Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/09

Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 459-503).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

IX.
LA VIE POLITIQUE A WASHINGTON. — LE CAPITOLE ET LA MAISON-BLANCHE.


Washington, 11 Janvier 1865.

Hier soir, à New-York[1], en arrivant au ferry de Cortland-street, j’appris qu’on avait changé l’heure des départs, et qu’il fallait attendre le train de minuit. J’allai passer ma soirée chez des amis, et à l’heure dite je me mis en route vers la sixième avenue, où je comptais prendre les cars ; mais je n’en vis pas un seul, et, bientôt égaré par les détours des rues dans cette partie très irrégulière de la ville, je résolus de gagner West-street, au bord de la rivière de l’Ouest, où roulent des cars qui desservent tout le port. Peu à peu l’obscurité s’épaissit, les lanternes devinrent rares, les maisons se transformèrent en baraques projetant des ombres suspectes, les trottoirs enfin disparurent, et les passans aussi. Je marchais dans des terrains boueux, couverts de démolitions, de chantiers, d’amas de planches ; çà et là une forme noire rôdait silencieusement dans les coins sombres, ou bien quelque masure de mauvaise apparence laissait échapper par les fissures de ses volets fermés un rayon de lumière rouge et un bruit de voix avinées. Enfin voici le quai et sa longue rangée de trottoirs défoncés, ombragés de grands auvens de bois. Rue après rue et pier après pier, j’atteignis le marché à la viande, où le chemin s’engage dans des catacombes sanglantes, entre deux rangées épaisses et compactes de cadavres écorchés. Cette excursion nocturne dans les bouges mal peuplés du quartier de l’Ouest était sans doute pittoresque et digne du pinceau de Victor Hugo ou de Dickens. Le marché surtout, avec sa galerie souterraine entre deux murailles de chair sanglante, le demi-jour indécis qu’y jetaient quelques lampes fumeuses, le bruit étouffé du pied du passant solitaire, avaient quelque chose de fantastique et d’horrible comme le charnier du cyclope Polyphème ; mais pour un étranger sans guide, pressé par l’heure, qui ne peut plus revenir sur ses pas, n’ayant pour toute arme que son parapluie, porteur d’ailleurs d’un sac plein d’or, cette promenade avait une autre et non moins vive source d’intérêt, et c’est avec plaisir que j’apercevais de temps en temps, au coin des rues, la haute stature, les grandes mains gantées de buffle, les grandes bottes noires et l’uniforme carré du policeman.

Dans ces capitales qui s’appellent Paris, Londres et New-York, on découvre chaque jour des aspects nouveaux du hideux et du terrible. Sous le masque brillant de la ville officielle, voilà ce qui s’agite au fond de l’égout. New-York a son quartier des Five-Points, qui est l’analogue de notre ancienne Cité : comme dans certains quartiers de Londres, on ne s’y aventure que suivi de deux policemen. Boston aussi a son quartier dantesque, à l’entrée duquel on peut dire : Lasciate ogni speranza, si l’on n’est pas prêt à se défendre et guidé par le bon ange de la police. Il en est de même dans tous ces lieux où le commerce, en apportant les richesses du monde, en dépose aussi l’écume et l’ordure. La charité aventureuse des dames de New-York n’a pas craint de pénétrer dans ces horreurs et de bâtir une école au milieu des bouges fangeux et pourris dont elles entreprenaient de régénérer les habitans. L’école des Five-Points prospère à souhait, et il ne lui faudra pas beaucoup d’années pour relever le niveau moral de cette population de hasard jetée là par la débauche et instruite par la misère à tous les vices, tant l’école, ou, comme il est de mode aujourd’hui de le dire en style figuré, tant la lumière est le moyen d’assainir et de féconder l’âme humaine !….

On parle ici de la démission prochaine de M. Fessenden. Il annonce, dit-on, l’intention de reprendre son siège au sénat en quittant ce ministère des finances si ingrat et si pénible, rocher de Sisyphe à soulever sans cesse pour le voir retomber chaque fois sous le poids d’un nouvel emprunt. — Qui sera maintenant assez hardi pour poser le pied sur la corde fragile d’où sont tombés tant d’acrobates politiques ? Je ne sache qu’un seul homme qui se montre prêt à tenter l’aventure : c’est le député Stevens, si du moins il en faut croire la témérité inouïe de ses propositions. L’échec de son bill du taux forcé a infligé une blessure cruelle à son amour-propre. L’autre jour encore, et sans autre intérêt que de récriminer, il a relevé la question malgré la chambre, et dans un discours vif, nerveux, spirituel, arrogant, il a renvoyé à ses adversaires l’accusation d’absurdité et d’ineptie dont on lui avait été prodigue. Il a invoqué des précédens historiques, l’exemple de l’Angleterre, pour prouver que ces mesures-là n’étaient pas insensées, et qu’on pouvait régler la température par le degré du thermomètre ; mais on lui a fort bien répondu que si en Angleterre, en 1815, le taux forcé des billets de la Banque, malgré la suspension des paiemens, n’avait pas amené de catastrophe, c’était grâce aux circonstances spéciales dont l’Angleterre n’était redevable qu’à sa bonne fortune. Au moment même où la mesure était prise, Waterloo mettait fin à la guerre : que la paix se fasse, et le bill de M. Stevens n’aura plus ni utilité, ni danger. L’Angleterre en outre avait mis une limite à l’émission du papier-monnaie ; mais imposer une valeur à des billets dont on se réserve la faculté d’émettre une masse indéfinie, c’est vouloir remplir un tonneau percé.

Rassurez-vous : M. Stevens ne sera point ministre, et les créanciers des États-Unis peuvent encore dormir tranquilles. Lui-même trouve peut-être le rôle indépendant et irresponsable du législateur préférable à la charge toujours pesante, mais en Amérique écrasante, du ministère. Un homme peut se relever d’une chute ministérielle, comme l’a fait M. Chase, mais il en reste toujours affaissé pendant quelque temps. Plus la position est haute, et moins la démocratie pardonne à ceux qui s’en sont laissé précipiter. La plupart des présidens déchus vont vivre et mourir dans l’obscurité. Qui connaît maintenant le nom des Fillmore, des Pierce, des Buchanan ? On ne les mentionne que pour leur donner le coup de pied de l’âne. Aujourd’hui l’homme embourbé, que l’oubli dévore, est celui qu’on appelait hier le héros d’Antietam. La démocratie est un sable mouvant qui engloutit les renommées échouées sur la côte ; on peut dire avec Victor Hugo : « Sinistre effacement d’un homme ! »

Puisque nous sommes au congrès, voyons où en est la grande discussion sur l’esclavage et l’amendement de la constitution. Dans la chambre, la majorité des deux tiers est toujours récalcitrante à l’amendement. De son côté, le sénat vient, sur la proposition du sénateur Wilson, du Massachusetts, de voter l’émancipation des femmes et enfans des soldats de couleur, de façon que sous des noms divers la même question est sur le tapis dans les deux assemblées. Au sénat, l’opposition à la mesure est de 10 contre 27 ; un amendement du sénateur Davis contre la rétroactivité de la loi n’a obtenu que 7 voix. Le sénateur Johnson, du Maryland, a prononcé contre la loi un discours dont la modération extrême montre les progrès de l’abolitionisme : il faut bien que le parti de l’esclavage s’évanouisse à mesure que la chose expire. Le changement est si grand que les anciens démocrates sudistes, autrefois si intraitables, défendent aujourd’hui la cause de la modération et du bon sens contre la violence inapaisée des radicaux. Tandis que ceux-ci, et à leur tête le sénateur Wade, de l’Ohio, conservent dans leur triomphe toute l’animosité d’une minorité opprimée et mettent souvent leurs rancunes à la place de l’intérêt public, les esclavagistes, devenus humbles et doux parce qu’ils sont faibles, n’offrent plus qu’une molle résistance à ce qui est devenu inévitable. Ils cherchent à temporiser, à ralentir plutôt qu’à empêcher l’abolition, et je dois dire qu’ils ont souvent l’avantage de la prudence et de la saine raison. « Plutôt trente ans de guerre, s’écrie le sénateur Wade, que la paix sans l’abolition absolue ! » Les radicaux se rappellent qu’ils étaient il y a peu d’années, courbés sous la réprobation publique, et je les excuse volontiers de prendre aujourd’hui leur revanche des mépris dont on les abreuvait. Un tel langage pourtant ferait croire que le but de leur parti, ce but déclaré dans les manifestes, dans les résolutions de la convention de Baltimore, n’est pas tant l’union que l’abolition. Les démocrates leur ont souvent fait ce reproche, et toujours les républicains l’ont repoussé comme une calomnie. Qu’ils y prennent garde : le courant les porte au pouvoir, l’opinion publique est à eux, et la sagesse même de leurs adversaires prouve leur victoire incontestée ; mais, s’ils ne se modèrent pas eux-mêmes, l’opinion pourra bien s’arrêter à mi-côte, et les démocrates reprendre l’avantage avec une politique renouvelée.

Dans la chambre, la discussion est encore plus significative. Plusieurs démocrates, MM. Yeaman, du Kentucky, Oddell, de New-York, pensent qu’il faut en finir avec cette question maudite de l’esclavage et la balayer impitoyablement de leur chemin. Quand Jefferson Davis lui-même l’abandonne et menace de devenir le plus radical des abolitionistes, comment veut-on que les démocrates du nord s’obstinent à défendre une cause délaissée ? Une fois l’obstacle abattu, les partis se retrouveront à armes égales, et ce n’est probablement pas le moindre motif de ce changement de front imprévu. Lorsqu’on veut gagner la course, il ne faut pas prendre son cheval mort sur ses épaules, mais abandonner sa carcasse inutile et voler, si l’on peut, celui de l’ennemi. Enfin l’abolition a bien ses mérites, l’esclavage est après tout une grande injustice. La partie est perdue : changeons de jeu et prenons notre revanche !

Ceux même qui combattent l’amendement n’attachent pas grand intérêt à leur résistance et se résignent aisément à le voir passer. M. Voorhees, le fameux copperhead de l’Indiana, tout en repoussant la motion comme inconstitutionnelle, ajoute qu’elle est inutile et que la question de l’esclavage est morte. Le vrai débat se poursuit sur les champs de bataille ; si le sud est conquis, quoi que le congrès décide, l’esclavage est matériellement aboli ; si le sud triomphe, à quoi bon l’amendement ? Seulement, fidèle à la cause du sud, tandis que ses collègues patriotes concluent pour la loi, en bon copperhead il conclut contre elle, précisément pour les mêmes motifs…..

Ce Willard’s hotel est toujours le même, le pire et le plus cher des États-Unis. Il a profité de l’encombrement de l’hiver pour élever ses prix au-dessus du Tremont de Boston et du Fifth-avenue de New-York. Le service y est détestable ; le menu somptueux couvre un dîner sale et avare ; les parts y sont rognées par des mains économes, et l’on voit trop bien qu’elles sont composées des restes laissés dans les assiettes. Le public a cependant meilleure tournure que l’été dernier ; membres du congrès, gouverneurs d’états et officiers généraux en forment la couche principale. Ce n’est pas moins un assez vilain spectacle, que la foule bruyante et bigarrée qui se presse dans les corridors et les salons du rez-de-chaussée : c’est une ruche toujours pleine d’abeilles bourdonnantes qui vont et viennent sans repos.


12 janvier.

Washington a bien changé avec la saison, non pas que l’aspect de la ville soit matériellement altéré : toujours à l’extérieur, ces vastes plaines dévastées par les campemens militaires, dénudées à ras de terre, sans un arbre, sans une herbe, sans rien que des tentes et des baraques ; à l’intérieur, cette pauvreté boueuse et ce misérable essai de grandeur manquée ; mais au lieu de ce sommeil et de cette mort qui y régnaient sous le ciel d’été, j’y trouve la vie la plus active et la plus étourdissante. Avec le bruit des voitures, le grondement des cars, sur leurs voies ferrées et le murmure des passans qui encombrent les trottoirs, on se croirait presque dans une ville commerçante et populeuse. Ce mouvement n’est pourtant qu’à la surface, cet encombrement n’est que momentané, et si l’on retirait de la capitale tout ce qui ne lui appartient pas, il ne resterait plus guère qu’un désert. Jamais le gouvernement n’a employé tant d’hommes, jamais son influence souveraine n’a attiré tant d’intérêts autour de lui ; enfin la guerre augmente la population d’un nombreux corps de troupes. Si le gouvernement fédéral continue à s’étendre et à grossir, sa capitale grossira avec lui ; s’il retombe dans l’ancienne insignifiance, elle dépérira. Ville de carton comme Berlin, qui ne se tient que par la présence du gouvernement, son avenir est attaché à celui de l’unité américaine : plus le lien national se resserre et plus nous voyons acquérir d’importance au lieu où la tradition d’un siècle réunit tous les fils du gouvernement politique. On peut prévoir cependant le jour où l’extension des États-Unis vers l’ouest et la rencontre des deux armées civilisatrices qui assiègent des deux côtés les Montagnes-Rocheuses déplaceront par nécessité d’équilibre le centre mal placé de l’Union américaine : Saint-Louis ou toute autre ville peut-être encore inconnue deviendrait la capitale, et la grandeur de Washington dépendrait alors d’une scission de la république. C’est d’ailleurs un événement inévitable, quoique dans un avenir lointain. La séparation du nord et du sud, qu’on a représentée comme nécessaire, n’a certainement rien de naturel ; je conçois même comme inséparables les états du sud, ceux du nord jusqu’au Maine, et ceux de l’ouest en-deçà des Montagnes-Rocheuses : c’est la grande unité géographique du bassin du Mississipi ; dont les états atlantiques ne sont que la bordure et le revers. Une fois l’esclavage détruit, aucun antagonisme de races, d’intérêts, d’institutions, ne me paraît pouvoir compromettre cette unité. Il n’en est pas de même des immenses pays qui se forment, sur l’autre versant, au-delà des montagnes. On va les relier par un chemin de fer à cette partie du continent, ils communiquent déjà par un télégraphe ; mais, ou je me trompe fort, ou bien cette douzaine d’états qui se construisent là-bas formeront un jour un faisceau séparé. Lorsque les deux sociétés grandissantes se rencontreront au sommet des Montagnes-Rocheuses, écrasant entre elles les dernières tribus des Indiens dispersés, ce jour-là commenceront des luttes acharnées pour la possession des terres, comme on en a déjà vu dans le Michigan et dans le Kansas. Les colons envoyés par la Nouvelle-Angleterre feront le coup de fusil avec les pionniers de la Californie et de l’Orégon. Les mormons, ce peuple étrange qui grandit entre les deux versans, sur un bassin intérieur des montagnes, respectés aujourd’hui par le gouvernement fédéral, qui admet leurs délégués au congrès, mais qui n’ont pour avenir que l’extermination ou la conquête, si l’Union se complète et se fonde, prendront sans doute parti pour les hommes de l’ouest… Mais vous riez peut-être de mes témérités prophétiques, et je passe aux nouvelles du jour.

La principale et la plus saisissante est la destitution du général Butler, tombée comme un coup de foudre du nuage mystérieux qui enveloppe la tête auguste du gouvernement. Butler a reçu l’ordre de se retirer à Lowell, dans son pays, de remettre au général Ord, choisi par Grant pour remplir les fonctions de commandant temporaire de l’armée du James, tous les papiers, documens et fonds publics trouvés entre ses mains : on prédit qu’avant huit jours il sera enfermé au fort Warren. Cette disgrâce subite est l’explosion d’une patience longtemps éprouvée par des abus de pouvoir, des fraudes, des exactions et des cruautés de toute sorte. Le général Grant, tout-puissant sur son armée, y avait opposé jusqu’ici l’obstacle de sa volonté suprême ; il voulait conserver Butler. Depuis la retraite peu glorieuse de l’expédition de Wilmington (dont il parait que Butler a pris le commandement sans en avoir reçu l’ordre) et le fiasco de Dutch-Gap, immense canal inutile qu’il a construit entre deux coudes de la rivière James à la manière des Xerxès et des Marius, Grant semble lui avoir retiré sa protection ; en voilà la prompte conséquence. Je ne puis m’apitoyer sur sa chute bruyante. Puisse-t-elle servir de leçon à tous les soldats ambitieux et indisciplinés qui seraient tentés de suivre son exemple ! Puissent les abolitionistes de la Nouvelle-Angleterre, qui le célèbrent parce qu’il est de leur pays, se dégoûter enfin de leur triste héros ! J’ai entendu dire à ses amis, pour excuser son avidité : « Ce n’est pas lui, c’est son frère. Son seul tort est d’être trop faible pour les siens. » Touchante faiblesse en vérité ! Sa vie politique elle-même prouve qu’il n’est qu’un aventurier sans scrupule et sans conviction. D’ardent démocrate il est devenu un fougueux abolitioniste du jour où il a flairé dans l’air un vent nouveau. Sa brutalité égale, dit-on, son indélicatesse. A la Nouvelle-Orléans, pour vaincre l’opposition des femmes dont les frères et les fils combattaient dans l’armée du sud, et qui, dans leur fureur d’être soumises, faisaient pleuvoir sur leurs vainqueurs tout autre chose que des guirlandes et des bouquets de fleurs, — il les menaça de les envoyer à la prison des filles perdues, au Saint-Lazare du pays, — et il exécuta sa menace : plusieurs disent que ce fut bien fait. Dernièrement encore, en Virginie, il faisait chasser hors des lignes une femme, un vieillard et trois enfans, qui, sommés de prêter le serment de fidélité au gouvernement des États-Unis, avaient répondu qu’ils promettaient d’être sujets dociles, mais que la formule même du serment répugnait à leur conscience quand leurs familles étaient de l’autre côté. Il les faisait chasser avec une lettre ignominieuse et insultante, où il comparait leur scrupule à celui des femmes hindoues qui se brûlent sur le bûcher de leurs maris. Une autre fois il cite Shakspeare à l’appui d’un acte de cruauté qu’il ordonne… Mais le voilà maintenant terrassé, et à quoi bon frapper un homme à terre ? Si fait, car il peut s’en relever en victime, avec la couronne d’un faux martyre, car il peut devenir un jour,.. devinez quoi ? président des États-Unis.

Au sud, la dissolution continue. La querelle du gouvernement et des états va s’irritant tous les jours. Il s’agit de savoir si les milices seront retirées aux états et mises à la disposition de Lee, ou si, conformément aux lois, le gouverneur de chaque état restera commandant des milices. Le gouverneur et la législature du Mississipi ont positivement refusé leurs milices au président confédéré. Le gouverneur de l’Alabama déclare qu’il entend exempter du service les hommes d’église, les droguistes, les fonctionnaires et les journalistes. Vous savez déjà ce qui se passe en Géorgie. Maintenant la Caroline du sud et son gouverneur Vance embrassent le même parti ; la législature repousse la suspension de l’habeas corpus et se pose la question de savoir whether it be treasonable to secede[2], tandis que la Caroline du nord, s’abstenant encore d’une action séparée, vote pourtant des résolutions, to initiate negociations for an honorable, peace[3], où le président est sommé de prendre l’initiative de la démarche. Cependant Richmond même est en discorde et en émoi. Le congrès rebelle discute, sous une forme détournée, le grand projet de dictature dont je vous ai parlé : il s’agit de savoir si le général Lee aura seul le pouvoir de nommer sans contrôle tous les officiers de l’armée, ou si son choix restera subordonné à la ratification du gouvernement et du congrès. — Vous le voyez, dictature d’un côté, dissolution de l’autre, partout l’esprit de résistance et de liberté est aux prises avec le despotisme de Richmond. La rébellion périra par les causes mêmes qui menaçaient de mort la nationalité américaine ; les coupables seront punis par là même où ils ont péché.

On parle beaucoup de la mission secrète d’un intime ami du président Lincoln, M. Blair, qui va, suivant le dire officiel, réclamer à Richmond certains papiers de famille perdus, l’été dernier dans le pillage de sa maison de campagne lors du raid confédéré dans le Maryland. Tout le monde pense que ce prétexte déguise une intention pacifique. Le gouvernement est vivement blâmé par quelques hommes du parti républicain, qui, prévoyant bien l’inutilité de ces démarches, craignent que le sud n’y voie un signe de lassitude ou de faiblesse ; il est vivement approuvé au contraire par une autre fraction du parti à la tête de laquelle se signale le directeur de la Tribune, Horace Greeley. Je leur souhaite, quant à moi, plein succès ; je pense qu’en faisant des tentatives réitérées, quoique infructueuses, en ne se laissant pas rebuter par les réponses insultantes des confédérés, ils ne font que ré- remplir un devoir et agir avec cette indulgence qui convient au plus fort en même temps qu’elle lui gagne des partisans. La mission de M. Blair n’a pourtant rien d’officiel, puisqu’on la désavoue, et pour qui considère l’obstination aveugle du gouvernement de Richmond il est évident que ce nouveau météore pacifique s’évanouira comme les autres……

il fait un temps radieux et doux qui me réconcilie avec le climat de Washington. De ma fenêtre ouverte au levant, et perché au sixième étage, je vois se dresser sur l’horizon la majestueuse coupole du Capitole, élevée sur ce piédestal naturel qui ajoute encore. à sa grandeur et noyée dans la brume comme quelque montagne lointaine. Ce matin, l’aspect solitaire et dominateur de cette coupole était superbe dans la pourpre violette de l’aurore. J’y vais tout à l’heure entendre discuter au sénat la rupture du traité de réciprocité canadien et à la chambre l’amendement constitutionnel.


13 Janvier.

J’ai perdu mon temps au congrès. D’abord j’entendais mal les orateurs dans les tribunes publiques, ensuite le congrès n’est pas tous les jours le royaume de l’éloquence. On dit que l’éloquence américaine a dégénéré et que jadis elle comptait de vrais génies ; son plus grand mérite aujourd’hui est une intarissable et fatigante facilité. Elle a deux manières et pour ainsi dire deux genres divers : l’un, celui du sénat, ressemble à une conversation entremêlée de querelles aigres-douces ; les bancs vides, les tribunes clair-semées, le président à moitié endormi sur son siège, tout y invite au calme et à la paisible expédition des affaires. La chambre au contraire est une mer tumultueuse, entourée de tribunes immenses et pleines de monde. Le nombre des membres est petit en comparaison du parlement anglais ou même de nos propres assemblées ; mais chacun d’entre eux est bruyant comme quatre. Le murmure des voix, le bruit des pas, les groupes rassemblés dans les coins, les mains claquées à chaque instant l’une contre l’autre pour appeler les waiters (je n’ose dire les huissiers, car ils n’ont ni chaînes ni baguettes), tout y respire l’indiscipline, l’insubordination et l’irrévérence. Peu d’orateurs obtiennent plus de cinq minutes d’attention silencieuse ; les discussions se poursuivent tumultueusement à un bout de la salle, tandis que l’autre ne les écoute plus : d’où la nécessité de parler, comme Démosthène, au bruit des vagues, de parler toujours, sans égard à l’auditoire, de parler fort pour se faire entendre des sténographes. Aussi l’éloquence de la chambre est-elle tapageuse, intarissable, gesticulée, la copie en un mot de celle des meetings. Chez nous, l’orateur cherche à conduire son auditoire, et l’auditoire lui-même est sous sa main comme un cheval docile ou rétif, qui se cabre, qui le désarçonne, mais qui ne cesse de sentir la bride et d’être en communication intime avec lui ; de là ces ménagemens, ces délicatesses, ces mots de circonstance qui donnent à nos discussions l’apparence et l’intérêt d’une scène dramatique. Au congres des États-Unis, l’auditoire est comme un troupeau de chevaux échappés ; l’orateur les fouaille brutalement et à tour de bras, s’efforçant d’enlever la peau et d’en obtenir une ruade ou un temps de galop. Les marques d’approbation ou d’improbation y sont également rares ; on y parle et l’on s’y rassied au milieu du murmure continuel de la cohue inattentive. Que voulez-vous que devienne la parole mise à pareille épreuve ? L’orateur hurlera ou bien il se taira. Ceux-là seuls vaincront le désordre qui sauront tirer à boulets rouges sur cette foule compacte : bonne école peut-être pour les gens timides et délicats qui craignent le feu et l’assaut des multitudes ! Ce n’est point le défaut des Américains, et je souhaiterais pout leur éloquence que leurs nerfs fussent un peu moins aguerris.

Dans le sénat, l’émancipation des femmes et des enfans de soldats de couleur a été votée à une grande majorité, après quoi M. Sumner est venu, apporter son bill pour la rupture du traité de commerce canadien, amendé par le comité des affaires étrangères. Vous vous rappelez qu’il y a quelques semaines le sénat, dans un accès d’humeur, avait failli voter la rupture immédiate du traité. Aujourd’hui, refroidi par le temps et par les satisfactions qu’a données le gouverneur-général du Canada, il hésite même à voter la rupture pacifique et légale que M. Sumner propose. — Ce n’est plus seulement la forme, c’est l’essence même de la mesure qu’on attaque. On dit qu’elle nuirait plus aux États-Unis qu’à leurs voisins, que la balle rebondirait contre le tireur. Rompre maintenant le traité après réparation de l’insulte, ce n’est plus user de justes représailles, c’est faire un acte de mauvais voisinage, c’est le faire gratuitement, puisqu’on n’a plus rien à venger, aveuglément, puisqu’on doit y perdre plus que le voisin. Le commerce international a décuplé depuis l’ouverture du traité : le rapport des exportations aux importations est à l’immense avantage des États-Unis ; l’élévation des tarifs fera perdre ce profit. Le revenu que le trésor tirera des exportations frappées de droits sera donc acquis au prix de grands sacrifices. Si l’on a besoin de quelques millions, mieux vaut les prendre directement dans la bourse des contribuables : les tarifs sont la façon la plus ruineuse de faire de l’argent. Tout se réduit donc à une rancune, à une colère qu’on veut contenter à tout prix : petit et méprisable motif, aussi impolitique qu’indigne d’un grand peuple, qui, justement jaloux de son honneur, ne doit jamais faire une offense inutile ni un tort systématique à ses voisins. La rupture du traité de commerce pouvait être excusée comme une représaille, presque comme une mesure de guerre, à l’époque où le Canada semblait provoquer les États-Unis. Elle n’a plus de raison d’être aujourd’hui, et ne peut être considérée que comme un acte de politique rancuneuse qui fera peu d’honneur au pays[4].

A la chambre des représentans, c’est toujours l’esclavage qu’on discute. L’amendement semble enrayé, et depuis plusieurs jours n’a pas avancé d’une ligne malgré les énergiques efforts de ses partisans. Il est probable, à la tournure que la discussion semble prendre, que la querelle se prolongera jusqu’à ce qu’on en soit fatigué, et qu’un vote quelconque l’envoie dormir jusqu’à la session prochaine. Il s’en faut de cinq voix à peine que la mesure n’obtienne les deux tiers exigés ; mais sur ces limites extrêmes le terrain est difficile à conquérir, et l’on n’avance que pas à pas. Cependant la lutte s’envenime entre les deux débris du parti démocrate. Les uns, MM. Yeaman, Oddell, Smithers et autres, acceptent l’abolition comme un fait, et l’amendement comme une nécessité ; quelques-uns y voient même un acte de justice et de réparation. Les autres, les coryphées ordinaires du parti, Wood, Voorhees et Pendleton, suivis du gros bataillon, repoussent avec indignation ou avec un demi-sourire de scepticisme découragé ce qu’ils appellent la violation des droits constitutionnels des états. Je ne comprends pas, je l’avoue, leur raisonnement, car si la constitution a pourvu elle-même à la forme de ses modifications futures, on ne peut pas dire qu’il soit inconstitutionnel de l’amender suivant les règles qu’elle a prescrites. Ils peuvent regarder comme funeste le droit même d’amendement, parce qu’il menace l’esclavage, et qu’ils voudraient perpétuer à jamais dans la constitution le silence équivoque qu’elle garde sur l’esclavage. Ils ne peuvent cependant l’en faire disparaître ni en interdire l’usage à leurs adversaires, à moins de l’avoir fait abroger eux-mêmes, suivant les formes légales, par une majorité qu’ils ne peuvent pas réunir. Il est trop commode de se faire aujourd’hui un rempart de la constitution contre la volonté nationale, et de rejeter la constitution même le jour où elle est d’accord avec le vœu du pays.

Le sud, dit-on encore, n’est pas là pour défendre ses intérêts ; on ne l’admet point comme partie au contrat, et l’on décide de lui sans l’entendre. — Si les représentans du sud ne sont pas aujourd’hui dans le congrès pour empêcher l’amendement, à qui la faute ? Et qui donc les en a chassés ? — On reproduit enfin la grande, l’éternelle banalité, l’excellence de l’esclavage. Fernando Wood, dans un discours terminé, comme toujours, par des yeux levés au ciel et une pieuse prière pour la paix, déclare que la servitude est un bien pour la race noire, que la Providence la lui a envoyée pour la tirer de sa barbarie primitive, et que le nègre atteint dans l’esclavage son plus haut degré de progrès. Quelques-uns, moins éhontés, se contentent, sans chanter les louanges de l’institution, d’invoquer pour elle le respect des propriétés. D’autres affichent un grand zèle pour le maintien de l’union nationale, et dénoncent l’amendement comme une mesure de sécession. Plusieurs ne semblent s’y opposer que pour mémoire et par fidélité à d’anciennes opinions ; il en est même qui s’excusent en alléguant des scrupules de conscience. Fernando Wood cependant n’a pas de ces craintes pusillanimes ; il s’avoue franchement sécessioniste, et nie que le salut de l’Union soit possible sur toute autre base que celle de l’esclavage régénéré. — Son institution, chérie, nord et sud, s’écroule néanmoins partout. Un député du Missouri, ancien état à esclaves, propriétaire d’esclaves lui-même, vient en termes hardis et convaincus prêcher une émancipation radicale et prompte. Le lendemain, on apprend que l’assemblée constituante ou convention constitutionnelle extraordinaire du Missouri vient de balayer sommairement les dernières traces de la servitude avant même de commencer les travaux de la constitution nouvelle et de nommer les commissions qui doivent en élaborer les détails. Ainsi le sol manque sous les pieds des esclavagistes, et si le sud ou plutôt le gouvernement de Richmond, imposant sa loi aux états du sud, se décide enfin à l’émancipation armée qu’il médite, il ne leur restera plus aucun prétexte, aucune arme entre les mains. Ils auront à choisir entre la ruine totale de leur influence et le rôle nouveau qui leur est dicté par les événemens.

Les républicains ne figurent pas beaucoup dans la querelle : ils laissent leurs adversaires s’entre-détruire, bien sûrs de rester à la fin maîtres du champ de bataille. En général, les adversaires de l’amendement ont un ton de résignation découragée ou cette violence convenue et irritante qui met des injures à la place des raisons. Ils font l’effet de jouer un rôle et de savoir que la partie est désespérée. Les abolitionistes au contraire, recrutés aujourd’hui dans tous les partis, ont l’accent de la sincérité et de la passion. Ce n’est point ici la minorité qui a le beau rôle ; ses cris de colère et ses plaintes d’oppression ne sont écoutés de personne. Le lendemain du vote, vous verriez leur indignation s’éteindre et leur politique virer de bord pour se mettre en face du vent.

L’abolition a bien aussi ses petits ridicules. Ainsi la dépêche qui annonce à la Tribune le vote unanime de la convention du Missouri est conçue en ces termes : « A trois heures, aujourd’hui mercredi, le 11 janvier de l’an de grâce 1865, tout esclave dans le Missouri est devenu libre instantanément et sans condition par vote de la convention de l’état. Amen ! » Plus loin, un article sur cet important événement se termine par un verset de la Bible : « Le Seigneur règne, que la terre se réjouisse ! » — Non, le Seigneur ne règne pas encore en Amérique, et malgré l’abolition le millénium est encore loin dans l’avenir idéal. Cette abolition même, qui se dit la réparation du grand crime de l’esclavage, a bien son revers et son mauvais côté. Que deviennent les pauvres diables jetés d’un jour à l’autre sur le pavé sans un morceau de pain ? Les rôles de l’armée, les tombeaux sans nom creusés sur les champs de bataille, les potences élevées par le sud aux prisonniers noirs, les ateliers de travail forcé du général Banks, les hôpitaux et les work-houses peuvent vous le dire. L’abolition n’est pas plus un remède aux maux de l’esclavage que l’amputation d’une jambe gangrenée. Sous toutes les formes, elle aboutit maintenant à l’extermination de la race : il y a de ces réformes héroïques qui sont justes et nécessaires, bien qu’elles doivent coûter du sang aux innocens comme aux coupables. Sans doute il eût mieux valu que le sud en comprît lui-même l’impérieuse nécessité : c’est par une éducation graduelle et par une lente émancipation qu’il eût fallu faire passer la race noire de la servitude à la liberté. Faut-il donc à présent, sous prétexte d’humanité, perpétuer l’esclavage, éterniser l’injustice à cause des dangers de la réforme ? — Si l’émancipation coûte des millions de vies humaines, que le crime en retombe sur les auteurs aveugles et sur les défenseurs obstinés de l’esclavage ; mais qu’ils ne viennent pas, après cette guerre impie, nous parler au nom de la philanthropie et de l’humanité !

On a de nouveaux détails sur le renvoi du général Butler. C’est après une conférence entre le lieutenant-général Grant et le ministre de la guerre Stanton que la destitution a été signée. Butler, en quittant son armée, lui a adressé un ordre du jour napoléonien, où il se vante d’avoir épargné le sang de ses soldats, après quoi ce grand citoyen est parti pour le lieu de son exil. Les radicaux, comme je le prévoyais, veulent en faire une victime des machinations politiques, et le malheur est en vérité que les motifs personnels semblent entrer pour beaucoup dans la décision du général Grant. Butler, par sa popularité, commençait, dit-on, à lui porter ombrage. On opposait Butler le radical à Grant le démocrate, on parlait de lui sérieusement comme du secrétaire de la guerre du futur ministère anti-Seward et anti-Stanton. Cela déplaisait au lieutenant-général et au ministre, qui se seraient, assure la Tribune, coalisés pour le frapper d’avance et ruiner son avenir ; mais, quels que soient les motifs intéressés des vengeurs, justice n’en est pas moins faite, et le public attend de curieuses révélations.


14 janvier.

Je suis retourné au congrès, cette fois en me faisant introduire par M. Sumner sur le floor de la chambre des représentans, où M. Elliot, du Massachusetts, m’a procuré un siège auprès des orateurs, et où M. Winter Davis, le président du comité des affaires étrangères, m’a cédé sa place pendant que M. Stevens parlait. Ce seul détail vous montre l’obligeance extrême de ces messieurs.

La séance a été intéressante et animée, les orateurs en général écoutés. Le premier qui ait parlé est M. Rollins, du Missouri, ancien war democrat, ancien grand propriétaire d’esclaves, et qui à une certaine rudesse inévitable chez les hommes de l’ouest joint quelque chose de franc et de courtois qui le tire du commun. Longtemps opposé à l’amendement abolitioniste, il se levait aujourd’hui pour le soutenir. Frappé lui-même par la mesure émancipatrice de la convention de son état, il en faisait pourtant l’apologie et la glorification. Il aurait, dit-il, consenti au maintien, même à l’extension de l’esclavage pour sauver l’Union : il consentait maintenant à l’abolition, puisque l’abolition était devenue nécessaire au succès de la guerre et à la paix publique. Il était curieux d’entendre ce maître d’esclaves dépouillé d’hier par les doctrines nouvelles défier les démocrates d’appuyer l’esclavage sur aucun argument religieux, moral, politique, ou même sur un intérêt de l’ordre économique, — puis réclamer avec énergie un affranchissement général, sans condition, sans compensation pécuniaire, au nom de la justice et du bien public. Pourquoi le Missouri, fondé longtemps avant l’Illinois, son voisin, est-il resté un état pauvre et à moitié désert, tandis que l’Illinois s’est peuplé, en quelques années, de deux millions d’hommes ? Parce que l’esclavage, dominant au Missouri, y tuait l’activité commerciale, industrielle, agricole même des habitans, parce que l’esclavage est un germe de mort, qu’il repousse l’émigration européenne, et que le travail libre ne peut exister à côté du travail esclave ; mais, Dieu merci, l’irrésistible courant de la civilisation moderne balaie devant lui ce reste de la barbarie, et déjà le Missouri se régénère, comme feront bientôt, de leur propre aveu, les états les plus endurcis de la confédération rebelle. Cette conquête naturelle et pacifique du sud à la liberté est inévitable, et le serait encore, quand même le sud aurait conquis son indépendance et s’isolerait dans sa nationalité prétendue. Pourquoi donc alors cette opposition vaine à la force des choses ? Pourquoi ne pas devancer les événemens et proclamer le code auquel tous les états viendront un jour se ranger d’eux-mêmes ? Voilà le Maryland, le Missouri, qui ont d’avance accepté l’amendement. La législature du Kentucky, de la même voix qui nomme au sénat le démocrate James Guthrie, se prononce pour une émancipation immédiate dans l’intérêt de l’ordre public. — On parle d’oppression militaire et d’opinions imposées. C’est la voix libre et sincère du peuple qui a parlé dans les élections ; c’est la volonté populaire qui, dans la convention du Missouri, a décidé par soixante voix contre quatre qu’on trancherait d’un seul coup l’existence déjà condamnée de l’esclavage. Quant au droit constitutionnel, il faut être de mauvaise foi pour le nier. Certainement il y a des limites au droit d’amendement dont on réclame l’usage : d’abord la majorité des deux tiers dans le congrès, sanctionnée par les trois quarts des législatures des états, — et qui songe à violer ces formes protectrices ? — ensuite le préambule de la constitution, qui en énonce les motifs et les principes. Il y est dit que la constitution est fondée pour assurer au peuple américain les bienfaits de l’union, de la justice, de la paix et de la liberté. Qui oserait dire à présent que l’esclavage est juste, qu’il n’est pas un ennemi public, une semence de guerre, une audacieuse négation de la liberté humaine ? — On objecte que l’amendement est contraire à l’esprit de la constitution. Qui donc en est l’interprète, sinon la conscience de chacun ? En quoi d’ailleurs les auteurs de la constitution ont-ils consacré l’esclavage ? Ils l’ont toléré comme un mal inévitable, dont la guérison eût été dangereuse ; mais ils ont eu soin d’interdire solennellement l’extension de ce grand crime et de mettre un terme à la traite des nègres en attendant l’occasion future de l’émancipation radicale, qui seule est compatible avec les principes de liberté et de justice avoués par la déclaration de l’indépendance et par le préambule de la constitution.

Je vous ai dit souvent qu’au fond le parti démocrate était le parti de l’esclavage et de la désunion. J’y reconnaissais bien la présence d’un grand nombre d’hommes honnêtes et déçus, à commencer par son chef. Je n’y voyais pas cette foule d’hommes gagnés d’avance à la cause abolitioniste, dévoués profondément à leur pays, et qui ne différaient des républicains que sur la manière et l’occasion. Je méconnaissais, trop le grand sentiment national qui, malgré les trahisons individuelles et les allures suspectes du parti, animait encore le gros des démocrates. Le respect de l’Union et la volonté de la maintenir sont les grands mobiles qui poussent l’opinion publique, et qui finiront par la rendre unanime quand les événemens auront mûri. Quel meilleur exemple de patriotisme que celui de ces hommes qui, mettant de côté les griefs et les rancunes du passé, ne demandent en retour de leurs sacrifices que la réciprocité du pardon et de l’oubli ! Ils ont le droit de réclamer leur part d’honneur dans la révolution, qu’ils servent de leurs efforts autant et plus peut-être que ceux qui, l’ayant toujours voulue, triomphent de son succès. Comme chez nous en 89, ce sont les privilégiés eux-mêmes qui détruisent l’ancien régime, — et les plus acharnés défenseurs de l’esclavage viennent des états qui l’ont dès longtemps aboli. L’Amérique, après son 93 militaire, marche à grands pas vers un 89 pacifique. Mieux vaut assurément conquérir les droits de l’homme par la guerre civile que de les perdre comme nous dans une anarchie sanguinaire. Le canon vaut encore mieux que la guillotine : il abaisse moins le caractère des peuples. La France est sortie du premier empire avec un grand besoin de liberté ; elle était sortie du règne de la convention avec un servile et impérieux besoin de despotisme. Chez nous d’ailleurs, les idées ont marché avant les choses et ont éclaté comme une mine, ne laissant plus que des débris. Ici elles ont suivi les événemens, et surviennent à temps pour cimenter l’édifice des choses nouvelles. L’avenir nous dira ce qui vaut le mieux.

Je ne vous parle pas d’un orateur braillard, un de ces hommes qui ne croient pas être éloquens tant qu’ils n’ont pas le visage bleu et les yeux injectés, — qui vint ensuite débiter contre l’esclavage un certain nombre de déclamations banales. — Le dernier incident de la séance a été une courte allocution de M. Stevens, l’auteur fameux du bill de l’or, qui cette fois se levait pour répondre à une allusion personnelle de M. Pendleton. Du premier mot j’ai pu reconnaître un orateur. M. Stevens est un vieillard énergique et vigoureux, mais dont la figure expressive, hautaine, aux yeux enfoncés, est sillonnée de rides profondes. Une perruque assez maladroite, qui répand des boucles brunes sur son front chauve, ne peut cependant lui donner l’air grotesque de ceux qui cherchent à se rajeunir. Et lorsque, rappelant son passé, sa constance dans ses opinions, il parle de sa « vieillesse affaiblie, » sa voix chevrotante et plaintive justifie cet appel au respect de tous. Sa phrase est pleine, aisée, nerveuse, toujours sûre d’une fin. Droit et immobile quand il parle, sobre de gestes, tout l’accent de son éloquence est dans le ton et dans le regard. Il est un des derniers de cette vieille génération d’orateurs qui comptait les Clay, les Webster et les Calhoun, et dont la manière digne et fière ressemble si peu aux gesticulations et aux vociférations d’aujourd’hui. Tout passionné qu’il est dans ses volontés, tout rude et impitoyable qu’il se montre à ses adversaires, M. Stevens a été élevé, comme M. Bright, dans la religion de l’amour fraternel. Il fait songer en effet aux vieux quakers pensylvaniens du temps passé, devenus militans dans les luttes politiques, mais gardant toujours leur gravité austère et leur ton presque religieux. — Il y a une puissance indéfinissable qui s’attache à certains hommes, et qui se fait sentir partout. Cette chambre des représentans si désordonnée, qui ne prête qu’une oreille inattentive aux bruyans du parti, fait tout à coup silence quand M. Stevens se lève, rendant un hommage involontaire à l’éloquence et à la dignité dont elle a perdu le secret.

On parle beaucoup d’un autre orateur de la bonne école, celui-là parmi les jeunes : c’est M. Winter Davis, l’abolitioniste, — homme aimable, simple, d’air modeste ; intelligent, mais dont la puissance, comme il arrive souvent, ne se révèle qu’à la tribune. Je ne l’ai pas entendu parler.

En somme, la chambre des représentans n’est point, comme j’ai pu quelquefois vous le faire croire, composée uniquement d’aventuriers et de politicians de cabaret. Sans doute cette espèce y occupe une place trop grande, et pour un Davis ou un Stevens il y a beaucoup de C…, de l’Ohio, et de W…, de l’Illinois. Les vilaines figures et les têtes rustiques y abondent ; mais quand une fois on s’est accoutumé au type et au costume américain, si étrangement mêlé de formalisme austère et de négligence débraillée, on s’aperçoit que la majeure partie de la chambre est composée de gentlemen. Çà et là parmi les têtes blanches se signale la face rude et vulgaire d’un jeune politician de l’ouest, fermier ou garçon de charrue, élevé pour la politique par son père enrichi. Son costume d’apprenti endimanché, ses longs cheveux, son attitude mêlée de hardiesse et de gaucherie, éveillent en moi un vague souvenir. J’ai entendu ce petit monsieur à Saint-Louis crier du haut de sa voix de fausset le plus insignifiant et le plus froid des mauvais discours dans un meeting où il était annoncé comme l’honorable M. ***, représentant du Kansas. Il y a donc ici, comme en Angleterre, une classe de politicians, — et ces précoces favoris de la démocratie, portant sur les bancs du congrès leur air d’écolier léger et impertinent, me rappellent ces petits messieurs de la chambre des communes qui n’ont pas un poil de barbe au menton et viennent le soir y étaler leurs bottes vernies et leurs cravates blanches. La démocratie a donc aussi ses passe-droits et ses fortunes ridiculement prématurées.


15 janvier.

Je viens de visiter les magasins et les bureaux de direction de la commission sanitaire, cette belle institution qui s’est formée et qui marche seule, faisant les trois quarts de la besogne, que le gouvernement néglige. Son administration forme une hiérarchie régulière à la tête de laquelle siège un comité central dont les pouvoirs sont absolus. Elle se distribue en départemens, en armées et en services comme un ministère : elle emploie une légion de médecins, d’infirmiers, d’intendans, d’inspecteurs, qui la plupart s’adonnent gratuitement à ces fonctions pénibles, sans autre récompense que l’austère plaisir de faire le bien et de servir utilement leur pays. J’ai vu le tableau synoptique de cette organisation ingénieuse et compliquée, due tout entière à cette initiative individuelle dont les Américains ont le droit d’être fiers. Toutes les branches s’y entre-croisent et tous les pouvoirs s’y équilibrent avec l’unité savante et rationnelle d’une constitution de l’abbé Sieyès. Le directeur du département de l’est, comprenant trois armées, est un jeune homme de Boston, riche de plusieurs millions, qui a interrompu de brillantes études pour dévouer deux ans de sa vie à cette œuvre laborieuse et obscure. « La commission, me disait-il, s’est donné pour devoir de prendre soin du soldat et de pourvoir à tous ses besoins. Elle va le ramasser sanglant sur le champ de bataille ou fiévreux sur la terre humide, le soigne dans ses hôpitaux, l’accueille voyageur ou convalescent dans ces établissemens appelés soldier’s homes, où il trouve toujours un repas et un gîte préparés ; elle l’assiste dans les démarches souvent difficiles qu’il doit faire auprès du gouvernement pour obtenir un congé, pour faire valoir ses titres à la retraite, pour se faire payer sa solde ; elle le défend enfin contre ces soupçons de désertion qui, dans le désordre extrême de l’administration militaire, poursuivent le soldat licencié. » Grâce à cette association libre, fondée on ne sait comment, soutenue par des contributions volontaires, le soldat américain ne s’aperçoit pas qu’il a affaire à un gouvernement irrégulier et malhabile. En même temps les livres de la commission fournissent une statistique exacte et minutieuse de tous les faits que le gouvernement ignore. Chaque soldat est inscrit sur un triple registre, et c’est souvent par l’entremise de la commission qu’on découvre ceux que l’état civil avait oubliés, et dont toute trace semblait avoir disparu. J’ai vu sur les tableaux d’ensemble un fait curieux et qui mérite d’être signalé : les trois quarts des pertes des armées n’ont pas eu lieu sur les champs de bataille, mais par maladie. En été et en hiver, la proportion des pertes est effrayante, au point que dans l’armée de Mac Clellan en 1862 le seul mois de juillet enleva 262 hommes sur 1,000, c’est-à-dire un grand quart de l’effectif ; mais cette guerre d’Amérique, si meurtrière qu’elle soit, n’a pas approché, dans ses plus mauvais momens, de la guerre de Crimée, où, durant l’hiver passé devant Sébastopol, le mois de janvier a enlevé dans certains régimens plus de 1,100 hommes sur 2,000. Je suis venu apprendre cela en Amérique.

La commission sanitaire a enregistré depuis trois ans un million de soldats qui ont passé dans ses hôpitaux. Elle les a fournis de vivres, de remèdes, de vêtemens, de souliers. Dans la seule ville de Washington, le soldier’s home, où les vétérans licenciés ou en congé s’arrêtent pendant la longue formalité du règlement de leurs papiers, coûte 12,000 dollars par semaine. Et ce qui est plus merveilleux encore que ces dons immenses, c’est l’ordre, la régularité, la discipline parfaite de cette administration improvisée ; c’est enfin le dévouement des hommes qui donnent plusieurs années de leur vie à cette grande œuvre de charité patriotique. C’est là qu’on apprend à admirer l’Amérique et que les philanthropes de l’autre monde peuvent venir prendre des leçons ……….

J’ai revu plusieurs fois M. Seward dans sa petite maison de Lafayette-square, à deux pas de la Maison-Blanche et du ministère d’état, modeste demeure pour un tel personnage. Je l’ai trouvé tantôt seul, tantôt avec sa famille, quelquefois entouré de solliciteurs. Il faut l’entendre le soir, quand, fatigué des tracas de la journée, il s’étend dans son fauteuil en balançant son pied, et raconte de sa voix gutturale, et étouffée les anecdotes de sa vie politique. Sa vive physionomie s’anime d’un sourire ; avec l’apparence d’un laisser-aller extrême, il sait toujours garder la mesure de la convenance et de la courtoisie. Il parle de ses adversaires amicalement, sans rancune, avec un heureux mélange d’adresse diplomatique et de bonhomie sincère. Enfin il voit juste et clair, au-dessus des événemens actuels, au-dessus des idées et des passions de coterie : il a surtout le bon goût bien rare de ne point faire étalage de ses convictions. C’est ce qui lui vaut apparemment son injuste renommée de scepticisme et d’hypocrisie. Son indifférence présumée n’est au fond qu’un mélange de modération, d’impartialité et de bienveillance. Croyez-moi, ce n’est pas le tigre à pattes de velours, le Machiavel en action qu’on nous représente : il n’a ni cette puissance ni cette férocité, et ses méfaits se bornent peut-être au meurtre accidentel de quelque souris, croquée en tapinois sous le fauteuil présidentiel.


16 janvier.

Le rapport de Butler a paru. M. Seward, discret par position, semble ignorer les motifs de sa destitution et l’attribuer uniquement au mécontentement que le général Grant a éprouvé de l’échec de Wilmington. « Je ne blâme personne, dit-il avec sa finesse accoutumée ; il se peut très bien que le général Butler, quoique patriote éprouvé, ne soit pas meilleur soldat que je ne l’aurais été moi-même, si j’avais eu, comme tant d’autres, la fantaisie de m’improviser général il y a quatre ans, » Il me semble clair qu’il y a sous ce prétexte un monceau de linge sale qu’on aime mieux laver en famille. Le rapport de Butler, à ne considérer que les faits qu’il allègue et que les autres généraux confirment, est concluant en sa faveur. Le général Grant n’en réitère pas moins au général Ord, son successeur, l’ordre de prendre Wilmington. Une nouvelle expédition secrète, dont on a prié les journaux de ne rien dire de peur d’alarmer l’ennemi, est partie pour bombarder Fort-Fisher ou l’emporter d’assaut. Grant est un homme têtu, qui se brise d’abord contre l’impossible, mais finit par passer toujours à force de donner des coups de bélier dans la muraille. L’amiral Farragut dit qu’il arrivera de deux choses l’une : ou bien les rebelles seront surpris et tomberont avant l’arrivée de leurs renforts, — ou bien, si la prise de Wilmington n’est pas un coup de main, elle ne peut s’obtenir que par de longs et sanglans combats. Tout donne à croire que l’ennemi était sur ses gardes et qu’il a fallu verser du sang. Point de nouvelles d’ailleurs, bien qu’on les attende au ministère d’une heure à l’autre.

Je retrouve ici l’amiral Farragut, qui est établi dans l’hôtel depuis quelques jours. J’ai eu peu de peine à faire la connaissance de cet homme excellent et cordial, et je veux vous dessiner sa silhouette : sa figure est si franche, si peu ornée, si parfaitement sympathique, qu’on la saisit du premier coup d’œil. C’est un vrai marin, de cette espèce droite et bonne, héroïque sans le savoir et aimable sans y songer, par la bienveillance primitive de sa nature inculte. Mousse à huit ans, il a fait son chemin tout seul et recueille aujourd’hui la récompense de sa rude vie. Intrépide et simple, il raconte les beaux passages de sa carrière sans vanité, sans ostentation, dans un intérêt purement professionnel, n’y cherchant que des exemples et des leçons. Il est si accoutumé au courage qu’il ne songe pas à se faire valoir, et qu’il lui semble évidemment que tout le monde en ferait autant. On s’imagine presque, à l’entendre, qu’on n’aurait pas peur à côté de lui. — Je sens bien qu’à la longue ses récits de manœuvres, d’expériences d’artillerie, ses jugemens sur les opérations navales auxquelles je n’entends rien, me lasseraient comme une langue étrangère ; mais il n’est pas besoin d’être expert pour voir son intelligence calme et prompte percer sous la simple nudité de ses entretiens.

L’amiral Farragut est né dans le Tennessee : c’est un de ces héroïques défenseurs que l’Union doit aux énergiques populations du sud, et qui ont quitté leurs familles, leurs foyers, sacrifié leur vie tout entière pour suivre leur drapeau. Envers lui du moins, la patrie n’a pas été ingrate ; on a ressuscité en son honneur le titre abandonné de vice-amiral. Dernièrement les notables de New-York se réunissaient pour lui offrir 50,000 dollars en témoignage d’admiration et de gratitude. Chez nous, ce cadeau serait regardé comme une aumône. Ici on l’accepte comme une récompense nationale et une marque d’honneur. Quelle différence au fond entre ce don individuel et notre usage reçu de mendier les pensions et les dotations de l’état ! Lequel est le plus digne ? Chaque pays a ses mœurs : autrefois on n’avait pas honte d’être le valet et le parasite du roi. En Amérique, le peuple est roi : on se fait donc le courtisan et le commensal du peuple.

En fait de réfugiés du sud, Mme Foote, la femme du sénateur Foote, du Tennessee, est ici prisonnière de guerre à Willard’s-hotel. L’un et l’autre avaient tenté de fuir ; mais une patrouille confédérée les reprit aux avant-postes. Mme Foote, après un combat, tomba entre les mains des fédéraux avec les bagages de l’ennemi ; le malheureux M. Foote est à présent dans les prisons de Richmond. M. Seward, longtemps son adversaire dans le sénat des États-Unis, a lui-même installé Mme Foote dans cette maison et défraie pour le moment sa dépense. Tout le monde lui fait bon visage et essaie de la consoler. Si M. Foote parvient à s’échapper du sud, il sera sans doute jugé pour la forme, puis gracié par le président.

Les journaux de Richmond s’indignent des propositions de M. Blair, de celles du moins qu’il est supposé apporter du nord, car aux dernières nouvelles il n’avait pas encore paru à Richmond. C’est un outrage à leur avis que d’offrir au sud un retour à l’Union. A leur gré ! mais alors ils n’auront pas à se plaindre le jour où l’homme du nord régnera sur leur terre en conquérant. Le nombre des Foote grossit d’ailleurs chaque jour. Des patriotes qu’on est forcé de mettre en prison pour s’assurer de leurs bons et loyaux services ne sont pas d’un grand secours dans une pareille extrémité. On dit que les élections municipales qui ont lieu en ce moment dans divers cantons de la Géorgie donnent les plus beaux résultats unionistes ; mais Savannah me paraît plus humiliée et plus servile que profondément soumise. A côté des adulateurs, des solliciteurs et des spéculateurs, il y a des têtes hautaines qui ne veulent pas se courber, mais que le citoyen Sherman, commissaire de la république, ne fera pas, à la manière française, saluer sous la guillotine. Ceux qui avaient horreur des Yankees ont pu passer aux lignes rebelles. Les enfans de Savannah peuvent donc chanter des couplets outrageans pour Lincoln. En demeurant dans la ville, les habitans n’en ont pas moins fait acte de soumission et trahi, à leur façon le gouvernement confédéré.

Les drapeaux des monumens publics sont aujourd’hui abaissés en signe de deuil pour la mort de M. Everett. Il est tombé malade au sortir d’un meeting où il avait parlé pour les habitans pauvres de Savannah. Il est mort en orateur, comme le soldat sous les armes ; ses dernières paroles ont été des conseils de patriotisme, de concorde et de charité. C’était un noble esprit et un homme de bien. Rien n’est plus légitime que les honneurs rendus par le président à sa mémoire.


17 janvier.

Le fort Fisher est tombé après un combat de sept heures, opiniâtre et sanglant. Le canon de victoire annonce à la fois l’expédition et le succès. Rien pourtant d’inusité dans les rues ni dans le vestibule de l’hôtel : pas de conversations animées, pas d’affiches, mais seulement le news-boy vendant un supplément du journal du matin et criant à gorge déployée la nouvelle. Les Américains ont si bien pris l’habitude de la guerre que ses vicissitudes ne les émeuvent plus. Avec leur confiance imperturbable et presque impertinente, ils verraient sans s’alarmer le canon, battre leurs murailles ; en revanche, ils accueillent les plus grandes nouvelles sans beaucoup de démonstrations de joie, comme des gens accoutumés à les recevoir.

Il y a dans l’hôtel un homme à qui ce bruit de victoire a dû écorcher les oreilles, c’est le général Butler. Le sénat a voté l’autre jour une enquête sur la première expédition de Wilmington, et Butler a comparu ce matin même devant le comité de la guerre. Il était justement occupé à démontrer, pièces en main, que la forteresse était imprenable, quand le clerk du ministère de la guerre est entré apportant la dépêche, qu’on a lue avec acclamation. Accablé par ce terrible argument, Butler a payé d’audace, et sans se déconcerter s’est écrié à haute voix : « Dieu soit loué ! Puissé-je toujours me tromper de même ! » La défense devient difficile aujourd’hui que l’événement a prononcé. Il continue pourtant à faire bonne figure, et même à prendre l’offensive contre ses ennemis. Il y a parmi les boarders ou hôtes permanens de la maison une certaine Mme X…, dont le fils est à l’armée, et qui a pris depuis la guerre l’habitude de vivre l’hiver à Washington. Femme active et intrigante, elle s’est mise jusqu’aux yeux dans la politique, et le même esprit remuant qui fait qu’elle s’empare le soir du salon de l’hôtel pour y tenir ses assises, mettre en rapport les hôtes de hasard qui s’y trouvent rassemblés, usurper le rôle de maîtresse de cette maison publique, se dissipe encore en lettres écrites à droite, à gauche, aux ministres, aux généraux, au président, pour recommander, conseiller, accuser tel ou tel. Cette mouche du coche a pourtant parfois la dent mauvaise, et dans le nombre il arrive que quelques-uns de ses coups ont porté. Elle a pour ami un certain chapelain protestant que le général Butler accuse d’avoir déserté son poste et prolongé indûment de deux mois un bref congé qu’on lui avait accordé. Le chapelain, de son côté, se plaint amèrement du général, qui, dit-il, l’aurait laissé plusieurs jours sans vivres, enfermé dans une poudrière, sous le feu de l’ennemi, quand il n’avait allongé son absence que de deux jours à peine à cause de la mort d’un oncle ; sur quoi Mme X… écrivit tout droit au général Grant pour obtenir vengeance. — Et, si peu d’influence qu’ait dû avoir cette goutte d’eau sur la coupe déjà pleine de ses griefs, la destitution de Butler, survenant par hasard à ce moment même, a pu paraître à un esprit vaniteux et prévenu le très grand effet de cette très petite cause. Quant à Butler, il n’est pas fâché non plus, pour déguiser les motifs vrais ou supposés de sa disgrâce, d’en rejeter la faute sur Mme X… et sur son piteux protégé. Hier donc, comme Mme X… remplissait dans le salon de l’hôtel ses fonctions volontaires de maîtresse des cérémonies, Butler, se promenant dans la galerie, prit soin de dire tout haut, en passant auprès d’elle : So, I am relieved of my command on the charge of a runaway parson[5]. Le mot fut entendu, relevé, et il s’ensuivit une scène des plus curieuses et des plus comiques. Butler, qui a la langue rude, qui se glorifie d’être un avocat, est resté maître du champ de bataille et a pris sur Mme X… sa revanche de Wilmington. En général, je dois le dire, le public de l’hôtel lui paraît favorable. Une députation des habitans unionistes du Kentucky est venue le trouver pour exprimer le vœu que le président lui donnât le commandement de leur état. Lui-même est si gai, si rond, si cordial, que je ne doute pas qu’il n’augmente de beaucoup d’amis personnels le nombre de ses partisans politiques. C’était un spectacle amusant que de le voir ce soir, dans le vestibule, avec sa forte carrure, sa redingote militairement boutonnée, son chapeau tapageur planté en biais sur la nuque, sa moustache épaisse et provoquante, et un perpétuel sourire sur sa grosse lèvre ironique, distribuer les énergiques poignées de main et les brusques amitiés à la ronde, tandis que la foule stationnaire faisait autour de lui un cercle de têtes curieuses. Il y a dans sa démarche Une certaine rudesse étudiée, dans ses yeux louches et son regard sardonique une certaine expression dédaigneuse, dans toute sa personne enfin un mélange de hauteur et de vulgarité, de bouffissure et de finesse, qui dénoncent l’aventurier habile et populaire, le faux soldat, le comédien politique doublé d’un flibustier aventureux, aussi arrogant d’esprit que souple de caractère, aussi hardi sur la place publique que prudent sur le champ de bataille. L’ensemble a quelque chose qui tout à la fois séduit et repousse, comme si c’était en vérité la « beast Butler » dont parlent avec horreur les populations qu’il a gouvernées, et qu’il allât tirer de sa poche une patte velue et armée de griffes. On se dit, en le voyant, que ce serait un homme dangereux, s’il avait autant de courage et d’énergie morale que d’orgueil et d’audace.


18 janvier.

J’ai retrouvé le général Butler à la réception de M. Seward avec une nombreuse société diplomatique, visiblement peu charmée de sa compagnie. Il m’a paru tout différent de l’homme que je venais de voir pérorant, fêté, presque acclamé par la foule. Il semblait moins fier et moins dégagé sur cet étroit théâtre qu’au milieu des scènes tumultueuses et populaires. Il faisait au contraire assez triste figure, errait gauchement de groupe en groupe, et gardait un silence plein d’embarras, comme un homme dépaysé, qui n’est pas dans son élément naturel. Son grand uniforme de gala semblait le gêner aux entournures : avec son épée pendante, ses éperons d’or, et le fourreau de son pistolet attaché au ceinturon, il avait à peu près l’air martial d’un notaire de campagne en habit de garde national.

Le monde diplomatique est à la vérité un monde ganté, cravaté de blanc, dédaigneux, superstitieux même en fait de convenances, et moins disposé que tout autre à être indulgent pour les aventuriers et les démagogues. Si bien qu’ils y soient accoutumés, les diplomates de profession ont toujours une antipathie invincible pour les hommes et les choses de la démocratie. J’en ai rencontré bien peu de ce côté de l’Océan qui crussent à la durée de la liberté américaine, ou même en général à l’avenir de la liberté. Habitués à regarder la politique étrangère comme la grande, l’unique chose qui intéresse un peuple, agens d’un pouvoir exécutif avec lequel seul ils ont à compter, enfin amis naturels de la politique secrète, qui est leur élément favori, ils ne peuvent considérer le gouvernement que comme une affaire à débattre en conseil privé, sans bruit, sans fracas inutiles, entre gens polis et bien élevés, sous la présidence d’un ministre suprême. La diplomatie n’est pas chose facile dans un gouvernement démocratique, sans cesse à la merci de l’opinion publique, obligé de rendre compte de ses démarches, de cajoler la majorité, de la payer de belles paroles, de la suivre pour la retenir dans ses violences imprudentes, et de lutter chaque jour contre les bâtons mis dans les roues par les assemblées. Le rôle d’un ministre sage, placé comme M. Seward entre le marteau et l’enclume, est un rôle difficile et sacrifié. Il n’est donc pas étonnant que les diplomates comprennent mal le grand avantage qui résulte de tous ces contre-temps fâcheux. A chacun son métier : le ramoneur ne connaît que le prix de la suie, le maçon que celui du plâtre, et le prix dû pain est le thermomètre politique des paysans de nos campagnes. Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Marionnettes suspendues à des fils différens, ils s’imaginent marcher sur la scène du monde dans l’indépendance et la force de leur pensée, quand toutes leurs opinions dépendent de la main qui les soutient et les agite.


19 janvier.

Je mène une vie à la vapeur. Les six étages que j’escalade à toute heure du jour, le corridor long de 100 mètres qui conduit à mon gîte, le terrible brouhaha de cette grande baraque, où les nerfs sont entretenus dans un continuel état d’agitation et de malaise, enfin et surtout le dîner, dont le vacarme indescriptible pousse l’agacement du mangeur à tel point qu’il prend aussi le galop convulsif de tout ce qui l’entoure, et s’en retourne à demi affamé, avec un mal de tête et une courbature, après avoir tordu et dévoré imparfaitement quelques bouchées, tout me fait songer par contraste à la douceur du home, à son atmosphère intime et tranquille qui retrempe et rassérène l’esprit fatigué. J’admire les Américains, qui peuvent vivre ainsi pendant des mois entiers sans en être obsédés, sans songer à ce foyer de famille qui souvent reste désert, tandis que les oiseaux du pigeonnier disputent leur pâture, parmi les cris et le tumulte, aux volées de corbeaux et de vautours qui s’abattent dans les lieux publics. J’ai fait ici la connaissance de diverses personnes de New-York et de Boston qu’une maison calme et commode attend à leur retour, et qui s’attardent par plaisir dans ce sabbat de l’hôtel Willard. Il en est qui passent régulièrement à Washington la moitié de l’année, et qui ne songent même pas à chercher un peu de paix dans une boarding-house plus silencieuse. Ce tourbillon leur plaît et les entraîne.

Washington a cela d’intéressant qu’en cette saison la politique y rassemble une foule d’hommes dispersés le reste de l’année aux quatre coins de l’horizon. Ce monde bariolé et disparate a un peu l’air d’une cohue, et ressemble beaucoup à celui que j’ai déjà vu aux eaux de Saratoga. On y rencontre cependant plus d’individus remarquables, et à chaque instant un nom connu frappant mon oreille, appelle mon attention. Sans doute je ne tire pas grand’chose de ce coup d’œil jeté à la hâte sur chacun des personnages qui défilent dans cette lanterne magique ; mais l’esprit s’amuse de voir des hommes nouveaux et de mettre sur des figures des noms déjà familiers. C’est ainsi que j’ai vu hier soir les sénateurs Sprague, Trumbull, Sherman, le général Burnside, le général Banks, le juge Holt du Kentucky, et tant d’autres, sans compter un portrait saisissant du général Sherman, dont le front haut et carré, la bouche ferme, le visage musculeux, plein d’une énergie fière et un peu sauvage, contrastent singulièrement avec le sourire louche et la fausse franchise de Butler. J’ai enfin jugé par mes propres yeux, non plus la société de New-York ou de Boston ou toute autre coterie locale, mais la société américaine en général, celle dont les élémens encore confus forment ce qu’on peut appeler l’aristocratie politique du pays. Un jour doit venir où le monde de Washington prendra le pas sur celui des autres grandes villes de l’Union, comme en Angleterre le monde de Londres éclipse celui de la province. Je ne parle pas de Paris, la ville universelle, qui contient vingt sociétés diverses, et qui absorbe à elle seule tout le pays. Jamais l’Amérique n’aura, comme la France, une vraie capitale, une sorte de tête couronnée et souveraine, imposant jusque dans les moindres détails la loi de ses fantaisies au corps inerte qu’elle traîne après elle. Londres est un meilleur terme de comparaison pour la future capitale des États-Unis, car on ne voit à Londres qu’une seule société, réunie pour un seul objet : la politique. En dehors de ce cercle restreint, Londres n’est qu’une ville de province, le mélange colossal d’un gros Manchester et d’un gros Liverpool. Si les réunions du beau monde de Washington peuvent être comparées à quelque chose, c’est aux routs anglais, dont elles ont la monotonie, l’encombrement dans des maisons trop étroites, et qui ne sont que des pied-à-terre pour la saison, tout enfin, sauf l’élégance irréprochable et la raideur flegmatique. En Angleterre, l’hérédité, la permanence des influences politiques, la constitution séculaire d’une classe aristocratique et gouvernante, ont donné à cette réunion temporaire qui s’appelle la société de Londres de la cohésion et de l’unité. En Amérique au contraire, même après une série de siècles, même en supposant d’avance établie l’uniformité future des mœurs et des coutumes, je ne puis me figurer qu’un monde nomade, plein de contrastes choquans, où règne la plus grande anarchie de costumes et de manières, image fidèle de la société démocratique où il s’est formé. Le monde politique y sera toujours un ramassis de toutes les classes et de toutes les conditions, réuni hier pour se disperser demain, trop mouvant pour que des habitudes puissent jamais s’y fixer ni des traditions s’y transmettre, — un monde de pacotille, rassemblé des quatre coins de l’horizon par le hasard de l’élection populaire. Il n’y faudra jamais chercher aucun trait général ni aucun air d’ensemble, si ce n’est celui d’une salle d’auberge où se rencontrent toute sorte d’hommes, les uns avec leurs bottes boueuses et leurs habits de voyage poudreux, les autres en tenue mondaine et sévère, — ceux-ci graves et réservés comme dans un salon de ministre, ceux-là débraillés et sans façons comme des gens qui descendent en pantoufles et en robe de chambre prendre leur déjeuner intime dans la salle à manger publique, — sans parler de la foule prétentieuse et vulgaire qui affecte l’élégance sans y parvenir, le bon ton sans le connaître, semblable à ces figurans de théâtre qui représentent les réunions du grand monde sur les scènes des boulevards. Aux yeux d’un Européen, si distingués d’ailleurs que soient les individus isolés qu’on y rencontre, la société de Washington ne peut être en gros qu’une mascarade bigarrée et disgracieuse, une galerie de types originaux où l’on se promène un peu comme dans une ménagerie de bêtes curieuses.

J’ai la superstition de l’habit : je l’avoue et je n’en rougis point, car, à tout prendre, l’habit fait partie des manières ; et M. Emerson a bien raison de dire qu’il faut, pour savoir s’en passer, une rare distinction naturelle. J’en fais donc une règle impérieuse, que des hommes supérieurs peuvent seuls transgresser impunément. De grandes manières peuvent donner du bon ton à une veste de paysan ; mais quand je vois une figure déjà commune affublée de gros souliers cirés, d’un gros pantalon de couleur et d’un paletot-sac fait d’une couverture d’écurie, — quand je vois ces dames de l’ouest vêtues des couleurs les plus voyantes et les plus écartâtes, cachant mal un reste de la friperie souillée qu’elles ont traînée le matin dans les rues, — leurs robes décolletées en carré, leurs poitrines gauchement rembourrées de coton, leurs corsages montans sans manches, avec des bouffettes aux épaules et les bras nus, leurs waterfalls, ou cascades de fausses boucles, surmontées d’un panier de coquelicots ou de pivoines, — quand je vois les élégans eux-mêmes avec leurs gilets boutonnés jusqu’au menton, leurs cravates bleues ou brunes, leurs gants de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, — au milieu de cette anarchie des couleurs et des formes je regrette l’uniforme insignifiant des modes européennes, et je leur souhaiterais à tous un peu plus de vernis sur leur rude écorce. Je vous entends dire que me voilà devenu perruquier et couturière, et qu’il ne faut pas juger d’une société par l’extérieur. Je conviens volontiers que la gaucherie des modes américaines n’est pas une condamnation de la démocratie ; mais soyez sûr que dans ces menus détails il se traduit quelque chose de la nature intime et de l’esprit des sociétés. Le Herald remarquait hier, dans une notice sur M. Everett, que son sens d’artiste, son goût pour le beau, s’apercevaient jusque dans ses vêtemens. Je ne l’ai pourtant jamais vu que mis très simplement, à l’européenne, comme vous et moi. Si les délicats nous imitent naturellement dans ces petites choses, n’est-ce pas qu’elles sont le signe d’une supériorité intellectuelle et d’un sens esthétique plus fin et plus juste ? Je mets en fait qu’il n’y a pas un gamin de Paris qui n’en remontrât, en fait d’art, aux neuf dixièmes de ces Américains, si admirables à leur manière et si dignes d’envie.

Il y a d’ailleurs deux types distincts parmi les habitans de Washington : les hommes de l’est, qui ressemblent beaucoup aux hommes d’Europe, et dont les plus distingués sont à leur insu des copies de l’Angleterre, et les hommes de l’ouest, presque tous géans d’au moins six pieds, à grands traits, à robustes figures, à chevelures épaisses comme des crinières. Ceux-là sont plus rustiques, moins rabotés, mais ils ont pour eux l’originalité et un certain air de puissance massive qui ne me déplaît pas. Les échantillons qu’on en voit chez M. Chase et chez M. Sherman sont naturellement des plus choisis. Je n’y ai vu ni le crâne aplati et le museau carnassier de W…, ni l’habit bleu à boutons d’or du futur sénateur Y… Au contraire ces vigoureuses organisations de l’ouest ont presque toutes quelque chose d’attrayant et d’aimable. Il ne faut leur demander ni raffinemens de langage ni vaines exagérations de politesse ; mais pour la franchise, la rondeur, la bonhomie mêlée de finesse, ils n’ont pas leurs pareils. Je ne parle pas de M. Chase, qui n’appartient pas plus à l’ouest qu’à la Nouvelle-Angleterre, où il est né. Je prends pour type accompli de l’homme de l’ouest un certain M. Ashley, de l’Ohio, membre de la chambre et des plus influens, ennemi infatigable de l’esclavage, figure large et joviale en même temps que vive et héroïque, cordial, obligeant, aisé sans rudesse, gracieux avec les dames, plaisant dans ses discours, et évidemment un des hommes les plus contens de vivre qu’il y ait au monde. Ces puissantes natures m’étonnent toujours, moi petit fruit rabougri d’une civilisation potagère. Quand je me trouve à la porte du sénat à la fin de la séance, et que je vois passer près de moi tous ces grands corps énergiques, j’éprouve le même sentiment de respect que si un peloton de horse-guards défilait à mes côtés. Le malheur est que beaucoup de ces colosses ne sont des Mirabeaux que par l’apparence, et que souvent il y a plus de puissance réelle dans la tête sèche et nerveuse d’un Guizot ou dans la main ronde et potelée d’un Thiers que dans ces grandes machines imposantes de chair et d’os…..

Je n’ai pas encore vu le président Lincoln, car je n’ai fait que jeter un coup d’œil dans l’antichambre de la Maison-Blanche sur un géant à longues jambes qui sortait emmaillotté dans un immense cache-nez. Il est de mode, chez les voyageurs européens, d’aller voir le président comme une bête curieuse, pour faire ensuite des gorges-chaudes à ses dépens. Je sais un journaliste anglais qui, après avoir sollicité l’honneur de lui être présenté, écrivait le lendemain un récit injurieux et burlesque de son entrevue avec Abe Lincoln. Quant à moi, je suis entré plusieurs fois à la Maison-Blanche, et je n’y ai rien vu, jusqu’à présent, qui justifiât ces bruyantes gaîtés. Encore si la calomnie se bornait à des épigrammes de mauvais goût ! si même elle ne s’attaquait qu’à l’homme public, et s’arrêtait décemment au seuil de la vie intime ! Mais non ; la famille même du président n’est pas épargnée. On insinue que Mme Lincoln met à profit toutes les petites libertés, que sa position lui donne, qu’elle vend les fleurs des serres présidentielles, qu’elle fait payer par l’état les dîners modestes qu’elle est parfois obligée de donner, qu’elle a conservé l’esprit des ménagères économes qui marchandent un chou pour un liard. En même temps on lui reproche de ne pas payer ses fournisseurs assez vite ; on imprime dans les journaux leurs lettres et ses réponses. N’osait-on pas dernièrement raconter que Mme Mac Clellan avait employé à acheter un châle une somme qui lui était confiée par une société charitable pour le soulagement des soldats blessés ? Malgré toutes les déprédations dont on les accuse, je vous assure que ces potentats américains ne sont pas bien riches. M. Lincoln a refusé de recevoir en or au lieu de papier-monnaie le maigre traitement de 25,000 dollars que la loi lui alloue. Je demandais à son fils aîné s’il ne comptait pas bientôt faire le voyage d’Europe. « J’attends, me dit-il, la fin de la guerre. Au cours actuel de l’or, ce voyage coûterait trop cher. » Que de modestie dans cette réponse et quelle noble simplicité ! — Je sais bien qu’autrefois le dictateur Cincinnatus maniait la charrue et dînait avec un oignon sur du pain noir ; mais ce désintéressement n’est pas très moderne, et je ne sache pas un autre pays du monde où le chef de l’état soit trop pauvre pour faire voyager son fils.

On reproche pourtant aux habitans de la Maison-Blanche un luxe de mauvais aloi et un faste de parvenus. On parle surtout des toilettes extravagantes de Mme Lincoln. J’ai lu les descriptions ridicules qu’elle laisse publier par les journaux courtisans qui croient sans doute avoir le secret de lui plaire. « Le président portait un simple habit noir avec des gants blancs ; Mme Lincoln, une délicieuse robe de soie blanche, une coiffure charmante de rubans d’or et un lovely collier de perles. » — Laissez dire, et venez vous-même aux réceptions de la présidente. Vous arrivez à pied ; vous entrez dans le grand vestibule désert de la Maison-Blanche. Point de gardes cuirassés d’or, point d’armée de laquais chamarrés, pas même un factionnaire sur le seuil. Un seul domestique en habit noir vous demande votre carte et vous ouvre la porte des appartemens : c’est un salon simple et sévère, tendu en damas rouge. La maîtresse du logis se lève et s’avance ; on dirait, tant son accueil est franc et simple, qu’elle va déjà vous donner la main. C’est la raideur empesée de votre salut cérémonieux qui la rappelle aux froides conventions de l’étiquette officielle. L’ancienne fermière ne porte pas plus mal sa somptueuse robe de velours que toute autre vieille dame un peu replette et un peu bourgeoise. Sa manière est digne, bienveillante, réservée, presque timide ; sa conversation, je le veux bien, n’est pas très brillante, et il semble qu’elle éprouve devant les étrangers européens, qu’elle croit des juges sévères, un embarras bien naturel après toutes les plaisanteries indécentes qu’on a fait pleuvoir sur elle. Tant pis pour les moqueurs, car rien n’est risible dans cet intérieur honnête, et j’ai pauvre opinion de ceux qui raillent cette simplicité modeste comme une rustique grossièreté[6].

Quant au président lui-même, je réserve encore mon jugement ; mais comment croire à la réputation d’ineptie qu’on lui a faite en Europe ? L’homme qui d’un log-house perdu dans les forêts de l’Indiana s’est élevé tout seul à la présidence des États-Unis ne peut pas être le premier venu. Il lui a fallu mieux que l’intelligence, don moins rare qu’on ne l’imagine et qui ne sert à rien sans le caractère ; il lui a fallu cette puissance morale, cette vertu de persévérance et de volonté qui est d’ailleurs la première des vertus américaines. Son histoire est instructive pour nous autres raffinés, mandarins de l’intelligence, qui regardons l’esprit comme le monopole des lettrés, comme une fleur délicate éclose à force de soins dans l’air artificiel et étouffé d’une serre chaude : elle montre comment dans la démocratie américaine les grandes intelligences mûrissent naturellement au soleil de la liberté. Six mois d’instruction élémentaire dans une misérable école de campagne, voilà toute la culture étrangère qu’a reçue celui qui devait un jour marcher de pair avec tous les souverains du monde. Tour à tour laboureur, bûcheron, manouvrier vivant du travail de ses bras, puis charpentier, batelier sur le Mississipi, meunier, soldat, négociant, élu enfin à la législature de l’Illinois par la ville de New-Salem, où il avait gagné l’estime et l’affection de tous, — son esprit, développé par des études solitaires et par cette éducation pratique que le self-government donne à tous les citoyens, avait acquis cette trempe vigoureuse, cette élévation simple et naïve, cette saveur originale, qui de bonne heure le firent distinguer dans la foule vulgaire des orateurs politiques. Ce fut alors qu’il étudia la loi et qu’il embrassa la profession d’avocat. Il devint bientôt dans l’Illinois l’homme nécessaire du parti whig. Dès l’année 1837, il présentait à la législature de l’état une protestation contre l’esclavage ; plus tard, nommé au congrès, membre influent de la convention de 1848, candidat au sénat des États-Unis, adversaire redoutable du fameux orateur Douglas durant cette campagne électorale dont le bruit remplit l’Amérique et où l’on vit les deux candidats voyager ensemble de ville en ville, faire assaut d’éloquence sur la même estrade devant le peuple assemblé, — nommé enfin président des États-Unis, — ses talens d’orateur et d’homme d’état n’ont pas cessé de grandir avec sa fortune. Un jour, parlant de l’esclavage, il disait avec une ironie fine et grave ; « J’ai entendu dans ma vie bien des argumens destinés à prouver que les nègres sont faits pour la servitude ; mais s’ils consentent à se battre pour que leurs maîtres les retiennent dans l’esclavage, ce sera le meilleur des argumens. Celui qui se battra pour cela méritera certainement de rester esclave. Quant à moi, je crois que tout homme a le droit d’être libre ; cependant je permettrais volontiers aux noirs qui aimeraient à être esclaves de le rester, j’irais même jusqu’à permettre aux blancs qui vantent et envient la condition des esclaves de le devenir. »

Je ne crois pas que l’éloquence moderne ait jamais rien produit de plus élevé que le discours prononcé par lui sur la tombe des soldats morts à Gettysburg : il atteint la simplicité grandiose, le souffle austère et patriotique de l’antiquité ; mais on y sent en même temps l’émotion d’une âme humaine et chrétienne en face des horreurs de la guerre civile[7]. On me raconte que ce bouffon illettré, ou, comme dit en se moquant le New-York Herald, « notre très classique président, » sait par cœur tout Shakspeare, et que, lorsqu’il va l’entendre au théâtre, nul n’est plus prompt à signaler les coupures faites au texte original ou à relever les inexactitudes commises à la scène par les acteurs. Je commence à croire que son seul défaut est d’avoir été bûcheron, fendeur de bois et homme de peine. Pour ma part, je ne l’en honore que plus.


20 janvier.

Cette fois j’ai vu le président ; je lui ai été présenté dans son cabinet par M. Sumner à l’heure où il est, comme saint Louis sous son chêne, accueillant les réclamations de ses sujets. La Maison-Blanche, qui pour les étrangers conserve une sorte de prestige et où la discrétion que commandent nos usages m’interdit de pénétrer sans un guide ou sans l’appel même du grand personnage qui l’habite, ouvre librement ses portes à tout le peuple américain : comme les églises, c’est la maison de tout le monde. A toute heure du jour, on trouvera des curieux ou des flâneurs dans la grande salle de réception où le président tient ses levers populaires ; quelques-uns, dit-on, sans doute des gens de province, coupent en souvenir de leur pèlerinage un morceau des rideaux de soie. Vous croyez peut-être qu’on a posté en ce lieu un agent de police ou un factionnaire ? Nullement, l’office de garde est rempli par une affiche qui réclame le respect des visiteurs pour le mobilier de l’état. — Nous montons un escalier, nous ouvrons une porte, et voici la majesté présidentielle. Au bout de la salle, le dos à la fenêtre, à côté d’un immense bureau chargé de papiers et formant comme la cloison d’un confessionnal, le père Abraham, assis sur une chaise basse, écrivait sur ses genoux, avec ses longues jambes repliées ; devant lui, une solliciteuse dans tous ses atours se tenait debout respectueusement et se penchait pour murmurer à son oreille des choses dont il prenait note sur son calepin. Tour à tour familière et humble, elle déployait ses plus beaux sourires et lançait ses plus pénétrantes œillades ; mais le juge, grave et affairé, la pressait d’aller au fait, la questionnait avec une raideur brève, et griffonnait diligemment ses notes, lui disant par son maintien qu’elle perdait son temps et qu’il n’était ni assez sot ni assez bonhomme pour prendre garde à ses séductions. Plus loin, cinq ou six personnes, soldats, femmes du peuple, étaient silencieusement assis le long de la muraille en attendant leur tour. La robe de velours fut bientôt dépêchée, et le président se leva pour nous recevoir ; alors son immense taille se révéla. Je levai la tête, et je vis un visage osseux, des cheveux abondans et mal peignés, un nez camard, une bouche large et serrée, des traits sillonnés et anguleux, un regard étrange, pénétrant, sardonique, mais un front triste, préoccupé, comme ployé sous le faix d’un grand souci. Sa tournure est gauche, singulière, à la fois raide et dégingandée ; il ne sait pas porter sa grande taille. Nous ouvrîmes les lèvres après le shake-hands d’usage, moi pour lui faire un compliment, — M. Sumner pour lui expliquer qui j’étais, lui-même enfin pour répondre à ma politesse et faire semblant de connaître déjà mon nom. Sa voix n’est pas harmonieuse, son langage n’est pas fleuri : il a un peu les façons de parler de l’homme du peuple et de l’homme de l’ouest, et l’argot semble à chaque instant au bout de sa langue.

Du reste il est simple, sérieux, sensé : il a fait sur M. Everett et sur l’étrange espoir qu’avait le parti démocratique, il y a quatre ans, d’imposer sa politique aux républicains victorieux, quelques remarques prosaïquement exprimées peut-être, mais finement et spirituellement pensées. Pas un éclat de rire vulgaire, pas une plaisanterie de mauvais ton, pas un de ces jokes pour lesquels il est célèbre ; puis un nouveau shake-hands, et nous le laissions à ses affaires. J’emportais de lui, après cette entrevue de dix minutes, l’idée d’un homme peu brillant sans doute, peu aristocratique, peu princier, mais digne, honnête, capable et laborieux. Je pense que les Européens qui ont parlé de lui se sont amusés de parti-pris à exagérer ses ridicules, — ou bien ils sont allés à la Maison-Blanche avec l’idée qu’ils y verraient un beau personnage décoré, en cravate blanche, aux façons à la fois courtoises et supérieures, une sorte de représentation républicaine de la royauté : grande et sotte erreur que de demander à Abraham Lincoln, l’ancien batelier du Mississipi, des manières de roi ou de prince ! Pour bien juger les hommes, il faut d’abord comprendre les choses et se rappeler que dans une démocratie on n’a que faire des pompes et des prétentions du beau monde. Quand on est si sensible aux objets extérieurs, et qu’on a besoin des dehors de la monarchie, gardes, chambellans et majesté lointaine enveloppée de broderies d’or, il vaut autant garder le nom avec la chose. Dans une république, on est plus positif et plus terre-à-terre ; le président est nommé pour jouer son rôle politique et non pour danser des quadrilles royaux, ni cavalcader avec un plumet dans les revues. On ne lui demande pas d’être un lettré ni un académicien, d’écrire des traités de philosophie ni de publier dix volumes d’œuvres complètes. On ne lui demande même pas d’être ce qu’on appelle en Amérique a fine gentleman. Il ne faut pas des mains trop blanches ni trop parfumées pour manier la rudesse américaine. Pourvu qu’il fasse bien et honnêtement son métier, on ne s’inquiète pas de savoir s’il écrit dans un style « classique, » ni s’il est vêtu à la mode du jour. Le despotisme élève de petits fétiches pour l’adoration du monde ; les républiques élèvent à l’estime générale et au pouvoir, qui en est le signe, des charpentiers comme Abraham Lincoln…..

Il n’est bruit que de l’enquête réclamée par le sénateur Powell, du Kentucky, contre le général Payne. M. Wilson et quelques autres soutiennent par esprit de parti ce violent patriote, que du reste le sénateur Powell attaque avec une véhémence et une crudité d’expressions incroyables. M. Conness, de la Californie, lui ayant répondu quelques paroles blessantes, il a riposté avec fureur par un débordement d’injures personnelles dont chez nous la péroraison n’aurait pu être qu’un échange de soufflets ; mais l’équanimité des Américains égale leur intempérance, et je ne serais pas étonné, après cette scène brutale, de voir les deux champions se serrer la main.

Dans la chambre, une enquête déjà ouverte contre le général Payne et le député Anderson, du Kentucky, tous les deux accusée de corruption et d’abus de pouvoir, a éveillé l’attention publique sur les nombreuses iniquités, que les autorités militaires se permettent au nom du président depuis la suspension de l’habeas corpus[8]. Un démocrate, M. Ganson, de New-York, a mis le feu aux poudres, et l’abus est si criant, les emprisonnemens arbitraires sont si souvent suivis de détentions indéfinies, le nombre des victimes enfermées au fort Lafayette et au vieux Capitole est, dit-on, si effrayant, que tout le parti républicain, sauf une phalange obstinée de cinq voix, qui reste groupée autour de l’impitoyable Thadæus Stevens, a souscrit à la réparation proposée. M. Winter Davis, du Maryland, et M. Dawes, du Massachusetts, ont eux-mêmes dénoncé, comme un déni de justice, l’ordre du jour que demandait le vieux mulet pensylvanien. La discussion sera curieuse lorsque les mystères des cachots seront mis au jour, et que le peuple américain apprendra par le congrès que sous l’édifice extérieur de sa liberté il a insensiblement livré à des fonctionnaires, à des subalternes, à des gens armés de la force, mais à peine revêtus du caractère officiel, le droit de plonger en prison des citoyens innocens ou coupables, qui n’ont pas été légalement jugés. Le désordre de l’arbitraire est en tout cas si grand, qu’il est souvent difficile de remonter à l’auteur premier de l’injustice. On va donc passer le balai dans les coulisses du gouvernement, car les représentans du peuple américain n’ont pas peur de la vérité. Ils ne croient pas que, pour réparer un abus, il suffise de fermer l’oreille au bruit de l’opinion qui le leur dénonce, comme ces autruches qui croient se rendre invisibles en se bouchant les yeux.


21 janvier.

Il y avait ce matin réception ou plutôt défilé officiel à la Maison-Blanche. Il n’était besoin, pour y pénétrer, ni d’une invitation spéciale, ni d’un costume de cour. On ne prenait même pas la peine d’ôter son paletot dégouttant de givre. Tout homme respectable, c’est-à-dire de mise à peu près décente, était admis sur sa bonne mine. Je ne sais même pas si les hommes de service postés dans l’antichambre auraient eu le droit de repousser, à cause de ses bottes ou de ses habits, un citoyen patriote qui aurait voulu voir son président. Les visiteurs défilaient un à un. Debout près de la porte, serré dans une redingote noire, entre deux aides de camp en uniforme qu’il dominait de sa taille gigantesque, se tenait le président et commandant en chef des forces militaires des États-Unis, distribuant sans cesse des poignées de main à la ronde avec un mouvement raide et régulier comme une horloge. Plus loin et un peu en arrière, Mme Lincoln, flanquée de deux graves personnages en habit noir, saluait assidûment la file de visiteurs qui passait devant elle, le tout au bruit d’une musique militaire qui assourdissait les oreilles de ses roulemens tumultueux. Et ce n’était là, remarquez-le bien, qu’une des réceptions ordinaires et presque intimes qui ont lieu tous les mois. Les jours de grand lever du président, le peuple entier de la ville assiège les antichambres ; les chemins de fer apportent des flots de visiteurs étrangers. L’enthousiasme est tel qu’au bout de quelques heures, quand le corps diplomatique en habit brodé, les membres du congrès et leurs femmes, quand tout le beau monde et toutes les toilettes ont passé, on ouvre à deux battans les portes, la présidente se retire, les dames prennent la fuite, et le malheureux élu de la nation reste seul à soutenir l’assaut de la mêlée. Bien lui prend d’avoir été laboureur et bûcheron, et d’avoir des mains robustes qui ne craignent pas ce terrible exercice[9].

J’ajoute quelques figures nouvelles à ma galerie. L’une est celle de M. ***, curieuse surtout comme échantillon de cette race de grands planteurs qu’on appelle les « gentilshommes virginiens. » C’est une sorte de demi-paysan, demi-procureur, le type parfait du gentillâtre campagnard finaud, intéressé, dans la peau d’un homme d’état encore plus intrigant qu’influent. L’autre est celle d’un homme de guerre déchu, le général Burnside. Vous n’avez peut-être pas oublié qu’il y a deux ans (fin 1862), dans cette effroyable mêlée où généraux et armées fondaient comme la neige, parmi ces chefs malheureux qui se succédaient et se culbutaient sans relâche à la tête de l’armée du Potomac, Burnside parut un moment se maintenir au sommet de la roue. C’était après la sanglante bataille d’Antietam. Mac Clellan, qui venait de repousser à grand’peine Jackson et Lee du Maryland, restait immobile depuis sa victoire. Burnside prit le commandement, passa le Rappahannock, puis vint se briser sur Fredericksburg contre les retranchemens de Lee et de Longstreet. Il garde encore dans sa retraite, avec un dernier rayon de sa gloire éclipsée, la seule réputation qu’on ne puisse lui ravir, celle d’être un des plus beaux hommes d’Amérique. C’est un bel homme bien en chair, élégant en effet, quoique de massive encolure, avec de larges épaules, des joues pleines, de beaux yeux noirs caressans, bien cravaté, bien boutonné, mis avec recherche, et semblable de tout point à un beau colonel de horse-guards anglais. Ses allures sont étudiées, gracieuses, presque féminines : à dîner, où je le rencontre, il a une manière coquette de manier la cuillère et le couteau, qui fait valoir sa main potelée. Ce n’est pas là un général d’armée démocratique. Il figurerait mieux, ce me semble, sur le champ de manœuvre, et de parade que dans la rude et sauvage mêlée de la guerre américaine. — Je pourrais aussi vous montrer la moustache hérissée, la mine suffisante, l’air coupant et cassant du général Banks, ancien avocat, ancien speaker de la chambre des représentans et homme de guerre improvisé ; mais je veux d’abord vous parler du congrès et d’une curieuse, discussion qui montre assez bien le caractère américain sous son double aspect de brutalité impitoyable et de généreuse équanimité.

Vous savez sans doute avec quelle cruauté systématique ont été traités les prisonniers fédéraux chez les rebelles : famine, nudité, froidure, intempéries et mauvais traitemens de tous genres, fusillades au moindre prétexte, outrages enfin pires que les souffrances, on ne leur a rien épargné. On les a laissés croupir comme des pourceaux, sans vêtemens et sans abri, dans d’immondes cloaques où on les cantonnait à coups de fusil comme un troupeau de bêtes. Je crois que nul peuple moderne n’a montré jamais pareille barbarie. Ces atrocités ont donné lieu dans le nord à un sentiment bien naturel de colère et de vengeance. On a commencé l’an dernier à réduire aussi les rations des prisonniers rebelles, à leur refuser des couvertures, ou à ne leur en fournir qu’en échange de coton livré par le gouvernement confédéré, enfin à faire peser sur eux une inexorable discipline et à marquer parfois des victimes pour ces sacrifices humains qui s’appellent les représailles. Aujourd’hui le sénat lui-même s’apprête à voter des lois de vengeance et à prescrire le mode des supplices à infliger à ces coupables des crimes d’autrui. M. Lane, de l’Indiana, présente une pétition des citoyens de Fort-Wayne demandant que les prisonniers rebelles soient confiés à la garde de prisonniers fédéraux libérés, afin qu’ils soient traités de même. « On craint, dit-il, que les représailles ne rendent la guerre plus sanglante. Peu importe le sang versé ! Je voudrais rougir toutes les rivières du sang des traîtres. » — M. Wade vient ensuite exprimer son regret de la sympathie témoignée par le peuple du nord aux rebelles de Savannah. Le président a cru devoir étendre sa main protectrice sur un rebelle fugitif, M. Foote, et menacer le gouvernement confédéré de représailles, si l’on touchait un cheveu de sa tête. « Je ne voudrais pas, dit M. Wade, frapper un chien en représaille du supplice d’un traître. » Enfin, malgré la généreuse résistance de M. Sumner, le comité de la guerre a résolu que la mesure serait adoptée ; et le président requis de rendre dent pour dent, œil pour œil aux rebelles. Je ne m’étonne pas d’une exaspération si légitime. Il n’y en a pas moins dans ces cruautés héroïques quelque chose d’horrible que les Américains ne sentent pas assez. Ils sont moins intempérans dans leurs actes que dans leurs discours, et dans leurs intentions que dans leurs actes. Au lendemain de ces résolutions implacables, ils se serrent la main comme des duellistes courtois, ou s’embrassent même comme de vieux amis réconciliés. A l’armée du James, les soldats des deux camps se rencontrent pacifiquement entre les lignes, causent, échangent leurs provisions, jouent aux cartes. Francis P. Blair, le père of Lincolndom, comme disent les journaux rebelles, s’étant montré l’autre jour dans les rues de Richmond, fut reconnu et fêté par une foule d’anciens amis, lui devenu leur ennemi acharné et insulté chaque matin par leurs journaux. C’est sans doute un mérite que d’être, comme on dit, sans rancune ; mais je trouve que l’indulgence, poussée à ce point extrême, ressemble trop à l’indifférence et à l’insensibilité.

Un autre vote important du congrès, quoique déguisé sous l’enveloppe inoffensive d’un simple amendement au budget, est celui qui reconnaît la république du Mexique comme le seul gouvernement en rapport avec celui des États-Unis, et refuse au nouvel empire jusqu’à la satisfaction incomplète d’une neutralité avouée entre belligérans. Cette mesure s’est introduite sans bruit et avec l’allure modeste d’un changement de texte innocent. L’allocation de la légation des États-Unis au Mexique venait paisiblement, à son tour de rôle, parmi plusieurs autres semblables, solliciter l’approbation1 du sénat. Le texte portait simplement : « légation du Mexique. » Un sénateur se leva et demanda que le mot république du Mexique fût substitué à celui de gouvernement mexicain, ce qui fut voté sans discussion, sans éclat, par une entente tacite et unanime qui est un indice significatif du sentiment public. Cette résolution, disent les journaux américains, est l’arrêt de mort de l’empereur Maximilien, seals the doom of the so called empire of Mexico ; elle condamne toute intervention des puissances monarchiques de l’Europe sur ce continent républicain. Déjà les écrivains populaires conseillent à Jefferson Davis de se faire pardonner son crime en allant défendre au Mexique les principes menacés de la démocratie, et ces plaisanteries à demi sérieuses n’attendent que le jour favorable pour devenir la volonté nationale. La politique d’envahissement et d’annexion n’est pas le privilège des gouvernemens despotiques. Les républiques se vantent même d’avoir sur les monarchies cet avantage que, la masse entière du peuple étant souveraine, elles se trouvent, de fait irresponsables et libres de rompre sans scandale une foi qui oblige trop de consciences pour en lier solidement aucune. Dans les empires absolus, il y a toujours une minorité mal soumise qui accuse la mauvaise foi du maître ; dans une démocratie, le bien et le mal sont affaire de majorité, et c’est bien là qu’on peut dire avec vérité que l’idée du juste dérive du consentement général des hommes. Je conçois donc à la rigueur que certains états d’Europe voient d’un œil soupçonneux ce rétablissement énergique de la nationalité américaine à l’heure même où elle menace de devenir guerrière et conquérante. L’intérêt est malheureusement le seul mobile constant de la conduite des peuples, et il en sera de même jusqu’au jour problématique où l’humanité entière ne formera plus qu’une vaste confédération à la façon des États-Unis. Jusque-là, et tant que le monde marchera clopin-clopant parmi les. révolutions civiles et nationales, chacun sera dans son rôle en jalousant son prochain, — l’Europe en se défiant de la puissance américaine, les États-Unis en annexant les territoires voisins au nom de la liberté et en repoussant l’Europe sur le vieux monde pour rester pleins possesseurs du nouveau. Je réserve toute ma colère pour ceux-là seuls qui cachent leurs desseins hostiles sous un air de neutralité et de bienveillance hypocrites, et qui frappent par derrière l’ennemi qu’ils n’osent pas attaquer en face…


22 janvier.

M. Sumner a fait un éloquent discours contre les représailles. Il s’obstine, avec une modération généreuse, à repousser la vengeance pour s’attacher à la stricte justice. Il dit qu’un crime commis n’en excuse pas un autre, et qu’il ne faut répondre à l’ennemi qu’en restant fidèle aux principes de l’humanité et de la charité chrétienne ; mais le congrès ne se rend qu’à moitié, et je commence à croire que, si j’étais Américain, je serais moi-même de l’avis du congrès. Je viens de lire le rapport de l’enquête détaillée faite aux frais de la commission sanitaire sur la condition véritable des prisonniers. Ce n’est pas un recueil d’accusations vagues, c’est un tableau de faits authentiques, attestés sous la foi du serment par mille témoins oculaires. Les hommes qui les ont recueillis sont des médecins, des magistrats, des clergymen, d’une intégrité et d’une véracité connues. Les dépositions des témoins ont été soigneusement comparées, contrôlées l’une par l’autre. Ce ne sont que des faits ; mais quelle lumière épouvantable ils jettent sur la rébellion et sur ses défenseurs ! Vous allez en juger vous-mêmes.

Quand les rebelles font un prisonnier, ils commencent par le dépouiller de son argent, de son manteau, de sa couverture, de ses vêtemens les plus indispensables ; ils le laissent à peu près nu, ou bien ne lui donnent en échange que des haillons immondes. On le conduit alors à la prison, A Richmond, dans celle de Libby, il y a environ quatre mille hommes. Ces chiens de Yankees y sont trop heureux, puisqu’on leur fait la grâce de leur donner un abri. L’un d’eux, Joseph Grider, raconte qu’ils étaient deux cent quatorze prisonniers dans une seule chambre, sans vitres aux fenêtres, si pressés qu’ils pouvaient à peine se mouvoir, et qu’ils sautaient sur place la nuit pour se réchauffer. Durant tout l’hiver dernier, douze cents officiers de tout grade vécurent enfermés dans six salles basses et humides ; chacun avait environ pour se mouvoir un espace de dix pieds de long sur deux de large. Il fallait se tenir à distance des fenêtres : ceux qui s’en approchaient par mégarde, qui seulement montraient leur bras ou leur tête, étaient fusillés sans pitié par les sentinelles qui veillaient au dehors, l’arme au bras et l’œil au guet, comme des chasseurs à l’affût. Cela devint un jeu fort amusant, fort goûté des soldats rebelles. On se défiait comme au tir aux pigeons ; on faisait le pari d’abattre un damned Yankee dans sa journée, et les vainqueurs tiraient gloire de leur adresse. Il ne se passait pas de jour qu’on n’emportât des morts ou des blessés. Quelquefois, dans l’ardeur du jeu, les gardes quittaient leur poste au pied de la muraille pour mieux voir et tirer plus juste. On se plaignit au major Turner, commandant de la prison, qui fit cette réponse plaisante : « Il faut bien que nos garçons s’exercent. » Dick Turner, son digne acolyte, ajoutait avec des blasphèmes : « Damnés Yankees, on vous traite mieux que vous ne le méritez ! »

Mais ce n’était là qu’une peccadille : les prisonniers n’y songeaient guère, car ils étaient affamés. La ration quotidienne au quartier des officiers, à Libby, se composait d’un morceau de pain de maïs gros comme le poing, plein de paille et de vers, une demi-livre environ, avec deux onces de bœuf. Le pain était si dur qu’on l’appelait l’iron clad (le vaisseau cuirassé), et qu’on ne pouvait le manger qu’en le râpant. Au commencement, grâce à la convention d’échange signée entre les deux armées, ils recevaient quelquefois des vêtemens, des vivres, du tabac, qu’ils mâchaient pour tromper la faim, secours envoyés du nord par leurs femmes, par leurs mères ou par la commission sanitaire, — cette grande institution qui leur sert de famille à tous. Soudain, au mois de janvier 1864, on cessa les distributions ; leurs gardes s’approprièrent les vivres. Un jour le lieutenant Mac Ginnis reconnut ses habits sur le dos d’un employé de la prison. Alors la famine fut affreuse. Ceux des officiers supérieurs à qui on avait laissé leurs couvertures en considération de leur rang les donnaient à leurs gardes pour une poignée de riz ; ceux-ci s’en saisissaient et riaient du bon tour. Les prisonniers cherchaient des os pour les ronger[10]. Une fois, en levant une des poutres du plancher, ils pénétrèrent dans un caveau, où ils trouvèrent abondance de provisions, farine, navets et pommes de terre ; ils s’en gorgèrent, mais on les prit en faute. Pour les punir, on les mettait dans des cachots au niveau de la rivière, si entassés qu’il fallait se tenir debout. Quant aux morts, on les jetait dans un caveau ouvert aux animaux errans dans les rues, et où les cochons, les chiens et les rats venaient les dévorer.

Enfin, pour comble d’horreur, on assure que la prison était minée. Au moins ses gardiens ne faisaient-ils pas mystère de leur projet délibéré de l’envoyer « en enfer » avec tous ses habitans, si Richmond était prise. Quand le général Kilpatrick fit son audacieuse incursion en Virginie, le major Turner dit à ses victimes que, « si Kilpatrick venait les délivrer, ils n’y gagneraient rien, car il les ferait sauter d’avance. » Voilà pourtant les abominations qui se commettent à deux pas de la demeure du président Davis, presque sous les yeux du général Lee !

A Belle-Isle, dans la prison des simples soldats, c’est bien pis encore. Belle-Isle est un îlot bas, sablonneux et stérile de la rivière James, situé tout près de Richmond. On y a bâti une enceinte de terre et creusé des fossés autour d’un petit champ de trois ou quatre arpens où sont entassés de 10 à 12,000 hommes. Ils ont chacun pour se mouvoir environ huit pieds de long sur trois de large, à peine assez de place pour un tombeau. Ici les malheureux n’ont pas même un toit sur leur tête. On ne leur a construit ni cabanes de planches, ni huttes de branchages. On leur a donné un petit nombre de vieilles toiles usées, déchirées, pourries, qui restent aux plus forts et aux plus heureux. Dans ce pays couvert des plus belles forêts du monde, on ne trouve pas un morceau de bois à leur céder pour qu’ils s’en fassent un abri. La plupart vivent nu-tête, exposés tour à tour au soleil brûlant de l’été, aux bises glacées de l’hiver, sans manteaux, ni souliers, ni couvertures, vêtus seulement de loques pourries qui voilent à peine leur nudité. Figurez-vous l’horreur d’une telle existence dans cette saison cruelle, sur cet îlot dénudé, sous le givre et la neige, la rivière aux eaux grises qui tourbillonne en charriant des glaçons mêlés de cadavres, l’eau gelant toutes les nuits de deux pouces, les rafales du vent du nord, ces malheureux frissonnans, blêmes et bleuis, s’entassant les uns sur les autres dans les fossés pour ranimer la chaleur de la vie, se couchant la nuit en rangs serrés « comme les pourceaux en hiver, » et chaque matin, aux deux bouts de la rangée, plusieurs corps raides et glacés qui ne se relevaient plus ! Quelques-uns creusaient des trous dans le sable, d’autres couraient toute la nuit pour ne pas geler. Quelle désolation ! Ce n’est pourtant qu’une partie de leurs misères, car eux aussi ils meurent de faim. Leur nourriture est dérisoire : douze onces de pain de maïs à peine cuit, plein de sable, de paille et de moisissure, quelquefois une espèce de soupe saumâtre pleine de chenilles et d’araignées, plus rarement un peu de viande gâtée, une bouchée à peine. Comme dit l’un d’eux à son lit de mort, « il n’y a pas de nom pour nos souffrances. » — « Je me réveillai une nuit, dit Hiram Neal, et je me trouvai rongeant ma manche. » Ils étaient heureux de ramasser le pain de rebut que parfois leur jetaient les gardes. Un chien qui s’aventura dans le camp fut déchiré et dévoré en un clin d’œil. Le froid, la faim, la vermine, engendraient mille maladies affreuses ; les fièvres, la dyssenterie, le scorbut, la phthisie, faisaient chaque jour des vides remplis chaque jour par les nouveau-venus. Il y avait dans la prison un hôpital, une tente sur la terre nue : les malades gisaient sur de la paille avec une bûche pour oreiller. « Si vous voyiez un cheval mourant, dit l’un de ces malheureux aux commissaires chargés de l’enquête, ne lui mettriez-vous pas un peu de paille sous la tête ? Lui laisseriez-vous, dans son agonie, battre la tête sur un morceau de bois ? »

Parfois, quand les prisons de Libby, de Belle-Isle, de Danville, étaient trop pleines, on entassait leurs habitans, malades, blessés, mourans, dans le sang et dans l’ordure, pêle-mêle sur des fourgons à bœufs, et on les expédiait par le chemin de fer en Géorgie, à la prison d’Andersonville, illustrée par les exploits glorieux du général Winder et du capitaine Wirz. C’est un grand parallélogramme de vingt-cinq acres, dans un bas-fond marécageux où passe un ruisseau qui le submerge à moitié. Pendant un an, vingt-huit, trente et jusqu’à trente-cinq mille hommes ont croupi dans ce cloaque sous la menace de cinq batteries de canons chargés à mitraille ; là, pas le moindre abri ; peu de prisonniers étaient vêtus, beaucoup absolument nus ; on leur donnait huit onces seulement du même pain moisi, deux onces de porc gâté, parfois une cuillerée de riz ; n’ayant pas d’ustensiles et ne pouvant les cuire, ils mangeaient souvent leurs rations toutes crues. L’eau du ruisseau était fétide, et le marais devint vite un égout immonde. Il fallait pourtant boire cette eau ; aussi mourait-on par milliers : on ramassait chaque jour plus de cent cadavres. Comme ceux qui sortaient pour les enterrer avaient au moins la permission de rapporter un peu de bois, on se disputait les cadavres comme une proie. D’ailleurs quiconque faisait un pas hors de l’enceinte, se penchât-il seulement pour cueillir une herbe ou ramasser un brin de bois mort, était instantanément fusillé. On a vu des hommes pris de désespoir sortir exprès de la ligne pour se faire tuer par les gardes ; d’autres tombaient dans l’insensibilité et l’idiotie. Je ne finirais pas si je vous disais tous ces détails hideux et terribles. Les bourreaux sont en même temps des brigands infâmes qui pillent et rançonnent leurs victimes. Voilà pourtant les mœurs généreuses des preux « chevaliers de l’esclavage ! » On vous a dit que le nord lui-même était responsable des souffrances de ses soldats prisonniers, qu’en refusant si longtemps l’échange il les avait livrés volontairement aux tortures des prisons du sud. Rappelez-vous à quelle occasion a été rompue la convention d’échange, par quelle insultante prétention le sud avait refusé de traiter en prisonniers de guerre les soldats et les officiers des régimens noirs. A ses yeux, les soldats de couleur de l’armée des États-Unis n’étaient que des esclaves fugitifs : il prétendait avoir le droit, soit de les passer par les armes comme rebelles ; soit de les vendre ou de les employer comme esclaves. Quant aux officiers, il voyait en eux des criminels et les livrait à la justice des états pour être fusillés ou pendus. Le nord pouvait-il supporter cela ? N’était-ce pas le devoir de son gouvernement de protester de toutes ses forces contre un ennemi déloyal qui traitait en criminels ou en esclaves des soldats et des citoyens des États-Unis ? Qui oserait dire que le président Lincoln pût agir autrement sans forfaire à sa dignité et à l’honneur national ?

Le sud enfin allègue sa détresse. Il prétend que son armée n’est pas mieux nourrie que ses prisonniers. Est-ce une excuse pour tant d’atrocités inutiles ? — On vous a trop parlé de guerre fratricide et d’abominations réciproques. C’est pour la férocité du sud qu’il faut réserver votre indignation. Je l’avoue, on peut vous citer des faits tour à tour révoltans et lamentables de représailles qui ressemblent à des tortures et à des assassinats. Il est vrai que dans le Missouri on a fusillé récemment dix hommes innocens des crimes dont une prétendue justice faisait retomber sur eux la vengeance, il est vrai que dans cette lutte de guérillas, lutte de bêtes fauves plutôt que d’hommes, les soldats des deux partis ont déployé librement leurs instincts sauvages, il est vrai enfin que le congrès a failli voter des mesures de rétaliation systématique ; mais ces rigueurs ne sont qu’une réponse tardive, involontaire, à de longues et intolérables provocations. Au début de la guerre, les cruautés du sud n’avaient pas altéré le sentiment d’humanité fraternelle que les hommes du nord nourrissaient encore pour les vaincus et les blessés. Sur le champ de bataille de Gettysburg, on ramassa indifféremment fédéraux et rebelles, on les soigna ensemble ; on établit des hôpitaux pour les prisonniers avec la même charité, la même profusion, la même sollicitude que pour les soldats patriotes. Il y a encore auprès de Baltimore un hôpital de prisonniers où les dames sudistes de la ville vont faire de charitables pèlerinages. Aux camps même où bientôt il fallut les rassembler sous la garde de régimens armés, ils avaient des maisons, des lits, des livres, des jeux, des écoles, une nourriture en tout point semblable à celle de l’armée. Aujourd’hui encore que fait-il donc en représailles des horreurs commises par l’ennemi, ce gouvernement qu’à son tour on accuse d’affamer les prisonniers ? Le congrès lui enjoint de leur donner le nécessaire et de ne les priver que du superflu. On ne prétend pas apparemment qu’il les traite avec tendresse.

Au Sud, la moitié des prisonniers meurt en un an ; ceux qui survivent n’y gagnent pour la plupart que d’attendre une mort plus lente. Au nord, dans les grandes prisons de Fort-Delaware, de Johnson’s-Island et de Point-Lookout, les rebelles semblent réparer leurs forces pour les campagnes prochaines. J’ai vu hier, ici même, l’hôpital Lincoln, un vaste et admirable établissement où amis et ennemis sont mêlés dans les mêmes salles et soignés indifféremment. C’est à l’armée, quand se font les échanges, que le contraste est saisissant entre ces hommes vigoureux, bien nourris, équipés de neuf aux frais des États-Unis, — et ces cadavres ambulans, rampant sur les genoux, rongés de vermine, couverts de plaies, les pieds gelés, les mains perdues, devenus aveugles, sourds, muets ou idiots, criant tous famine, qu’on renvoie des prisons du sud. Il faut lire la visite des commissaires dans l’hôpital d’Annapolis ! « Rien, disent-ils, ne peut rendre l’effrayant et hideux spectacle de ces squelettes humains, avec la peau tendue sur le crâne, sur les côtes, sur tous les membres, qui pourtant se retournent et se meuvent encore faiblement, comme des êtres vivans… » J’ai moi-même sous les yeux les portraits photographiés de ces ombres humaines. — Vous ai-je dit par quelle horrible dérision, si quelques-uns de ces malheureux, se cramponnant à la vie, trahissaient leur drapeau et s’engageaient dans l’armée rebelle pour avoir du pain, leurs bourreaux les appelaient Yankees galvanisés ! Cependant ce gouvernement, qui allègue sa misère pour excuser des barbaries dignes de Tamerlan ou de Soulouque, fête les déserteurs, leur paie des primes et leur fournit un retour gratuit en Europe ou au Canada, partout où il leur plaît d’aller. Voyez maintenant les représailles du congrès, — quelle inexorable nécessité les commande, quelle opposition elles ont rencontrée, absolue chez M. Sumner et quelques autres, plus timide, mais pourtant sérieuse chez ses collègues moins généreux ! Voyez la restriction qu’on y a mise en ajoutant à la proposition de M. Lane ces mots qui en adoucissent toute l’âpreté : « pourvu qu’elles soient conformes aux usages de la guerre chez les peuples civilisés, » — et la carte blanche laissée sur le choix des moyens à ce président honnête homme dont l’humanité vous est bien connue. N’est-ce pas là une menace plutôt qu’une vengeance ? — Souvenez-vous enfin qu’il y a cent mille familles qui ont eu un père, un frère, un fils tué à petit feu ou estropié pour la vie après la bataille par un ennemi sans honneur et sans pitié. Et si au lendemain de la guerre les auteurs premiers de ces crimes échappent à des châtimens trop justes, admirez la clémence du peuple des États-Unis.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. « Si c’est une trahison que de sécéder une seconde fois. »
  3. « A l’effet d’obtenir des négociations pour une paix honorable. »
  4. La rupture fut votée peu de temps après par une forte majorité des deux chambres. M. Sumner et les auteurs de la mesure n’y voyaient qu’un expédient financier pour grossir le revenu ; ils se défendaient de tout dessein hostile et de toute arrière-pensée d’annexion. Au printemps de 1865, la convention internationale de Détroit, en émettant des vœux pour la reprise des anciennes relations commerciales, a témoigné une fois de plus de la solidarité d’intérêts qui règne entre les deux peuples. Tout donne à croire que les hauts tarifs ne seront maintenus qu’autant que durera la nécessité financière qui les a fait adopter, et que les États-Unis n’en veulent pas faire une arme de guerre contre la nationalité canadienne. Malgré les menaces et les rassemblemens armés des Irlandais fenians sur la frontière, le Canada peut dormir tranquille : son autonomie n’est pas encore sérieusement menacée. Elle le serait le jour où les États-Unis voudraient faire de leur puissance commerciale un moyen de conquête et bloquer systématiquement leurs voisins derrière la frontière des lacs.
  5. « Ainsi me voilà destitué sur l’accusation d’un chapelain déserteur ! »
  6. Qu’on me pardonne l’indiscrétion de ces détails intimes. Je n’ai pas voulu modifier mes impressions premières, afin qu’on ne m’accusât point de faire des habitans de la Maison-Blanche un portrait de fantaisie ou de convention. La familiarité, le sans-gêne de ce récit prouvent mieux que ne pourrait le faire un tableau d’apparat la profonde sincérité de mon respect. D’ailleurs le nom d’Abraham Lincoln n’a plus besoin aujourd’hui d’être défendu contre le ridicule. Les traits d’une raillerie envieuse et impuissante n’atteignent pas un front couronné de l’auréole du martyre.
  7. Je ne puis mieux faire que de citer tout entière cette brève allocution dans sa mâle et concise beauté : « Il y a quatre-vingt-sept ans, nos pères ont enfanté sur ce continent une nation nouvelle, conçue dans la liberté et mise sous l’invocation du principe de l’égalité humaine. A présent nous sommes engagés dans une grande guerre civile pour éprouver si cette nation, si toute autre nation ainsi conçue, ainsi consacrée, peut durer longtemps. Nous sommes réunis sur un grand champ de bataille de cette guerre. Nous sommes réunis pour en dédier une part au dernier repos de ceux qui ont donné leur vie pour que la nation pût vivre. Cela est juste, cela est bien ; mais dans un sens plus élevé nous ne pouvons dédier, nous ne pouvons consacrer, nous ne pouvons sanctifier cette terre. Les braves gens, vivans ou morts, qui ont combattu ici l’ont consacrée bien au-delà de notre pouvoir, bien au-dessus de notre louange ou de notre blâme. Le monde tiendra peu de compte et se souviendra peu de temps de ce que nous disons ici ; mais il ne pourra jamais oublier ce qu’ils ont fait ici. C’est plutôt à nous, les vivans, de nous consacrer à la grande tâche qu’ils nous ont laissée, — afin que ces morts honorés nous inspirent un dévouement nouveau pour la cause à laquelle ils ont donné la dernière, la pleine mesure du dévouement, — afin que nous résolvions ici hautement que les morts ne seront pas morts en vain, et que le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ne périra pas sur la terre. »
  8. On sait que la suspension du writ d’habeas corpus, autorisée par la constitution des États-Unis « en cas de rébellion ou d’invasion, quand la sûreté publique l’exige, » et proclamée par le président Lincoln le 15 septembre 1863, vient d’être révoquée par le président Johnson pour tout le territoire de l’Union, sauf le district de Colombie, les états de Virginie, de la Caroline du sud, de la Caroline du nord, du Kentucky, du Tennessee, de la Géorgie, de la Floride, de l’Alabama, du Mississipi, de la Louisiane, du Texas et de l’Arkansas, les territoires de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, c’est-à-dire tous les états et territoires engagés dans la rébellion où l’ordre légal n’a pu être encore entièrement rétabli.
  9. En novembre dernier, un comité de notables de New-York offrit au général Grant une immense réception ou lever pour lui présenter le peuple de New-York. J’emprunte au New-York Times la scène suivante, qui donne bien l’idée de la politesse démocratique et de ses fêtes officielles : « En face d’une corbeille de fleurs se tenait le général Grant, avec tout le comité autour de lui, comme des abeilles autour d’un morceau de sucre ; à côté et à sa droite se tenaient Mme Grant et d’autres dames… ; en face, la multitude, criant, se démenant, s’étouffant, ennuyée, grognant, rendue de chaleur et de fatigue, — la cohue bousculée, rudoyée, tirée et poussée de droite et de gauche par les infortunés membres du comité. A chaque couple qui s’approchait, un petit homme demandait son nom : presque toujours il l’entendait de travers et annonçait au général toute sorte de noms bizarres aussi amusans pour les personnes présentées qu’inintelligibles pour le général… Tout homme et toute femme voulaient absolument serrer la main du général, de telle façon qu’avant la fin de la cérémonie elle était tout enflée et déformée. Des gens pieux et respectueux faisaient en passant de petites prières pour lui, et d’autres jugeaient l’occasion bonne de lui adresser de jolis petits discours : « Je suis bien heureux de vous voir, général. Dieu vous bénisse et vous conserve ! — Général, c’est mon fils aîné, William Mason. — Willie, dis au général la petite prière que tu fais pour lui tous les soirs (Willie va obéir, mais les membres du comité l’entraînent brusquement). — Je savais bien que vous seriez vainqueur, général… Puis-je vous embrasser, général ? (Le général s’excuse). — Vous vous souvenez bien de moi, général ? L’an dernier, à West-Point ! — Beaucoup de monde, n’est-ce pas, général ? C’est bien juste, général, c’est bien juste ! — Bonjour, mon vieux camarade ! Causons un peu de Chattanooga. — J’avais un frère dans le 29e ; est-ce que vous le connaissiez ? » Ces propos et bien d’autres encore furent tenus au général, qui laissa gravement et patiemment pomper sa main de haut et de bas (pump his hand up and down) à la merci de l’impitoyable populace. »
  10. Tous ces détails m’ont été confirmés de vive voix par un soldat français de l’armée fédérale, fait prisonnier au mois de janvier 1865, à l’époque même où j’écrivais ces lignes et qui parvint à s’échapper miraculeusement. « Quand je fus pris, me disait-il, les confédérés me dépouillèrent de tout ce que j’avais sur moi, me laissant à peine ce qu’il fallait pour me dire vêtu. Je fus conduit dans une salle basse, encombrée, fétide, où le sol était couvert de boue et d’ordures. Je n’oublierai jamais ce que je vis en y entrant, des fantômes blêmes, décharnés, à demi nus, hérissés, aux yeux hagards, étaient accroupis ou vautrés dans l’ordure ; plusieurs se disputaient, comme des chiens, de vieux os pour les ronger. Ces scènes-la n’étaient plus humaines. La ration se composait d’une demi-écuelle de soupe au riz, où il n’y avait guère que de l’eau, de deux bouchées de pain de maïs moisi et dur comme de la pierre, d’une bouchée de viande enfin grosse comme le pouce. Je n’y restai que quinze jours. Je suis sûr que, si j’y étais resté un mois, j’y serais mort de faim. »