Humain, trop humain/Avant-propos (tome II)

Traduction par Henri Albert.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 6p. 7-17).




AVANT-PROPOS



I.

Il ne faut parler que lorsque l’on n’a pas le droit de se taire, et ne parler que de ce que l’on a surmonté — tout le reste est bavardage, « littérature », manque de discipline. Mes écrits ne parlent que de mes victoires : j’y suis, « moi », avec tout ce qui m’était contraire, ego ipsissimus, oui même, s’il m’est permis d’employer une expression plus fière, ego ipsissimum. On le devine : j’ai beaucoup de choses — au-dessous de moi… Mais il fallut toujours du temps, de la santé, de l’espace, de la distance jusqu’à ce que naquît en moi le désir d’utiliser, en vue de la connaissance, un fait personnel que j’avais laissé derrière moi, une fatalité que je voulais après coup dévoiler, dépouiller, « représenter » (ou quelle que soit l’expression que l’on veuille employer). Dans ce sens, tous mes écrits, avec une seule exception il est vrai, doivent être antidatés — ils ne parlent toujours que de ce que j’ai derrière moi — : quelques-uns même, comme par exemple les trois premières Considérations inactuelles, remontent plus loin encore, en deçà de la période d’incubation d’un livre publié antérieurement (je veux parler de l’Origine de la Tragédie, un subtil observateur ne saurait l’ignorer). Cette explosion irritée contre le faux patriotisme allemand, la complaisance et l’avachissement de la langue chez David Strauss vieilli, un sentiment qui provoqua la première Inactuelle et me soulagea de pensées venues longtemps auparavant, lorsque, jeune étudiant, je vivais au milieu de la culture allemande, de la culture des philistins (je revendique la paternité de cette expression « philistin de la culture », dont on use et abuse aujourd’hui —) ; et ce que j’ai dit contre la « maladie historique », je l’ai exprimé comme quelqu’un qui avait appris à en guérir lentement et avec peine, et qui n’avait nullement l’intention de renoncer dorénavant à « l’historisme » parce que jadis il en avait souffert. Lorsque, par la suite, je voulus, dans la troisième Considération inactuelle, exprimer la vénération que je portais à mon premier et seul éducateur, le grand Arthur Schopenhauer — je le ferais aujourd’hui encore, bien plus fortement et d’une façon plus personnelle — je me trouvais déjà, pour ma part, au milieu du scepticisme et de la décomposition morale, c’est-à-dire autant occupé à la critique qu’à l’approfondissement de tout pessimisme — je ne croyais plus « à rien du tout », comme dit le peuple, pas non plus à Schopenhauer : c’est à cette époque que naquit un mémoire, tenu secret jusqu’ici, sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral. Mon discours solennel, mon apologie victorieuse en l’honneur de Wagner, à l’occasion de son triomphe de Bayreuth en 1876 — Bayreuth signifie la plus grande victoire que, jamais artiste ait remportée —, un ouvrage qui possède au plus haut point l’apparence de « l’actualité », n’était encore au fond qu’un hommage de reconnaissance à l’égard d’une tranche du passé, à l’égard de la plus belle période de calme, calme dangereux aussi, que j’aie rencontrée pendant mon voyage en mer… et c’était effectivement une séparation, un adieu. (Richard Wagner s’y est-il peut-être trompé lui-même ? Je ne le crois pas. Tant que l’on aime encore, on ne peint certainement pas de pareilles images ; on ne « considère » pas, on ne choisit pas un poste d’observation à distance, tel que le contemplateur doit le choisir. « Pour la contemplation, un mystérieux antagonisme, celui des regards qui se croisent, est indispensable » — est-il dit à la page 46 de l’ouvrage indiqué, avec un tour de phrase traître et mélancolique qui ne s’adressait peut-être qu’à un petit nombre de personnes.) Le sang-froid qu’il fallait pour pouvoir parler de ces longues années intermédiaires, passées dans la solitude de l’âme et dans la privation, ne me vint qu’avec l’ouvrage Humain, trop humain, à quoi cette seconde introduction doit encore être consacrée. Il plane au-dessus de lui — attendu que c’est un livre dédié « aux esprits libres » — quelque chose de cette froideur presque sereine et pleine de curiosité qui est le propre du psychologue, cette froideur qui lui fait retenir une foule de choses douloureuses qui se trouvent déjà derrière lui, au-dessous de lui, pour les collectionner après coup et les fixer en quelque sorte d’une pointe d’épingle. Quoi d’étonnant si, durant un travail aussi piquant et aussi méticuleux, il coule à l’occasion un peu de sang, si le psychologue y garde du sang aux doigts, et peut-être pas seulement — aux doigts ?…

2.

Les Opinions et Sentences mêlées, comme le Voyageur et son Ombre, ont été publiées tout d’abord séparément, en continuation et appendice de ce livre humain, trop humain que je viens de nommer, « livre dédié aux esprits libres » : c’était en même temps la continuation et le redoublement d’une cure intellectuelle, je veux dire du traitement anti-romantique, tel que l’avait imaginé et administré mon instinct demeuré sain, pour combattre la maladie intermittente dont j’étais atteint : le romantisme sous sa forme la plus dangereuse. Puisse-t-on goûter maintenant, après six ans de guérison, les mêmes écrits réunis comme deuxième volume de Humain, trop humain : peut-être, ainsi réunis, présentent-ils leur enseignement avec plus de force et de précision, — une doctrine de la santé que je permettrai de recommander aux natures plus intellectuelles de la génération montante, comme disciplina voluntatis. Un pessimiste y prend la parole, un pessimiste qui souvent voulut jeter le manche après la cognée et qui toujours s’est remis à l’ouvrage, un pessimiste donc, avec la bonne volonté du pessimisme, et certainement plus un romantique : comment ? un esprit qui s’entend à cette ruse de serpent qui consiste à changer de peau, n’aurait-il pas le droit de donner une leçon aux pessimistes d’aujourd’hui, qui tous se trouvent encore en danger de romantisme ? Et, en tous les cas, de leur en indiquer la manière ?…

3.

Il était, en effet, grand temps de prendre congé : cela me fut démontré de suite. Richard Wagner, le plus victorieux en apparence, en réalité un romantique, caduc et désespéré, s’effondra soudain, irrémédiablement anéanti devant la sainte croix… Aucun Allemand n’avait-il donc alors d’yeux pour voir, de pitié dans la conscience, pour déplorer cet horrible spectacle ? Ai-je donc été le seul qu’il ait fait — souffrir ? N’importe, l’événement inattendu me jeta une lumière soudaine sur l’endroit que je venais de quitter, — et me donna aussi ce frisson de terreur que l’on ressent après avoir couru inconsciemment un immense danger. Lorsque je continuai seul ma route, je me mis à trembler. Peu de temps après je fus malade, plus que malade, fatigué, — fatigué par la continuelle désillusion au sujet de tout ce qui nous enthousiasmait encore, nous autres hommes modernes ; de la force, du travail, de l’espérance, de la jeunesse, de l’amour inutilement prodigués partout ; fatigué par dégoût de tout ce qu’il y a de féminisme et d’exaltation désordonnée dans ce romantisme, de toute cette menterie idéaliste et de cet amollissement de la conscience, qui de nouveau l’avaient emporté là sur l’un des plus braves ; fatigué enfin, et ce ne fut pas ma moindre fatigue, par la tristesse d’un impitoyable soupçon, — je pressentais qu’après cette désillusion j’allais être condamné à me défier plus encore, à mépriser plus profondément, à être plus absolument seul que jamais. Ma tâche — qu’était-elle devenue ? Comment ? n’était-ce pas maintenant comme si ma tâche se retirait de moi ? comme si, pour longtemps, je n’avais plus droit à elle ? Que faire pour supporter cette privation, la plus grande de toutes ? — Je commençai par m’interdire, radicalement et par principe, toute musique romantique, cet art ambigu, fanfaron, étouffant, qui prive l’esprit de sa sévérité et de sa joie et qui fait pulluler toutes sortes de désirs vagues et d’envies spongieuses. « Cave musicam », c’est aujourd’hui encore mon conseil à tous ceux qui sont assez virils pour tenir à la netteté dans les choses de l’esprit. Une pareille musique énerve, amollit, effémine, son « éternel féminin » nous attire en bas !… Mes premiers soupçons se sont alors dirigés contre la musique romantique, je pris mes précautions ; et si j’espérais encore quelque chose de la musique, c’était dans l’attente d’un musicien assez audacieux, assez méchant, assez méditerranéen et débordant de santé, pour prendre sur cette musique une immortelle vengeance. —

4.

Solitaire désormais et me méfiant jalousement de moi-même, je pris alors, et non sans colère, parti contre moi-même, et pour tout ce qui justement me faisait mal et m’était pénible : — c’est ainsi que j’ai retrouvé le chemin de ce pessimisme intrépide qui est le contraire de toutes les hâbleries romantiques, et aussi, comme il me semble, le chemin vers moi-même, — le chemin de ma tâche. Ce quelque chose de caché et de dominateur qui longtemps pour nous demeure innommé, jusqu’à ce qu’enfin nous découvrions que c’est là notre tâche, — ce tyran prend sur nous et en nous une terrible revanche, à chaque tentative que nous faisons pour l’éviter et pour lui échapper, à chaque décision prématurée, à chaque essai pour nous assimiler à ceux dont nous ne faisons point partie, chaque fois que nous nous adonnons à une occupation, si estimable soit-elle, qui nous détourne de notre objet principal, — et il se venge même de chacune de nos vertus qui voudrait nous protéger contre la rigueur de notre responsabilité la plus intime. La maladie est chaque fois le contre-coup de nos doutes, quand notre droit et notre tâche nous paraissent incertains, — quand nous commençons à nous relâcher quelque peu. Chose étrange et terrible en même temps ! Ce sont nos allègements qu’il nous faut expier le plus durement ! Et si, plus tard, nous voulons revenir à la santé, il ne nous reste pas de choix : nous devons nous charger plus lourdement que nous ne l’avons jamais été…

5.

— C’est alors seulement que j’appris ce langage d’ermite, à quoi ne s’entendent que les plus silencieux et les plus souffrants : je parlai sans témoins, ou plutôt avec l’indifférence vis-à-vis des témoins, pour ne pas souffrir du silence, je parlai de choses qui ne me regardaient pas, mais sur le ton que j’aurais pris si elles m’avaient regardé. J’appris l’art de me donner pour joyeux, objectif, curieux, et avant tout bien portant et méchant, — c’est là, me semble-t-il, du « bon goût » chez un malade. Un œil plus subtil cependant, animé d’une sympathie particulière, s’apercevra peut-être de ce qui fait le charme de cet écrit : — entendre parler un homme qui souffre et se prive, comme s’il ne souffrait et ne se privait pas. Ici l’équilibre en face de la vie, le sang-froid et même la reconnaissance à l’égard de la vie doivent être maintenus, ici domine une volonté sévère, fière, toujours en éveil, sans cesse irritable, une volonté qui s’est imposé la tâche de défendre la vie contre la douleur et d’extirper toutes les conclusions qui naissent comme des champignons vénéneux sur le sol de la douleur, de la déception, du dégoût, de l’esseulement et d’autres terrains marécageux. Un pessimiste trouverait peut-être là des indications précieuses pour s’examiner soi-même, — car c’est alors que j’ai pu m’arracher cette phrase : « Un homme qui souffre n’a pas encore droit au pessimisme ! » Alors je livrais en moi-même une campagne pénible et patiente contre le penchant foncièrement antiscientifique de tout pessimisme romantique, qui veut transformer quelques expériences personnelles en jugements universels, les amplifiant jusqu’à vouloir condamner le monde… en un mot, je fis faire un tour à mon regard. L’optimisme en vue d’une guérison, pour avoir le droit de redevenir pessimiste une fois ou l’autre — comprenez-vous cela ? Pareil à un médecin qui place son malade dans un entourage absolument étranger, pour l’écarter de tout ce qu’il laisse derrière lui — ses soucis, ses amis, ses lettres, ses devoirs, ses sottises, les tourments de sa mémoire — pour lui apprendre à tendre les mains et les sens vers une nourriture nouvelle, un nouveau soleil et un nouvel avenir ; ainsi je me suis forcé, médecin et malade tout à la fois, à un climat de l’âme, contraire à mon âme ancienne, et non encore expérimenté ; je me suis forcé surtout à une excursion lointaine à l’étranger, dans ce qui est étrange, à une curiosité tendue vers toute espèce de choses étranges… Il s’en suivit un long vagabondage, fait de recherches et de changements, une répugnance contre toute espèce d’arrêt, contre les lourdes affirmations et négations ; de même une diététique et une discipline qui rendraient aussi facile que possible à l’esprit de courir au loin, de voler haut et, avant tout, de s’envoler toujours à nouveau. De fait, c’était là un minimum de vie, une séparation de toute convoitise grossière, une indépendance au milieu de toutes sortes de disgrâces extérieures, avec la fierté de pouvoir vivre au milieu de ces disgrâces ; un peu de cynisme peut-être, quelque chose du fameux « tonneau », mais certainement aussi le bonheur du grillon, la sérénité du grillon, beaucoup de silence, de lumière, de folie très subtile, d’exaltation cachée — tout cela finit par produire un grand affermissement intellectuel, une joie et une plénitude grandissantes dans la santé. La vie elle-même nous récompense de notre volonté opiniâtre vers la vie, de cette longue guerre, telle que je l’ai menée alors, contre le pessimisme de la lassitude ; elle nous récompense déjà de tout regard attentif que lui jette notre reconnaissance, qui ne laisse échapper aucune offrande de la vie, fût-ce même la plus petite et la plus passagère. Elle nous rend en retour la plus grande offrande qu’elle puisse donner, — elle nous rend notre tâche. ——

6.

— Cet événement de ma vie — l’histoire d’une maladie et d’une guérison, car cela finit par une guérison — n’a-t-il été qu’un événement à moi personnel ? Cela n’a-t-il été que mon « humain, trop humain » ? Je suis tenté de croire aujourd’hui le contraire ; je commence à penser et je pense toujours plus que mes livres de voyage n’ont pas été rédigés pour moi seul, comme il me semble parfois. — Puis-je, après six ans d’une conviction toujours grandissante, les envoyer à nouveau s’essayer en route ? Puis-je recommander particulièrement de les prendre à cœur, à ceux qui s’affligent d’un « passé » et qui ont assez d’esprit de reste pour souffrir aussi de l’esprit de leur passé ? Mais avant tout à vous, qui avez la tâche la plus dure, hommes rares, intellectuels et courageux, vous les plus exposés de tous, qui devez être la conscience de l’âme moderne et, comme tels, posséder sa science, vous chez qui se rassemble tout ce qu’il peut y avoir aujourd’hui de maladies, de poisons, de dangers, — vous dont c’est la destinée d’être plus malades que n’importe quel individu, parce que vous n’êtes pas seulement des « individus »…, vous, dont c’est la consolation de connaître le chemin d’une santé nouvelle, et hélas ! de suivre ce chemin, d’une santé de demain et d’après-demain, prédestinés et victorieux comme vous l’êtes, vainqueurs du temps, vous les mieux portants et les plus forts, vous autres bons Européens ! ——

7.

— Qu’il me soit permis, pour finir, de résumer encore dans une formule mon opposition contre le pessimisme romantique, c’est-à-dire le pessimisme des indigents, des mal-venus, des vaincus : il existe une volonté du tragique et du pessimisme qui est un signe de sévérité tout autant que de vigueur intellectuelle (goût, sentiment, conscience). Avec cette volonté au cœur on ne craint pas ce qu’il y a de redoutable et de problématique dans toute espèce d’existence ; on y recherche même ces qualités. Derrière une pareille volonté il y a le courage, la fierté, le désir d’un grand ennemi. Ce fut là d’abord ma perspective pessimiste, — une nouvelle perspective, comme il me semble ? une perspective qui, aujourd’hui encore, est nouvelle et étrange ? Jusqu’à présent, je m’en tiens à elle, et, si l’on veut m’en croire, tant pour moi que (à l’occasion du moins) contre moi… Voulez-vous que cela soit démontré ? Mais quoi encore, si ce n’est cela, aurait été démontré dans cette longue préface ?

Sils-Maria, Engadine supérieure.


Septembre 1886.