Humain, trop humain/VII
Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 347--).
La femme parfaite. — La femme parfaite est un
type plus élevé de l’humanité que l’homme parfait :
c’est aussi quelque chose de plus rare. — L’histoire
naturelle des animaux offre un moyen de rendre
cette proposition vraisemblable.
Amitié et mariage. — Le meilleur ami aura
probablement aussi la meilleure épouse, parce que
le bon mariage repose sur le talent de l’amitié.
Prolongement de la vie des parents. — Les dissonances non résolues dans les rapports de caractère et de tour d’esprit des parents continuent à
résonner dans l’être de l’enfant et produisent son
histoire passionnelle intérieure.
D’après la mère. — Chacun porte en soi une
image de la femme tirée d’après sa mère : c’est par
là qu’il est déterminé à respecter les femmes en
général ou à les mépriser ou à être au total indifférent à leur égard.
Corriger la nature. — Si l’on n’a pas un bon
père, on doit s’en faire un.
Pères et fils. — Les pères ont beaucoup à faire
pour compenser ce fait, qu’ils ont des fils.
Erreur de femmes distinguées. — Des femmes distinguées pensent qu’une chose n’existe même pas,
quand il n’est pas possible d’en parler dans le
monde.
Une maladie des hommes. — Contre la maladie
des hommes qui consiste à se mépriser, le remède
le plus sûr est qu’ils soient aimés d’une femme
adroite.
Une espèce de jalousie. — Les mères sont facilement jalouses des amis de leurs fils, quand ils ont
une influence marquée. Habituellement, ce qu’une
mère aime dans son fils, c’est plus elle-même que
son fils.
Déraison raisonnable. — Dans la maturité de
la vie et de l’intelligence, il vient à l’homme le
sentiment que son père a eu tort de l’engendrer.
Bonté maternelle. — Beaucoup de mères ont
besoin d’enfants heureux et honorés, beaucoup
d’enfants malheureux : autrement leur bonté de
mère ne pourrait se montrer.
Soupirs divers. — Quelques hommes ont soupiré de l’enlèvement de leur femme, la plupart
de ce que personne ne voulait la leur enlever.
Mariages d’amour. — Les unions qui sont conclues par amour (ce qu’on appelle les mariages
d’amour) ont l’erreur pour père et la nécessité (le
besoin) pour mère.
Amitié de femme. — Des femmes peuvent très bien lier amitié avec un homme ; mais pour la
maintenir — il y faut peut-être le concours d’une
petite antipathie physique.
Ennui. — Beaucoup de personnes, notamment
de femmes, ne ressentent pas l’ennui, parce qu’elles
n’ont jamais appris à travailler régulièrement.
Un élément de l’amour. — Dans toute espèce
d’amour féminin, il transparaît aussi quelque chose
de l’amour maternel.
L’unité de lieu et le drame. — Si les époux ne
vivaient pas ensemble, les bons mariages seraient
plus fréquents.
Suites habituelles du mariage. — Toute fréquentation qui n’élève pas abaisse, et inversement ; c’est
pourquoi les hommes descendent d’ordinaire quelque peu quand ils prennent femme, au lieu que les
femmes sont quelque peu élevées. Les hommes
trop spirituels ont autant besoin du mariage qu’ils
y font de résistance, comme à une médecine répugnante.
Enseigner à commander. — Aux enfants de famille
modestes, il faut autant enseigner le commandement, par le moyen de l’éducation, qu’à d’autres
enfants l’obéissance.
Vouloir être amoureux. — Des fiancés que la convenance a unis s’efforcent fréquemment de se rendre
amoureux pour échapper au reproche de froid calcul intéressé. De même que tels qui se tournent par
intérêt vers le christianisme s’efforcent de se rendre
réellement pieux ; car ainsi la grimace religieuse leur
devient plus facile.
Pas de halte dans l’amour. — Un musicien qui
aime le mouvement lent prendra les mêmes morceaux toujours plus lentement. C’est ainsi que dans
aucun amour il n’y a de halte.
Pudeur. — Avec la beauté des femmes augmente
en général leur pudeur.
Mariage en bonne condition. — Un mariage où
chacun veut par le moyen de l’autre atteindre un
but personnel est bien solide, par exemple quand la femme veut avoir par son mari la réputation,
le mari, l’amour par sa femme.
Nature de Protée. — Les femmes deviennent par
amour tout à fait ce qu’elles sont dans l’idée des
hommes dont elles sont aimées.
Aimer et posséder. — Les dames aiment la plupart
du temps un homme de valeur en sorte qu’elles
veulent l’avoir toutes seules. Elles le mettraient
volontiers en chartre privée, si leur vanité ne les
en dissuadait : celle-ci veut qu’à d’autres aussi il
paraisse un homme de valeur.
Épreuve d’un bon ménage. — La bonté d’un ménage
se prouve à ce qu’il comporte une fois une
« exception ».
Moyen de porter tout homme à tout. — On peut,
par les ennuis, les inquiétudes, l’accumulation de
travail et de pensées, tellement fatiguer et affaiblir
un homme quelconque, qu’il cesse de s’opposer à
une chose qui a un air de complication, et qu’il lui
cède, — c’est ce que savent les diplomates et les
femmes.
Honorabilité et honnêteté. — Les jeunes filles
qui ne veulent devoir qu’à l’attrait de leur jeunesse
le moyen de pourvoir à toute leur existence et
dont l’adresse est encore soufflée par des mères
avisées, ont juste le même but que les courtisanes,
sauf qu’elles sont plus malignes et plus malhonnêtes.
Masques. — Il y a des femmes qui, quelque recherche
que l’on y fasse, n’ont pas d’intérieur, mais
sont purement des masques. L’homme est à plaindre
qui s’abandonne à ces êtres quasi fantomatiques,
nécessairement incapables de satisfaire, mais c’est
elles justement qui sont capables d’éveiller le plus
fortement le désir de l’homme : il cherche leur
âme et continue toujours de la chercher.
Le mariage considéré comme une longue conversation.
— On doit au moment d’entrer en ménage
se poser cette question : Crois-tu bien pouvoir t’entretenir
avec cette femme jusqu’à ta vieillesse ? Tout
le reste du mariage est transitoire, mais la plus
grande partie de la vie commune est donnée à la
conversation.
Rêves de jeunes filles. — Les jeunes filles inexpérimentées se flattent de l’idée qu’il est en leur
pouvoir de faire le bonheur d’un homme ; plus
tard elles apprennent que cela équivaut à : déprécier un homme en admettant qu’il ne faut qu’une
jeune fille pour faire son bonheur. — La vanité des
femmes exige qu’un homme soit plus qu’un heureux mari.
Disparition de Faust et Marguerite. — Selon la
remarque très pénétrante d’un savant, les hommes
cultivés de l’Allemagne actuelle ressemblent à un
mélange de Méphistophélès et de Wagner, mais
pas du tout à des Faust : c’était Faust que leurs
grands-pères (au moins dans leur jeunesse) sentaient s’agiter en eux. Il y a donc — pour continuer
la proposition — deux raisons pour que les Marguerite ne leur conviennent pas. Et n’étant plus
demandées, il paraît bien qu’elles disparaissent.
Jeunes filles au lycée. — Pour tout au monde
n’allez pas transporter notre éducation de lycée
aux jeunes filles ! Vous qui souvent, de jeunes gens
pleins d’esprit, de feu, de désir de savoir — faites
des copies de leurs maîtres !
Sans rivales. — Les femmes remarquent facilement dans un homme si son âme est déjà prise ;
elles veulent être aimées sans rivales et lui reprochent le but de son ambition, ses devoirs politiques,
sa science et son art, s’il a une passion pour de pareilles choses. À moins pourtant qu’il n’en tire de
l’éclat, — alors elles espèrent, en se liant d’amour
avec lui, accroître en même temps leur éclat propre ; s’il en est ainsi, elles favorisent l’amant.
L’intelligence féminine. — L’intelligence des femmes se montre comme une maîtrise complète, présence d’esprit, utilisation de tous les avantages.
Elles la transmettent en héritage comme leur qualité fondamentale à leurs enfants, et le père y
ajoute le fond plus obscur de la volonté. Son influence détermine, pour ainsi dire, le rythme et
l’harmonie avec lesquels la vie nouvelle doit être
exécutée ; mais la mélodie en provient de la femme.
— Soit dit pour les gens qui sont capables de se
rendre compte : les femmes ont l’entendement, les
hommes la sensibilité et la passion. Cela n’est pas
contredit parce que les hommes portent en effet
leur entendement beaucoup plus loin : ils ont les
mobiles plus profonds, plus puissants ; ce sont ces
mobiles qui portent si loin leur entendement, qui en soi est quelque chose de passif. Les femmes
s’étonnent souvent sous cape du grand respect que
les hommes portent à leur sensibilité. Si, dans le
choix de leur conjoint, les hommes cherchent avant
tout un être profond, plein de sensibilité, les femmes au contraire un être habile, avisé et brillant,
on voit clairement, au fond, que l’homme recherche
l’homme idéal, la femme la femme idéale, qu’ainsi
ils ne cherchent pas le complément, mais l’achèvement de leurs propres avantages.
Jugement d’Hésiode confirmé. — C’est un indice
de l’habileté des femmes que presque partout elles
ont su se faire entretenir, comme des frelons dans
la ruche. Que l’on considère un peu ce qu’enfin
cela signifie à l’origine et pourquoi ce ne sont pas
les hommes qui se font entretenir par les femmes.
Assurément parce que la vanité et l’ambition masculine est plus grande que l’habileté féminine ; car
les femmes ont su, en se subordonnant, s’assurer
pourtant l’avantage prépondérant, même la domination. Même les soins à donner aux enfants ont pu
originairement être utilisés par l’habileté des femmes comme prétexte pour se soustraire autant que
possible au travail. Encore aujourd’hui elles s’entendent, lorsqu’elles sont réellement occupées, par
exemple à tenir le ménage, à en faire un étalage à perdre l’esprit, au point que les hommes font habituellement du mérite de cette occupation une estime dix fois trop forte.
Les myopes sont amoureux. — Parfois il suffit
déjà de lunettes plus fortes pour guérir l’amoureux ;
et qui aurait assez de puissance imaginativé pour
se représenter un visage, une taille, avec vingt ans
de plus, s’en irait peut-être très exempt de souci par
la vie.
Les femmes dans la haine. — Dans l’état de haine,
les femmes sont plus dangereuses que les hommes ;
d’abord parce qu’elles ne sont arrêtées dans leur
hostilité une fois en éveil par aucun scrupule d’équité, mais laissent tranquillement leur haine croître jusqu’aux dernières conséquences ; ensuite
parce qu’elles sont exercées à trouver les points !
malades (que tout homme, tout parti présente) et à
y porter leurs coups : en quoi leur esprit aiguisé en
poignard les sert excellemment (tandis que les hommes, reculant à l’aspect des blessures, deviennent
souvent magnanimes et miséricordieux),
Amour. — L’idolâtrie que les femmes professent
à l’égard de l’amour est au fond et originairement une invention de leur adresse, en ce sens que, par
toutes ces idéalisations de l’amour, elles augmentent
leur pouvoir et se montrent aux yeux des hommes
toujours plus désirables. Mais l’accoutumance séculaire
à cette estime exagérée de l’amour a fait
qu’elles sont tombées dans leur propre filet et ont
oublié cette origine. Elles-mêmes sont à présent
plus dupes encore que les hommes, et partant
souffrent plus aussi de la désillusion qui se produira
presque nécessairement dans la vie de toute
femme — à supposer qu’elle ait d’ailleurs assez
d’imagination etd’esprit pour pouvoir subir illusion
et désillusion.
À propos de l’émancipation des femmes. — Les
femmes peuvent-elles d’une façon générale être
justes, étant si accoutumées à aimer, à prendre
d’abord des sentiments pour ou contre ? C’est d’ailleurs
pour cela qu’elles sont rarement éprises des
choses, plus souvent des personnes ; mais quand
elles le sont des choses, elles en font aussitôt une
affaire de parti et ainsi en corrompent l’action pure
et innocente. De là naît un danger qui n’est pas méprisable,
si on leur confie la politique et certaines
parties de la science (par exemple l’histoire). Car
qu’y aurait-il de plus rare qu’une femme qui saurait
réellement ce que c’est que la science ? Les
meilleures mêmes nourrissent à son égard dans leur sein un mépris secret, comme si par quelque
point elles lui étaient supérieures. Peut-être tout
cela peut-il changer, en attendant c’est ainsi.
L’inspiration dans le jugement des femmes. — Ces
décisions soudaines sur le Pour ou le Contre que
les femmes ont coutume de donner, ces dévoilements vifs comme l’éclair de rapports personnels
par l’éclat de leurs sympathies et de leurs antipathies, bref les preuves de l’injustice féminine ont
été entourées d’une auréole par des hommes amoureux, comme si toutes les femmes avaient des inspirations de sagesse, même sans le trépied delphique et la couronne de laurier ; et leurs arrêts sont
longtemps après encore interprétés et justifiés
comme des oracles sibyllins. Mais si l’on considère que pour toute personne, pour toute chose,
on peut trouver quelque chose de favorable, mais
aussi bien quelque chose en sa défaveur, que toutes
les choses ont non seulement deux, mais trois et
quatre faces, il est vraiment difficile, en de telles
décisions soudaines, de se tromper complètement ;
on pourrait même dire : la nature des choses
est ainsi disposée, que les femmes ont toujours
raison.
Se laisser aimer. — Comme de deux personnes qui s’aiment, l’une est d’ordinaire la personne
aimante, l’autre l’aimée, cette croyance est née
qu’il y a dans tout commerce amoureux une quantité constante d’amour, que plus l’une en prend,
moins il en reste à l’autre. Par exception, il arrive
que la vanité persuade à chacune des deux personnes qu’Elle est celle qui doit être aimée ; en
sorte que l’une et l’autre veut se laisser aimer : de
là, spécialement dans le mariage, proviennent en
maintes façons des scènes moitié plaisantes, moitié
absurdes.
Contradictions dans des têtes féminines. — Comme
les femmes sont beaucoup plus occupées des personnes que des choses, il se concilie dans leur
cercle d’idées des tendances qui logiquement sont
en contradiction entre elles : elles ont coutume de
s’enthousiasmer justement pour les représentants
de ces tendances tour à tour et d’adopter leur système de pied en cap ; de façon pourtant qu’il se
produit un coin mort partout où une personnalité
nouvelle acquiert la prépondérance. Il arrive peut-être que toute la philosophie, dans la tête d’une
vieille femme, consiste en coins morts de ce genre.
Qui souffre le plus ? — Après une dispute et une
querelle personnelle entre une femme et un homme, l’une des parties souffre surtout à l’idée d’avoir
fait mal à l’autre ; au lieu que celle-là souffre surtout à l’idée de n’avoir pas fait à l’autre assez de
mal ; aussi s’efforce-t-elle par des larmes, des sanglots et des mines défaites, de lui faire encore le
cœur gros par la suite.
Occasion de magnanimité féminine. — Si l’on se met une fois au-dessus des exigences de la morale,
on pourrait examiner peut-être si la nature et la
raison ne mènent pas l’homme à plusieurs unions
successives, à peu près dans la forme suivante :
d’abord, à l’âge de vingt-deux ans, il épouserait
une jeune fille plus âgée, qui lui serait supérieure
intellectuellement et moralement et pourrait devenir son guide à travers les périls de la vingtaine
(ambition, haine, mépris de soi-même, passions de
toute espèce). L’amour de celle-ci se tournerait
ensuite entièrement en affection maternelle, et non
seulement elle supporterait, mais elle exigerait de
la façon la plus salutaire que l’homme, dans la
trentaine, contractât une union avec une fille toute
jeune, dont il prendrait à son tour en main l’éducation. — Le mariage est une institution nécessaire de vingt à trente ans, utile, mais non nécessaire, de trente à quarante : plus tard, elle devient
souvent pernicieuse et amène la décadence intellectuelle de l’homme.
Tragédie de l’enfance. — Il n’est sans doute
pas rare que des hommes à tendances nobles et
élevées aient à soutenir leur lutte la plus rude dans
leur enfance : par exemple parce qu’ils doivent maintenir leur manière de voir contre un père aux pensées basses, adonné à l’apparence et au mensonge ;
ou bien, comme lord Byron, vivre en lutte continuelle avec une mère puérile et colérique. Si l’on
a subi pareille épreuve, on ne se tourmentera pas,
sa vie durant, pour savoir quel a été réellement le
plus grand, le plus dangereux ennemi qu’on ait eu.
Sottise de parents. — Les plus grossières
erreurs dans l’appréciation d’un homme sont commises par ses parents : c’est un fait, mais comment
doit-on l’expliquer ? Les parents ont-ils trop d’expérience de leur enfant et ne sont-ils plus capables de la ramener à l’unité ? On remarque que les
voyageurs en pays étrangers ne saisissent bien que
dans les premiers temps de leur séjour les traits
spécifiques généraux d’un peuple ; plus ils apprennent à connaître ce peuple, plus ils désapprennent
à voir en lui ce qu’il y a de typique et de spécial.
Dès qu’ils peuvent voir de près, leurs yeux cessent
de voir loin. Faudrait-il dire que si les parents
jugent à faux l’enfant, c’est qu’ils n’ont jamais été placés assez loin de lui ? — Une toute autre
explication serait la suivante : les hommes ont
coutume de ne plus réfléchir sur leur entourage
proche, mais se contentent de l’accepter. Peut-être le manque de réflexion amené par l’habitude
chez les parents est-il cause qu’obligés de porter
une fois un jugement sur leurs enfants, ils le portent à faux.
Dans l’avenir du mariage. — Les nobles femmes,
d’esprit libre, qui prennent à tâche l’éducation et
le relèvement du sexe féminin, ne devraient pas
négliger un point de vue : le mariage conçu, dans
son idée la plus haute, comme l’union des âmes de
deux êtres humains de sexe différent, conclu par
conséquent, comme on l’espère de l’avenir, en vue
de produire et d’élever une nouvelle génération,
— un tel mariage, qui n’use de l’élément sensuel
que comme d’un moyen rare, occasionnel, pour
une fin supérieure, a vraisemblablement besoin,
il faut l’appréhender, d’un auxiliaire naturelle
concubinat. Car si, pour la santé de l’homme,
la femme mariée doit aussi servir à la satisfaction
exclusive du besoin sexuel, c’est dès lors un point
de vue faux, opposé aux buts visés, qui présidera
au choix d’une épouse : le souci de la postérité
sera accidentel, son heureuse éducation des plus
invraisemblables. Une bonne épouse, qui doit être une amie, une coadjutrice, une productrice,
une mère, un chef de famille, une gouvernante,
qui peut-être même doit, indépendamment de
l’homme, s’occuper de son affaire et de sa fonction propre, ne peut pas être en même temps une
concubine : ce serait d’une façon générale trop
lui demander. Il pourrait ainsi se produire dans
l’avenir le contraire de ce qui avait lieu à Athènes
au siècle de Périclès : les hommes, qui n’avaient
guère alors dans leurs femmes que des concubines,
se tournaient en outre vers les Aspasies, parce
qu’ils aspiraient aux attraits d’un commerce libérateur pour la tête et le cœur, tel que seuls peuvent
le procurer le charme et la souplesse intellectuelle
des femmes. Toutes les institutions humaines,
comme le mariage, n’admettent qu’un degré modéré d’idéalisation en pratique, autrement des
remèdes grossiers deviennent immédiatement nécessaires.
Période militante des femmes. — On pourra,
dans les trois ou quatre contrées civilisées de l’Europe, faire des femmes, par quelques siècles d’éducation, tout ce que l’on voudra, même des hommes,
non à la vérité au sens sexuel, mais enfin dans
tout autre sens. Sous une telle influence, elles auront
un jour reçu toutes les vertus et les forces des
hommes ; il est vrai qu’il leur faudra par-dessus le marché prendre aussi leurs faiblesses et leurs
vices ; cela, comme j’ai dit, on peut l’obtenir. Mais
comment supporterons-nous l’état de transition
amené par là, lequel peut lui-même durer plus
d’un siècle, durant lequel les sottises et les injustices féminines, leurs antiques attaches, prétendront encore l’emporter sur tout l’acquis, l’appris ?
Ce sera le temps où la colère constituera la passion
proprement virile, la colère de voir tous les arts et
les sciences inondés et engorgés d’un dilettantisme
inouï, la philosophie mourant sous le flux d’un
babil à perdre l’esprit, la politique plus fantaisiste
et plus partiale que jamais, la société en pleine
décomposition, parce que les gardiennes de la
morale ancienne seront devenues ridicules à leurs
propres yeux et se seront efforcées de se tenir à
tous égards en dehors de la morale. Si les femmes
en effet avaient en la morale leur plus grande puissance, à quoi devront-elles se prendre pour regagner une semblable mesure de puissance, une fois
qu’elles auront délaissé la morale ?
Esprit libre et mariage. — Les esprits libres
vivront-ils avec des femmes ? En général, je crois que,
pareils aux oiseaux véridiques de l’antiquité, étant
ceux qui pensent et disent la vérité du présent, ils
préféreront voler seuls.
Félicité du mariage. — Toute habitude ourdit
autour de nous un réseau toujours plus solide de
fils d’araignée ; et aussitôt nous nous apercevons
que les fils sont devenus des lacs et que nous-mêmes
restons au milieu, comme une araignée qui s’y est
prise et doit vivre de son propre sang. C’est pourquoi l’esprit libre hait toutes les habitudes et les
règles, tout le durable et le définitif, c’est pourquoi
il recommence toujours, avec douleur, à rompre
autour de lui le réseau : quoiqu’il doive souffrir par
suite bien des blessures petites et grandes — car
c’est de lui-même, de son corps, de son âme, qu’il
doit arracher ces fils. Il lui faut apprendre à aimer,
là où il haïssait, et réciproquement. Même il ne doit
pas lui être impossible de semer les dents du dragon sur le champ même où il faisait naguère couler
les cornes d’abondance de sa bonté. — On peut de
là conclure s’il est fait pour la félicité du mariage.
Trop près. — À vivre trop près d’un homme,
il nous arrive la même chose que si nous reprenons toujours une bonne gravure avec les doigts
nus : un beau jour nous avons dans les mains un
méchant papier sale et rien de plus. L’âme aussi
d’un homme est usée par un contact continuel ; du
moins elle finit par nous le paraître — nous ne revoyons jamais sa figure et sa beauté originelles,
— On perd toujours au commerce trop intime de
femmes et d’amis ; et parfois on y perd la perle de
sa vie.
Le berceau d’or. — L’esprit libre respirera toujours, quand il se sera enfin résolu à secouer ces
soins et cette vigilance maternels dont les femmes
l’entourent. Quel mal peut donc lui faire un air un
peu rude, qu’on écartait si anxieusement de lui, que
signifie un désavantage réel, une perte, un accident,
une maladie, une dette, une séduction de plus ou
de moins dans sa vie, comparé au manque de liberté
du berceau d’or, de cet étalage de paon faisant la
roue et du sentiment pénible de devoir encore être
reconnaissant parce qu’il est surveillé et gâté
comme un nourrisson ? C’est pourquoi le lait que
lui verse la sollicitude maternelle des femmes de
son entourage peut si facilement se changer en fiel.
Victime volontaire. — Il n’est pas pour les femmes de mérite un meilleur moyen de rendre la vie
facile à leurs maris, lorsqu’ils sont célèbres et grands,
que de devenir comme le réceptacle de la défaveur
générale et de la mauvaise humeur occasionnelle
des autres hommes. Les contemporains ont coutume de passer à leurs grands hommes bien des erreurs et des sottises, des actes même d’injustice
grossière, pourvu qu’ils trouvent quelqu’un que,
victime volontaire, ils peuvent maltraiter et immoler pour soulager leur conscience. Il n’est pas rare
qu’une femme trouve en soi l’ambition de s’offrir à
un tel sacrifice, et dans ce cas l’homme peut être
fort satisfait — à condition d’être assez égoïste
pour supporter dans son voisinage ce parafouclre,
paratonnerre et parapluie volontaire.
Aimables adversaires. — L’inclination naturelle
des femmes à une existence et à des relations paisibles, unies, heureusement concordantes, ce que
leurs influences jettent d’huile et de calme sur la
mer de la vie travaille involontairement à l’encontre de l’élan intérieur héroïque de l’esprit libre.
Sans qu’elles s’en aperçoivent, les femmes agissent
comme qui retirerait les pierres du chemin du minéralogiste en excursion, pour que son pied ne
s’y heurte pas, — tandis qu’il ne s’est mis en campagne que pour s’y heurter.
Discord de deux consonnances. — Les femmes
veulent servir et y mettent leur bonheur ; et l’esprit libre veut n’être pas servi et y met son bonheur.
Xanthippe. — Socrate trouva une femme telle
qu’il la lui fallait — mais lui-même ne l’aurait jamais
recherchée s’il l’avait assez connue ; l’héroïsme de
ce libre esprit ne serait pas tout de même allé si
loin. Le fait est que Xanthippe le poussa toujours
davantage dans sa mission propre en lui rendant la
maison et le foyer inhabitables et inhospitaliers :
elle lui apprit à vivre dans les rues et partout où
l’on pouvait bavarder et rester oisif, et par là fit de
lui le plus grand dialecticien des rues d’Athènes ;
lequel dut enfin se comparer lui-même à un taon
qu’un dieu avait placé sur le garrot du beau cheval
Athènes, pour ne le laisser jamais en repos.
Aveugle pour le lointain. — De même que les
mères n’ont proprement de sens et d’yeux que pour
les douleurs visibles et sensibles de leurs enfants,
ainsi les femmes d’hommes aux aspirations élevées
ne peuvent prendre sur elles de voir leurs époux
souffrants, indigents et méprisés, — cependant que
peut-être tout cela non seulement marque qu’ils ont
bien choisi leur direction de vie, mais encore est un
sûr garant que leurs grandes fins devront quelque
jour être atteintes. Les femmes intriguent toujours secrètement contre l’élévation d’âme de leurs
maris ; elles veulent les frustrer de leur avenir, au profit d’un présent exempt de peines et confortable.
Puissance et liberté. — Si haut que les femmes
portent le respect de leurs maris, elles respectent
néanmoins plus encore les forces ef les conceptions
reconnues par la société : elles sont accoutumées
depuis des siècles à marcher inclinées devant toute
domination, les mains croisées sur la poitrine, et
désapprouvent tout soulèvement contre la puissance publique. C’est pourquoi elles vont toujours
s’accrocher, sans seulement en former l’intention,
mais plutôt par une espèce d’instinct, comme un
sabot dans les roues d’un mouvement indépendant
de libre-pensée et mènent à l’occasion leurs maris
au plus haut degré d’impatience, surtout quand ils
se disent encore que c’est l’amour qui au fond y
pousse leurs femmes. Désapprouve ! les moyens des
femmes et rendre un magnanime hommage aux
mobiles de ces moyens, — c’est là la manière des
hommes et souvent aussi Je désespoir des hommes.
Ceterum censeo. — Il y a de quoi rire à voir une
société de sans-le-sou décréter la suppression de
l’héritage, et il n’y a pas moins de quoi rire à voir
des gens sans enfants travailler à donner effectivement des lois à un pays : — ils n’ont certes pas sur leur navire assez de lest pour faire voile avec
assurance sur l’océan de l’avenir. Mais il paraît
également absurde que celui qui a pris pour tâche
la connaissance la plus générale et l’estimation de l’ensemble des êtres, s’aille charger de
soucis personnels de famille, d’entretien, de protection, de tutelle de femme et d’enfant, et déployer
devant son télescope ce voile opaque qui laisse à
peine pénétrer quelques rayons du monde lointain
des astres. Ainsi j’arrive, moi aussi, à ce principe,
que, dans ce qui touche aux hautes spéculations
philosophiques, tous les gens mariés sont suspects.
Pour finir. — Il y a bien des espèces de ciguë et d’ordinaire le sort trouve une occasion de porter aux lèvres de l’esprit libre une coupe de cette boisson empoisonnée, — pour le « punir », comme dit alors tout le monde. Que feront alors les femmes autour de lui ? Elles se mettront à crier, à gémir et peut-être à troubler le repos vespéral du penseur : c’est ce qu’elles firent dans la prison d’Athènes. « Ô Criton, commande donc à quelqu’un de mener ces femmes dehors ! » dit enfin Socrate.