Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux Élément soumis aux droits d’auteur..
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5p. 417-476).




CHAPITRE IX


L’HOMME AVEC LUI-MÊME



483.

Ennemis de la vérité. — Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.

484.

Monde renversé. — On critique plus sévèrement un penseur quand il émet une proposition qui nous est désagréable ; et pourtant il serait plus raisonnable de le faire quand sa proposition nous est agréable.

485.

Homme de caractère.— Un homme paraît avoir du caractère beaucoup plus souvent parce qu’il suit toujours son tempérament, que parce qu’il suit toujours ses principes.

486.

La seule chose qui soit nécessaire. — Une seule chose est nécessaire à avoir : ou bien un esprit léger de nature ou bien un esprit rendu léger par l’art et la science.



487.

La passion pour des choses. — Qui met sa passion à des choses (sciences, bien de l’État, intérêts de la civilisation, arts) enlève beaucoup d’ardeur à sa passion pour les personnes (même si ce sont des représentants de ces choses, comme des hommes d’État, des philosophes, des artistes sont représentants de leurs créations).

488.

Le repos dans l’action. — Comme une chute d’eau en se précipitant devient plus lente et plus aérienne, ainsi d’ordinaire le grand homme accomplit l’action avec plus de calme que ne le faisait attendre son désir orageux avant l’action.

489.

Pas trop profondément. — Les personnes qui ont embrassé une cause dans toute sa profondeur lui restent rarement fidèles à jamais. Ils ont justement mis la profondeur au jour : il y a là toujours beaucoup de mauvais avoir.

490.

Illusion des idéalistes. — Tous les idéalistes s’imaginent que les causes qu’ils servent sont meilleures par essence que toutes les autres causes du monde, et ne veulent pas croire que si leur cause doit réussir en général, elle a besoin précisément du même fumier puant qui est nécessaire à toutes les autres entreprises humaines.

491.

Observation de soi-même. — L’homme est très bien défendu contre lui-même, contre tout espionnage et tout siège par lui-même ; il ne peut d’ordinaire apercevoir de lui-même guère plus que ses ouvrages extérieurs. La citadelle proprement dite lui est inaccessible, même invisible, à moins que des amis et des ennemis ne fassent les traîtres et ne l’introduisent lui-même par un chemin dérobé.

492.

La juste fonction. — Les hommes exercent rarement une fonction dont ils ne croient ou ne se persuadent qu’elle est foncièrement plus importante que toutes les autres. Il en va de même aux femmes avec leurs amants.

493.

Noblesse de pensée. — La noblesse de pensée consiste pour une grande part en bon cœur et en défaut de méfiance, et contient ainsi précisément ce sur quoi les hommes intéressés et amis du succès aiment à passer avec des airs de supériorité et de raillerie.

494.

Buts et voies. — Bien des gens sont téméraires en ce qui touche la voie une fois prise, peu en ce qui touche le but.

495.

Ce qui indigne dans une manière de vivre particulière. — Tous les régimes de vivre très particuliers soulèvent les hommes contre celui qui les embrasse ; ils se sentent rabaissés, comme des êtres communs, par la conduite extraordinaire dont cet homme fait son apanage.

496.

Privilège de la grandeur. — C’est le privilège de la grandeur de procurer beaucoup de bonheur par des dons minimes.

497.

Noble sans le vouloir. — L’homme se comporte noblement sans le vouloir, quand il s’est accoutumé à ne vouloir rien des hommes et à leur donner toujours.

498.

Condition de l’héroïsme. — Si quelqu’un veut devenir un héros, il faut qu’au préalable le serpent soit devenu dragon, autrement il lui manque son ennemi légitime.

499.

Ami. — Le partage des joies, non des souffrances, fait l’ami.

500.

Utiliser le flux et le reflux. — Il faut, en vue de la connaissance, savoir utiliser ce courant intérieur qui nous porte vers une chose, et à son tour celui qui, après un temps, nous en éloigne.

501.

Se complaire à soi-même. — On dit « se complaire à une chose », mais c’est en réalité se complaire à soi-même par le moyen de cette chose.

502.

Le modeste. — Qui est modeste à l’égard des personnes, en montre d’autant plus de prétention à l’égard des choses (cité, état, société, temps, humanité). C’est sa vengeance.

503.

Envie et jalousie. — Envie et jalousie sont les parties honteuses de l’âme humaine. La comparaison peut sans doute se continuer.

504.

Le plus noble des hypocrites. — Ne pas du tout parler de soi, c’est une très noble hypocrisie.

505.

Dépit. — Le dépit est une maladie corporelle qui n’est nullement supprimée par le seul fait que la cause du dépit est écartée par la suite.

506.

Représentants de la vérité. — Ce n’est pas quand il est dangereux de dire la vérité qu’elle trouve le plus rarement des représentants, mais lorsque c’est ennuyeux.

507.

Plus fâcheux encore que des ennemis. — Les personnes chez lesquelles nous n’avons pas la conviction de trouver une attitude sympathique en toutes circonstances, tandis que nous sommes obligés par quelque motif (p. ex. la reconnaissance) de conserver de notre côté l’apparence d’une sympathie absolue, tourmentent notre imagination beaucoup plus que nos ennemis.

508.

La pleine nature. — Si nous nous trouvons si à l’aise dans la pleine nature, c’est qu’elle n’a pas d’opinion sur nous.

509.

Chacun supérieur en une chose. — Dans les relations du monde civilisé, chacun se sent supérieur à un autre en une chose au moins ; c’est là-dessus que repose la bienveillance générale, parce que chacun est un homme capable à l’occasion de rendre service et qui, par conséquent, peut sans honte accepter un service.

510.

Motifs de consolation. — Lors d’un décès, on a le plus souvent besoin de motifs de consolation, non pas tant pour adoucir la vivacité de sa douleur que pour avoir une excuse de se sentir consolé si facilement.

511.

La fidélité aux convictions. — Celui qui a beaucoup à faire garde ses convictions et ses points de vue généraux, presque immuablement. — De même, tout homme qui travaille au service d’une idée : il n’éprouvera plus jamais l’idée elle-même, il n’en a plus le temps ; que dis-je ? il est contre son intérêt de la tenir encore pour discutable.

512.

Moralité et quantité. — La moralité supérieure d’un homme en comparaison avec celle d’un autre ne consiste souvent qu’en ce que ses fins sont quantitativement plus grandes. L’autre est retenu en bas par le fait de s’occuper de petitesses dans un cercle étroit.

513.

La vie, fruit de la vie. — L’homme a beau s’étendre tant qu’il veut par sa connaissance, s’apparaître aussi objectivement qu’il veut ; à la fin il n’en retire toujours que sa propre biographie.

514.

La nécessité d’airain. — La nécessité d’airain est une chose dont les hommes s’aperçoivent, au cours de l’histoire, qu’elle n’est ni d’airain ni nécessaire.

515.

Tiré de l’expérience. — L’absurdité d’une chose n’est pas une raison contre son existence, c’en est plutôt une condition.

516.

Vérité. — Personne ne meurt aujourd’hui des vérités mortelles ; il y a trop de contre-poisons.

517.

Vue fondamentale. — Il n’y a pas harmonie préétablie entre le progrès de la vérité et le bien de l’humanité.

518.

Destinée humaine. — Qui pense un peu profond sait bien qu’il aura toujours tort, qu’il agisse et juge comme il veut.

519.

La vérité Circé. — L’erreur a des bêtes fait des hommes, la vérité serait-elle en état de refaire de l’homme une bête ?

520.

Danger de notre civilisation. — Nous sommes d’un temps dont la civilisation est en danger de périr par les moyens de civilisation.

521.

Grandeur signifie direction. — Aucun cours d’eau n’est par lui-même grand et riche ; c’est de recevoir et d’emmener tant d’affluents secondaires qui le rend tel. Il en est de même de toutes les grandeurs de l’esprit. Il s’agit seulement qu’un homme donne la direction, qu’ensuite tant d’affluents suivront nécessairement, et pas du tout qu’il soit lui-même dès le commencement pauvre ou riche de dons naturels.

522.

Conscience faible. — Les hommes qui parlent de leur importance pour l’humanité ont à l’égard de la justice bourgeoise commune, dans le maintien des engagements, des promesses, une conscience faible.

523.

Vouloir être aimé. — L’exigence d’être aimé est la plus grande des prétentions.

524.

Mépris des hommes. — L’indice le moins équivoque de mépris des hommes est qu’on ne donne à chacun de valeur que comme moyen d’atteindre sa propre fin, ou point du tout.

525.

Adhérents par contradiction. — Celui qui a porté les hommes à la fureur contre lui a toujours gagné un parti en sa faveur.

526.

Oublier ses aventures. — Qui pense beaucoup, et pense pratiquement, oublie facilement ses propres aventures, mais non pas aussi les idées qu’elles ont évoquées.

527.

Tenir à une opinion. — L’un tient à son opinion, parce qu’il s’imagine y être arrivé de lui-même, l’autre parce qu’il l’a apprise avec peine et est fier de l’avoir comprise : tous deux en conséquence par vanité,

528.

Redouter la lumière. — La bonne action redoute la lumière aussi anxieusement que la mauvaise : l’une craint que la révélation n’amène la douleur (sous forme de châtiment), l’autre que la révélation ne fasse évanouir le contentement (c’est à savoir ce pur contentement de soi-même, qui cesse aussitôt qu’une satisfaction de vanité vient s’y adjoindre).

529.

La longueur de la journée. — Quand on a beaucoup de choses à y mettre, la journée a cent poches.

530.

Génie tyrannique. — Lorsque, dans une âme, un plaisir incoercible à se conduire en tyran s’éveille et entretient constamment le feu, alors un talent même médiocre (chez les politiques, les artistes) devient peu à peu une force naturelle presque irrésistible.

531.

La vie de l’ennemi. — Qui vit de combattre un ennemi a intérêt à le laisser en vie.

532.

Plus considérable. — On prend la chose obscure non expliquée pour plus considérable que la chose claire expliquée.

533.

Évaluation des services rendus. — Nous apprécions les services que quelqu’un nous rend d’après la valeur qu’il y attache, non d’après celle qu’ils ont pour nous.

534.

Infortune. — La distinction qu’on trouve dans l’infortune (comme si c’était un signe de platitude, de manque d’ambition, de vulgarité, que de se sentir heureux) est si grande que si l’on dit à quelqu’un : « Mais que vous êtes heureux ! », il proteste ordinairement.

535.

Imagination de l’inquiétude. — L’imagination de l’inquiétude est ce méchant gnome à figure de singe qui saute encore sur le dos de l’homme, juste alors qu’il a déjà le plus à porter.

536.

Avantage d’adversaires insipides. — On ne reste parfois fidèle à une cause que parce que ses adversaires ne cessent pas d’être insipides.

537.

Prix d’une profession. — Une profession délivre de pensées ; en cela réside sa grande bénédiction. Car elle est un rempart derrière lequel on peut légitimement se retirer quand les soucis et les soins de toute sorte viennent nous assaillir.

538.

Talent. — Le talent de plus d’un homme apparaît moindre qu’il n’est, parce qu’il s’est toujours mis à de trop grosses tâches.

539.

Jeunesse. — La jeunesse est désagréable ; car à cet âge il n’est pas possible ou pas raisonnable d’être productif en quelque sens que ce soit.

540.

Pour de grandes fins. — Celui qui se propose ouvertement de grandes fins et par la suite se rend compte en secret qu’il est trop faible pour elles, n’a d’ordinaire pas assez de force non plus pour y renoncer ouvertement, et devient alors inévitablement hypocrite.

541.

Dans le courant. — De fortes eaux entraînent avec elles beaucoup de cailloux et de broussailles, de forts esprits beaucoup de têtes sottes et brouillées.

542.

Dangers de l’affranchissement d’esprit. — À l’affranchissement d’esprit sérieusement raisonné d’un homme, ses passions et ses appétits aussi espèrent en secret découvrir leur avantage.

543.

Incarnation de l’esprit. — Quand un homme pense beaucoup et prudemment, ce n’est pas seulement son visage, mais aussi son corps, qui prend : un air de prudence.

544.

Mal voir et mal entendre. — Qui voit peu voit toujours trop peu ; qui entend mal entend toujours quelque chose de trop.

545.

Contentement de soi-même dans la vanité. — L’homme vain ne veut pas tant se distinguer que se sentir distingué, c’est pourquoi il ne repousse aucun moyen de se tromper et de se duper soi-même. Ce n’est pas l’opinion des autres, mais son opinion sur leur opinion qui lui tient au cœur.

546.

Vain par exception. — L’homme qui pour l’ordinaire se suffit à lui-même est par exception vain et accessible à la gloire et aux louanges, lorsqu’il est malade de corps. C’est que dans la mesure où il est en train deseperdre, il doit chercher à se reprendre de l’extérieur, dans une opinion étrangère.

547.

Les « spirituels ». — Celui-là n’a point d’esprit, qui cherche l’esprit.

548.

Avis aux chefs de parti. — Quand on peut amener les gens à se déclarer ouvertement pour quelque chose, on les a la plupart du temps amenés aussi par là à se déclarer pour elle intérieurement ; ils veulent désormais être trouvés conséquents.

549.

Mépris. — Être méprisé par d’autres est plus sensible à l’homme que de l’être par soi-même.

550.

Lacet de la gratitude. — Il y a des âmes serviles qui poussent si loin la reconnaissance des services rendus qu’elles s’étranglent elles-mêmes avec le lacet de la gratitude.

551.

Truc de prophète. — Pour deviner à l’avance les façons d’agir d’hommes ordinaires, il faut admettre qu’ils font toujours la moindre dépense d’esprit pour se libérer d’une situation désagréable.

552.

L’unique droit de l’homme. — Qui se sépare de la tradition est la victime de l’extraordinaire ; qui reste dans la tradition en est l’esclave, C’est toujours àsa perte qu’on s’achemine dans les deux cas.

553.

Au-dessus de l’animal. — Quand l’homme éclate de rire, il surpasse tous les animaux par sa vulgarité.

554.

Demi-science. — Celui qui parle un peu une langue étrangère y prend plus de joie que celui qui la parle bien. Le plaisir est chez le demi-savant.

555.

Serviabilité dangereuse. — Il y a des gens qui veulent rendre la vie pénible aux hommes sans autre raison que de leur offrir par après leur recelte pour soulager la vie, par exemple leur christianisme.

556.

Zèle et conscience. — Zèle et conscience sont souvent antagonistes, en ce que le zèle veut prendre les fruits verts de l’arbre, mais que la conscience les y laisse pendre trop longtemps, jusqu’à ce qu’ils tombent et s’écrasent.

557.

Suspecter. — Les hommes qu’on ne peut pas souffrir, on cherche à se les rendre suspects.

558.

Les circonstances manquent. — Beaucoup de gens attendent toute leur vie l’occasion d’être bons à leur manière.

559.

Manque d’amis. — Le manque d’amis fait conclure à l’envie ou à la prétention. Plus d’un ne doit ses amis qu’à la circonstance heureuse qu’il n’a pas d’occasion d’envie.

560.

Danger dans la pluralité. — Avec un talent de plus, on est souvent sur un pied moins sûr qu’avec un talent de moins : de même que la table se tient mieux sur trois que sur quatre pieds.

561.

Servir de modèle aux autres. — Qui veut donner un bon exemple doit ajouter à sa vertu un grain de folie : alors on imite et l’on s’élève en même temps au-dessus de ce qu’on imite, — ce que les hommes aiment.

562.

Servir de plastron. — Les mauvais propos d’autrui sur nous ne s’adressent souvent pas proprement à nous, mais sont l’expression d’un dépit, d’une maussaderie provenant de raisons tout autres.

563.

Facilement résigné. — On souffre peu de souhaits inexaucés, si l’on a exercé son imagination à enlaidir le passé.

564.

En danger. — On est le plus en danger d’être écrasé lorsqu’on vient d’esquiver une voiture.

565.

Selon la voix le rôle. — Celui qui est forcé de parler plus haut qu’il n’y est habitué (comme devant un demi-sourd ou devant un grand auditoire) exagère ordinairement les choses qu’il doit communiquer. — Plus d’un devient conspirateur, colporteur de calomnies, intrigant, uniquement parce que sa voix se prête surtout bien au chuchotement.

566.

Amour et haine. — L’amour et la haine ne sont pas aveugles, mais aveuglés par le feu qu’ils portent eux-mêmes avec eux.

567.

Attaqué avec avantage. — Les hommes qui ne peuvent rendre complètement clairs au monde leurs services cherchent à s’attirer une forte hostilité. Ils ont alors la consolation de penser que celle-ci se met au travers de leurs services et de leur reconnaissance — et que beaucoup d’autres ont la même opinion : chose très avantageuse pour l’estime qu’on fait d’eux.

568.

Confession. — On oublie sa faute quand on l’a confessée à un autre, mais d’ordinaire l’autre ne l’oublie pas.

569.

Contentement de soi-même. — La toison d’or du contentement de soi-même garantit contre les horions, mais non contre les coups d’épingle.

570.

Ombre dans la flamme. — La flamme n’est pas aussi lumineuse pour elle-même que pour les autres qu’elle éclaire : de même aussi le sage.

571.

Opinions propres. — La première opinion qui nous arrive quand on nous interroge à l’improviste sur une chose n’est d’ordinaire pas la nôtre, mais seulement l’opinion courante, qui appartient à notre caste, notre situation, notre origine : les opinions propres émergent rarement à la surface.

572.

Origine du courage. — L’homme ordinaire est courageux et invulnérable comme un héros, lorsqu’il ne voit pas le péril, qu’il n’a pas d’yeux pour lui. Au rebours, le héros porte son unique point vulnérable au dos, partant là où il n’a point d’yeux.

573.

Danger dans le médecin. — Il faut être né pour son médecin, autrement on périt par son médecin.

574.

Vanité miraculeuse. — Celui qui par trois fois a prophétisé le temps avec assurance et a réussi, celui-là, au fond de son âme, croit un peu à son don prophétique. Nous admettons le miraculeux, l’irrationnel, quand il flatte notre estime de nous-mêmes.

575.

Profession. — Une profession est l’échine de la vie.

576.

Danger de l’influence personnelle. — Celui qui sait qu’il exerce sur un autre une grande influence intérieure doit lui laisser la bride sur le cou, et même le voir volontiers lui résister à l’occasion et lui-même l’y amener : autrement, il se fera inévitablement un ennemi.

577.

Admettre son héritier. — Qui a fondé quelque chose de grand dans une pensée désintéressée songe à se procurer des héritiers pour elle. C’est le signe d’une nature tyrannique et sans noblesse de voir dans tous les héritiers possibles de son œuvre des adversaires et de vivre toujours en état de défense contre eux.

578.

Demi-science. — La demi-science est plus triomphante que la science complète : elle voit les choses plus simples qu’elles ne sont, et par là fait son opinion plus compréhensible et plus convaincante.

579.

Non apte à être homme de parti. — Qui pense beaucoup n’est pas aple à être homme de parti : il fait trop tôt passer sa pensée à travers le parti.

580.

Mauvaise mémoire. — L’avantage de la mauvaise mémoire est qu’on jouit plusieurs fois des mêmes choses pour la première fois.

581.

Se faire de la peine. — Le manque de scrupule de la pensée est souvent le signe d’une disposition intérieure inquiète qui cherche à s’étourdir.

582.

Martyr. — L’adepte d’un martyr souffre plus que le martyr.

583.

Vanité retardataire. — La vanité de beaucoup de gens qui n’auraient pas besoin d’être vains est une habitude gardée et devenue grande, qui date du temps où ils n’avaient pas encore le droit de croire en eux, et ne faisaient que mendier cette croyance auprès d’autrui en petite monnaie.

584.

Punctum saliens de la passion. — Celui qui est en passe d’entrer en colère ou dans une passion d’amour violente, atteint un point où d’âme est pleine comme un tonneau ; toutefois il faut encore le surcroît d’une goutte d’eau, de la bonne volonté pour la passion (que l’on nomme d’ordinaire aussi la mauvaise). Il ne faut que ce petit grain, alors le tonneau déborde.

585.

Pensée de mauvaise humeur. — Il en est des hommes comme des tas de charbons dans la forêt. Ce n’est que lorsque les jeunes hommes ont flambé, et sont charbonnés comme ceux-là, qu’ils deviennent utilisables. Tant qu’ils brûlent et fument, ils sont peut-être plus intéressants, mais inutiles et trop souvent incommodes. — L’humanité emploie sans compter tous les individus comme combustible pour chauffer ses grandes machines : mais pourquoi donc les machines, si tous les individus (c’est-à -dire l’humanité) ne sont bons qu’à les entretenir ? Des machines qui sont leur fin à elle-mêmes, est-ce là l’umana commedia ?

586.

De la petite aiguille de la vie. — La vie se compose de rares moments isolés d’une extrême importance et d’intervalles en nombre infini, dans lesquels c’est tout au plus si les ombres de ces moments planent autour de nous. L’amour, le printemps, toute belle mélodie, la montagne, la lune, la mer — tout ne parle qu’une fois entièrement au cœur : si même il arrive qu’ils prennent la parole tout à fait. Car beaucoup de gens n’ont pas même ces moments et sont eux-mêmes des intervalles et des pauses dans la symphonie de la vie réelle.

587.

Assaillir ou envahir. — Nous commettons souvent la faute de traiter en ennemi une tendance ou un parti ou une époque, parce que nous n’arrivons par hasard qu’à voir leur côté extérieur, leur étiolement ou les « défauts de leurs qualités », qui y sont nécessairement attachés — peut-être parce que nous-mêmes nous y avons principalement participé. Alors nous leur tournons le clos et cherchons une direction opposée ; mais le meilleur serait de rechercher les bons côtés importants ou de les créer en soi-même. Il est vrai qu’il faut un regard plus fort et une volonté meilleure pour faire progresser ce qui se fait et n’est point achevé que pour le pénétrer et le renier dans son imperfection.

588.

Modestie. — Il y a une modestie vraie (qui est de reconnaître que nous ne sommes pas notre propre ouvrage) ; et elle convient bien sans doute au grand esprit, parce qu’il peut justement comprendre l’idée de pleine irresponsabilité (même pour le bien qu’il crée). L’immodestie du grand homme n’est pas odieuse en ce qu’il sent sa force, mais parce qu’il ne veut éprouver sa force qu’en blessant les autres, en les traitant en maître et en observant jusqu’à quel point ils le tolèrent. Ordinairement, cela prouve même le manque de sentiment assuré de sa force et fait par là douter les hommes de sa grandeur. En ce sens, l’immodestie ne fût-ce qu’au point de vue de l’habileté, est fort à déconseiller.

589.

La première pensée de la journée. — Le meilleur moyen de bien commencer chaque journée est : à son réveil, de réfléchir si l’on ne peut pas ce jour-là faire plaisir au moins à un homme. Si cela pouvait être admis pour remplacer l’habitude religieuse de la prière, les autres hommes auraient un avantage à ce changement.

590.

La prétention, moyen dernier de consolation. — Si l’on se rend compte d’un insuccès, de son insuffisance intellectuelle, de sa maladie, en y voyant le sort où l’on était prédestiné, l’épreuve que l’on doit subir, ou le châtiment d’une faute intérieure, on se rend par là son propre être plus intéressant et l’on s’élève par la pensée au-dessus de ses semblables. Le pécheur orgueilleux est une figure connue dans toutes les sectes cléricales.

591.

Végétation du bonheur. — Tout près de la douleur du monde et souvent sur son sol volcanique, l’homme a établi son petit jardin de bonheur. Que l’on considère la vie avec l’œil de l’homme qui ne veut que la connaissance de son être, ou de celui qui s’abandonne et se résigne, ou de celui qui prend son plaisir à la difficulté vaincue, — partout on trouve quelque bonheur poussé à côté de l’infortune — et d’autant plus de bonheur que le sol est plus volcanique, — il serait seulement ridicule de dire que par ce bonheur la souffrance elle-même est justifiée.

592.

La route des ancêtres. — Il est raisonnable que quelqu’un perfectionne en lui-même le talent où son père ou son grand-père ont dépensé leur peine, au lieu de se mettre à son tour à quelque chose de nouveau : il s’enlève autrement la possibilité d’arriver à la perfection dans quelque matière que ce soit. C’est pourquoi le proverbe dit : « Par quelle route dois-tu chevaucher ? — Par celle de tes ancêtres. »

593.

Vanité et ambition éducatrices. — Tant qu’un homme n’est pas devenu l’instrument de l’intérêt général des hommes, l’ambition peut le tourmenter ; mais si son but est atteint, s’il travaille par nécessité comme une machine pour le bien de tous, la vanité peut alors venir ; elle l’humanisera en détail, le rendra plus sociable, plus supportable, plus indulgent, alors que l’ambition a achevé en lui le gros œuvre (le rendre utile).

594.

Novices en philosophie. — Vient-on de recevoir la sagesse d’un philosophe, on s’en va par les rues avec le sentiment d’être réformé et devenu un grand homme ; car on ne trouve que des gens qui ne connaissent pas cette sagesse, par conséquent on a sur tout une nouvelle décision inconnue à proposer : parce qu’on reconnaît un Code, on pense dès lors pouvoir se poser aussi en juge.

595.

Plaire en déplaisant. — Les hommes qui préfèrent choquer, et par là déplaire, désirent la même chose que ceux-qui veulent ne pas choquer et plaire, seulement à un degré bien plus haut et indirectement, au moyen d’une marche intermédiaire par laquelle en apparence ils s’éloignent de leur but. Ils veulent l’influence et la puissance, et par cette raison montrent leur supériorité, même de manière à causer une impression désagréable ; car ils savent que celui qui enfin est parvenu à la puissance plaît presque en tout ce qu’il fait et dit, et que là même où il déplaît, il a l’air encore malgré tout de plaire. — L’esprit libre aussi, ét de même le croyant, veulent la puissance afin de plaire un jour par elle ; si à cause de leur théorie un mauvais destin, persécution, prison, supplice, les menace, ils prennent plaisir à la pensée que de cette façon leur théorie se gravera dans l’humanité par le fer et le feu ; ils l’acceptent comme un moyen douloureux, mais efficace, bien qu’agissant tardivement, d’arriver encore malgré tout à la puissance.

596.

Casus belli et analogues. — Le prince qui, une fois la décision prise de faire la guerre au voisin, invente un casus belli, ressemble au père qui donne à un enfant une mère supposée, qui désormais doit passer pour telle. Et n’est-il pas vrai que presque tous les motifs ouvertement donnés de nos actions sont de pareilles mères supposées ?

597.

Passion et droit. — Personne ne parle plus passionnément de son droit que celui qui, au fond de l’âme, a un doute sur son droit. En tirant la passion de son côté, il veut étourdir la raison et son doute : ainsi il gagne la bonne conscience et avec elle le succès auprès des autres hommes.

598.

Artifice de l’abstinent. — Qui proteste contre le mariage, à la manière des prêtres catholiques, cherchera à l’entendre dans sa conception la plus basse, la plus vulgaire. De même, qui repousse l’estime de ses contemporains, en saisira l’idée d’une façon basse ; il se facilite ainsi l’abstinence et la résistance. Au reste, celui qui se refuse beaucoup de choses dans l’ensemble s’accordera facilement de l’indulgence dans le détail. Il serait possible que celui qui s’est élevé au-dessus de l’approbation des contemporains, ne voulût pas pour cela se refuser la satisfaction de petites vanités.

599.

Âge de la prétention. — C’est entre la vingt-sixième et la trentième année que s’étend chez les hommes de talent la période propre de la prétention ; c’est le temps de la maturité première avec un fort reste d’acidité. On réclame à raison de ce qu’on sent en soi, d’hommes qui n’en voient rien ou peu, de l’honneur et du respect, et l’on se venge de ce que d’abord ils font défaut par ce regard, ce geste de prétention, ce son de voix, qu’une oreille et qu’un œil fins reconnaissent dans toutes les productions de cet âge, que ce soient poèmes, philosophies, ou peintures et musique. Les hommes d’expérience plus âgés en sourient et songent avec émotion à ce bel âge de la vie, où l’on se fâche contre la destinée de ce qu’on est tant et paraît si peu. Plus tard on paraîtra réellement plus, — mais on a perdu la ferme conviction d’être beaucoup ; qu’on reste donc toute sa vie fou incorrigible de vanité.

600.

Illusoire et pourtant utile. — Comme pour côtoyer un précipice ou franchir un ruisseau profond sur une poutre, on a besoin d’un garde-fou, non pour s’y retenir, — car il se briserait aussitôt avec l’homme — mais pour donner à l’œil l’idée de la sécurité : de même on a besoin, à ses débuts, de personnes qui nous rendent inconsciemment le service de ce garde-fou. Il est vrai qu’elles ne nous aideraient pas, si nous voulions réellement nous appuyer sur elles dans un grand danger, mais elles donnent l’impression tranquillisante de la protection dans le voisinage (exemples, les pères, maîtres, amis, tels qu’ils sont en effet tous les trois d’ordinaire).

601.

Apprendre à aimer. — Il faut apprendre à aimer, apprendre à être bon, et cela dès la jeunesse ; si l’éducation et le sort ne nous donnent pas l’occasion de nous exercer à ces sentiments, notre âme devient sèche et même impropre à l’intelligence de toutes ces tendres inventions d’hommes aimants. De même, la haine doit être apprise et nourrie, si l’on veut être un bon haïsseur : autrement le germe en mourra aussi peu à peu.

602.

Les ruines servant de parure. — Tels qui passent par beaucoup de transformations d’esprit conservent quelques idées et habitudes d’états antérieurs, lesquelles alors se dressent dans leur pensée et leur conduite nouvelle comme un fragment d’antiquité inexplicable et de muraille grise : souvent pour l’ornement de tout le paysage.

603.

Amour et respect. — L’amour désire, la crainte évite. À cela tient que l’on ne peut être ensemble aimé et respecté par la même personne, du moins dans le même temps. Car celui qui respecte reconnaît la puissance, c’est-à-dire qu’il la craint ; son état est une crainte respectueuse. Mais l’amour ne reconnaît aucune puissance, rien qui sépare, distingue, établisse supériorité et infériorité de rang. C’est parce qu’il ne respecte pas que les hommes ambitieux ont en secret ou ouvertement de la répugnance contre le fait d’être aimés,

604.

Préjugé en faveur des hommes froids. — Les hommes qui prennent feu aisément se refroidissent vite, et sont par là peu sûrs en général. C’est pourquoi il y a pour ceux qui sont toujours froids ou se posent comme tels, ce préjugé favorable que ce sont des hommes particulièrement dignes de confiance et sûrs : on les confond avec ceux qui prennent feu lentement et le conservent longtemps.

605.

Le danger des opinions libres. — Le léger contact avec des opinions libres procure une excitation, comme une sorte de cri de joie ; si on lui donne davantage, on commence à frotter les endroits jusqu’à ce qu’enfin il se produise une plaie ouverte et douloureuse : c’est-à-dire jusqu’à ce que l’opinion libre commence à nous troubler, à nous torturer dans l’orientation de notre existence, dans nos rapports sociaux.

606.

Désir d’une profonde douleur. — La passion laisse, quand elle est passée, un regret obscur d’elle-même, et nous jette encore, tandis qu’elle disparaît, un regard séducteur. Il faut bien qu’il y ait une sorte de plaisir à être frappé de ses fouets. Les sentiments médiocres paraissent vides en comparaison on aime, à ce qu’il paraît, encore mieux le déplaisir violent que le plaisir plat.

607.

Mauvaise humeur contre les autres et contre le monde. — Lorsque, comme si souvent, nous mettons notre mauvaise humeur au compte d’autrui, tandis que nous la sentons réellement s’adresser à nous, nous nous efforçons, au fond, d’embrumer et d’abuser notre jugement ; nous voulons motiver cette mauvaise humeur a posteriori, par les bévues, les défauts des autres, et nous perdre ainsi de vue nous-mêmes. — Les hommes d’une religion stricte, qui sont contre eux-mêmes des juges impitoyables, sont en même temps ceux qui ont dit le plus de mal de l’humanité : un saint qui garde pour lui les péchés et pour les autres les vertus n’a jamais existé ; pas plus que celui qui, suivant le prétexte du Bouddha, cache aux gens ce qu’il a de bien et ne laisse voir que ce qu’il a de mauvais.

608.

Cause et effet confondus. — Nous cherchons inconsciemment les principes et les opinions théoriques qui sont appropriés à notre tempérament, si bien qu’à la fin il semble que ce soient les principes et les théories qui aient créé notre caractère. Notre pensée et notre jugement sont censés, après coup, d’après les apparences, être la cause de notre être : mais dans le fait c’est notre être qui est cause que nous pensons et jugeons de telle ou telle manière. — Et qu’est-ce qui nous détermine à cette comédie presque inconsciente ? L’indolence et le laisser-aller, et, non pour la moindre part, le désir de la vanité d’être trouvé logique d’un bout à l’autre, uniforme en être et en pensée ; car cela procure de la considération, donne de la confiance et de la puissance.

609.

Âge et vérité. — Les jeunes gens aiment l’intéressant et le singulier, peu importe à quel point il est vrai ou faux. Les esprits plus mûrs aiment, de la vérité, ce qu’il y a en elle d’intéressant et de singulier. Les cerveaux bien mûris enfin aiment la vérité, même dans les choses où elle apparaît nue et simple et cause à l’homme vulgaire de l’ennui, parce qu’ils ont observé que la vérité a coutume de dire ce qu’elle possède de plus élevé en esprit, avec l’air de la simplicité.

610.

Les hommes mauvais poètes. — Tout comme les mauvais poètes, dans la seconde partie du vers, cherchent l’idée pour la rime, de même les hommes, dans la seconde partie de la vie, devenus plus inquiets, ont coutume de chercher les actions, les situations, les relations, qui cadrent avec celles de leur vie antérieure, en sorte qu’extérieurement tout soit d’accord ; mais leur vie n’est plus dominée et toujours à nouveau déterminée par une pensée forte, elle est remplacée par l’intention de trouver une rime.

611.

Ennui et jeu. — Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir ! comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c’est-à -dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision de bonheur des artistes et des philosophes.

612.

Enseignement par les portraits. — Si l’on considère une série de portraits de soi-même, des jours de la première enfance à la maturité virile, on constate, avec une agréable surprise, qu’il y a plus de ressemblance entre l’homme et l’enfant qu’entre l’homme et l’adolescent : qu’ainsi vraisemblablement, d’une manière analogue, il s’est produit dans l’intervalle une aliénation temporaire du caractère essentiel, dont la force accumulée, ramassée, de l’homme fait s’est de nouveau rendue maîtresse. À cette remarque correspond cette autre, que toutes les fortes influences de passions, de maîtres, d’événements politiques, qui nous entraînent dans la jeunesse, paraissent ramenées plus tard à une mesure fixe : assurément, elles continuent de vivre et d’agir en nous, mais le sentiment et la pensée fondamentale n’en ont pas moins la prévalence et les emploient sans doute comme sources de force, mais non plus comme régulatrices, ainsi que cela se fait bien aux environs de la vingtième année. De même encore, la pensée et le sentiment de l’homme fait paraissent plus conformes à ceux de son âge enfantin — et ce fait intérieur a son expression dans les traits extérieurs que j’ai mentionnés.

613.

Son de la voix des âges. — Le ton sur lequel les jeunesgensparlent, louent, blâment, font des vers, déplaît aux gens plus âgés, parce qu’il est trop haut et néanmoins en même temps sourd et incertain comme le son poussé dans une salle voûtée, qui, à travers le vide, acquiert une telle force de résonance ; car la plupart de ce que les jeunes gens pensent n’a pas jailli du plein de leur propre nature, mais c’est une résonance, un écho de ce que l’on pense, dit, loue, blâme dans leur voisinage. Mais les sentiments (de sympathie et d’aversion) résonnent en eux bien plus fort que les motifs qui les causent, et ainsi se produit, lorsqu’ils rendent la parole à leur sentiment, ce ton sourd d’écho qui décèle l’absence ou la pauvreté de motifs. Le ton de l’âge plus mûr est précis, bref, modérément élevé, mais, comme tout ce qui est clairement articulé, portant très loin. La vieillesse enfin apporte dans le son de voix quelque douceur et indulgence, et, pour ainsi dire, le sucre : dans bien des cas, à la vérité, elle le rend aussi plus aigre.

614.

Hommes arriérés et avancés. — Le caractère désagréable, qui est plein de méfiance, qui sent avec envie tout heureux succès de ses confrères et de ses proches, qui est violent et furieux contre les opinions dissidentes, montre qu’il appartient à un stade antérieur de la civilisation, qu’il est donc une survivance ; car la manière dont il a commerce avec les hommes était la bonne et convenable pour les conditions d’un âge du droit du plus fort ; c’est un homme arriéré. Un autre caractère, qui est riche de sympathie, se fait partout des amis, ressent aveccordialité tout ce qui croît et grandit, partage tous les plaisirs de l’honneur et des succès d’autrui, et ne prétend pas au privilège de connaître seul le vrai, mais est rempli d’une confiance modeste — c’est un homme avancé, qui lutte pour une civilisation supérieure des hommes. Le caractère désagréable dérive des temps où les grossiers fondements de la société humaine étaient encore à jeter l’autre vit à des étages plus hauts, aussi éloigné que possible de l’animal sauvage, qui, enfermé dans les caves, sous les assises de la civilisation, fait rage et hurle.

615.

Consolation pour les hypocondres. — Si un grand penseur est momentanément sujet aux tortures de soi-même de l’hypocondrie, il peut se dire pour se consoler : « C’est ta propre grande force dont ee parasite se nourrit et s’accroît ; si elle était moindre, tu aurais moins à souffrir. » Ainsi peut aussi parler l’homme d’État, lorsque la jalousie et le sentiment de la vengeance, d’une façon générale la tendance au bellum omnium contra omnes, pour laquelle, étant le représentant d’une nation, il doit nécessairement avoir un grand don naturel, s’insinue à l’occasion même dans ses relations personnelles et lui rend la vie dure.

616.

Retiré du présent. — Il y a de grands avantages à se retirer un jour de son temps dans une forte mesure, et pour ainsi dire à se laisser entraîner de son rivage sur l’océan des conceptions passées du monde. De là, regardant vers le rivage, on en embrasse pour la première fois sans doute la configuration d’ensemble, et quand on s’en rapproche, on a l’avantage de le comprendre mieux en tout que ceux qui ne l’ont jamais quitté.

617.

Semer et récolter sur des défauts personnels. — Des hommes comme Rousseau s’entendent à utiliser leurs faiblesses, leurs lacunes, leurs fautes, comme un fumier pour leur talent. Si celui-là se plaint de la corruption et de la décadence de la société comme d’une funeste conséquence de la civilisation, il y a là au fond une expérience personnelle dont l’amertume lui donne cette âpreté d’une condamnation générale et empoisonne les flèches qu’il tire ; il se soulage d’abord comme individu et pense à chercher un remède qui sera d’utilité pour la société directement, mais indirectement et grâce à elle, pour lui.

618.

Avoir l’esprit philosophique. — D’ordinaire on fait des efforts pour procurer à toutes les situations et à tous les événements de la vie une seule direction de conscience, une seule espèce de points de vue — c’est ce qu’on appelle principalement avoir l’esprit philosophique. Mais pour l’enrichissement de la connaissance, il peut y avoir plus d’intérêt à ne pas s’uniformiser de la sorte, mais à écouler la voix légère des diverses situations de la vie ; celles-ci portent avec elles leur point de vue propre. C’est ainsi qu’on prend une part reconnaissante à la vie et à l’existence de beaucoup, en ne se traitant pas soi-même comme un individu fixé, consistant, un.

619.

Au feu du mépris. — C’est un nouveau pas fait vers l’indépendance que d’oser enfin exprimer des vues qui passent pour faire honte à qui les propage ; en ce cas les amis même et les connaissances ont coutume d’être inquiets. C’est encore un feu par lequel doit passer la nature bien douée ; elle s’appartient ensuite plus encore à elle-même.

620.

Sacrifice. — Le grand sacrifice est, lorsqu’il y a choix, préféré à un petit : c’est que pour le grand sacrifice nous nous dédommageons en nous admirant nous-mêmes, ce qui ne nous est pas possible dans le petit.

621.

L’amour en tant qu’artifice. — Qui veut apprendre à connaître réellement quelque chose de nouveau (que ce soit un homme, un événement, un livre), fait bien d’adopter cette nouveauté avec tout l’amour possible, de détourner promptement sa vue de ce qu’il y trouve d’hostile, de choquant, de faux, même de l’oublier : si bien qu’à l’auteur d’un livre, par exemple, on donne la plus grande avance et que d’abord, comme dans une course, on souhaite, le cœur palpitant, qu’il atteigne son but. Par ce procédé, on pénètre en effet la chose jusqu’au cœur, jusqu’à son point émouvant : et c’est ce qui s’appelle justement apprendre à connaître. Une fois là, le raisonnement fait après coup ses restrictions ; cette estime trop haute, cette suspension momentanée du pendule critique, n’était qu’un artifice pour prendre à la pipée l’âme d’une chose.

622.

Penser trop de bien et trop de mal du monde. — Qu’on pense trop de bien ou trop de mal des choses, on y trouve toujours l’avantage de recueillir une plus grande satisfaction : car avec une trop bonne opinion préconçue, nous mettons d’ordinaire plus de douceur dans les choses (les événements) qu’elles n’en contiennent réellement. Une trop mauvaise opinion préconçue cause une déception agréable : l’agrément qui de soi était dans les choses s’accroît de l’agrément de la surprise. — Un tempérament, sombre fera d’ailleurs dans l’un et l’autre cas l’expérience inverse.

623.

Hommes profonds. — Ceux qui ont leur force dans la profondeur des impressions — on les nomme d’habitude hommes profonds — sont, en face de toute apparition soudaine, relativement calmes et résolus : car au premier moment l’impression était encore superficielle, elle ne devient qu’ensuite profonde. Ce sont les choses et les personnes longuement prévues et attendues qui excitent le plus de telles natures et les rendent presque incapables de présence d’esprit lorsqu’elles arrivent enfin,

624.

Relation avec le Moi supérieur. — Tout homme a son bon jour , où il trouve son Moi supérieur ; et la véritable humanité veut qu’on n’apprécie chacun que d’après cet état et non d’après les jours ouvrables de dépendance et de servilité. On doit, par exemple, juger et honorer un peintre d’après la vision la plus haute qu’il a été capable d’avoir et de rendre. Mais les hommes eux-mêmes ont des relations très diverses avec ce Moi supérieur et sont souvent leurs propres comédiens, en ce sens qu’ils recommencent toujours à imiter dans la suite ce qu’ils sont dans ces moments. Beaucoup vivent dans la frayeur et l’humilité devant leur idéal et voudraient le renier : ils ont peur de leur Moi supérieur, parce que, quand il parle, il parle arrogamment. En outre il jouit de la liberté mystérieuse de venir et départir comme il veut ; c’est pourquoi on l’appelle souvent un don des dieux, tandis qu’en réalité c’est tout le reste qui est un don des dieux (du hasard) : mais lui est de l’homme même.

625.

Hommes solitaires. — Bien des hommes sont si accoutumés à être seuls avec eux-mêmes qu’ils ne se comparent pas du tout à d’autres, mais qu’ils déroulent le monologue de leur existence dans un cîatd’esprit paisible et gai, en bonnes conversations avec eux-mêmes, et même en rires. Mais si on les amène à se comparer à autrui, ils inclinent à une subtile dépréciation d’eux-mêmes : au point qu’ils faut les forcer à rapprendre d’autrui une bonne et juste idée de soi : et encore, de cette idée apprise, ils voudront toujours retirer et corriger quelque chose. — Il faut donc concéder à certains hommes leur solitude et ne pas être assez sot, comme on fait souvent, pour les en plaindre.

626.

Sans mélodie. — Il y a des hommes à qui un perpétuel repos sur soi-même et une disposition harmonique de toutes leurs facultés est tellement propre que toute activité en vue d’un but leur répugne. Ils ressemblent à une musique qui ne se compose que d’accords harmoniques longuement tenus, sans que jamais s’y montre même le commencement d’un mouvement mélodique enchaîné. Tout mouvement communiqué du dehors ne sert qu’à redonner aussitôt à l’esquif un nouvel équilibre sur la mer de la consonance harmonique. Les hommes modernes éprouvent de coutume une impatience extrême quand ils rencontrent de pareilles natures qui ne produisent rien sans qu’on puisse dire d’elles qu’elles ne sont rien. Mais il y a des dispositions particulières où leur vue amène cette question extraordinaire : À quoi bon en somme de la mélodie ? pourquoi ne nous suffit-il pas que notre vie se reflète paisiblement dans un lac profond ? — Le moyen-âge était plus riche que le nôtre en natures pareilles. Qu’il est rare de rencontrer encore un homme qui peut ainsi vivre sans cesse en paix et joie avec lui-même, même dans la foule, se disant comme Gœthe : « Le meilleur est le calme profond où je vis et grandis à l’égard du monde, acquérant ce qu’il ne saurait me prendre par le fer et le feu ! »

627.

Vie et aventures. — Quand on voit comment certaines gens savent s’arranger avec leurs aventures — leurs aventures insignifiantes de chaque jour — de sorte qu’elles deviennent un terrain qui porte fruit trois fois l’an ; tandis que d’autres — et combien ! — sont entraînés par les coups de mer des vicissitudes les plus houleuses, des courants les plus variés des temps et des peuples, et cependant restent toujours légers, toujours à la surface, comme du liège : on est à la fin tenté de diviser l’humanité en une minorité (une minimalité) d’hommes qui savent faire de peu beaucoup, et une majorité de ceux qui savent faire de beaucoup peu de chose ; bien mieux, on tombe sur des maîtres en sorcellerie à rebours qui, au lieu de créer de rien le monde, créent du monde un rien.

628.

Sérieux dans le jeu. — À Gênes, du haut d’une tour j’entendis, au moment du crépuscule du soir, un long air de clochettes : il ne voulait pas finir et résonnait, comme insatiable de lui-même, par-dessus le murmure des rues, dans le ciel du soir et la brise marine, si triste, si puéril en même temps, si mélancolique. Alors je pensai aux paroles de Platon et je les sentis tout à coup au fond du coeur : Tout ce qui est humain ensemble ne vaut pas le grand sérieux, et pourtant — —

629.

De la conviction et de la justice. — Ce que l’homme dans la passion dit, promet, résout, le tenir ensuite dans le sang-froid et le calme — c’est un devoir à mettre au nombre des plus lourds fardeaux qui pèsent sur l’humanité. Être obligé d’admettre à jamais les conséquences de la coIère, de la vengeance enflammée, du dévouement enthousiaste — cela peut éveiller contre ces sentiments une amertume d’autant plus grande que c’est justement à leur égard que partout, et notamment chez les artistes, on pratique un culte idolâtre. Les artistes payent cher l’estime accordée aux passions et l’ont toujours fait ; il est vrai qu’ils exaltent aussi les satisfactions terribles des passions qu’un homme tire, lui-même de ces explosions de vengeance suivies de mort, de mutilation, d’exil volontaire, et cette résignation du cœur brisé. Toujours les curieux désirs de passions se tiennent en éveil, il semblerait qu’ils disent : « Sans passions, vous n’aurez point vécu. » — Pour avoir juré fidélité (peut-être même à un être purement fictif, comme un Dieu), pour avoir dévoué son cœur à un prince, un parti, une femme, un ordre religieux, un artiste, un penseur, dans un état d’illusion aveugle, qui nous enveloppait de séduction et faisait apparaître ces êtres comme dignes de tous les respects, de tous les sacrifices, — est-on lié enfin indissolublement ? Certes, ne nous sommes-nous pas alors trompés nous-mêmes ? N’était-ce pas une promesse hypothétique, sous la condition, qui, à dire le vrai, ne s’est pas réalisée, que ces êtres à qui nous nous consacrions seraient réellement ce qu’ils paraissaient être dans notre imagination ? Sommes-nous obligés à être fidèles à nos erreurs, même avec l’idée que par cette fidélité nous portons dommage à notre Moi supérieur ? — Non, il n’y a point de loi, point d’obligation de ce genre ; nous devons être traîtres, pratiquer l’infidélité, abandonner toujours et toujours notre idéal. Nous ne passons pas d’une période de la vie à l’autre sans causer et aussi sans ressentir par là les douleurs de la trahison. Faudrait-il que, pour échapper à ces douleurs, nous nous missions en garde contre les transports de notre sentiment ? Le monde alors ne deviendrait-il pas trop vide, trop spectral ? Demandons-nous plutôt si ces douleurs, lors d’un changement de conviction sont nécessaires ou si elles ne dépendent pas d’une opinion et d’une appréciation erronées. Pourquoi admire-t-on celui qui reste fidèle à sa conviction, et méprise-t-on celui qui en change ? Je crains que la réponse ne doive être : parce que chacun suppose que seuls des motifs de bas intérêt ou de crainte personnelle causent un tel changement. Autrement dit : on croit au fond que personne ne modifie ses opinions tant qu’elles lui sont avantageuses, où du moins qu’elles ne lui font point tort. Mais s’il en est ainsi, c’est là un fâcheux témoignage sur l’importance intellectuelle de toutes les convictions. Examinons un peu comment les convictions naissent et voyons si l’on n’en fait pas beaucoup trop de cas : cela montrera que le changement de convictions aussi est toujours mesuré à une échelle fausse et que jusqu’ici nous avions coutume de souffrir trop de ce changement.

630.

Une conviction est la croyance d’être, sur un point quelconque de la connaissance, en possession de la vérité absolue. Cette croyance suppose donc qu’il y a des vérités absolues ; en même temps, que l’on a trouvé les méthodes parfaites pour y parvenir ; enfin que tout homme qui a des convictions applique ces méthodes parfaites. Ces trois conditions montrent tout de suite que l’homme des convictions n’est pas l’homme de la pensée scientifique ; il est devant nous à l’âge de l’innocence théorique, il est un enfant, quelle que soit sa taille. Mais des siècles entiers ont vécu dans ces idées puériles, et c’est d’eux qu’ont jailli les plus puissantes sources de force de l’humanité. Ces hommes innombrables qui se sacrifiaient pour leurs convictions croyaient le faire pour la vérité absolue. Tous avaient tort en cela : vraisemblablement jamais un homme ne s’est encore sacrifié pour la vérité ; du moins l’expression dogmatique de sa croyance a dû être anti-scientifique ou demi-scientifique. Mais on voulait proprement se faire donner raison parce qu’on pensait devoir avoir raison. Se laisser arracher sa croyance, cela voulait dire mettre peut-être en question son bonheur éternel. Dans une occasion de cette extrême importance, la « volonté » était par trop clairement le souffleur de l’intelligence. L’hypothèse préalable de tout croyant de cette tendance était de ne pas pouvoir être réfuté ; les raisons contraires se montraient-elles très fortes, il lui restait toujours ce recours de calomnier la raison en général et peut-être même d’arborer le « credo quia absurdum est », drapeau de l’extrême fanatisme. Ce n’est pas la lutte des opinions qui a rendu l’histoire si violente, mais bien la lutte de la foi dans les opinions, c’est-à-dire des convictions. Si pourtant tous ceux qui se faisaient de leur conviction une idée si grande, qui lui offraient des sacrifices de toute nature et n’épargnaient à son service ni leur honneur, ni leur vie, avaient consacré seulement la moitié de leur force à rechercher de quel droit ils s’attachaient à cette conviction plutôt qu’à cette autre, par quelle voie ils y étaient arrivés : quel aspect pacifique aurait pris l’histoire de l’humanité ! Combien eut été plus grand le nombre des connaissances ! Toutes ces scènes cruelles qu’offre la persécution des hérétiques de tout genre nous eussent été épargnées par deux raisons : d’abord parce que les inquisiteurs auraient dirigé avant tout leur inquisition sur eux-mêmes, et en auraient fini avec la prétention de défendre la vérité absolue ; puis parce que les partisans eux-mêmes de principes aussi mal fondés que le sont les principes de tous les sectaires et les « croyants au droit » auraient cessé de les partager après les avoir étudiés.

631.

Des temps où les hommes avaient accoutumé de croire à la possession des vérités absolues dérive un profond malaise dans toutes les attitudes sceptiques et relatives prises à l’égard de n’importe quel problème de la connaissance ; on préfère le plus souvent se vouer pieds et poings liés à une conviction qui est celle de personnes ayant de l’autorité (pères, amis, maîtres, princes), et l’on éprouve, à ne point le faire, une espèce de remords. Ce penchant est fort compréhensible et ses conséquences n’autorisent pas de vifs reproches contre le développement de la raison humaine. Mais peu à peu l’esprit scientifique doit mûrir dans l’homme cette vertu de l’abstention prudente, cette sage modération qui est plus connue dans le domaine de la vie pratique que dans celui de la vie théorique, et que par exemple Gœthe a représentée dans Antonio, comme un objet d’amertume pour tous les Tasse, autrement dit pour les natures antiscientifiques et en même temps dépourvues d’activité. L’homme des convictions a en soi un droit de ne pas comprendre cet homme de la pensée prudente, le théoricien Antonio ; l’homme de science au contraire n’a pas le droit de blâmer pour cela l’autre, il l’observe de haut et sait en outre, dans certaines occasions, que l’autre viendra encore se raccrocher à lui, comme Tasse finit par faire pour Antonio.

632.

Celui qui n’a point traversé des convictions diverses, mais reste engagé dans la croyance qui l’a d’abord pris en son filet, est, dans tous les cas, par suite de son immutabilité même, un représentant de cultures arriérées ; il est, par ce manque d’éducation (qui suppose toujours éducabilité), dur, inintelligent, rebelle à tout enseignement, sans douceur, être éternellement soupçonneux, sans scrupules, qui prend tous les moyens de faire prévaloir son opinion, parce qu’il ne peut même pas comprendre qu’il doive y avoir des opinions autres ; il est, à cet égard, peut-être une source d’énergie, et même salutaire, dans des civilisations devenues trop libres et trop molles, mais seulement par ce qu’il excite fortement à le contredire : car à cette occasion la délicate nature de la civilisation nouvelle, contrainte à lutter avec lui, prend elle-même de la force.

633.

Nous sommes au fond encore les mêmes hommes que ceux de l’époque de la Réforme : et comment pourrait-il en être autrement ? Mais le fait qu’il y a quelques moyens que nous ne nous permettons plus pour assurer le triomphe à notre opinion nous distingue de cette époque et prouve que nous appartenons à une civilisation plus élevée. Celui qui de nos jours encore, à la façon des hommes de la Réforme, combat et renverse les opinions par des soupçons, par des explosions de rage, trahit clairement qu’il aurait brûlé ses adversaires s’il avait vécu en d’autres temps, et qu’il aurait eu recours à tous les moyens de l’Inquisition, s’il avait vécu en adversaire de la Réforme. Cette Inquisition était alors raisonnable, car elle ne représentait autre chose que le grand état de siège qui devait être mis sur tout le royaume de l’Église, lequel, comme tout état de siège, autorisait aux mesures les plus extrêmes, dans la conviction préalable (que nous ne partageons plus aujourd’hui) qu’on possédait la vérité dans l’Église et qu’il fallait à tout prix, par tous les sacrifices, la conserver pour le salut de l’humanité. Mais de nos jours on ne concède si aisément à personne qu’il possède la vérité : les méthodes exactes de la recherche ont assez répandu de méfiance et de prudence pour que tout homme qui défend violemment ses opinions en paroles et en actes fasse l’effet d’un ennemi de notre civilisation actuelle, ou du moins d’un rétrograde. En effet, cette déclaration emphatique, que l’on possède la vérité, vaut maintenant très peu au prix de l’autre déclaration, plus modeste, il est vrai, et moins retentissante, de la recherche de la vérité, qui n’est jamais lasse de rapprendre et de faire de nouvelles expériences.

634.

Au reste, la recherche méthodique de la vérité est elle-même le résultat de ces temps où les convictions tenaient la campagne les unes contre les autres. Si chacun ne s’était pas intéressé à sa « vérité », c’est-à-dire au maintien de son droit, il n’existerait point de méthode de recherche ; mais ainsi, dans la lutte éternelle des prétentions de divers individus à la vérité absolue, on avançait pas à pas à la découverte de principes irréfutables, d’après lesquels on pût examiner le droit des prétendants et apaiser le conflit. D’abord on se décidait suivant des autorités, ensuite on se faisait mutuellement la critique des voies et moyens par où la soi-disant vérité avait été trouvée ; entre temps, il y avait une période où l’on tirait les conséquences du principe adverse et l’on pouvait les trouver pernicieuses et malfaisantes : d’où il résultait alors au jugement de chacun que la conviction de l’adversaire contenait une erreur. La lutte personnelle des penseurs a finalement si bien aiguisé les méthodes que l’on put réellement découvrir des vérités et que les fausses démarches des méthodes précédentes furent mises à nu aux yeux de tous.

635.

Dans l’ensemble, les méthodes scientifiques sont une conquête de la recherche pour le moins aussi considérable que n’importe quel autre résultat : c’est en effet sur l’entente de la méthode que repose l’esprit scientifique, et tous les résultats des sciences ne pourraient, si ces méthodes venaient à se perdre, empêcher un nouveau triomphe de la superstition et de l’absurdité. Les gens d’esprit ont beau apprendre autant qu’ils veulent des résultats de la science ; on s’aperçoit toujours à leur conversation, et particulièrement aux hypothèses qu’ils y proposent, que l’esprit scientifique leur fait défaut : ils n’ont pas cette défiance instinctive contre les écarts de la pensée, qui, à la suite d’un long exercice, a pris racine dans l’âme de tout homme de science. Il leur suffit de trouver sur un sujet une hypothèse quelconque, ils sont alors tout feu tout flamme pour elle et croient qu’ainsi tout est dit. Avoir une opinion signifie par là même chez eux : en devenir aussitôt fanatique et finalement la prendre à cœur comme une conviction. Ils s’échauffent, à propos d’une chose inexpliquée, pour la première fantaisie qui leur passe en tête et qui ressemble à une explication : d’où résultent continuellement, notamment dans le domaine de la politique, les plus fâcheuses conséquences. — C’est pourquoi chacun devrait de nos jours avoir appris à connaître au moins une science à fond : alors il saura toujours ce que c’est qu’une méthode et combien est nécessaire la plus extrême prudence. C’est particulièrement aux femmes qu’il faut donner ce conseil ; car elles sont maintenant incurablement victimes de toutes les hypothèses, surtout si celles-ci donnent l’impression de l’ingénieux, du séduisant, du vivifiant, du fortifiant. Plus on observe avec exactitude, plus on s’aperçoit que la grande majorité des gens cultivés demande encore au penseur des convictions et rien que des convictions, et qu’une petite minorité seulement veut une certitude. Ceux-là désirent être fortement entraînés, pour acquérir eux-mêmes par là un surcroît de force ; ceux-ci, le petit nombre, ont cet intérêt pour les choses mêmes qui fait abstraction des avantages personnels, même dudit surcroît de force. C’est sur la première classe, de beaucoup prédominante, que l’on compte partout où le penseur se prend et se donne pour un génie, partant se considère intérieurement comme un être supérieur, qui a droit à l’autorité. En tant que le génie de toute espèce entretient le feu des convictions et éveille de la défiance envers l’idée prudente et modeste de la science, il est un ennemi de la vérité, quand même il se croirait au plus haut point parmi ses amants.

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Il y a, il est vrai, une toute autre espèce de génie, celui de la justice ; et je ne puis absolument me résoudre à l’estimer inférieur à quelque génie que ce soit, philosophique, politique ou artistique. Il consiste à se détourner, avec une cordiale répugnance, de tout ce qui aveugle et égare le jugement sur les choses ; il est par conséquent un ennemi des convictions, car il veut donner à chaque objet, vif ou mort, réel ou imaginaire, ce qui lui revient — et pour cela il lui faut en avoir une connaissance nette ; il met donc chaque objet dans le meilleur jour et en fait le tour avec des yeux attentifs. Finalement, il donne même à son ennemie, la myope « conviction » (comme l’appellent les hommes : — chez les femmes, elle se nomme « foi ») ce qui revient à la conviction — pour l’amour de la vérité.

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Des passions naissent les opinions : la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions. — Or qui se sent un esprit libre, infatigable à la vie, peut empêcher cette cristallisation par un changement constant ; et s’il est en tout point une boule de neige pensante, il aura dans la tête en somme, non des opinions, mais seulement des consciences et des vraisemblances mesurées avec précision. — Mais nous, qui sommes des êtres mixtes, et tantôt enflammés par le feu, tantôt refroidis par l’esprit, plions le genou devant la Justice comme devant l’unique déesse que nous reconnaissions au-dessus de nous. Le feu qui est en nous nous fait d’ordinaire injustes et, aux yeux de cette déesse, impurs ; jamais il ne nous est donné en cet état de lui prendre la main, jamais alors ne plane sur nous le grave sourire de sa complaisance. Nous la vénérons comme l’Isis voilée de notre vie ; pleins de honte, nous lui apportons en tribut et en sacrifice notre douleur, quand le feu nous brûle et menace de nous dévorer. C’est l’esprit qui nous sauve d’être entièrement consumés et réduits en charbons ; il nous arrache de temps en temps de l’autel des sacrifices à la justice ou bien nous cache dans un tissu d’asbeste. Délivrés du feu, nous marchons alors, poussés par l’esprit, d’opinion en opinion, à travers le changement des partis, trahissant noblement toutes les choses qui peuvent en somme être trahies — et cependant sans un sentiment de culpabilité.

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Le voyageur. — Celui qui veut seulement dans une certaine mesure arriver à la liberté de la raison n’a pas le droit pendant longtemps de se sentir sur terre autrement qu’en voyageur, — et non pas même pour un voyage vers un but final : car il n’y en a point. Mais il se proposera de bien observer et d’avoir les yeux ouverts pour tout ce qui se passe réellement dans le monde ; c’est, pourquoi il ne peut attacher trop fortement son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y ait toujours en lui quelque chose du voyageur, qui trouve son plaisir au changement et au passage. Sans doute un pareil homme aura des nuits mauvaises, où il sera las et trouvera fermée la porte de la ville qui devait lui offrir un repos ; peut-être qu’en outre, comme en Orient, le désert s’étendra jusqu’à cette porte, que les bêtes de proie hurleront tantôt loin, tantôt près, qu’un vent violent se lèvera, que des brigands lui raviront ses bêtes de somme. Alors peut-être l’épouvantable nuit descendra pour lui comme un second désert sur le désert, et son cœur sera-t-il las de voyager. Qu’alors l’aube se lève pour lui, brûlante comme une divinité de colère, que la ville s’ouvre, il y verra peut-être sur les visages des habitants plus encore de désert, de saleté, de fourbe, d’insécurité que devant les portes — et le jour sera pire presque que la nuit. Ainsi peut-il en arriver parfois au voyageur ; mais ensuite viennent, en compensation, les matins délicieux d’autres régions et d’autres journées, où dès le point du jour il voit dans le brouillard des monts les chœurs des Muses s’avancer en dansant à sa rencontre, où plus tard, lorsque paisible, dans l’équilibre de l’âme des matinées, il se promène sous des arbres, verra-t-il de leurs cimes et de leurs frondaisons tomber à ses pieds une foison de choses bonnes et claires, les présents de tous les libres esprits qui sont chez eux dans la montagne, la forêt et la solitude, et qui, tout comme lui, à leur manière tantôt joyeuse et tantôt réfléchie, sont voyageurs et philosophes. Nés des mystères du matin, ils songent à ce qui peut donner au jour, entre le dixième et le douzième coup de cloche, un visage si pur, si pénétré de lumière, si joyeux de clarté, — ils cherchent la philosophie d’avant-midi.