monogamie repose
sur des raisons ou sur l’accoutumance. L’accoutumance
à des principes intellectuels sans raisons est
ce qu’on nomme croyance.
Conclu des conséquences au fondé et non-fondé. —
Tous les états et ordres de la société : les classes, le
mariage, l’éducation, le droit, tout cela n’a sa force
et sa durée que dans la foi qu’y ont les esprits serfs,
— partant dans l’absence de raisons, au moins
dans le fait qu’on écarte les questions touchant
leurs raisons. C’est ce que les esprits serfs n’aiment
pas à concéder, et ils sentent bien que c’est un pudendum.
Le christianisme, qui était fort innocent
dans ses fantaisies intellectuelles, ne remarquait
rien de ce pudendum, demandait de la foi, et rien
que de la foi, repoussant avec passion la demande
de raisons justificatives ; il attirait l’attention sur
la conséquence de la foi : Vous allez dès à présent
sentir l’avantage de la foi, expliquait-il, vous allez
devenir heureux par elle. En fait, c’est ainsi que
l’État se conduit, et tout père élève son fils de pareille
façon : Tiens seulement cela pour vrai, dit-il,
tu sentiras comme cela fait du bien. Mais cela signifie
que de l’utilité personnelle que rapporte une
opinion, on est censé tirer la preuve de sa vérité ;
le rapport d’une théorie passe pour garantie de sa
sûreté et de sa justification intellectuelles. C’est
comme si le prévenu disait devant le tribunal :
Mon défenseur ne dit que la vérité, car regardez
seulement ce qui suit de son discours : je serai
acquitté. — Comme les esprits serfs ont leurs principes
à cause de leur utilité, ils conjecturent de
même à l’égard de l’esprit libre, qu’il cherche également
son utilité par ses convictions et ne tient
pour vrai que ce qui l’édifie. Or, comme ce qui paraît
lui être utile est justement l’opposé de ce qui
est utile à ses compatriotes ou confrères, ils admettent
que ses principes leur sont dangereux ; ils disent
et sentent ceci : Il ne peut pas avoir raison, car il
lious cause du dommage.
Le caractère fort et bon. — La servitude des
convictions, devenue par l’habitude instinct, conduit
à ce que l’on nomme force de caractère. Quand
quelqu’un agit par un petit nombre de motifs,
mais toujours les mêmes, ses actions acquièrent une
grande énergie ; si ces actions sont d’accord avec les
principes des esprits serfs, elles sont approuvées
et provoquent chez celui qui les fait le sentiment
de la bonne conscience. Un petit nombre de motifs,
une action énergique et une bonne conscience constituent
ce que l’on nomme force de caractère. À
l’homme de caractère tort manque la connaissance
des multiples possibilités et directions de l’action ;
son intelligence est dépendante, serve, puisqu’elle
ne lui montre en un cas donné que deux possibilités
tout au plus ; entre elles il doit alors faire nécessairement
un choix conforme à toute sa nature, et il
le fait facilement et vite, n’ayant pas à choisir
entre cinquante possibilités. L’entourage éducateur
veut rendre tout homme dépendant, en lui mettant
toujours devant les yeux le plus petit nombre de
possibilités. L’individu est traité par ses éducateurs
comme s’il était, à la vérité, quelque chose de nouveau,
mais devait devenir une réplique. Si l’homme
apparaît d’abord comme quelque chose d’inconnu
qui n’a jamais existé, il doit être réduit à quelque
chose de connu, de déjà existant. Ce qu’on appelle
bon caractère chez un enfant,c’est la preuve qu’il
est serf du fait existant ; en se mettant du côté des
esprits serfs, l’enfant, annonce d’abord son sens
commun qui s’éveille ; mais en se fondant sur ce
sens commun, il se rendra plus tard utile à son
état ou à sa classe.
Mesure des choses dans les esprits serfs. — Il y
a quatre espèces de choses dont les esprits serfs
disent qu’elles sont justifiées. Premièrement : toutes
les choses qui ont de la durée sont justifiées ;
deuxièmement : toutes les choses qui ne nous sont
pas fâcheuses sont justifiées ; troisièmement :
toutes les choses qui nous portent avantage sont
justifiées ; quatrièmement : toutes les choses pour
lesquelles nous avons fait des sacrifices sont justifiées.
Ce dernier point explique, par exemple, pourquoi
une guerre qui a été commencée contre la
volonté du peuple est continuée avec enthousiasme
dès le moment que des sacrifices ont été faits. —
Les esprits libres qui plaident leur cause au forum
des esprits serfs ont à démontrer qu’il y a toujours
eu des esprits libres, partant que la liberté de l’esprit
a de la durée, ensuite qu’ils ne veulent pas être
fâcheux, et enfin qu’ils portent dans l’ensemble
avantage aux esprits serfs ; mais comme ils ne
peuvent les convaincre de ce dernier point, il ne
leur sert de rien d’avoir démontré le premier et le
deuxième.
Esprit fort. — Comparé avec celui qui a la tradition
de son côté et n’a pas besoin de raisons pour
sa conduite, l’esprit libre est toujours faible,
notamment dans l’action : car il connaît trop de motifs et
de points de vue et par là sa main est peu sûre,
mal exercée. Or quel moyen y a-t-il de le rendre
pourtant relativement fort, au point de pouvoir
au moins se soutenir et de ne pas périr sans effet ?
Comment naît l’esprit fort (der starke Geist) ? C’est
dans un cas particulier le problème de la production
du génie. D’où vient l’énergie, la force inflexible,
la persistance avec laquelle l’individu, contre
la tradition, tâche d’acquérir une connaissance tout
individuelle du monde ?
La production du génie. — L’ingéniosité du prisonnier
à chercher des moyens de s’évader, l’utilisation
la plus froide et la plus patiente du plus
petit avantage, peut enseigner quel procédé emploie
quelquefois la nature pour réaliser le génie, — mot
que je prie d’entendre sans aucun arrière-goût de
mythologie et de religion : elle l’enferme dans un
cachot et excite son désir de se délivrer au point le
plus extrême. — Ou avec une autre image : un
homme qui s’est tout à fait égaré dans sa route en
forêt, mais s’efforce avec une énergie non commune
d’arriver dans une direction quelconque au plein
air, découvre parfois un chemin nouveau, que personne
ne connaissait : ainsi se produisent les génies
dont on célèbre l’originalité. — On a déjà
mentionné qu’une mutilation, une déviation, un défaut
sensible d’un organe donne fréquemment l’occasion
pour qu’un autre organe prenne un développement
extraordinairement bon, parce qu’il doit pourvoir
à sa propre fonction et encore à une autre. C’est
par là qu’il faut s’expliquer l’origine de plus d’un
talent brillant. — De ces indications générales sur
la production du génie, qu’on fasse l’application au
cas spécial du parfait esprit libre.
Conjecture sur l’origine de la liberté de l’esprit.
— Tout comme les glaciers s’accroissent, lorsque
dans les contrées équatoriales le soleil fait tomber
ses feux sur la mer avec plus de chaleur qu’auparavant,
de même aussi une liberté de l’esprit très forte,
gagnant du terrain tout autour d’elle, peut être un
témoignage que la chaleur du sentiment s’est quelque
part accrue d’une façon extraordinaire.
La voix de l’histoire. — Dans son ensemble l’histoire
semble donner sur la production du génie la
leçon suivante : Maltraitez et torturez les hommes
— crie-t-elle aux passions Envie, Haine et Jalousie
— poussez-les à l’excès l’un contre l’autre, le peuple
contre le peuple, et cela durant des siècles !
Alors peut-être jaillira en flamme, comme d’une
étincelle écartée en son vol de la terrible énergie ainsi
allumée, tout d’un coup la lueur du génie ; la volonté,
comme un coursier rendu furieux par l’éperon
du cavalier, éclatera alors et bondira sur un
autre domaine. — Qui viendrait à la pleine conscience
sur la production du génie et voudrait réaliser
pratiquement le procédé que la nature y emploie
d’ordinaire devrait être juste aussi méchant et
sans scrupule que la nature. — Mais peut-être nous
sommes-nous mal entendus.
Valeur de la mi-chemin. — Peut-être la production du gcnie n’est-elle réservée qu’à une période de temps limitée de l’humanité. Car on ne peut attendre encore de l’avenir de l’humanité tout ce que les conditions très déterminées de n’importe quel passé pouvaient seules produire ; par exemple, les étonnants effets du sentiment religieux. Celui-ci même a eu son temps et beaucoup de très bonnes choses ne peuvent plus seproduire, parce que de lui seul elles pouvaient se produire. Ainsi il n’existera plus désormais un horizon de vie et de civilisation borné par la religion. Peut-être même le type du saint n’est-il possible que dans une certaine servitude de l’intelligence, dont, à ce qu’il semble, c’en est fait pour tout l’avenir. Et de même la supériorité de l’intelligence a peut-être été réservée à un seul âge de l’humanité : elle s’est développée — et se développe, car nous vivons encore dans cet âge — quand une énergie extraordinaire de volonté, longtemps accumulée, s’est exceptionnellement vouée à des fins
intellectuelles par héritage. C’en sera fait de cette
supériorité, lorsque cette fureur et cette énergie ne
seront plus retenues par degrands freins. L’humanité
arrive peut-être, à moitié de sa route, à la moitié
de son temps d’existence, plus près de son but propre
qu’à la fin. Il se pourrait que des forces, celles
par qui l’art par exemple est conditionné, vinssent
à périr complètement ; le plaisir du mensonge, de
l’imprécis, du symbolisme, de l’ivresse, de l’extase,
pourrait tomber dans le mépris. Oui, si jamais la
vie est organisée en un État parfait, il n’y aura plus
à tirer du présent aucun motif de poésie, et ce seraient
alors uniquement les hommes arriérés qui
demanderaient une fiction poétique. Ceux-là jetteraient
alors du moins avec mélancolie un regard en
arrière, vers les temps de l’État imparfait, de la
société à demi barbare, vers nos temps.
Génie et État idéal en contradiction. — Les socialistes
désirent établir le bien-être pour le plus grand
nombre possible. Si la patrie durable de ce bien-être,
l’État parfait, était réellement atteinte, le
bien-être détruirait le terrain d’où naissent la grande
intelligence et généralement l’individualité puissante :
je veux dire la forte énergie. L’humanité
serait trop inerte, une fois cet État réalisé, pour
pouvoir produire encore le génie. Ne faudrait-il
pas pour cette raison souhaiter que la vie conserve
son caractère violent et que des forces et des énergies
sauvages soient sans cesse de nouveau appelées
à naître ? Or le cœur chaud, sympathique, veut justement
la suppression de ce caractère violent et sauvage,
et le cœur le plus chaud que l’on puisse s’imaginer
serait aussi celui qui la demanderait le plus
passionnément : et cependant c’est justement de ce
caractère sauvage et violent de la vie que sa passion a
pris son feu, sa chaleur, et jusqu’à son existence ; le
cœur chaud veut donc la suppression de son fondement,
l’anéantissement de lui-même, c’est-à-dire
enfin qu’il veut quelque chose d’illogique, il n’est
pas intelligent. La plus haute intelligence et le
cœur le plus chaud ne peuvent pas se concilier dans
une personne, et le sage qui porte un jugement sur
la vie se met au-dessus même de la bonté et ne
la considère que comme une chose de laquelle
il y a lieu de faire abstraction dans le calcul total
de la vie. Le sage doit s’opposer à ces souhaits
extravagants de la bonté inintelligente, parce qu’il
s’agit pour lui de la persistance de son type et de
la production finale de l’intelligence supérieure ;
du moins il n’aura pas le désir de voir se fonder l’« état parfait », étant donné que des individus
inertes seuls y auront place. Christ, au contraire,
qu’il nous plaît de considérer une fois comme le
cœur le plus chaud, réclamait l’abêtissement des
hommes, se mettait du côté des pauvres d’esprit et
arrêtait la production de la grande intelligence : et
c’était logique. Le type opposé, le sage parfait —
on peut bien le dire d’avance — sera nécessairement
aussi opposé à la production d’un Christ. —
L’État est une habile organisation pour la protection
des individus les uns contre les autres : si l’on
exagère son ennoblissement, il arrivera enfin que
l’individu sera par lui affaibli, voire dissous —
qu’ainsi le but original de l’État sera anéanti de la
façon la plus radicale.
Les zones de la civilisation. — On peut dire par
comparaison que les époques de la civilisation
répondent aux zones des divers climats, sauf que
celles-là sont à la suite les unes des autres et non,
comme les zones géographiques, à côté les unes des
autres. En comparaison de la zone tempérée de
civilisation, dans laquelle notre lâche est de passer,
la dernière fait en gros l’impression d’un climat
tropical. Violents contrastes, brusque succession
de jour et de nuit, chaleur et magnificence de
coloris, l’adoration de tout ce qui est soudain,
mystérieux, effrayant, la rapidité des orages
qui éclatent, partout le prodigue débordement
des cornes d’abondance de la nature : et au contraire,
dans notre civilisation, un ciel clair, quoique
non lumineux, un air assez stable, de la fraîcheur,
du froid même à l’occasion : ainsi les deux zones
s’opposent l’une à l’autre. Quand nous voyons là-bas
comment les passions les plus furieuses sont
domptées et brisées avec une étrange force par des
conceptions métaphysiques, cela nous fâche comme
si, sous les tropiques, des tigres sauvages étaient
étouffés devant nos yeux sous les anneaux de monstrueux
serpents ; notre climat manque de pareils
phénomènes, notre imagination est modérée, même
en rêve il ne nous arrive pas ce que des peuples
antérieurs voyaient à l’état de veille. Mais faudrait-il
ne point nous féliciter de ce changement, avouer
même que les artistes ont essentiellement perdu à
la disparition de la civilisation tropicale et nous
trouvent, nous autres non-artistes, un peu trop de
sang-froid ? En ce sens, les artistes ont peut-être
raison de nier le « progrès », car en effet : on
peut mettre en doute si les trois derniers mille ans
montrent une marche progressive dans les arts.
De même un philosophe métaphysicien, comme
Schopenhauer, n’aura pas de motif de reconnaître
le progrès, s’il considère les quatre derniers millénaires
au point de vue de laphilosophie métaphysique et
de la religion — Mais à notre sens l’existence de la
l’histoire de la civilisation se déroule devant le
regard, comme un réseau de conceptions méchantes,
et nobles, vraies et fausses, et qu’au spectacle de
ces fluctuations, on se sent souffrir presque du
mal de mer, on comprend quelle consolation se
trouve dans la conception d’un Dieu en devenir :
celui-ci se dévoile toujours de plus en plus dans les
transformations et les destinées de l’humanité, tout
n’est pas mécanisme aveugle, jeu réciproque de
forces n’ayant ni sens ni but. — La divinisation
du devenir est une perspective métaphysique —
comme du haut d’un phare au bord de la mer de
l’histoire, — où une génération d’érudits trop historiens
trouvaient leur consolation ; là-dessus on
n’a pas le droit de s’irriter, quelque erronée que
puisse être cette conception. Seul, un homme qui,
comme Schopenhauer, nie l’évolution, ne sent rien
non plus de la misère de cette fluctuation historique,
et peut donc, ne sachant, ne sentant rien de ce
Dieu en devenir et du besoin de l’admettre, exercer
sa raillerie avec justice.
Les fruits selon la saison. — Tout avenir meilleur
qu’on souhaite à l’humanité est nécessairement
aussi, à beaucoup d’égards, un pire avenir : car
c’est vision, de croire qu’un nouveau degré supérieur
de l’humanité réunira tous les avantages des
degrés antérieurs et, par exemple, doit produire
aussi la forme la plus haute de l’art. Disons plutôt
que toute saison a ses avantages et ses grâces et
exclut ceux des autres. Ce qui est né de la religion
et dans son voisinage ne renaîtra plus, une fois
qu’elle est détruite ; c’est tout au plus si des rejetons
égarés, tard venus, peuvent conduire à l’illusion
à ce sujet, tout comme le souvenir de l’art antique
qui perce momentanément : état de choses
qui trahit bien le sentiment de la perte, du manque,
mais ne prouve pas l’existence d’une force dont un
nouvel art pourrait naître.
Gravité croissante du monde. — Plus s’élève la
culture d’un homme, plus il y a de domaines soustraits
à la moquerie, à la raillerie. Voltaire était du
fond du cœur reconnaissant au ciel pour l’invention
du mariage et de l’Église : pour avoir si bien pourvu
à son ébaudissement. Mais lui et son siècle, et
avant lui le XVIe siècle, ont poussé à bout la raillerie
sur ce thème ; tout ce qu’on fait encore de
mots à ce sujet est tardif et surtout à trop bon
marché pour donner envie aux chalands. Aujourd’hui
l’on demande les causes : c’est l’âge du sérieux. À qui importe-t-il encore aujourd’hui de voir
à la lueur de la moquerie les différences entre la
réalité et l’apparence prétentieuse, entre ce qu’est
l’homme et ce qu’il veut représenter ? Le sentiment
de ce contraste agit aussitôt tout autrement, dès
qu’on recherche les causes. Plus un homme comprend
profondément la vie, moins il raillera, sauf
que peut-être il raillera encore la « profondeur de
sa compréhension ».
Génie de la civilisation. — Si quelqu’un voulait
imaginer un génie de la civilisation, comment
serait-il fait ? Il emploie comme instruments le
mensonge, la violence, l’égoïsme le moins scrupuleux
avec tant de sûreté, qu’on ne pourrait l’appeler
qu’un méchant être démoniaque ; mais ses fins,
qui çà et là transparaissent, sont grandes et bonnes.
C’est un Centaure, demi-bête, demi-homme,
et qui de plus encore a des ailes d’ange à la tête.
Education miraculeuse. — L’intérêt de l’éducation
n’acquiert une grande force que du moment
où l’on abandonne la foi en un Dieu et sa providence :
tout comme l’art de guérir n’a pu fleurir
que lorsque cessa la foi aux cures miraculeuses.
Jusqu’aujourd’hui tout le monde croit encore à
l’éducation miraculeuse : du plus grand désordre,
fins obscures, circonstances défavorables, on
a bien vu grandir les hommes les plus féconds,
les plus puissants : comment cela pourrait-il se
faire à l’état normal ? — Aujourd’hui l’on va
bientôt regarder de plus près même ces cas-là, les
examiner plus soigneusement : on n’y découvrira
jamais des miracles. Dans des conditions égales,
nombre d’hommes périssent continuellement, l’unique
individu sauvé en est devenu d’ordinaire
plus fort, parce qu’il a supporté ces circonstances
fâcheuses grâce à une force innée indestructible
et y a encore trouvé pour cette force exercice et
accroissement : ainsi s’explique le miracle. Une
éducation qui ne croit plus au miracle aura à
prendre garde à trois choses : premièrement combien
d’énergie est héritée ? deuxièmement, par
où peut encore être allumée une nouvelle énergie ?
troisièmement, comment l’individu peut-il
être approprié à ces exigences si multiples de la
culture, sans qu’elles se troublent et dissolvent son
unité ? — bref, comment l’individu peut-il être initié
au contrepoint de la culture privée et publique,
comment peut-il à la fois suivre la mélodie et,
comme mélodie, lui donner un accompagnement ?
L’avenir du médecin. — Il n’y a point aujourd’hui
de profession qui donne lieu à un progrès aussi haut
que celle du médecin ; notamment depuis que les
médecins spirituels, les soi-disant guérisseurs d’âmes,
ne peuvent plus exercer avec l’approbation publique
leurs arts de conjuration, et qu’un homme cultivé
se détourne d’eux sur son chemin. Le plus haut
point de culture intellectuelle d’un médecin n’est
pas atteint aujourd’hui quand il connaît les meilleures
méthodes modernes, qu’il y est exercé et qu’il
sait faire ces conclusions rapides des effets aux causes,
par quoi les diagnosticiens sont célèbres : il lui
faut en outre avoir une éloquence qui s’accommode
à chaque individu et lui tire le cœur du ventre, une
virilité dont l’aspect seul chasse la timidité (le ver
rongeur de tous les malades), une souplesse diplomatique
dans les rapports avec ceux qui ont besoin
de joie pour leur guérison et ceux qui doivent (et
peuvent) se faire une joie des causes de santé, l’ingéniosité
d’un agent de police et d’un procureur à
deviner les secrets d’une âme sans les trahir,
— bref un bon médecin a besoin aujourd’hui des procédés
et des privilèges d’art de toutes les autres
professions : c’est ainsi pourvu qu’il est en état de
devenir un bienfaiteur pour la société tout entière,
par l’accroissement des bonnes œuvres, de la joie
et de la fécondité intellectuelles, par la protection
contre les méchantes pensées, principes, roueries
(dont la source écœurante est si souvent le bas-ventre),
par la reconstitution d’une aristocratie de
corps et d’esprit (en faisant et empêchant les mariages),
par la bienfaisante suppression de tous les
soi-disant tourments d’âme et remords de conscience :
ainsi seulement il deviendra d’un « médecin »
un Sauveur, et sans avoir besoin de faire
aucun miracle ; inutile aussi qu’il se fasse mettre
en croix
Dans le voisinage de la folie. — La somme des
sentiments, des connaissances, des expériences, par
conséquent tout le faix de la culture, est devenue
si grande, qu’une surexcitation des forces nerveuses
et pensantes est le péril général, que même
les classes cultivées des pays européens sont absolument
névrosées et que presque chacune de leurs
plus grandes familles s’est, dans un de ses membres,
avancée tout près de l’aliénation. Il est vrai d’ailleurs
qu’on va rechercher aujourd’hui la santé par tous les
moyens ; mais pour le principal, reste la nécessité
de diminuer cette excitation du sentiment, ce fardeau
de culture oppressant, qui, dût-elle même être
achetée au prix de lourdes pertes, nous donne lieu
cependant de former le grand espoir d’une nouvelle Renaissance.
On est redevable au christianisme,
aux philosophes, poètes, musiciens, d’une
abondance de sentiments profondément excités :
pour que ceux-ci ne nous dévorent pas, il nous faut
évoquer l’esprit de la science, qui rend en général
un peu plus froid et sceptique et, entre autres,
refroidit le torrent enflammé de la foi en des vérités dernières
définitives ; c’est par le christianisme surtout
qu’il est devenu si furieux.
Fonte de la civilisation. — La civilisation est née
comme une cloche, à l’intérieur d’un manteau de
matière plus grossière, plus commune, fausseté,
violence, extension illimitée de tout Moi individuel,
de tous peuples individuels, formaient ce
manteau. Est-il temps de l’ôter aujourd’hui ? L’élément
liquide s’est-il figé, les bons instincts utiles,
les habitudes de la conscience noble sont-ils devenus
si assurés et si généraux qu’on n’ait plus besoin
d’aucun emprunt à la métaphysique et aux erreurs
des religions, d’aucunes duretés ni violences comme
des plus puissants liens entre homme et homme,
peuple et peuple ? — Pour répondre à cette question,
aucun signe de tête d’un Dieu ne peut nous en
servir : c’est notre propre conception qui doit en
décider. Le gouvernement de la terre en somme
doit être pris en main par l’homme lui-même, c’est
son « omniscience » qui doit veiller d’un œil pénétrant
sur la destinée ultérieure de la civilisation.
Les cyclopes de la civilisation. — Celui qui voit
ces bassins ravinés où des glaciers se sont établis
tient à peine pour possible qu’un temps vienne où,
à la même place, s’étendra une vallée de prairies
et de forêts, avec des ruisseaux. Il en est de même
dans l’histoire de l’homme : les forces les plus
sauvages ouvrent la voie, tout d’abord par la destruction,
mais néanmoins leur action était nécessaire
pour que plus tard des mœurs plus douces y
missent leur demeure. Ces énergies terribles — ce
qu’on nomme le Mal — sont les architectes et les
pionniers de l’humanité.
Marche circulaire de l’humanité. — Peut-être
toute l’humanité n’est-elle qu’une phase de l’évolution
d’une espèce déterminée d’animaux à durée
limitée : en sorte que l’homme est venu du singe
et doit redevenir singe, cependant qu’il n’y a personne
pour prendre quelque intérêt à ce merveilleux
dénouement de comédie. De même que, par
la ruine de la civilisation romaine et sa cause la
plus importante, l’expansion du christianisme, un
enlaidissement général de l’homine triompha dans
l’empire romain, de même aussi, par la ruine éventuelle
de la civilisation terrestre dans son ensemble,
pourrait être amené un enlaidissement bien
plus grand et enfin un abêtissement de l’homme
jusqu’à la nature simiesque. — Précisément parce
que nous pouvons embrasser du regard cette
perspective, nous sommes en état peut-être de prévenir
une telle conclusion de l’avenir.
Consolation d’un progrès désespéré. — Notre
temps fait l’effet d’une situation intérimaire ; les
vieilles conceptions du monde, les vieilles civilisations,
existent encore partiellement, les nouvelles
ne sont encore ni assurées ni tournées en habitude,
et par là manquent de décision et de conséquence.
Mais il en va de même du soldat, lorsqu’il
apprend à marcher : il est pour un temps plus incertain
et plus maladroit qu’auparavant, parce que
ses muscles se meuvent encore tantôt selon l’ancien
système, tantôt suivant le nouveau, sans qu’aucun
prétende encore décidément à la victoire. Nous
hésitons, mais il est nécessaire de ne pas en prendre
d’inquiétude ni de lâcher, pour ainsi dire, le
nouvel acquis. En outre nous ne pouvons plus revenir
à l’ancien, nous avons brûlé nos vaisseaux ; il
ne nous reste que d’être vaillants, qu’il en advienne
ceci ou cela. — Marchons seulement, bougeons
seulement déplacé ! Peut-être un jour notre démarche
prendra-t-elle tout de même l’air d’un progrès ;
sinon, on pourra nous dire aussi le mot de Frédéric
le Grand, et cela à titre de consolation : Ah !
mon cher Sulzer, vous ne connaissez pas assez
cette race maudite, à laquelle nous appartenons.
Souffrir du passé de la civilisation. — Qui s’est
fait une idée claire du problème de la civilisation
souffre alors d’un sentiment analogue à celui qui
a hérité d’une richesse acquise par des moyens
illégaux, ou comme le prince qui règne par les violences
de ses ancêtres. Il pense avec chagrin à
son origine et souvent sent de la honte, souvent de
l’excitation. La somme entière de force, de volonté
de vivre, de plaisir, qu’il applique à sa propriété,
est souvent balancée par une profonde lassitude :
il ne peut oublier son origine. L’avenir lui apparaît
mélancolique : ses descendants, il le prévoit,
souffriront du passé comme lui.
Manières. — Les bonnes manières disparaissent
à mesure que l’influence de la cour et d’une aristocratie
fermée perd du terrain : on peut observer
clairement cette décroissance de siècle en siècle, si
l’on a des yeux pour les actes publics : le fait est
qu’ils deviennent visiblement de plus en plus populaciers.
Personne ne sait plus rendre hommage et
flatter d’une façon spirituelle ; de là provient ce
fait ridicule, que dans des cas où l’on doit présentement
offrir des hommages (par exemple à un
grand homme d’État ou à un grand artiste) on
emprunte le langage du sentiment le plus profond,
du loyalisme fidèle et respectueux, — par embarras,
défaut d’esprit et de grâce. Aussi la rencontre
publique et solennelle des hommes paraît-elle
toujours plus maladroite, mais plus sincère et plus
honnête, sans l’être. — Mais faut-il croire qu’il y
aura sans cesse décadence dans les manières ? Il
me semble plutôt que les manières décrivent une
courbe profonde et que nous approchons de son
point le plus bas. Pour peu que la société se trouve
plus assurée de ses desseins et de ses principes,
en sorte que ceux-ci pourront exercer une influence
éducatrice (tandis que maintenant les manières
apprises suivant le moule de circonstances antérieures
sont de plus en plus faiblement transmises
par hérédité et éducation), il y aura dans les relations
des manières, dans la société des gestes et des
expressions, qui devront naturellement paraître
aussi nécessaires et aussi simples que le seront ces
desseins et ces principes. La division meilleure du
temps et du travail, l’exercice gymnastique transformé
pour accompagner tout beau loisir, la
réflexion accrue et devenue plus stricte, donnant
au corps lui-même de l’habileté et de la souplesse,
amèneront tout cela avec soi. — Il est vrai qu’à ce
propos, on pourrait penser avec quelque ironie à
nos savants, en se demandant si eux, qui veulent
pourtant être les précurseurs de la civilisation nouvelle,
se distinguent en fait par de meilleures
manières ? Ce n’est sans doute pas le cas, bien que
leur esprit puisse avoir bonne volonté pour cela :
mais leur chair est faible. Le passé de la civilisation
est trop puissant encore dans leurs muscles :
ils sont encore dans une situation peu libre et sont
à moitié ecclésiastiques laïques, à moitié précepteurs
dépendants de gens et de classes nobles, et en
outre, par pédanterie de science, par de sottes
méthodes surannées, rabougris et momifiés. Ils
sont ainsi, au moins de corps, et souvent aussi
pour les trois quarts de leur esprit, toujours les
courtisans d’une civilisation vieillie, même décrépite,
et comme tels décrépits eux-mêmes ; l’esprit
nouveau, qui parfois bruit dans ces vieux bâtiments,
ne sert pendant un temps qu’à les rendre
plus incertains et plus inquiets. En eux rôdent
aussi bien les fantômes du passé que les fantômes
de l’avenir ; quoi d’étonnant si alors ils ne font pas
toujours la meilleure mine, s’ils n’ont pas l’attitude
la plus plaisante ?
Avenir de la science. — La science donne à celui
qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup
de satisfaction, à celui qui en apprend les
résultats, fort peu. Mais comme peu à peu toutes
les vérités importantes de la science deviennent ordinaires
et communes, même ce peu de satisfaction cesse d’exister : de même que nous avons depuis
longtemps cessé de prendre plaisir à connaître l’admirable
Deux fois deux font quatre. Or, si la science
procure par elle-même toujours de moins en moins
de plaisir, et en ôte toujours de plus en plus, en
rendant suspects la métaphysique, la religion et
l’art consolateurs : il en résulte que se tarit cette
grande source du plaisir, à laquelle l’homme doit
presque toute son humanité. C’est pourquoi une
culture supérieure doit donner à l’homme un cerveau
double, quelque chose comme deux compartiments
du cerveau, pour sentir, d’un côté, la science,
de l’autre, ce qui n’est pas la science : existant côte
à côte, sans confusion, séparables, étanches : c’est
là une condition de santé. Dans un domaine est la
source de force, dans l’autre le régulateur : les illusions,
les préjugés, les passions doivent servir à
échauffer, l’aide de la science qui connaît doit servir
à éviter les conséquences mauvaises et dangereuses
d’une surexcitation. — Si l’on ne satisfait
point à cette condition de la culture supérieure, on
peut prédire presque avec certitude le cours ultérieur
de l’évolution humaine : l’intérêt pris à la
vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de
plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront
pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur
territoire auparavant occupé : la ruine des sciences,
la rechute dans la barbarie est la conséquence prochaine ;
de nouveau l’humanité devra recommencer
à tisser sa toile, après l’avoir, comme Pénélope,
détruite pendant la nuit. Mais qui nous est garant
qu’elle en retrouvera toujours la force ?
Le plaisir de connaître. — Qu’est-ce qui fait que
la connaissance, l’élément du chercheur et du philosophe,
est liée à du plaisir ? D’abord, avant tout,
c’est qu’on y prend conscience de sa force, partant
pour la même raison que les exercices gymnastiques,
même sans spectateurs, donnent du plaisir.
Secondement, c’est qu’au cours de la recherche, on
dépasse d’anciennes conceptions et leurs représentants,
on en est vainqueur ou du moins on croit
l’être. Troisièmement, c’est que par une connaissance
nouvelle, si minime qu’elle soit, nous nous
élevons au-dessus de tous et nous nous sentons
alors les seuls qui sachions la vérité sur ce point.
Ces trois motifs de plaisir sont les plus importants,
mais il y a encore, suivant la nature de l’homme
qui cherche, beaucoup de motifs accessoires. — Une
liste assez considérable de ces motifs est donnée, à
un endroit où on ne la chercherait point, dans
mon livre parénétique sur Schopenhauer[8] : l’exposition
qui en est faite peut contenter tout servant
expérimenté de la connaissance, quoiqu’il puisse
souhaiter d’effacer la teinte ironique qui semble
répandue sur ces pages. Car s’il est vrai qu’à la
production du savant « une foule d’instincts et de
petits instincts très humains doivent avoir fourni
leur matière », que le savant est d’un métal à la
vérité très noble, mais non pur, et qu’il « se compose
d’un entrelacement compliqué de mobiles et
d’attraits fort divers » : cela est également vrai de
la production et de l’être de l’artiste, du philosophe,
du génie moral — et de toutes les autres
grandes dénominations glorifiées dans ce livre.
Tout ce qui est humain mérite, quant à son origine,
la considération ironique ; c’est pourquoi l’ironie
est dans le monde si superflue.
Fidélité, preuve de solidité. — C’est un indice
parfait de la bonté d’une théorie que son auteur
n’ait pas en quarante ans pris de méfiance contre
elle ; mais je prétends qu’il n’a pas encore existé
un philosophe qui n’ait fini par jeter sur la philosophie
inventée par sa jeunesse un coup d’œil de
mépris — ou du moins de méfiance. —
Mais peut-être n’a-t-il rien dit publiquement de ce changement
de dispositions, par ambition ou — comme
il est probable chez de nobles natures — par un
tendre désir d’épargner ses adeptes.
Accroissement de l’intéressant. — Dans le progrès
de la culture, tout devient intéressant pour
l’homme, il sait rapidement trouver le côté instructif
d’une chose et saisir le point où elle peut
combler une lacune de sa pensée ou confirmer une
de ses idées. Ainsi disparaît de jour en jour l’ennui,
ainsi aussi l’excitabilité excessive du cœur. Il finit
par circuler parmi les hommes comme un naturaliste
parmi les plantes, et par s’observer lui-même
comme un phénomène qui n’excite fortement que
son instinct de connaître.
Superstition de la simultanéité. — Ce qui est
simultané a un lien commun, pense-t-on. Un parent
meurt au loin, en même temps nous rêvons
de lui, — ainsi ! Mais d’innombrables parents
meurent et nous ne rêvons pas d’eux. C’est comme
à propos des naufragés qui font des vœux : on ne
voit pas plus tard dans les temples les ex-voto de
ceux qui ont péri. — Un homme meurt, une
chouette ulule, une montre s’arrête, le tout à une
même heure de la nuit : n’y aurait-il pas là un lien
commun ? Une intimité avec la nature, telle que la
suppose ce pressentiment, flatte l’homme. — Cette
espèce de superstition se retrouve sous une forme
plus raffinée chez des historiens et des peintres
de la civilisation, à qui toutes les juxtapositions de
faits dénuées de sens, dont abonde pourtant la vie
des particuliers et des peuples, a coutume d’inspirer
une sorte d’hydrophobie.
Le pouvoir, non le savoir, exercé par la science.
— La valeur du fait qu’on a passé quelque temps à
pratiquer exactement une science exacte ne réside
pas dans ses résultats ; car, en proportion de la
mer des objets de science, ceux-ci ne sont qu’une
quantité insignifiante. Mais on en retire un accroissement
d’énergie, de capacité de raisonner, de
constance à persévérer ; on a appris à atteindre
une fin par des moyens appropriés à la fin. C’est
en ce sens qu’il est très précieux, en vue de tout ce
que l’on fera plus tard, d’avoir été un jour homme
de science.
Attrait de jeunesse de la science. — La recherche
de la vérité a maintenant encore l’attrait de se distinguer
partout fortement de l’erreur devenue
décrépite et ennuyeuse ; cet attrait va se perdant
de jour en jour. Aujourd’hui, nous vivons, il est
vrai, encore dans la jeunesse de la science et nous avons coutume de suivre la vérité comme une belle
fille ; mais qu’arrivera-t-il, quand un jour elle
sera devenue une femme vieillie, au regard maussade ?
Presque dans toutes les sciences la conception
fondamentale n’a été trouvée que tout récemment,
ou bien est encore cherchée ; combien ce moment
est plus attrayant que celui où, tout l’essentiel
étant trouvé, il ne restera plus au chercheur qu’une
morne glane d’automne (c’est un sentiment qu’on
peut apprendre à connaître dans certaines disciplines
historiques).
La statue de l’humanité. — Le génie de la civilisation
opère comme Cellini, alors qu’il faisait la
fonte de sa statue de Persée : la masse liquide
menaçait de’ne pas se prendre, mais elle le devait :
il y jeta donc des plats et des assiettes, et tout ce
qui d’ailleurs lui tombait sous la main. Et de même
ce génie-là jette à la fonte des erreurs, des vices,
des espérances, des illusions, et d’autres choses, de
métal vil comme de métal précieux, car il faut que
la statue de l’humanité réussisse et s’achève ;
qu’importe que çà et là quelque matière médiocre
y soit employée ?
Une culture d’hommes. — La culture grecque de
l’époque classique est une culture d’hommes. En
ce qui concerne les femmes, Périclès, dans son
Discours funèbre, dit tout en ces mots : le mieux est
pour edes qu’il soit parlé d’elles le moins possible
entre hommes. — Les relations érotiques des hommes
avec les adolescents furent, à un point que
notre intelligence ne peut comprendre, la condition
nécessaire, unique, de toute éducation virile (à peu
près de même que toute éducation élevée des femmes
ne fut longtemps chez nous amenée que par
l’amour et le mariage). Tout l’idéalisme de la force
de la nature grecque se porta sur ces relations, et
probablement jamais les jeunes gens n’ont été
traités avec autant de sollicitude, d’affection, et
d’égard absolu à leur plus grand bien (virtus),
qu’aux sixième et cinquième siècles, — ainsi conformément
à la belle maxime d’Hölderlin : « Car
c’est en aimant que le mortel produit le plus de
bien. » Plus s’élevait la conception de ces relations,
plus s’abaissait le commerce avec la femme : le
point de vue de la procréation des enfants et de la
volupté — rien de plus n’y entrait en considération ;
il n’y avait point commerce intellectuel, encore
moins amour véritable. Si l’on considère encore
qu’elles-mêmes étaient exclues des jeux et des
spectacles de toute sorte, il ne reste que les cultes
religieux comme moyen de culture supérieure des
femmes. — S’il est vrai pourtant que dans la tragédie
on représentait Électre et Antigone, c’est
qu’on tolérait cela dans l’art, quoiqu’on n’en voulût
pas dans la vie : de même qu’aujourd’hui tout
pathétique nous est insupportable dans la vie, bien
que dans l’art le spectacle nous en plaise. — Les
femmes n’avaient au reste d’autre devoir que d’enfanter
de beaux corps puissants, où le caractère
du père revivait autant que possible sans interruption,
et par là d’opposer une résistance à la surexcitation
nerveuse croissante d’une civilisation supérieurement
développée. C’est ce qui maintint la
civilisation grecque dans une jeunesse relativement
si longue ; car, dans les mères grecques, le génie
de la Grèce revenait toujours à la nature.
Le préjugé en faveur de la grandeur. — Les
hommes font évidemment trop d’estime de tout ce
qui est grand et éminent. Cela vient de l’idée consciente
ou inconsciente qu’ils trouveront toujours
leur intérêt à ce qu’un individu applique toutes ses
forces à un seul domaine et qu’il fasse de soi une
sorte de monstrueux organe unique. Assurément
l’homme lui-même tire plus de profit et de bonheur
d’un perfectionnement proportionnel de ses
forces ; en effet tout talent est un vampire qui suce
le sang et la vigueur des autres forces, et une production
exagérée peut conduire l’homme le mieux
doué presque à la folie. Dans les arts aussi les
natures extrêmes attirent bien trop l’attention ; mais
l’existence d’une culture moindre est aussi nécessaire,
pour se laisser attacher par elles. Les hommes
se soumettent d’habitude à tout ce qui veut avoir
de la puissance.
Les tyrans de l’esprit. — Là seulement où tombe
le rayon du mythe, la vie des Grecs a de l’éclat ; autrement
elle est sombre. Or, les philosophes grecs se
privent justement de ce mythe : n’est-ce pas comme
s’ils voulaient se retirer du soleil pour se mettre
à l’ombre dans l’obscurité ? Mais il n’y a pas de
plante qui se détourne de la lumière ; au fond, ces
philosophes ne faisaient que chercher un soleil plus
clair, le mythe n’était pas à leurs yeux assez pur,
assez éclatant. Ils trouvaient cette lumière dans leur
connaissance, dans ce que chacun d’eux appelait sa
« Vérité ». Mais alors la connaissance avait encore
une splendeur plus grande, elle était jeune encore
et connaissait encore peu les difficultés et les périls
de sa route ; elle pouvait alors espérer encore arriver
d’un seul bond au centre de tout l’être et de
là résoudre l’énigme du monde. Ces philosophes
avaient une robuste foi en eux-mêmes et en leur
« vérité », avec laquelle ils tombaient tous leurs voisins
et leurs devanciers ; chacun d’eux était un
tyran batailleur et violent. Peut-être la félicité que
procure la foi en la possession de la vérité ne fut-elle
jamais plus grande dans le monde, mais jamais
aussi la dureté, l’orgueil, le caractère tyrannique
et malfaisant d’une pareille foi. Ils étaient des tyrans,
partant ce que tout Grec voulait être et était, s’il pouvait
l’être. Peut-être Solon seul fait-il exception ; il
ditdans ses poésies comment il dédaigna la tyrannie
personnelle. Mais il le faisait par amour pour son
œuvre, pour sa législation ; et donner des lois est
une forme plus raffinée de la tyrannie. Parménide
aussi donna des lois, peut-être Pythagore encore et
Empédocle ; Anaximandre fonda une ville. Platon
était le désir incarné de devenir le plus grand législateur
et fondateur d’État philosophe ; il semble
avoir terriblement souffert de la non-réalisation de
sa nature et son âme était vers la fin de sa vie pleine
de la bile la plus noire. Plus la philosophie grecque
perdit de puissance, plus elle souffrit intérieurement
de cette humeur atrabilaire et chagrine ; quand
pour la première fois les sectes diverses défendirent
leurs vérités dans les rues, les âmes de tous ces prétendants
de la Vérité étaient entièrement gorgées de
jalousie et de bave, l’élément tyrannique sévissait
alors dans leur propre corps comme un poison.
Tous ces petits tyrans auraient voulu se dévorer tout
crus ; il ne restait plus en eux une étincelle d’amour
et trop peu de plaisirde leur propre connaissance.
— En général, l’axiome que les tyrans sont le plus
souvent assassinés et que leur postérité vit peu de
temps, s’applique aussi aux tyrans de l’esprit. Leur
histoire est courte, violente, leur influence s’interrompt
brusquement. Presque de tous les grands
Hellènes, on peut dire qu’ils semblent être venus
trop tard ; ainsi d’Eschyle, de Pindare, de Démosthène,
de Thucydide ; une génération après eux —
et c’en est fait pour toujours. C’est ce qu’il y a
d’orageux et d’étrange dans l’histoire grecque.
Aujourd’hui, il est vrai, l’admiration s’adresse à
l’Évangile de la tortue. Penser en historien ne
signifie guère autre chose que de s’imaginer qu’en
tous les temps l’histoire aurait eu pour mot d’ordre :
« faire le moins possible dans le plus de temps possible ! »
Ah ! l’histoire grecque court si rapide !
Jamais il n’y eut ailleurs de vie aussi prodigue, aussi
excessive ! Je ne puis pas me convaincre que l’histoire
des Grecs ait pris ce cours naturel qu’on célèbre
tant chez elle. Ils étaient pourvus de dons trop
multiples pour aller progressivement pas à pas, à la
manière de la tortue luttant à la course avec Achille,
et c’est là ce qu’on nomme développement naturel.
Chez les Grecs, on avance vite, mais on recule
aussi vite ; la marche de toute la machine est si
intense qu’une seule pierre jetée dans ses roues la
fait sauter. Une de ces pierres fut par exemple
Socrate : en une seule nuit, l’évolution de la science
philosophique, jusqu’alors si merveilleusement régulière,
mais aussi trop hâtive, fut dérangée. Ce n’est
pas une question oiseuse de se demander si Platon,
resté libre du charme socratique, n’aurait pas
trouvé un type plus élevé encore d’homme philosophe,
perdu pour nous à jamais. On peut voir dans
les temps antérieurs à lui comme dans un atelier
de sculpteur des échantillons de pareils types. Mais
les sixième et cinquième siècles semblent toujours
promettre plus et plus haut qu’eux-mêmes n’ont produit ;
ils en sont restés à la promesse et à l’annonce.
Et cependant à peine y a-t-il une perte plus
pénible que celle d’un type, d’une forme supérieure
possible de la vie philosophique, nouvelle, restée
jusqu’ici indécouverte. Même des types anciens, la
plupart sont mal connus par la tradition ; il me semble
extrêmement difficile de distinguer tous les philosophes
de Thalès à Démocrite ; mais celui qui
réussira à recréer ces figures, passera en revue des
modèles du type lepluspuissant et le plus pur. Cette
capacité est, à la vérité, rare, elle manquait même aux
Grecs postérieurs qui s’occupèrent de connaître l’ancienne
philosophie ; Aristote surtout semble n’avoir
pas ses yeux dans sa tête, quand il se trouve en présence
de ces hommes. Et ainsi il semble que ces merveilleux
philosophes aient vécu en vain, ou qu’ils
n’aient fait que préparer les bataillons disputeurs
et parleurs des écoles socratiques. Il y a là, comme
j’ai dit, une lacune, une rupture dans l’évolution ;
quelque grande catastrophe doit s’être produite, et
l’unique statue d’après laquelle on eût pu connaître
Je sens et le but de cette grande préparation
artistique s’est brisée ou n’a pas réussi : ce qui s’est réellement
passé est resté pour toujours un secret de
l’atelier. — Ce qui est arrivé chez les Grecs, à savoir
que tout grand penseur, dans la croyance qu’il
était possesseur de la vérité absolue, devint un
tyran, si bien que l’histoire de l’esprit chez les
Grecs a elle-même revêtu ce caractère de violence,
de hâte et d’aventure que montre leur histoire politique —,
ce genre d’événements n’a pas été ainsi
épuisé : il s’est produit beaucoup de phénomènes
analogues jusque dans les époques les plus récentes,
quoique toujours plus rarement et, de nos jours,
difficilement avec la pure naïveté de conscience des
philosophes grecs. Car en tout la théorie adverse
et le scepticisme parlent de nos jours trop fort, trop
haut. La période des tyrans de l’esprit est passée.
Dans les sphères de la culture supérieure, il y a
toujours dû, il est vrai, y avoir une domination —
mais cette domination est désormais dans les mains
de l’oligarchie de l’esprit. Elle forme, en dépit de
toute séparationgéographique et politique, une société
cohérente, dont les membres se connaissent et se
reconnaissent, quelques appréciations favorables ou
défavorables que puissent mettre en circulation l’opinion
publique et lesjugements des journalistes et
des gazetiers qui agissent sur la masse. La supériorité
intellectuelle, qui autrefois créait séparation et
hostilité, a coutume aujourd’hui d’unir : comment les
individus pourraient-ils être maîtres d’eux-mêmes
et nager dans la vie suivant une route propre, contre
tous les courants, s’ils ne voyaient çà et là de
leurs pareils vivre dans des conditions pareilles et
ne leur prenaient la main dans la lutte, aussi bien
contre le caractère ochlocratique de la demi-intelligence
et de la demi-culture, que contre les tentatives
faites à l’occasion pour établir une tyrannie
avec l’aide de l’action des masses ? Les oligarques
sont nécessaires les uns aux autres, ils ont leur plus
grand plaisir les uns dans les autres, ils comprennent
leurs signes d’intelligence — mais malgré tout
chacun est libre, il combat et triomphe à son rang,
préférant périr plutôt que de se soumettre
Homère. — Le plus grand fait de la civilisation
grecque reste toujours ceci, qu’Homère devint de
si bonne heure panhellénique. Toute la liberté intellectuelle
et humaine où parvinrent les Grecs revient
à ce fait. Mais ce fut en même temps la fatalité propre
de la civilisation grecque, car Homère aplanissait
en centralisant et dissolvait les plus sérieux ;
instincts d’indépendance. De temps en temps s’éleva
du fond le plus intime de l’hellénisme la protestation
contre Homère ; mais il resta toujours vainqueur.
Toutes les grandes puissances spirituelles
exercent, à côté de leur action libératrice, une autre
action déprimante ; mais, à la vérité, cela fait une différence que ce soit Homère ou la Bible ou la science
qui tyrannise les hommes.
Dons naturels. — Dans une humanité aussi supérieurement développée qu’est l’actuelle, chacun
reçoit de nature l’accès à beaucoup de talents. Chacun a un talent inné, mais à un petit nombre seulement est donné par nature et par éducation le
degré de constance, de patience, d’énergie nécessaire pour qu’il devienne véritablement un talent,
qu’ainsi il devienne ce qu’il est, c’est-à-dire : le
dépense en œuvres et en actes.
L’homme d’esprit ou surfait ou déprécié. — Des
hommes étrangers à la science, mais bien doués,
apprécient tout indice d’esprit, qu’il soit d’ailleurs
sur une route vraie ou fausse ; ils veulent avant tout
que l’homme qui converse avec eux leur donne par
son esprit un agréable entretien, les éperonne, les
enflamme, les entraîne à la gravité et à la plaisanterie, et en tout cas les garde de l’ennui comme une
puissante amulette. Les natures scientifiques savent au contraire que le don d’avoir de toutes mains
des idées doit être réfréné de la façon la plus sévère
par l’esprit de la science ; ce n’est pas ce qui a du brillant, de l’apparence, de l’effet, mais c’est la vérité souvent sans apparence qui est le fruit qu’il
désire faire tomber de l’arbre de la science. Il a le
droit, comme Aristote, de ne pas faire de différence
entre « ennuyeux et « spirituel», sondémonle conduit par les déserts aussi bien que par la végétation tropicale, afin que partout il ne tire sa joie que
du réel, de l’assuré, du vrai.
— De là vient, chez
des érudits sans importance, un mépris et une suspicion de l’homme d’esprit en général, et en revanche des gens d’esprit ont souvent une antipathie
contre la science : comme par exemple presque
tous les artistes.
La raison dans l’école. — L’école n’a pas de plus
important devoir que d’enseigner la pensée sévère,
le jugement prudent, le raisonnement conséquent :
elle doit donc faire abstraction de toutes les choses
qui n’ont pas de valeur pour ces opérations, par
exemple de la religion. Elle peut compter que l’humaine confusion, l’accoutumance et le besoin ne
manqueront pas plus tard de détendre l’arc de la
pensée trop roide. Mais tant que son influence
s’exerce, elle doit arriver à produire ce qui est le plus
essentiel et le plus caractéristique dans l’homme :
« Raison et science, la plus élevée de toutes les
forces humaines » — du moins au jugement de Gœthe. — Le grand naturaliste von Baer trouve la
supériorité de tous les Européens sur les Asiatiques
dans la capacité acquise par éducation de pouvoir
donner des raisons de tout ce qu’ils croient, ce dont
les autres sont totalement incapables. L’Europe est
allée à l’école de la pensée conséquente et critique,
l’Asie ne sait toujours pas distinguer entre la vérité et la poésie et ne se rend pas compte si ses convictions dérivent de l’observation propre et du raisonnement normal ou de l’imagination. — C’est la
raison dans l’école qui a fait que l’Europe est l’Europe : au moyen-âge, elle était en train de redevenir
une province et une annexe de l’Asie, — par conséquent de perdre le sens scientifique qu’elle devait
à la Grèce.
Appréciation trop basse de l’éducation du lycée. — On cherche rarement l’importance du lycée dans les
choses qui y sont réellement apprises et que l’on en
emporte sans pouvoir les perdre, mais plutôt dans
celles que l’on y enseigne et que l’écolier ne s’approprie qu’à contre-cœur, pour s’en débarrasser,
dès qu’il le peut, d’une secousse. La lecture des
classiques — comme l’accordera tout esprit cultivé
— est, telle qu’elle est pratiquée partout, un procédé monstrueux : elle se fait devant des jeunes gens
qui à aucun égard ne sont mûrs pour elle, par des maîtres dont chaque parole, dont souvent l’aspect
seul met une couche dépoussiéré sur un bon auteur.
Mais voici où réside l’utilité que d’ordinaire on méconnaît — c’est que ces maîtres parlent la langue abstraite de la haute culture, lourde et difficile à
comprendre, mais qui est une gymnastique supérieure du cerveau ; c’est que dans leur langage apparaissent continuellement des idées, des expressions,
des méthodes, des allusions que les jeunes gens
n’entendent presque jamais dans la conversation
de leurs parents et dans la rue. Quand les écoliers
ne feraient qu’entendre,
leur intelligence subit
bon gré mal gré une formation préalable à une
manière de concevoir scientifique. Il n’est pas possible que de cette discipline on sorte ayant complètement échappé au contact de l’abstraction, en pur
enfant de la nature.
Apprendre plusieurs langues. — Apprendre plusieurs langues remplit la mémoire de mots, au lieu
de faits et d’idées, quand cette faculté ne peut chez
tout homme recevoir qu’une certaine quantité déterminée de contenu. Puis le fait d’apprendre plusieurs langues est nuisible, en ce qu’il produit l’illusion d’avoir des capacités, et dans le fait donne
aussi dans les relations une certaine apparence
décevante ; puis il est nuisible encore indirectement, en ce qu’il s’oppose à l’acquisition de connaissances
de fond et à l’intention de mériter l’estime des hommes par des moyens loyaux. Enfin, il est la hache
mise à la racine du sentiment un peu délicat de la
langue maternelle : celui-ci en est incurablement
blessé et mené à la ruine. Les deux peuples qui ont
produit les plus grands artistes de style, les Grecs
et les Français, n’apprenaient pas les langues
étrangères. — Mais comme le commerce des hommes devient de jour en jour plus cosmopolite et
que, par exemple, un bon négociant de Londres
doit dès à présent se faire comprendre oralement
et par écrit en huit langues, il faut avouer que l’étude de plusieurs langues est un mal nécessaire ;
mais aussi il finira, en arrivant à l’extrême, par
forcer l’humanité à trouver un remède ; et, dans
un avenir aussi lointain qu’on voudra, il y aura
pour tout le monde une langue nouvelle, qui servira d’abord de moyen de communication au trafic,
ensuite aux relations intellectuelles, aussi certainement qu’il y aura un jour une navigation aérienne. Autrement, à quoi serait-il bon que la linguistique ait étudié pendant un siècle les lois du langage
et apprécié dans chacune des langues ce qu’il y a
de nécessaire, d’utile et de réussi ?
Pour servir à l’histoire de la guerre dans l’individu. — Nous trouvons ramassée dans une seule vie humaine qui passe par plusieurs cultures la lutte
qui a d’ordinaire lieu entre deux générations, entre
le père et le fils : la proximité de parenté aiguise
cette lutte, parce que chacun des partis y fait
entrer sans pitié ce qui se passe à l’intérieur de
l’autre parti et qu’il connaît si bien ; et de la sorte
c’est dans un seul individu que cette lutte prendra
sa forme la plus acharnée ; ici chaque phase nouvelle passe sur les précédentes avec une injustice et
une méconnaissance cruelle de leurs moyens et de
leurs buts.
Un quart d’heure trop tôt. — On trouve parfois
un homme qui se tient par ses idées au-dessus de
son époque, mais seulement assez pour prendre
par avance les idées vulgaires du siècle prochain.
Il a l’opinion publique avant qu’elle ne soit publique, c’est-à-dire : il a embrassé une idée qui mérite de devenir triviale, un quart d’heure avant les
autres. Mais sagloire est d’ordinaire bien plus éclatante que la gloire des hommes vraiment grands
et supérieurs.
L’art de lire. — Toute tendance forte est exclusive ; elle se rapproche de la direction de la ligue
droite et, comme elle, est exclusive, c’est-à-dire : elle ne devient pas tangente à beaucoup d’autres
tendances, comme font les partis et les natures
faibles dans leur va-et-vient ondulatoire : il faut
donc aussi s’attendre à trouver les philologues
exclusifs. La restitution et la conservation des
textes, en même temps que leur interprétation, pratiquée avec suite par une corporation, des siècles
durant, a permis enfin de trouver les bonnes méthodes ; tout le moyen-âge était profondément incapable d’une explication strictement philologique,
c’est-à-dire du désir de comprendre simplement ce
que dit l’auteur — c’était quelque chose, de trouver ces méthodes, qu’on n’en rabaisse pas le prix !
Toute la science n’a gagné de la continuité et de la
stabilité que parce que l’art de bien lire, c’est-à-dire la philologie, est parvenu à son apogée.
L’art de raisonner. — Le plus grand progrès
qu’aient fait les hommes consiste à avoir appris à
raisonner juste. Ce n’est pas une chose aussi naturelle que le pense Schopenhauer, quand il dit :
« Tous sont aptes à raisonner, peu à juger », mais
on ne l’a apprise que tard et maintenant encore
elle n’est pas parvenue à l’empire. Le raisonnement
faux est, dans les temps anciens, la règle, et les
mythologies de tous les peuples, leur magie et leur
superstition, leur culte religieux, leur droit, sont des mines inépuisables de preuves à l’appui de cette
proposition.
Phases de la culture individuelle. — La force et
la faiblesse de la productivité intellectuelle ne dépendent pas tant à beaucoup près des facultés reçues
en héritage que de la masse transmise d’énergie.
La plupart des jeunes gens cultivés de trente ans
reculent à ce point solsticial de leur vie et dès lors
ne prennent plus plaisir à de nouvelles orientations
intellectuelles. D’où la nécessité alors, pour le salut
d’une culture qui s’élève de plus en plus, d’une
nouvelle génération, qui à son tour ne la mène pas
non plus bien loin : car pour rattraper la culture
de son père, le fils doit dépenser presque toute l’énergie héritée que le père possédait lui-même à
l’époque de sa vie où il engendra son fils ; le petit
surplus lui permet d’aller plus loin (car la route
étant faite pour la seconde fois, on avance un peu plus
vite ; le fils ne dépense pas, pour apprendre la même
chose que savait son père, tout à fait autant de
force). Des hommes très énergiques, comme par
exemple Gœthe, frayent autant de chemin qu’à
peine quatre générations le peuvent derrière eux ;
mais cela fait qu’ils avancent trop vite, en sorte que
les autres hommes ne les rejoignent qu’au siècle
suivant, peut-être jamais complètement, parce que les interruptions fréquentes ont affaibli Ja cohérence
de la culture, la continuité de l’évolution. — Les
phases habituelles de la culture intellectuelle qui
sont atteintes au cours de l’histoire sont atteintes
par les hommes de plus en plus vite. Ils commencent
actuellement à entrer en culture en qualité
d’enfants animés d’un mouvement religieux et arrivent,
environ dans la dixième année, à la plus
grande vivacité de ces sentiments ; ils passent ensuite
à des formes plus affaiblies (panthéisme),
tandis qu’ils se rapprochent de la science ; ils laissent
derrière eux Dieu, l’immortalité, et cetera,
mais cèdent à la magie d’une philosophie métaphysique.
À la fin celle-ci même leur devient incroyable ;
c’est l’art au contraire qui semble prendre
de plus en plus d’importance, au point que
pendant un temps la métaphysique ne continue
d’exister et ne persiste qu’à la condition de se métamorphoser
en art ou sous la forme d’une tendance
à expliquer tout par l’art. Cependant, le sens
scientifique va devenant plus impérieux et amène
l’homme à la science de la nature et à la recherche
historique, entre autres, aux méthodes de connaissance
les plus rigoureuses, au lieu que l’art prend
une signification de plus en plus faible et modeste.
Tout cela, de nos jours, se passe ordinairement
dans les trente premières années d’un homme. C’est
la récapitulation d’une tâche à laquelle l’humanité
a travaillé peut-être pendant trente mille ans.
En recul, non en arrière. — Celui qui présentement s’attache encore aux sentiments religieux et
continue à vivre plus longtemps peut-être par la
suite dans la métaphysique et l’art, s’est donné,
il est vrai, un retard d’une bonne longueur et commence à lutter à la course avec les autres hommes
modernes dans des conditions défavorables ; il
perd en apparence du terrain et du temps. Mais
par cela même qu’il s’est tenu dans une région où
l’ardeur et l’énergie sont déchaînées, où la puissance se précipite continuellement comme un courant volcanique d’une source invincible, il suffit
qu’il sorte à temps de ces régions pour n’avancer
alors que plus vite : son pas est ailé, sa poitrine a
appris à respirer plus tranquillement, plus longuement, plus constamment. — Il n’a fait que
reculer pour donner à son bond un espace suffisant : ainsi il peut y avoir dans sa démarche quelque chose de terrible, de menaçant.
Une section de notre Moi sert d’objet artistique. — C’est un signe de culture supérieure que de
maintenir en toute conscience certaines phases de
l’évolution, que les hommes moindres traversent
presque sans y penser et effacent ensuite de la table de leur âme, et que d’en crayonner une image
fidèle : c’est là l’espèce la plus élevée de l’art de la
peinture, que peu de personnes seulement comprennent.
Pour cela il est nécessaire d’isoler ces
phases par artifice. Les études historiques forment
la faculté d’une pareille peinture, car elles nous forcent
constamment, à propos d’un fragment d’histoire,
d’une vie de peuple ou d’hommes, à nous
représenter tout un horizon déterminé de pensées,
une force déterminée de sentiments, la saillie de
ceux-ci, le recul de ceux-là. C’est dans la possibilité
de reconstituer rapidement, en des occasions données,
de tels systèmes de pensées et de sentiments,
comme on restitue l’effet d’un temple d’après quelques
colonnes et pans de murs restés debout par
hasard, c’est en cela que consiste le sens historique.
Lepre mier résultat en est que nous comprenons
nos semblables comme de pareils systèmes entièrement
déterminés et comme des représentants de
cultures diverses, c’est-à-dire comme nécessaires,
mais comme modifiables. Et en retour : que, dans
notre propre évolution, nous sommes capables de
séparer des morceaux et de les prendre à part.
Cyniques et Épicuriens. — Le cynique reconnaît
le lien de dépendance entre les douleurs accrues
et fortifiées de l’homme supérieur en civilisation
et la masse de ses besoins ; il comprend ainsi que la foison d’opinions sur le beau, le gracieux, le
joli, le plaisant, devait faire jaillir autant de sources
très riches de jouissance, mais aussi de déplaisir.
Conformément à cette vue, il se réforme, en abandonnant
nombre de ces opinions et en se soustrayant
à certaines exigences de la civilisation ; par
là il acquiert un sentiment de liberté et de force ; et
peu à peu, quand l’habitude lui rend son genre
de vie supportable, il a en effet des sensations de
déplaisir plus rares et plus faibles que les hommes
civilisés, et se rapproche de l’animal domestique ;
en outre il sent tout avec le piquant du contraste
et — peut également injurier à cœur-joie ; si bien
que par là il se relève bien au-dessus du monde de
sentiments de l’animal. — L’épicurien a le même
point de vue que le cynique ; il n’y a pour l’ordinaire
entre eux qu’une différence du tempérament.
Puis l’épicurien met à profit sa civilisation supérieure
pour se rendre indépendant des opinions
dominantes et il s’élève au-dessus d’elles, tandis
que le cynique reste exclusivement dans la négation.
Il marche comme dans des sentiers à l’abri
du vent, bien protégés, à demi-obscurs, tandis qu’au-dessus
de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres
bruissent et lui décèlent quelle violente agitation
règne là-dehors par le monde. Le cynique, au contraire,
circule comme tout nu, dehors dans le
souille du vent et s’endurcit jusqu’à perdre le sentiment.
Microcosme et macrocosme de la civilisation. — C’est en lui-même que l’homme fait les meilleures
découvertes sur la culture, quand il y trouve agissantes deux puissances hétérogènes. Supposé qu’un
homme vive autant dans l’amour de l’art plastique
ou de la musique qu’il est entraîné par l’esprit de
la science, et qu’il considère comme impossible de
faire disparaître cette contradiction par la
suppression de l’un et l’affranchissement complet de
l’autre : il ne lui reste qu’à faire de lui-même un édifice
de culture si vaste qu’il soit possible à ces deux
puissances d’y habiter, quoique à des extrémités
éloignées, tandis qu’entre elles deux des puissances
conciliatrices auront leur domicile, pourvues d’une
force prééminente, pour aplanir en cas de nécessité
la lutte qui s’élèverait. Or, un tel édifice de culture
dans l’individu isolé aura la plus grande ressemblance avec l’édifice de la culture d’époques entières
et fournira par analogie des leçons perpétuelles
à son sujet. Car partout où s’est développée la
grande architecture de la culture, sa tâche a consisté à forcer à l’entente les puissances opposées,
par le moyen d’une très forte coalition des autres
forces moins irréconciliables, sans pourtant les
assujettir ni les charger de chaînes.
Bonheur et culture. — La vue du milieu où s’est
passée notre enfance nous touche : le jardin public,
l’église avec les tombes, l’étang et le bois — sont
choses que nous revoyons toujours avec émotion.
La pitié de nous-mêmes nous saisit, car depuis, que
nous avons traversé de souffrances ! Et là, chaque
chose subsiste avec un air si calme, si éternel : nous
seuls sommes si changés, si émus ; même nous retrouvons quelques hommes sur qui le temps n’a
pas plus exercé sa dent que sur un chêne : paysans,
pêcheurs, forestiers — ce sont les mêmes. — L’émotion, la pitié de soi-même en face de la culture
inférieure est le signe de la culture supérieure ; d’où
il suit que par elle le bonheur n’est dans tous les
cas pas augmenté. Oui veut faire dans la vie une
moisson de bonheur et de tranquillité n’a qu’à se
détourner toujours des voies de la culture supérieure.
Comparaison tirés de la danse. — De nos jours,
il faut considérer comme le signe décisif de la
grande culture qu’un homme possède assez de force
et de souplesse pour être à la fois net et rigoureux
dans la connaissance, et, en d’autres moments,
capable de céder, pour ainsi dire, d’une centaine de pas à la poésie, à la religion, à la métaphysique et d’en ressentir la puissance et la beauté.
Une pareille position entre deux exigences si diverses est fort malaisée, car la science pousse à la
domination absolue de ses méthodes, et si l’on ne
cède pas à cette impulsion, il se produit cet autre
danger, d’osciller faiblement entre deux tendances
opposées. Cependant : pour ouvrir, au moins par
une comparaison, une perspective sur la solution
de cette difficulté, on n’a qu’à songer que la danse
n’est pas la même chose qu’un absurde mouvement
de va-et-vient entre des directions opposées. La
haute culture paraîtra semblable à une danse hardie : c’est pourquoi, comme j’ai dit, il y faut beaucoup de force et de souplesse.
De l’allégement de la vie. — Un moyen capital
de s’alléger la vie est d’en idéaliser les événements ;
mais il faut se faire d’après la peinture une idée
claire de ce que c’est qu’idéaliser. Le peintre désire
que le regard du spectateur ne soit pas trop exact,
trop aigu, il le force à se rendre à une certaine distance, pour considérer son œuvre de là ; il est
obligé de supposer celui qui regarde le tableau
placé à une distance très déterminée ; mieux encore,
il lui faut admettre chez son spectateur un degré
d’acuité de l’œil également déterminé ; sur ces points il n’a pas le droit d’être indécis. Tout homme
donc qui veut idéaliser sa vie ne doit pas vouloir
la regarder trop précisément et doit toujours reculer son œil à une certaine distance. C’est là un artifice où Gœthe, par exemple, s’entendait fort bien.
Aggravation en prise d’allégement et vice-versa. — Bien des choses qui, à certains degrés de l’humanité sont une aggravation à la vie, servent
d’allégement à un degré plus élevé, parce que ces
hommes ont appris à connaître des aggravations
de la vie plus fortes. Il se produit aussi l’inverse :
ainsi la religion, par exemple, a un double visage,
selon qu’un homme tourne vers elle son regard
pour se faire enlever par elle son fardeau et sa
détresse, ou bien qu’il jette l’œil sur elle comme sur
l’entrave qu’on lui a mise pour l’empêcher de monter trop haut dans les airs.
La culture supérieure est nécessairement incomprise. — Celui qui n’a monté son instrument qu’avec
deux cordes, comme les savants qui, en dehors de
l’instinct scientifique, n’ont de plus qu’un instinct religieux acquis par éducation, celui-là ne comprend pas des hommes qui savent, jouer sur un plus grand nombre de cordes. Il est dans l’essence
de la culture supérieure, à plusieurs cordes,
d’être toujours interprétée à faux par l’inférieure ;
c’est ce qui arrive par exemple quand l’art passe
pour une forme déguisée de la religiosité. Il y a
même des gens, qui ne sont que religieux, pour
entendre jusqu’à la science comme une recherche
du sentiment religieux, tout comme les sourds-muets ne savent pas ce qu’est la musique, sinon un
mouvement visible.
Lamento. — Ce sont peut-être les avantages de
notre époque qui amènent avec eux un recul et, à
l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien s’avouer que notre temps est
pauvre en grands moralistes, que Pascal, Épictète,
Sénèque, Plutarque, sont à présent peu lus, que
le travail et le zèle — autrefois escorte de la grande
déesse Santé — semblent parfois sévir comme une
maladie. Comme le temps manque pour penser et
garder le calme dans la pensée, on n’étudie plus les
opinions divergentes : on se contente de les haïr.
Dans l’énorme hâte de la vie, l’esprit et l’œil sont
accoutumés à une vision et à un jugement incomplets et faux, et chacun ressemble aux voyageurs
qui font connaissance avec le pays et la population
sans quitter le chemin de fer. Une attitude indépendante et prudente de la connaissance est jugée
presque comme une sorte de manie ; la liberté de
l’esprit est déconsidérée spécialement par les savants, qui voudraient trouver, dans son art de considérer les choses, leur solidité et leur labeur d’abeilles et qui l’exileraient volontiers dans un seul
coin de la science : au lieu qu’elle a le devoir tout
autre, et bien supérieur, d’étendre d’une position
isolée son commandement sur toutes les forces de
la science et de l’érudition, et de leur faire voir les
voies et les buts de la culture. — Une plainte
comme celle qui vient d’être entonnée aura sans
doute son moment et résonnera un jour d’elle-même, dans un retour offensif du génie de la méditation.
Défaut principal des hommes d’action. — Les
hommes d’action manquent ordinairement de
l’activité supérieure : je veux dire l’individuelle. Ils
agissent à titre de fonctionnaires, de marchands,
d’érudits, autrement dit de représentants d’une
espèce, mais non à titre d’hommes déterminés, isolés et uniques ; à cet égard ils sont paresseux. — C’est le malheur des gens d’action que leur activité
est toujours un peu irraisonnée. On ne peut, par
exemple, demander au banquier qui amasse de
l’argent le but de son incessante activité ; elle est
irraisonnée. Les gens d’action roulent comme roule la pierre, suivant la loi brute de la mécanique. — Tous les hommes se divisent, et en tout temps et
de nos jours, en esclaves et libres ; car celui qui
n’a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même
est esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit.
En faveur de l’oisif. — Signe de ce que le prix
de la vie contemplative a baissé, les savants luttent
aujourd’hui avec les gens d’action en une espèce
de jouissance hâtive, au point qu’ils semblent, eux
aussi, priser plus haut cette façon de jouir que celle
qui leur convient proprement et qui, en fait, est
bien plus une jouissance. Les savants ont honte de
l’otium. C’est pourtant une noble chose que le loisir et l’oisiveté. — Si l’oisiveté est véritablement
le commencement de tous les vices, elle se trouve
ainsi au moins dans le voisinage le plus proche de
toutes les vertus ; l’homme oisif est toujours un
homme meilleur encore que l’actif. — Vous ne
pensez cependant pas que, par loisir et oisiveté, ce
soit vous que je désigne, ô paresseux ? —
L’inquiétude moderne. — À mesure qu’on va vers
l’Ouest, l’agitation moderne devient de plus en plus grande, si bien qu’aux yeux des Américains les
habitants de l’Europe représentent un ensemble
d’êtres amis du repos et du plaisir, tandis qu’en
réalité ils vont croisant leur vol continuel comme
des abeilles et des guêpes. Cette agitation est si
grande que la culture supérieure n’a plus le temps
de mûrir ses fruits : c’est comme si les saisons se
succédaient trop rapidement. Par manque de repos
notre civilisation court à une nouvelle barbarie.
En aucun temps les gens actifs, c’est-à-dire les gens
sans repos, n’ont été plus estimés. Il y a donc lieu
de mettre au nombre des corrections nécessaires
que l’on doit apporter au caractère de l’humanité,
la tâche de fortifier dans une large mesure l’élément contemplatif. Mais dès à présent tout individu
calme et constant de cœur et de tête a le droit de
croire qu’il possède non seulement un bon tempérament, mais une vertu d’utilité générale et qu’en
conservant cette vertu il remplit même un devoir
fort élevé.
Dans quelle mesure un homme actif est paresseux. — Je crois que tout homme doit avoir, sur toute
chose où il est possible de se faire des opinions,
une opinion propre, parce que lui-même est une
chose spéciale, n’existant qu’une fois, qui occupe
par rapport à toutes les autres choses une situation nouvelle, laquelle n’a jamais existé. Mais
la paresse qui est au fond de l’âme de l’homme
actif l’empêche de puiser l’eau à sa propre fontaine. — Il en va de la liberté des opinions comme
de la santé, l’une et l’autre sont individuelles,
de l’une et de l’autre on ne peut poser une conception d’une valeur générale. Ce qui est nécessaire à un individu pour sa santé est pour un
autre déjà une cause de maladie, et beaucoup de
moyens et de voies qui mènent à la liberté de l’esprit peuvent, pour des natures d’un degré plus
haut de développement, être des moyens et des
voies de dépendance.
Censor vitæ. — L’alternance de l’amour et de
la haine distingue pour longtemps l’état intérieur
d’un homme qui veut être libre dans son jugement sur la vie ; il n’oublie rien et met tout au
compte des choses, bon et mauvais. À la fin, lorsque
toute la table de son âme est couverte des notes de
l’expérience, iln’aura plus pour l’existence de mépris
et de haine, ni non plus d’amour, mais il résidera
au-dessus d’elle, tantôt avec un regard de joie,
tantôt avec un regard de deuil, et, pareil à la nature,
aura dans la pensée tantôt l’été, tantôt l’automne.
Conséquence accessoire. — Celui qui veut sérieusement devenir libre perdra par là, sans nulle contrainte, le penchant aux fautes et aux vices : même
le chagrin et le dépit le prendront plus rarement.
C’est que sa volonté ne désire rien de plus pressant
que connaître et le moyen de connaître, c’est-à-dire : l’état durable où il sera dans les conditions
les plus convenables pour connaître.
Importance de la maladie. — L’homme que la
maladie tient au lit arrive parfois à trouver qu’à
l’ordinaire il est malade de son emploi, de ses affaires ou de sa société, et que par elles il a perdu toute
connaissance raisonnée de soi-même : il gagne cette
sagesse au loisir où le contraint sa maladie
Impression à la campagne. — Si
l’on
n’a pas à
l’horizon de sa vie des lignes fermes et paisibles,
semblables à celles que font la montagne et la
forêt, la volonté intérieure de l’homme est elle-même
inquiète, distraite et troublée de désirs comme la
nature de l’habitant des villes : il n’a pas de bonheur et n’en donne pas.
Circonspection des esprits libres. — Les hommes d’esprit libre, vivant uniquement pour la connaissance, auront bientôt atteint leur but extérieur,
leur situation définitive à l’égard de la société et
de l’État, et par exemple se déclareront volontiers
satisfaits d’un petit emploi ou d’une fortune qui
suffit juste à leur existence, car ils s’arrangeront
pour vivre de manière qu’un grand changement
dans la fortune publique, et même une révolution
de l’ordre politique, ne soit pas en même temps la
ruine de leur vie. Ce sont là toutes choses auxquelles ils appliquent aussi peu que possible de leur
énergie, pour plonger avec toutes leurs forces rassemblées et, en quelque sorte, avec une respiration
longue dans l’élément de la connaissance. Ainsi ils
peuvent espérer plonger profondément et peut-être
bien voir jusqu’au fond. — D’un événement, un
pareil esprit aime à ne prendre qu’un seul bout, il
ne se plaît pas à voir les choses dans toute l’ampleur et l’abondance de leur développement : car
il ne veut pas se développer en elles. — Lui aussi
connaît les jours ouvrables de manque de liberté,
dedépendance, de servitude. Mais de temps en temps
il faut qu’il lui vienne un dimanche de liberté,
autrement il ne supportera point la vie. — Il est
probable que même son amour des hommes sera
circonspect et quelque peu court d’haleine, car
c’est seulement dans la mesure où il lui est nécessaire pour la fin de la connaissance qu’il veut s’engager dans le monde des instincts et de l’aveuglement. Il doit compter que le génie de la justice dira
quelque chose en faveur de son disciple et de son
pupille, si des voix accusatrices venaient à l’appeler
pauvre d’amour. — Il y a dans sa manière de vivre
et de penser un héroïsme raffiné, qui a honte de
s’offrir au respect des masses, comme fait son frère
plus grossier, et qui suit silencieusement sa route
par le monde et hors du monde. Quelques labyrinthes qu’il traverse, entre quelques rochers que son
cours soit resserré momentanément — dès qu’il
arrive à la lumière, il va son chemin dans la clarté,
facilement et presque sans bruit, et laisse les rayons
du soleil jouer jusqu’en son fond.
En avant. — Et ainsi, en avant sur la voie de la
sagesse, d’un bon pas, en bonne confiance ! En
quelque condition que tu sois, sers-toi toi-même de
source d’expérience ! Jette l’amertume par-dessus
bord en ton être, pardonne-toi ton propre Moi, car
en tout cas tu as en toi une échelle à cent degrés,
sur lesquels tu peux monter à la connaissance. Le
siècle où tu souffres d’être jeté t’estime heureux de
ce bonheur ; il te crie que tu as encore part à des
expériences dont les hommes des temps futurs devront peut-être se passer. Ne fais point fi d’avoir été
encore religieux ; pénètre bien comme tu as eu encore
un légitime accès à l’art. Ne peux-tu pas justement à l’aide de ces expériences suivre avec une intelligence plus complète d’immenses étapes de l’humanité antérieure ? N’est-ce pas justement sur ce
terrain qui parfois le déplaît tant, sur le terrain
de la pensée trouble, que sont poussés les plus
beaux fruits de la vieille civilisation ? Il faut avoir
aimé la religion et l’art comme on aime une mère
et une nourrice — autrement on ne peut devenir
sage. Mais il faut porter ses regards au delà, savoir
grandir au-dessus ; si l’on reste dans leur suzeraineté, on ne les comprend pas. De même, il
faut t’être familiarisé avec les études historiques
et le jeu prudent de la balance : « d’un côté — de
l’autre. » Fais un voyage rétrospectif, cheminant
dans les vestiges où l’humanité a marqué sa longue
marche douloureuse à travers le désert du passé :
c’est ainsi que tu apprendras le plus sûrement
dans quelle direction toute l’humanité future n’a
plus la possibilité ni le droit d’aller. Et cependant
que tu cherches de toutes tes forces à découvrir par
avance comment le nœud de l’avenir est encore
serré, ta propre vie prend la valeur d’un instrument et d’un moyen de connaissance. Il dépend de
toi que tous les traits de ta vie : tes essais, tes erreurs,
tes fautes, tes illusions, tes souffrances, ton amour et
ton espoir entrent sans exception dans ton dessein.
Ce dessein est de devenir toi-même une chaîne nécessaire d’anneaux de la civilisation et de conclure
de cette nécessité à la nécessité dans la marche de la civilisation universelle. Quand ton regard aura
pris assez de force pourvoir le fond dans la fontaine
sombre de ton être et de tes connaissances, peut-être
aussi, dans ce miroir, les constellations lointaines
des civilisations de l’avenir te deviendront
visibles. Crois-tu qu’une telle vie avec un tel dessein
soit trop pénible, trop dénuée de tous agréments ?
C’est que tu n’as pas encore appris qu’il n’est pas de
miel plus doux que celui de la connaissance, et que
les nuées d’affliction qui planent doivent encore te
servir de mamelle, où tu puiseras le lait pour ton
rafraîchissement. Vienne l’âge, alors seulement tu
verras bien comment tu as écouté la voix de la nature,
de cette nature qui gouverne l’univers par le
plaisir : la même vie qui aboutit à la vieillesse, aboutit
aussi à la sagesse, joie constante de l’esprit dans cette
douce lumière du soleil ; l’une et l’autre vieillesse
et sagesse, l’arrivent sur un même versant de la
vie : ainsi l’a voulu la nature. Alors il est temps
sans qu’il y ait lieu de s’indigner, que le brouillard
de la mort s’approche. Vers la lumière — ton dernier
mouvement ; un hourra de connaissance —
ton dernier cri.
Dissimulation bienveillante. — Il est souvent
nécessaire, dans le commerce des hommes, de recourir à une dissimulation bienveillante, comme
si nous ne pénétrions pas les motifs de leur conduite.
Copies. — Il n’est pas rare de rencontrer des copies d’hommes considérables ; et la plupart des
gens, comme il arrive pour les tableaux, prennent
aussi plus de plaisir aux copies qu’aux originaux.
L’orateur. — On peut parler d’une façon extrêmement juste, et de sorte pourtant que tout le
monde crie au contraire ; c’est lorsqu’on ne parle
pas pour tout le monde.
Manque d’abandon. — Le manque d’abandon
entre amis est une faute qui ne peut être reprise
sans devenir irrémédiable.
Sur l’art de donner. — L’obligation de refuser un
don, uniquement parce qu’il n’est pas offert de la
bonne façon, aigrit contre le donneur.
Le partisan le plus dangereux. — Dans tout parti il y a un homme qui, en professant avec trop
de foi les principes du parti, excite les autres à les
déserter.
Conseilleurs du malade. — Qui donne ses conseils à un malade s’assure un sentiment de supériorité sur lui, qu’ils soient suivis ou qu’ils soient
rejetés. C’est pourquoi les malades irritables et
orgueilleux haïssent les conseilleurs plus encore
que leur maladie.
Deux espèces d’égalité. — La soif d’égalité peut se manifester en ce qu’on voudrait ou bien se soumettre tous les autres (en les rabaissant, en les
étouffant dans le silence, en leur passant la jambe),
ou bien s’élever avec tous (en leur rendant justice,
en les aidant, en se réjouissant des succès d’autrui).
Contre l’embarras. — Le meilleur moyen de
venir au secours des gens très embarrassés et de
les tranquilliser consiste à les louer d’une manière
décidée.
Préférence pour certaines vertus. — Nous attendons, pour attacher un prix particulier à la profession d’une vertu, d’en avoir remarqué l’absence
complète chez notre ennemi.
Pourquoi l’on contredit. — On contredit souvent
une opinion, tandis qu’en réalité c’est seulement le
ton sur lequel elle est présentée qui ne nous est
pas sympathique.
Confiance et confidence. — Celui qui cherche de
propos délibéré à pénétrer dans la confidence d’une autre personne n’est ordinairement pas certain de
posséder sa confiance. Celui qui est certain de la
confiance attache peu de prix à la confidence.
Équilibre de l’amitié. — Bien souvent, dans nos
relations avec un autre homme, le retour au juste
équilibre de l’amitié se fait si nous ajoutons dans
notre plateau quelques grains de tort.
Les médecins les plus dangereux. — Les médecins
les plus dangereux sont ceux qui, comédiens nés,
imitent le médecin né avec un art consommé d’illusion.
Quand les paradoxes sont à leur place. — Pour
gagner des gens d’esprit à une proposition, il suffit
parfois de la présenter sous la forme d’un paradoxe
monstrueux.
Comment on gagne les gens de courage. — On
amène les gens de courage à une action en la leur
exposant plus périlleuse qu’elle n’est.
Gracieusetés. — Aux personnes que nous n’aimons pas, nous imputons à crime les gracieusetés
qu’elles nous font.
Faire attendre. — Un sûr moyen de monter les
gens et de leur mettre de méchantes pensées en
tête, c’est de les faire longtemps attendre. Cela rend
immoral.
Contre les confiants. — Les gens qui nous
donnent leur pleine confiance croient par là avoir
un droit sur la nôtre. C’est une erreur de raisonnement ; des dons ne sauraient donner un droit.
Moyen d’apaisement. — Il suffit souvent de donner à un autre, à qui nous avons causé du tort,
l’occasion d’un bon mot sur nous, pour lui procurer une satisfaction personnelle, voire pour le bien
disposer à notre égard.
Vanité de la langue. — Que l’homme cache ses
mauvaises qualités et ses vices ou qu’il les avoue
avec franchise, sa vanité désire toujours, dans l’un
et l’autre cas, y trouver un avantage : qu’on observe
seulement avec quelle finesse il distingue devant qui il cache ces qualités, devant qui il est honnête et
franc.
Par égard. — Ne vouloir mortifier, ne vouloir
blesser personne, peut être aussi bien une marque
de justice que de timidité.
Indispensable pour la dispute. — Qui ne sait pas
mettre ses idées à la glace ne doit pas s’engager
dans la chaleur de la discussion.
Fréquentation et arrogance. — On désapprend
l’arrogance, quand on se sait toujours entre gens
de mérite ; être seul produit l’outrecuidance. Les
jeunes gens sontarrogants, carils fréquentent leurs
pareils, qui tous, n’étant rien, aiment à passer
pour beaucoup de chose.
Motif de l’attaque. — On n’attaque pas seulement pour faire du mal à quelqu’un, pour le vaincre,
mais peut-être aussi pour le seul plaisir de prendre
conscience de sa force.
Flatterie. — Les personnes qui, dans nos relations avec elles, veulent étourdir notre prudence
par leurs flatteries, usent d’un moyen dangereux,
pareil au narcotique qui, s’il n’endort pas, ne fait
que tenir plus éveillé.
Bon épistolier. — Celui qui n’écrit pas de livres
pense beaucoup et vit dans une société qui ne lui
suffit point, sera d’ordinaire bon épistolier.
Le plus laid possible. — On peut douter si un
grand voyageur a trouvé quelque part dans le
monde des sites plus laids que dans la face humaine.
Les compatissants. — Les natures compatissantes,
à chaque instant prêtes à secourir dans l’infortune,
sont rarement en même temps les conjouissantes :
dans le bonheur d’autrui, elles n’ont que faire, sont
superflues, ne se sentent pas en possession de leur
supériorité et montrent pour cela facilement du
dépit.
Parents d’un suicidé. — Les parents d’un suicidé
lui imputent à mal de n’être pas resté en vie par
égard pour leur réputation.
Prévoir l’ingratitude. — Celui qui donne quelque chose de grand ne trouve pas de reconnaissance ; car le donataire, rien qu’en le recevant, a
déjà trop lourd à porter.
Dans une société sans esprit. — Personne ne sait
gré à l’homme spirituel de sa courtoisie, quand il
se met au niveau d’une société où il n’est pas courtois de montrer de l’esprit.
Présence de témoins. — On saute deux fois plus
volontiers après un homme qui tombe à l’eau, s’il
y a là des gens qui ne l’osent pas.
Se taire. — La manière la plus désagréable
pour les deux parties de riposter à une polémique
est de se fâcher et de se taire ; car l’agresseur
interprète ordinairement le silence comme un
signe de mépris.
Le secret de l’ami. — Il y aura peu de gens qui,
s’ils sont embarrassés pour trouver la matière d’un entretien, ne lâcheront pas les secrets les plus importants de leur ami.
Humanité. — L’humanité des célébrités de l’esprit consiste, dans les relations avec des gens non
célèbres, à avoir tort de manière obligeante.
L’embarrassé. — Les hommes qui ne se sentent
pas à leur aise dans la société profitent de toute
occasion pour faire sur quelqu’un de leur entourage, à qui ils sont supérieurs, la preuve publique
de cette supériorité aux yeux de la société, par
exemple par des taquineries.
Remercîment. — Une âme délicate est gênée de
savoir qu’on lui doit du remerciement, une âme
grossière, de savoir qu’elle en doit.
Signe d’incompatibilité. — L’indice le plus fort
de l’incompatibilité de vues entre deux hommes est
que tous deux se parlent réciproquement avec un
peu d’ironie, mais que ni l’un ni l’autre ne sent
cette ironie.
Prétention à propos des services. — La prétention
à propos des services offense plus encore que
la prétention sans les services : car déjà le service
est une offense.
Danger dans la voix. — Parfois, dans la conversation,
le son de notre propre voix nous cause une
gêne, et nous mène à des affirmations qui ne répondent
pas du tout à nos opinions.
Dans la conversation. — De savoir si, dans la
conversation, on donnera de préférence raison ou
tort à l’autre, c’est purement affaire d’habitude :
l’un comme l’autre se justifie.
Peur du prochain. — Nous craignons une disposition
hostile chez le prochain, parce que nous
avons peur que, par cette disposition, il ne pénètre
nos secrets.
Distinguer par le blâme. — Des personnes très
distinguées distribuent même leur blâme de façon
qu’elles veulent nous en faire une distinction. Elles pensent nous faire remarquer avec quel intérêt elles s’occupent de nous. Nous les comprenons
tout à fait à faux, si nous prenons leur blâme à la
lettre et nous en défendons ; par là nous les fâchons
et nous nous les aliénons.
Dépit de la bienveillance d’autrui. — Nous nous
abusons sur le degré de haine ou de crainte que
nous croyons inspirer ; car si nous-mêmes connaissons fort bien le degré de notre éloignement
pour une personne, une tendance, un parti, eux
au contraire nous connaissent très superficiellement, et par cette raison ne nous haïssent aussi
que superficiellement. Nous rencontrons souvent
une bienveillance qui nous est inexplicable : mais
si nous la comprenons, elle nous offense, parce
qu’elle montre qu’on ne nous prend pas assez
au sérieux, assez en considération.
Vanités qui se croisent. — Deux personnes se
rencontrant, de qui la vanité est également grande,
conservent par la suite une mauvaise impression
l’une de l’autre, parce que chacune était si occupée de l’impression qu’elle voulait produire sut
l’autre que cette autre ne faisait aucune impression
sur elle ; toutes deux s’aperçoivent enfin que leur
peine est perdue et en imputent la faute à l’autre.
Mauvaises façons, bon signe. — L’esprit supérieur prend plaisir aux manques de tact, aux arrogances, aux hostilités même des jeunes gens ambitieux à son égard ; ce sont les mauvaises façons
de chevaux ardents, qui n’ont pas encore porté
un cavalier et toutefois seront dans peu de temps
si fiers de le porter.
Quand il est opportun d’avoir tort. — On fait
bien d’accepter des imputations sans les réfuter
même si elles nous font tort, quand leur auteur
verrait un tort plus grand encore de notre part, si
nous lui répliquions ou peut-être même les réfutions.
Il est vrai qu’un homme peut de cette manière être
toujours dans son tort et avoir toujours raison, et
finalement, avec la meilleure conscience du monde,
devenir le tyran et le démon le plus insupportable ;
et ce qui est vrai de l’individu peut aussi se produire dans des classes entières de la société.
Trop peu honoré. — Les personnes présomptueuses, à qui l’on a donné des signes d’estime
moindre qu’elles n’attendaient, cherchent longtemps
à donner là-dessus le change à soi-même et aux autres, et se font subtils psychologues, pour arriver à conclure qu’on les a tout de même honorées suffisamment : si elles n’atteignent pas leur
but, si le voile d’illusion se déchire, elles s’abandonnent à une fureur d’autant plus grande.
Échos d’états primitifs dans le discours. — À la
façon dont les hommes émettent maintenant leurs
affirmations dans le monde, on reconnaît souvent
un écho des temps où ils s’entendaient mieux aux
armes qu’à toute autre chose : tantôt ils tiennent
leurs affirmations comme des tireurs à la cible leur
fusil, tantôt on croit entendre le froissement et le
cliquetis des épées ; et chez quelques hommes, une
affirmation s’abat en sifflant comme une solide
matraque. — Les femmes, au contraire, parlent comme des êtres qui, durant des siècles, furent
assises au métier à lisser ou tirèrent l’aiguille ou
firent l’enfant avec les enfants.
Le conteur. — Celui qui fait un conte laisse facilement apercevoir s’il conte parce que le fait l’intéresse ou parce qu’il veut intéresser à son conte.
Dans le dernier cas, il exagérera, usera de superlatifs et autres semblables procédés. Il conte alors d’ordinaire plus mal, parce qu’il ne songe pas tant
au fait qu’à lui-même.
Le lecteur. — Celui qui lit à haute voix des poèmes dramatiques fait des découvertes sur son caractère : il trouve pour certaines situations et scènes
sa voix plus naturelle que pour d’autres, par
exemple pour tout ce qui est pathétique ou pour le
bouffon, tandis que peut-être dans la vie ordinaire
il n’aurait seulement pas l’occasion de montrer de
la passion ou de la scurrilité.
Une scène de comédie qui se joue dans la vie. — Quelqu’un se fait par la réflexion une opinion ingénieuse sur un thème, afin de l’exposer dans une
compagnie. On pourrait alors se faire une comédie
d’entendre et de voir comment il met toutes voiles
dehors pour arriver à ce point et embarquer toute
la compagnie vers l’endroit où il pourra faire sa
remarque ; comment il pousse continuellement l’entretien vers un seul but, parfois perd la direction,
la reprend, enfin saisit le moment : le souffle lui
manque presque — et là, quelqu’un lui prend la
remarque de la bouche. Que fera-t-il ? De l’opposition à son opinion propre ?
Impoli contre son gré. — Quand un homme fait
contre son gré une impolitesse à quelqu’un, par
exemple ne le salue pas, pour ne l’avoir pas reconnu, cela le contrarie, quoiqu’il ne puisse faire
de reproche à ses intentions ; il souffre de la mauvaise opinion qu’il a éveillée chez l’autre, ou il
craint les suites d’un malentendu, ou il est chagrin
d’avoir blessé autrui — ainsi vanité, crainte ou
sympathie peuvent être excitées, peut-être même
toutes ensemble.
Chef-d’œuvre de traîtrise. — Exprimer contre
un conjuré le fâcheux soupçon qu’il ne vous trahisse,
et cela dans le moment même où l’on commet soi-même une trahison, c’est un chef-d’œuvre de
malice, parce qu’on occupe l’autre de sa personne
et le force de tenir lui-même pendant un temps
une conduite exempte de soupçons et ouverte, si
bien que le véritable traître s’est rendu les mains
libres.
Offenser et être offensé. — Il est plus agréable
d’offenser et demander pardon ensuite que d’être
offensé et accorder le pardon. Celui qui fait le
premier donne une marque de puissance, et après, de bonté de caractère. L’autre, s’il ne veut pas passer pour inhumain, est obligé déjà de pardonner ;
la jouissance que procure l’humiliation d’autrui est
très réduite par cette obligation.
Dans la dispute. — Lorsqu’en même temps on
contredit une autre opinion et qu’on expose avec
cela la sienne, le continuel retour sur l’autre opinion dérange ordinairement l’attitude naturelle de
notre opinion propre : elle se montre plus décidée,
plus tranchée, peut-être un peu exagérée.
Artifice. — Qui veut obtenir d’un autre quelque
chose de difficile ne doit surtout pas prendre la
chose comme un problème, mais établir simplement son plan, comme s’il était le seul possible ; il
doit savoir, dès qu’il verra dans l’œil de l’interlocuteur apparaître l’objection, la réplique, rompre
vite l’entretien et ne pas lui laisser de temps.
Remords qui suivent certaines compagnies. — Pourquoi avons-nous des remords après nous être trouvés en des compagnies vulgaires ? Parce que nous
avons pris légèrement des choses importantes,
parce qu’en parlant de certaines personnes nous
n’avons pas parlé en toute bonne foi ou parce que nous avons gardé le silence quand nous devions
prendre la parole, parce qu’à l’occasion nous avons
manqué à nous lever brusquement et quitter la
partie, bref parce que nous nous sommes conduits
dans cette compagnie comme si nous en étions.
On est jugé à faux. — Celui qui est toujours aux
écoutes sur les jugements qu’on fait de lui a toujours de la peine. Car nous sommes déjà jugés à
faux par ceux qui nous tiennent du plus près
(« nous connaissent le mieux »). Même de bons
amis laissent dans une parole défavorable échapper leur désaccord ; et seraient-ils nos amis, s’ils
nous connaissaient bien ? — Les jugements des
indifférents font très mal, parce qu’ils ont un ton
d’impartialité, presque impersonnel. Mais si nous
nous apercevons que quelqu’un qui nous est hostile nous connaît, sur un point tenu secret, aussi
bien que nous-mêmes, quel est alors notre dépit !
Tyrannie du portrait. — Les artistes et les
hommes d’État qui, rapidement, de traits isolés,
composent l’image entière d’un homme ou d’un
événement, sont surtout injustes parce qu’ils
exigent ensuite que l’événement ou l’homme soit
réellement tel qu’ils l’ont peint ; ils exigent tout
bonnement qu’un homme ait bien les talents, l’astuce, l’injustice que sa vie témoigne dans leur
représentation.
Le parent considéré comme le meilleur ami. — Les
Grecs, qui savaient si bien ce que c’est qu’un ami — eux seuls de tous les peuples possèdent une
étude philosophique profonde, multiple, de l’amitié ;
au point qu’ils sont les premiers, et jusqu’ici les
derniers, à qui l’ami soit apparu comme un problème digne de solution, — ces mêmes Grecs ont
désigné les parents par un terme qui est le superlatif du mot « ami ». Cela reste pour moi inexplicable.
Honnêteté méconnue. — Lorsque quelqu’un, dans
la conversation, se cite lui-même (« j’ai dit alors »,
« j’ai coutume de dire »), cela fait l’impression de
la prétention, tandis que bien souvent cela vient de
la source opposée, tout au moins de l’honnêteté,
qui ne veut pas parer et attifer le moment même
avec des inspirations qui appartiennent à un moment précédent.
Le parasite. — C’est un signe de manque total
de sentiments nobles, quand quelqu’un préfère
vivre dans la dépendance, aux dépens d’autrui,
pour n’être pas forcé de travailler, d’ordinaire avec une secrète amertume contre ceux dont il dépend.
— Une telle disposition est beaucoup plus fréquente
chez des femmes que chez des hommes, et aussi
beaucoup plus pardonnable (pour des raisons historiques).
Sur l’autel de la réconciliation. — Il y a des
circonstances où le seul moyen d’obtenir une chose
d’un homme est de le blesser et de s’en faire un
ennemi : ce sentiment d’avoir un ennemi le tourmente à tel point qu’il met à profit le premier
indice d’une disposition plus douce pour se réconcilier, et sacrifie sur l’autel de cette réconciliation
cette chose à laquelle il attachait auparavant assez
d’importance pour ne la vouloir faire à aucun prix.
Réclamer pitié, signe de prétention. — Il y a des
hommes qui, lorsqu’ils entrent en courroux et
offensent les autres, exigent avec cela premièrement qu’on ne prenne rien mal avec eux, et secondement qu’on ait pitié d’eux, parce qu’ils sont
sujets à des paroxysmes si violents. Tant va loin
la prétention humaine.
Amorce. — « Tout homme a son prix » — cela
n’est pas vrai. Mais il peut se trouver pour chacun une amorce où il doit mordre. C’est ainsi qu’on n’a
besoin, pour gagner beaucoup de personnes à une
cause, que de donner à cette cause le vernis de la
philanthropie, de la noblesse, de la bienfaisance,
du sacrifice — et à quelle cause ne peut-on pas la
donner ! — C’est le bonbon et la friandise de leurs
âmes ; d’autres en ont d’autres.
Contenance à l’égard de l’éloge. — Si de bons
amis louent la nature bien douée, elle se montrera
souvent contente par courtoisie et bienveillance,
mais en réalité cela lui est égal. Son essence particulière est tout à fait nonchalante à cet égard et
par là mal disposée à faire un pas pour sortir du
soleil ou de l’ombre où elle est couchée ; mais les
hommes, par la louange, veulent donner du contentement et ce serait les chagriner que de ne pas
se montrer content de leur louange.
L’expérience de Socrate. — Si l’on est devenu
maître en une chose, on est pour l’ordinaire resté
par cela même un pur apprenti dans la plupart des
autres ; mais on en juge inversement, comme
Socrate en faisait déjà l’expérience. Là est l’inconvénient qui rend le commerce des maîtres désagréable.
Moyen de défense. — Dans la lutte avec la sottise,
les plus modérés et les plus doux des hommes
finissent par être brutaux. Peut-être sont-ils par là
dans la véritable voie de défense ; car au front stupide, l’argument qui convient de droit est le poing
fermé. Mais parce que, comme j’ai dit, leur caractère est doux et modéré, ils souffrent par ce moyen
de défense légitime plus qu’ils ne font souffrir.
Curiosité. — Si la curiosité n’existait pas, il se
ferait peu de chose pour le bien du prochain. Mais
la curiosité s’insinue sous le nom de devoir ou de
pitié dans la maison du malheureux et du besoigneux. — Peut-être même dans le fameux amour
maternel y a-t-il une bonne part de curiosité.
Mécompte dans la société. — Celui-ci désire se
rendre intéressant par ses jugements, celui-là par
ses sympathies et ses aversions, le troisième par
ses connaissances, un quatrième par son isolement — et ils se mécomptent tous. Car celui devant qui
le spectacle se donne pense lui-même être le seul
spectacle qui vienne en considération.
Duel. — En faveur de toutes les affaires d’honneur et duels, on peut dire que, si un homme a un
sentiment si vif de ne pouvoir vivre si tel ou tel
dit ou pense telle ou telle chose à son sujet, il a le
droit de s’en remettre à la mort de l’un ou de
l’autre. Sur le fait qu’il est si chatouilleux, il n’y a
pas à discuter ; nous sommes en cela les héritiers
du passé, de sa grandeur aussi bien que de ses
exagérations, sans lesquelles il n’y eut jamais de
grandeur. Si maintenant il existe un canon d’honneur qui fait du sang l’équivalent de la mort, en
sorte qu’après un duel régulier on a la conscience
allégée, c’est un grand bienfait, puisque autrement
beaucoup d’existences humaines seraient en péril. — Une telle institution apprend d’ailleurs aux
hommes à veiller sur leurs expressions et rend le
commerce avec eux possible.
Noblesse et reconnaissance. — Une âme noble
se sentira volontiers obligée à la reconnaissance et
n’évitera pas anxieusement les occasions où elle
s’oblige ; de même, elle sera plus tard à l’aise dans
ses expressions de reconnaissance ; tandis que les
âmes basses se gardent contre toute obligation, ou
plus tard, dans l’expression de leur reconnaissance,
sont exagérées et par trop empressées. Ceci se produit du reste aussi chez des personnes de basse
extraction ou de situation opposée : une faveur qu’on leur accorde, leur semble un miracle de générosité.
Les heures d’éloquence. — L’un a, pour bien
parlai-, besoin de quelqu’un qui lui soit décidément
et notoirement supérieur, l’autre ne peut trouver
que devant quelqu’un qu’il domine une pleine liberté
de parole et d’heureux tours d’élocution : dans les
deux cas, la raison est la même ; chacun d’eux ne
parle bien que quand il parle sans gêne, l’un parce
que devant son supérieur il ne sent pas l’aiguillon
de la concurrence, de la rivalité, l’autre parce qu’il
est dans le même cas devant l’inférieur. — Maintenant, il est une tout autre espèce d’hommes, qui
ne parlent bien que s’ils parlent dans l’émulation,
avec l’intention de vaincre. Laquelle des deux espèces est la plus ambitieuse, celle qui parle bien
quand s’éveille son ambition, ou celle qui, pour le
même motif, parle mal ou pas du tout ?
Le talent de l’amitié. — Parmi les hommes qui
ont un don particulier pour l’amitié, deux types
se présentent. L’un est en élévation continue et
trouve pour chaque phase de son développement
un ami exactement convenable. La série d’amis
qu’il se fait de cette façon est rarement en liaison
mutuelle, parfois elle est en mésintelligence et en contradiction : très naturellement, parce que les
phases ultérieures de son développement annulent
ou altèrent les phases précédentes. Un tel homme
peut par plaisanterie s’appeler une échelle. — L’autre
type est représenté par celui qui exerce une force
d’attraction sur des caractères et des talents très
divers, si bien qu’il gagne tout un cercle d’amis ;
mais ceux-ci, par là même, arrivent à des rapports
amicaux entre eux, en dépit de toutes les différences. Qu’on appelle un tel homme un cercle : car cet
accord de situations et de natures si diverses doit
être en quelque façon une forme préexistante en
lui. — Au reste, le talent d’avoir de bons amis est,
chez beaucoup de gens, plus grand que le talent
d’être bon ami.
Tactique dans la conversation. — Après une
conversation avec quelqu’un, on est disposé le
mieux possible pour l’interlocuteur, si l’on a eu
l’occasion de déployer devant lui son esprit, son
amabilité, dans tout leur éclat. C’est ce que mettent à profit des hommes malins, qui veulent disposer quelqu’un en leur faveur, en lui procurant dans
l’entretien les meilleures occasions de faire un bon
mot, et cetera. On pourrait imaginer une conversation amusante entre deux malins, qui veulent
réciproquement se mettre en disposition favorable,
et dans cette vue jettent çà et là dans la conversation les belles occasions, sans qu’aucun les saisisse :
si bien que la conversation se poursuivrait entièrement dénuée d’esprit et d’amabilité, parce que
chacun renverrait à l’autre l’occasion de montrer
esprit et amabilité.
Décharge de la mauvaise humeur. — L’homme
qui échoue en quelque chose aime mieux rapporter
cet échec à la mauvaise volonté d’un autre qu’au
hasard. Sa surexcitation est allégée par le fait de
s’imaginer qu’une personne et non une chose est
cause de son échec ; car on peut se venger des
personnes, force est bien d’avaler les torts du destin. L’entourage d’un prince a par cette raison la
coutume, lorsqu’il a échoué en quelque chose, de
lui désigner comme soi-disant cause un personnage
unique, sacrifié à l’intérêt de tous les courtisans ;
car autrement la mauvaise humeur du prince s’exercerait sur eux tous, puisque de la déesse même
du destin il ne peut tirer vengeance.
Prendre la couleur du milieu. — Pourquoi la
sympathie et l’aversion sont-elles chose si contagieuse que l’on peut à peine vivre dans le voisinage
d’une personne de sentiments forts sans se remplir
comme un tonneau de son Pour et Contre ? Premièrement, l’abstention complète de jugement est difficile, parfois même insupportable pour notre
vanité : elle a la même couleur que la pauvreté
d’intelligence et de sentiment, ou que la timidité,
le manque de virilité : et ainsi nous sommes entraînés du moins à prendre parti, fût-ce contre la
tendance de notre entourage, si cette attitude fait
plus de plaisir à notre orgueil. Mais d’ordinaire — c’est le second point — nous ne prenons pas du
tout conscience du passage de l’indifférence à la
sympathie ou à l’aversion, mais nous nous accoutumons peu à peu à la façon de sentir de notre entourage, et comme l’approbation sympathique et
l’entente mutuelle sont choses fort agréables, nous
prenons bientôt tous les caractères et les couleurs
de parti de cet entourage.
Ironie. — L’ironie n’est à sa place que comme
méthode pédagogique, de la part d’un maître dans
ses relations avec des élèves de quelque sorte que
ce soit : son but est l’humiliation, la confusion,
mais de cette espèce salutaire qui éveille debonnes
résolutions et qui revient à rendre à qui nous a
ainsi traités du respect, de la gratitude, comme à
un médecin. L’ironiste se donne un air d’ignorance,
et cela si bien que les élèves qui s’entretiennent
avec lui sont abusés, prennent assurance en la
conviction de leur propre supériorité de savoir et
donnent sur eux des prises de toute sorte ; ils perdent, leur réserve et se montrent tels qu’ils sont —
jusqu’à ce que, à un moment donné, la lumière
qu’ils tenaient sous le nez de leur maître fasse
tomber de façon fort humiliante ses rayons sur
eux-mêmes. — Là où une relation pareille à celle
de maître et d’élève n’a pas lieu, c’est un mauvais
procédé, une affectation vulgaire. Tous les écrivains
ironiques comptent sur cette sotte espèce d’hommes qui se sentent volontiers supérieurs à tous les
autres avec l’auteur, qu’ils considèrent comme l’organe de leur prétention.
— L’habitude de l’ironie
comme celle du sarcasme corrompt d’ailleurs le
moral, elle lui prête peu à peu le caractère d’une
supériorité qui se plaît à nuire : on finit par ressembler à un chien hargneux, qui aurait, outre
l’art de mordre, appris encore l’art de rire.
Prétention. — Il n’y a rien de quoi l’on doive
tant se garder que de la croissance de cette mauvaise herbe qu’on appelle prétention et qui nous
gâte les moissons les meilleures ; car il peut y avoir
prétention dans la cordialité, dans les témoignages de respect, dans la confiance bienveillante,
dans la caresse, dans le conseil amical, dans
l’aveu des fautes, dans la pitié pour autrui, et
toutes ces belles choses éveillent de la répugnance,
lorsque cette herbe croît chez elles. Le prétentieux, c’est-à-dire celui qui veut avoir plus d’importance
qu’il n’en a ou qu’on ne lui en prête, fait toujours
un calcul faux. Il est vrai qu’il s’assure le succès
d’un moment, en ce sens que les gens devant qui il
se montre prétentieux lui donnent ordinairement
la mesure d’honneur qu’il réclame, par timidité ou
par laisser-aller ; mais ils en tirent une méchante
vengeance, en ce qu’ils retirent l’équivalent de ce
qu’il a réclamé en trop de la valeur qu’ils lui attribuaient jusqu’alors. Il n’est rien que les hommes
se fassent payer plus cher que l’humiliation. Le
prétentieux peut rendre tellement suspect et mesquin aux yeux des autres son grand mérite réel,
qu’on marche dessus sans s’essuyer les pieds. — Même on ne devrait se permettre une attitude fière
que là où l’on est bien sûr de n’être pas mal compris et regardé comme prétentieux, par exemple
devant son ami ou sa femme. Car il n’y a pas dans
le commerce avec les hommes de plus grande folie
que de s’attirer la réputation de prétention ; cela
est pire encore que de n’avoir pas appris à mentir
avec courtoisie.
Tête-à-tête. — Le tête-à-tête est la conversation
parfaite, parce que tout ce que dit l’un reçoit sa
nuance déterminée, son timbre, le geste qui l’accompagne, uniquement par rapport à l’autre interlocuteur, par conséquent d’une façon analogue à
ce qui arrive dans la correspondance, à savoir
qu’une seule et même personne montre dix aspects
de l’expression de son âme, selon qu’elle écrit tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Dans le tête-à-tête, il
n’y a qu’une seule réfraction de la pensée : c’est
celle que produit l’interlocuteur, comme le miroir
dans lequel nous voulons voir nos idées reflétées
aussi bien que possible. Mais qu’en est-il dans le
cas de deux, de trois, et d’un plus grand nombre
d’interlocuteurs ? Alors la conversation perd nécessairement en finesse individualisante, les rapports
divers se traversent, se détruisent ; le tour qui
satisfait l’un n’est pas dans la manière de voir de
l’autre. C’est pourquoi l’homme en relation avec
plusieurs se retirera sur lui-même, établira les
faits comme ils sont, mais enlèvera aux sujets cette
libre atmosphère d’humanité qui fait d’une conversation l’une des plus agréables choses du monde.
Qu’on écoute seulement le ton dans lequel les
hommes ont coutume de parler avec des groupes
entiers d’hommes ; c’est comme si la basse fondamentale de tout le discours était ceci : « Voilà ce
que je suis, voilà ce que je dis, maintenant prenez-en ce que vous voudrez ! » C’est la raison pourquoi
des femmes spirituelles laissent le plus souvent, à
celui qui a fait leur connaissance dans le monde,
une impression surprenante, pénible, décourageante : c’est le fait de parler à beaucoup de gens qui leur enlève toute aménité d’esprit et ne montre
dans une lumière crue que le repos conscient sur
soi-même, leur tactique et l’intention de triompher
publiquement ; tandis que les mêmes dames, dans
le tête-à-tête, redeviennent femmes et retrouvent
l’agrément de leur esprit.
Gloire posthume. — Espérer dans la reconnaissance d’un lointain avenir n’a de sens que si l’on
admet que l’humanité est essentiellement immuable
et que tout ce qui est grand doit être senti grand,
non pour un temps seulement, mais pour tous les
temps. Or, c’est une erreur ; l’humanité, dans tout
ce qui est impression et jugement sur le beau et
le bien, se modifie très fort ; c’est rêverie de
croire de soi-même que l’on est en avance d’un
mille de chemin et que l’ensemble de l’humanité
suit notre route. En outre : un savant qui est
méconnu peut aujourd’hui compter décidément que
sa découverte sera faite encore par d’autres, et que
tout au plus, quelque jour à venir, un historien
reconnaîtra que lui aussi avait déjà su ceci et cela,
mais qu’il n’avait pas été en état de donner foi en
sa cause. Ne pas être reconnu est toujours regardé
par la postérité comme un manque de force. — Bref, on ne doit pas prendre si facilement le parti
de l’isolement orgueilleux. Il y a du reste des cas exceptionnels ; mais, la plupart du temps, ce sont
nos fautes, nos faiblesses et nos folies qui empêchent
la reconnaissance de nos grandes qualités.
Des amis. — Considère seulement une fois avec toi-même combien sont divers les sentiments, combien partagées les opinions, même entre les connaissances les plus proches ; combien même des opinions semblables ont dans la tête de tes amis une orientation ou une force tout autre que dans la tienne ; de combien de centaines de façons l’occasion vient de se mésentendre, de se fuir réciproquement en ennemis. Après tout cela, tu te diras : Que peu sûr est le sol sur lequel reposent toutes nos liaisons et amitiés, que sont proches les froides averses ou les mauvais temps, que tout homme est isolé ! Si un homme s’en rend bien compte, et en outre, de ce que toutes les opinions, et leur espèce et leur force, sont chez ses contemporains aussi nécessaires et irresponsables que leurs actions, s’il acquiert l’œil pour voir cette nécessité intime des opinions sortir de l’indissoluble entrelacs de caractère, d’occupation, de talent, de milieu, — il perdra peut-être l’amertume et l’âpreté de sentiment avec laquelle ce sage[9] s’écriait : « Amis, il n’y a point d’amis ! » Il se fera plutôt cet aveu : Oui, il y a des amis, mais c’est l’erreur, l’illusion sur toi qui les a conduits vers toi ; et il leur faut avoir appris à se taire, pour te rester amis ; car presque toujours de telles relations humaines reposent sur ce qu’une ou deux choses ne seront jamais dites, voire qu’on n’y touchera jamais, mais ces cailloux se mettent-ils à rouler, l’amitié les suit par derrière et se rompt. Y a-t-il des hommes qui pourraient n’être pas blessés mortellement, s’ils apprenaient ce que leurs amis les plus fidèles savent d’eux au fond ? — En apprenant à nous connaître nous-mêmes, à considérer notre être même comme une sphère mobile d’opinions et de tendances, et ainsi à le mépriser un peu, mettons-nous à notre tour en balance avec les autres. Il est vrai, nous avons de bonnes raisons d’estimer peu chacun de ceux que nous connaissons, fût-ce les plus grands ; mais d’aussi bonnes raisons de retourner ce sentiment contre nous-mêmes. — Ainsi supportons les uns des autres ce que nous supportons bien de nous ; et peut-être à chacun viendra même un jour l’heure plus joyeuse où il s’écriera :
« Amis, il n’y a point d’amis ! » s’écriait le sage mourant ;
« Ennemis, il n’y a point d’ennemis ! » — m’écrié-je, moi, le sot vivant.
La femme parfaite. — La femme parfaite est un
type plus élevé de l’humanité que l’homme parfait :
c’est aussi quelque chose de plus rare. — L’histoire
naturelle des animaux offre un moyen de rendre
cette proposition vraisemblable.
Amitié et mariage. — Le meilleur ami aura
probablement aussi la meilleure épouse, parce que
le bon mariage repose sur le talent de l’amitié.
Prolongement de la vie des parents. — Les dissonances non résolues dans les rapports de caractère et de tour d’esprit des parents continuent à
résonner dans l’être de l’enfant et produisent son
histoire passionnelle intérieure.
D’après la mère. — Chacun porte en soi une
image de la femme tirée d’après sa mère : c’est par
là qu’il est déterminé à respecter les femmes en
général ou à les mépriser ou à être au total indifférent à leur égard.
Corriger la nature. — Si l’on n’a pas un bon
père, on doit s’en faire un.
Pères et fils. — Les pères ont beaucoup à faire
pour compenser ce fait, qu’ils ont des fils.
Erreur de femmes distinguées. — Des femmes distinguées pensent qu’une chose n’existe même pas,
quand il n’est pas possible d’en parler dans le
monde.
Une maladie des hommes. — Contre la maladie
des hommes qui consiste à se mépriser, le remède
le plus sûr est qu’ils soient aimés d’une femme
adroite.
Une espèce de jalousie. — Les mères sont facilement jalouses des amis de leurs fils, quand ils ont
une influence marquée. Habituellement, ce qu’une
mère aime dans son fils, c’est plus elle-même que
son fils.
Déraison raisonnable. — Dans la maturité de
la vie et de l’intelligence, il vient à l’homme le
sentiment que son père a eu tort de l’engendrer.
Bonté maternelle. — Beaucoup de mères ont
besoin d’enfants heureux et honorés, beaucoup
d’enfants malheureux : autrement leur bonté de
mère ne pourrait se montrer.
Soupirs divers. — Quelques hommes ont soupiré de l’enlèvement de leur femme, la plupart
de ce que personne ne voulait la leur enlever.
Mariages d’amour. — Les unions qui sont conclues par amour (ce qu’on appelle les mariages
d’amour) ont l’erreur pour père et la nécessité (le
besoin) pour mère.
Amitié de femme. — Des femmes peuvent très bien lier amitié avec un homme ; mais pour la
maintenir — il y faut peut-être le concours d’une
petite antipathie physique.
Ennui. — Beaucoup de personnes, notamment
de femmes, ne ressentent pas l’ennui, parce qu’elles
n’ont jamais appris à travailler régulièrement.
Un élément de l’amour. — Dans toute espèce
d’amour féminin, il transparaît aussi quelque chose
de l’amour maternel.
L’unité de lieu et le drame. — Si les époux ne
vivaient pas ensemble, les bons mariages seraient
plus fréquents.
Suites habituelles du mariage. — Toute fréquentation qui n’élève pas abaisse, et inversement ; c’est
pourquoi les hommes descendent d’ordinaire quelque peu quand ils prennent femme, au lieu que les
femmes sont quelque peu élevées. Les hommes
trop spirituels ont autant besoin du mariage qu’ils
y font de résistance, comme à une médecine répugnante.
Enseigner à commander. — Aux enfants de famille
modestes, il faut autant enseigner le commandement, par le moyen de l’éducation, qu’à d’autres
enfants l’obéissance.
Vouloir être amoureux. — Des fiancés que la convenance a unis s’efforcent fréquemment de se rendre
amoureux pour échapper au reproche de froid calcul intéressé. De même que tels qui se tournent par
intérêt vers le christianisme s’efforcent de se rendre
réellement pieux ; car ainsi la grimace religieuse leur
devient plus facile.
Pas de halte dans l’amour. — Un musicien qui
aime le mouvement lent prendra les mêmes morceaux toujours plus lentement. C’est ainsi que dans
aucun amour il n’y a de halte.
Pudeur. — Avec la beauté des femmes augmente
en général leur pudeur.
Mariage en bonne condition. — Un mariage où
chacun veut par le moyen de l’autre atteindre un
but personnel est bien solide, par exemple quand la femme veut avoir par son mari la réputation,
le mari, l’amour par sa femme.
Nature de Protée. — Les femmes deviennent par
amour tout à fait ce qu’elles sont dans l’idée des
hommes dont elles sont aimées.
Aimer et posséder. — Les dames aiment la plupart
du temps un homme de valeur en sorte qu’elles
veulent l’avoir toutes seules. Elles le mettraient
volontiers en chartre privée, si leur vanité ne les
en dissuadait : celle-ci veut qu’à d’autres aussi il
paraisse un homme de valeur.
Épreuve d’un bon ménage. — La bonté d’un ménage
se prouve à ce qu’il comporte une fois une
« exception ».
Moyen de porter tout homme à tout. — On peut,
par les ennuis, les inquiétudes, l’accumulation de
travail et de pensées, tellement fatiguer et affaiblir
un homme quelconque, qu’il cesse de s’opposer à
une chose qui a un air de complication, et qu’il lui
cède, — c’est ce que savent les diplomates et les
femmes.
Honorabilité et honnêteté. — Les jeunes filles
qui ne veulent devoir qu’à l’attrait de leur jeunesse
le moyen de pourvoir à toute leur existence et
dont l’adresse est encore soufflée par des mères
avisées, ont juste le même but que les courtisanes,
sauf qu’elles sont plus malignes et plus malhonnêtes.
Masques. — Il y a des femmes qui, quelque recherche
que l’on y fasse, n’ont pas d’intérieur, mais
sont purement des masques. L’homme est à plaindre
qui s’abandonne à ces êtres quasi fantomatiques,
nécessairement incapables de satisfaire, mais c’est
elles justement qui sont capables d’éveiller le plus
fortement le désir de l’homme : il cherche leur
âme et continue toujours de la chercher.
Le mariage considéré comme une longue conversation.
— On doit au moment d’entrer en ménage
se poser cette question : Crois-tu bien pouvoir t’entretenir
avec cette femme jusqu’à ta vieillesse ? Tout
le reste du mariage est transitoire, mais la plus
grande partie de la vie commune est donnée à la
conversation.
Rêves de jeunes filles. — Les jeunes filles inexpérimentées se flattent de l’idée qu’il est en leur
pouvoir de faire le bonheur d’un homme ; plus
tard elles apprennent que cela équivaut à : déprécier un homme en admettant qu’il ne faut qu’une
jeune fille pour faire son bonheur. — La vanité des
femmes exige qu’un homme soit plus qu’un heureux mari.
Disparition de Faust et Marguerite. — Selon la
remarque très pénétrante d’un savant, les hommes
cultivés de l’Allemagne actuelle ressemblent à un
mélange de Méphistophélès et de Wagner, mais
pas du tout à des Faust : c’était Faust que leurs
grands-pères (au moins dans leur jeunesse) sentaient s’agiter en eux. Il y a donc — pour continuer
la proposition — deux raisons pour que les Marguerite ne leur conviennent pas. Et n’étant plus
demandées, il paraît bien qu’elles disparaissent.
Jeunes filles au lycée. — Pour tout au monde
n’allez pas transporter notre éducation de lycée
aux jeunes filles ! Vous qui souvent, de jeunes gens
pleins d’esprit, de feu, de désir de savoir — faites
des copies de leurs maîtres !
Sans rivales. — Les femmes remarquent facilement dans un homme si son âme est déjà prise ;
elles veulent être aimées sans rivales et lui reprochent le but de son ambition, ses devoirs politiques,
sa science et son art, s’il a une passion pour de pareilles choses. À moins pourtant qu’il n’en tire de
l’éclat, — alors elles espèrent, en se liant d’amour
avec lui, accroître en même temps leur éclat propre ; s’il en est ainsi, elles favorisent l’amant.
L’intelligence féminine. — L’intelligence des femmes se montre comme une maîtrise complète, présence d’esprit, utilisation de tous les avantages.
Elles la transmettent en héritage comme leur qualité fondamentale à leurs enfants, et le père y
ajoute le fond plus obscur de la volonté. Son influence détermine, pour ainsi dire, le rythme et
l’harmonie avec lesquels la vie nouvelle doit être
exécutée ; mais la mélodie en provient de la femme.
— Soit dit pour les gens qui sont capables de se
rendre compte : les femmes ont l’entendement, les
hommes la sensibilité et la passion. Cela n’est pas
contredit parce que les hommes portent en effet
leur entendement beaucoup plus loin : ils ont les
mobiles plus profonds, plus puissants ; ce sont ces
mobiles qui portent si loin leur entendement, qui en soi est quelque chose de passif. Les femmes
s’étonnent souvent sous cape du grand respect que
les hommes portent à leur sensibilité. Si, dans le
choix de leur conjoint, les hommes cherchent avant
tout un être profond, plein de sensibilité, les femmes au contraire un être habile, avisé et brillant,
on voit clairement, au fond, que l’homme recherche
l’homme idéal, la femme la femme idéale, qu’ainsi
ils ne cherchent pas le complément, mais l’achèvement de leurs propres avantages.
Jugement d’Hésiode confirmé. — C’est un indice
de l’habileté des femmes que presque partout elles
ont su se faire entretenir, comme des frelons dans
la ruche. Que l’on considère un peu ce qu’enfin
cela signifie à l’origine et pourquoi ce ne sont pas
les hommes qui se font entretenir par les femmes.
Assurément parce que la vanité et l’ambition masculine est plus grande que l’habileté féminine ; car
les femmes ont su, en se subordonnant, s’assurer
pourtant l’avantage prépondérant, même la domination. Même les soins à donner aux enfants ont pu
originairement être utilisés par l’habileté des femmes comme prétexte pour se soustraire autant que
possible au travail. Encore aujourd’hui elles s’entendent, lorsqu’elles sont réellement occupées, par
exemple à tenir le ménage, à en faire un étalage à perdre l’esprit, au point que les hommes font habituellement du mérite de cette occupation une estime dix fois trop forte.
Les myopes sont amoureux. — Parfois il suffit
déjà de lunettes plus fortes pour guérir l’amoureux ;
et qui aurait assez de puissance imaginativé pour
se représenter un visage, une taille, avec vingt ans
de plus, s’en irait peut-être très exempt de souci par
la vie.
Les femmes dans la haine. — Dans l’état de haine,
les femmes sont plus dangereuses que les hommes ;
d’abord parce qu’elles ne sont arrêtées dans leur
hostilité une fois en éveil par aucun scrupule d’équité, mais laissent tranquillement leur haine croître jusqu’aux dernières conséquences ; ensuite
parce qu’elles sont exercées à trouver les points !
malades (que tout homme, tout parti présente) et à
y porter leurs coups : en quoi leur esprit aiguisé en
poignard les sert excellemment (tandis que les hommes, reculant à l’aspect des blessures, deviennent
souvent magnanimes et miséricordieux),
Amour. — L’idolâtrie que les femmes professent
à l’égard de l’amour est au fond et originairement une invention de leur adresse, en ce sens que, par
toutes ces idéalisations de l’amour, elles augmentent
leur pouvoir et se montrent aux yeux des hommes
toujours plus désirables. Mais l’accoutumance séculaire
à cette estime exagérée de l’amour a fait
qu’elles sont tombées dans leur propre filet et ont
oublié cette origine. Elles-mêmes sont à présent
plus dupes encore que les hommes, et partant
souffrent plus aussi de la désillusion qui se produira
presque nécessairement dans la vie de toute
femme — à supposer qu’elle ait d’ailleurs assez
d’imagination etd’esprit pour pouvoir subir illusion
et désillusion.
À propos de l’émancipation des femmes. — Les
femmes peuvent-elles d’une façon générale être
justes, étant si accoutumées à aimer, à prendre
d’abord des sentiments pour ou contre ? C’est d’ailleurs
pour cela qu’elles sont rarement éprises des
choses, plus souvent des personnes ; mais quand
elles le sont des choses, elles en font aussitôt une
affaire de parti et ainsi en corrompent l’action pure
et innocente. De là naît un danger qui n’est pas méprisable,
si on leur confie la politique et certaines
parties de la science (par exemple l’histoire). Car
qu’y aurait-il de plus rare qu’une femme qui saurait
réellement ce que c’est que la science ? Les
meilleures mêmes nourrissent à son égard dans leur sein un mépris secret, comme si par quelque
point elles lui étaient supérieures. Peut-être tout
cela peut-il changer, en attendant c’est ainsi.
L’inspiration dans le jugement des femmes. — Ces
décisions soudaines sur le Pour ou le Contre que
les femmes ont coutume de donner, ces dévoilements vifs comme l’éclair de rapports personnels
par l’éclat de leurs sympathies et de leurs antipathies, bref les preuves de l’injustice féminine ont
été entourées d’une auréole par des hommes amoureux, comme si toutes les femmes avaient des inspirations de sagesse, même sans le trépied delphique et la couronne de laurier ; et leurs arrêts sont
longtemps après encore interprétés et justifiés
comme des oracles sibyllins. Mais si l’on considère que pour toute personne, pour toute chose,
on peut trouver quelque chose de favorable, mais
aussi bien quelque chose en sa défaveur, que toutes
les choses ont non seulement deux, mais trois et
quatre faces, il est vraiment difficile, en de telles
décisions soudaines, de se tromper complètement ;
on pourrait même dire : la nature des choses
est ainsi disposée, que les femmes ont toujours
raison.
Se laisser aimer. — Comme de deux personnes qui s’aiment, l’une est d’ordinaire la personne
aimante, l’autre l’aimée, cette croyance est née
qu’il y a dans tout commerce amoureux une quantité constante d’amour, que plus l’une en prend,
moins il en reste à l’autre. Par exception, il arrive
que la vanité persuade à chacune des deux personnes qu’Elle est celle qui doit être aimée ; en
sorte que l’une et l’autre veut se laisser aimer : de
là, spécialement dans le mariage, proviennent en
maintes façons des scènes moitié plaisantes, moitié
absurdes.
Contradictions dans des têtes féminines. — Comme
les femmes sont beaucoup plus occupées des personnes que des choses, il se concilie dans leur
cercle d’idées des tendances qui logiquement sont
en contradiction entre elles : elles ont coutume de
s’enthousiasmer justement pour les représentants
de ces tendances tour à tour et d’adopter leur système de pied en cap ; de façon pourtant qu’il se
produit un coin mort partout où une personnalité
nouvelle acquiert la prépondérance. Il arrive peut-être que toute la philosophie, dans la tête d’une
vieille femme, consiste en coins morts de ce genre.
Qui souffre le plus ? — Après une dispute et une
querelle personnelle entre une femme et un homme, l’une des parties souffre surtout à l’idée d’avoir
fait mal à l’autre ; au lieu que celle-là souffre surtout à l’idée de n’avoir pas fait à l’autre assez de
mal ; aussi s’efforce-t-elle par des larmes, des sanglots et des mines défaites, de lui faire encore le
cœur gros par la suite.
Occasion de magnanimité féminine. — Si l’on se met une fois au-dessus des exigences de la morale,
on pourrait examiner peut-être si la nature et la
raison ne mènent pas l’homme à plusieurs unions
successives, à peu près dans la forme suivante :
d’abord, à l’âge de vingt-deux ans, il épouserait
une jeune fille plus âgée, qui lui serait supérieure
intellectuellement et moralement et pourrait devenir son guide à travers les périls de la vingtaine
(ambition, haine, mépris de soi-même, passions de
toute espèce). L’amour de celle-ci se tournerait
ensuite entièrement en affection maternelle, et non
seulement elle supporterait, mais elle exigerait de
la façon la plus salutaire que l’homme, dans la
trentaine, contractât une union avec une fille toute
jeune, dont il prendrait à son tour en main l’éducation. — Le mariage est une institution nécessaire de vingt à trente ans, utile, mais non nécessaire, de trente à quarante : plus tard, elle devient
souvent pernicieuse et amène la décadence intellectuelle de l’homme.
Tragédie de l’enfance. — Il n’est sans doute
pas rare que des hommes à tendances nobles et
élevées aient à soutenir leur lutte la plus rude dans
leur enfance : par exemple parce qu’ils doivent maintenir leur manière de voir contre un père aux pensées basses, adonné à l’apparence et au mensonge ;
ou bien, comme lord Byron, vivre en lutte continuelle avec une mère puérile et colérique. Si l’on
a subi pareille épreuve, on ne se tourmentera pas,
sa vie durant, pour savoir quel a été réellement le
plus grand, le plus dangereux ennemi qu’on ait eu.
Sottise de parents. — Les plus grossières
erreurs dans l’appréciation d’un homme sont commises par ses parents : c’est un fait, mais comment
doit-on l’expliquer ? Les parents ont-ils trop d’expérience de leur enfant et ne sont-ils plus capables de la ramener à l’unité ? On remarque que les
voyageurs en pays étrangers ne saisissent bien que
dans les premiers temps de leur séjour les traits
spécifiques généraux d’un peuple ; plus ils apprennent à connaître ce peuple, plus ils désapprennent
à voir en lui ce qu’il y a de typique et de spécial.
Dès qu’ils peuvent voir de près, leurs yeux cessent
de voir loin. Faudrait-il dire que si les parents
jugent à faux l’enfant, c’est qu’ils n’ont jamais été placés assez loin de lui ? — Une toute autre
explication serait la suivante : les hommes ont
coutume de ne plus réfléchir sur leur entourage
proche, mais se contentent de l’accepter. Peut-être le manque de réflexion amené par l’habitude
chez les parents est-il cause qu’obligés de porter
une fois un jugement sur leurs enfants, ils le portent à faux.
Dans l’avenir du mariage. — Les nobles femmes,
d’esprit libre, qui prennent à tâche l’éducation et
le relèvement du sexe féminin, ne devraient pas
négliger un point de vue : le mariage conçu, dans
son idée la plus haute, comme l’union des âmes de
deux êtres humains de sexe différent, conclu par
conséquent, comme on l’espère de l’avenir, en vue
de produire et d’élever une nouvelle génération,
— un tel mariage, qui n’use de l’élément sensuel
que comme d’un moyen rare, occasionnel, pour
une fin supérieure, a vraisemblablement besoin,
il faut l’appréhender, d’un auxiliaire naturelle
concubinat. Car si, pour la santé de l’homme,
la femme mariée doit aussi servir à la satisfaction
exclusive du besoin sexuel, c’est dès lors un point
de vue faux, opposé aux buts visés, qui présidera
au choix d’une épouse : le souci de la postérité
sera accidentel, son heureuse éducation des plus
invraisemblables. Une bonne épouse, qui doit être une amie, une coadjutrice, une productrice,
une mère, un chef de famille, une gouvernante,
qui peut-être même doit, indépendamment de
l’homme, s’occuper de son affaire et de sa fonction propre, ne peut pas être en même temps une
concubine : ce serait d’une façon générale trop
lui demander. Il pourrait ainsi se produire dans
l’avenir le contraire de ce qui avait lieu à Athènes
au siècle de Périclès : les hommes, qui n’avaient
guère alors dans leurs femmes que des concubines,
se tournaient en outre vers les Aspasies, parce
qu’ils aspiraient aux attraits d’un commerce libérateur pour la tête et le cœur, tel que seuls peuvent
le procurer le charme et la souplesse intellectuelle
des femmes. Toutes les institutions humaines,
comme le mariage, n’admettent qu’un degré modéré d’idéalisation en pratique, autrement des
remèdes grossiers deviennent immédiatement nécessaires.
Période militante des femmes. — On pourra,
dans les trois ou quatre contrées civilisées de l’Europe, faire des femmes, par quelques siècles d’éducation, tout ce que l’on voudra, même des hommes,
non à la vérité au sens sexuel, mais enfin dans
tout autre sens. Sous une telle influence, elles auront
un jour reçu toutes les vertus et les forces des
hommes ; il est vrai qu’il leur faudra par-dessus le marché prendre aussi leurs faiblesses et leurs
vices ; cela, comme j’ai dit, on peut l’obtenir. Mais
comment supporterons-nous l’état de transition
amené par là, lequel peut lui-même durer plus
d’un siècle, durant lequel les sottises et les injustices féminines, leurs antiques attaches, prétendront encore l’emporter sur tout l’acquis, l’appris ?
Ce sera le temps où la colère constituera la passion
proprement virile, la colère de voir tous les arts et
les sciences inondés et engorgés d’un dilettantisme
inouï, la philosophie mourant sous le flux d’un
babil à perdre l’esprit, la politique plus fantaisiste
et plus partiale que jamais, la société en pleine
décomposition, parce que les gardiennes de la
morale ancienne seront devenues ridicules à leurs
propres yeux et se seront efforcées de se tenir à
tous égards en dehors de la morale. Si les femmes
en effet avaient en la morale leur plus grande puissance, à quoi devront-elles se prendre pour regagner une semblable mesure de puissance, une fois
qu’elles auront délaissé la morale ?
Esprit libre et mariage. — Les esprits libres
vivront-ils avec des femmes ? En général, je crois que,
pareils aux oiseaux véridiques de l’antiquité, étant
ceux qui pensent et disent la vérité du présent, ils
préféreront voler seuls.
Félicité du mariage. — Toute habitude ourdit
autour de nous un réseau toujours plus solide de
fils d’araignée ; et aussitôt nous nous apercevons
que les fils sont devenus des lacs et que nous-mêmes
restons au milieu, comme une araignée qui s’y est
prise et doit vivre de son propre sang. C’est pourquoi l’esprit libre hait toutes les habitudes et les
règles, tout le durable et le définitif, c’est pourquoi
il recommence toujours, avec douleur, à rompre
autour de lui le réseau : quoiqu’il doive souffrir par
suite bien des blessures petites et grandes — car
c’est de lui-même, de son corps, de son âme, qu’il
doit arracher ces fils. Il lui faut apprendre à aimer,
là où il haïssait, et réciproquement. Même il ne doit
pas lui être impossible de semer les dents du dragon sur le champ même où il faisait naguère couler
les cornes d’abondance de sa bonté. — On peut de
là conclure s’il est fait pour la félicité du mariage.
Trop près. — À vivre trop près d’un homme,
il nous arrive la même chose que si nous reprenons toujours une bonne gravure avec les doigts
nus : un beau jour nous avons dans les mains un
méchant papier sale et rien de plus. L’âme aussi
d’un homme est usée par un contact continuel ; du
moins elle finit par nous le paraître — nous ne revoyons jamais sa figure et sa beauté originelles,
— On perd toujours au commerce trop intime de
femmes et d’amis ; et parfois on y perd la perle de
sa vie.
Le berceau d’or. — L’esprit libre respirera toujours, quand il se sera enfin résolu à secouer ces
soins et cette vigilance maternels dont les femmes
l’entourent. Quel mal peut donc lui faire un air un
peu rude, qu’on écartait si anxieusement de lui, que
signifie un désavantage réel, une perte, un accident,
une maladie, une dette, une séduction de plus ou
de moins dans sa vie, comparé au manque de liberté
du berceau d’or, de cet étalage de paon faisant la
roue et du sentiment pénible de devoir encore être
reconnaissant parce qu’il est surveillé et gâté
comme un nourrisson ? C’est pourquoi le lait que
lui verse la sollicitude maternelle des femmes de
son entourage peut si facilement se changer en fiel.
Victime volontaire. — Il n’est pas pour les femmes de mérite un meilleur moyen de rendre la vie
facile à leurs maris, lorsqu’ils sont célèbres et grands,
que de devenir comme le réceptacle de la défaveur
générale et de la mauvaise humeur occasionnelle
des autres hommes. Les contemporains ont coutume de passer à leurs grands hommes bien des erreurs et des sottises, des actes même d’injustice
grossière, pourvu qu’ils trouvent quelqu’un que,
victime volontaire, ils peuvent maltraiter et immoler pour soulager leur conscience. Il n’est pas rare
qu’une femme trouve en soi l’ambition de s’offrir à
un tel sacrifice, et dans ce cas l’homme peut être
fort satisfait — à condition d’être assez égoïste
pour supporter dans son voisinage ce parafouclre,
paratonnerre et parapluie volontaire.
Aimables adversaires. — L’inclination naturelle
des femmes à une existence et à des relations paisibles, unies, heureusement concordantes, ce que
leurs influences jettent d’huile et de calme sur la
mer de la vie travaille involontairement à l’encontre de l’élan intérieur héroïque de l’esprit libre.
Sans qu’elles s’en aperçoivent, les femmes agissent
comme qui retirerait les pierres du chemin du minéralogiste en excursion, pour que son pied ne
s’y heurte pas, — tandis qu’il ne s’est mis en campagne que pour s’y heurter.
Discord de deux consonnances. — Les femmes
veulent servir et y mettent leur bonheur ; et l’esprit libre veut n’être pas servi et y met son bonheur.
Xanthippe. — Socrate trouva une femme telle
qu’il la lui fallait — mais lui-même ne l’aurait jamais
recherchée s’il l’avait assez connue ; l’héroïsme de
ce libre esprit ne serait pas tout de même allé si
loin. Le fait est que Xanthippe le poussa toujours
davantage dans sa mission propre en lui rendant la
maison et le foyer inhabitables et inhospitaliers :
elle lui apprit à vivre dans les rues et partout où
l’on pouvait bavarder et rester oisif, et par là fit de
lui le plus grand dialecticien des rues d’Athènes ;
lequel dut enfin se comparer lui-même à un taon
qu’un dieu avait placé sur le garrot du beau cheval
Athènes, pour ne le laisser jamais en repos.
Aveugle pour le lointain. — De même que les
mères n’ont proprement de sens et d’yeux que pour
les douleurs visibles et sensibles de leurs enfants,
ainsi les femmes d’hommes aux aspirations élevées
ne peuvent prendre sur elles de voir leurs époux
souffrants, indigents et méprisés, — cependant que
peut-être tout cela non seulement marque qu’ils ont
bien choisi leur direction de vie, mais encore est un
sûr garant que leurs grandes fins devront quelque
jour être atteintes. Les femmes intriguent toujours secrètement contre l’élévation d’âme de leurs
maris ; elles veulent les frustrer de leur avenir, au profit d’un présent exempt de peines et confortable.
Puissance et liberté. — Si haut que les femmes
portent le respect de leurs maris, elles respectent
néanmoins plus encore les forces ef les conceptions
reconnues par la société : elles sont accoutumées
depuis des siècles à marcher inclinées devant toute
domination, les mains croisées sur la poitrine, et
désapprouvent tout soulèvement contre la puissance publique. C’est pourquoi elles vont toujours
s’accrocher, sans seulement en former l’intention,
mais plutôt par une espèce d’instinct, comme un
sabot dans les roues d’un mouvement indépendant
de libre-pensée et mènent à l’occasion leurs maris
au plus haut degré d’impatience, surtout quand ils
se disent encore que c’est l’amour qui au fond y
pousse leurs femmes. Désapprouve ! les moyens des
femmes et rendre un magnanime hommage aux
mobiles de ces moyens, — c’est là la manière des
hommes et souvent aussi Je désespoir des hommes.
Ceterum censeo. — Il y a de quoi rire à voir une
société de sans-le-sou décréter la suppression de
l’héritage, et il n’y a pas moins de quoi rire à voir
des gens sans enfants travailler à donner effectivement des lois à un pays : — ils n’ont certes pas sur leur navire assez de lest pour faire voile avec
assurance sur l’océan de l’avenir. Mais il paraît
également absurde que celui qui a pris pour tâche
la connaissance la plus générale et l’estimation de l’ensemble des êtres, s’aille charger de
soucis personnels de famille, d’entretien, de protection, de tutelle de femme et d’enfant, et déployer
devant son télescope ce voile opaque qui laisse à
peine pénétrer quelques rayons du monde lointain
des astres. Ainsi j’arrive, moi aussi, à ce principe,
que, dans ce qui touche aux hautes spéculations
philosophiques, tous les gens mariés sont suspects.
Pour finir. — Il y a bien des espèces de ciguë et
d’ordinaire le sort trouve une occasion de porter
aux lèvres de l’esprit libre une coupe de cette boisson empoisonnée, — pour le « punir », comme
dit alors tout le monde. Que feront alors les femmes
autour de lui ? Elles se mettront à crier, à gémir et
peut-être à troubler le repos vespéral du penseur :
c’est ce qu’elles firent dans la prison d’Athènes. « Ô Criton, commande donc à quelqu’un
de mener ces femmes dehors ! » dit enfin Socrate.
Demander la parole. — Le caractère démagogique
et le dessein d’agir sur les masses est actuellement
commun à tous les partis politiques ; tous sont
dans la nécessité, en vue dudit dessein, de transformer leurs principes en grandes niaiseries à la
fresque et de les peindre ainsi sur les murailles.
C’est chose où il n’y a plus rien à changer, et même
il est superflu de lever seulement un doigt là contre ;
car en cette matière s’applique le mot de Voltaire :
Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. Depuis que cela s’est fait, il faut s’adapter
aux conditions nouvelles, comme on s’y adapte
lorsqu’un tremblement de terre a bouleversé les
délimitations et les bornes anciennes de la figure
du sol, et modifié la valeur de la propriété. En
outre : s’il s’agit désormais dans toute politique de
rendre la vie supportable au plus grand nombre
possible, c’est affaire aussi toujours à ce plus grand nombre de déterminer ce qu’il entend par une vie
supportable ; s’il se croit l’intelligence suffisante
pour trouver les vrais moyens de conduire à ce but,
à quoi servirait-il d’en douter ? Ils veulent dorénavant être les artisans de leur bonheur et de leur
malheur ; et si ce sentiment de maîtrise de soi, l’orgueil des cinq ou six idées que leur tête renferme
et met au jour, leur rend en effet la vie si agréable
qu’ils supportent volontiers les conséquences fatales
de leur étroitesse d’esprit : il y a peu d’objections
à faire, pourvu que cette étroitesse n’aille pas jusqu’à demander que tout soit de la politique en ce
sens, que chacun doive vivre et agir suivant cette
mesure. Premièrement, il faut plus que jamais qu’il
soit permis à quelques-uns de se retirer de la politique et de marcher un peu de côté : c’est où les
pousse, eux aussi, le plaisir d’être maîtres de soi,
et il peut y avoir aussi une petite fierté à se taire
quand trop ou seulement beaucoup parlent. Puis on
doit pardonner à ces quelques-uns, s’ils ne prennent pas si au sérieux le bonheur du grand nombre,
que l’on entende par là des peuples ou des classes
dans un peuple, et se paient çàret là une grimace
ironique ; car leur sérieux est ailleurs, leur bonheur
est une autre conception, leur but n’est pas de
ceux qui se laissent saisir par toute main grossière,
pourvu qu’elle ait cinq doigts. Enfin il vient — et
c’est ce qui leur est accordé le plus difficilement,
mais qui tout de même doit être accordé de temps à autre — un moment où ils sortent de leur solitude taciturne et essaient encore une fois la force de
leurs poumons : c’est qu’alors ils s’appellent comme
des égarés dans une forêt, pour se faire reconnaître
et s’encourager réciproquement ; dans ces cris
d’appel, il est vrai qu’on entend bien des choses qui
sonnent mal aux oreilles auxquelles ils ne sont pas
destinés. — Enfin, bientôt après le calme se refera
dans la forêt, un calme tel qu’on percevra de nouveau clairement le bruissement, le bourdonnement
et le volètement des innombrables insectes qui
vivent en elle, sur elle et sous elle.
Civilisation et caste. — Une civilisation supérieure ne peut naître que là où il y a deux castes
distinctes de la société ; celle des travailleurs et
celle des oisifs, capables d’un loisir véritable ; ou
en termes plus forts, la caste du travail forcé et la
caste du travail libre. Le point de vue de la division du bonheur n’est pas essentiel, quand il s’agit
de la production d’une civilisation supérieure ;
mais en tout cas la caste des oisifs est la plus capable de souffrances, la plus souffrante, son contentement de l’existence est moindre, son devoir
plus grand. Que s’il se produit un échange entre
les deux castes, de sorte que les familles les plus
basses, les moins intelligentes, tombent de la caste supérieure dans l’inférieure et qu’au rebours les
hommes les plus libres de celle-ci réclament l’accès
à la caste supérieure : un état se trouve atteint
au-dessus duquel on ne voit plus que la mer ouverte des vœux illimités. — Ainsi nous parle la
voix expirante des temps antiques ; mais où y a-t-il maintenant des oreilles pour l’entendre ?
Par le sang. — Ce que les hommes et les femmes
ont par le sang d’avantage sur les autres et ce qui
leur donne un droit indiscutable à une estime plus
haute, ce sont deux arts que l’hérédité a de plus
en plus accrus : l’art de savoir commander, et l’art
de l’obéissance fière. — Or il se produit, partout où
le commandement constitue une besogne journalière (comme dans le monde du grand négoce et de
la grande industrie) quelque chose de pareil à ces
races « par le sang », mais il leur manque la noble
attitude dans l’obéissance, qui chez celles-là est un
legs des conditions féodales et qui dans notre climat de civilisation ne doit plus s’accroître.
Subordination. — La subordination, si haut prisée dans l’État militaire et administratif, nous
deviendra bientôt aussi incroyable que la tactique
particulière des Jésuites l’est devenue déjà ; et quand
cette subordination ne sera plus possible, il y aura une quantité d’effet s des plus étonnants qui ne
pourront plus se réaliser, et le monde en sera
appauvri. Il faut qu’elle disparaisse, car son fondement disparaît : la foi en l’autorité absolue, en la
vérité définitive ; même dans les États militaires, la
contrainte physique ne suffit pas à la produire, mais
il y faut l’adoration du caractère princier comme
de quelque chose de surhumain. — Dans un état
de liberté plus grande, on ne se subordonne que
sous conditions, par suite d’un contrat réciproque,
partant sous toutes réserves de l’intérêt personnel.
Armées nationales. — Le plus grand inconvénient des armées nationales tant vantées de nos
jou s consiste dans le gaspillage d’hommes de la
civilisation la plus éminente ; ce n’est que par l’heureux accord de toutes les circonstances qu’il y a de
ces hommes, — avec quelle économie et quelle réserve on devrait s’en priver, puisqu’il faut tant de
temps pour créer les conditions favorables à la production de cerveaux d’organisation si délicate !
Mais de même que les Grecs sévissaient, sur le sang
grec, de même aujourd’hui les Européens sur le
sang européen : et le fait est que c’est relativement
toujours les mieux cultivés qui sont le plus sacrifiés, ceux qui garantissent une postérité riche et
excellente : en effet ils sont au premier rang dans
la lutte, chargés du commandement, et de plus ce sont eux qui, par suite de leur ambition plus grande,
s’exposent le plus aux dangers. — Le grossier patriotisme romain est, aujourd’hui que s’imposent des
devoirs tout autres et plus élevés que patria et
honor, ou quelque chose de peu honorable, ou un
indice d’idées arriérées.
L’espérance comme prétention. — Notre ordre
social fondra lentement, comme ont fait tous les
ordres antérieurs, aussitôt que le soleil d’idées nouvelles luisait avec une nouvelle ardeur sur les
hommes. On ne peut désirer cette fonte qu’en l’espérant : et on ne peut raisonnablement l’espérer
que si l’on attribue à soi et à ses semblables plus
de force dans le cœur et dans la tête qu’aux représentants des choses existantes. Ainsi d’ordinaire
cette espérance sera une prétention, un excès d’estime de soi.
Guerre. — Au désavantage de la guerre on peut
dire : elle rend le vainqueur brute, le vaincu
méchant. En faveur de la guerre : elle introduit la
barbarie dans les deux conséquences susdites, et
par là ramène à la nature : elle est pour la civilisation un sommeil ou un hivernage, l’homme en
sort plus fort pour le bien et pour le mal.
Au service du prince. — Un homme d’État ne
saurait, afin de pouvoir agir en pleine absence de
scrupules, mieux faire que d’accomplir son œuvre
non pour lui, mais pour un prince. L’éclat de ce
désintéressement complet aveugle l’œil du spectateur, en sorte qu’il ne voit pas les perfidies et les
cruautés que l’œuvre de l’homme d’État emporte
avec elle.
Question de puissance, non de droit. — Pour des
hommes qui en toute chose considèrent l’utilité
supérieure, il n’y a pas dans le socialisme, au cas
où il serait réellement le soulèvement des hommes
opprimés, abaissés durant des siècles contre leurs
oppresseurs, un problème de droit (comprenant
cette question ridicule : « dans quelle mesure doit-on céder à ses exigences ? »), mais seulement un
problème de puissance (« dans quelle mesure peut-on céder à ses exigences ? ») ; c’est par conséquent
comme s’il s’agissait d’une force naturelle, par
exemple de la vapeur, qui ou bien est contrainte
par l’homme à le servir, comme un génie des machines, ou bien, lorsqu’il y a des fautes dans la
machine, c’est-à-dire des fautes de calcul humain
dans sa construction, met en pièces la machine et
l’homme en même temps. Pour résoudre cette question de puissance, il faut savoir quelle est la force
du socialisme, sous quelle forme, dans le jeu actuel
des forces politiques, il peut être utilisé en qualité
de ressort puissant ; dans certaines conditions, il
faudrait même tout faire pour le fortifier. L’humanité doit, à propos de toute grande force — fût-ce
la plus dangereuse — penser à s’en faire un outil
pour servir ses desseins. — Pour que le socialisme
acquière un droit, il faut d’abord qu’on paraisse en
être venu à la lutte entre les deux puissances, les
représentants de l’Ancien et du Nouveau, mais
qu’alors le calcul prudent des chances possibles de
conservation et d’utilité chez les deux parties fasse
naître le désir d’un contrat. Sans contrat, point
de droit. Jusqu’à présent il n’y a sur ce terrain ni
guerre ni contrats, par conséquent aussi pas de
droit, pas de « devoir ».
Utilisation de la petite malhonnêteté. — La puissance de la presse consiste en ce que chaque individu qui est à son service ne se sent que très peu
obligé et lié. Il dit ordinairement son opinion,
mais quelquefois aussi il ne la dit pas, pour servir son parti ou la politique de son pays ou enfin
soi-même. Ces petits délits de malhonnêteté ou
peut-être seulement de silence malhonnête ne sont
pas lourds à porter pour l’individu, mais les conséquences en sont extraordinaires, parce que ces petits délits sont commis par beaucoup de geris
en même temps. Chacun d’eux se dit : « Au prix
d’un si petit service, je vivrai mieux, je pourrai
trouver ma subsistance ; par l’absence de tels
petits scrupules, je ne me rendrai pas impossible. »
Comme il paraît moralement presque indifférent
d’écrire ou de ne pas écrire une ligne de plus, et
encore peut-être sans signature, un homme qui
possède de l’argent et de l’influence peut faire de
toute opinion l’opinion publique. Celui qui sait à
ce propos que la plupart des hommes sont faibles
dans les plus petites choses, et qui veut atteindre
par eux ses propres fins, est toujours un homme
dangereux.
Un ton trop haut dans le réquisitoire. — Par le
fait qu’une situation critique (par exemple la violation d’une constitution, la corruption et le
favoritisme dans des corps politiques ou savants)
est dépeinte en traits fort exagérés, cette peinture
perd, il est vrai, son action sur les clairvoyants,
mais elle n’en agit que plus fort sur les non clairvoyants (qu’une exposition faite avec conscience
et mesure aurait laissés indifférents). Or, comme
ceux-ci sont de beaucoup en majorité et logent en
eux des énergies plus fortes, un plaisir plus impétueux d’agir, cette exagération devient l’occasion
d’enquêtes, de châtiments, de promesses, de réorganisations. — C’est en ce sens qu’il est utile d’exagérer dans la peinture des situations critiques.
Les arbitres apparents de la pluie et du beau
temps en politique. — De même que le peuple suppose
tacitement chez l’homme qui s’entend à la
pluie et au beau temps et les annonce un peu
d’avance, le pouvoir de les faire, de même aussi des
gens même cultivés et savants attribuent aux grands
hommes d’État, à grand renfort de foi superstitieuse,
toutes les révolutions et les conjonctures importantes
qui ont eu lieu durant leur gouvernement,
comme une œuvre qui leur est propre, pourvu qu’il
soit évident qu’ils en ont su quelque chose plus tôt
que d’autres et qu’ils ont fondé là-dessus leurs calculs :
on les prend donc également pour des dispensateurs
de la pluie et du beau temps — et
cette croyance n’est pas ce qui sert le moins à leur
puissance.
Nouvelle et ancienne conception du Gouvernement.
— Établir entre le gouvernement et le peuple cette
distinction que deux sphères séparées de puissance,
l’une plus forte et plus élevée, l’autre plus
faible et inférieure, traiteraient ensemble et s’uniraient,
c’est un reste de sentiment politique
transmis par hérédité, qui, dans la plupart des États, correspond encore exactement à la constitution
historique des relations de puissance. Quand
par exemple Bismarck définit la forme constitutionnelle
comme un compromis entre gouvernement
et peuple, il parle conformément à un principe qui
a sa raison dans l’histoire (et par là aussi, il est
vrai, le grain de déraison sans lequel rien d’humain
ne peut exister). Contrairement, on doit maintenant
apprendre — conformément à un principe
qui est une pure création de tête et qui n’est encore
qu’à la veille de faire l’histoire — que le gouvernement
n’est rien qu’un organe du peuple, et non
pas un prévoyant et respectable « dessus » par rapport
à un « dessous » accoutumé à la modestie.
Avant d’admettre cet énoncé jusqu’ici non historique
et arbitraire, quoique plus logique, de la conception
du gouvernement, que l’on en considère au
moins les suites : car les rapports entre peuple et
gouvernement sont les rapports typiques les plus
forts sur lesquels se modèlent involontairement les
relations entre professeur et élève, maître et serviteur,
père et famille, chef et soldat, patron et
apprenti. Toutes ces relations, sous l’influence de
la forme dominante du gouvernement constitutionnel,
se modifient aujourd’hui quelque peu ; elles
deviennent des compromis. Mais quelles vicissitudes
et quelles déformations elles doivent subir, quels
changements de nom et de nature, une fois que cette
conception toute nouvelle se sera partout rendue maîtresse des cerveaux ! — il est vrai qu’il pourrait
y falloir encore un siècle. À ce propos rien n’est
plus à souhaiter que la prudence et l’évolution
lente.
Justice comme mot d’ordre de partis. — Il se peut
bien que des représentants nobles (quoique pas
très intelligents) des classes dirigeantes prennent
cet engagement : « Nous allons traiter tous les
hommes en égaux, leur reconnaître des droits
égaux » ; en ce sens une conception socialiste, reposant sur la justice, est possible, mais, comme j’ai
dit, seulement au sein de la classe dirigeante, qui
dans ce cas exerce la justice par des sacrifices et
des abdications. Au contraire, réclamer l’égalité
des droits, comme le font les socialistes des classes ;
assujetties, n’est jamais l’émanation de la justice,
mais de la convoitise. — Si l’on montre à la bête
des morceaux de viande sanglante dans son voisinage, puis qu’on les retire, jusqu’à ce qu’enfin elle
rugisse : pensez-vous que ce rugissement signifie
Justice ?
Propriété et justice. — Quand les socialistes
prouvent que le partage de la propriété dans l’humanité actuelle est la conséquence d’innombrables
injustices et violences, et qu’ils déclinent in summa toute obligation envers une chose dont le fondement
est si injuste : ils ne considèrent qu’un fait isolé.
Tout le passé de l’ancienne civilisation est fondé sur
la violence, l’esclavage, la tromperie, l’erreur ; mais
nous ne pouvons pas nous-mêmes, héritiers que
nous sommes de toutes ces circonstances, et concrétions de tout ce passé, l’anéantir par décret, et
nous n’avons pas le droit d’en supprimer un seul
morceau. Les sentiments d’injustice sont également
dans les âmes des non-possédants, ils ne sont pas
meilleurs que les possédants et n’ont pas un privilège moral, car ils ont eu quelque part des ancêtres
possédants. Ce n’est pas de nouveaux partages par
la violence, mais de transformations graduelles
des idées qu’on a besoin ; il faut que chez tous la
justice devienne plus forte, l’instinct de violence
plus faible.
L’homme de barre des passions. — L’homme d’État
provoque des passions publiques pour avoir le
profit de la passion contraire qu’elles éveillent. Pour
prendre un exemple : un homme d’État allemand
sait bien que l’Église catholique n’aura jamais des
desseins identiques à ceux de la Russie, que même
elle s’unirait aux Turcs plutôt qu’à elle ; d’autre part
il sait que tout danger d’alliance entre France et
Russie estime menace pour l’Allemagne. S’il peut
alors arriver à faire de la France le foyer et le rempart de l’Église catholique, il se trouve avoir pour
longtemps écarté ce danger. Il a par conséquent un
intérêt à montrer de la haine contre les catholiques
et, par des hostilités de toute nature, à changer
ceux qui reconnaissent l’autorité du pape en une
puissance politique passionnée, qui sera hostile à
la politique allemande et naturellement s’amalgamera avec la France, en qualité d’adversaire de
l’Allemagne : il a pour but la catholicisation de la
France aussi nécessairement que Mirabeau voyait
dans la décatholicisation le salut de sa patrie. — Un
État se propose ainsi l’obscurcissement de millions
de cerveaux chez un autre État, pour tirer son avantage de cet obscurcissement. C’est la même tendance d’esprit qui prête un appui à l’établissement
dans l’État voisin de la forme républicaine — le désordre organisé, comme dit Mérimée — pour
l’unique raison qu’elle admet que cette forme de
gouvernement rend le peuple plus faible, plus divisé et moins propre à la guerre.
Les esprits dangereux parmi les révolutionnaires. — Qu’on distingue ceux qui rêvent un bouleversement de la société en gens qui veulent atteindre
quelque chose pour eux-mêmes et en gens qui le
veulent pour leurs enfants et petits-enfants. Les
derniers sont les plus dangereux ; car ils ont la foi
et la bonne conscience du désintéressement. Les autres peuvent être assouvis : pour cela la société
dominante a toujours assez de ressources et d’habileté. Le péril commence aussitôt que le but devient impersonnel ; les révolutionnaires par intérêt
impersonnel peuvent considérer tous les défenseurs
de l’état de choses existant comme égoïstes et par
là se sentir supérieurs à eux.
Importance politique de la fraternité. — Quand
l’homme n’a pas de fils, il n’a pas un droit intégral
à délibérer sur les besoins d’un État particulier. Il
faut qu’on y ait, comme les autres, hasardé ce qu’on
a de plus cher : cela seul attache solidement à
l’État ; il faut que l’on considère le bonheur de sa
postérité, partant qu’on ait avant tout une postérité, pour prendre à toutes les institutions et à leur
changement une part équitable et naturelle. Le
développement de la morale supérieure dépend de
ce que chacun ait des fils ; cela l’affranchit de
l’égoïsme, ou plus justement, cela étend son égoïsme
dans la durée et fait qu’il poursuit avec zèle des
fins qui vont au delà de son existence individuelle.
Fierté des aïeux. — On peut à juste titre être
fier d’une lignée ininterrompue d’aïeux bons de
père en fils, — mais non pas de la lignée même ;
car chacun en a tout autant. La descendance d’aïeux bons fait la vraie noblesse de naissance ;
une seule solution de continuité dans cette chaîne,
un seul ancêtre méchant, supprime cette noblesse.
On doit demander à quiconque parle de sa noblesse :
N’as-tu parmi tes ancêtres aucun homme
violent, avide, extravagant, méchant, cruel ? S’il
peut en toute science et conscience répondre : Non,
qu’on recherche son amitié.
Esclaves et ouvriers. — Le fait que nous attachons
plus de prix à une satisfaction de vanité qu’à
tout autre avantage (sécurité, abri, plaisirs de
toute espèce) se montre à un degré ridicule en ceci,
que chacun (abstraction faite de raisons politiques)
souhaite l’abolition de l’esclavage et repousse avec
horreur l’idée de mettre des hommes dans cet état :
cependant que chacun doit se dire que les esclaves
ont à tous égards une existence plus sûre et plus
heureuse que l’ouvrier moderne, que le travail servile
est peu de chose par rapport au travail de
l’ouvrier. On proteste au nom de la « dignité humaine » :
mais c’est-à-dire, pour parler simplement,
cette brave vanité, qui regarde comme le sort le
plus dur de n’être pas sur un pied d’égalité, d’être
publiquement compté pour inférieur. — Le cynique
pense autrement à ce sujet, parce qu’il méprise
l’honneur ; — et c’est ainsi que Diogène fut un
temps esclave et précepteur domestique.
Esprits dirigeants et leurs instruments. — Nous
voyons les grands politiques, et généralement tous
ceux qui doivent se servir de beaucoup d’hommes
pour l’exécution de leurs plans, se comporter tantôt d’une façon, tantôt d’une autre : ou bien ils
choisissent avec beaucoup de recherche et de soin
les hommes qui conviennent à leurs desseins et
leur laissent alors une liberté relativement grande,
sachant que la nature de ces personnes choisies les
entraîne justement dans la direction où eux-mêmes
veulent les avoir ; ou bien ils les choisissent mal,
et même prennent ce qui leur tombe sous la main,
mais ils forment de cette argile quelque chose qui
sert à leurs fins. La seconde espèce d’esprits est la
plus violente, elle exige aussi des instruments plus
assujettis ; leur connaissance des hommes est d’ordinaire bien moindre, leur mépris des hommes plus
grand que chez les premiers esprits, mais la machine qu’ils construisent travaille communément
mieux que la machine qui sort des ateliers de ceux-là.
Nécessité d’un droit arbitraire. — Les juristes
disputent si c’est le droit le plus complètement,
approfondi par la réflexion ou bien le plus aisé à
comprendre qui doit triompher chez un peuple. Le premier, dont le modèle éminent est le droit romain, semble au profane être incompréhensible, et
partant n’être pas l’expression de son sentiment du
droit. Les droits populaires, par exemple les droits
germaniques, étaient grossièrement superstitieux,
illogiques, en partie absurdes, mais ils répondaient
à des mœurs et à des sentiments nationaux héréditaires très déterminés.
— Mais là où le droit,
comme chez nous, n’est plus, une tradition, il ne
peut être qu’un impératif, — qu’une contrainte ;
— nous n’avons plus, tant que nous sommes, de
sentiment du droit traditionnel, et par conséquent
nous devons nous contenter des droits arbitraires, expressions de cette nécessité, qu’il faut qu’il y ait un droit. Le plus logique est alors en tout
cas le plus acceptable, parce qu’il est le plus impartial : même si l’on accorde que dans tous les cas
l’unité la plus petite dans le rapport de délit à
peine est posée arbitrairement.
Le grand homme du vulgaire. — La recette pour
faire ce que le vulgaire appelle un grand homme
est facile à donner. Quelles que soient les circonstances, procurez-lui quelque chose qui lui soit très
agréable, ou seulement mettez-lui dans la tête que
ceci ou cela lui serait très agréable, et puis le lui
donnez. Mais à aucun prix tout de suite : conquérez-le par de grands efforts, ou feignez de le conquérir. Il faut que le vulgaire ait l’impression qu’il y a là
Une force de volonté puissante, voire inéluctable ;
pour le moins il faut qu’elle paraisse exister. La
volonté forte est admirée de tout le monde, parce
que personne ne l’a et parce que chacun se dit que,
s’il l’avait, il n’y aurait plus de limite pour lui
ni pour son égoïsme. Qu’il soit démontré alors
qu’une pareille volonté forte produise quelque
effet très agréable pour le vulgaire, au lieu d’écouter les vœux de sa convoitise, on l’admire une fois
plus et l’on se félicite soi-même. Au reste, qu’elle
ait toutes les qualités du vulgaire : moins il rougit
devant elle, plus elle est populaire. Ainsi : qu’elle
soit violente, envieuse, exploitrice, intrigante, flatteuse, rampante, bouffie d’orgueil, le tout selon les
circonstances.
Prince et Dieu. — Les hommes se comportent
à beaucoup d’égards avec leur prince comme avec
leur Dieu, comme d’ailleurs souvent le prince fut
le représentant de Dieu, ou du moins son grand-prêtre. Cette disposition de vénération, d’inquiétude et de respect presque pénible s’est faite et est
maintenant beaucoup plus faible, mais parfois elle
reparaît et s’attache en général aux personnages
puissants. Le culte du génie est une réminiscence,
de cette vénération des princes-dieux. Partout où
l’on s’efforce d’élever des hommes individuellement au surhumain, naît aussi le penchant à se
représenter des couches entières du peuple comme
plus grossières et plus basses qu’elles ne sont en réalité.
Mon utopie. — Dans un meilleur ordre de société,
le travail pénible et la peine de la vie seront attribués
à celui qui en souffrira le moins, partant au plus
stupide, et ainsi de suite par degrés jusqu’à celui
qui est le plus accessible aux espèces les plus raffinées de la souffrance et qui, par conséquent,
même dans l’allégement le plus grand de la vie,
souffre encore.
Illusion dans la théorie de la révolution. — Il y
a des rêveurs politiques et sociaux qui dépensent
du feu et de l’éloquence à réclamer un bouleversement de tous les ordres, dans la croyance qu’aussitôt le plus superbe temple d’une belle humanité
s’élèverait, pour ainsi dire, de lui-même. Dans ces
rêves dangereux persiste un écho de la superstition de Rousseau, qui croit à une bonté de l’humaine
nature merveilleuse, originelle, mais pour ainsi dire
enterrée et met au compte des institutions de civilisation, dans la société, l’État, l’éducation, toute
la responsabilité de cet enterrement. Malheureusement on sait par des expériences historiques que tout bouleversement de ce genre ressuscite à nouveau les énergies les plus sauvages, caractères les
plus effroyables et les plus effrénés des âges reculés : que par conséquent un bouleversement peut,
bien être une source de force dans une humanité
devenue inerte, mais jamais ordonnateur, architecte, artiste, perfecteur de la nature humaine. — Ce n’est pas la nature de Voltaire, avec sa modération, son penchant à arranger, à purifier, à modifier, mais les folies et les demi-mensonges passionnés de Rousseau qui ont éveillé l’esprit optimiste de la Révolution, contre lequel je m’écrie :
« Écrasez l’infâme ! » Par lui l’esprit de lumières et d’évolution progressive a été banni pour longtemps : — voyons — chacun à part soi, — s’il est
possible de le rappeler !
Mesure. — La pleine décision de la pensée et
de la recherche, partant la liberté de l’esprit devenue
qualité du caractère, rend mesuré dans les actions :
car elle affaiblit la convoitise, tire à soi beaucoup
de l’énergie dont on dispose, au profit de fins intellectuelles, et montre la demi-utilité ou l’inutilité et
le danger de tous les changements brusques.
Résurrection de l’esprit. — Dans la maladie
politique, un peuple se rajeunit d’ordinaire luimême et retrouve son esprit qu’il perdait peu à
peu dans la recherche et la conquête du pouvoir.
La civilisation n’est redevable à rien plus qu’aux
temps politiquement faibles.
Idées neuves dans la vieille maison. — Le
bouleversement des idées n’est pas immédiatement suivi du bouleversement des institutions,
mais les idées nouvelles habitent longtemps dans
la maison de leurs devancières, devenue désolée
et incommode, et l’entretiennent même, par défaut
de logement.
L’instruction publique. — L’instruction, dans
les grands États, sera toujours tout au plus médiocre, par la même raison qui fait que, dans les
grandes cuisines, on cuisine tout au plus médiocrement.
Corruption innocente. — Dans toutes les institutions où ne vient pas souffler l’air pénétrant de
la critique publique, une corruption innocente
pousse comme un champignon (par exemple dans
les corps savants et les académies).
Le savant comme homme politique. — Aux
savants qui deviennent hommes politiques est d’ordinaire
dévolu le rôle comique d’être forcément la
bonne conscience d’une politique.
Le loup caché derrière la brebis. — Presque
tout politicien a, dans certaines circonstances, une
fois tellement besoin d’un homme honorable que,
pareil à un loup affamé, il fait irruption dans un
bercail : seulement, ce n’est pas pour dévorer le
bélier ravi, mais pour se cacher derrière son dos
laineux.
Temps heureux. — Un siècle heureux est absolument
impossible par la raison que les hommes
ne veulent que le souhaiter, mais ne veulent pas
l’avoir, et tout individu, lorsque lui viennent
d’heureux jours, apprend formellement à demander
au ciel le trouble et la misère. Le destin des
hommes est disposé pour d’heureux moments —
toute vie en a de tels — mais non pour des époques
heureuses. Néanmoins, ces époques restent
comme l’« au-delà des monts » dans l’imagination
des hommes, comme un legs des ancêtres ; car on
a sans doute, depuis des temps reculés, emprunté cette conception du siècle heureux à cet état où
l’homme, après la tension violente de la chasse et
de la guerre, s’abandonne au repos, étend ses membres, et entend bruire autour de lui les ailes du
sommeil. C’est par un raisonnement faux que
l’homme, conformément à cette vieille habitude,
s’imagine que, maintenant encore, après des périodes entières de détresse et de peine, il peut goûter,
à un degré et dans un temps proportionnels, cet état de bonheur.
Religion et gouvernement. — Tant que l’État,
ou, plus clairement, le gouvernement se sent établi
tuteur au profit d’une masse mineure et se pose,
à cause d’elle, la question de savoir si la religion
est à maintenir ou à mettre de côté : il est extrêmement probable qu’il se déterminera toujours
pour le maintien de la religion. Car la religion
apaise la conscience individuelle dans les temps de
perte, de disette, de terreur, de métiance, par conséquent, là où le gouvernement se sent hors d’état
de faire directement quoi que ce soit pour l’adoucissement des souffrances morales de l’homme privé :
il y a plus, même dans les maux généraux inévitables et surtout inéluctables (famines, crises pécuniaires, guerres), la religion assure une attitude
de la masse tranquille, expectative, confiante. Partout où les lacunes nécessaires ou occasionnelles du gouvernement ou bien les dangereuses conséquences d’intérêts dynastiques se font sentir à l’homme
intelligent et le disposent à la rébellion, les inintelligents croient voir le doigt de Dieu et se soumettent avec patience aux arrangements d’en haut
(conception dans laquelle se confondent d’ordinaire
les façons de gouverner divines et humaines) :
ainsi la paix civile intérieure et la continuité de
l’évolution se trouvent garanties. La puissance qui
réside dans l’unité du sentiment populaire, dans
des opinions et des fins égales pour tous, est protégée et scellée par la religion, hormis les rares cas
où un clergé ne s’accorde pas sur le prix et entre
en lutte avec la force gouvernementale. Pour l’ordinaire, l’État saura se concilier les prêtres, parce
qu’il a besoin de leur éducation des âmes toute
privée et cachée, et parce qu’il sait apprécier des
serviteurs qui, apparemment et extérieurement,
représentent un intérêt tout autre. Sans l’aide des
prêtres, aucun pouvoir, maintenant encore, ne peut
devenir « légitime » : comme Napoléon le comprit.
— Ainsi gouvernement absolu tutélaire et maintien vigilant de la religion vont nécessairement de compagnie. En outre, il faut poser en principe que le personnel et les classes dirigeants sont édifiés
sur l’utilité que leur assure la religion et par là,
jusqu’à un certain point, se sentent supérieurs à
elle, en tant qu’ils l’emploient comme moyen :
aussi est-ce là que la liberté de pensée a son origine. — Mais quoi ? si une tout autre conception de l’idée
de gouvernement, telle qu’elle est enseignée dans
les Élats démocratiques, commence à se répandre ?
si l’on ne voit en lui que l’instrument de la volonté
du peuple, non pas une supériorité en comparaison d’une infériorité, mais exclusivement une fonction du souverain unique, du peuple ? En ce cas, le
gouvernement ne peut prendre à l’égard de la religion que la position même que prend le peuple ;
toute diffusion des lumières devra avoir sa résonance jusque dans ses représentants, une utilisation
et une exploitation des impulsions et des consolations religieuses en vue de buts politiques ne sera
pas aisément possible (à moins que des chefs de
parti puissants n’exercent de temps en temps une
influence semblable en apparence à celle du despotisme éclairé). Mais quand l’État ne pourra plus
tirer lui-même d’utilité de la religion ou que le
peuple aura sur les choses religieuses trop d’opinions diverses pour qu’il soit possible au gouvernement de garder dans les mesures concernant la
religion une conduite identique et uniforme, — le
remède qui apparaîtra nécessairement sera de traiter la religion comme une affaire privée et de s’en
rapportera la conscience et à l’habitude de chacun.
La conséquence en sera tout d’abord que le sentiment religieux paraîtra fortifié, en ce sens que des
excitations cachées et opprimées, auxquelles l’État,
volontairement ou à son insu, ne fournissait pas l’air vital, feront alors explosion et se dilateront jusqu’à
l’extrême ; plus tard il sera démontré que la religion fourmille de sectes et que l’on a semé à profusion les dents du dragon dans l’instant qu’on faisait
de la religion une affaire privée. Le spectacle de la
lutte, la révélation hostile de toutes les faiblesses
des doctrines religieuses ne permettra plus enfin
qu’un remède, c’est que les meilleurs et mieux doués
fassent leur affaire privée de l’irréligion : surtout que
cet état d’esprit dominera alors dans l’esprit même
du personnel gouvernant et, presque en dépit de
leur volonté, donnera aux mesures qu’il prendra
un caractère anti-religieux. Dès que cela se produira, la tendance des hommes encore animés de
sentiments religieux, qui auparavant adoraient
l’État comme quelque chose de sacré à demi ou tout
à fait, se changera en une tendance décidément
hostile à l’État ; ils abhorreront les mesures du
gouvernement, chercheront à l’arrêter, à le traverser, à l’inquiéter, dans la mesure de leur pouvoir,
et entraîneront ainsi, par la chaleur de leur opposition, les partis contraires, les irréligieux, à entrer
dans un enthousiasme quasi-fanatique pour l’État ;
à quoi viendra s’ajouter ce motif secret, que, dans
ces partis, les cœurs sentiront un vide depuis leur
rupture avec la religion et chercheront en attendant
à se créèr un succédané, une sorte de bouche-trou,
par le dévouement à l’État. À la suite de ces luttes
de transition, peut-être de longue durée, la question se décidera enfin si les partis religieux sont
assez forts pour revenir à un état ancien et faire
machine arrière ; en ce cas, c’est inévitablement le
despotisme éclairé (peut-être moins éclairé et plus
timide qu’auparavant) qui prendra l’État en main,
— ou bien si les partis irréligieux prendront le dessus et alors supprimeront, et finalement rendront
impossible la reproduction de leurs adversaires
après quelques générations, sans doute par l’école
et l’éducation. Mais alors, chez eux aussi, diminuera cet enthousiasme pour l’État : il apparaîtra
de plus en plus clairement qu’avec cette adoration
religieuse pour laquelle il est un mystère, une institution surnaturelle, ont été ébranlés aussi le respect et la pitié dans les rapports avec lui. Par la
suite les individus n’en regarderont plus que le
côté où il peut leur être utile ou nuisible, et s’appliqueront par tous les moyens à prendre sur lui de
l’influence. Seulement cette concurrence deviendra
bientôt, trop grande, les hommes et les partis
varieront trop vite, se précipiteront trop férocement
les uns les autres jusqu’au bas de la montagne, à
peine parvenus à son sommet. À toutes les mesures
qui seront exécutées par un tel gouvernement fera
défaut leur garantie de durée ; on reculera devant
des entreprises qui devraient avoir durant des
dizaines, des centaines d’années, une croissance
paisible pour avoir le temps de mûrir leurs fruits.
Personne ne ressentira plus à l’égard d’une loi d’autre devoir que de s’incliner momentanément
devant la force qui a porté cette loi : mais aussitôt
on entreprendra de la saper par une force nouvelle, une nouvelle majorité à former. À la fin, — on peut le déclarer avec assurance, — la défiance
envers tout gouvernement, l’intelligence de ce
qu’ont d’inutile et d’exténuant ces luttes à courte
haleine, devront porter les hommes à une résolution
toute neuve : à la suppression de l’opposition « privée
et publique ». Les sociétés privées tireront à elles
pas à pas les affaires d’État : même la pièce la plus
solide qui restera du vieux travail de gouvernement
(cette fonction, par exemple, qui doit garantir les
particuliers contre les particuliers) sera finalement
un jour assurée par des entrepreneurs privés. Le
décri, la décadence et la mort de l’État, l’affranchissement de la personne privée (je n’ai garde
de dire : de l’individu) est la conséquence de l’idée
démocratique del’État ; en cela consiste sa mission.
Une fois accomplie sa tâche — qui comme toute
chose humaine porte en son sein beaucoup de raison et de déraison, — une fois vaincus tous les
retours de l’ancienne maladie, un nouveau feuillet
se déroulera dans le fablier de l’humanité, sur lequel
on lira toutes sortes d’histoires étranges et peut-être
aussi quelques bonnes choses.
— Pour redire brièvement ce qui vient d’être dit : l’intérêt du gouvernement tutélaire et l’intérêt de la religion marchent
la main dans la main, en sorte que si celle-ci commence à périr, le fondement de l’État sera aussi
ébranlé. La croyance à un ordre divin des choses
politiques, à un mystère dans l’existence de l’État,
est d’origine religieuse : la religion disparaît-elle,
l’État perdra inévitablement son antique voile d’Isis
et n’éveillera plus le respect. La souveraineté du
peuple, vue de près, servira à faire évanouir jusqu’à
la magie et la superstition dernière dans le domaine
de ces sentiments ; la démocratie moderne est la
forme historique de la décadence de l’État. —
La perspective qu’ouvre cette décadence certaine
n’est pas d’ailleurs à tous égards malheureuse :
l’habileté et l’intérêt des hommes sont de toutes
leurs qualités les mieux formées ; quand l’État ne
répondra plus aux exigences de ces forces, ce ne
sera pas le moins du monde le chaos qui lui succédera,
mais une invention mieux appropriée encore
que n’était l’État triomphera de l’État. De même
que l’humanité a déjà vu périr bien des puissances
organisatrices : — par exemple celles de la communauté
de race, laquelle fut pendant des milliers
d’années beaucoup plus puissante que celle de la
famille, qui même très longtemps avant l’existence
de celle-ci s’exerçait et commandait déjà.
Nous voyons nous-mêmes l’importante idée du droit
et du pouvoir de la famille, autrefois dominante
dans toute l’étendue du monde romain, s’en aller
devenant de jour en jour plus pâle et plus faible.
Ainsi une race future verra l’État perdre de son importance dans quelques régions de la terre, —
conception à laquelle bien des hommes du présent
peuvent à peine penser sans crainte et sans
horreur. Travailler à propager et à réaliser cette
conception est, à la vérité, une autre affaire : il faut
avoir une fière idée de sa raison et ne comprendre
guère qu’a demi l’histoire pour mettre dès à présent
la main à la charrue, — dans le temps que personne
encore n’est capable de montrer les semences qui
devront ensuite être semées sur le terrain labouré.
Ayons donc confiance en « l’habileté et l’intérêt
des hommes » pour maintenir maintenant encore
l’État pendant un bon moment et repousser les
essais destructeurs de demi-savants trop zélés et
trop pressés.
Le socialisme au point de vue de ses moyens d’action. — Le socialisme est le fantastique frère cadet
du despotisme presque défunt, dont il veut recueillir l’héritage ; ses efforts sont donc, au sens le
plus profond, réactionnaires. Car il désire une plénitude de puissance de l’État telle que le despotisme
seul l’a jamais eue, même il dépasse tout ce que
montre le passé, parce qu’il travaille à l’anéantissement formel de l’individu : c’est que celui-ci lui
apparaît comme un luxe injustifiable de la nature,
qui doit être par lui corrigé en un organe utile de la communauté. Par suite de cette parenté, il se montre toujours dans le voisinage de tous les déploiements excessifs de puissance, comme le vieux
socialiste type Platon à la cour du tyran de Sicile ;
il souhaite (il exige à l’occasion) le despotisme césarien de ce siècle, parce que, comme j’ai dit, il voudrait en être l’héritier. Mais cet héritage même ne
suffirait pas à ses fins, il lui faut l’asservissement
complet de tous les citoyens à l’État absolu, tel
qu’il n’en a jamais existé de pareil ; et comme il n’a
plus le moindre droit de compter sur la vieille piété
religieuse envers l’État, qu’au contraire il doit, bon
gré mal gré, travailler constamment à sa suppression — puisqu’en effet il travaille à la suppression
de tous les États existants, — il ne peut avoir
d’espoir d’une existence future que pour de courtes
périodes, çà et là, grâce au plus extrême terrorisme. C’est pourquoi il se prépare silencieusement
à la domination par la terreur et enfonce aux
masses à demi cultivées, comme un clou dans la
tête, le mot de « Justice », afin de leur enlever toute
intelligence (après que cette intelligence a déjà bien
souffert de la demi-culture) et de leur procurer,
pour le vilain jeu qu’elles auront à jouer, une bonne
conscience. — Le socialisme peut servir à enseigner
de façon brutale et frappante le danger de toutes
les accumulations de puissance dans l’État, et en ce
sens insinuer une méfiance contre l’État même.
Quand sa rude voix se mêlera au cri de guerre : « Le plus d’État possible », ce cri en déviendra d’abord. plus bruyant que jamais : mais bientôt éclatera
avec non moins de force le cri opposé : « Le moins d’État possible. »
Le développement de l’esprit, sujet de crainte pour l’État. — — La cité grecque (polis) était, comme
toute puissance politique organisatrice, exclusive
et défiante envers l’accroissement de la culture ;
son instinct foncier de violence ne montrait presque à son égard que gêne et qu’entraves. Elle ne
voulait admettre dans la culture ni histoire, ni
progrès : l’éducation établie dans la constitution
devait obliger toutes les générations et les maintenir à un niveau unique. Tout comme Platon le
voulait encore pour son État idéal. C’est donc en dépit de la Polis que la culture se développait : il
est vrai qu’indirectement et malgré elle, elle lui prêtait une aide, l’ambition de chaqueparticulier étant,
dans la Polis, excitée au plus haut point, en sorte
qu’une fois engagé dans la voie du progrès intellectuel, il poussait, là aussi, jusqu’à la dernière
limite. On ne doit pas répliquer en se rapportant au
panégyrique de Périclès : car ce n’est qu’un grand
trompe-l’œil optimiste sur la soi-disant union nécessaire entre la Polis et la culture athénienne ; Thucydide le fait briller une fois encore, immédiatement
avant que la nuit envahisse Athènes (la peste et la
rupture de la tradition), tel un lumineux crépuscule, destiné à faire oublier le triste jour qui l’a précédé.
L’homme européen et la destruction des nations. — Le commerce et l’industrie, l’échange des livres
et des lettres, la communauté de toute la haute culture, le rapide changement de lieu et de pays, la vie
nomade qui est actuellement celle de tous les gens
qui ne possèdent pas de la terre, — toutes ces conditions entraînent nécessairement un affaiblissement
et enfin une destruction des nations, au moins des
nations européennes : si bien qu’il doit naître d’elles,
par suite de croisements continuels, une race mêlée,
celle des hommes européens. À cette fin s’oppose
actuellement, sciemment ou non, l’exclusivisme des
nations par la production des inimitiés nationales,
mais la marche de ce mélange n’en avance pas moins
lentement, malgré tous les courants contraires
momentanés : ce nationalisme artificiel est au reste
aussi dangereux que l’a été le catholicisme artificiel,
car il est par essence un état de contrainte, un état
de siège forcé, imposé par un petit nombre au grand
nombre, et a besoin de ruse, de mensonge et de
violence pour se maintenir en crédit. Ce n’est pas
l’intérêt du grand nombre (des peuples), comme on
aime à le dire, mais avant tout l’intérêt de certaines
dynasties princières, puis celui de certaines classes
du commerce et de la société, qui mène à ce nationalisme ; une fois qu’on a reconnu ce fait, on ne doit pas craindre de se donner seulement pour bon Européen et de travailler par le fait à la fusion des
nations ; à quoi les Allemands peuvent contribuer
par leur vieille qualité éprouvée, d’être interprètes et intermédiaires des peuples.
— En passant : tout
le problème des Juifs n’existe que dans les limites
des États nationaux, en ce sens que là, leur activité
et leur intelligence supérieure, le capital d’esprit
et de volonté qu’ils ont longuement amassé de
génération en génération à l’école du malheur,
doit arriver à prédominer généralement dans une
mesure qui éveille l’envie et la haine, si bien que
dans presque toutes les nations d’à présent — et
cela d’autant plus qu’elles se donnent plus des airs
de nationalisme — se propage cette impertinence
de la presse qui consiste à mener les Juifs à l’abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux
possibles publics et privés. Dès qu’il n’est plus question de conserver ou d’établir des nations, mais de
produire et d’élever une race mêlée d’Européens
aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient
aussi utile et aussi désirable qu’aucun autre reste
national. Toute nation, tout homme a des traits
déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de
vouloir que le Juif fasse une exception. Il se peut
même que ces traits présentent chez lui un degré
particulier de danger et d’horreur ; et peut-être le
jeune boursicotier juif est-il en somme l’invention
la plus répugnante de la race humaine. Malgré tout, je voudrais, savoir combien, dans une récapitulation totale, on doit pardonner à un peuple qui,
non sans notre faute à tous, a parmi tous les peuples eu l’histoire la plus pénible, et à qui l’on doit
l’homme le plus digne d’amour (le Christ), le sage
le plus intègre (Spinoza), le livre le plus puissant et
la loi morale la plus influente du monde. En outre :
aux temps les plus sombres du moyen-âge, quand
le rideau des nuages asiatiques pesait lourdement
sur l’Europe, ce furent des libres-penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau
des lumières et de l’indépendance d’esprit sous la
contrainte personnelle la plus dure, et qui défendirent l’Europe contre l’Asie ; c’est à leurs efforts
que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable,
et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir là victoire, et que la chaîne de la civilisation,
qui nous rattache maintenant aux lumières de l’antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue. Si
le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à
l’occidentaliser de nouveau : ce qui revient à dire
en un certain sens, à rendre la mission et l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque.
Supériorité apparente du moyen-âge. — Le moyenâge montre dans l’Église une institution qui se
propose une fin universelle, embrassant l’humanité
dans son ensemble, et de plus une fin nécessaire
à l’intérêt — soi-disant — suprême de l’humanité :
considérées en regard, les fins des États et des nations
que montre l’histoire moderne donnent une
impression d’étroitesse ; elles apparaissent mesquines,
basses, matérielles, bornées dans l’espace. Mais
cette impression différente sur l’imagination ne
doit pas enfin déterminer notre jugement ; car
cette institution universelle répondait à des besoins
artificiels, reposant sur des fictions, qu’il lui fallait
d’abord faire naître là où ils n’existaient pas (besoin
de rédemption) ; les institutions nouvelles portent
remède à des nécessités réelles ; et le temps viendra
où naîtront des institutions destinées à servir
les véritables besoins communs de tous les hommes,
à rejeter dans l’ombre et dans l’oubli l’idéal de fantaisie,
l’Église catholique.
La guerre indispensable. — C’est une vaine idée
d’utopistes et de belles âmes que d’attendre beaucoup
encore (ou même : beaucoup seulement alors)
de l’humanité, quand elle aura désappris de faire
la guerre. En attendant, nous ne connaissons pas
d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués
cette rude énergie du champ de bataille, cette
profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement
de l’ennemi, cette fière indifférence aux grandes
pertes, à sa propre vie et à celle des gens qu’on
aime, cet ébranlement sourd des âmes comparable
aux tremblements de terre, avec autant de force et de
sûreté que ne fait n’importe quelle grande guerre ;
les ruisseaux et les torrents qui se font jour alors,
roulant il est vrai dans leur cours des pierres et des
fanges de toute sorte et ruinant les prés des cultures un peu délicates, remettent ensuite en mouvement, dans des circonstances favorables, les
rouages des ateliers de l’esprit, qui se reprennent à
tourner avec une force nouvelle. La civilisation ne
peut absolument pas se passer des passions, des
vices et des méchancetés. — Lorsque les Romains
parvenus à l’Empire furent un peu las des guerres,
ils essayèrent de retirer de nouvelles forces des
battues à la bête fauve, des combats de gladiateurs
et des persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d’aujourd’hui, qui semblent en somme avoir
aussi renoncé à la guerre, prennent un autre moyen
de recréer ces forces qui décroissent : ces périlleux
voyages de découvertes, ces traversées, ces ascensions, entrepris, à ce qu’on dit, pour des buts
scientifiques, en réalité pour rapporter chez eux
des aventures, des dangers de toute nature, un
supplément de force. On inventera sous diverses
formes de pareils substituts de la guerre, mais peut-être feront-ils voir de plus en plus qu’une
humanité d’une culture aussi élevée et par là même
aussi fatiguée que l’est aujourd’hui l’Europe, a
besoin non seulement des guerres, mais des plus
terribles — partant de retours momentanés à la
barbarie — pour ne pas dépenser en moyens de
civilisation sa civilisation et son existence mêmes.
Activité au Sud et au Nord. — L’activité se produit de deux façons diverses. Les ouvriers du Sud
sont actifs, non par désir du profit, mais par le
besoin constant des autres. Comme il vient toujours
quelqu’un qui veut faire ferrer un cheval, raccommoder une voiture, le forgeron est actif. S’il ne
venait personne, il s’en irait flâner sur le marché.
Se nourrir n’est pas une grave nécessité dans un
pays fertile, il n’aurait besoin pour cela que d’une
très petite quantité de travail, en tout cas pas d’activité ; au pis-aller, il se contenterait de mendier. — L’activité de l’ouvrier anglais suppose au contraire le goût du profit : il a conscience de lui-même
et de son but, il veut acquérir par la propriété la
puissance, par la puissance le plus de liberté et de
noblesse individuelle possible.
La richesse, origine d’une noblesse de race. — La
richesse produit nécessairement une aristocratie de race, car elle met en état de choisir les femmes les
plus belles, de payer les meilleurs maîtres, elle procure à l’homme la propreté, le temps d’exercer son
corps et surtout la possibilité d’éviter le travail
corporel abrutissant. En ce sens, elle crée toutes les
conditions nécessaires pour faire qu’en quelques
générations les hommes se comportent, et même se
conduisent noblement et vertueusement : la liberté
plus grande de conscience, l’absence des mesquineries misérables, de l’abaissement devant ceux qui
procurent le pain, de l’épargne sou à sou. — Précisément ces avantages négatifs sont la plus riche dot
de bonheur pour un jeune homme ; un homme
très pauvre se ruine d’ordinaire par sa noblesse
de pensée, il ne professe pas et n’acquiert rien, sa
race n’est pas viable. — Mais il faut là-dessus considérer que la richesse exerce presque les mêmes
effets, qu’un homme puisse dépenser trois cents
écus ou trente mille par an : il n’y a dès lors plus
de progression réelle des circonstances favorables.
Seulement, avoir moins, mendier dans son enfance
et s’humilier, c’est chose terrible : quoique pour des
gens qui cherchent le bonheur dans l’éclat des cours,
dans la subordination aux hommes puissants et
influents ou qui veulent devenir des princes de
l’Église, cela puisse être le bon point de départ.
— (On y apprend à se courber pour pénétrer dans
les sentiers souterrains de la faveur).
Envie et paresse en sens divers. — Les deux partis
adversaires, le parti socialiste et le parti national
— ou quels que soient les noms qu’ils portent dans
les diverses contrées de l’Europe, — sont dignes
l’un de l’autre : l’envie et la fainéantise sont, chez
l’un comme chez l’autre, les puissances motrices.
Dans l’un des camps, on veut travailler aussi peu
que possible de ses bras, dans l’autre, aussi peu
que possible de la tête ; dans le dernier on hait, on
envie les individus éminents, qui grandissent en
son sein, qui ne se laissent pas de bon cœur mettre
en ligne et en rang pour une action en masse ; dans
le premier, la caste de la société meilleure, établie
dans des conditions matérielles plus favorables,
dont la mission propre, la production des bienfaits
supérieurs de la civilisation, rend intérieurement
la vie d’autant plus pénible et douloureuse. Si l’on
réussit, il est vrai, à faire de cet esprit d’action en
masse l’esprit des classes élevées de la société, les
bataillons socialistes seront absolument en droit
de chercher à faire matériellement passer le niveau
entre eux et ces classes, puisque moralement, dans
la tête et dans le cœur, ils se croient déjà mutuellement au même niveau.
— Vivez en hommes supérieurs et faites sans cesse les affaires de la civilisation supérieure, — alors tout ce qui y vit reconnaîtra vos droits, et l’ordre de la société, dont vous êtes le sommet sera garanti contre tout maléfice
et tout mauvais coup !
La grande politique et ses inconvénients. — De
même qu’un peuple ne subit pas les plus grands
inconvénients qu’apportent la guerre et la préparation à la guerre, par les frais de guerre, les arrêts
du commerce et des communications, ni non plus
par l’entretien des armées permanentes — quelque graves que puissent être ces inconvénients,
aujourd’hui que huit États de l’Europe y dépensent
annuellement la somme de cinq milliards, — mais
parce que d’année en année les hommes les plus
sains, les plus forts, les plus laborieux, sont en
nombre extraordinaire arrachés à leurs occupations
et à leurs vocations propres, pour être soldats : de
même un peuple qui se met en devoir de faire la
grande politique et de s’assurer une voix prépondérante parmi les puissances n’en subit pas les plus
graves inconvénients là où on les trouve d’ordinaire. Il est vrai qu’à partir de ce moment il sacrifie
continuellement une foule de talents éminents sur
I’ « autel de la patrie » ou pour l’ambition nationale, au lieu qu’auparavant ces talents, que la politique dévore maintenant, trouvaient ouverts d’autres
champs d’action. Mais à côté de ces hécatombes
publiques, et au fond bien plus effrayant, a lieu un
drame qui ne cesse de se jouer en cent mille actes simultanément : tout homme sain, laborieux,
intelligent, actif, d’un peuple ainsi avide des couronnes de la gloire politique, est dominé par cette avidité et ne s’adonne plus à son affaire aussi complètement que jadis : les problèmes et les soucis journellement renouvelés du bien public dévorent un
prélèvement journalier sur le capital de tête et de
cœur de chaque citoyen : la somme de tous ces
sacrifices et de toutes ces pertes d’énergie et de
travail individuels est si énorme que la floraison
politique d’un peuple entraîne, presque nécessairement, un appauvrissement et un affaiblissement intellectuels, une diminution de capacité
pour les œuvres qui exigent beaucoup de concentration et d’attention. Finalement on peut se demander : trouve-t-on son compte à toute cette floraison
et cette magnificence de l’ensemble (qui enfin ne se
manifeste que dans l’épouvante des autres États à
l’aspect du colosse nouveau et dans une protection
arrachée à l’étranger pour la prospérité industrielle
et commerciale de la nation), si à ces fleurs grossières et bariolées de la nation doivent être sacrifiées toutes les plantes et herbes plus nobles, plus
tendres, plus intellectuelles, dont son sol était
jusqu’alors si riche ?
Et redisons-le encore. — Opinions publiques —
paresses privées.
Ennemis de la vérité. — Les convictions sont des
ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.
Monde renversé. — On critique plus sévèrement
un penseur quand il émet une proposition qui
nous est désagréable ; et pourtant il serait plus
raisonnable de le faire quand sa proposition nous
est agréable.
Homme de caractère. — Un homme paraît avoir
du caractère beaucoup plus souvent parce qu’il
suit toujours son tempérament, que parce qu’il suit
toujours ses principes.
La seule chose qui soit nécessaire. — Une seule chose est nécessaire à avoir : ou bien un esprit léger de nature ou bien un esprit rendu léger par l’art et la science.
La passion pour des choses. — Qui met sa passion à des choses (sciences, bien de l’État, intérêts
de la civilisation, arts) enlève beaucoup d’ardeur à
sa passion pour les personnes (même si ce sont des
représentants de ces choses, comme des hommes
d’État, des philosophes, des artistes sont représentants de leurs créations).
Le repos dans l’action. — Comme une chute d’eau
en se précipitant devient plus lente et plus aérienne,
ainsi d’ordinaire le grand homme accomplit l’action
avec plus de calme que ne le faisait attendre son
désir orageux avant l’action.
Pas trop profondément. — Les personnes qui ont
embrassé une cause dans toute sa profondeur lui
restent rarement fidèles à jamais. Ils ont justement
mis la profondeur au jour : il y a là toujours beaucoup de mauvais avoir.
Illusion des idéalistes. — Tous les idéalistes
s’imaginent que les causes qu’ils servent sont meilleures par essence que toutes les autres causes du
monde, et ne veulent pas croire que si leur cause
doit réussir en général, elle a besoin précisément
du même fumier puant qui est nécessaire à toutes
les autres entreprises humaines.
Observation de soi-même. — L’homme est très
bien défendu contre lui-même, contre tout espionnage et tout siège par lui-même ; il ne peut d’ordinaire apercevoir de lui-même guère plus que ses
ouvrages extérieurs. La citadelle proprement dite
lui est inaccessible, même invisible, à moins que
des amis et des ennemis ne fassent les traîtres et
ne l’introduisent lui-même par un chemin dérobé.
La juste fonction. — Les hommes exercent
rarement une fonction dont ils ne croient ou ne se
persuadent qu’elle est foncièrement plus importante que toutes les autres. Il en va de même aux
femmes avec leurs amants.
Noblesse de pensée. — La noblesse de pensée consiste pour une grande part en bon cœur et en
défaut de méfiance, et contient ainsi précisément
ce sur quoi les hommes intéressés et amis du succès
aiment à passer avec des airs de supériorité et de
raillerie.
Buts et voies. — Bien des gens sont téméraires
en ce qui touche la voie une fois prise, peu en ce
qui touche le but.
Ce qui indigne dans une manière de vivre particulière. — Tous les régimes de vivre très particuliers
soulèvent les hommes contre celui qui les embrasse ;
ils se sentent rabaissés, comme des êtres communs, par la conduite extraordinaire dont cet
homme fait son apanage.
Privilège de la grandeur. — C’est le privilège
de la grandeur de procurer beaucoup de bonheur
par des dons minimes.
Noble sans le vouloir. — L’homme se comporte
noblement sans le vouloir, quand il s’est accoutumé à ne vouloir rien des hommes et à leur
donner toujours.
Condition de l’héroïsme. — Si quelqu’un veut
devenir un héros, il faut qu’au préalable le serpent
soit devenu dragon, autrement il lui manque son
ennemi légitime.
Ami. — Le partage des joies, non des souffrances,
fait l’ami.
Utiliser le flux et le reflux. — Il faut, en vue
de la connaissance, savoir utiliser ce courant intérieur qui nous porte vers une chose, et à son tour
celui qui, après un temps, nous en éloigne.
Se complaire à soi-même. — On dit « se complaire
à une chose », mais c’est en réalité se complaire à
soi-même par le moyen de cette chose.
Le modeste. — Qui est modeste à l’égard des personnes, en montre d’autant plus de prétention à
l’égard des choses (cité, état, société, temps, humanité). C’est sa vengeance.
Envie et jalousie. — Envie et jalousie sont les
parties honteuses de l’âme humaine. La comparaison peut sans doute se continuer.
Le plus noble des hypocrites. — Ne pas du tout
parler de soi, c’est une très noble hypocrisie.
Dépit. — Le dépit est une maladie corporelle qui
n’est nullement supprimée par le seul fait que la
cause du dépit est écartée par la suite.
Représentants de la vérité. — Ce n’est pas quand
il est dangereux de dire la vérité qu’elle trouve le
plus rarement des représentants, mais lorsque c’est
ennuyeux.
Plus fâcheux encore que des ennemis. — Les personnes chez lesquelles nous n’avons pas la conviction de trouver une attitude sympathique en
toutes circonstances, tandis que nous sommes obligés par quelque motif (p. ex. la reconnaissance)
de conserver de notre côté l’apparence d’une sympathie absolue, tourmentent notre imagination
beaucoup plus que nos ennemis.
La pleine nature. — Si nous nous trouvons si à
l’aise dans la pleine nature, c’est qu’elle n’a pas
d’opinion sur nous.
Chacun supérieur en une chose. — Dans les relations du monde civilisé, chacun se sent supérieur
à un autre en une chose au moins ; c’est là-dessus
que repose la bienveillance générale, parce que
chacun est un homme capable à l’occasion de rendre service et qui, par conséquent, peut sans honte
accepter un service.
Motifs de consolation. — Lors d’un décès, on a
le plus souvent besoin de motifs de consolation,
non pas tant pour adoucir la vivacité de sa douleur que pour avoir une excuse de se sentir consolé si facilement.
La fidélité aux convictions. — Celui qui a beaucoup à faire garde ses convictions et ses points
de vue généraux, presque immuablement. — De
même, tout homme qui travaille au service d’une idée : il n’éprouvera plus jamais l’idée elle-même,
il n’en a plus le temps ; que dis-je ? il est contre
son intérêt de la tenir encore pour discutable.
Moralité et quantité. — La moralité supérieure
d’un homme en comparaison avec celle d’un autre
ne consiste souvent qu’en ce que ses fins sont quantitativement plus grandes. L’autre est retenu en
bas par le fait de s’occuper de petitesses dans un
cercle étroit.
La vie, fruit de la vie. — L’homme a beau
s’étendre tant qu’il veut par sa connaissance, s’apparaître aussi objectivement qu’il veut ; à la fin il
n’en retire toujours que sa propre biographie.
La nécessité d’airain. — La nécessité d’airain
est une chose dont les hommes s’aperçoivent, au
cours de l’histoire, qu’elle n’est ni d’airain ni nécessaire.
Tiré de l’expérience. — L’absurdité d’une chose
n’est pas une raison contre son existence, c’en
est plutôt une condition.
Vérité. — Personne ne meurt aujourd’hui des
vérités mortelles ; il y a trop de contre-poisons.
Vue fondamentale. — Il n’y a pas harmonie
préétablie entre le progrès de la vérité et le bien
de l’humanité.
Destinée humaine. — Qui pense un peu profond
sait bien qu’il aura toujours tort, qu’il agisse et
juge comme il veut.
La vérité Circé. — L’erreur a des bêtes fait
des hommes, la vérité serait-elle en état de refaire
de l’homme une bête ?
Danger de notre civilisation. — Nous sommes
d’un temps dont la civilisation est en danger de
périr par les moyens de civilisation.
Grandeur signifie direction. — Aucun cours
d’eau n’est par lui-même grand et riche ; c’est de
recevoir et d’emmener tant d’affluents secondaires qui le rend tel. Il en est de même de toutes les
grandeurs de l’esprit. Il s’agit seulement qu’un
homme donne la direction, qu’ensuite tant d’affluents suivront nécessairement, et pas du tout
qu’il soit lui-même dès le commencement pauvre
ou riche de dons naturels.
Conscience faible. — Les hommes qui parlent
de leur importance pour l’humanité ont à l’égard
de la justice bourgeoise commune, dans le maintien des engagements, des promesses, une conscience faible.
Vouloir être aimé. — L’exigence d’être aimé est
la plus grande des prétentions.
Mépris des hommes. — L’indice le moins équivoque de mépris des hommes est qu’on ne donne
à chacun de valeur que comme moyen d’atteindre
sa propre fin, ou point du tout.
Adhérents par contradiction. — Celui qui a
porté les hommes à la fureur contre lui a toujours
gagné un parti en sa faveur.
Oublier ses aventures. — Qui pense beaucoup,
et pense pratiquement, oublie facilement ses propres
aventures, mais non pas aussi les idées qu’elles ont
évoquées.
Tenir à une opinion. — L’un tient à son opinion,
parce qu’il s’imagine y être arrivé de lui-même,
l’autre parce qu’il l’a apprise avec peine et est fier
de l’avoir comprise : tous deux en conséquence par
vanité,
Redouter la lumière. — La bonne action redoute
la lumière aussi anxieusement que la mauvaise :
l’une craint que la révélation n’amène la douleur
(sous forme de châtiment), l’autre que la révélation
ne fasse évanouir le contentement (c’est à savoir
ce pur contentement de soi-même, qui cesse aussitôt qu’une satisfaction de vanité vient s’y adjoindre).
La longueur de la journée. — Quand on a beaucoup de choses à y mettre, la journée a cent
poches.
Génie tyrannique. — Lorsque, dans une âme,
un plaisir incoercible à se conduire en tyran s’éveille et entretient constamment le feu, alors un
talent même médiocre (chez les politiques, les
artistes) devient peu à peu une force naturelle
presque irrésistible.
La vie de l’ennemi. — Qui vit de combattre un
ennemi a intérêt à le laisser en vie.
Plus considérable. — On prend la chose obscure
non expliquée pour plus considérable que la chose
claire expliquée.
Évaluation des services rendus. — Nous apprécions les services que quelqu’un nous rend d’après
la valeur qu’il y attache, non d’après celle qu’ils
ont pour nous.
Infortune. — La distinction qu’on trouve dans
l’infortune (comme si c’était un signe de platitude,
de manque d’ambition, de vulgarité, que de se
sentir heureux) est si grande que si l’on dit à quelqu’un : « Mais que vous êtes heureux ! », il
proteste ordinairement.
Imagination de l’inquiétude. — L’imagination de
l’inquiétude est ce méchant gnome à figure de
singe qui saute encore sur le dos de l’homme, juste
alors qu’il a déjà le plus à porter.
Avantage d’adversaires insipides. — On ne reste
parfois fidèle à une cause que parce que ses adversaires ne cessent pas d’être insipides.
Prix d’une profession. — Une profession délivre
de pensées ; en cela réside sa grande bénédiction.
Car elle est un rempart derrière lequel on peut
légitimement se retirer quand les soucis et les soins
de toute sorte viennent nous assaillir.
Talent. — Le talent de plus d’un homme apparaît moindre qu’il n’est, parce qu’il s’est toujours
mis à de trop grosses tâches.
Jeunesse. — La jeunesse est désagréable ; car
à cet âge il n’est pas possible ou pas raisonnable d’être productif en quelque sens que ce soit.
Pour de grandes fins. — Celui qui se propose
ouvertement de grandes fins et par la suite se
rend compte en secret qu’il est trop faible pour
elles, n’a d’ordinaire pas assez de force non plus
pour y renoncer ouvertement, et devient alors
inévitablement hypocrite.
Dans le courant. — De fortes eaux entraînent
avec elles beaucoup de cailloux et de broussailles,
de forts esprits beaucoup de têtes sottes et brouillées.
Dangers de l’affranchissement d’esprit. — À l’affranchissement d’esprit sérieusement raisonné
d’un homme, ses passions et ses appétits aussi
espèrent en secret découvrir leur avantage.
Incarnation de l’esprit. — Quand un homme
pense beaucoup et prudemment, ce n’est pas seulement son visage, mais aussi son corps, qui prend :
un air de prudence.
Mal voir et mal entendre. — Qui voit peu voit
toujours trop peu ; qui entend mal entend toujours
quelque chose de trop.
Contentement de soi-même dans la vanité. — L’homme vain ne veut pas tant se distinguer que
se sentir distingué, c’est pourquoi il ne repousse
aucun moyen de se tromper et de se duper soi-même. Ce n’est pas l’opinion des autres, mais son
opinion sur leur opinion qui lui tient au cœur.
Vain par exception. — L’homme qui pour l’ordinaire se suffit à lui-même est par exception vain et
accessible à la gloire et aux louanges, lorsqu’il est
malade de corps. C’est que dans la mesure où il est
en train deseperdre, il doit chercher à se reprendre
de l’extérieur, dans une opinion étrangère.
Les « spirituels ». — Celui-là n’a point d’esprit,
qui cherche l’esprit.
Avis aux chefs de parti. — Quand on peut amener
les gens à se déclarer ouvertement pour quelque chose, on les a la plupart du temps amenés aussi
par là à se déclarer pour elle intérieurement ; ils
veulent désormais être trouvés conséquents.
Mépris. — Être méprisé par d’autres est plus
sensible à l’homme que de l’être par soi-même.
Lacet de la gratitude. — Il y a des âmes serviles
qui poussent si loin la reconnaissance des services rendus qu’elles s’étranglent elles-mêmes avec
le lacet de la gratitude.
Truc de prophète. — Pour deviner à l’avance les
façons d’agir d’hommes ordinaires, il faut admettre
qu’ils font toujours la moindre dépense d’esprit
pour se libérer d’une situation désagréable.
L’unique droit de l’homme. — Qui se sépare de la
tradition est la victime de l’extraordinaire ; qui
reste dans la tradition en est l’esclave, C’est toujours àsa perte qu’on s’achemine dans les deux cas.
Au-dessus de l’animal. — Quand l’homme éclate de
rire, il surpasse tous les animaux par sa vulgarité.
Demi-science. — Celui qui parle un peu une langue
étrangère y prend plus de joie que celui qui la
parle bien. Le plaisir est chez le demi-savant.
Serviabilité dangereuse. — Il y a des gens qui
veulent rendre la vie pénible aux hommes sans
autre raison que de leur offrir par après leur
recelte pour soulager la vie, par exemple leur christianisme.
Zèle et conscience. — Zèle et conscience sont
souvent antagonistes, en ce que le zèle veut prendre
les fruits verts de l’arbre, mais que la conscience
les y laisse pendre trop longtemps, jusqu’à ce
qu’ils tombent et s’écrasent.
Suspecter. — Les hommes qu’on ne peut pas
souffrir, on cherche à se les rendre suspects.
Les circonstances manquent. — Beaucoup de gens
attendent toute leur vie l’occasion d’être bons à leur manière.
Manque d’amis. — Le manque d’amis fait conclure
à l’envie ou à la prétention. Plus d’un ne doit ses
amis qu’à la circonstance heureuse qu’il n’a pas
d’occasion d’envie.
Danger dans la pluralité. — Avec un talent de
plus, on est souvent sur un pied moins sûr qu’avec
un talent de moins : de même que la table se tient
mieux sur trois que sur quatre pieds.
Servir de modèle aux autres. — Qui veut donner un bon exemple doit ajouter à sa vertu un
grain de folie : alors on imite et l’on s’élève en
même temps au-dessus de ce qu’on imite, — ce
que les hommes aiment.
Servir de plastron. — Les mauvais propos d’autrui sur nous ne s’adressent souvent pas proprement à nous, mais sont l’expression d’un dépit,
d’une maussaderie provenant de raisons tout
autres.
Facilement résigné. — On souffre peu de souhaits inexaucés, si l’on a exercé son imagination à enlaidir le passé.
En danger. — On est le plus en danger d’être
écrasé lorsqu’on vient d’esquiver une voiture.
Selon la voix le rôle. — Celui qui est forcé de
parler plus haut qu’il n’y est habitué (comme devant
un demi-sourd ou devant un grand auditoire) exagère ordinairement les choses qu’il doit communiquer. — Plus d’un devient conspirateur, colporteur
de calomnies, intrigant, uniquement parce que sa
voix se prête surtout bien au chuchotement.
Amour et haine. — L’amour et la haine ne sont
pas aveugles, mais aveuglés par le feu qu’ils
portent eux-mêmes avec eux.
Attaqué avec avantage. — Les hommes qui ne
peuvent rendre complètement clairs au monde
leurs services cherchent à s’attirer une forte hostilité. Ils ont alors la consolation de penser que
celle-ci se met au travers de leurs services et de leur
reconnaissance — et que beaucoup d’autres ont la même opinion : chose très avantageuse pour l’estime qu’on fait d’eux.
Confession. — On oublie sa faute quand on l’a
confessée à un autre, mais d’ordinaire l’autre ne
l’oublie pas.
Contentement de soi-même. — La toison d’or du
contentement de soi-même garantit contre les
horions, mais non contre les coups d’épingle.
Ombre dans la flamme. — La flamme n’est pas
aussi lumineuse pour elle-même que pour les autres
qu’elle éclaire : de même aussi le sage.
Opinions propres. — La première opinion qui
nous arrive quand on nous interroge à l’improviste sur une chose n’est d’ordinaire pas la nôtre,
mais seulement l’opinion courante, qui appartient
à notre caste, notre situation, notre origine : les
opinions propres émergent rarement à la surface.
Origine du courage. — L’homme ordinaire est
courageux et invulnérable comme un héros, lorsqu’il ne voit pas le péril, qu’il n’a pas d’yeux pour
lui. Au rebours, le héros porte son unique point
vulnérable au dos, partant là où il n’a point d’yeux.
Danger dans le médecin. — Il faut être né pour
son médecin, autrement on périt par son médecin.
Vanité miraculeuse. — Celui qui par trois fois
a prophétisé le temps avec assurance et a réussi,
celui-là, au fond de son âme, croit un peu à son
don prophétique. Nous admettons le miraculeux,
l’irrationnel, quand il flatte notre estime de nous-mêmes.
Profession. — Une profession est l’échine de la
vie.
Danger de l’influence personnelle. — Celui qui
sait qu’il exerce sur un autre une grande influence
intérieure doit lui laisser la bride sur le cou, et
même le voir volontiers lui résister à l’occasion et
lui-même l’y amener : autrement, il se fera inévitablement un ennemi.
Admettre son héritier. — Qui a fondé quelque
chose de grand dans une pensée désintéressée songe
à se procurer des héritiers pour elle. C’est le signe
d’une nature tyrannique et sans noblesse de voir
dans tous les héritiers possibles de son œuvre des
adversaires et de vivre toujours en état de défense
contre eux.
Demi-science. — La demi-science est plus triomphante que la science complète : elle voit les choses plus simples qu’elles ne sont, et par là fait son
opinion plus compréhensible et plus convaincante.
Non apte à être homme de parti. — Qui pense
beaucoup n’est pas aple à être homme de parti :
il fait trop tôt passer sa pensée à travers le parti.
Mauvaise mémoire. — L’avantage de la mauvaise
mémoire est qu’on jouit plusieurs fois des mêmes
choses pour la première fois.
Se faire de la peine. — Le manque de scrupule
de la pensée est souvent le signe d’une disposition intérieure inquiète qui cherche à s’étourdir.
Martyr. — L’adepte d’un martyr souffre plus
que le martyr.
Vanité retardataire. — La vanité de beaucoup
de gens qui n’auraient pas besoin d’être vains est
une habitude gardée et devenue grande, qui date du
temps où ils n’avaient pas encore le droit de croire
en eux, et ne faisaient que mendier cette croyance
auprès d’autrui en petite monnaie.
Punctum saliens de la passion. — Celui qui est
en passe d’entrer en colère ou dans une passion
d’amour violente, atteint un point où d’âme est
pleine comme un tonneau ; toutefois il faut encore
le surcroît d’une goutte d’eau, de la bonne volonté
pour la passion (que l’on nomme d’ordinaire aussi
la mauvaise). Il ne faut que ce petit grain, alors
le tonneau déborde.
Pensée de mauvaise humeur. — Il en est des hommes comme des tas de charbons dans la forêt. Ce
n’est que lorsque les jeunes hommes ont flambé, et sont charbonnés comme ceux-là, qu’ils deviennent
utilisables. Tant qu’ils brûlent et fument,
ils sont peut-être plus intéressants, mais
inutiles et trop souvent incommodes. — L’humanité
emploie sans compter tous les individus comme
combustible pour chauffer ses grandes machines :
mais pourquoi donc les machines, si tous les
individus (c’est-à-dire l’humanité) ne sont bons
qu’à les entretenir ? Des machines qui sont leur
fin à elle-mêmes, est-ce là l’umana commedia ?
De la petite aiguille de la vie. — La vie se compose
de rares moments isolés d’une extrême importance
et d’intervalles en nombre infini, dans lesquels
c’est tout au plus si les ombres de ces moments
planent autour de nous. L’amour, le printemps,
toute belle mélodie, la montagne, la lune, la mer
— tout ne parle qu’une fois entièrement au cœur : si
même il arrive qu’ils prennent la parole tout à fait.
Car beaucoup de gens n’ont pas même ces moments
et sont eux-mêmes des intervalles et des
pauses dans la symphonie de la vie réelle.
Assaillir ou envahir. — Nous commettons souvent
la faute de traiter en ennemi une tendance ou
un parti ou une époque, parce que nous n’arrivons par hasard qu’à voir leur côté extérieur, leur étiolement ou les « défauts de leurs qualités », qui y
sont nécessairement attachés — peut-être parce
que nous-mêmes nous y avons principalement
participé. Alors nous leur tournons le clos et cherchons une direction opposée ; mais le meilleur
serait de rechercher les bons côtés importants ou
de les créer en soi-même. Il est vrai qu’il faut un
regard plus fort et une volonté meilleure pour faire
progresser ce qui se fait et n’est point achevé que
pour le pénétrer et le renier dans son imperfection.
Modestie. — Il y a une modestie vraie (qui est
de reconnaître que nous ne sommes pas notre propre ouvrage) ; et elle convient bien sans doute
au grand esprit, parce qu’il peut justement comprendre l’idée de pleine irresponsabilité (même
pour le bien qu’il crée). L’immodestie du grand
homme n’est pas odieuse en ce qu’il sent sa force,
mais parce qu’il ne veut éprouver sa force qu’en
blessant les autres, en les traitant en maître et en
observant jusqu’à quel point ils le tolèrent. Ordinairement, cela prouve même le manque de sentiment assuré de sa force et fait par là douter les
hommes de sa grandeur. En ce sens, l’immodestie
ne fût-ce qu’au point de vue de l’habileté, est fort
à déconseiller.
La première pensée de la journée. — Le meilleur
moyen de bien commencer chaque journée est : à
son réveil, de réfléchir si l’on ne peut pas ce jour-là faire plaisir au moins à un homme. Si cela pouvait être admis pour remplacer l’habitude religieuse
de la prière, les autres hommes auraient un avantage à ce changement.
La prétention, moyen dernier de consolation. — Si l’on se rend compte d’un insuccès, de son insuffisance intellectuelle, de sa maladie, en y voyant
le sort où l’on était prédestiné, l’épreuve que l’on
doit subir, ou le châtiment d’une faute intérieure,
on se rend par là son propre être plus intéressant
et l’on s’élève par la pensée au-dessus de ses semblables. Le pécheur orgueilleux est une figure connue dans toutes les sectes cléricales.
Végétation du bonheur. — Tout près de la douleur du monde et souvent sur son sol volcanique,
l’homme a établi son petit jardin de bonheur. Que
l’on considère la vie avec l’œil de l’homme qui ne
veut que la connaissance de son être, ou de celui
qui s’abandonne et se résigne, ou de celui qui prend
son plaisir à la difficulté vaincue, — partout on trouve quelque bonheur poussé à côté de l’infortune — et d’autant plus de bonheur que le sol est
plus volcanique, — il serait seulement ridicule de
dire que par ce bonheur la souffrance elle-même est
justifiée.
La route des ancêtres. — Il est raisonnable que
quelqu’un perfectionne en lui-même le talent où
son père ou son grand-père ont dépensé leur peine,
au lieu de se mettre à son tour à quelque chose
de nouveau : il s’enlève autrement la possibilité
d’arriver à la perfection dans quelque matière que
ce soit. C’est pourquoi le proverbe dit : « Par
quelle route dois-tu chevaucher ? — Par celle de tes
ancêtres. »
Vanité et ambition éducatrices. — Tant qu’un
homme n’est pas devenu l’instrument de l’intérêt
général des hommes, l’ambition peut le tourmenter ; mais si son but est atteint, s’il travaille par
nécessité comme une machine pour le bien de tous,
la vanité peut alors venir ; elle l’humanisera en détail,
le rendra plus sociable, plus supportable, plus
indulgent, alors que l’ambition a achevé en lui le
gros œuvre (le rendre utile).
Novices en philosophie. — Vient-on de recevoir
la sagesse d’un philosophe, on s’en va par les rues
avec le sentiment d’être réformé et devenu un
grand homme ; car on ne trouve que des gens qui
ne connaissent pas cette sagesse, par conséquent
on a sur tout une nouvelle décision inconnue à
proposer : parce qu’on reconnaît un Code, on pense
dès lors pouvoir se poser aussi en juge.
Plaire en déplaisant. — Les hommes qui préfèrent
choquer, et par là déplaire, désirent la même chose
que ceux-qui veulent ne pas choquer et plaire, seulement à un degré bien plus haut et indirectement,
au moyen d’une marche intermédiaire par laquelle
en apparence ils s’éloignent de leur but. Ils veulent
l’influence et la puissance, et par cette raison montrent leur supériorité, même de manière à causer
une impression désagréable ; car ils savent que
celui qui enfin est parvenu à la puissance plaît
presque en tout ce qu’il fait et dit, et que là même
où il déplaît, il a l’air encore malgré tout de plaire.
— L’esprit libre aussi, ét de même le croyant, veulent la puissance afin de plaire un jour par elle ;
si à cause de leur théorie un mauvais destin, persécution, prison, supplice, les menace, ils prennent
plaisir à la pensée que de cette façon leur théorie se gravera dans l’humanité par le fer et le feu ; ils
l’acceptent comme un moyen douloureux, mais efficace, bien qu’agissant tardivement, d’arriver encore
malgré tout à la puissance.
Casus belli et analogues. — Le prince qui, une
fois la décision prise de faire la guerre au voisin,
invente un casus belli, ressemble au père qui donne
à un enfant une mère supposée, qui désormais doit
passer pour telle. Et n’est-il pas vrai que presque
tous les motifs ouvertement donnés de nos actions
sont de pareilles mères supposées ?
Passion et droit. — Personne ne parle plus passionnément de son droit que celui qui, au fond de
l’âme, a un doute sur son droit. En tirant la passion de son côté, il veut étourdir la raison et son
doute : ainsi il gagne la bonne conscience et avec
elle le succès auprès des autres hommes.
Artifice de l’abstinent. — Qui proteste contre le
mariage, à la manière des prêtres catholiques,
cherchera à l’entendre dans sa conception la plus
basse, la plus vulgaire. De même, qui repousse
l’estime de ses contemporains, en saisira l’idée
d’une façon basse ; il se facilite ainsi l’abstinence et la résistance. Au reste, celui qui se refuse
beaucoup de choses dans l’ensemble s’accordera
facilement de l’indulgence dans le détail. Il serait possible que celui qui s’est élevé au-dessus de l’approbation des contemporains, ne voulût pas pour cela
se refuser la satisfaction de petites vanités.
Âge de la prétention. — C’est entre la vingt-sixième et la trentième année que s’étend chez les
hommes de talent la période propre de la prétention ; c’est le temps de la maturité première avec un
fort reste d’acidité. On réclame à raison de ce qu’on
sent en soi, d’hommes qui n’en voient rien ou peu,
de l’honneur et du respect, et l’on se venge de ce
que d’abord ils font défaut par ce regard, ce geste
de prétention, ce son de voix, qu’une oreille et
qu’un œil fins reconnaissent dans toutes les productions de cet âge, que ce soient poèmes, philosophies, ou peintures et musique. Les hommes d’expérience plus âgés en sourient et songent avec
émotion à ce bel âge de la vie, où l’on se fâche contre la destinée de ce qu’on est tant et paraît si peu.
Plus tard on paraîtra réellement plus, — mais on a
perdu la ferme conviction d’être beaucoup ; qu’on
reste donc toute sa vie fou incorrigible de vanité.
Illusoire et pourtant utile. — Comme pour côtoyer un précipice ou franchir un ruisseau profond sur
une poutre, on a besoin d’un garde-fou, non pour
s’y retenir, — car il se briserait aussitôt avec
l’homme — mais pour donner à l’œil l’idée de la
sécurité : de même on a besoin, à ses débuts, de
personnes qui nous rendent inconsciemment le service de ce garde-fou. Il est vrai qu’elles ne nous
aideraient pas, si nous voulions réellement nous
appuyer sur elles dans un grand danger, mais elles
donnent l’impression tranquillisante de la protection dans le voisinage (exemples, les pères, maîtres,
amis, tels qu’ils sont en effet tous les trois d’ordinaire).
Apprendre à aimer. — Il faut apprendre à aimer,
apprendre à être bon, et cela dès la jeunesse ; si
l’éducation et le sort ne nous donnent pas l’occasion de nous exercer à ces sentiments, notre âme
devient sèche et même impropre à l’intelligence de
toutes ces tendres inventions d’hommes aimants. De
même, la haine doit être apprise et nourrie, si
l’on veut être un bon haïsseur : autrement le germe
en mourra aussi peu à peu.
Les ruines servant de parure. — Tels qui passent par beaucoup de transformations d’esprit conservent quelques idées et habitudes d’états antérieurs, lesquelles alors se dressent dans leur pensée et leur conduite nouvelle comme un fragment
d’antiquité inexplicable et de muraille grise : souvent pour l’ornement de tout le paysage.
Amour et respect. — L’amour désire, la crainte
évite. À cela tient que l’on ne peut être ensemble
aimé et respecté par la même personne, du moins
dans le même temps. Car celui qui respecte reconnaît la puissance, c’est-à-dire qu’il la craint ; son
état est une crainte respectueuse. Mais l’amour ne
reconnaît aucune puissance, rien qui sépare, distingue, établisse supériorité et infériorité de rang.
C’est parce qu’il ne respecte pas que les hommes
ambitieux ont en secret ou ouvertement de la
répugnance contre le fait d’être aimés,
Préjugé en faveur des hommes froids. — Les
hommes qui prennent feu aisément se refroidissent
vite, et sont par là peu sûrs en général. C’est pourquoi il y a pour ceux qui sont toujours froids ou
se posent comme tels, ce préjugé favorable que ce
sont des hommes particulièrement dignes de confiance et sûrs : on les confond avec ceux qui prennent feu lentement et le conservent longtemps.
Le danger des opinions libres. — Le léger contact
avec des opinions libres procure une excitation,
comme une sorte de cri de joie ; si on lui donne
davantage, on commence à frotter les endroits jusqu’à ce qu’enfin il se produise une plaie ouverte et
douloureuse : c’est-à-dire jusqu’à ce que l’opinion
libre commence à nous troubler, à nous torturer
dans l’orientation de notre existence, dans nos
rapports sociaux.
Désir d’une profonde douleur. — La passion laisse,
quand elle est passée, un regret obscur d’elle-même,
et nous jette encore, tandis qu’elle disparaît, un
regard séducteur. Il faut bien qu’il y ait une sorte
de plaisir à être frappé de ses fouets. Les sentiments médiocres paraissent vides en comparaison
on aime, à ce qu’il paraît, encore mieux le déplaisir
violent que le plaisir plat.
Mauvaise humeur contre les autres et contre le monde. — Lorsque, comme si souvent, nous mettons notre mauvaise humeur au compte d’autrui,
tandis que nous la sentons réellement s’adresser
à nous, nous nous efforçons, au fond, d’embrumer
et d’abuser notre jugement ; nous voulons motiver cette mauvaise humeur a posteriori, par les bévues,
les défauts des autres, et nous perdre ainsi de vue
nous-mêmes. — Les hommes d’une religion stricte,
qui sont contre eux-mêmes des juges impitoyables,
sont en même temps ceux qui ont dit le plus de
mal de l’humanité : un saint qui garde pour lui les
péchés et pour les autres les vertus n’a jamais existé ;
pas plus que celui qui, suivant le prétexte du Bouddha, cache aux gens ce qu’il a de bien et ne laisse
voir que ce qu’il a de mauvais.
Cause et effet confondus. — Nous cherchons inconsciemment les principes et les opinions théoriques
qui sont appropriés à notre tempérament, si bien
qu’à la fin il semble que ce soient les principes et
les théories qui aient créé notre caractère. Notre
pensée et notre jugement sont censés, après coup,
d’après les apparences, être la cause de notre être :
mais dans le fait c’est notre être qui est cause que
nous pensons et jugeons de telle ou telle manière. — Et qu’est-ce qui nous détermine à cette comédie presque inconsciente ? L’indolence et le laisser-aller, et, non pour la moindre part, le désir de la
vanité d’être trouvé logique d’un bout à l’autre,
uniforme en être et en pensée ; car cela procure de
la considération, donne de la confiance et de la
puissance.
Âge et vérité. — Les jeunes gens aiment l’intéressant et le singulier, peu importe à quel point
il est vrai ou faux. Les esprits plus mûrs aiment,
de la vérité, ce qu’il y a en elle d’intéressant et de
singulier. Les cerveaux bien mûris enfin aiment
la vérité, même dans les choses où elle apparaît nue
et simple et cause à l’homme vulgaire de l’ennui,
parce qu’ils ont observé que la vérité a coutume de
dire ce qu’elle possède de plus élevé en esprit, avec
l’air de la simplicité.
Les hommes mauvais poètes. — Tout comme les
mauvais poètes, dans la seconde partie du vers,
cherchent l’idée pour la rime, de même les hommes,
dans la seconde partie de la vie, devenus plus
inquiets, ont coutume de chercher les actions, les
situations, les relations, qui cadrent avec celles de
leur vie antérieure, en sorte qu’extérieurement tout
soit d’accord ; mais leur vie n’est plus dominée et
toujours à nouveau déterminée par une pensée forte,
elle est remplacée par l’intention de trouver une
rime.
Ennui et jeu. — Le besoin nous contraint au
travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail.
Mais dans les pauses où les besoins sont
apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient
nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude
du travail en général qui se fait à présent sentir !
comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d’autant
plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler,
peut-être même que l’on a souffert plus
fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme
travaille au delà de la mesure de ses autres besoins
ou il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui ne
doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail
en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a
point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler,
celui-là est pris parfois du désir d’un troisième
état, qui serait au jeu ce que planer est à
danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement
bienheureux et paisible : c’est la vision de
bonheur des artistes et des philosophes.
Enseignement par les portraits. — Si l’on considère
une série de portraits de soi-même, des jours
de la première enfance à la maturité virile, on
constate, avec une agréable surprise, qu’il y a plus
de ressemblance entre l’homme et l’enfant qu’entre
l’homme et l’adolescent : qu’ainsi vraisemblablement,
d’une manière analogue, il s’est produit dans
l’intervalle une aliénation temporaire du caractère essentiel, dont la force accumulée, ramassée,
de l’homme fait s’est de nouveau rendue maîtresse.
À cette remarque correspond cette autre, que toutes les fortes influences de passions, de maîtres,
d’événements politiques, qui nous entraînent dans
la jeunesse, paraissent ramenées plus tard à une
mesure fixe : assurément, elles continuent de vivre
et d’agir en nous, mais le sentiment et la pensée
fondamentale n’en ont pas moins la prévalence et
les emploient sans doute comme sources de force,
mais non plus comme régulatrices, ainsi que cela
se fait bien aux environs de la vingtième année.
De même encore, la pensée et le sentiment de
l’homme fait paraissent plus conformes à ceux de
son âge enfantin — et ce fait intérieur a son expression dans les traits extérieurs que j’ai mentionnés.
Son de la voix des âges. — Le ton sur lequel les
jeunesgensparlent, louent, blâment, font des vers,
déplaît aux gens plus âgés, parce qu’il est trop
haut et néanmoins en même temps sourd et incertain comme le son poussé dans une salle voûtée,
qui, à travers le vide, acquiert une telle force de
résonance ; car la plupart de ce que les jeunes gens
pensent n’a pas jailli du plein de leur propre nature,
mais c’est une résonance, un écho de ce que l’on
pense, dit, loue, blâme dans leur voisinage. Mais
les sentiments (de sympathie et d’aversion) résonnent en eux bien plus fort que les motifs qui les
causent, et ainsi se produit, lorsqu’ils rendent la
parole à leur sentiment, ce ton sourd d’écho qui
décèle l’absence ou la pauvreté de motifs. Le ton
de l’âge plus mûr est précis, bref, modérément
élevé, mais, comme tout ce qui est clairement articulé, portant très loin. La vieillesse enfin apporte
dans le son de voix quelque douceur et indulgence,
et, pour ainsi dire, le sucre : dans bien des cas, à la
vérité, elle le rend aussi plus aigre.
Hommes arriérés et avancés. — Le caractère désagréable, qui est plein de méfiance, qui sent avec
envie tout heureux succès de ses confrères et de ses
proches, qui est violent et furieux contre les opinions dissidentes, montre qu’il appartient à un
stade antérieur de la civilisation, qu’il est donc
une survivance ; car la manière dont il a commerce
avec les hommes était la bonne et convenable pour
les conditions d’un âge du droit du plus fort ; c’est
un homme arriéré. Un autre caractère, qui est riche
de sympathie, se fait partout des amis, ressent
aveccordialité tout ce qui croît et grandit, partage
tous les plaisirs de l’honneur et des succès d’autrui, et ne prétend pas au privilège de connaître
seul le vrai, mais est rempli d’une confiance modeste
— c’est un homme avancé, qui lutte pour une civilisation supérieure des hommes. Le caractère désagréable dérive des temps où les grossiers fondements de la société humaine étaient encore à jeter
l’autre vit à des étages plus hauts, aussi éloigné
que possible de l’animal sauvage, qui, enfermé
dans les caves, sous les assises de la civilisation,
fait rage et hurle.
Consolation pour les hypocondres. — Si un grand
penseur est momentanément sujet aux tortures de
soi-même de l’hypocondrie, il peut se dire pour
se consoler : « C’est ta propre grande force dont
ee parasite se nourrit et s’accroît ; si elle était
moindre, tu aurais moins à souffrir. » Ainsi peut
aussi parler l’homme d’État, lorsque la jalousie et
le sentiment de la vengeance, d’une façon générale
la tendance au bellum omnium contra omnes, pour
laquelle, étant le représentant d’une nation, il doit
nécessairement avoir un grand don naturel, s’insinue à l’occasion même dans ses relations personnelles et lui rend la vie dure.
Retiré du présent. — Il y a de grands avantages
à se retirer un jour de son temps dans une forte
mesure, et pour ainsi dire à se laisser entraîner de
son rivage sur l’océan des conceptions passées du
monde. De là, regardant vers le rivage, on en embrasse pour la première fois sans doute la configuration d’ensemble, et quand on s’en rapproche, on
a l’avantage de le comprendre mieux en tout que
ceux qui ne l’ont jamais quitté.
Semer et récolter sur des défauts personnels. — Des hommes comme Rousseau s’entendent à utiliser leurs faiblesses, leurs lacunes, leurs fautes,
comme un fumier pour leur talent. Si celui-là se
plaint de la corruption et de la décadence de la
société comme d’une funeste conséquence de la
civilisation, il y a là au fond une expérience personnelle dont l’amertume lui donne cette âpreté
d’une condamnation générale et empoisonne les
flèches qu’il tire ; il se soulage d’abord comme individu et pense à chercher un remède qui sera d’utilité pour la société directement, mais indirectement et grâce à elle, pour lui.
Avoir l’esprit philosophique. — D’ordinaire on
fait des efforts pour procurer à toutes les situations
et à tous les événements de la vie une seule direction de conscience, une seule espèce de points de
vue — c’est ce qu’on appelle principalement avoir
l’esprit philosophique. Mais pour l’enrichissement
de la connaissance, il peut y avoir plus d’intérêt
à ne pas s’uniformiser de la sorte, mais à écouler
la voix légère des diverses situations de la vie ; celles-ci portent avec elles leur point de vue propre. C’est ainsi qu’on prend une part reconnaissante à la vie et à l’existence de beaucoup, en ne
se traitant pas soi-même comme un individu fixé,
consistant, un.
Au feu du mépris. — C’est un nouveau pas fait
vers l’indépendance que d’oser enfin exprimer des
vues qui passent pour faire honte à qui les
propage ; en ce cas les amis même et les connaissances ont coutume d’être inquiets. C’est encore
un feu par lequel doit passer la nature bien douée ;
elle s’appartient ensuite plus encore à elle-même.
Sacrifice. — Le grand sacrifice est, lorsqu’il y a
choix, préféré à un petit : c’est que pour le grand
sacrifice nous nous dédommageons en nous admirant nous-mêmes, ce qui ne nous est pas possible
dans le petit.
L’amour en tant qu’artifice. — Qui veut apprendre à connaître réellement quelque chose de nouveau (que ce soit un homme, un événement, un
livre), fait bien d’adopter cette nouveauté avec tout
l’amour possible, de détourner promptement sa vue
de ce qu’il y trouve d’hostile, de choquant, de faux, même de l’oublier : si bien qu’à l’auteur d’un livre,
par exemple, on donne la plus grande avance et
que d’abord, comme dans une course, on souhaite, le cœur palpitant, qu’il atteigne son but.
Par ce procédé, on pénètre en effet la chose jusqu’au cœur, jusqu’à son point émouvant : et c’est
ce qui s’appelle justement apprendre à connaître.
Une fois là, le raisonnement fait après coup ses
restrictions ; cette estime trop haute, cette suspension momentanée du pendule critique, n’était qu’un
artifice pour prendre à la pipée l’âme d’une chose.
Penser trop de bien et trop de mal du monde. — Qu’on
pense trop de bien ou trop de mal des choses, on
y trouve toujours l’avantage de recueillir une plus
grande satisfaction : car avec une trop bonne opinion préconçue, nous mettons d’ordinaire plus de
douceur dans les choses (les événements) qu’elles
n’en contiennent réellement. Une trop mauvaise
opinion préconçue cause une déception agréable :
l’agrément qui de soi était dans les choses s’accroît
de l’agrément de la surprise.
— Un tempérament,
sombre fera d’ailleurs dans l’un et l’autre cas l’expérience inverse.
Hommes profonds. — Ceux qui ont leur force
dans la profondeur des impressions — on les nomme d’habitude hommes profonds — sont, en
face de toute apparition soudaine, relativement
calmes et résolus : car au premier moment
l’impression était encore superficielle, elle ne devient
qu’ensuite profonde. Ce sont les choses et les
personnes longuement prévues et attendues qui
excitent le plus de telles natures et les rendent presque
incapables de présence d’esprit lorsqu’elles arrivent enfin,
Relation avec le Moi supérieur. — Tout homme
a son bon jour, où il trouve son Moi supérieur ;
et la véritable humanité veut qu’on n’apprécie
chacun que d’après cet état et non d’après les jours
ouvrables de dépendance et de servilité. On doit,
par exemple, juger et honorer un peintre d’après
la vision la plus haute qu’il a été capable d’avoir
et de rendre. Mais les hommes eux-mêmes ont des
relations très diverses avec ce Moi supérieur et sont
souvent leurs propres comédiens, en ce sens qu’ils
recommencent toujours à imiter dans la suite ce
qu’ils sont dans ces moments. Beaucoup vivent dans
la frayeur et l’humilité devant leur idéal et
voudraient le renier : ils ont peur de leur Moi supérieur,
parce que, quand il parle, il parle arrogamment. En
outre il jouit de la liberté mystérieuse de venir et
de partir comme il veut ; c’est pourquoi on l’appelle
souvent un don des dieux, tandis qu’en réalité c’est tout le reste qui est un don des dieux (du hasard) :
mais lui est de l’homme même.
Hommes solitaires. — Bien des hommes sont si
accoutumés à être seuls avec eux-mêmes qu’ils ne
se comparent pas du tout à d’autres, mais qu’ils
déroulent le monologue de leur existence dans un
état d’esprit paisible et gai, en bonnes conversations
avec eux-mêmes, et même en rires. Mais si on les
amène à se comparer à autrui, ils inclinent à une
subtile dépréciation d’eux-mêmes : au point qu’ils
faut les forcer à rapprendre d’autrui une bonne et
juste idée de soi : et encore, de cette idée apprise,
ils voudront toujours retirer et corriger quelque
chose. — Il faut donc concéder à certains hommes
leur solitude et ne pas être assez sot, comme on
fait souvent, pour les en plaindre.
Sans mélodie. — Il y a des hommes à qui un
perpétuel repos sur soi-même et une disposition
harmonique de toutes leurs facultés est tellement
propre que toute activité en vue d’un but leur répugne. Ils ressemblent à une musique qui ne se compose que d’accords harmoniques longuement tenus,
sans que jamais s’y montre même le commencement d’un mouvement mélodique enchaîné. Tout
mouvement communiqué du dehors ne sert qu’à redonner aussitôt à l’esquif un nouvel équilibre
sur la mer de la consonance harmonique. Les hommes modernes éprouvent de coutume une impatience extrême quand ils rencontrent de pareilles
natures qui ne produisent
rien sans qu’on puisse
dire d’elles qu’elles ne sont rien. Mais il y a des
dispositions particulières où leur vue amène cette
question extraordinaire : À quoi bon en somme de
la mélodie ? pourquoi ne nous suffit-il pas que notre
vie se reflète paisiblement dans un lac profond ? —
Le moyen-âge était plus riche que le nôtre en natures
pareilles. Qu’il est rare de rencontrer encore un
homme qui peut ainsi vivre sans cesse en paix et
joie avec lui-même, même dans la foule, se disant
comme Gœthe : « Le meilleur est le calme profond
où je vis et grandis à l’égard du monde, acquérant ce qu’il ne saurait me prendre par le fer et le
feu ! »
Vie et aventures. — Quand on voit comment certaines gens savent s’arranger avec leurs aventures — leurs aventures insignifiantes de chaque jour —
de sorte qu’elles deviennent un terrain qui porte
fruit trois fois l’an ; tandis que d’autres — et combien ! — sont entraînés par les coups de mer des
vicissitudes les plus houleuses, des courants les
plus variés des temps et des peuples, et cependant
restent toujours légers, toujours à la surface, comme du liège : on est à la fin tenté de diviser
l’humanité en une minorité (une minimalité) d’hommes qui savent faire de peu beaucoup, et une
majorité de ceux qui savent faire de beaucoup peu
de chose ; bien mieux, on tombe sur des maîtres
en sorcellerie à rebours qui, au lieu de créer de
rien le monde, créent du monde un rien.
Sérieux dans le jeu. — À Gênes, du haut d’une
tour j’entendis, au moment du crépuscule du soir,
un long air de clochettes : il ne voulait pas finir
et résonnait, comme insatiable de lui-même, par-dessus le murmure des rues, dans le ciel du soir et
la brise marine, si triste, si puéril en même temps,
si mélancolique. Alors je pensai aux paroles de
Platon et je les sentis tout à coup au fond du cœur :
Tout ce qui est humain ensemble ne vaut pas le grand sérieux, et pourtant — —
De la conviction et de la justice. — Ce que
l’homme dans la passion dit, promet, résout, le
tenir ensuite dans le sang-froid et le calme —
c’est un devoir à mettre au nombre des plus lourds
fardeaux qui pèsent sur l’humanité. Être obligé
d’admettre à jamais les conséquences de la colère,
de la vengeance enflammée, du dévouement enthousiaste — cela peut éveiller contre ces sentiments une amertume d’autant plus grande que c’est
justement à leur égard que partout, et notamment
chez les artistes, on pratique un culte idolâtre. Les
artistes payent cher l’estime accordée aux passions
et l’ont toujours fait ; il est vrai qu’ils exaltent
aussi les satisfactions terribles des passions qu’un
homme tire, lui-même de ces explosions de vengeance suivies de mort, de mutilation, d’exil volontaire, et cette résignation du cœur brisé. Toujours
les curieux désirs de passions se tiennent en
éveil, il semblerait qu’ils disent : « Sans passions,
vous n’aurez point vécu. »
— Pour avoir juré
fidélité (peut-être même à un être purement fictif,
comme un Dieu), pour avoir dévoué son cœur à
un prince, un parti, une femme, un ordre religieux, un artiste, un penseur, dans un état d’illusion aveugle, qui nous enveloppait de séduction
et faisait apparaître ces êtres comme dignes de
tous les respects, de tous les sacrifices, — est-on
lié enfin indissolublement ? Certes, ne nous sommes-nous pas alors trompés nous-mêmes ? N’était-ce
pas une promesse hypothétique, sous la condition,
qui, à dire le vrai, ne s’est pas réalisée, que ces
êtres à qui nous nous consacrions seraient réellement ce qu’ils paraissaient être dans notre imagination ? Sommes-nous obligés à être fidèles à
nos erreurs, même avec l’idée que par cette fidélité
nous portons dommage à notre Moi supérieur ? —
Non, il n’y a point de loi, point d’obligation de ce genre ; nous devons être traîtres, pratiquer l’infidélité, abandonner toujours et toujours notre idéal.
Nous ne passons pas d’une période de la vie à
l’autre sans causer et aussi sans ressentir par là
les douleurs de la trahison. Faudrait-il que, pour
échapper à ces douleurs, nous nous missions en
garde contre les transports de notre sentiment ? Le
monde alors ne deviendrait-il pas trop vide, trop
spectral ? Demandons-nous plutôt si ces douleurs,
lors d’un changement de conviction sont nécessaires ou si elles ne dépendent pas d’une opinion
et d’une appréciation erronées. Pourquoi admire-t-on celui qui reste fidèle à sa conviction, et méprise-t-on celui qui en change ? Je crains que la
réponse ne doive être : parce que chacun suppose
que seuls des motifs de bas intérêt ou de crainte
personnelle causent un tel changement. Autrement
dit : on croit au fond que personne ne modifie ses
opinions tant qu’elles lui sont avantageuses, où du
moins qu’elles ne lui font point tort. Mais s’il
en est ainsi, c’est là un fâcheux témoignage sur
l’importance intellectuelle de toutes les convictions.
Examinons un peu comment les convictions naissent et voyons si l’on n’en fait pas beaucoup trop
de cas : cela montrera que le changement de convictions aussi est toujours mesuré à une échelle
fausse et que jusqu’ici nous avions coutume de
souffrir trop de ce changement.
Une conviction est la croyance d’être, sur un
point quelconque de la connaissance, en possession de la vérité absolue. Cette croyance suppose
donc qu’il y a des vérités absolues ; en même
temps, que l’on a trouvé les méthodes parfaites
pour y parvenir ; enfin que tout homme qui a des
convictions applique ces méthodes parfaites. Ces
trois conditions montrent tout de suite que l’homme des convictions n’est pas l’homme de la pensée
scientifique ; il est devant nous à l’âge de l’innocence théorique, il est un enfant, quelle que soit
sa taille. Mais des siècles entiers ont vécu dans ces
idées puériles, et c’est d’eux qu’ont jailli les plus
puissantes sources de force de l’humanité. Ces
hommes innombrables qui se sacrifiaient pour
leurs convictions croyaient le faire pour la vérité
absolue. Tous avaient tort en cela : vraisemblablement jamais un homme ne s’est encore sacrifié pour
la vérité ; du moins l’expression dogmatique de sa
croyance a dû être anti-scientifique ou demi-scientifique. Mais on voulait proprement se faire donner
raison parce qu’on pensait devoir avoir raison. Se
laisser arracher sa croyance, cela voulait dire mettre
peut-être en question son bonheur éternel. Dans une
occasion de cette extrême importance, la « volonté »
était par trop clairement le souffleur de l’intelligence. L’hypothèse préalable de tout croyant de cette tendance était de ne pas pouvoir être réfuté ;
les raisons contraires se montraient-elles très fortes, il lui restait toujours ce recours de calomnier
la raison en général et peut-être même d’arborer
le « credo quia absurdum est », drapeau de
l’extrême fanatisme. Ce n’est pas la lutte des opinions qui a rendu l’histoire si violente, mais bien
la lutte de la foi dans les opinions, c’est-à-dire des
convictions. Si pourtant tous ceux qui se faisaient
de leur conviction une idée si grande, qui lui offraient des sacrifices de toute nature et n’épargnaient à son service ni leur honneur, ni leur vie,
avaient consacré seulement la moitié de leur force
à rechercher de quel droit ils s’attachaient à cette
conviction plutôt qu’à cette autre, par quelle voie
ils y étaient arrivés : quel aspect pacifique aurait
pris l’histoire de l’humanité ! Combien eut été plus
grand le nombre des connaissances ! Toutes ces
scènes cruelles qu’offre la persécution des hérétiques de tout genre nous eussent été épargnées par
deux raisons : d’abord parce que les inquisiteurs
auraient dirigé avant tout leur inquisition sur eux-mêmes, et en auraient fini avec la prétention de
défendre la vérité absolue ; puis parce que les partisans eux-mêmes de principes aussi mal fondés
que le sont les principes de tous les sectaires et les
« croyants au droit » auraient cessé de les partager après les avoir étudiés.
Des temps où les hommes avaient accoutumé de
croire à la possession des vérités absolues dérive
un profond malaise dans toutes les attitudes sceptiques et relatives prises à l’égard de n’importe
quel problème de la connaissance ; on préfère le plus
souvent se vouer pieds et poings liés à une conviction
qui est celle de personnes ayant de l’autorité (pères,
amis, maîtres, princes), et l’on éprouve, à ne point
le faire, une espèce de remords. Ce penchant est
fort compréhensible et ses conséquences n’autorisent pas de vifs reproches contre le développement
de la raison humaine. Mais peu à peu l’esprit
scientifique doit mûrir dans l’homme cette vertu de
l’abstention prudente, cette sage modération qui
est plus connue dans le domaine de la vie pratique
que dans celui de la vie théorique, et que par
exemple Gœthe a représentée dans Antonio, comme
un objet d’amertume pour tous les Tasse, autrement dit pour les natures antiscientifiques et en
même temps dépourvues d’activité. L’homme des
convictions a en soi un droit de ne pas comprendre
cet homme de la pensée prudente, le théoricien
Antonio ; l’homme de science au contraire n’a pas
le droit de blâmer pour cela l’autre, il l’observe de
haut et sait en outre, dans certaines occasions, que
l’autre viendra encore se raccrocher à lui, comme
Tasse finit par faire pour Antonio.
Celui qui n’a point traversé des convictions
diverses, mais reste engagé dans la croyance qui
l’a d’abord pris en son filet, est, dans tous les cas,
par suite de son immutabilité même, un représentant de cultures arriérées ; il est, par ce manque
d’éducation (qui suppose toujours éducabilité), dur,
inintelligent, rebelle à tout enseignement, sans
douceur, être éternellement soupçonneux, sans
scrupules, qui prend tous les moyens de faire prévaloir son opinion, parce qu’il ne peut même pas
comprendre qu’il doive y avoir des opinions autres ;
il est, à cet égard, peut-être une source d’énergie,
et même salutaire, dans des civilisations devenues
trop libres et trop molles, mais seulement par ce
qu’il excite fortement à le contredire : car à cette
occasion la délicate nature de la civilisation nouvelle, contrainte à lutter avec lui, prend elle-même
de la force.
Nous sommes au fond encore les mêmes
hommes que ceux de l’époque de la Réforme : et
comment pourrait-il en être autrement ? Mais le
fait qu’il y a quelques moyens que nous ne nous
permettons plus pour assurer le triomphe à notre
opinion nous distingue de cette époque et prouve
que nous appartenons à une civilisation plus élevée. Celui qui de nos jours encore, à la façon des hommes
de la Réforme, combat et renverse les opinions par
des soupçons, par des explosions de rage, trahit
clairement qu’il aurait brûlé ses adversaires s’il
avait vécu en d’autres temps, et qu’il aurait eu
recours à tous les moyens de l’Inquisition, s’il
avait vécu en adversaire de la Réforme. Cette Inquisition était alors raisonnable, car elle ne représentait autre chose que le grand état de siège qui
devait être mis sur tout le royaume de l’Église,
lequel, comme tout état de siège, autorisait aux
mesures les plus extrêmes, dans la conviction
préalable (que nous ne partageons plus aujourd’hui) qu’on possédait la vérité dans l’Église et
qu’il fallait à tout prix, par tous les sacrifices, la
conserver pour le salut de l’humanité. Mais de nos
jours on ne concède si aisément à personne qu’il
possède la vérité : les méthodes exactes de la
recherche ont assez répandu de méfiance et de prudence pour que tout homme qui défend violemment
ses opinions en paroles et en actes fasse l’effet
d’un ennemi de notre civilisation actuelle, ou du
moins d’un rétrograde. En effet, cette déclaration
emphatique, que l’on possède la vérité, vaut maintenant très peu au prix de l’autre déclaration, plus
modeste, il est vrai, et moins retentissante, de la
recherche de la vérité, qui n’est jamais lasse de
rapprendre et de faire de nouvelles expériences.
Au reste, la recherche méthodique de la vérité
est elle-même le résultat de ces temps où les convictions tenaient la campagne les unes contre les
autres. Si chacun ne s’était pas intéressé à sa
« vérité », c’est-à-dire au maintien de son droit, il
n’existerait point de méthode de recherche ; mais
ainsi, dans la lutte éternelle des prétentions de
divers individus à la vérité absolue, on avançait
pas à pas à la découverte de principes irréfutables,
d’après lesquels on pût examiner le droit des prétendants et apaiser le conflit. D’abord on se décidait suivant des autorités, ensuite on se faisait
mutuellement la critique des voies et moyens par
où la soi-disant vérité avait été trouvée ; entre
temps, il y avait une période où l’on tirait les conséquences du principe adverse et l’on pouvait les
trouver pernicieuses et malfaisantes : d’où il résultait
alors au jugement de chacun que la conviction de
l’adversaire contenait une erreur. La lutte personnelle des penseurs a finalement si bien aiguisé les
méthodes que l’on put réellement découvrir des
vérités et que les fausses démarches des méthodes
précédentes furent mises à nu aux yeux de tous.
Dans l’ensemble, les méthodes scientifiques sont
une conquête de la recherche pour le moins aussi considérable que n’importe quel autre résultat :
c’est en effet sur l’entente de la méthode que repose
l’esprit scientifique, et tous les résultats des
sciences ne pourraient, si ces méthodes venaient à
se perdre, empêcher un nouveau triomphe de la
superstition et de l’absurdité. Les gens d’esprit
ont beau apprendre autant qu’ils veulent des résultats de la science ; on s’aperçoit toujours à leur conversation, et particulièrement aux hypothèses qu’ils
y proposent, que l’esprit scientifique leur fait défaut :
ils n’ont pas cette défiance instinctive contre les
écarts de la pensée, qui, à la suite d’un long exercice, a pris racine dans l’âme de tout homme de
science. Il leur suffit de trouver sur un sujet une
hypothèse quelconque, ils sont alors tout feu tout
flamme pour elle et croient qu’ainsi tout est dit.
Avoir une opinion signifie par là même chez eux :
en devenir aussitôt fanatique et finalement la
prendre à cœur comme une conviction. Ils s’échauffent, à propos d’une chose inexpliquée, pour la
première fantaisie qui leur passe en tête et qui ressemble à une explication : d’où résultent continuellement, notamment dans le domaine de la politique, les plus fâcheuses conséquences. — C’est
pourquoi chacun devrait de nos jours avoir appris
à connaître au moins une science à fond : alors il
saura toujours ce que c’est qu’une méthode et combien est nécessaire la plus extrême prudence. C’est
particulièrement aux femmes qu’il faut donner ce conseil ; car elles sont maintenant incurablement
victimes de toutes les hypothèses, surtout si celles-ci donnent l’impression de l’ingénieux, du séduisant, du vivifiant, du fortifiant. Plus on observe
avec exactitude, plus on s’aperçoit que la grande
majorité des gens cultivés demande encore au penseur des convictions et rien que des convictions, et
qu’une petite minorité seulement veut une certitude.
Ceux-là désirent être fortement entraînés, pour
acquérir eux-mêmes par là un surcroît de force ;
ceux-ci, le petit nombre, ont cet intérêt pour les
choses mêmes qui fait abstraction des avantages
personnels, même dudit surcroît de force. C’est
sur la première classe, de beaucoup prédominante,
que l’on compte partout où le penseur se prend et
se donne pour un génie, partant se considère intérieurement comme un être supérieur, qui a droit
à l’autorité. En tant que le génie de toute espèce
entretient le feu des convictions et éveille de la
défiance envers l’idée prudente et modeste de la
science, il est un ennemi de la vérité, quand même
il se croirait au plus haut point parmi ses amants.
Il y a, il est vrai, une toute autre espèce de génie,
celui de la justice ; et je ne puis absolument me
résoudre à l’estimer inférieur à quelque génie que
ce soit, philosophique, politique ou artistique. Il
consiste à se détourner, avec une cordiale répugnance, de tout ce qui aveugle et égare le jugement sur les choses ; il est par conséquent un ennemi des convictions, car il veut donner à chaque
objet, vif ou mort, réel ou imaginaire, ce qui lui
revient — et pour cela il lui faut en avoir une
connaissance nette ; il met donc chaque objet
dans le meilleur jour et en fait le tour avec des
yeux attentifs. Finalement, il donne même à son
ennemie, la myope « conviction » (comme l’appellent les hommes : — chez les femmes, elle se
nomme « foi ») ce qui revient à la conviction —
pour l’amour de la vérité.
Des passions naissent les opinions : la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions. — Or qui se
sent un esprit libre, infatigable à la vie, peut empêcher cette cristallisation par un changement constant ; et s’il est en tout point une boule de neige
pensante, il aura dans la tête en somme, non des
opinions, mais seulement des consciences et des
vraisemblances mesurées avec précision.
— Mais nous, qui sommes des êtres mixtes, et tantôt
enflammés par le feu, tantôt refroidis par l’esprit, plions le genou devant la Justice comme
devant l’unique déesse que nous reconnaissions
au-dessus de nous. Le feu qui est en nous nous
fait d’ordinaire injustes et, aux yeux de cette déesse,
impurs ; jamais il ne nous est donné en cet état de lui prendre la main, jamais alors ne plane sur nous
le grave sourire de sa complaisance. Nous la vénérons comme l’Isis voilée de notre vie ; pleins de
honte, nous lui apportons en tribut et en sacrifice
notre douleur, quand le feu nous brûle et menace
de nous dévorer. C’est l’esprit qui nous sauve d’être
entièrement consumés et réduits en charbons ; il
nous arrache de temps en temps de l’autel des sacrifices à la justice ou bien nous cache dans un tissu
d’asbeste. Délivrés du feu, nous marchons alors,
poussés par l’esprit, d’opinion en opinion, à travers
le changement des partis, trahissant
noblement
toutes les choses qui peuvent en somme être trahies
— et cependant sans un sentiment de culpabilité.
Le voyageur. — Celui qui veut seulement dans
une certaine mesure arriver à la liberté de la raison n’a pas le droit pendant longtemps de se sentir
sur terre autrement qu’en voyageur, — et non pas
même pour un voyage vers un but final : car il n’y
en a point. Mais il se proposera de bien observer et
d’avoir les yeux ouverts pour tout ce qui se passe
réellement dans le monde ; c’est, pourquoi il ne peut
attacher trop fortement son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y ait toujours en lui quelque
chose du voyageur, qui trouve son plaisir au
changement et au passage. Sans doute un pareil homme aura des nuits mauvaises, où il sera las
et trouvera fermée la porte de la ville qui devait
lui offrir un repos ; peut-être qu’en outre, comme
en Orient, le désert s’étendra jusqu’à cette porte,
que les bêtes de proie hurleront tantôt loin, tantôt
près, qu’un vent violent se lèvera, que des brigands
lui raviront ses bêtes de somme. Alors peut-être
l’épouvantable nuit descendra pour lui comme un
second désert sur le désert, et son cœur sera-t-il
las de voyager. Qu’alors l’aube se lève pour
lui, brûlante comme une divinité de colère, que
la ville s’ouvre, il y verra peut-être sur les visages des habitants plus encore de désert, de saleté,
de fourbe, d’insécurité que devant les portes —
et le jour sera pire presque que la nuit. Ainsi
peut-il en arriver parfois au voyageur ; mais ensuite
viennent, en compensation, les matins délicieux
d’autres régions et d’autres journées, où dès le
point du jour il voit dans le brouillard des monts
les chœurs des Muses s’avancer en dansant à sa
rencontre, où plus tard, lorsque paisible, dans
l’équilibre de l’âme des matinées, il se promène sous
des arbres, verra-t-il de leurs cimes et de leurs
frondaisons tomber à ses pieds une foison de choses
bonnes et claires, les présents de tous les libres
esprits qui sont chez eux dans la montagne, la forêt
et la solitude, et qui, tout comme lui, à leur manière tantôt joyeuse et tantôt réfléchie, sont voyageurs et philosophes. Nés des mystères du matin, ils songent à ce qui peut donner au jour, entre le
dixième et le douzième coup de cloche, un visage
si pur, si pénétré de lumière, si joyeux de clarté,
— ils cherchent la philosophie d’avant-midi.
Il est beau de se taire ensemble,
Plus beau de rire ensemble, —
Sous la tenture d’un ciel de soie,
Adossés contre la mousse du hêtre,
De rire affectueusement avec des amis d’un rire clair
Et de se montrer des dents blanches.
Si je fais bien, nous nous tairons ;
Si je fais mal, — nous nous rirons,
Et de plus en plus mal ferons,
Plus mal ferons, plus mal rirons,
Tant que nous descendions à la fosse.
Amis ! Oui ! Cela doit-il être ?
Amen ! et au revoir !
Point d’excuse ! Point de refus !
Accordez, gens joyeux, au cœur libre,
À ce livre de déraison
Oreille et cœur et gîte !
Croyez-moi, mes amis, ce n’est pas une malédiction
Que fut pour moi ma déraison !
Ce que je trouve, ce que je cherche
Fut-il jamais dans un livre ?
Honorez en moi la gent des fous !
Apprenez de ce livre fou
Comment Raison revient — « à la raison » !
Mes amis, cela doit-il être ?
Amen ! et au revoir !
Humain, trop humain fait suite, presque sans intervalle, aux Considérations inopportunes : à la fin de juin 1876 Nietzsche avait écrit les derniers chapitres de Richard Wagner à Bayreuth (quatrième partie des Considérations inopportunes) et vers la fin du mois de juillet il travaillait déjà à Humain. Les répétitions en vue des représentations de Bayreuth avaient commencé quelques jours auparavant. Nietzsche s’y était rendu, mais « un profond éloignement » à l’égard de tout ce qui l’entourait, plus encore qu’un nouvel accès de sa maladie, l’en chassa bientôt. C’est dans la solitude de Kingenbrunn, en pleine forêt de Bayreuth, que devait s’accomplir cette séparation, hâtée et provoquée en partie par le spectacle des fêtes, véritable divorce intellectuel qu’annonçait déjà maint présage, et qui a trouvé son expression dans Humain, trop humain. Hanté par les visions nouvelles « qui passaient alors sur son chemin », à Klingenbrunn d’abord, à Bayreuth ensuite (il y était retourné pour passer le mois d’août), Nietzsche inscrivit sur son carnet une série d’aphorismes et de pensées qu’il dicta plus tard à Bâle au mois de septembre à Peter Gast. Ces premières ébauches — un cahier de 176 aphorismes qui portait le titre « Die Pflugschar » (« le soc de la charrue ») —, développées et amplifiées peu à peu, formèrent le présent volume. L’auteur avait primitivement l’intention de se servir de ces idées nouvelles pour une seconde série de Considérations inopportunes, la première devant être publiée en 1877 et porter le titre l’Esprit libre. Mais à Sorrente, où il passa l’hiver de 1876 à 1877, la masse des idées grossissant tous les jours, il se décida à publier le tout en un seul volume, sous la forme aphoristique de la première notation. Le titre Humain, trop humain qui, dans le cahier de notes, ne s’appliquait qu’au chapitre moral et psychologique, devint le titre général du livre. Durant l’été 1877 le travail fut continué à Ragaz et à Rosenlaui, et lorsque Nietzsche retourna à Bâle en automne de la même année, le manuscrit avait pris sa forme définitive. L’ouvrage, imprimé de janvier à avril, put enfin paraître en mai 1878 chez E. Schmeitzner à Dresde, sous le titre de Humain, trop humain. Un livre dédié aux esprits libres.
La feuille de titre portait au recto :
de Voltaire en commémoration de l’anniversaire de sa mort
le 30 mai 1878. »Au verso de la feuille de titre on pouvait lire : « Ce livre monologué qui fut composé à Sorrente pendant un séjour d’hiver (1876 à 1877), ne serait pas livré au public maintenant déjà si l’approche du 30 mai 1878 n’avait vivement éveillé le désir d’apporter, à l’un des plus grands libérateurs de l’esprit, à l’heure convenable, un témoignage personnel. »
Cette dédicace fut supprimée plus tard ainsi qu’un premier feuillet qui portait l’épigraphe suivante :
« Pendant un certain temps, j’ai examiné les différentes occupations auxquelles les hommes s’adonnent dans ce monde, et j’ai essayé de choisir la meilleure. Mais il est inutile de raconter ici quelles sont les pensées qui me vinrent alors : qu’il me suffise de dire que, pour ma part, rien ne me parut meilleur que l’accomplissement rigoureux de mon dessein, à savoir : employer tout le temps de ma vie à développer ma raison et à rechercher les traces de la vérité ainsi que je me l’étais proposé. Car les fruits que j’ai déjà goûtés dans cette voie étaient tels qu’à mon jugement, dans cette vie, rien ne peut être trouvé de plus agréable et de plus innocent ; depuis que je me suis aidé de cette sorte de méditation, chaque jour me fit découvrir quelque chose de nouveau qui avait quelque importance et n’était point généralement connu. C’est alors que mon âme devint si pleine de joie que nulle autre chose ne pouvait lui importer. »
Lorsqu’en 1886 les Œuvres de Nietzsche changèrent d’éditeur, Humain, trop humain fut muni de la préface actuelle, écrite à Nice en avril 1886. Le volume reçut de plus en épilogue deux pièces de vers, composées en 1882, et rédigées dans leur forme définitive en 1884. — La deuxième édition parut chez C. G. Naumann, à Leipzig, en août 1898 (avec la date de 1894), la troisième l’année suivante.
La présente traduction a été faite sur le deuxième volume des Œuvres complètes de Fr. Nietzsche publié en 1894 chez C. G. Naumann à Leipzig par les soins du « Nietzsche-Archiv ».
À propos de Humain, trop humain, Nietzsche écrivit dans Ecce homo, une sorte d’autobiologie dont sa sœur nous a conservé quelques fragments : « Humain, trop humain est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : « Là où vous voyez des choses idéales, moi je vois — des choses humaines, hélas ! trop humaines ! » — Je connais mieux l’homme. — Un « esprit libre » ne signifie pas autre chose qu’un esprit affranchi, un esprit qui a repris possession de soi-même. Le ton, l’allure apparaissent complètement changés : ou trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. On dirait qu’un certain « intellectualisme » au goût aristocratique s’efforce constamment de dominer un courant de passion qui gronde par en dessous. À cet égard il est dans l’ordre que ce soit le centenaire de la mort de Voltaire précisément qui serve, en quelque sorte, d’excuse à une publication de ce genre en 1878 déjà. Car Voltaire est, par contraste avec tout ce qui écrivit après lui, avant tout un grand seigneur de l’esprit : ce que je suis moi aussi. — Le nom de Voltaire sur un écrit de moi, c’est là en réalité un progrès — vers moi-même. — Si l’on regarde de plus près, on découvre un esprit impitoyable qui connaît tous les recoins où s’abrite l’idéal, oùil a ses oubliettes et son dernier refuge. Armé d’une torche, mais dont la flamme ne tremble pas, il projette une lumière crue dans ce monde souterrain de l’idéal. C’est la guerre, mais la guerre sans poudre ni fumée, sans attitudes guerrières, sans gestes pathétiques ni contorsions, — car tout cela serait de l’ « idéalisme ». Tranquillement une erreur après l’autre est posée sur la glace ; l’idéal n’est pas réfuté, — il est congelé. — Ici par exemple c’est « le génie » qui gèle ; tournez le coin et vous verrez geler « le saint » ; sous une épaisse chandelle de glace gèle « le héros » ; pour finir c’est « la foi », ce qu’on appelle « la conviction » qui gèle : « la pitié » aussi se réfrigère considérablement, — presque partout gèle la « chose en soi »…
… Quand enfin le volume achevé fut entre mes mains — au profond étonnement du malade que j’étais, — j’en envoyais aussi deux exemplaires à Bayreuth. Par un trait d’esprit miraculeux du hasard, je reçus, à ce même moment un bel exemplaire du livret de Parsifal avec cette dédicace de Wagner : « À mon cher ami Frédéric Nietzsche, avec ses vœux et souhaits les plus cordiaux. Richard Wagner, conseiller ecclésiastique. » — Les deux livres s’étaient croisés. Il me sembla entendre comme un bruit fatidique : n’était-ce pas comme le cliquetis de deux épées qui se croisent ?… Vers la incme époque parurent les premiers numéros des « Bayreuther Blaetter » : je compris alors de quoi il était grand temps. — Ô prodige ! Wagner était devenu pieux… »