Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux Élément soumis aux droits d’auteur..
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5p. 247-314).




CHAPITRE V


CARACTÈRES DE HAUTE ET BASSE CIVILISATION



224.

Ennoblissement par dégénérescence. — On peut apprendre de l’histoire que la lignée d’un peuple qui se conserve le mieux, c’est celle où la plupart des hommes ont un vif sentiment commun, par suite de l’identité de leurs principes essentiels accoutumés et indiscutables, conséquemment par suite de leur croyance commune. C’est là que se fortifient les bonnes et honnêtes mœurs, là que l’on apprend la subordination de l’individu, que le caractère reçoit d’abord la fixité rien que par ses attaches et l’accroît ensuite constamment par éducation. Le danger de ces communautés, fondées sur des individus caractéristiques d’une même sorte, est l’abêtissement peu à peu accru par hérédité, lequel suit d’ailleurs toujours la stabilité ainsi que son ombre. Ce sont les individus plus indépendants, moins sûrs et moralement plus faibles, de qui dépend, dans de pareilles communautés, le progrès intellectuel ; ce sont les hommes qui recherchent la nouveauté et surtout la diversité. Un nombre infini d’hommes de cette espèce périssent, à cause de leur faiblesse, sans action visible ; mais en somme, surtout s’ils ont des descendants, ils servent d’ameublissement et portent de temps en temps un coup à l’élément stable d’une communauté. À cet endroit blessé et affaibli, quelque élément neuf s’inocule en quelque sorte à l’ensemble de l’être ; mais il faut que sa force générale soit assez grande pour recevoir en son sang cet élément neuf et se l’assimiler. Les natures dégénérescentes sont d’extrême importance partout où doit s’accomplir un progrès. Tout progrès en somme doit être précédé d’un affaiblissement partiel. Les natures les plus fortes conservent le type fixe, les plus faibles contribuent à le développer. — Quelque chose d’analogue se produit pour les hommes pris isolément ; rarement une décadence, une lésion, même une faute, et généralement une perte corporelle ou morale, est sans profit d’un autre côté. L’homme maladif par exemple aura peut-être, au sein d’une race guerrière et turbulente, plus d’occasion de vivre pour lui-même et par là de devenir plus calme et plus sage, le borgne aura un œil plus fort, l’aveugle verra plus profond dans l’être intime et en tout cas entendra plus finement. Dans ces conditions, le fameux combat pour l’existence me paraît n’être pas le seul point de vue d’où peut être expliqué le progrès ou l’accroissement de force d’un homme, d’une race. Il y a plutôt concours de deux éléments divers : d’abord, l’augmentation de la force stable plar l’union des esprits dans la communauté de croyance et de sentiment ; puis la possibilité d’atteindre des fins plus hautes par le fait qu’il apparaît des natures dégénérescentes, et par suite des affaiblissements et des lésions de cette force stable ; c’est précisément la nature la plus faible qui, étant la plus délicate et la plus indépendante, rend tout progrès généralement possible. Un peuple qui devient sur un point gangrené et faible, mais dans l’ensemble est encore robuste et sain, est capable de recevoir l’infection de l’élément neuf et de se l’incorporer à son avantage. Chez l’homme pris isolément, la tâche de l’éducation est celle-ci : lui faire une assiette si ferme et si sûre que, dans l’ensemble, il ne puisse plus être du tout détourné de sa route. Mais alors le devoir de l’éducateur est de lui faire dés blessures ou de mettre à profit les blessures que lui fait la destinée, et lorsque ainsi la douleur et le besoin sont nés, il peut y avoir aux endroits blessés inoculation de quelque chose de neuf et de noble. Toute sa nature l’accueillera en elle-même et plus tard laissera l’ennoblissement se marquer dans ses fruits. — En ce qui concerne l’État, Machiavel dit que « la forme des gouvernements est de fort peu d’importance, quoi que des gens à demi cultivés pensent autrement. Le but principal de l’art de la politique devrait être la durée, qui l’emporte sur toute autre qualité, étant,de beaucoup plus précieuse que la liberté. » Ce n’est que dans une grande durée sûrement fondée et assurée qu’une constante évolution et une inoculation ennoblissante sont en somme possibles. À la vérité, d’ordinaire la dangereuse compagne de toute durée, l’autorité, se mettra en garde là-contre.

225.

Esprit libre, conception relative. — On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne l’attend de lui à cause de son origine, de ses relations, de sa situation et de son emploi ou à cause des vues régnantes du temps. Il est l’exception, les esprits serfs sont la règle ; ceux-ci lui reprochent que ses libres principes doivent communiquer un mal à leur origine, ou bien aboutir à des actions libres, c’est-à-dire à des actions qui ne se concilient pas avec la morale dépendante. De temps à autre, l’on dit aussi que tels ou tels libres principes doivent être dérivés d’une subtilité ou d’une excitation mentale, mais qui parle ainsi n’est que là malice, qui elle-même ne croit pas à ce qu’elle dit, mais veut s’en servir pour nuire : car le libre esprit a d’ordinaire le témoignage de la bonté et de la pénétration supérieure de son intelligence écrit sur son visage si lisiblement que les esprits dépendants le comprennent assez bien. Mais les deux autres dérivations de la libre-pensée sont loyalement entendues ; le fait est qu’il se produit beaucoup d’esprits libres de l’une ou de l’autre sorte. Mais ce pourrait être une raison pour que les principes auxquels ils sont parvenus par ces voies fussent plus vrais et plus dignes de confiance que ceux des esprits dépendants. Dans la connaissance de la vérité, il s’agit de ce qu’on l’a, non pas de savoir par quel motif on l’a cherchée, par quelle voie on l’a trouvée. Si les esprits libres ont raison, les esprits dépendants ont tort, peu importe que les premiers soient arrivés au vrai par immoralité, que les autres, par moralité, se soient jusqu’ici tenus au faux. — Au reste, il n’est pas de l’essence de l’esprit libre d’avoir des vues plus justes, mais seulement de s’être affranchi du traditionnel, que ce soit avec bonheur ou avec insuccès. Pour l’ordinaire toutefois il aura la vérité ou du moins l’esprit de la recherche de la vérité de son côté : il cherche des raisons, les autres une croyance.

226.

Origine de la foi. — L’esprit dépendant n’occupe pas sa position par des raisons mais par l’habitude ; s’il est par exemple chrétien, ce n’est pas qu’il ait eu la vue des diverses religions et le choix entre elles ; s’il est Anglais, ce n’est pas qu’il se soit décidé pour l’Angleterre, mais il a trouvé existantes la chrétienté et l’Angleterre et les a admises sans raison, comme un homme qui est né dans un pays vignoble devient buveur de vin. Plus tard, lorsqu’il était chrétien et Anglais, il a peut-être aussi trouvé de son fonds quelques raisons en faveur de son habitude ; on a beau renverser ces raisons, on ne le renverse pas par là de toute sa position. Qu’on oblige par exemple un esprit dépendant à donner ses raisons contre la bigamie, on verra par expérience si son zèle sacré pour la monogamie repose sur des raisons ou sur l’accoutumance. L’accoutumance à des principes intellectuels sans raisons est ce qu’on nomme croyance.

227.

Conclu des conséquences au fondé et non-fondé. — Tous les états et ordres de la société : les classes, le mariage, l’éducation, le droit, tout cela n’a sa force et sa durée que dans la foi qu’y ont les esprits serfs, — partant dans l’absence de raisons, au moins dans le fait qu’on écarte les questions touchant leurs raisons. C’est ce que les esprits serfs n’aiment pas à concéder, et ils sentent bien que c’est un pudendum. Le christianisme, qui était fort innocent dans ses fantaisies intellectuelles, ne remarquait rien de ce pudendum, demandait de la foi, et rien que de la foi, repoussant avec passion la demande de raisons justificatives ; il attirait l’attention sur la conséquence de la foi : Vous allez dès à présent sentir l’avantage de la foi, expliquait-il, vous allez devenir heureux par elle. En fait, c’est ainsi que l’État se conduit, et tout père élève son fils de pareille façon : Tiens seulement cela pour vrai, dit-il, tu sentiras comme cela fait du bien. Mais cela signifie que de l’utilité personnelle que rapporte une opinion, on est censé tirer la preuve de sa vérité ; le rapport d’une théorie passe pour garantie de sa sûreté et de sa justification intellectuelles. C’est comme si le prévenu disait devant le tribunal : Mon défenseur ne dit que la vérité, car regardez seulement ce qui suit de son discours : je serai acquitté. — Comme les esprits serfs ont leurs principes à cause de leur utilité, ils conjecturent de même à l’égard de l’esprit libre, qu’il cherche également son utilité par ses convictions et ne tient pour vrai que ce qui l’édifie. Or, comme ce qui paraît lui être utile est justement l’opposé de ce qui est utile à ses compatriotes ou confrères, ils admettent que ses principes leur sont dangereux ; ils disent et sentent ceci : Il ne peut pas avoir raison, car il lious cause du dommage.

228.

Le caractère fort et bon. — La servitude des convictions, devenue par l’habitude instinct, conduit à ce que l’on nomme force de caractère. Quand quelqu’un agit par un petit nombre de motifs, mais toujours les mêmes, ses actions acquièrent une grande énergie ; si ces actions sont d’accord avec les principes des esprits serfs, elles sont approuvées et provoquent chez celui qui les fait le sentiment de la bonne conscience. Un petit nombre de motifs, une action énergique et une bonne conscience constituent ce que l’on nomme force de caractère. À l’homme de caractère tort manque la connaissance des multiples possibilités et directions de l’action ; son intelligence est dépendante, serve, puisqu’elle ne lui montre en un cas donné que deux possibilités tout au plus ; entre elles il doit alors faire nécessairement un choix conforme à toute sa nature, et il le fait facilement et vite, n’ayant pas à choisir entre cinquante possibilités. L’entourage éducateur veut rendre tout homme dépendant, en lui mettant toujours devant les yeux le plus petit nombre de possibilités. L’individu est traité par ses éducateurs comme s’il était, à la vérité, quelque chose de nouveau, mais devait devenir une réplique. Si l’homme apparaît d’abord comme quelque chose d’inconnu qui n’a jamais existé, il doit être réduit à quelque chose de connu, de déjà existant. Ce qu’on appelle bon caractère chez un enfant,c’est la preuve qu’il est serf du fait existant ; en se mettant du côté des esprits serfs, l’enfant, annonce d’abord son sens commun qui s’éveille ; mais en se fondant sur ce sens commun, il se rendra plus tard utile à son état ou à sa classe.

229.

Mesure des choses dans les esprits serfs. — Il y a quatre espèces de choses dont les esprits serfs disent qu’elles sont justifiées. Premièrement : toutes les choses qui ont de la durée sont justifiées ; deuxièmement : toutes les choses qui ne nous sont pas fâcheuses sont justifiées ; troisièmement : toutes les choses qui nous portent avantage sont justifiées ; quatrièmement : toutes les choses pour lesquelles nous avons fait des sacrifices sont justifiées. Ce dernier point explique, par exemple, pourquoi une guerre qui a été commencée contre la volonté du peuple est continuée avec enthousiasme dès le moment que des sacrifices ont été faits. — Les esprits libres qui plaident leur cause au forum des esprits serfs ont à démontrer qu’il y a toujours eu des esprits libres, partant que la liberté de l’esprit a de la durée, ensuite qu’ils ne veulent pas être fâcheux, et enfin qu’ils portent dans l’ensemble avantage aux esprits serfs ; mais comme ils ne peuvent les convaincre de ce dernier point, il ne leur sert de rien d’avoir démontré le premier et le deuxième.

230.

Esprit fort. — Comparé avec celui qui a la tradition de son côté et n’a pas besoin de raisons pour sa conduite, l’esprit libre est toujours faible, notamment dans l’action : car il connaît trop de motifs et de points de vue et par là sa main est peu sûre, mal exercée. Or quel moyen y a-t-il de le rendre pourtant relativement fort, au point de pouvoir au moins se soutenir et de ne pas périr sans effet ? Comment naît l’esprit fort (der starke Geist) ? C’est dans un cas particulier le problème de la production du génie. D’où vient l’énergie, la force inflexible, la persistance avec laquelle l’individu, contre la tradition, tâche d’acquérir une connaissance tout individuelle du monde ?

231.

La production du génie. — L’ingéniosité du prisonnier à chercher des moyens de s’évader, l’utilisation la plus froide et la plus patiente du plus petit avantage, peut enseigner quel procédé emploie quelquefois la nature pour réaliser le génie, — mot que je prie d’entendre sans aucun arrière-goût de mythologie et de religion : elle l’enferme dans un cachot et excite son désir de se délivrer au point le plus extrême. — Ou avec une autre image : un homme qui s’est tout à fait égaré dans sa route en forêt, mais s’efforce avec une énergie non commune d’arriver dans une direction quelconque au plein air, découvre parfois un chemin nouveau, que personne ne connaissait : ainsi se produisent les génies dont on célèbre l’originalité. — On a déjà mentionné qu’une mutilation, une déviation, un défaut sensible d’un organe donne fréquemment l’occasion pour qu’un autre organe prenne un développement extraordinairement bon, parce qu’il doit pourvoir à sa propre fonction et encore à une autre. C’est par là qu’il faut s’expliquer l’origine de plus d’un talent brillant. — De ces indications générales sur la production du génie, qu’on fasse l’application au cas spécial du parfait esprit libre.

232.

Conjecture sur l’origine de la liberté de l’esprit. — Tout comme les glaciers s’accroissent, lorsque dans les contrées équatoriales le soleil fait tomber ses feux sur la mer avec plus de chaleur qu’auparavant, de même aussi une liberté de l’esprit très forte, gagnant du terrain tout autour d’elle, peut être un témoignage que la chaleur du sentiment s’est quelque part accrue d’une façon extraordinaire.

233.

La voix de l’histoire. — Dans son ensemble l’histoire semble donner sur la production du génie la leçon suivante : Maltraitez et torturez les hommes — crie-t-elle aux passions Envie, Haine et Jalousie — poussez-les à l’excès l’un contre l’autre, le peuple contre le peuple, et cela durant des siècles ! Alors peut-être jaillira en flamme, comme d’une étincelle écartée en son vol de la terrible énergie ainsi allumée, tout d’un coup la lueur du génie ; la volonté, comme un coursier rendu furieux par l’éperon du cavalier, éclatera alors et bondira sur un autre domaine. — Qui viendrait à la pleine conscience sur la production du génie et voudrait réaliser pratiquement le procédé que la nature y emploie d’ordinaire devrait être juste aussi méchant et sans scrupule que la nature. — Mais peut-être nous sommes-nous mal entendus.

234.

Valeur de la mi-chemin. — Peut-être la production du gcnie n’est-elle réservée qu’à une période de temps limitée de l’humanité. Car on ne peut attendre encore de l’avenir de l’humanité tout ce que les conditions très déterminées de n’importe quel passé pouvaient seules produire ; par exemple, les étonnants effets du sentiment religieux. Celui-ci même a eu son temps et beaucoup de très bonnes choses ne peuvent plus seproduire, parce que de lui seul elles pouvaient se produire. Ainsi il n’existera plus désormais un horizon de vie et de civilisation borné par la religion. Peut-être même le type du saint n’est-il possible que dans une certaine servitude de l’intelligence, dont, à ce qu’il semble, c’en est fait pour tout l’avenir. Et de même la supériorité de l’intelligence a peut-être été réservée à un seul âge de l’humanité : elle s’est développée — et se développe, car nous vivons encore dans cet âge — quand une énergie extraordinaire de volonté, longtemps accumulée, s’est exceptionnellement vouée à des fins

intellectuelles par héritage. C’en sera fait de cette supériorité, lorsque cette fureur et cette énergie ne seront plus retenues par degrands freins. L’humanité arrive peut-être, à moitié de sa route, à la moitié de son temps d’existence, plus près de son but propre qu’à la fin. Il se pourrait que des forces, celles par qui l’art par exemple est conditionné, vinssent à périr complètement ; le plaisir du mensonge, de l’imprécis, du symbolisme, de l’ivresse, de l’extase, pourrait tomber dans le mépris. Oui, si jamais la vie est organisée en un État parfait, il n’y aura plus à tirer du présent aucun motif de poésie, et ce seraient alors uniquement les hommes arriérés qui demanderaient une fiction poétique. Ceux-là jetteraient alors du moins avec mélancolie un regard en arrière, vers les temps de l’État imparfait, de la société à demi barbare, vers nos temps.

235.

Génie et État idéal en contradiction. — Les socialistes désirent établir le bien-être pour le plus grand nombre possible. Si la patrie durable de ce bien-être, l’État parfait, était réellement atteinte, le bien-être détruirait le terrain d’où naissent la grande intelligence et généralement l’individualité puissante : je veux dire la forte énergie. L’humanité serait trop inerte, une fois cet État réalisé, pour pouvoir produire encore le génie. Ne faudrait-il pas pour cette raison souhaiter que la vie conserve son caractère violent et que des forces et des énergies sauvages soient sans cesse de nouveau appelées à naître ? Or le cœur chaud, sympathique, veut justement la suppression de ce caractère violent et sauvage, et le cœur le plus chaud que l’on puisse s’imaginer serait aussi celui qui la demanderait le plus passionnément : et cependant c’est justement de ce caractère sauvage et violent de la vie que sa passion a pris son feu, sa chaleur, et jusqu’à son existence ; le cœur chaud veut donc la suppression de son fondement, l’anéantissement de lui-même, c’est-à-dire enfin qu’il veut quelque chose d’illogique, il n’est pas intelligent. La plus haute intelligence et le cœur le plus chaud ne peuvent pas se concilier dans une personne, et le sage qui porte un jugement sur la vie se met au-dessus même de la bonté et ne la considère que comme une chose de laquelle il y a lieu de faire abstraction dans le calcul total de la vie. Le sage doit s’opposer à ces souhaits extravagants de la bonté inintelligente, parce qu’il s’agit pour lui de la persistance de son type et de la production finale de l’intelligence supérieure ; du moins il n’aura pas le désir de voir se fonder l’ « état parfait », étant donné que des individus inertes seuls y auront place. Christ, au contraire, qu’il nous plaît de considérer une fois comme le cœur le plus chaud, réclamait l’abêtissement des hommes, se mettait du côté des pauvres d’esprit et arrêtait la production de la grande intelligence : et c’était logique. Le type opposé, le sage parfait — on peut bien le dire d’avance — sera nécessairement aussi opposé à la production d’un Christ. — L’État est une habile organisation pour la protection des individus les uns contre les autres : si l’on exagère son ennoblissement, il arrivera enfin que l’individu sera par lui affaibli, voire dissous — qu’ainsi le but original de l’État sera anéanti de la façon la plus radicale.

236.

Les zones de la civilisation. — On peut dire par comparaison que les époques de la civilisation répondent aux zones des divers climats, sauf que celles-là sont à la suite les unes des autres et non, comme les zones géographiques, à côté les unes des autres. En comparaison de la zone tempérée de civilisation, dans laquelle notre lâche est de passer, la dernière fait en gros l’impression d’un climat tropical. Violents contrastes, brusque succession de jour et de nuit, chaleur et magnificence de coloris, l’adoration de tout ce qui est soudain, mystérieux, effrayant, la rapidité des orages qui éclatent, partout le prodigue débordement des cornes d’abondance de la nature : et au contraire, dans notre civilisation, un ciel clair, quoique non lumineux, un air assez stable, de la fraîcheur, du froid même à l’occasion : ainsi les deux zones s’opposent l’une à l’autre. Quand nous voyons là-bas comment les passions les plus furieuses sont domptées et brisées avec une étrange force par des conceptions métaphysiques, cela nous fâche comme si, sous les tropiques, des tigres sauvages étaient étouffés devant nos yeux sous les anneaux de monstrueux serpents ; notre climat manque de pareils phénomènes, notre imagination est modérée, même en rêve il ne nous arrive pas ce que des peuples antérieurs voyaient à l’état de veille. Mais faudrait-il ne point nous féliciter de ce changement, avouer même que les artistes ont essentiellement perdu à la disparition de la civilisation tropicale et nous trouvent, nous autres non-artistes, un peu trop de sang-froid ? En ce sens, les artistes ont peut-être raison de nier le « progrès », car en effet : on peut mettre en doute si les trois derniers mille ans montrent une marche progressive dans les arts. De même un philosophe métaphysicien, comme Schopenhauer, n’aura pas de motif de reconnaître le progrès, s’il considère les quatre derniers millénaires au point de vue de laphilosophie métaphysique et de la religion — Mais à notre sens l’existence de la l’histoire de la civilisation se déroule devant le regard, comme un réseau de conceptions méchantes, et nobles, vraies et fausses, et qu’au spectacle de ces fluctuations, on se sent souffrir presque du mal de mer, on comprend quelle consolation se trouve dans la conception d’un Dieu en devenir : celui-ci se dévoile toujours de plus en plus dans les transformations et les destinées de l’humanité, tout n’est pas mécanisme aveugle, jeu réciproque de forces n’ayant ni sens ni but. — La divinisation du devenir est une perspective métaphysique — comme du haut d’un phare au bord de la mer de l’histoire, — où une génération d’érudits trop historiens trouvaient leur consolation ; là-dessus on n’a pas le droit de s’irriter, quelque erronée que puisse être cette conception. Seul, un homme qui, comme Schopenhauer, nie l’évolution, ne sent rien non plus de la misère de cette fluctuation historique, et peut donc, ne sachant, ne sentant rien de ce Dieu en devenir et du besoin de l’admettre, exercer sa raillerie avec justice.

239.

Les fruits selon la saison. — Tout avenir meilleur qu’on souhaite à l’humanité est nécessairement aussi, à beaucoup d’égards, un pire avenir : car c’est vision, de croire qu’un nouveau degré supérieur de l’humanité réunira tous les avantages des degrés antérieurs et, par exemple, doit produire aussi la forme la plus haute de l’art. Disons plutôt que toute saison a ses avantages et ses grâces et exclut ceux des autres. Ce qui est né de la religion et dans son voisinage ne renaîtra plus, une fois qu’elle est détruite ; c’est tout au plus si des rejetons égarés, tard venus, peuvent conduire à l’illusion à ce sujet, tout comme le souvenir de l’art antique qui perce momentanément : état de choses qui trahit bien le sentiment de la perte, du manque, mais ne prouve pas l’existence d’une force dont un nouvel art pourrait naître.

240.

Gravité croissante du monde. — Plus s’élève la culture d’un homme, plus il y a de domaines soustraits à la moquerie, à la raillerie. Voltaire était du fond du cœur reconnaissant au ciel pour l’invention du mariage et de l’Église : pour avoir si bien pourvu à son ébaudissement. Mais lui et son siècle, et avant lui le XVIe siècle, ont poussé à bout la raillerie sur ce thème ; tout ce qu’on fait encore de mots à ce sujet est tardif et surtout à trop bon marché pour donner envie aux chalands. Aujourd’hui l’on demande les causes : c’est l’âge du sérieux. À qui importe-t-il encore aujourd’hui de voir à la lueur de la moquerie les différences entre la réalité et l’apparence prétentieuse, entre ce qu’est l’homme et ce qu’il veut représenter ? Le sentiment de ce contraste agit aussitôt tout autrement, dès qu’on recherche les causes. Plus un homme comprend profondément la vie, moins il raillera, sauf que peut-être il raillera encore la « profondeur de sa compréhension ».

241.

Génie de la civilisation. — Si quelqu’un voulait imaginer un génie de la civilisation, comment serait-il fait ? Il emploie comme instruments le mensonge, la violence, l’égoïsme le moins scrupuleux avec tant de sûreté, qu’on ne pourrait l’appeler qu’un méchant être démoniaque ; mais ses fins, qui çà et là transparaissent, sont grandes et bonnes. C’est un Centaure, demi-bête, demi-homme, et qui de plus encore a des ailes d’ange à la tête.

242.

Education miraculeuse. — L’intérêt de l’éducation n’acquiert une grande force que du moment où l’on abandonne la foi en un Dieu et sa providence : tout comme l’art de guérir n’a pu fleurir que lorsque cessa la foi aux cures miraculeuses. Jusqu’aujourd’hui tout le monde croit encore à l’éducation miraculeuse : du plus grand désordre, fins obscures, circonstances défavorables, on a bien vu grandir les hommes les plus féconds, les plus puissants : comment cela pourrait-il se faire à l’état normal ? — Aujourd’hui l’on va bientôt regarder de plus près même ces cas-là, les examiner plus soigneusement : on n’y découvrira jamais des miracles. Dans des conditions égales, nombre d’hommes périssent continuellement, l’unique individu sauvé en est devenu d’ordinaire plus fort, parce qu’il a supporté ces circonstances fâcheuses grâce à une force innée indestructible et y a encore trouvé pour cette force exercice et accroissement : ainsi s’explique le miracle. Une éducation qui ne croit plus au miracle aura à prendre garde à trois choses : premièrement combien d’énergie est héritée ? deuxièmement, par où peut encore être allumée une nouvelle énergie ? troisièmement, comment l’individu peut-il être approprié à ces exigences si multiples de la culture, sans qu’elles se troublent et dissolvent son unité ? — bref, comment l’individu peut-il être initié au contrepoint de la culture privée et publique, comment peut-il à la fois suivre la mélodie et, comme mélodie, lui donner un accompagnement ?

243.

L’avenir du médecin. — Il n’y a point aujourd’hui de profession qui donne lieu à un progrès aussi haut que celle du médecin ; notamment depuis que les médecins spirituels, les soi-disant guérisseurs d’âmes, ne peuvent plus exercer avec l’approbation publique leurs arts de conjuration, et qu’un homme cultivé se détourne d’eux sur son chemin. Le plus haut point de culture intellectuelle d’un médecin n’est pas atteint aujourd’hui quand il connaît les meilleures méthodes modernes, qu’il y est exercé et qu’il sait faire ces conclusions rapides des effets aux causes, par quoi les diagnosticiens sont célèbres : il lui faut en outre avoir une éloquence qui s’accommode à chaque individu et lui tire le cœur du ventre, une virilité dont l’aspect seul chasse la timidité (le ver rongeur de tous les malades), une souplesse diplomatique dans les rapports avec ceux qui ont besoin de joie pour leur guérison et ceux qui doivent (et peuvent) se faire une joie des causes de santé, l’ingéniosité d’un agent de police et d’un procureur à deviner les secrets d’une âme sans les trahir, — bref un bon médecin a besoin aujourd’hui des procédés et des privilèges d’art de toutes les autres professions : c’est ainsi pourvu qu’il est en état de devenir un bienfaiteur pour la société tout entière, par l’accroissement des bonnes œuvres, de la joie et de la fécondité intellectuelles, par la protection contre les méchantes pensées, principes, roueries (dont la source écœurante est si souvent le bas-ventre), par la reconstitution d’une aristocratie de corps et d’esprit (en faisant et empêchant les mariages), par la bienfaisante suppression de tous les soi-disant tourments d’âme et remords de conscience : ainsi seulement il deviendra d’un « médecin » un Sauveur, et sans avoir besoin de faire aucun miracle ; inutile aussi qu’il se fasse mettre en croix

244.

Dans le voisinage de la folie. — La somme des sentiments, des connaissances, des expériences, par conséquent tout le faix de la culture, est devenue si grande, qu’une surexcitation des forces nerveuses et pensantes est le péril général, que même les classes cultivées des pays européens sont absolument névrosées et que presque chacune de leurs plus grandes familles s’est, dans un de ses membres, avancée tout près de l’aliénation. Il est vrai d’ailleurs qu’on va rechercher aujourd’hui la santé par tous les moyens ; mais pour le principal, reste la nécessité de diminuer cette excitation du sentiment, ce fardeau de culture oppressant, qui, dût-elle même être achetée au prix de lourdes pertes, nous donne lieu cependant de former le grand espoir d’une nouvelle Renaissance. On est redevable au christianisme, aux philosophes, poètes, musiciens, d’une abondance de sentiments profondément excités : pour que ceux-ci ne nous dévorent pas, il nous faut évoquer l’esprit de la science, qui rend en général un peu plus froid et sceptique et, entre autres, refroidit le torrent enflammé de la foi en des vérités dernières définitives ; c’est par le christianisme surtout qu’il est devenu si furieux.

245.

Fonte de la civilisation. — La civilisation est née comme une cloche, à l’intérieur d’un manteau de matière plus grossière, plus commune, fausseté, violence, extension illimitée de tout Moi individuel, de tous peuples individuels, formaient ce manteau. Est-il temps de l’ôter aujourd’hui ? L’élément liquide s’est-il figé, les bons instincts utiles, les habitudes de la conscience noble sont-ils devenus si assurés et si généraux qu’on n’ait plus besoin d’aucun emprunt à la métaphysique et aux erreurs des religions, d’aucunes duretés ni violences comme des plus puissants liens entre homme et homme, peuple et peuple ? — Pour répondre à cette question, aucun signe de tête d’un Dieu ne peut nous en servir : c’est notre propre conception qui doit en décider. Le gouvernement de la terre en somme doit être pris en main par l’homme lui-même, c’est son « omniscience » qui doit veiller d’un œil pénétrant sur la destinée ultérieure de la civilisation.

246.

Les cyclopes de la civilisation. — Celui qui voit ces bassins ravinés où des glaciers se sont établis tient à peine pour possible qu’un temps vienne où, à la même place, s’étendra une vallée de prairies et de forêts, avec des ruisseaux. Il en est de même dans l’histoire de l’homme : les forces les plus sauvages ouvrent la voie, tout d’abord par la destruction, mais néanmoins leur action était nécessaire pour que plus tard des mœurs plus douces y missent leur demeure. Ces énergies terribles — ce qu’on nomme le Mal — sont les architectes et les pionniers de l’humanité.

247.

Marche circulaire de l’humanité. — Peut-être toute l’humanité n’est-elle qu’une phase de l’évolution d’une espèce déterminée d’animaux à durée limitée : en sorte que l’homme est venu du singe et doit redevenir singe, cependant qu’il n’y a personne pour prendre quelque intérêt à ce merveilleux dénouement de comédie. De même que, par la ruine de la civilisation romaine et sa cause la plus importante, l’expansion du christianisme, un enlaidissement général de l’homine triompha dans l’empire romain, de même aussi, par la ruine éventuelle de la civilisation terrestre dans son ensemble, pourrait être amené un enlaidissement bien plus grand et enfin un abêtissement de l’homme jusqu’à la nature simiesque. — Précisément parce que nous pouvons embrasser du regard cette perspective, nous sommes en état peut-être de prévenir une telle conclusion de l’avenir.

248.

Consolation d’un progrès désespéré. — Notre temps fait l’effet d’une situation intérimaire ; les vieilles conceptions du monde, les vieilles civilisations, existent encore partiellement, les nouvelles ne sont encore ni assurées ni tournées en habitude, et par là manquent de décision et de conséquence. Mais il en va de même du soldat, lorsqu’il apprend à marcher : il est pour un temps plus incertain et plus maladroit qu’auparavant, parce que ses muscles se meuvent encore tantôt selon l’ancien système, tantôt suivant le nouveau, sans qu’aucun prétende encore décidément à la victoire. Nous hésitons, mais il est nécessaire de ne pas en prendre d’inquiétude ni de lâcher, pour ainsi dire, le nouvel acquis. En outre nous ne pouvons plus revenir à l’ancien, nous avons brûlé nos vaisseaux ; il ne nous reste que d’être vaillants, qu’il en advienne ceci ou cela. — Marchons seulement, bougeons seulement déplacé ! Peut-être un jour notre démarche prendra-t-elle tout de même l’air d’un progrès ; sinon, on pourra nous dire aussi le mot de Frédéric le Grand, et cela à titre de consolation : Ah ! mon cher Sulzer, vous ne connaissez pas assez cette race maudite, à laquelle nous appartenons.

249.

Souffrir du passé de la civilisation. — Qui s’est fait une idée claire du problème de la civilisation souffre alors d’un sentiment analogue à celui qui a hérité d’une richesse acquise par des moyens illégaux, ou comme le prince qui règne par les violences de ses ancêtres. Il pense avec chagrin à son origine et souvent sent de la honte, souvent de l’excitation. La somme entière de force, de volonté de vivre, de plaisir, qu’il applique à sa propriété, est souvent balancée par une profonde lassitude : il ne peut oublier son origine. L’avenir lui apparaît mélancolique : ses descendants, il le prévoit, souffriront du passé comme lui.

250.

Manières. — Les bonnes manières disparaissent à mesure que l’influence de la cour et d’une aristocratie fermée perd du terrain : on peut observer clairement cette décroissance de siècle en siècle, si l’on a des yeux pour les actes publics : le fait est qu’ils deviennent visiblement de plus en plus populaciers. Personne ne sait plus rendre hommage et flatter d’une façon spirituelle ; de là provient ce fait ridicule, que dans des cas où l’on doit présentement offrir des hommages (par exemple à un grand homme d’État ou à un grand artiste) on emprunte le langage du sentiment le plus profond, du loyalisme fidèle et respectueux, — par embarras, défaut d’esprit et de grâce. Aussi la rencontre publique et solennelle des hommes paraît-elle toujours plus maladroite, mais plus sincère et plus honnête, sans l’être. — Mais faut-il croire qu’il y aura sans cesse décadence dans les manières ? Il me semble plutôt que les manières décrivent une courbe profonde et que nous approchons de son point le plus bas. Pour peu que la société se trouve plus assurée de ses desseins et de ses principes, en sorte que ceux-ci pourront exercer une influence éducatrice (tandis que maintenant les manières apprises suivant le moule de circonstances antérieures sont de plus en plus faiblement transmises par hérédité et éducation), il y aura dans les relations des manières, dans la société des gestes et des expressions, qui devront naturellement paraître aussi nécessaires et aussi simples que le seront ces desseins et ces principes. La division meilleure du temps et du travail, l’exercice gymnastique transformé pour accompagner tout beau loisir, la réflexion accrue et devenue plus stricte, donnant au corps lui-même de l’habileté et de la souplesse, amèneront tout cela avec soi. — Il est vrai qu’à ce propos, on pourrait penser avec quelque ironie à nos savants, en se demandant si eux, qui veulent pourtant être les précurseurs de la civilisation nouvelle, se distinguent en fait par de meilleures manières ? Ce n’est sans doute pas le cas, bien que leur esprit puisse avoir bonne volonté pour cela : mais leur chair est faible. Le passé de la civilisation est trop puissant encore dans leurs muscles : ils sont encore dans une situation peu libre et sont à moitié ecclésiastiques laïques, à moitié précepteurs dépendants de gens et de classes nobles, et en outre, par pédanterie de science, par de sottes méthodes surannées, rabougris et momifiés. Ils sont ainsi, au moins de corps, et souvent aussi pour les trois quarts de leur esprit, toujours les courtisans d’une civilisation vieillie, même décrépite, et comme tels décrépits eux-mêmes ; l’esprit nouveau, qui parfois bruit dans ces vieux bâtiments, ne sert pendant un temps qu’à les rendre plus incertains et plus inquiets. En eux rôdent aussi bien les fantômes du passé que les fantômes de l’avenir ; quoi d’étonnant si alors ils ne font pas toujours la meilleure mine, s’ils n’ont pas l’attitude la plus plaisante ?

251.

Avenir de la science. — La science donne à celui qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup de satisfaction, à celui qui en apprend les résultats, fort peu. Mais comme peu à peu toutes les vérités importantes de la science deviennent ordinaires et communes, même ce peu de satisfaction cesse d’exister : de même que nous avons depuis longtemps cessé de prendre plaisir à connaître l’admirable Deux fois deux font quatre. Or,si la science procure par elle-même toujours de moins en moins de plaisir, et en ôte toujours de plus en plus, en rendant suspects la métaphysique, la religion et l’art consolateurs : il en résulte que se tarit cette grande source du plaisir, à laquelle l’homme doit presque toute son humanité. C’est pourquoi une culture supérieure doit donner à l’homme un cerveau double, quelque chose comme deux compartiments du cerveau, pour sentir, d’un côté, la science, de l’autre, ce qui n’est pas la science : existant côte à côte, sans confusion, séparables, étanches : c’est là une condition de santé. Dans un domaine est la source de force, dans l’autre le régulateur : les illusions, les préjugés, les passions doivent servir à échauffer, l’aide de la science qui connaît doit servir à éviter les conséquences mauvaises et dangereuses d’une surexcitation. — Si l’on ne satisfait point à cette condition de la culture supérieure, on peut prédire presque avec certitude le cours ultérieur de l’évolution humaine : l’intérêt pris à la vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur territoire auparavant occupé : la ruine des sciences, la rechute dans la barbarie est la conséquence prochaine ; de nouveau l’humanité devra recommencer à tisser sa toile, après l’avoir, comme Pénélope, détruite pendant la nuit. Mais qui nous est garant qu’elle en retrouvera toujours la force ?

252.

Le plaisir de connaître. — Qu’est-ce qui fait que la connaissance, l’élément du chercheur et du philosophe, est liée à du plaisir ? D’abord, avant tout, c’est qu’on y prend conscience de sa force, partant pour la même raison que les exercices gymnastiques, même sans spectateurs, donnent du plaisir. Secondement, c’est qu’au cours de la recherche, on dépasse d’anciennes conceptions et leurs représentants, on en est vainqueur ou du moins on croit l’être. Troisièmement, c’est que par une connaissance nouvelle, si minime qu’elle soit, nous nous élevons au-dessus de tous et nous nous sentons alors les seuls qui sachions la vérité sur ce point. Ces trois motifs de plaisir sont les plus importants, mais il y a encore, suivant la nature de l’homme qui cherche, beaucoup de motifs accessoires. — Une liste assez considérable de ces motifs est donnée, à un endroit où on ne la chercherait point, dans mon livre parénétique sur Schopenhauer[1] : l’exposition qui en est faite peut contenter tout servant expérimenté de la connaissance, quoiqu’il puisse souhaiter d’effacer la teinte ironique qui semble répandue sur ces pages. Car s’il est vrai qu’à la production du savant « une foule d’instincts et de petits instincts très humains doivent avoir fourni leur matière », que le savant est d’un métal à la vérité très noble, mais non pur, et qu’il « se compose d’un entrelacement compliqué de mobiles et d’attraits fort divers » : cela est également vrai de la production et de l’être de l’artiste, du philosophe, du génie moral — et de toutes les autres grandes dénominations glorifiées dans ce livre. Tout ce qui est humain mérite, quant à son origine, la considération ironique ; c’est pourquoi l’ironie est dans le monde si superflue.

253.

Fidélité, preuve de solidité. — C’est un indice parfait de la bonté d’une théorie que son auteur n’ait pas en quarante ans pris de méfiance contre elle ; mais je prétends qu’il n’a pas encore existé un philosophe qui n’ait fini par jeter sur la philosophie inventée par sa jeunesse un coup d’œil de mépris — ou du moins de méfiance. — Mais peut-être n’a-t-il rien dit publiquement de ce changement de dispositions, par ambition ou — comme il est probable chez de nobles natures — par un tendre désir d’épargner ses adeptes.

254.

Accroissement de l’intéressant. — Dans le progrès de la culture, tout devient intéressant pour l’homme, il sait rapidement trouver le côté instructif d’une chose et saisir le point où elle peut combler une lacune de sa pensée ou confirmer une de ses idées. Ainsi disparaît de jour en jour l’ennui, ainsi aussi l’excitabilité excessive du cœur. Il finit par circuler parmi les hommes comme un naturaliste parmi les plantes, et par s’observer lui-même comme un phénomène qui n’excite fortement que son instinct de connaître.

255.

Superstition de la simultanéité. — Ce qui est simultané a un lien commun, pense-t-on. Un parent meurt au loin, en même temps nous rêvons de lui, — ainsi ! Mais d’innombrables parents meurent et nous ne rêvons pas d’eux. C’est comme à propos des naufragés qui font des vœux : on ne voit pas plus tard dans les temples les ex-voto de ceux qui ont péri. — Un homme meurt, une chouette ulule, une montre s’arrête, le tout à une même heure de la nuit : n’y aurait-il pas là un lien commun? Une intimité avec la nature, telle que la suppose ce pressentiment, flatte l’homme. — Cette espèce de superstition se retrouve sous une forme plus raffinée chez des historiens et des peintres de la civilisation, à qui toutes les juxtapositions de faits dénuées de sens, dont abonde pourtant la vie des particuliers et des peuples, a coutume d’inspirer une sorte d’hydrophobie.

256.

Le pouvoir, non le savoir, exercé par la science. — La valeur du fait qu’on a passé quelque temps à pratiquer exactement une science exacte ne réside pas dans ses résultats ; car, en proportion de la mer des objets de science, ceux-ci ne sont qu’une quantité insignifiante. Mais on en retire un accroissement d’énergie, de capacité de raisonner, de constance à persévérer ; on a appris à atteindre une fin par des moyens appropriés à la fin. C’est en ce sens qu’il est très précieux, en vue de tout ce que l’on fera plus tard, d’avoir été un jour homme de science.

257.

Attrait de jeunesse de la science. — La recherche de la vérité a maintenant encore l’attrait de se distinguer partout fortement de l’erreur devenue décrépite et ennuyeuse ; cet attrait va se perdant de jour en jour. Aujourd’hui, nous vivons, il est vrai, encore dans la jeunesse de la science et nous avons coutume de suivre la vérité comme une belle fille ; mais qu’arrivera-t-il, quand un jour elle sera devenue une femme vieillie, au regard maussade ? Presque dans toutes les sciences la conception fondamentale n’a été trouvée que tout récemment, ou bien est encore cherchée ; combien ce moment est plus attrayant que celui où, tout l’essentiel étant trouvé, il ne restera plus au chercheur qu’une morne glane d’automne (c’est un sentiment qu’on peut apprendre à connaître dans certaines disciplines historiques).

258.

La statue de l’humanité. — Le génie de la civilisation opère comme Cellini, alors qu’il faisait la fonte de sa statue de Persée : la masse liquide menaçait de’ne pas se prendre, mais elle le devait : il y jeta donc des plats et des assiettes, et tout ce qui d’ailleurs lui tombait sous la main. Et de même ce génie-là jette à la fonte des erreurs, des vices, des espérances, des illusions, et d’autres choses, de métal vil comme de métal précieux, car il faut que la statue de l’humanité réussisse et s’achève ; qu’importe que çà et là quelque matière médiocre y soit employée ?

259.

Une culture d’hommes. — La culture grecque de l’époque classique est une culture d’hommes. En ce qui concerne les femmes, Périclès, dans son Discours funèbre, dit tout en ces mots : le mieux est pour edes qu’il soit parlé d’elles le moins possible entre hommes. — Les relations érotiques des hommes avec les adolescents furent, à un point que notre intelligence ne peut comprendre, la condition nécessaire, unique, de toute éducation virile (à peu près de même que toute éducation élevée des femmes ne fut longtemps chez nous amenée que par l’amour et le mariage). Tout l’idéalisme de la force de la nature grecque se porta sur ces relations, et probablement jamais les jeunes gens n’ont été traités avec autant de sollicitude, d’affection, et d’égard absolu à leur plus grand bien (virtus), qu’aux sixième et cinquième siècles, — ainsi conformément à la belle maxime d’Hölderlin : « Car c’est en aimant que le mortel produit le plus de bien. » Plus s’élevait la conception de ces relations, plus s’abaissait le commerce avec la femme : le point de vue de la procréation des enfants et de la volupté — rien de plus n’y entrait en considération ; il n’y avait point commerce intellectuel, encore moins amour véritable. Si l’on considère encore qu’elles-mêmes étaient exclues des jeux et des spectacles de toute sorte, il ne reste que les cultes religieux comme moyen de culture supérieure des femmes. — S’il est vrai pourtant que dans la tragédie on représentait Électre et Antigone, c’est qu’on tolérait cela dans l’art, quoiqu’on n’en voulût pas dans la vie : de même qu’aujourd’hui tout pathétique nous est insupportable dans la vie, bien que dans l’art le spectacle nous en plaise. — Les femmes n’avaient au reste d’autre devoir que d’enfanter de beaux corps puissants, où le caractère du père revivait autant que possible sans interruption, et par là d’opposer une résistance à la surexcitation nerveuse croissante d’une civilisation supérieurement développée. C’est ce qui maintint la civilisation grecque dans une jeunesse relativement si longue ; car, dans les mères grecques, le génie de la Grèce revenait toujours à la nature.

260.

Le préjugé en faveur de la grandeur. — Les hommes font évidemment trop d’estime de tout ce qui est grand et éminent. Cela vient de l’idée consciente ou inconsciente qu’ils trouveront toujours leur intérêt à ce qu’un individu applique toutes ses forces à un seul domaine et qu’il fasse de soi une sorte de monstrueux organe unique. Assurément l’homme lui-même tire plus de profit et de bonheur d’un perfectionnement proportionnel de ses forces ; en effet tout talent est un vampire qui suce le sang et la vigueur des autres forces, et une production exagérée peut conduire l’homme le mieux doué presque à la folie. Dans les arts aussi les natures extrêmes attirent bien trop l’attention ; mais l’existence d’une culture moindre est aussi nécessaire, pour se laisser attacher par elles. Les hommes se soumettent d’habitude à tout ce qui veut avoir de la puissance.

261.

Les tyrans de l’esprit. — Là seulement où tombe le rayon du mythe, la vie des Grecs a de l’éclat ; autrement elle est sombre. Or, les philosophes grecs se privent justement de ce mythe : n’est-ce pas comme s’ils voulaient se retirer du soleil pour se mettre à l’ombre dans l’obscurité ? Mais il n’y a pas de plante qui se détourne de la lumière ; au fond, ces philosophes ne faisaient que chercher un soleil plus clair, le mythe n’était pas à leurs yeux assez pur, assez éclatant. Ils trouvaient cette lumière dans leur connaissance, dans ce que chacun d’eux appelait sa « Vérité ». Mais alors la connaissance avait encore une splendeur plus grande, elle était jeune encore et connaissait encore peu les difficultés et les périls de sa route ; elle pouvait alors espérer encore arriver d’un seul bond au centre de tout l’être et de là résoudre l’énigme du monde. Ces philosophes avaient une robuste foi en eux-mêmes et en leur « vérité », avec laquelle ils tombaient tous leurs voisins et leurs devanciers ; chacun d’eux était un tyran batailleur et violent. Peut-être la félicité que procure la foi en la possession de la vérité ne fut-elle jamais plus grande dans le monde, mais jamais aussi la dureté, l’orgueil, le caractère tyrannique et malfaisant d’une pareille foi. Ils étaient des tyrans, partant ce que tout Grec voulait être et était, s’il pouvait l’être. Peut-être Solon seul fait-il exception ; il ditdans ses poésies comment il dédaigna la tyrannie personnelle. Mais il le faisait par amour pour son œuvre, pour sa législation ; et donner des lois est une forme plus raffinée de la tyrannie. Parménide aussi donna des lois, peut-être Pythagore encore et Empédocle ; Anaximandre fonda une ville. Platon était le désir incarné de devenir le plus grand législateur et fondateur d’État philosophe ; il semble avoir terriblement souffert de la non-réalisation de sa nature et son âme était vers la fin de sa vie pleine de la bile la plus noire. Plus la philosophie grecque perdit de puissance, plus elle souffrit intérieurement de cette humeur atrabilaire et chagrine ; quand pour la première fois les sectes diverses défendirent leurs vérités dans les rues, les âmes de tous ces prétendants de la Vérité étaient entièrement gorgées de jalousie et de bave, l’élément tyrannique sévissait alors dans leur propre corps comme un poison. Tous ces petits tyrans auraient voulu se dévorer tout crus ; il ne restait plus en eux une étincelle d’amour et trop peu de plaisirde leur propre connaissance. — En général, l’axiome que les tyrans sont le plus souvent assassinés et que leur postérité vit peu de temps, s’applique aussi aux tyrans de l’esprit. Leur histoire est courte, violente, leur influence s’interrompt brusquement. Presque de tous les grands Hellènes, on peut dire qu’ils semblent être venus trop tard ; ainsi d’Eschyle, de Pindare, de Démosthène, de Thucydide ; une génération après eux — et c’en est fait pour toujours. C’est ce qu’il y a d’orageux et d’étrange dans l’histoire grecque. Aujourd’hui, il est vrai, l’admiration s’adresse à l’Évangile de la tortue. Penser en historien ne signifie guère autre chose que de s’imaginer qu’en tous les temps l’histoire aurait eu pour mot d’ordre : « faire le moins possible dans le plus de temps possible ! » Ah ! l’histoire grecque court si rapide ! Jamais il n’y eut ailleurs de vie aussi prodigue, aussi excessive ! Je ne puis pas me convaincre que l’histoire des Grecs ait pris ce cours naturel qu’on célèbre tant chez elle. Ils étaient pourvus de dons trop multiples pour aller progressivement pas à pas, à la manière de la tortue luttant à la course avec Achille, et c’est là ce qu’on nomme développement naturel. Chez les Grecs, on avance vite, mais on recule aussi vite ; la marche de toute la machine est si intense qu’une seule pierre jetée dans ses roues la fait sauter. Une de ces pierres fut par exemple Socrate : en une seule nuit, l’évolution de la science philosophique, jusqu’alors si merveilleusement régulière, mais aussi trop hâtive, fut dérangée. Ce n’est pas une question oiseuse de se demander si Platon, resté libre du charme socratique, n’aurait pas trouvé un type plus élevé encore d’homme philosophe, perdu pour nous à jamais. On peut voir dans les temps antérieurs à lui comme dans un atelier de sculpteur des échantillons de pareils types. Mais les sixième et cinquième siècles semblent toujours promettre plus et plus haut qu’eux-mêmes n’ont produit ; ils en sont restés à la promesse et à l’annonce. Et cependant à peine y a-t-il une perte plus pénible que celle d’un type, d’une forme supérieure possible de la vie philosophique, nouvelle, restée jusqu’ici indécouverte. Même des types anciens, la plupart sont mal connus par la tradition ; il me semble extrêmement difficile de distinguer tous les philosophes de Thalès à Démocrite ; mais celui qui réussira à recréer ces figures, passera en revue des modèles du type lepluspuissant et le plus pur. Cette capacité est, à la vérité, rare, elle manquait même aux Grecs postérieurs qui s’occupèrent de connaître l’ancienne philosophie ; Aristote surtout semble n’avoir pas ses yeux dans sa tête, quand il se trouve en présence de ces hommes. Et ainsi il semble que ces merveilleux philosophes aient vécu en vain, ou qu’ils n’aient fait que préparer les bataillons disputeurs et parleurs des écoles socratiques. Il y a là, comme j’ai dit, une lacune, une rupture dans l’évolution ; quelque grande catastrophe doit s’être produite, et l’unique statue d’après laquelle on eût pu connaître Je sens et le but de cette grande préparation artistique s’est brisée ou n’a pas réussi : ce qui s’est réellement passé est resté pour toujours un secret de l’atelier. — Ce qui est arrivé chez les Grecs, à savoir que tout grand penseur, dans la croyance qu’il était possesseur de la vérité absolue, devint un tyran, si bien que l’histoire de l’esprit chez les Grecs a elle-même revêtu ce caractère de violence, de hâte et d’aventure que montre leur histoire politique —, ce genre d’événements n’a pas été ainsi épuisé : il s’est produit beaucoup de phénomènes analogues jusque dans les époques les plus récentes, quoique toujours plus rarement et, de nos jours, difficilement avec la pure naïveté de conscience des philosophes grecs. Car en tout la théorie adverse et le scepticisme parlent de nos jours trop fort, trop haut. La période des tyrans de l’esprit est passée. Dans les sphères de la culture supérieure, il y a toujours dû, il est vrai, y avoir une domination — mais cette domination est désormais dans les mains de l’oligarchie de l’esprit. Elle forme, en dépit de toute séparationgéographique et politique, une société cohérente, dont les membres se connaissent et se reconnaissent, quelques appréciations favorables ou défavorables que puissent mettre en circulation l’opinion publique et lesjugements des journalistes et des gazetiers qui agissent sur la masse. La supériorité intellectuelle, qui autrefois créait séparation et hostilité, a coutume aujourd’hui d’unir : comment les individus pourraient-ils être maîtres d’eux-mêmes et nager dans la vie suivant une route propre, contre tous les courants, s’ils ne voyaient çà et là de leurs pareils vivre dans des conditions pareilles et ne leur prenaient la main dans la lutte, aussi bien contre le caractère ochlocratique de la demi-intelligence et de la demi-culture, que contre les tentatives faites à l’occasion pour établir une tyrannie avec l’aide de l’action des masses ? Les oligarques sont nécessaires les uns aux autres, ils ont leur plus grand plaisir les uns dans les autres, ils comprennent leurs signes d’intelligence — mais malgré tout chacun est libre, il combat et triomphe à son rang, préférant périr plutôt que de se soumettre

262.

Homère. — Le plus grand fait de la civilisation grecque reste toujours ceci, qu’Homère devint de si bonne heure panhellénique. Toute la liberté intellectuelle et humaine où parvinrent les Grecs revient à ce fait. Mais ce fut en même temps la fatalité propre de la civilisation grecque, car Homère aplanissait en centralisant et dissolvait les plus sérieux ; instincts d’indépendance. De temps en temps s’éleva du fond le plus intime de l’hellénisme la protestation contre Homère ; mais il resta toujours vainqueur. Toutes les grandes puissances spirituelles exercent, à côté de leur action libératrice, une autre action déprimante ; mais, à la vérité, cela fait une différence que ce soit Homère ou la Bible ou la science qui tyrannise les hommes.

263.

Dons naturels. — Dans une humanité aussi supérieurement développée qu’est l’actuelle, chacun reçoit de nature l’accès à beaucoup de talents. Chacun a un talent inné, mais à un petit nombre seulement est donné par nature et par éducation le degré de constance, de patience, d’énergie nécessaire pour qu’il devienne véritablement un talent, qu’ainsi il devienne ce qu’il est, c’est-à-dire : le dépense en œuvres et en actes.

264.

L’homme d’esprit ou surfait ou déprécié. — Des hommes étrangers à la science, mais bien doués, apprécient tout indice d’esprit, qu’il soit d’ailleurs sur une route vraie ou fausse ; ils veulent avant tout que l’homme qui converse avec eux leur donne par son esprit un agréable entretien, les éperonne, les enflamme, les entraîne à la gravité et à la plaisanterie, et en tout cas les garde de l’ennui comme une puissante amulette. Les natures scientifiques savent au contraire que le don d’avoir de toutes mains des idées doit être réfréné de la façon la plus sévère par l’esprit de la science ; ce n’est pas ce qui a du brillant, de l’apparence, de l’effet, mais c’est la vérité souvent sans apparence qui est le fruit qu’il désire faire tomber de l’arbre de la science. Il a le droit, comme Aristote, de ne pas faire de différence entre « ennuyeux et « spirituel», sondémonle conduit par les déserts aussi bien que par la végétation tropicale, afin que partout il ne tire sa joie que du réel, de l’assuré, du vrai. — De là vient, chez des érudits sans importance, un mépris et une suspicion de l’homme d’esprit en général, et en revanche des gens d’esprit ont souvent une antipathie contre la science : comme par exemple presque tous les artistes.

265.

La raison dans l’école. — L’école n’a pas de plus important devoir que d’enseigner la pensée sévère, le jugement prudent, le raisonnement conséquent : elle doit donc faire abstraction de toutes les choses qui n’ont pas de valeur pour ces opérations, par exemple de la religion. Elle peut compter que l’humaine confusion, l’accoutumance et le besoin ne manqueront pas plus tard de détendre l’arc de la pensée trop roide. Mais tant que son influence s’exerce, elle doit arriver à produire ce qui est le plus essentiel et le plus caractéristique dans l’homme : « Raison et science, la plus élevée de toutes les forces humaines » — du moins au jugement de Gœthe. — Le grand naturaliste von Baer trouve la supériorité de tous les Européens sur les Asiatiques dans la capacité acquise par éducation de pouvoir donner des raisons de tout ce qu’ils croient, ce dont les autres sont totalement incapables. L’Europe est allée à l’école de la pensée conséquente et critique, l’Asie ne sait toujours pas distinguer entre la vérité et la poésie et ne se rend pas compte si ses convictions dérivent de l’observation propre et du raisonnement normal ou de l’imagination. — C’est la raison dans l’école qui a fait que l’Europe est l’Europe : au moyen-âge, elle était en train de redevenir une province et une annexe de l’Asie, — par conséquent de perdre le sens scientifique qu’elle devait à la Grèce.

266.

Appréciation trop basse de l’éducation du lycée. — On cherche rarement l’importance du lycée dans les choses qui y sont réellement apprises et que l’on en emporte sans pouvoir les perdre, mais plutôt dans celles que l’on y enseigne et que l’écolier ne s’approprie qu’à contre-cœur, pour s’en débarrasser, dès qu’il le peut, d’une secousse. La lecture des classiques — comme l’accordera tout esprit cultivé — est, telle qu’elle est pratiquée partout, un procédé monstrueux : elle se fait devant des jeunes gens qui à aucun égard ne sont mûrs pour elle, par des maîtres dont chaque parole, dont souvent l’aspect seul met une couche dépoussiéré sur un bon auteur. Mais voici où réside l’utilité que d’ordinaire on méconnaît — c’est que ces maîtres parlent la langue abstraite de la haute culture, lourde et difficile à comprendre, mais qui est une gymnastique supérieure du cerveau ; c’est que dans leur langage apparaissent continuellement des idées, des expressions, des méthodes, des allusions que les jeunes gens n’entendent presque jamais dans la conversation de leurs parents et dans la rue. Quand les écoliers ne feraient qu’entendre, leur intelligence subit bon gré mal gré une formation préalable à une manière de concevoir scientifique. Il n’est pas possible que de cette discipline on sorte ayant complètement échappé au contact de l’abstraction, en pur enfant de la nature.

267.

Apprendre plusieurs langues. — Apprendre plusieurs langues remplit la mémoire de mots, au lieu de faits et d’idées, quand cette faculté ne peut chez tout homme recevoir qu’une certaine quantité déterminée de contenu. Puis le fait d’apprendre plusieurs langues est nuisible, en ce qu’il produit l’illusion d’avoir des capacités, et dans le fait donne aussi dans les relations une certaine apparence décevante ; puis il est nuisible encore indirectement, en ce qu’il s’oppose à l’acquisition de connaissances de fond et à l’intention de mériter l’estime des hommes par des moyens loyaux. Enfin, il est la hache mise à la racine du sentiment un peu délicat de la langue maternelle : celui-ci en est incurablement blessé et mené à la ruine. Les deux peuples qui ont produit les plus grands artistes de style, les Grecs et les Français, n’apprenaient pas les langues étrangères. — Mais comme le commerce des hommes devient de jour en jour plus cosmopolite et que, par exemple, un bon négociant de Londres doit dès à présent se faire comprendre oralement et par écrit en huit langues, il faut avouer que l’étude de plusieurs langues est un mal nécessaire ; mais aussi il finira, en arrivant à l’extrême, par forcer l’humanité à trouver un remède ; et, dans un avenir aussi lointain qu’on voudra, il y aura pour tout le monde une langue nouvelle, qui servira d’abord de moyen de communication au trafic, ensuite aux relations intellectuelles, aussi certainement qu’il y aura un jour une navigation aérienne. Autrement, à quoi serait-il bon que la linguistique ait étudié pendant un siècle les lois du langage et apprécié dans chacune des langues ce qu’il y a de nécessaire, d’utile et de réussi ?

268.

Pour servir à l’histoire de la guerre dans l’individu. — Nous trouvons ramassée dans une seule vie humaine qui passe par plusieurs cultures la lutte qui a d’ordinaire lieu entre deux générations, entre le père et le fils : la proximité de parenté aiguise cette lutte, parce que chacun des partis y fait entrer sans pitié ce qui se passe à l’intérieur de l’autre parti et qu’il connaît si bien ; et de la sorte c’est dans un seul individu que cette lutte prendra sa forme la plus acharnée ; ici chaque phase nouvelle passe sur les précédentes avec une injustice et une méconnaissance cruelle de leurs moyens et de leurs buts.

269.

Un quart d’heure trop tôt. — On trouve parfois un homme qui se tient par ses idées au-dessus de son époque, mais seulement assez pour prendre par avance les idées vulgaires du siècle prochain. Il a l’opinion publique avant qu’elle ne soit publique, c’est-à-dire : il a embrassé une idée qui mérite de devenir triviale, un quart d’heure avant les autres. Mais sagloire est d’ordinaire bien plus éclatante que la gloire des hommes vraiment grands et supérieurs.

270.

L’art de lire. — Toute tendance forte est exclusive ; elle se rapproche de la direction de la ligue droite et, comme elle, est exclusive, c’est-à-dire : elle ne devient pas tangente à beaucoup d’autres tendances, comme font les partis et les natures faibles dans leur va-et-vient ondulatoire : il faut donc aussi s’attendre à trouver les philologues exclusifs. La restitution et la conservation des textes, en même temps que leur interprétation, pratiquée avec suite par une corporation, des siècles durant, a permis enfin de trouver les bonnes méthodes ; tout le moyen-âge était profondément incapable d’une explication strictement philologique, c’est-à-dire du désir de comprendre simplement ce que dit l’auteur — c’était quelque chose, de trouver ces méthodes, qu’on n’en rabaisse pas le prix ! Toute la science n’a gagné de la continuité et de la stabilité que parce que l’art de bien lire, c’est-à-dire la philologie, est parvenu à son apogée.

271.

L’art de raisonner. — Le plus grand progrès qu’aient fait les hommes consiste à avoir appris à raisonner juste. Ce n’est pas une chose aussi naturelle que le pense Schopenhauer, quand il dit : « Tous sont aptes à raisonner, peu à juger », mais on ne l’a apprise que tard et maintenant encore elle n’est pas parvenue à l’empire. Le raisonnement faux est, dans les temps anciens, la règle, et les mythologies de tous les peuples, leur magie et leur superstition, leur culte religieux, leur droit, sont des mines inépuisables de preuves à l’appui de cette proposition.

272.

Phases de la culture individuelle. — La force et la faiblesse de la productivité intellectuelle ne dépendent pas tant à beaucoup près des facultés reçues en héritage que de la masse transmise d’énergie. La plupart des jeunes gens cultivés de trente ans reculent à ce point solsticial de leur vie et dès lors ne prennent plus plaisir à de nouvelles orientations intellectuelles. D’où la nécessité alors, pour le salut d’une culture qui s’élève de plus en plus, d’une nouvelle génération, qui à son tour ne la mène pas non plus bien loin : car pour rattraper la culture de son père, le fils doit dépenser presque toute l’énergie héritée que le père possédait lui-même à l’époque de sa vie où il engendra son fils ; le petit surplus lui permet d’aller plus loin (car la route étant faite pour la seconde fois, on avance un peu plus vite ; le fils ne dépense pas, pour apprendre la même chose que savait son père, tout à fait autant de force). Des hommes très énergiques, comme par exemple Gœthe, frayent autant de chemin qu’à peine quatre générations le peuvent derrière eux ; mais cela fait qu’ils avancent trop vite, en sorte que les autres hommes ne les rejoignent qu’au siècle suivant, peut-être jamais complètement, parce que les interruptions fréquentes ont affaibli Ja cohérence de la culture, la continuité de l’évolution. — Les phases habituelles de la culture intellectuelle qui sont atteintes au cours de l’histoire sont atteintes par les hommes de plus en plus vite. Ils commencent actuellement à entrer en culture en qualité d’enfants animés d’un mouvement religieux et arrivent, environ dans la dixième année, à la plus grande vivacité de ces sentiments ; ils passent ensuite à des formes plus affaiblies (panthéisme), tandis qu’ils se rapprochent de la science ; ils laissent derrière eux Dieu, l’immortalité, et cetera, mais cèdent à la magie d’une philosophie métaphysique. À la fin celle-ci même leur devient incroyable ; c’est l’art au contraire qui semble prendre de plus en plus d’importance, au point que pendant un temps la métaphysique ne continue d’exister et ne persiste qu’à la condition de se métamorphoser en art ou sous la forme d’une tendance à expliquer tout par l’art. Cependant , le sens scientifique va devenant plus impérieux et amène l’homme à la science de la nature et à la recherche historique, entre autres, aux méthodes de connaissance les plus rigoureuses, au lieu que l’art prend une signification de plus en plus faible et modeste. Tout cela, de nos jours, se passe ordinairement dans les trente premières années d’un homme. C’est la récapitulation d’une tâche à laquelle l’humanité a travaillé peut-être pendant trente mille ans.

273.

En recul, non en arrière. — Celui qui présentement s’attache encore aux sentiments religieux et continue à vivre plus longtemps peut-être par la suite dans la métaphysique et l’art, s’est donné, il est vrai, un retard d’une bonne longueur et commence à lutter à la course avec les autres hommes modernes dans des conditions défavorables ; il perd en apparence du terrain et du temps. Mais par cela même qu’il s’est tenu dans une région où l’ardeur et l’énergie sont déchaînées, où la puissance se précipite continuellement comme un courant volcanique d’une source invincible, il suffit qu’il sorte à temps de ces régions pour n’avancer alors que plus vite : son pas est ailé, sa poitrine a appris à respirer plus tranquillement, plus longuement, plus constamment. — Il n’a fait que reculer pour donner à son bond un espace suffisant : ainsi il peut y avoir dans sa démarche quelque chose de terrible, de menaçant.

274.

Une section de notre Moi sert d’objet artistique. — C’est un signe de culture supérieure que de maintenir en toute conscience certaines phases de l’évolution, que les hommes moindres traversent presque sans y penser et effacent ensuite de la table de leur âme, et que d’en crayonner une image fidèle : c’est là l’espèce la plus élevée de l’art de la peinture, que peu de personnes seulement comprennent. Pour cela il est nécessaire d’isoler ces phases par artifice. Les études historiques forment la faculté d’une pareille peinture, car elles nous forcent constamment, à propos d’un fragment d’histoire, d’une vie de peuple ou d’hommes, à nous représenter tout un horizon déterminé de pensées, une force déterminée de sentiments, la saillie de ceux-ci, le recul de ceux-là. C’est dans la possibilité de reconstituer rapidement, en des occasions données, de tels systèmes de pensées et de sentiments, comme on restitue l’effet d’un temple d’après quelques colonnes et pans de murs restés debout par hasard, c’est en cela que consiste le sens historique. Lepre mier résultat en est que nous comprenons nos semblables comme de pareils systèmes entièrement déterminés et comme des représentants de cultures diverses, c’est-à-dire comme nécessaires, mais comme modifiables. Et en retour : que, dans notre propre évolution, nous sommes capables de séparer des morceaux et de les prendre à part.

275.

Cyniques et Épicuriens. — Le cynique reconnaît le lien de dépendance entre les douleurs accrues et fortifiées de l’homme supérieur en civilisa- tion et la masse de ses besoins ; il comprend ainsi que la foison d’opinions sur le beau, le gracieux, le joli, le plaisant, devait faire jaillir autant de sources très riches de jouissance, mais aussi de déplaisir. Conformément à cette vue, il se réforme, en abandonnant nombre de ces opinions et en se soustrayant à certaines exigences de la civilisation ; par là il acquiert un sentiment de liberté et de force ; et peu à peu, quand l’habitude lui rend son genre de vie supportable, il a en effet des sensations de déplaisir plus rares et plus faibles que les hommes civilisés, et se rapproche de l’animal domestique ; en outre il sent tout avec le piquant du contraste et — peut également injurier à cœur-joie ; si bien que par là il se relève bien au-dessus du monde de sentiments de l’animal. — L’épicurien a le même point de vue que le cynique ; il n’y a pour l’ordinaire entre eux qu’une différence du tempérament. Puis l’épicurien met à profit sa civilisation supé- rieure pour se rendre indépendant des opinions dominantes et il s’élève au-dessus d’elles, tandis que le cynique reste exclusivement dans la négation. Il marche comme dans des sentiers à l’abri du vent, bien protégés, à demi-obscurs, tandis qu’au-dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souille du vent et s’endurcit jusqu’à perdre le sentiment.

276.

Microcosme et macrocosme de la civilisation. — C’est en lui-même que l’homme fait les meilleures découvertes sur la culture, quand il y trouve agissantes deux puissances hétérogènes. Supposé qu’un homme vive autant dans l’amour de l’art plastique ou de la musique qu’il est entraîné par l’esprit de la science, et qu’il considère comme impossible de faire disparaître cette contradiction par la suppression de l’un et l’affranchissement complet de l’autre : il ne lui reste qu’à faire de lui-même un édifice de culture si vaste qu’il soit possible à ces deux puissances d’y habiter, quoique à des extrémités éloignées, tandis qu’entre elles deux des puissances conciliatrices auront leur domicile, pourvues d’une force prééminente, pour aplanir en cas de nécessité la lutte qui s’élèverait. Or, un tel édifice de culture dans l’individu isolé aura la plus grande ressemblance avec l’édifice de la culture d’époques entières et fournira par analogie des leçons perpétuelles à son sujet. Car partout où s’est développée la grande architecture de la culture, sa tâche a consisté à forcer à l’entente les puissances opposées, par le moyen d’une très forte coalition des autres forces moins irréconciliables, sans pourtant les assujettir ni les charger de chaînes.

277.

Bonheur et culture. — La vue du milieu où s’est passée notre enfance nous touche : le jardin public, l’église avec les tombes, l’étang et le bois — sont choses que nous revoyons toujours avec émotion. La pitié de nous-mêmes nous saisit, car depuis, que nous avons traversé de souffrances ! Et là, chaque chose subsiste avec un air si calme, si éternel : nous seuls sommes si changés, si émus ; même nous retrouvons quelques hommes sur qui le temps n’a pas plus exercé sa dent que sur un chêne : paysans, pêcheurs, forestiers — ce sont les mêmes. — L’émotion, la pitié de soi-même en face de la culture inférieure est le signe de la culture supérieure ; d’où il suit que par elle le bonheur n’est dans tous les cas pas augmenté. Oui veut faire dans la vie une moisson de bonheur et de tranquillité n’a qu’à se détourner toujours des voies de la culture supérieure.

278.

Comparaison tirés de la danse. — De nos jours, il faut considérer comme le signe décisif de la grande culture qu’un homme possède assez de force et de souplesse pour être à la fois net et rigoureux dans la connaissance, et, en d’autres moments, capable de céder, pour ainsi dire, d’une centaine de pas à la poésie, à la religion, à la métaphysique et d’en ressentir la puissance et la beauté. Une pareille position entre deux exigences si diverses est fort malaisée, car la science pousse à la domination absolue de ses méthodes, et si l’on ne cède pas à cette impulsion, il se produit cet autre danger, d’osciller faiblement entre deux tendances opposées. Cependant : pour ouvrir, au moins par une comparaison, une perspective sur la solution de cette difficulté, on n’a qu’à songer que la danse n’est pas la même chose qu’un absurde mouvement de va-et-vient entre des directions opposées. La haute culture paraîtra semblable à une danse hardie : c’est pourquoi, comme j’ai dit, il y faut beaucoup de force et de souplesse.

279.

De l’allégement de la vie. — Un moyen capital de s’alléger la vie est d’en idéaliser les événements ; mais il faut se faire d’après la peinture une idée claire de ce que c’est qu’idéaliser. Le peintre désire que le regard du spectateur ne soit pas trop exact, trop aigu, il le force à se rendre à une certaine distance, pour considérer son œuvre de là ; il est obligé de supposer celui qui regarde le tableau placé à une distance très déterminée ; mieux encore, il lui faut admettre chez son spectateur un degré d’acuité de l’œil également déterminé ; sur ces points il n’a pas le droit d’être indécis. Tout homme donc qui veut idéaliser sa vie ne doit pas vouloir la regarder trop précisément et doit toujours reculer son œil à une certaine distance. C’est là un artifice où Gœthe, par exemple, s’entendait fort bien.

280.

Aggravation en prise d’allégement et vice-versa. — Bien des choses qui, à certains degrés de l’humanité sont une aggravation à la vie, servent d’allégement à un degré plus élevé, parce que ces hommes ont appris à connaître des aggravations de la vie plus fortes. Il se produit aussi l’inverse : ainsi la religion, par exemple, a un double visage, selon qu’un homme tourne vers elle son regard pour se faire enlever par elle son fardeau et sa détresse, ou bien qu’il jette l’œil sur elle comme sur l’entrave qu’on lui a mise pour l’empêcher de monter trop haut dans les airs.

281.

La culture supérieure est nécessairement incomprise. — Celui qui n’a monté son instrument qu’avec deux cordes, comme les savants qui, en dehors de l’instinct scientifique, n’ont de plus qu’un instinct religieux acquis par éducation, celui-là ne comprend pas des hommes qui savent, jouer sur un plus grand nombre de cordes. Il est dans l’essence de la culture supérieure, à plusieurs cordes, d’être toujours interprétée à faux par l’inférieure ; c’est ce qui arrive par exemple quand l’art passe pour une forme déguisée de la religiosité. Il y a même des gens, qui ne sont que religieux, pour entendre jusqu’à la science comme une recherche du sentiment religieux, tout comme les sourds-muets ne savent pas ce qu’est la musique, sinon un mouvement visible.

282.

Lamento. — Ce sont peut-être les avantages de notre époque qui amènent avec eux un recul et, à l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien s’avouer que notre temps est pauvre en grands moralistes, que Pascal, Épictète, Sénèque, Plutarque, sont à présent peu lus, que le travail et le zèle — autrefois escorte de la grande déesse Santé — semblent parfois sévir comme une maladie. Comme le temps manque pour penser et garder le calme dans la pensée, on n’étudie plus les opinions divergentes : on se contente de les haïr. Dans l’énorme hâte de la vie, l’esprit et l’œil sont accoutumés à une vision et à un jugement incomplets et faux, et chacun ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec le pays et la population sans quitter le chemin de fer. Une attitude indépendante et prudente de la connaissance est jugée presque comme une sorte de manie ; la liberté de l’esprit est déconsidérée spécialement par les savants, qui voudraient trouver, dans son art de considérer les choses, leur solidité et leur labeur d’abeilles et qui l’exileraient volontiers dans un seul coin de la science : au lieu qu’elle a le devoir tout autre, et bien supérieur, d’étendre d’une position isolée son commandement sur toutes les forces de la science et de l’érudition, et de leur faire voir les voies et les buts de la culture. — Une plainte comme celle qui vient d’être entonnée aura sans doute son moment et résonnera un jour d’elle-même, dans un retour offensif du génie de la méditation.

283.

Défaut principal des hommes d’action. — Les hommes d’action manquent ordinairement de l’activité supérieure : je veux dire l’individuelle. Ils agissent à titre de fonctionnaires, de marchands, d’érudits, autrement dit de représentants d’une espèce, mais non à titre d’hommes déterminés, isolés et uniques ; à cet égard ils sont paresseux. — C’est le malheur des gens d’action que leur activité est toujours un peu irraisonnée. On ne peut, par exemple, demander au banquier qui amasse de l’argent le but de son incessante activité ; elle est irraisonnée. Les gens d’action roulent comme roule la pierre, suivant la loi brute de la mécanique. — Tous les hommes se divisent, et en tout temps et de nos jours, en esclaves et libres ; car celui qui n’a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même est esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit.

284.

En faveur de l’oisif. — Signe de ce que le prix de la vie contemplative a baissé, les savants luttent aujourd’hui avec les gens d’action en une espèce de jouissance hâtive, au point qu’ils semblent, eux aussi, priser plus haut cette façon de jouir que celle qui leur convient proprement et qui, en fait, est bien plus une jouissance. Les savants ont honte de l’otium. C’est pourtant une noble chose que le loisir et l’oisiveté. — Si l’oisiveté est véritablement le commencement de tous les vices, elle se trouve ainsi au moins dans le voisinage le plus proche de toutes les vertus ; l’homme oisif est toujours un homme meilleur encore que l’actif. — Vous ne pensez cependant pas que, par loisir et oisiveté, ce soit vous que je désigne, ô paresseux ? —

285.

L’inquiétude moderne. — À mesure qu’on va vers l’Ouest, l’agitation moderne devient de plus en plus grande, si bien qu’aux yeux des Américains les habitants de l’Europe représentent un ensemble d’êtres amis du repos et du plaisir, tandis qu’en réalité ils vont croisant leur vol continuel comme des abeilles et des guêpes. Cette agitation est si grande que la culture supérieure n’a plus le temps de mûrir ses fruits : c’est comme si les saisons se succédaient trop rapidement. Par manque de repos notre civilisation court à une nouvelle barbarie. En aucun temps les gens actifs, c’est-à-dire les gens sans repos, n’ont été plus estimés. Il y a donc lieu de mettre au nombre des corrections nécessaires que l’on doit apporter au caractère de l’humanité, la tâche de fortifier dans une large mesure l’élément contemplatif. Mais dès à présent tout individu calme et constant de cœur et de tête a le droit de croire qu’il possède non seulement un bon tempérament, mais une vertu d’utilité générale et qu’en conservant cette vertu il remplit même un devoir fort élevé.

286.

Dans quelle mesure un homme actif est paresseux. — Je crois que tout homme doit avoir, sur toute chose où il est possible de se faire des opinions, une opinion propre, parce que lui-même est une chose spéciale, n’existant qu’une fois, qui occupe par rapport à toutes les autres choses une situation nouvelle, laquelle n’a jamais existé. Mais la paresse qui est au fond de l’âme de l’homme actif l’empêche de puiser l’eau à sa propre fontaine. — Il en va de la liberté des opinions comme de la santé, l’une et l’autre sont individuelles, de l’une et de l’autre on ne peut poser une conception d’une valeur générale. Ce qui est nécessaire à un individu pour sa santé est pour un autre déjà une cause de maladie, et beaucoup de moyens et de voies qui mènent à la liberté de l’esprit peuvent, pour des natures d’un degré plus haut de développement, être des moyens et des voies de dépendance.

287.

Censor vitæ. — L’alternance de l’amour et de la haine distingue pour longtemps l’état intérieur d’un homme qui veut être libre dans son jugement sur la vie ; il n’oublie rien et met tout au compte des choses, bon et mauvais. À la fin, lorsque toute la table de son âme est couverte des notes de l’expérience, iln’aura plus pour l’existence de mépris et de haine, ni non plus d’amour, mais il résidera au-dessus d’elle, tantôt avec un regard de joie, tantôt avec un regard de deuil, et, pareil à la nature, aura dans la pensée tantôt l’été, tantôt l’automne.

288.

Conséquence accessoire. — Celui qui veut sérieusement devenir libre perdra par là, sans nulle contrainte, le penchant aux fautes et aux vices : même le chagrin et le dépit le prendront plus rarement. C’est que sa volonté ne désire rien de plus pressant que connaître et le moyen de connaître, c’est-à-dire : l’état durable où il sera dans les conditions les plus convenables pour connaître.

289.

Importance de la maladie. — L’homme que la maladie tient au lit arrive parfois à trouver qu’à l’ordinaire il est malade de son emploi, de ses affaires ou de sa société, et que par elles il a perdu toute connaissance raisonnée de soi-même : il gagne cette sagesse au loisir où le contraint sa maladie

290.

Impression à la campagne. — Si l’on n’a pas à l’horizon de sa vie des lignes fermes et paisibles, semblables à celles que font la montagne et la forêt, la volonté intérieure de l’homme est elle-même inquiète, distraite et troublée de désirs comme la nature de l’habitant des villes : il n’a pas de bonheur et n’en donne pas.

291.

Circonspection des esprits libres. — Les hommes d’esprit libre, vivant uniquement pour la connaissance, auront bientôt atteint leur but extérieur, leur situation définitive à l’égard de la société et de l’État, et par exemple se déclareront volontiers satisfaits d’un petit emploi ou d’une fortune qui suffit juste à leur existence, car ils s’arrangeront pour vivre de manière qu’un grand changement dans la fortune publique, et même une révolution de l’ordre politique, ne soit pas en même temps la ruine de leur vie. Ce sont là toutes choses auxquelles ils appliquent aussi peu que possible de leur énergie, pour plonger avec toutes leurs forces rassemblées et, en quelque sorte, avec une respiration longue dans l’élément de la connaissance. Ainsi ils peuvent espérer plonger profondément et peut-être bien voir jusqu’au fond. — D’un événement, un pareil esprit aime à ne prendre qu’un seul bout, il ne se plaît pas à voir les choses dans toute l’ampleur et l’abondance de leur développement : car il ne veut pas se développer en elles. — Lui aussi connaît les jours ouvrables de manque de liberté, dedépendance, de servitude. Mais de temps en temps il faut qu’il lui vienne un dimanche de liberté, autrement il ne supportera point la vie. — Il est probable que même son amour des hommes sera circonspect et quelque peu court d’haleine, car c’est seulement dans la mesure où il lui est nécessaire pour la fin de la connaissance qu’il veut s’engager dans le monde des instincts et de l’aveuglement. Il doit compter que le génie de la justice dira quelque chose en faveur de son disciple et de son pupille, si des voix accusatrices venaient à l’appeler pauvre d’amour. — Il y a dans sa manière de vivre et de penser un héroïsme raffiné, qui a honte de s’offrir au respect des masses, comme fait son frère plus grossier, et qui suit silencieusement sa route par le monde et hors du monde. Quelques labyrinthes qu’il traverse, entre quelques rochers que son cours soit resserré momentanément — dès qu’il arrive à la lumière, il va son chemin dans la clarté, facilement et presque sans bruit, et laisse les rayons du soleil jouer jusqu’en son fond.

292.

En avant. — Et ainsi, en avant sur la voie de la sagesse, d’un bon pas, en bonne confiance ! En quelque condition que tu sois, sers-toi toi-même de source d’expérience ! Jette l’amertume par-dessus bord en ton être, pardonne-toi ton propre Moi, car en tout cas tu as en toi une échelle à cent degrés, sur lesquels tu peux monter à la connaissance. Le siècle où tu souffres d’être jeté t’estime heureux de ce bonheur ; il te crie que tu as encore part à des expériences dont les hommes des temps futurs devront peut-être se passer. Ne fais point fi d’avoir été encore religieux ; pénètre bien comme tu as eu encore un légitime accès à l’art. Ne peux-tu pas justement à l’aide de ces expériences suivre avec une intelligence plus complète d’immenses étapes de l’humanité antérieure ? N’est-ce pas justement sur ce terrain qui parfois le déplaît tant, sur le terrain de la pensée trouble, que sont poussés les plus beaux fruits de la vieille civilisation ? Il faut avoir aimé la religion et l’art comme on aime une mère et une nourrice — autrement on ne peut devenir sage. Mais il faut porter ses regards au delà, savoir grandir au-dessus ; si l’on reste dans leur suzeraineté, on ne les comprend pas. De même, il faut t’être familiarisé avec les études historiques et le jeu prudent de la balance : « d’un côté — de l’autre. » Fais un voyage rétrospectif, cheminant dans les vestiges où l’humanité a marqué sa longue marche douloureuse à travers le désert du passé : c’est ainsi que tu apprendras le plus sûrement dans quelle direction toute l’humanité future n’a plus la possibilité ni le droit d’aller. Et cependant que tu cherches de toutes tes forces à découvrir par avance comment le nœud de l’avenir est encore serré, ta propre vie prend la valeur d’un instrument et d’un moyen de connaissance. Il dépend de toi que tous les traits de ta vie : tes essais, tes erreurs, tes fautes, tes illusions, tes souffrances, ton amour et ton espoir entrent sans exception dans ton dessein. Ce dessein est de devenir toi-même une chaîne nécessaire d’anneaux de la civilisation et de conclure de cette nécessité à la nécessité dans la marche de la civilisation universelle. Quand ton regard aura pris assez de force pourvoir le fond dans la fontaine sombre de ton être et de tes connaissances, peut-être aussi, dans ce miroir, les constellations lointaines des civilisations de l’avenir te deviendront visibles. Crois-tu qu’une telle vie avec un tel dessein soit trop pénible, trop dénuée de tous agréments ? C’est que tu n’as pas encore appris qu’il n’est pas de miel plus doux que celui de la connaissance, et que les nuées d’affliction qui planent doivent encore te servir de mamelle, où tu puiseras le lait pour ton rafraîchissement. Vienne l’âge, alors seulement tu verras bien comment tu as écouté la voix de la nature, de cette nature qui gouverne l’univers par le plaisir : la même vie qui aboutit à la vieillesse, aboutit aussi àla sagesse, joie constante de l’esprit dans cette douce lumière du soleil ; l’une et l’autre vieillesse et sagesse, l’arrivent sur un même versant de la vie : ainsi l’a voulu la nature. Alors il est temps sans qu’il y ait lieu de s’indigner, que le brouillard de la mort s’approche. Vers la lumière — ton dernier mouvement ; un hourra de connaissance — ton dernier cri.

  1. Il s’agit de la troisième partie des Considérations inactuelles : Schopenhauer.