Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/02

Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 87-141).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

II.
LE VIE DES EAUX. — LES LACS DU NORD.


New-York, 19 juillet 1864.

Je vois grandir autour de moi l’émotion causée par la guerre[1]. Le président des États-Unis vient de faire un nouvel appel aux armes de cinq cent mille hommes. Si dans le délai de cinquante jours les états n’ont point fourni leur contingent, la conscription remplira les cadres. Or il n’est rien que les Américains redoutent plus que la conscription : elle répugne à leurs mœurs, elle blesse leurs principes, elle touche à ce qu’ils ont de plus sensible et de plus obstiné. De tous ceux que le sort désigne, il en est bien peu qui ne se rachètent. La conscription, même ainsi transformée, reste encore un objet d’horreur. Le gouvernement fixe le contingent des états ; ceux-ci le répartissent entre les localités : alors commence la chasse au soldat. Les états empruntent, les municipalités s’imposent, les souscriptions affluent, le gouvernement fédéral lui-même offre une prime fixe de 200 dollars par homme. Comme toute chose nouvelle et improvisée, ce système de recrutement est loin d’être sans défaut. Ainsi l’état pourvoit au remplacement des conscrits qui se libèrent, et bien qu’on ne puisse l’accuser d’en faire un commerce déshonnête, puisque le prix de l’exonération est inférieur à la prime de l’engagement, son intervention en cette matière l’expose toujours à des soupçons fâcheux. Les exonérations ont d’ailleurs un caractère provisoire qui ne laisse aucune sécurité. Le citoyen qui s’exonère ne se rachète pas pour l’avenir ; il n’échappe pas aux chances des tirages futurs. Le lendemain du jour où le collecteur a reçu son argent en échange de sa personne, le président peut décréter une levée nouvelle et l’appeler à servir une seconde fois. Il fait donc avec l’état un marché sans garantie qui ressemble à un impôt déguisé. Enfin la règle des exemptions légitimes est loin d’être certaine. A vrai dire, les exemptions sont plutôt des faveurs spéciales que des privilèges légaux, et le désordre est si grand que les démocrates peuvent soutenir, en s’appuyant sur des précédens authentiques, que les milices tout entières des états, c’est-à-dire les trois quarts des citoyens valides, sont exemptées de servir dans les armées de l’Union.

Au commencement de la guerre, l’Amérique avait une armée de citoyens : ses commerçans, ses ouvriers, ses laboureurs, s’étaient un beau jour éveillés soldats. Rien de plus beau que ce soulèvement unanime, rien de plus fort, disait-on, que cette armée nationale, composée d’hommes pensans et convaincus. Au premier choc, ils furent dispersés ; braves, mais étonnés de la résistance, effrayés de la discipline, ils comprirent que la guerre n’était pas le jeu facile qu’ils avaient songé, et en peu de mois ces héros improvisés étaient rentrés, plus ou moins glorieux, dans leurs foyers. Il fallait pourtant remplir les rangs vides et opposer des hommes à l’ennemi[2]. On eut recours à l’argent, aux primes annoncées à son de trompe, à l’enrôlement des Irlandais, des Allemands, des étrangers. Ce fut la seconde armée, celle qui, renouvelée à grands frais, dure encore aujourd’hui. L’enthousiasme et le goût nouveau des armes avaient fourni pour quelques jours des hommes qui n’étaient pas tous des soldats ; l’argent et les promesses ont acheté pour quelques années des mercenaires qui ne sont pas tous des citoyens.

Cependant ce moyen s’use à son tour ; le prix du sang s’élève. Le peuple est fatigué, la crainte même de la conscription n’obtient ni les subsides ni les enrôlemens accoutumés. C’est alors le tour de l’impôt du sang. Quelques démocrates protestent contre cette mesure, qu’ils disent violente, oppressive et inconstitutionnelle. Elle ne s’en appuie pas moins sur le vote souverain du congrès. Quant à la constitution, savez-vous quelles sont les formalités requises pour l’amender ? Il faut que les deux chambres du congrès fédéral votent l’amendement à la majorité des deux tiers, puis que les trois quarts des états le ratifient dans leurs législatures séparées, ou bien la législature d’un état propose elle-même l’amendement, qui est alors discuté et voté par une convention nationale extraordinaire. Il semble que les fondateurs de la constitution aient voulu la mettre à l’abri comme l’arche sainte, et lui donner autant que possible le caractère de l’immobilité. Ils ont bien fait ; mais ils font bien aussi, ceux qui en temps de guerre civile savent briser la serrure de cette double enceinte et trouver des voies nouvelles, mieux appropriées aux événemens. Il serait vraiment bien commode pour l’ennemi, qui s’en est remis à la dictature, d’avoir un adversaire lié scrupuleusement à la lettre de la loi. On peut murmurer contre la conscription, mais tout homme sincère avoue qu’elle est inévitable. Ceux, qui la combattent n’agissent que dans l’intérêt du sud et pour obliger à une paix humiliante un gouvernement désarmé.

Au moment où j’écris, j’entends le bruit d’un tambour, et je vois passer dans la rue une bande de recruteurs mêlée de recrues. C’est ainsi qu’ils s’en vont tambourinant à travers la ville, cherchant à faire la boule de neige, mais n’y réussissant guère. Je crois que l’état de New-York devra recourir au tirage. Ce sera peut-être le signal d’une émeute pour les Irlandais et les démocrates.

22 juillet.

Le mécontentement paraît grandir malgré les homélies patriotiques des journaux républicains. Le Times et la Tribune exhortent les citoyens, vieux et jeunes, les femmes elles-mêmes, à grossir l’armée. S’ils sont riches, qu’ils s’y fassent représenter par un, deux ou même trois mercenaires ; s’ils sont pauvres, qu’ils se cotisent pour fournir un homme à la patrie. Ils n’est pas jusqu’aux volontaires, qui ont déjà donné leur personne, qu’on n’engage à compléter le sacrifice en donnant leur argent. Quant aux journaux démocrates, plusieurs se tiennent silencieux et réservés, n’osant combattre ouvertement la mesure et témoignant de leur sourde hostilité par une résistance de détail ; d’autres s’abandonnent à leurs vivacités habituelles. À ce propos, le général Dix, commandant le département militaire, a sommé l’attorney-general de poursuivre le Journal de Newark pour article injurieux au président des États-Unis. J’avais vu jusqu’ici la répression arbitraire, mais je ne connaissais point encore la répression légale de la presse. Cette mesure isolée contient en germe toute une révolution : elle a pour but d’invoquer la justice ordinaire contre des délits que l’arbitraire pouvait seul atteindre. Singulier pays où les législateurs laissent au pouvoir militaire l’initiative des réformes légales, et où tout part d’en bas pour s’établir par l’usage avant d’être sanctionné par les lois !

Newark n’appartient pas à l’état de New-York ; comme tous les faubourgs situés à l’ouest de l’Hudson, il fait partie de l’état de New-Jersey, régi par une législation différente. Les cours fédérales, chargées d’appliquer la constitution des États-Unis, ont pu suffire, en temps de paix, à faire respecter dans chaque état l’autorité du gouvernement ; mais depuis la guerre le territoire tout entier de l’Union a été divisé en grands commandemens militaires, dont les chefs sont les vrais représentans du pouvoir fédéral. Bien que le général Dix donne aujourd’hui un exemple salutaire, le peuple de New-York en paraît irrité. On s’attendait ce soir à une émeute sur l’autre bord de la rivière. On ne croit pas qu’il se passe beaucoup de semaines avant que le sang coule une seconde fois dans les rues. Les démocrates chauffent le four et espèrent que leurs adversaires tireront les marrons du feu. Tandis que l’administration annonce l’énergique propos de persévérer jusqu’à la soumission du sud, ils affectent de promettre au peuple une paix facile. Savez-vous à quelles conditions ils espèrent obtenir le retour arrogant du sud à l’Union ? Ces conditions ont été proclamées l’autre jour par des émissaires confédérés dans une convention tenue à Niagara. Il s’agit de reconnaître la dette confédérée et de l’ajouter à celle du nord ; il s’agit de fortifier l’esclavage en lui donnant des garanties nouvelles ; il s’agit en un mot de payer les frais de la rébellion. Ce serait pour arriver à ce beau résultat qu’on aurait fait trois ans de guerre, dépensé plus de dix milliards, troublé le commerce, ébranlé les fortunes privées, violé enfin bon nombre des principes de l’ancienne liberté américaine. Quoi qu’en puissent dire les gens charitables qui se prennent d’indignation à la vue de cette guerre fratricide, il faut savoir ce que le mot de paix déguise et comprendre qu’il n’y a plus à l’heure qu’il est de salut, d’honneur ni de justice sans l’abaissement de la société du sud. Il ne s’agit pas, comme se le figurent chez nous des imaginations toutes pleines encore des terreurs de 93, d’élever dans Richmond une guillotine où l’on fasse monter les chefs de l’aristocratie esclavagiste, il s’agit simplement de tenir bon jusqu’à ce que la place assiégée se rende ou s’écroule. Je m’indigne chaque fois que j’entends parler de la « grande cause du sud conservateur. » Le sud n’est conservateur de rien que de l’esclavage. Le nord, qu’on appelle révolutionnaire et qui pourrait s’en honorer dans une pareille cause, ne s’est armé que pour défendre la nationalité et la loi. Croyez bien que les hommes du nord sont les vrais conservateurs, et que cette guerre est pour eut un. devoir national ; quand bien même ils auraient la pensée d’humilier le drapeau de l’Union devant une minorité rebelle, ils n’en auraient pas le droit.

Nous faisons voile demain pour le nord. Nous remontons l’Hudson jusqu’à Catskill, une sorte de Righi américain où l’on ne monte point encore en chemin de fer, et d’où la vue se repose d’habitude sur un océan de nuages.

Saratoga, 25 juillet.

Figurez-vous un pays plat, sablonneux, insignifiant, un grand village bâti en planches et coupé de longues avenues : c’est Saratoga, lieu d’eaux et de plaisir qui est un peu le Vichy de l’Amérique. A la porte de la gare s’élève une énorme baraque de bois et de briques mêlées : c’est l’United States hotel, rendez-vous du monde élégant de Saratoga. Vous entrez par une sorte de porche en madriers dans une cour plantée d’arbres, bordée de deux immenses ailes, fermée d’un côté par le chemin de fer, de l’autre par un vaste bâtiment blanc. Une galerie couverte, où aboutissent d’innombrables escaliers, fait le tour de l’enclos. Au fond s’ouvrent les fenêtres d’une salle à manger colossale et d’un salon encombré de femmes en toilette. les corridors intérieurs ressemblent à ceux d’une prison. Les appartemens sont misérables, à peine meublés : chaque chambre a des murs blancs peints à la colle, deux chaises de bois et une armoire grossière en planches rudes. C’est au milieu de ce dénûment que s’agite une population parée, désœuvrée, en gilets blancs et en robes de soie. La journée se passe dans le salon, où l’on s’assemble par centaines, où les uns piétinent et les autres s’asseoient par groupes. Il s’élève du promenoir un grondement confus de pas et de voix mêlés ; c’est comme une basse continue sur laquelle se détache à l’heure des repas un épouvantable cliquetis d’assiettes, de couteaux et de verres. Enfin, pour compléter le vacarme, une bande de musique vient deux fois le jour s’établir sous les arbres et corner des airs de danse avec accompagnement des cloches du chemin de fer et du rugissement des locomotives. Le soir paraissent des robes de bal et quelques rares habits noirs. La musique alors se retire dans une grande salle nue, meublée seulement de chaises de bois, où elle résonne sans repos ni trêve jusqu’à une heure avancée de la nuit. Les hommes se rassemblent au bar-room et causent d’affaires ; l’hôtel est comme une bourse à l’usage des négocians qui viennent de New-York y passer le dimanche en famille. Enfin c’est le plus affreux pêle-mêle qu’ait encore inventé la civilisation sous prétexte de plaisir. Les Américains appelaient cela la campagne ; cette caserne ouverte au monde entier, cette vie de troupeau entre le bal et la locomotive, leur représentent le bonheur des champs. J’exècre les lieux dits de plaisir où nos mondains vont chercher pendant l’été un lambeau de leur Paris dispersé ; ce sont pourtant de véritables retraites champêtres au prix de ce phalanstère où mangent, boivent et dansent en commun, à heures fixes, un millier de créatures humaines. Il appartenait au plus avancé des peuples de perfectionner cette façon moderne de mener la vie élégante en bonne société !

Quant aux femmes, il s’agit pour elles de faire toilette, de faire toilette encore et toujours. Telle demoiselle des plus lancées change de chevelure, trois fois dans la journée. Toute ville d’eaux est le lieu par excellence de la flirtation. Plus d’une de ces élégantes péchera un mari dans la bagarre. Plus d’un de ces flâneurs fashionables, une fois suffisamment enrichi, regarde s’il ne découvrira pas en eau trouble la perle dont il a préparé l’écrin. C’est une foire aux mariages, où les marchés sont publics. Tant pis pour ceux qui voudraient se dérober aux regards de la foule. Dans ce monde démocratique, on mange à la gamelle, on remue les hommes à pelletées comme des choses, et la société tout entière cuit dans la même marmite.

Je retrouve dans la cohue quelques amis de New-York, gens aimables et distingués qui deviennent mes compagnons habituels. Quant au public, rien de plus aisé que de se mettre à son niveau : il suffit de s’alléger d’un peu de politesse superflue et de mettre sous clé les idées d’art et de littérature. Le négoce et la politique remplissent les conversations, non pas cette politique brillante, presque philosophique, à laquelle nous sommes accoutumés. Ici les pensées d’un homme du monde ne s’élèvent guère plus haut que celles d’un homme du peuple : c’est le même bon sens solide, mais un peu terne et sans attrait. Il en est des esprits comme des habits et des maisons : la coupe en est consacrée, la couleur uniforme ; si parfois on rencontre une exception à la mode, un essai de pittoresque et d’originalité, on peut compter sur un chef-d’œuvre de mauvais goût. Je compare volontiers les Américains à leurs machines, qui sont puissantes, mais un peu rudement bâties, excellentes pour produire des objets de qualité ordinaire et de commun usage, mais inapplicables aux imaginations brillantes du luxe européen.

Les mœurs sont en général douces, flegmatiques et faciles. Nul ne se gêne pour son voisin, mais nul ne songe à le molester ni dans sa personne, ni dans ses biens. On a tort de se figurer les Américains comme des hommes durs, dangereux, rapaces, dévorés d’égoïsme, doués à la fois d’un indomptable esprit d’indépendance et d’un farouche instinct d’oppression. Je trouve chez eux plus d’esprit d’ordre et de probité usuelle que je n’en ai vu ailleurs. Je ne connais pas d’autre peuple qui sache si bien obéir sans contrainte à la règle adoptée ; peut-être même sous leur rade écorce ne sont-ils que trop dociles. Avez-vous vu de ces hommes qui font étalage de mauvais caractère et mettent leur point d’honneur à se faire redouter ? Vous évitez de vous trouver sur leur chemin. Ils vous inspirent pourtant quelque secrète envie. Vous vous dites : Comme ils sont maîtres chez eux ! comme ils ignorent la servitude domestique à laquelle sont exposés les gens faibles ! Mais le tyran, vu de près, n’est plus qu’un bonhomme débonnaire qui se laisse battre par sa femme, gruger par ses valets, et dominer par ses enfans.

27 juillet.

Je vais vous dire le programme de ma journée, qui est celle de tout le monde. Le matin, on se rend à pied à la fontaine pour y boire les eaux, on joue aux boules, on tire au pistolet, on flâne démesurément. A trois heures, le dîner commence au son de la cloche. La musique entonne sa ritournelle au moment même où les nègres qui nous servent arrivent au pas, en procession, et, sur un signal donné, déposent tous ensemble le dessert sur toutes les tables ; puis, si le temps est beau, le monde élégant monte en voiture et va prendre le frais sur les bords du lac. C’est pour beaucoup de ces dames une sorte de devoir, comme le tour quotidien du bois de Boulogne. Plusieurs conduisent elles-mêmes leurs voitures avec leurs cavaliers assis près d’elles. La femme, de sa petite main gantée, tient le fouet, manie les rênes, maîtrise les chevaux fougueux ; le beau se croise les bras et fait la roue. On va au lac souper et boire dans un café toujours plein de monde. Quelques-uns se promènent sur une miniature de bateau à vapeur qu’on a apporté tout fait des ateliers de Troy. Le site est gracieux, entouré de riantes collines, et l’aspect de l’eau, de la verdure et du ciel est toujours bienvenu.

Cette nuit enfin, il y a bal dans l’hôtel, grand bal annoncé à son de trompe, avec entrée payante pour les hommes, mais libre pour les ladies. Vous devinez l’extravagance des toilettes et la bigarrure du public. On voit là des gentlemen en cravate rouge, en souliers poudreux, beaux manqués, beaux incomplets et dépareillés, figures de boutiquiers, de paysans, d’aigrefins, de savetiers allemands, de boxeurs galans, qui s’efforcent de briller par le bon goût de leur mise et la bonne grâce de leurs manières. Les femmes, en entrant, font deux ou trois fois le tour de la salle pour étaler leurs oripeaux. Telle jeune fille est habillée à la mode du quartier Breda, telle autre semble s’attifer de la garde-robe de sa grand’mère : noir et or, bleu et rouge, violet et jaune, on les dirait endimanchées dans la boutique d’un marchand d’habits. Cependant la fête est grave, silencieuse et presque gourmée. Ceci m’amène à vous parler des jeunes filles américaines et de leurs séductions tant de fois décrites par les voyageurs et les romanciers. On les a si souvent et si librement jugées qu’en vérité je ne dois plus m’en faire scrupule, car elles sont tombées pour ainsi dire dans le domaine public. Les femmes, vous ai-je dit, sont la partie intellectuelle de la société américaine ; mais cette qualité devient presque un défaut. Nul n’aime à entendre une grosse voix sortir d’un corps frêle et d’une bouche délicate. Eh bien ! j’éprouve une impression analogue lorsque j’entends une jeune fille disserter politique comme un vieil avocat, parler affaires comme un courtier de commerce. Qu’a-t-elle à s’occuper de balles de coton ou de porc salé ? Quand la conversation prend cette pente, il me semble apercevoir sous la robe de gaze le gros soulier d’un marchand forain. Leur science d’ailleurs n’est pas toujours profonde. En Amérique, on n’apprend guère pour apprendre. On se fait à la hâte une pacotille de connaissances qu’on achète, comme les modes, au premier bazar venu ; puis on s’embarque dans la vie comme on part pour un voyage, avec tout juste le nécessaire ; on est trop pressé pour traîner avec soi les cargaisons lourdes et superflues.

Les hommes sont pressés de courir après la fortune, — c’est leur métier par tout pays, — les femmes de courir après un mari, affaire sérieuse dans un pays où elles disposent souverainement d’elles-mêmes. Voilà l’occupation constante et le but final de leurs jeunes années. Il est établi qu’on ne les épouse que par inclination ; il faut bien qu’elles plaisent. Le prétendant ne s’enquiert pas de la dot, et il est censé ne pas s’informer de l’héritage. Le père, quand il est riche, fait quelquefois à sa fille un cadeau qui vaut une fortune ; mais rien ne l’y oblige, et entre lui et son gendre il n’en est pas question. Les engagemens durent une, deux, trois années, puis se rompent, puis se reprennent, et les pareils en sont souvent les derniers informés. L’homme ne se marie que lorsqu’il a acquis une fortune suffisante pour faire vivre une famille. La femme compte, attend patiemment, ou profite d’une occasion meilleure. C’est elle qui calcule et qui raisonne. Ces mines rieuses, évaporées, cachent souvent des desseins profonds et une tête diplomatique. L’indépendance américaine développe chez les femmes beaucoup de facultés utiles, mais elle nuit un peu à leur prestige. Faut-il s’en indigner ? J’aime autant, pour ma part, la chasse au mari cousu d’or que le commerce des grosses dots.

Vous ne sauriez croire combien les Américains sont friands d’aristocratie. Hommes récens eux-mêmes, pour la plupart artisans de leur propre fortune et parvenus depuis une génération à peine, ils ont pour tout ce qui compte quelques années d’existence un respect superstitieux. Leur société est si nouvelle, il y pousse tant de ces champignons de finances qui sont ce qu’on appelle en latin vulgo concepti, que leur nuit des temps se fait à cinquante ans en arrière. Aussi quelle vénération pour les familles antédiluviennes qui remontent plus haut que le XIXe siècle ! Un Européen titré, fût-il vieux et ruiné, a encore chance de trouver femme en Amérique. On n’a qu’à se laisser faire pour devenir comte ou marquis. À bord de l’Arabia, Charles, ayant tiré de sa poche une vieille montre qui portait des armes, est devenu pour ses compagnons de route M. le marquis de Q. Moi-même, je suis déjà, pour quelques personnes, the french count, le comte français. Tout ce clinquant d’Europe vaut de l’or chez les démocrates d’Amérique. Cela prouve que l’humanité a partout les mêmes faiblesses. L’esclavage servait de prétexte aux prétentions aristocratiques : il va disparaître ; mais les riches d’hier n’en sont pas moins sévères pour ceux d’aujourd’hui. Pour affecter l’aristocratie, ils s’écartent des affaires publiques et se disent partisans du sud. J’ai vu à Washington un riche démocrate dont la femme est la fille d’un paysan irlandais débarqué, il n’y a pas bien longtemps, sur le quai de New-York dans les haillons de sa saleté nationale. Elle haussait les épaules en parlant du bûcheron-président. Elle me montrait les nègres avec dégoût. Elle avait tort, car ces pauvres nègres rendent un grand service aux gens d’origine récente qui ont la manie des privilèges de race, et qui se rattrapent de leur extraction très populaire sur la noblesse universelle de la race blanche. Encore, parmi les gens de couleur, les mulâtres se distinguent-ils soigneusement des nègres, tant l’homme a besoin d’avoir toujours quelqu’un au-dessous de lui. On me raconte à ce propos un mot caractéristique d’une dame pieuse du sud, appartenant à l’église méthodiste esclavagiste, car vous savez qu’aux États-Unis toutes les églises, la catholique comme les autres, se sont scindées sur la question de l’esclavage. On lui demandait pourquoi, dans sa communion, les nègres n’étaient pas admis au prêche, pourquoi il leur était défendu d’apprendre à lire, pourquoi il leur était ordonné de croupir dans l’ignorance naturelle des brutes. « Ah ! dit-elle, c’est que l’Évangile est un livre très révolutionnaire. » Un pas de plus, et les nègres n’auront plus d’âme.

On m’a montré dans le promenoir divers hommes politiques. Les partis profitent de ce rendez-vous universel pour tenir des conciliabules. J’ai vu le gouverneur de l’état de New-York, Horatio Seymour, un des candidats possibles des démocrates à la présidence, — le théâtral et excentrique George-Francis Train, qui est le pugiliste habituel et l’enfant terrible du parti, — enfin les deux frères Fernando et Benjamin Wood, de malheureuse renommée, l’un propriétaire du Daily-News de New-York, l’autre député au congrès, gens redoutés pour leur influence sur le bas peuple irlandais et allemand de la ville, mais suspects à leur parti même, qui n’accepte qu’à regret leur alliance. On dit que le général Mac Clellan est venu lui-même ici passer quelques heures. Ce sont, vous le voyez, les démocrates qui occupent la place ; on annonce une prochaine réunion des républicains.

Je me laisse présenter aux hommes de tous les partis. Les Américains ne permettent pas qu’on regarde trop avant dans leurs querelles de famille. Non-seulement ils tolèrent, mais ils exigent même que l’étranger reste neutre. Ils lui demandent un tribut général d’admiration pour l’Amérique : cela fait, il peut serrer tour à tour des mains ennemies sans que jamais aucune d’elles se retire.

29 juillet.

Hier, de grand matin, nous partions pour le lac Champlain. Le chemin de fer nous conduit jusqu’à Whitehall, à l’extrémité du long bras qui s’étend vers le sud. On entre dans une vallée dont les bords s’élèvent, et dont le fond marécageux semble avoir été couvert par les eaux du lac, puis abandonné à mesure que la rivière Sorel leur creuse une issue plus profonde. C’est là que nous attend, amarré parmi les roseaux, le steamer somptueux de Montréal.

Le paysage du lac Champlain a un caractère agreste, pastoral et tranquille qui ne rappelle guère la sauvage grandeur de son histoire., Les forêts couronnent toujours la montagne ; mais à mi-côte commence une zone à moitié défrichée de prairies et de champs cultivés. Le lac, à cette extrémité, large environ comme une rivière, serpente parmi des marais entrecoupés de promontoires qui viennent plonger à pic dans une eau plus profonde. On en rase presque les parois retentissantes, lorsque le lourd vaisseau circule lentement dans ces étroits défilés. Plus loin, le bassin s’élargit, enfermé de toutes parts d’un triple étage de montagnes noyées dans la vapeur blanche et douce de l’atmosphère américaine. Sur leurs flancs pendent des végétations fraîches, gracieuses, ondoyantes, et si touffues qu’elles revêtent les rochers comme une chevelure : ce sont des bouleaux blancs aux guirlandes pleureuses, des mélèzes pâles, des pins du lord fins et soyeux, des sarmens de vigne qui retombent en grappes légères, formes frêles, couleurs discrètes et tendres qui mettent la terre en harmonie avec la douceur du ciel. La structure de ces côtes est aussi gracieuse que leur parure ; les montagnes ne descendent pas en précipice dans le bassin du lac, mais viennent s’y éteindre en ondulations caressantes. L’œil suit avec ravissement les contours de ces pentes molles, et monte de degrés en degrés jusqu’aux cimes vaporeuses qui dessinent leur profil bleu sur le ciel. Nous faisions cette nonchalante navigation des lacs, si pleine de charme, où l’on va de rive en rive, et où la vue change à chaque mouvement. Quelquefois, mais rarement, une barque aux lourdes voiles rampait près de notre agile navire. C’était une de ces tièdes journées, en même temps voilées et lumineuses, où la campagne reste enveloppée des gazes matinales et semble endormie dans une paix profonde. L’eau grise. et pâle ne faisait pas une ride ; il s’y traînait seulement de longs rubans de moire blanche. Pas une vague, pas un souffle d’air, pas une cascade bruyante qui réveillât les échos de la montagne ! Et nous nous abandonnions nous-mêmes à un far niente silencieux.

Nous prenons terre à Pells-Place, une maison moitié ferme, moitié auberge, isolée à côté des ruines de la forteresse anglaise de Ticonderoga. Ce lieu rappelle aux Américains un des hauts faits de la guerre de l’indépendance. Le 9 mai 1775, Ethan Allen, avec quatre-vingts hommes de l’état de Vermont, surprit la garnison et la força de se rendre tout entière, sans coup férir, avec cent canons. En face de Ticonderoga se dresse Mount-Independence, autre forteresse en ruines ; plus bas Fort-Henry, Crown-Point et Carillon, des ruines toujours. Avec ces souvenirs, les traces de l’homme ont reparu. Le lac s’élargit, abaisse ses côtes ; plus loin s’ouvre le bassin principal, où l’on navigue parmi de grandes îles en perdant de vue les rivages. C’est la route de Montréal. Quant à nous, nous nous entassons sur d’immenses charrettes à quatre chevaux et nous gravissons les pentes qui séparent le lac Champlain du lac George. Sur le faîte s’étend une prairie parsemée de grands chênes et de bouquets d’arbres isolés à la façon des parcs anglais. Regardez à vos côtés, et vous vous croyez à Windsor ou à Richmond ; mais levez les yeux par-dessus la cime des chênes, et vous voyez au nord de hautes montagnes qui semblent fondues dans la blancheur éblouissante du ciel : c’est la chaîne des Adirondaks. Plongez vos regards dans les échappées qui s’ouvrent entre les bouquets de pins et d’érables, et vous voyez à vos pieds d’un côté le lac George, de l’autre le lac Champlain. La guerre est l’ouvrier qui a défriché cette clairière ; le sol que nous foulons est plein d’ossemens humains. Voici la place où Montcalm avait élevé ses retranchemens, où douze mille Américains et Anglais, commandés par Abercrombie et lord Howe, essayèrent de l’y forcer. Montcalm n’avait que deux mille huit cents Français et quatre cent cinquante Canadiens ; mais le général anglais, soigneux de sa sûreté, était resté au pied de la colline, dans le hameau dont nous apercevons là-bas les maisons blanches, et quand on le chercha pour rallier la déroute, on ne le trouva nulle part. Lord Howe se fit tuer avec deux mille hommes. Un simple poteau, surmonté d’une brève inscription, est l’unique et modeste monument de ce grand deuil et de ce grand triomphe. Plus loin, nous traversons un clair torrent qui coule sous des aulnes en un lieu où les Français avaient construit des. scieries dès le milieu du dernier, siècle. Il s’y est bâti un village où je cherche vainement une chaumière et un paysan. Toutes les cabanes sont proprettes, bordées d’un petit jardin fleuri. Les hommes s’en vont aux champs avec leurs chevaux, leurs machines ; les femmes ont un air de dames sous leurs tabliers blancs. Un fermier, assis à la porte de sa grange, fait une grave lecture pour se délasser des travaux de la matinée. Rien de plus frappant que cet air d’aisance et de bien-être. Si l’on excepte les villes, il n’y a pas, à proprement parler, de peuple en Amérique ; tout le reste est classe moyenne, c’est-à-dire classe aisée, instruite et régulière. Le paysan n’est pas, comme ailleurs, un prolétaire, c’est un bourgeois qui cultive son propre héritage. Aussi n’y a-t-il qu’une différence de degré et de fortune entre l’humble ouvrier de village et le riche négociant de Fifth-Avenue. Regardez-y de près, et vous verrez comme ils se ressemblent, comme ils se confondent aisément.

C’est la première colonie agricole que je vois en Amérique : les collines n’ont jamais été touchées par la hache, elles gardent leur vêtement sombre. La vallée cependant est riante, semée de prairies et de champs d’avoine. Les enclos sont séparés, par des barrières tortueuses de rails posés les uns sur les autres, semblables à un paravent à demi déployé. Les troupeaux errent dans les pâturages où blanchissent encore les souches déchirées des forêts anciennes. Voici enfin le lac George, ce joyau de l’Amérique, dont on m’a tant parlé.

C’est vraiment une merveille. Les Indiens, dans leur poétique langage, l’appelaient Minnehaha, ou le lac aux doux sourires. Je le retrouve tel qu’ils l’ont laissé, doux, quoique désert, et hospitalier, quoique sauvage. On voudrait s’y construire un nid dans la forêt, un canot sur la rive, et se tailler une miniature de royaume dans son archipel inhabité. J’y vois rassemblé tout ce que Côme, Zurich et Killarney, la Suisse irlandaise, ont de plus délicieux. J’y trouve de plus cette impression vivifiante, ce parfum de sauvagerie qui manque à notre Europe. Les bords sont escarpés, anguleux, puis arrondis à mesure qu’on avance. La forêt qui les enveloppe réunit tout ce que la végétation méridionale a d’énergique, tout ce que les humides contrées du nord ont de frêle et de gracieux. Les eaux sont d’un bleu tendre, comme celles de Côme ou de Lugano. L’œil se joue dans les détours des anses profondes et se repose doucement sur les plans aériens de la montagne. Sur la plage, solitude éternelle. Deux barques nous accostent au passage : ce sont des pêcheurs qui vivent sur les eaux aussi isolés que le chasseur dans la forêt. Nous sommes dans la région des îles : il y en a des centaines, des myriades ; elles obstruent le passage, elles fourmillent dans le bassin du lac comme autant de bouquets fleuris, parmi lesquels on circule comme à travers une flottille verte. Il y en a de grandes et de montagneuses, puis des îlots dispersés autour comme de petites barques près d’un gros navire : chacun déploie sur sa crête un panache de pins et de chênes. Nous serpentons dans ce labyrinthe, non sans jeter un regard d’envie sur ces petits continens sauvages, fourrés d’arbousiers et de bouleaux. Vous ne sauriez croire quelle variété, quelle coquetterie charmante ces premiers plans donnent au paysage. Quelquefois deux îles encadrent le tableau de leur verdure sombre, et entre deux, sur l’onde unie, le regard fuit au loin vers des cimes bleues, déjà vêtues de l’ombre du soir. Un peu plus loin, le lac s’ouvre ; les collines adoucissent leurs replis sinueux. Les maisons de campagne se multiplient sur la rive ; de petites barques pleines de monde sortent des criques ombreuses et nous entourent avec des cris de joie. Enfin un riant village apparaît groupé autour d’un grand édifice, l’hôtel Byron de cet autre lac de Genève. Le soleil se couchait, enveloppé de brume et rouge comme du sang ; il se cachait derrière une cime ; puis reparaissait au fond d’une vallée ; comme s’il eût prolongé son adieu : Il projetait du haut de la montagne une longue traînée d’étincelles de pourpre sur les petites vagues mourantes du lac argenté. Au pied de la côte, à l’ombre des forêts, les eaux avaient une noirceur épaisse en contraste étrange avec le mobile feu d’artifice qui s’étendait au large jusqu’à nos pieds. De blancs chalets dispersés sur les collines, un clocher débout au sein d’une verdure bocagère et pastorale, des fumées bleues s’élevant dans le ciel pâle et rosé, tel est le doux tableau que nous contemplâmes avant de dire adieu, pour jamais sans doute, au lac des eaux souriantes

Niagara, 1er août.

Je suis à Niagara ; mais je veux d’abord vous parler des cascades de Trenton et de ce délicieux fourré de cyprès, de genévriers et de sycomores où j’ai passé la journée d’hier à courir et à dessiner. Partis de Saratoga par le chemin de fer de Buffalo, nous traversons quelques jolies vallées, puis une vaste étendue de plaines sèches et monotones. A Utica, grande ville née d’hier dont le nom même nous était ignoré, nous prenons la ligne d’Ogdensburg. Du sein de la plaine s’élève une montagne, ou plutôt une chaîne de montagnes de sable mouvant, qui semblent des dunes entassées sur le rivage de quelque océan primitif. Le chemin de fer les escalade avec la hardiesse américaine, franchissant les vallées sur de hautes et frêles charpentes qui tremblent sous notre poids. Des sommets où il roule, on descend dans une jolie vallée où le travail des eaux a rompu la masse du sable, mis à nu le sous-sol à lames feuilletées, et creusé dans le rocher une entaille profonde. C’est un lieu champêtre et retiré : deux auberges rustiques, quelques gentilles chaumières, des vergers, des champs de maïs, et des forêts tout alentour. A deux pas de là, un escalier descend dans le lit du torrent, qui roule avec des eaux noires, huileuses, quoique limpides, sur des roches nues et fouillées. Le ravin est escarpé, fermé de toutes parts et vêtu de bois épais. On s’y promène commodément dans le lit desséché de la rivière ; çà et là, elle écume par-dessus un petit saut du rocher, puis elle s’endort dans des trous profonds où elle tourne sur elle-même avec des remous silencieux. Le ciel se reflète sur sa face noire et morte, qui ne laisse rien voir de sa profondeur inconnue. Plus haut, les eaux s’épandent sûr une table unie, les bords s’éloignent, mais sans s’abaisser. Ils s’élèvent au contraire, et nous montons de gradins en gradins vers la montagne, quand les grandes chutes nous apparaissent. Elles ne sont pas, comme celles des Alpes, perdues au milieu d’un paysage qui les écrase. La falaise écumeuse se dessine sur le ciel sans aucun arrière-plan de glaciers ni de sommets superbes. Il y a deux chutes qui tombent de deux amphithéâtres superposés, mais se confondent à la vue et semblent n’en former qu’une seule. La chute supérieure roule vers la gauche, où ses blancs flocons s’éparpillent sur la verdure grimpante ; la seconde au contraire revient vers la droite et s’y étale en nappes majestueuses auprès d’un grand escarpement couronné de cèdres. On dit qu’au printemps la cascade tout entière n’est qu’une masse d’eau mouvante : elle doit être alors grandiose et terrible.

Grimpons au flanc de la colline, jusqu’au-dessus des chutes. La gorge devient un petit chaos ; le torrent se resserre, bondit sur les obstacles, formant çà et là de petits lacs noirs et immobiles. Les thuyas, les cèdres de Virginie s’accrochent aux parois de l’escarpement, qu’ils revêtent d’une épaisse muraille verte ; les arbres de haute futaie s’inclinent d’un bord à l’autre et forment un gracieux arc de verdure. On aime cette retraite sauvage et pourtant aimable, dont les traits un peu rudes prennent une si douce parure. Cependant, s’il faut en croire les guides, le torrent est mobile et dangereux. Il est un point où tout sentier disparaît ; on n’avance qu’en se cramponnant aux saillies du rocher. Un écriteau pathétique nous avertit avec un point d’exclamation que passing beyond this is dangerous ! Le guide nous parle de three lives lost, et insiste pour nous ramener.

A Utica, où nous revînmes en voiture (car les chemins de fer chôment le dimanche), nous eûmes à stationner trois heures dans une auberge où l’on nous fournit des chambres, de l’eau glacée, toutes choses enfin, sauf le souper, que notre appétit réclamait, et que les mœurs du pays nous refusèrent obstinément. Il est établi dans les hôtels qu’on ne donne pas à manger la nuit. Ces hommes, si libres de tout faire, sont esclaves de l’usage ; ni prières, ni promesses ne les y font déroger. Quand on serait le Grand-Turc ou l’empereur de la Chine, quand on aurait dans sa poche toutes les mines du Pérou, il faudrait bien se résigner à ne rien obtenir qui sortît de la routine.

Enfin nous prenons place dans un car étouffé, encombré, horrible. Ce voyage me laissa peu d’impressions, si ce n’est celle dès exhalaisons nocturnes qui règnent dans les wagons endormis. Le public semble à l’aise dans ce milieu irrespirable. Une bande joyeuse de jeunes gens et de filles tout barbouillés de suie et de poussière s’y ébat bruyamment. C’est bien à tort que l’on m’avait parlé du cant des Américains et de la sévérité au moins apparente de leurs mœurs. Ces propos, ces gestes, ce grossier langage, ne seraient pas tolérés ailleurs dans un lieu public.

Nous traversons encore plusieurs grandes villes récentes, Rome, Rochester, Syracuse, amas de briques et de planches, décorées d’un nom pompeux, comme l’âne des dépouilles du lion. Pour moi, ces noms de pacotille me rappellent toujours ces commis-voyageurs qui s’appellent Marius, César ou Epaminondas. Enfin voici le ravin de Niagara, le précipice où le fleuve énorme coule écrasé entre ses rives ; voici le fameux pont suspendu où passe la voie ferrée, à cent mètres au-dessus du niveau du fleuve ; voici les rapides et leurs vagues furieuses, le Whirlpool avec sa masse sombre et tournoyante d’eau azurée ; voilà enfin le blanc rideau des cataractes qui ferme la vallée à l’horizon....................

3 août.

L’hôtel Clifton où je demeure est plein de démocrates et de gens du sud. C’est ici leur rendez-vous général, le lieu où ils viennent s’entendre à l’abri de la neutralité canadienne. Avant-hier, en traversant le suspension-bridge, un habitant de la Louisiane, débarqué en même temps que nous, ne se tenait pas d’aise, et quand nous avons touché la terre ferme, il s’est écrié : Now we are on land of liberty again[3] ! C’est ici que deux émissaires du sud, MM. Clay et Saunders, ont joué il y a quelques jours, devant « l’innocent Greeley, » accrédité par « le non moins innocent Lincoln, » une comédie de négociations pacifiques qui est tombée dans la rivière. Le bruit courait depuis quelque temps que les chefs du parti démocrate et les envoyés du sud s’étaient rencontrés à Niagara pour y fixer ensemble les fondemens d’une union nouvelle. Et remarquez en passant ce trait curieux des mœurs américaines : un parti s’organise, se discipline, déclare la guerre au pouvoir régnant, se partage même d’avance sa dépouille, et pousse la hardiesse jusqu’à susciter des plénipotentiaires bénévoles qui traitent avec l’ennemi ! On publia, même le résultat des conférences : abandon par le sud des esclaves déjà libres, consécration de l’esclavage pour ceux qui n’étaient pas encore affranchis, enfin reconnaissance de la dette confédérée. Tel était ce traité in petto dont les démocrates se hâtèrent de divulguer le secret. L’opinion ne s’y trompa guère et n’y vit qu’une manœuvre. Cependant le mot de paix, répété par tous les échos de la presse, exerçait un pouvoir insensible sur les esprits fatigués ; on se prit à désirer que la tentative fût sérieuse. Les conditions, modérées en apparence, étaient pourtant bien lourdes et bien humiliantes. Le sud n’abandonnait rien qu’il n’eût déjà perdu, il se faisait même payer les frais de la guerre ; le nord au contraire faisait à son ennemi d’énormes concessions matérielles et morales. C’était pour le sud une victoire complète, pour le nord une capitulation sans dignité.

Les choses en demeuraient là, et l’attention publique allait s’endormir, quand pour la ranimer MM. Clay et Saunders résolurent, à l’instigation des démocrates, de pousser plus loin la comédie. Sans aucune instruction de leur gouvernement, sans aucun titre officiel, ils se donnèrent au président pour des messagers de paix, et demandèrent un sauf-conduit afin d’aller à Washington « échanger avec lui leurs sentimens. » En tout autre temps, il eût été de la dignité du président de laisser tomber une ouverture ainsi faite ; mais l’approche de la crise électorale lui impose une extrême prudence. M. Horace Greeley, rédacteur du journal la Tribune, à qui s’étaient adressés les prétendus ambassadeurs, fut officieusement autorisé à entrer en négociations. Tout à coup cependant ces pacificateurs qui semblaient si accommodans élèvent des prétentions énormes. Il ne s’agit plus seulement des conditions acceptées par leurs amis les démocrates. Aux deux clauses que je vous ai dites, ils en ajoutent une troisième encore plus insolente : ils exigent que le gouvernement fédéral, en reprenant dans le sein de l’Union ses membres rebelles, admette la pernicieuse doctrine du droit de sécession, c’est-à-dire qu’il défasse d’une main ce qu’il fait de l’autre, et qu’il ruine l’avenir de l’Union pour obtenir une trêve hypocrite et fragile. M. Greeley, qui avait pris chaudement l’affaire, fut confondu, et annonça en toute hâte au président son naufrage prématuré.

Celui-ci répondit par un message un peu nuageux, rédigé avec une précaution extrême et adressé en général « à qui cela concerne, » pour mieux respecter l’anonyme et le caractère officieux des négociations. Il était prêt, disait-il, dans un langage amphigourique qui serait un modèle de style diplomatique, à négocier avec le sud, pourvu qu’on lui garantît « la pleine et entière restauration de l’Union dans son intégrité territoriale, et l’abandon de l’esclavage par les états séparés, sous des conditions qui, en respectant le droit de propriété de tous les citoyens loyaux, donnassent ample sécurité contre une autre guerre entreprise pour l’intérêt de l’esclavage. » Pour quiconque a l’habitude des oracles présidentiels, cela voulait dire qu’il repoussait toute condition favorable à l’esclavage. Ainsi du moins l’entendirent les malencontreux négociateurs, et le rideau tomba au milieu de la risée publique. Les journaux confédérés ont chanté victoire. Il faut voir comme ils s’amusent du naïf Greeley, comme ils raillent « la sotte infatuation des hommes du nord, qui se sont figuré qu’un sénateur et un représentant du congrès de Richmond viendraient humblement et mains jointes adorer l’empereur des Yahous dans sa capitale, implorer à deux genoux sa merci, et qui n’ont pas compris que ces soi-disant propositions pacifiques n’étaient qu’une insultante dérision. » Voilà le ton des moqueries que reproduisent avec complaisance plusieurs journaux démocrates. Leur triomphe est-il sincère ? Je vois dans ces railleries plus d’amertume que de gaîté. Ce n’est un mystère pour personne que la conférence ne fut qu’un stratagème des démocrates et des sudistes coalisés ; ils n’ont lancé ce ballon fragile à leurs adversaires que pour les y embarquer et les perdre : qu’ils y restent donc suspendus eux-mêmes ! Le sentiment public serait bien dépravé si cette manœuvre odieuse ne tournait pas contre ceux mêmes qui l’ont inventée.

Le plan de campagne des démocrates consiste à donner au gouvernement de Lincoln une renommée d’obstination aveugle et de rancuneuse hostilité. C’est pour le moment toute leur politique. Trois années de guerre sans résultat disposent un peuple fatigué à prêter l’oreille aux partis qui prennent la paix pour mot d’ordre. Quoique divisés entre eux, les démocrates s’entendent pour faire de ce mot unique le symbole général de leur opinion. Les plus avancés veulent la séparation pure et simple et l’indépendance du sud, les autres veulent le rétablissement de l’Union, mais sous l’influence prépondérante des rebelles et sur la pierre angulaire de l’esclavage reconstitué. Quelques-uns enfin, les honnêtes et les sages, acceptent les faits irrévocables, renoncent à l’esclavage, et espèrent obtenir un compromis qui ralliera toute la nation : ce sont les anciens war-democrals de Tammany-Hall, dont l’appui porta M. Lincoln à la présidence et fit le succès des républicains. Tous, depuis les plus extravagans jusqu’aux plus modérés, s’accordent aujourd’hui à parler de paix. Leurs réunions générales s’appellent « conventions pacifiques, » et les bulles de savon crevées de Niagara seront bientôt suivies de quelque autre bruit ingénieux de négociations imaginaires.

De leur côté, les confédérés sont fort en péril. Sans grands événemens, sans coups d’éclat, et malgré leur intrépide résistance, la guerre tourne sûrement à leur ruine. Le gouverneur Brown de la Géorgie ne vient-il pas de déclarer que si Atlanta n’était pas maintenue contre Sherman, si le pays n’était pas délivré de l’invasion en peu de semaines, il ne répondait plus de son état ? Johnston, qui commandait à Atlanta, voulait abandonner la place : sur l’ordre qu’on lui a envoyé de combattre, il s’est démis de son commandement. Un autre général, nommé à sa place, a refusé de le prendre, et Hood n’a accepté que pour se faire battre. Grant, il est vrai, avance lentement, mais sûrement. Toutes les sorties de l’ennemi sont repoussées : il en est réduit, pour se ravitailler, à ces raids dont le succès ne saurait longtemps prolonger sa vie. Hier encore on s’effrayait d’une invasion nouvelle. Les rebelles avaient battu sur la frontière un petit corps de troupes, brûlé et pillé un canton de la Pensylvanie. Ce ne sont plus des expéditions militaires, mais les brigandages désespérés d’une armée en détresse.

Le sud enfin est tellement épuisé, qu’en dépit de son attitude arrogante il pourrait bien chercher le salut dans la soumission. La paix est son unique espoir ; mais, si belle qu’on la lui fasse, il ne l’acceptera pas des républicains, son orgueil se plierait plus facilement devant les démocrates. Beaucoup de gens pensent ou affectent de croire que cet orgueil, habilement ménagé, pourrait se contenter de satisfactions apparentes et se résigner à une défaite qui aurait les dehors d’une réparation. Peut-être, dit-on, les gens du sud n’attendent-ils que l’avènement des démocrates pour recevoir d’eux la paix et le pardon, et l’administration républicaine serait alors le seul obstacle au rétablissement du passé. Cet espoir affaiblit le gouvernement et grossit l’opposition de beaucoup d’hommes pacifiques et honnêtes, qui ne veulent pas plus de paix déshonorante que de guerre éternelle. De même que les républicains ont rallié à leur cause les démocrates modérés dans l’élection du président Lincoln, les démocrates, s’il sont sages, pourraient bien rallier un grand nombre de républicains. Il faut pour cela que les plus violens se modèrent et renoncent à leur cher esclavage ; il faut que le parti adopte le programme des républicains. Alors la querelle n’étant plus entre les principes, mais entre les hommes, il y aurait beaucoup à espérer de l’union d’un parti démocrate régénéré, combattant les républicains par leurs propres armes, et recueillant le fruit de leurs efforts en leur laissant la responsabilité de leurs fautes. Revenant au pouvoir avec le rétablissement de l’Union et l’abolition de l’esclavage, atteignant par la paix le but que leurs adversaires poursuivent vainement par la guerre, les démocrates s’y assureraient un grand rôle et une longue durée. Qu’ils acceptent le fait accompli, qu’ils s’emparent du drapeau national, qu’au lieu d’être des ennemis cachés et des traîtres à leur pays, ils deviennent un parti politique qui dispute à un autre l’honneur de sauver la patrie commune, et la présidence est à eux : c’est l’avis de quelques hommes éclairés, que ne dominent point les passions de la foule ; mais s’ils espèrent remonter le courant, ils y seront eux-mêmes emportés. Il y a en Amérique un despotisme tout-puissant que personne ne brave, celui de l’opinion. Quiconque veut marcher dans ses propres voies avec indépendance est un homme perdu.

Quand le vice-président de la confédération rebelle, Alexandre Stephens, prononçait dans la convention de la Géorgie ce discours célèbre qui restera l’acte d’accusation du sud, lorsqu’il adjurait ses concitoyens de ne pas déchirer la constitution et de ne pas livrer leur pays à l’horreur d’une injuste guerre civile, qui eût prédit que le même homme deviendrait en peu de jours l’un des plus fougueux champions de la révolte ? Il en sera de même des chefs du parti démocrate modéré : ils seront entraînés à des actes qu’ils réprouvent et dont ils rougiront.

Du lac Ontario, 4 août.

J’ai dit adieu au Niagara à la lueur d’un orage nocturne. A chaque éclair qui passait sur leur face blanche, les cataractes s’illuminaient comme un palais de fées. Quelquefois, entre l’éblouissement et les ténèbres, on eût dit une montagne de glaces. Ce pâle fantôme, entrevu soudainement et rentré aussitôt dans la nuit, semblait la vision fugitive d’un monde merveilleux.

De Niagara à Lewiston, où l’on s’embarque sur le lac Ontario, le chemin de fer suit en corniche les ondulations du ravin. Ce défilé est superbe, surtout quand la vue passe au-dessus des premiers plans escarpés de la vallée et va se reposer au loin sur la ligne bleue du grand lac ou sur la contrée plus douce qui l’environne. A peine embarqué cependant, j’ai perdu toute illusion sur ces vastes mers intérieures. Le lac produit l’effet d’un océan monotone, sans vagues, sans tempêtes ni terreurs…

5 août. Sur le Saint-Laurent, puis à Montréal.

Nous nous éveillons en pleine rivière. D’abord étonné de la largeur médiocre du Saint-Laurent, je m’aperçus bientôt que les côtes basses que nous longions étaient des îles qui en déguisaient la grandeur. De temps à autre, leurs rangs serrés s’entr’ouvrent et laissent apercevoir la rive lointaine. Le Saint-Laurent, à cet endroit de son cours, a peut-être en moyenne une lieue de large. Il coule paisiblement dans une grande plaine où se dressent çà et là des collines rocailleuses, autour desquelles il a rongé la terre. Cet archipel est sauvage et boisé, mais un peu aride et parsemé d’une végétation maigre, déjà à demi desséchée. L’ensemble du paysage est sévère, et monotone, mais avec un air d’immensité. Nous rencontrons, quelques maisons sur la côte ou sur une des îles : peu à peu le fleuve se déblaie, il coule maintenant à pleins bords, baignant sur la rive américaine de grands villages et des ports pleins d’activité ; mais la rive canadienne n’est guère peuplée : on sent déjà qu’elle est en dehors du mouvement de l’immigration américaine. Le Canadien n’est pas, comme le Yankee, un colonisateur acharné, un rude et infatigable ouvrier de la civilisation, qui pousse devant lui les forêts et fait des trouées aux solitudes. Comme le Français, il compte sur la part de l’héritage paternel que, la loi lui réserve, et, plutôt que d’aller au loin chercher fortune, il aime à s’endormir sur la terre où il est né…

A Montréal, je suis en pays français. Autant il est déplaisant de rencontrer des indigènes qui, par politesse ou ostentation de science, veulent me baragouiner ma langue, autant résonne harmonieusement à mon oreille ce jargon normand qui a gardé tout l’accent du terroir. Tout à l’heure, en chemin de fer, parmi les grandes figures blondes et les visages noueux à barbe de bouc des Anglo-Américains, auxquels se mêlait parfois un élégant à la mode de Londres ou un gros soldat rouge et bouffi, je distinguais la race française aux cheveux noirs, au teint brun des femmes, à l’air plus éveillé, plus goguenard des hommes sous leurs rudes enveloppes de pionniers. J’ai vu aussi des Indiens, de vrais Indiens authentiques, provenus, me dit-on, d’une colonie agricole qui remonte aux jésuites. C’était à Ogdensburg, ville neuve et active de la rive américaine, située, en face du vieux bourg canadien de Prescott. On nous avait déposés sur le quai pêle-mêle avec nos bagages, et nous attendions impatiemment le steamer plus petit et plus robuste sur lequel nous devions descendre les rapides. Les heures succèdent aux heures, et le bateau ne vient point. Enfin le voici qui s’approche lourdement avec ses grosses roues, sa masse haute et trapue, semblable à un gros canard. Tout en s’amarrant à la jetée, il jette à la rivière une poutre noire à l’extrémité de laquelle je vois un homme accroupi, puis une seconde, une troisième, enfin toute une flottille de canots sauvages. Ces nacelles, faites d’un tronc d’arbre, sont le bagage inséparable et la demeure nomade des Indiens voyageurs, comme la tente ou le chariot des peuples bergers. Ils les portaient autrefois sur leurs épaules d’une rivière à l’autre ; ils les mettent aujourd’hui sur les steamers et dans les chemins de fer.

Ils étaient venus en troupe, et je pus constater leur ressemblance pour les traits principaux avec la race mongole. Ils sont non pas tout à fait rouges, mais fortement cuivrés ; ils ont les yeux hoirs et brillans, le crâne étroit, le nez épaté, les pommettes saillantes, la bouche grande et forte. L’air du visage est dur, énergique, et, tout inoffensifs qu’ils sont devenus, empreint encore d’une sauvagerie farouche. La race, même apprivoisée, à des instincts violens et sanguinaires qui sont indélébiles. Les hommes, pour la plupart, sont affreux. Les bonnes et larges figures des nègres ne sont pas si repoussantes que ces museaux féroces de bêtes fauves dégradées. Ils sont vêtus à l’européenne, avec des chemises de laine et des chapeaux de paille. Les femmes conservent dans leur accoutrement mêlé quelque chose de pittoresque et de bizarre qui rappelle les zingaros d’Europe. Elles se drapent dans de grande manteaux de couleur obscure, à bordures voyantes et souvent un peu troués ; leur tête est couverte soit d’un long voile, soit d’un chapeau de feutre fièrement retroussé. Elles ont ce luxe mêlé de misère de tous les peuples à demi barbares et ce goût des verroteries éclatantes qui d’ailleurs sied si bien à leur peau sombre. Il leur faut des pendans d’oreilles, des bracelets, des colliers de perles, souvent avec des guenilles. L’une d’elles avait aux pieds des bottines vernies. J’ai remarqué telle vieille femme au nez arqué, à l’œil perçant, à la bouche serrée, à la démarche ferme et virile, à l’air noble et fier, qui semblait taillée dans le bronze dont elle avait la couleur ; telle jeune fille aussi dont la brune beauté ne manquait ni de grâce ni de douceur, plus pâle d’ailleurs et portant évidemment la trace d’un mélange. Leur tribu est une des plus civilisées : elle habite à Caghnawaga, près de Montréal, parle français et professe la religion catholique, car le français, langue des premiers conquérans, est devenu celle de tous les vaincus, comme en Angleterre la langue saxonne après la conquête normande.

Ailleurs les survivans de la race déchue rôdent en bandes nomades, vivant de rapines, d’aumônes, et de toutes ces petites industries qui sont la ressource des vagabonds. Après la chasse et la guerre, la mendicité est leur existence naturelle. Quand la civilisation américaine aura conquis le reste de leur terre, les Indiens seront les bohémiens de l’Amérique, condamnés comme eux à s’éteindre dans la misère et l’abjection. Ce n’est pas qu’ils soient inférieurs par nature ; on a des exemples nombreux de leur intelligence. On cite le général Parker, chef d’état-major du général Grant, qui est Indien de naissance. On peut enlever un individu à la barbarie ! mais un peuple entier ne peut être pris en tutelle : il faut qu’il choisisse entre la servitude et la mort. Quelquefois l’instinct, de la race est plus fort que toutes les entraves, et rejette la civilisation après l’avoir connue. On raconte qu’un jeune homme de race indienne, élevé à West-Point, avait reçu après des études brillantes le grade de capitaine. Envoyé sur la frontière de l’ouest, il revit les prairies, les forêts qu’avaient possédées ses pères envahies par la charrue et la hache de ses frères nouveaux. Là-bas, vers les grandes montagnes, à la suite des derniers troupeaux de buffles, les dernières tribus de sa race avaient émigré, affamées, décimées par des guerres éternelles, prolongeant misérablement une vie près de s’éteindre. N’importe ; ces pensées, ce spectacle du désert, réveillent en lui des souvenirs d’enfance, des sentimens oubliés. Un jour on trouve sa chambre vide, son épée brisée, ses épaulettes jetées à terre. Il était parti seul avec une couverture de laine, et on ne l’a pas revu.

Voilà ma journée. J’ai devancé le bateau, qui n’arrivera que demain. Ma malle sur le dos et mon sac à la main (il faut s’aider soi-même en Amérique), j’ai pris le ferry-boat d’Ogdensburg à Prescott, puis le Grand-Trunk-Railway, qui m’amène ici. Je perds la vue des rapides ; mais c’est après demain dimanche, jour de repos, et, si je ne veux perdre quarante-huit heures, il faut être demain matin, avant six heures, à bord du steamer d’Otawa. Il se fait tard. Les chemins de fer, les bateaux, les tracas de tout genre dévorent la journée. Tout n’est pas plaisant dans cette vie à la vapeur ; mais le soir, si par hasard le train s’arrête dans la campagne et fait silence un instant, on n’en aime que mieux à humer l’air frais du crépuscule, à écouter le chant des grillons, à regarder la teinte pure et dorée du ciel, qui rappelle le lointain pays.

Otawa, 6 août.

On arrive à Otawa de Montréal en bateau à vapeur, de Prescott en chemin de fer. J’ai, comme toujours, choisi le bateau. Un petit chemin de fer me conduit d’abord à Lachine, à l’extrémité de l’île de Montréal, où le paquebot Prince of Wales nous attendait chargé de monde. C’est demain dimanche, et les hommes d’affaires de la ville passent volontiers ce jour de loisir à la campagne ; mais au rebours des gens de New-York, qui trouvent la campagne dans la cohue de Saratoga ou de Newport, ils vont la chercher au désert, dans les forêts qui bordent la rivière Otawa. J’entends parler ma langue : les matelots, les hommes de peine, bon nombre des passagers sont Français. À l’entrée du lac Saint-Louis, où la rivière forme un rapide entre deux îles, une troupe d’enfans et de femmes nous attendent sur l’écluse pour nous vendre des macarons et des sucres d’orge. C’est ce qu’on ne voit pas aux États-Unis. On me montre un village indien avec ses cabanes irrégulières, ses vergers, son église. Si mêlée que soit la race, elle tient aux anciens souvenirs. A côté du prêtre, qui est le chef véritable, il y a le chef titulaire de la tribu : c’est un métis écossais du nom de Cameron.

Au fond du lac Saint-Louis, nous trouvons de nouveaux rapides près du joli village de Carillon. On y voit l’Indien natif et sombre, le métis jaune et cuivré, le Français brun et agile, l’Écossais de grande taille, aux cheveux rouges, et des femmes blanches, élégantes, en fraîches toilettes de printemps, qui saluent abord leurs parens ou leurs amis. Carillon est un lieu de relâche pour les grands radeaux qui viennent du nord. On les divise pour les lancer dans les rapides, puis on rassemble dans le lac Saint-Louis leurs membres dispersés. Nous débarquons : un chemin de fer rustique nous conduit à Grenville, au bord du lac des Deux-Montagnes, où notre navigation recommencé. Ici le paysage devient plus austère, la végétation plus sombre et plus rude. L’eau est noire. Les sapins septentrionaux se pressent sur les collines, et leurs cimes aiguës hérissent au loin l’horizon. C’est le nord avec sa grandeur sévère, mais égayée par un soleil d’été. Il y a un grand et singulier charme dans ces vastes étendues liquides, dans ces longues lignes de forêts, dans la douce tristesse répandue sur ces espaces inhabités. Çà et là une volée d’oiseaux aquatiques dont les cris perçans troublent le silence, sur la plage de vertes prairies où paissent de grands troupeaux, mais pas un homme, pas une cabane, à peine de temps en temps une petite trouée d’un arpent faite dans la forêt, deux ou trois huttes, une jetée grossière de pilotis et de souches entassées, puis de nouveau la solitude. En revanche, l’eau est aussi peuplée que la terre est déserte. Souvent le sifflement de la vapeur émeut les rivages ; des bateaux remorqueurs passent lourdement, traînant à leur suite de longues files de radeaux immenses, sortes d’îles flottantes où des colonies entières de bûcherons et de bateliers ont élevé leurs cabanes. Quelquefois un canot indien glisse comme un tronc d’arbre abandonné, ou bien, dans un lieu retiré, montant du sein de la forêt, une mince fumée bleue annonce la présence de l’homme à demi sauvage, Indien, bûcheron ou berger. Tout cela n’est pas comparable à nos magnificences des Alpes, peut-être à certaines de nos riches vallées ; mais un Européen, nouveau dans ces solitudes, y éprouve une impression de recueillement indéfinissable. Je comprends le goût de M. Papineau, qui a choisi pour s’y bâtir une maison de campagne l’endroit le plus sauvage et le plus inhabité.

Ce désert est moins isolé que bien des villes de province. Deux fois le jour, le bateau à vapeur y apporte le mouvement et la vie. On voit alors surgir du fond des forêts des passagers bien mis, des misses élégantes, venues on ne sait d’où. Enfin, dans un défilé, on voit se dresser sur la côte un clocher, des tours gothiques, une masse imposante de pierre : c’est Otawa, cité de quinze mille âmes.et capitale future du Canada, — curieux mélange de sauvagerie extrême et d’extrême civilisation !

7 août

Connaissiez-vous le nom d’Otawa avant que je vous l’eusse appris ? Quant à moi, il m’était parfaitement ignoré. Aussi fus-je bien étonné d’apprendre que cette bourgade était la capitale désignée du Canada, et que le gouvernement venait s’y installer en octobre. C’est la reine pu plutôt son ministère qui l’a choisie, au grand chagrin de Québec, de Montréal, de Toronto et de toutes les anciennes villes. Le gouvernement a-t-il voulu, comme aux États-Unis, une capitale isolée, sans importance propre, qui fût à l’abri des révolutions populaires ? Je ne crois pas que le danger des barricades soit bien grand au Canada. On me dit que les Otawans, candidats en dernière ligne au choix de la reine, ont profité des disputes de leurs rivaux et joué le rôle du troisième larron. La ville n’existait pas il y a quinze ans. Il y a trente ans, l’emplacement où elle s’élève était à peine marqué de deux ou trois cabanes. Aujourd’hui elle compte plus de quinze mille âmes. Jetée au milieu du désert comme un avant-poste de la civilisation, elle n’a pas encore besoin de produire : il lui suffit, pour s’enrichir, d’exploiter ces immenses forêts de sapins qui couvrent la contrée, et dont elle tire chaque année des millions de pièces de bois pour la construction des navires. On n’exploite encore que les forêts voisines de la rivière, qui ont acquis déjà une valeur énorme. Peu à peu des voies de communication seront ouvertes, et le commerce des bois prendra des proportions plus vastes. Assise au bord de son beau fleuve, à l’endroit où des cataractes en interrompent le cours, Otawa est naturellement l’étape et le quartier-général de ce commerce. Son canal n’est encore qu’une pente douce où les radeaux flottent pièce à pièce. Quelques écluses en feraient un passage pour les gros navires. Enfin cette ville de bûcherons doit devenir à la longue la capitale d’un peuple agricole. Quand on jette les yeux sur la carte et qu’on aperçoit ces innombrables routes liquides vers le nord, vers l’ouest, vers le midi, ce passage naturel de la rivière Otawa au lac Huron par le lac Nipissing, qu’on rendrait si aisément navigable, on comprend qu’Otawa devienne un centre, et qu’elle espère un grand avenir.

Sa promotion au titre de capitale va l’accroître rapidement ; elle lui apportera d’un bloc une dizaine, de mille âmes. Les Otawans sont tout glorieux ; seuls, les fonctionnaires du gouvernement lèvent les épaules et sont désolés. On leur bâtit une cathédrale, trois grands palais, un théâtre, au milieu des rues boueuses, des trottoirs de planches et des baraques de bois clair-semées ; on élève dans la grande rue des maisons en pierre de taille, où s’ouvrent quelques belles boutiques ; mais le désert est à côté. En dehors des deux rues parallèles qui composent toute la ville, et qui sont elles-mêmes fort irrégulières, il n’y a rien qu’un terrain vague et inégal, encore parsemé de sapins oubliés et de buttes en poutres grossières. Plus loin s’étend la bordure sombre de la forêt. Dans le bas de la ville, on dirait un village suisse, moins la vue des grandes montagnes et des horizons neigeux. Tout le long du fleuve, au-dessus des cascades, d’immenses radeaux descendent à force de rames, poussés par vingt ou trente hommes. Ils s’arrêtent à l’entrée du canal, se détachent et se reforment plus bas. Des scieries, des moulins se penchent sur la rivière. De grandes piles de planches équarries s’élèvent comme les bastions d’une forteresse, Il y a là un pont suspendu avec la double vue des cataractes et du ravin où la rivière reprend paisiblement son cours, un instant précipité. Des îlots de roche s’y dressent comme des tours, recouverts, dit-on, chaque printemps par la terrible masse d’eau qui vient du nord. Les nouveaux édifices, bâtis sur une côte boisée, à un tournant du ravin, apparaissent juste en face avec une certaine majesté. L’ensemble du paysage est gracieux, animé, sauvage. Montez maintenant sur la colline, et regardez l’horizon de forêts sombres qui s’étendent vers l’est à l’infini, roulant leur manteau uniforme sur montagnes et vallées jusqu’au point où elles s’effacent dans le bleu pâle et vaporeux du ciel. Vous vous sentez alors, dans ce mouvement de la cité nouvelle, saisi d’une mélancolie involontaire et d’un sentiment d’isolement inexprimable, comme sur un vaisseau au milieu de l’océan. Bientôt ce pays sera populeux et animé : aujourd’hui l’homme y paraît campé à peine. Il a déjà mis en fuite au bruit de sa hache et de ses machines les farouches populations qui rôdaient en bêtes sauvages dans le désert silencieux ; mais ce désert, il ne l’a pas soumis encore, et les brèches étroites qu’il y a pratiquées n’en troublent pas la majestueuse immobilité.

9 août.

J’allai hier, non pas au lac Koutchitchinn, qui m’était recommandé (nom bizarre et inconnu que j’ai vainement fait entendre), mais au lac des Chênes, qui est un épanouissement de la rivière Otawa. Ces grands cours d’eau de l’Amérique du Nord ne se précipitent pas, comme nos fleuves, du haut des montagnes pour dévaster la plaine. Ils circulent lentement sur de longs plateaux, arrêtés à chaque pas dans leur pente indécise, et formant des lacs jusqu’à ce qu’ils trouvent une issue. Ils sautent ensuite par-dessus l’obstacle, et vont s’épandre à peu de distance dans un bassin nouveau.

On s’embarque au village d’Aylmer, sur un bateau à vapeur encombré. Le lac des Chênes est fort semblable à ceux que j’ai traversés en venant de Montréal. L’extrémité seule a un caractère original et nouveau. La rive, couronnée de forêts, forme un vaste amphithéâtre qui bouche la vue de tous côtés. On aperçoit dans cette ceinture verte des bandes blanches et argentées. Ce sont des torrens qui du plateau supérieur viennent tomber à pic dans le tranquille bassin du lac. Une brume blanche et chaude enveloppe toute la contrée ; un village apparaît à gauche, niché dans la forêt, vers l’issue de la plus grosse rivière. A droite, nous entrons dans une anse étroite, retirée, où une douzaine de cabanes noires se groupent sur un promontoire rocailleux. Quelques canots couchés sur la plage, des bœufs qui ruminent, des oies qui naviguent en flottille, rappellent la vie rurale et reposent l’œil fatigué du désert. Une poulie, en un clin d’œil, débarrasse le pont du bateau de ses marchandises. J’entre sous un hangar de planches, où, à mon grand étonnement, je trouve un chemin de fer. Ce n’est pas qu’on eût fait grands frais pour l’établir : on avait abattu, équarri à peu près les arbres voisins, qui, entassés à plat, formaient une chaussée de bois massif. Un wagon assez semblable à une tapissière, chargé déjà de quarante personnes et attelé de deux chevaux, n’attendait plus que le signal du départ. Il s’en allait vers des contrées plus sauvages et plus inhabitées encore. C’est ainsi qu’en Amérique on pénètre dans le désert ; les chemins de fer ont devancé les routes.

Au retour, je me mis à dessiner ; aussitôt je fus entouré. Vous ne sauriez vous figurer la naïveté des indigènes. Ils me demandaient mille explications, mille renseignemens, d’où je venais, ce que je faisais, si je travaillais pour la gravure. Ils semblaient tout ébahis lorsqu’ils croyaient comprendre que je me donnais cette peine pour mon plaisir, et que je voyageais sans but déterminé. Bûcherons, pionniers, marchands de bois, marchands de fourrures, gens actifs et âpres au gain, voilà ce qu’on rencontre ici ; mais quant à un touriste, la chose est si rare qu’on en conçoit à peine l’idée. Aussi étais-je un être supérieur et merveilleux. Le capitaine m’offrait une chaise, une table, le purser venait m’avertir que le dîner était servi. Malgré cela, j’aurais volontiers envoyé au diable ces braves gens, leurs curiosités, leurs prévenances et leurs familiarités.

Les Français surtout sont de vrais enfans. Ici encore ils sont nombreux et s’emploient aux travaux les plus rudes ; doux, gais, polis entre eux, mais extrêmement ignorans et incivilisés. Notre race, qu’on dit si turbulente, si mobile, est une des plus routinières et des plus ennemies du nouveau qu’il y ait au monde. Partout où elle se trouve en concurrence avec une autre, elle ne sait guère sortir des conditions inférieures. L’habitant canadien est laborieux, sobre, bon ouvrier comme nos paysans, mais il n’a pas non plus grand esprit d’invention et d’initiative. Dans un pays où les charretiers deviennent législateurs ou ministres, il reste où le hasard l’a placé, et continue le métier que faisait son père. La mendicité, qui est inconnue aux États-Unis, sauf peut-être dans quelques grandes villes infestées par l’émigration européenne, n’est pas rare au Canada. Au moins y vois-je régner ces petits commerces si voisins de la mendicité, dont ils ont toutes les misères matérielles et tous les vices moraux. Les femmes vendent des gâteaux, des bonbons, des pommes, des cerises ; elles attendent toute la journée l’occasion de gagner un ou deux sous. Souvent plus nombreuses que les chalands, elles n’en aiment pas moins ce petit négoce oisif qui leur permet de flâner et de babiller tout le jour. Je les trouve d’ailleurs d’une honnêteté scrupuleuse. L’autre jour, à Carillon, je pris à l’une d’elles un verre de bière (la bière est faite ici comme chez nous la boisson, avec toute sorte de fruits sauvages) ; elle me demanda one copper. Je lui en donnai deux, elle m’en rendit un. Je lui dis qu’elle se trompait ; mais elle tint bon : « Non, monsieur, c’est un sou. »

Le Canadien est peut-être moins ingénieux et moins hardi que l’Américain ; il lui est peut-être inférieur comme machine et comme instrument de production. Je ne sais pourquoi je le préfère comme homme. Il y a ici dans les figures une bonne humeur que vous chercheriez en vain sur la face osseuse et maussade des Yankees. Cela tient sans doute à une vie plus tranquille, moins aventureuse, moins calculatrice, plus volontiers passée au foyer de famille, puis à l’influence des lois et des mœurs anglaises. Le Canada n’est pas un pays de démocratie sans mélange. Si mouvantes qu’y soient les fortunes, on sent qu’on n’est pas ici dans ce grand pétrin industriel où tout le monde se blanchit de la même farine. Les mœurs semblent avoir emprunté à la société anglaise quelque chose de sa distinction de classes. Enfin les souvenirs de l’Europe y sont plus récens et plus respectés qu’aux États-Unis. L’Américain, qui ne sait rien de l’Europe, la juge pourtant et la dédaigne sans appel. Le Canadien au contraire est un Européen transplanté qui n’a cessé d’avoir les yeux tournés vers la métropole.

L’accord est grand aujourd’hui entre les deux races qui se partagent le pays. La sage politique du gouvernement anglais a triomphé de ces haines nationales, toujours si obstinées. Elle a mêlé les deux peuples, en une même nation canadienne. En voyant ces petits Français noirâtres et ces grands Saxons blonds vivre de si bonne amitié, je me rappelle ces chats et ces chiens dont l’hostilité instinctive a été vaincue par la communauté de gîte et de nourriture, et qui sont devenus inséparables. Ils s’agacent encore quelquefois, montrent les dents ou la griffe, mais ce n’est plus qu’un combat amical et simulé ; les traces de leur antipathie native subsistent dans leurs jeux sans troubler leur fraternité nouvelle.

Je ne me dissimule pas que les Anglais gagnent aujourd’hui en influence et que cet accord tourne à leur profit. Partout où les deux races seront en concurrence, excepté sur les champs de bataille, nous aurons difficilement l’avantage. Je vous ai dit que la population française encombrait les derniers rangs du peuple canadien. Presque tout le monde se sert également des deux langues, et vous ne pouvez pas toujours savoir à quelle race appartient l’homme à qui vous parlez ; mais l’anglais décidément prédomine. Les familles françaises, de la classe élevée commencent à copier les mœurs et le langage des conquérans. J’ai vu un M. B…, Français d’origine, que le gouvernement de Québec envoie dans les hautes régions de l’Otawa juger arbitralement certains procès administratifs à propos des concessions de forêts. Son père, compromis autrefois dans l’insurrection, française et proscrit pendant beaucoup d’années, appartient aujourd’hui au gouvernement. Lui-même a oublié la langue de ses pères, la comprend à peine, et ne parle plus que l’anglais. Ces signes de décadence m’affligent, car je vois venir le temps prochain où le français ne sera plus parlé que dans le bas peuple, où même il disparaîtra, comme nos patois de province, devant la langue officielle. La petite nationalité française du Canada sera bien près alors d’être absorbée par sa rivale. Elle est comme une barque échouée sur une plage lointaine, et qui résiste longtemps aux vagues ; mais la marée monte, et tout à l’heure le nouveau peuple va l’engloutir.

Toronto, 10 août.

Je viens de passer une journée et une nuit, vingt-quatre heures de suite, en chemin de fer. Je me rembarque dans une heure pour Collingwood, et demain matin je serai en route pour le Lac-Supérieur. On ne voyage pas vite sur le chemin de fer d’Otawa. La voie est si délabrée qu’on n’ose pas faire plus de trois lieues à l’heure, et la compagnie n’a pas de quoi faire les réparations indispensables[4]. Des enfans courent après nous, escaladent le marchepied du wagon, et nous vendent, chemin faisant, des framboises et des pommes sauvages. Le train, dans ces solitudes, s’arrête au gré des passagers. Parfois un homme se lève, tire la corde qui fait sonner la cloche de la machine, et descend au milieu de la forêt. Aussi arrivons-nous trop tard à Prescott-Junction, où il nous faut attendre l’express de nuit pendant huit heures. Les voyages sont ici une perpétuelle leçon de patience.

Quant au pays que j’ai parcouru, ce sont d’abord de grands plateaux, d’immenses forêts, d’heure en heure une ou deux cabanes, des bois de sapins moussus, des bois de mélèzes en ruines, calcinés anciennement par un incendie, blanchis ensuite par la pluie du ciel, où fourmillent à présent des myriades de jeunes pieds à feuilles tendres qui bientôt cacheront les souches décharnées ; puis, sur les rives du lac Ontario ; une nuit noire, des sièges durs, étroits, des courbatures et un wagon tout fétide du sommeil de quarante personnes. Ce matin, tantôt de belles futaies d’ormes et d’érables avec çà et là un sapin décapité parmi leurs sveltes colonnes, tantôt le lac enveloppé d’une vapeur blanche et épaisse. Il y a de grands incendies dans les forêts ; une odeur de fumée est répandue partout. Voici enfin Toronto, une grande ville, où je ne m’arrête point.

Hier, dans la petite auberge où j’ai passé ma soirée, j’eus l’honneur de souper avec deux gentlemen américains. Ils se donnaient le plaisir suprême d’une intelligence américaine ; l’unique plaisir qu’elle connaisse, celui de causer gravement de la politique du jour. Ils composaient à eux deux une sorte d’assemblée délibérante. Chacun prenait à son tour la parole d’un ton lent et sentencieux, s’écoutant discourir avec complaisance, et réfutait son adversaire, devenu son auditeur. L’un d’eux, républicain, avait servi sous le général Hooker ; l’autre, démocrate, comparait gravement la propriété d’un esclave à celle d’un cheval ou d’un bœuf. Il invoquait la constitution, la lettre de la loi, et ne comprenait pas qu’il y eût d’autre autorité morale. Le premier avait le vague instinct d’une vérité plus haute ; mais, également borné à la vue du fait matériel de la loi écrite, il regimbait sans pouvoir justifier sa hardiesse. Il a fallu que mon mauvais anglais vînt au secours du républicain battu et cerné. L’autre à son tour est resté coi, soit qu’il fût embarrassé de mes raisons nouvelles, soit qu’il s’étonnât de l’audace grande de l’étranger qui lui faisait la leçon.

Ceci vous donne la mesure des idées politiques courantes chez les Américains. Nul peuple ne justifie moins sa réputation d’excentricité. Il y a ici, comme ailleurs, un modèle uniforme sur lequel sont taillés les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes. Doublés d’un ministre méthodiste et d’un maître d’école, ils répètent comme des perroquets les banalités que leur ministre ou leur journal leur enseigne. Ils ont la parole facile ; le langage du mauvais journalisme ne leur fait jamais défaut. De tout le domaine de la pensée, ils ont choisi pour leurs combat d’éloquence l’enclos restreint de la politique ; encore leur faut-il des barrières pour y borner leur vue, des murailles solides, invulnérables, que les principes abstraits ne puissent pas entamer, — en un mot une constitution qui leur fournisse des dogmes politiques, comme la Bible des dogmes religieux. Je sais que ces esprits à courte haleine sont souvent utiles dans une démocratie. Conservateurs obstinés des faits, ils opposent aux novateurs une résistance nécessaire à la maturité et à la durée même des réformes. C’est la myopie intellectuelle du grand nombre qui, sous le nom de bon sens pratique, garantit la liberté républicaine d’excès qui seraient trop faciles. Peut-être enfin n’est-ce pas à nous de dédaigner cet équilibre un peu pesant des opinions ; mais nos goûts se révoltent contre notre raison : nous ne pouvons admettre que les idées d’un peuple libre soient ainsi volontairement circonscrites, et quand il nous serait démontré que c’est le dernier mot de la civilisation moderne, nous refuserions d’être façonnés par elle et de passer sous son niveau.

Collingwood, 11 août.

Le côté nord du lac Ontario est la partie la plus peuplée du Haut-Canada. Le sol y est ondulé, sablonneux sur les plateaux, mais fertile dans les vallons. Aux environs de Toronto, on trouve des prairies, des champs nivelés, une agriculture en règle. Plus loin, on s’engage pour quarante lieues dans la forêt. Figurez-vous une éternelle plantation de sapins, pour la plupart immenses et semblables à des tours, entremêlée çà et là de quelques beaux bouquets d’érables et ravagée par des incendies périodiques qui laissent à la forêt un air de ruine grandiose. Quelquefois un ruisseau, un vallon, une clairière à peine ouverte et jonchée encore de troncs carbonisés, — au milieu de ce désordre sauvage, quelques pauvres cabanes, des scieries, des montagnes de bois préparés, une route pavée de madriers et un chemin de fer, — parfois même des essais de culture, des terrains enclos de ces fences américaines faites de bois rudes et inégaux posés en zigzag sur des fourches biscornues. Dans l’enclos, la terre est noirâtre ; les ronces et les racines déchiquetées l’encombrent de leur pêle-mêle fantastique. C’est là qu’on mène paître le troupeau ou qu’on dépose à la hâte la semence d’un maigre champ d’avoine. Le principal produit de cette contrée est le timber ou bois de construction. Grâce au chemin de fer, qui offre un débouché aux richesses naturelles de la forêt, la valeur de l’acre planté est devenue considérable. Il faut voir ces immenses cubes de bois plein, si lourds, si épais, qu’on n’en peut mettre sur chaque wagon que deux couches. Les sapins du Canada le disputent à ceux de Norvège ; on est étonné de leur haute stature, quand on les voit renversés.

Vers le milieu du chemin, nous traversons une plaine vague, marais ou bruyère. Adroite, dans la vapeur, qui n’a cessé de nous aveugler, on aperçoit une flaque blanche et argentée : c’est le lac Simcoe, qui se déverse dans le lac Huron par la rivière Severn. Ici, la fumée devient étouffante, et le ciel en est obscurci. Tout ce pays est en feu depuis quelques semaines : l’incendie court à droite, à gauche, suivant que le vent le pousse ; mais il est probable qu’il passera partout. On voit des villages entourés de flammes, des forêts où il ne reste plus à la place des arbres que de gros tisons ardens. Tantôt la terre morte et calcinée, les feuillages desséchés, les troncs noircis, indiquent le passage récent de la flamme ; tantôt elle éclate dans un fourré vert jusque-là épargné, et l’on aperçoit à travers les buissons ses langues brillantes. A deux pas de là, le pionnier, impassible, fauche tranquillement son champ d’avoine : il a l’habitude de jouer avec ce danger. Cependant le soir tombait ; la forêt s’enveloppait d’une ombre bleue ; çà et là, dans sa profondeur obscure, un point rouge luisait comme une étoile. La lune même, à travers la vapeur, semblait rougie d’une flamme sanglante. Le feu s’enroulait en spirale autour des grands arbres, qui brillaient alors dans les ténèbres comme de grandes torches enflammées. Les feux lointains répandaient une lueur blanche, une sorte de lumineuse auréole ; les feux voisins nous aveuglaient de leur ardente lumière : ils couraient dans les broussailles, voltigeaient de feuille en feuille, s’accrochaient aux vignes et aux lianes, serpentaient le long des barrières, faisant une pluie d’étincelles qui jaillissaient comme des fusées et des nuages d’une fumée brillante comme des feux de Bengale. Souvent nous courions en pleine fournaise, nous sentions le souffle embrasé de la flamme, et son gai pétillement devenait un menaçant murmure. Ce spectacle, au crépuscule d’abord, puis à la nuit noire, était vraiment féerique et superbe. Je songeais, en l’admirant, à tant de richesses dévorées, et je me disais que ce feu de joie coûtait cher.

Collingwood est un village à l’américaine, c’est-à-dire un rudiment de grande ville. Le lac Huron est en face de moi, enveloppé de brouillards. Une voie ferrée s’avance sur une jetée que termine un grand phare de planches, et où l’Algoma, qui va m’emporter, se repose de son dernier voyage.

Je continue à exciter la curiosité et à donner lieu aux conjectures. Quel est ce personnage mystérieux qui vient de Paris, qui semble riche, qui ne sait pas le prix du timber ni la valeur de la tonne de cuivre ? Il n’est pas probable que l’empereur des Français délègue un agent diplomatique aux tribus indiennes, A Otawa, la question a été vite résolue : j’étais un lord français qui voyageait pour chasser le spleen ; mais à Collingwood on n’a pas l’imagination si haut placée. Après bien des hésitations, on a déclaré que j’étais un dentiste. Le sac que je porte en bandoulière, ma trousse de cuir, mes bouteilles de buis, et surtout la forme de mon couteau, qui est fort admirée, tout rendait la chose évidente. Tout à l’heure le fils de l’aubergiste, un bambin fort gentil de sept ou huit ans, ne contenant plus sa curiosité, s’approche de moi, et en véritable enfant terrible me fait la question à brûle-pourpoint. Vous jugez combien j’en ai ri. Le petit a paru tout désappointé, Voilà encore les esprits en travail ; je m’en aperçois aux regards inquisiteurs et incertains. Plusieurs des curieux seront mes compagnons de voyage ; je m’amuserai à les faire trimer quelques jours. O inconstance des choses humaines ! hier prince ou peu s’en faut, abordé chapeau bas et salué presque du nom de mylord, — aujourd’hui arracheur de dents. Puisque je vais casser des mâchoires sauvages, je vous en promets des échantillons.

Lac Huron, à bord de l’Algoma, 12 août.

Journée triste et monotone. Nous naviguons dans une vapeur épaisse qui ne nous a pas laissé voir la côte ; nous ne l’avons aperçue qu’en la touchant. Le soleil jaunit dans ces blanches ténèbres comme dans un brouillard d’hiver. La navigation des grands lacs, par cette atmosphère voilée, ressemble à celle de la mer. On y cherche son chemin à tâtons, on consulte la boussole, on marche à petits pas comme sur les bancs de Terre-Neuve, sondant la profondeur à tout instant. Ce matin, nous croyions à peine avoir passé Cabot’s-Head, quand nous voyons en face de nous, à cent ou deux cents mètres à peine, surgir la forme vaporeuse d’une terre, d’abord une ombre pâle, presque invisible, puis les contours des arbres, des rochers, la silhouette des collines : c’était une île sur laquelle nous marchions sans le savoir. On s’arrête, on vire de bord, et nous naviguons au milieu de l’archipel dispersé à l’extrémité nord-ouest du lac Huron. On dit que par un temps clair ce passage est ravissant. Le lac s’entoure de ce côté d’une ceinture d’îles vertes ; la côte apparaît au loin dans les intervalles. Je vous en parle par ouï-dire, car je n’ai moi-même qu’entrevu les plus prochaines comme de vagues fantômes. Une fois pourtant nous entrâmes dans une passe étroite, entre deux rivages granitiques parsemés de roches brunes et revêtues de forêts de pins. Il y a là un pauvre village indien où nous abordâmes : il est habité par une population clairsemée de métis et d’indigènes qui accourut sur la jetée à notre approche. Ces sauvages blancs et rouges reçoivent deux fois par semaine la visite de l’Algoma ; c’est le seul lien qui les rattache au monde civilisé. Quelques maisons, bâties à l’américaine, ont le luxe d’une cloison de poutres et d’un toit de planches : ce sont celles des métis. Les Indiens couchent misérablement sur la terre nue, sous l’abri fragile de leurs wigwams d’écorce. Imaginez une sorte de cage formée de bâtons plantés en terre, rattachés en bouquet à leur extrémité, et là-dessus des lambeaux d’écorce de bouleau ou de chêne, rudement fixés par des tiges flexibles qui cerclent la cabane comme un panier de saule : voilà la demeure de toute une famille, sa défense contre la pluie, la neige et le vent d’hiver. Les plus riches ont une natte de joncs tressés qu’ils étendent sur la terre humide. Il y en a même, et c’est le dernier degré de la civilisation, qui ont établi dans leur hutte un petit poêle de brique surmonté d’un mince tuyau de tôle. La plupart gisent dans la boue, pêle-mêle avec les porcs, leur seule richesse, et réchauffent, serrés les uns contre les autres, leurs membres grelottans. En face des exemples européens, à quelques jours des grandes cités, ces pauvres gens n’ont ni l’adresse ni le besoin de se bâtir d’autres demeures. Les peuples, comme les individus, ont une période d’enfance intellectuelle et de lent progrès moral qu’une culture extérieure ne peut remplacer.

L’été, les hommes chassent et pêchent ; l’hiver, on se resserre dans la hutte, on y travaille à ces petits objets dont s’empare à vil prix la curiosité des blancs : broderies de verre, de paille ou d’aiguilles de porc-épic, paniers de joncs et canots d’écorcé, ouvrages de temps et de patience, dont l’Européen affairé dédaignerait le gain frivole. L’Indien aime les couleurs voyantes et les marie d’une manière originale. Je remarque un wigwam plus civilisé couvert d’une toile à voile, abri plus solide que ces rudes écailles d’écorces mal jointes. A l’intérieur, attachée à une ficelle, une natte à longues franges pendait comme un rideau. Ce n’est pas même un ameublement, les pauvres gens n’oseraient se donner pareil luxe ; c’est l’ouvrage commun de la famille pendant les longues soirées.

Un groupe m’a fort amusé, vu dans le clair-obscur de l’étroite cahute, comme une nichée de petits chiens dans un chenil. C’était une mère et ses trois enfans, ne parlant ni français, ni anglais, vrais sauvages de tout point. L’un d’eux, encore à la mamelle, reposait dans cet étrange berceau indien, sorte de raquette en forme de traîneau, où l’enfant reste attaché comme en croix, et que les femmes suspendent comme une hotte sur leurs épaules ; sa mère tantôt le posait sur le bout de ses pieds et le balançait pour calmer ses cris, tantôt le prenait dans ses bras, jetant quelquefois aux curieux un regard doux et farouche. Les deux autres, inquiets et étonnés, s’étaient cachés au fond de la hutte, où s’agitaient leurs petites têtes brunes et leurs yeux brillans. Tout auprès, sous un canot d’écorce renversé, à côté de ses ustensiles de pêche, gisait, la face contre terre, un pauvre homme gémissant et malade, destiné sans doute à mourir là sans autre abri.

Les jésuites ont gardé leur influence sur ce pauvre peuple. Ils sont encore ses amis, ses compagnons et ses guides. Pas une de ces squaws en haillons qui n’ait son chapelet roulé autour du bras, et qui ne le dise dévotement en sa langue. Cette conversion de toute une race sauvage à une religion qui suppose un si haut degré de civilisation morale est le plus merveilleux prodige qu’aient accompli jamais ces simples hommes de génie. Il est vrai qu’ils payaient parfois de concessions bien grandes cette conquête douteuse. On les a vus envoyer eux-mêmes leurs fidèles au carnage et prier dévotement dans leurs chapelles d’écorce quand les tribus partaient pour ces grands massacres qui s’appelaient la guerre indienne. Quand les guerriers tatoués revenaient chargés de scalpes et d’horribles trophées, le saint homme entonnait le Te Deum, comme Aaron ou Josué dans la Bible, rendant grâces au Seigneur du meurtre des ennemis. Ce n’était plus le pur christianisme que cette religion héroïque, mais farouche, appropriée à l’état sauvage, inspirant tour à tour de grands dévouemens et d’affreuses cruautés. Ces apôtres de la barbarie n’en furent pas moins des héros et de grands politiques. Ils savaient se mettre au niveau de l’homme sauvage et adapter à ses mœurs grossières la doctrine idéale qu’ils étaient venus lui enseigner. Lorsqu’ils avaient baptisé une tribu, ils y exerçaient une sorte de royauté ; ce qu’eux-mêmes, isolés, oubliés du monde, ils empruntaient à la barbarie, leur servait à la mieux dominer. Quand le martyr chrétien bravait les supplices, quand l’énergique Brébeuf se laissait écorcher sans se plaindre, quand le faible et timide Lallemand souriait dans un bain de poix brûlante, l’Indien, qui met au premier rang des vertus la force d’âme, admirait leur obstiné courage, et se prenait à respecter malgré lui la religion qui inspirait de si étonnans sacrifices. C’est à l’héroïsme de nos missionnaires que nous avons dû notre éphémère domination sur l’Amérique. Si jamais la race indienne a pu être civilisée, c’est par les jésuites, et, s’ils n’y ont pas réussi, ce n’est pas la dédaigneuse brutalité de la race anglaise qui accomplira ce miracle de patience et d’humanité.

Nous abordons à la grande île Manitoulin. Cette reine de l’archipel du lac Huron est un véritable continent : on y trouve des fleuves, des lacs longs de vingt milles. Elle sert de refuge à des peuplades indiennes expulsées du Canada, qui s’y sont établies sous la protection du gouvernement. Ici du moins personne ne leur dispute la terre. On leur envoie des inspecteurs et des juges, qui doivent résider parmi eux pour y développer l’industrie, l’agriculture et les lumières. Ces inspecteurs font sans doute de beaux rapports, mais je ne les crois pas très utiles.

Un groupe de voyageurs s’arrêta devant une cabane où deux femmes indiennes accroupies sur le seuil travaillaient en silence à quelque babiole. Les curieux attroupés riaient tout haut devant elles et les agaçaient de leurs plaisanteries. Elles, sombres, impassibles et muettes, nous regardaient gravement sans s’interrompre et ne répondaient rien. On eût dit qu’elles nous jugeaient indignes d’une parole et qu’elles se retranchaient dans une insensibilité dédaigneuse. Je souffrais de voir ce reste de fierté mêlé à leur abjection ; j’aurais voulu écarter cette foule insultante qui offensait leur dignité. Je leur parlai français : elles ne me comprenaient pas ; mais elles prirent volontiers six pence que je leur jetai sur les genoux. Telle est la réalité prosaïque : cette imposante gravité n’est qu’un sommeil pesant de l’intelligence. Quand vous voyez un de ces masques de bronze à l’œil fixe, sorte de sphinx rêveur et de ruine hautaine d’une gloire passée, ne vous laissez pas étonner par la royale majesté de l’attitude ; jetez-lui quelques sous, et, sans remuer un muscle de son visage, le noble déchu ramassera votre aumône, trop indolent pour demander et trop insensible pour dire merci.

Nous continuons à naviguer parmi les îles, qui se dressent de tous côtés par myriades, et nous devinons à travers la brume un horizon plein de vues gracieuses. Ce crépuscule obstiné nous vient des grands incendies des forêts. Il y a depuis quelques semaines conflagration générale sur tous ces rivages, jusqu’au fond du Lac-Supérieur, — cinq cents lieues de pays qui brûlent ou qui ont brûlé. La fumée s’étend sur les grands lacs jusqu’à des centaines de milles ; elle descend par les vallées jusqu’aux parages de Montréal.

13 août.

Nous avons touché à Bruce-Mines, établissement considérable de la compagnie des mines de cuivre de Montréal. L’exploitation du minerai occupe environ trois cents ouvriers. On soumet les produits bruts de la mine à l’action du mortier, et après plusieurs lavages on obtient une poudre de cuivre d’une grande pureté. Par-delà se trouve une autre mine, non moins florissante, exploitée par une compagnie anglaise. La colonie de Bruce-Mines, déjà populeuse, a beaucoup d’avenir. Je cause avec un employé du gouvernement, inspecteur-général des mines anglaises du Lac-Supérieur. Il me parle de ce bassin minier, qui est le plus riche du monde. On y trouve le cuivre presque à fleur de terre, en blocs énormes, et à l’état natif. Le minerai de fer s’y rencontre en montagnes qui couvrent des pays entiers. Le premier bloc de cuivre découvert à la mine Minnesota, près d’Ontonagon, pesait 7,000 kilogrammes. Aussi le produit des mines de cuivre a-t-il augmenté en sept années de 3,000 à 10,000, celui des mines de fer de 1,400 à 115,000 tonnes. Les établissemens de la côte anglaise sont encore nouveaux et à peine ébauchés, mais on s’attend à leur voir prendre un grand développement : ils ont du plomb, du cuivre, de l’argent, du fer, tous les métaux. En revanche, le séjour de ces contrées est fort rude, le climat septentrional règne en toute saison, Je commence à m’en apercevoir à la bise froide qui descend la vallée.

Nous sortons de cet archipel aux dix milliers d’îles. Un ciel bas nous les laisse voir avec l’aspect sale et triste des jours de pluie. Les côtes noires s’allongent à l’horizon comme des taches d’encre sur la surface grise du lac. On dirait une de ces froides soirées de novembre où le ciel a perdu toute lumière et la terre toute couleur. Peu à peu cependant les nuages s’élèvent ; nous entrons dans un défilé bordé de montagnes, les forêts s’éclairent d’une lueur sombre. Il y a beaucoup de grandeur dans cette entrée du dernier bassin où séjournent les eaux d’un continent. On sent qu’on va pénétrer dans un nouveau monde. La barrière montagneuse se ferme de tous côtés. On découvre l’embouchure du fleuve cachée dans une étroite encoignure. Il y a un hameau sur chaque rive, postes où s’arrêtent les steamers des deux pays, — les Américains à gauche, les Canadiens à droite. Pendant que nous faisons du bois, le soleil achevé de chasser les brouillards, il brille sur des côtes boisées et sauvages ; le granit rouge de la montagne se cache sous les sapins à sombre verdure ou se marie au feuillage brun des forêts roussies par la flamme. Çà et là flotte une fumée bleue dont la gaze transparente adoucit les teintes brûlées. Au milieu coule à pleins bords, avec une belle couleur verte et limpide, le fleuve Sainte-Marie, aussi grand déjà et plus majestueux que le Saint-Laurent.

Aux environs des rapides, les côtes s’abaissent. On ne voit à l’ouest que l’horizon écumant, taché de quelques îles verdoyantes. Des mouettes, de grands oiseaux pêcheurs s’ébattent dans ce tumulte et planent gravement au-dessus des vagues, prêts à fondre sur le poisson imprudent qu’entraîne le courant. Quelquefois ils se posent sur la vague, et roulent comme des écumes blanches ballottées sur l’eau verte. C’est là, au pied des rapides, que s’élève l’ancien village français de Sault-Sainte-Marie sur l’emplacement où fut établie de bonne heure une mission de jésuites, et où de longue date les Indiens avaient coutume de tenir leurs grandes assemblées. Après une courte station, nous nous engageons dans le canal. Ce magnifique ouvrage, large de cent pieds et long d’un mille, a été bâti en deux ans. Pour franchir une hauteur de trente pieds, deux écluses ont suffi ; elles ont chacune trois cent cinquante pieds de long et reçoivent les plus gros vaisseaux, les remorqueurs avec tout leur train.

Voici enfin le Lac-Supérieur, le père des lacs, la plus reculée, la plus vaste et la plus profonde des mers intérieures de l’Amérique. Les rives sont plates, bordées au sud d’une grande dune de sable ; bientôt nous les perdons de vue. Quant à mes compagnons, que vous en dire qui ne soit maussade ? L’ennui de cette vie bruyante, emprisonnée, teint en noir leurs visages. Il y en a de toute sorte, depuis l’officier anglais irréprochable jusqu’à ce métis écossais ivre et déguenillé qui vient sans façon s’asseoir auprès de moi, prendre mon livre, et me sourire d’un air idiot. Pourtant, dans cette confusion démocratique, il se fait instinctivement une démarcation entre les diverses classes de voyageurs.

Les gentlemen, qui se tiennent un peu à l’écart, me coudoient poliment comme un égal. Quant aux half-breeds, gens tout à fait grossiers et repoussans, ils sont relégués d’un commun accord un peu plus loin. Entre deux flotte une classe indécise, composée en général de petits bourgeois et de demi-paysans canadiens, faciles à confondre avec les gens du bord, dont ils ont le costume, l’allure et la malpropreté. Il m’est arrivé de leur donner des ordres, les prenant pour des domestiques, et réciproquement, par crainte des méprises, j’ai salué poliment les valets. Ces bonnes gens sont prévenans, cordiaux, mais parfois importuns. A leur curiosité discrète et mêlée de révérence succèdent des questions sans fin. Une fois qu’on leur a donné la main, on ne s’appartient plus, il faut prendre part à leurs amusemens, à leurs conversations, à leurs rires. Ne m’ont-ils pas ce soir forcé de chanter une chanson française ? J’ai eu beau protester, ils m’ont poussé par les épaules, puis dédommagé en m’applaudissant à tour de bras.

La vie matérielle est fort misérable : on dîne avec du bœuf salé et du thé sans lait. Je dors pêle-mêle avec vingt autres passagers dans une cabine souterraine, ou plutôt sous-lacustre, où le jour ne pénètre que par l’escalier. Le matin, on se dispute les deux cuvettes et les quatre serviettes qui servent à cinquante personnes, à moins qu’en désespoir de cause on n’aille s’arroser sous la pompe. Les Américains sont d’une sobriété extrême et d’une grande indifférence au bien-être : ils aiment mieux mal vivre et payer bon marché. Sur le Lac-Supérieur, 16 août.

Je n’ai pas débarqué à Fort-William, comme je l’avais projeté, et me voilà, en dépit de tous mes plans, en route une seconde fois pour Sault-Sainte-Marie. On m’avait trompé en m’annonçant que les communications étaient faciles de Fort-William à la côte américaine. Fort-William est un lieu perdu, le dernier poste occupé sur la côte nord par la compagnie de la baie d’Hudson, propriétaire de tous ces rivages. De là au fond du lac où les Américains ont bâti Superior-City, il y a 200 milles le long d’une côte abrupte et battue par les tempêtes. Par terre, ni routes praticables ni même sentiers battus ! il faut s’ouvrir un chemin dans les forêts la hache à la main, camper la nuit, emporter ses provisions, avec le danger de s’égarer ou d’être dépouillé par les Indiens qu’on a pris pour guides. Par eau, si le temps est calme, c’est un voyage de cinq jours en canot, avec deux Indiens, abordant chaque soir au rivage, traînant le canot à l’abri des vagues, arrêtés quelquefois par des ouragans qui durent des semaines entières.

Quels déserts que ces contrées ! Sur une longueur de trois cent cinquante à quatre cents milles, suivant la côte nord du grand lac, nous n’avons eu que deux fois à déposer des lettres. La première de ces stations postales était un large golfe encadré de montagnes grandioses, et fermé au fond par une plage couverte de l’éternelle forêt de sapins. J’ai promené partout mes yeux, et je n’ai vu que le sable blanc des grèves, le tapis velouté des forêts, l’écume argentée des brisans sur les falaises : pas un signe d’habitation humaine ! Enfin, au bruit du sifflet, deux barques, montées d’Indo-Français et de rudes Européens devenus plus sauvages encore, ont doublé un promontoire et nous ont abordés. On échangea les lettres, les nouvelles ; on causa quelques minutes, puis nous nous remîmes en route, tandis que les deux barques s’éloignaient en chantant. Où retournaient-elles ? Je ne sais pas. On dit seulement qu’il y a là, dans un coin perdu dans le désert, un poste de la compagnie d’Hudson.

La seconde fois, c’était à notre gauche, sur le bord de la grande île de Michipicoten. Je regardais avec plaisir la gracieuse succession des promontoires qui allongeaient leurs bras caressans dans la mer. L’île est montagneuse, boisée, rougie çà et là par la flamme. Une fine vapeur bleue, reste d’un récent incendie, l’entourait à mi-côte d’une légère ceinture de gaze. Tout à coup le même sifflet rauque nous déchire les oreilles. A quoi bon dans cette solitude ? J’aperçois quelques cabanes éparses sur le rivage, un point noir mouvant qui s’avance vers nous : même échange rapide, même brusque adieu. Nous fuyons ensuite ; la terre s’efface, le soleil se couche rouge et aplati comme un morceau de fer brûlant sous le marteau du forgeron ; la lune de l’autre côté se lève pâle et transparente. Le soir, aurore boréale, spectacle ordinaire en ces climats. Le lendemain, réveil en face de la superbe coulée basaltique de Thunder’s Cape. Une heure après, nous étions devant Fort-William.

Thunder’s Cape, ou le Cap du Tonnerre, s’avance fièrement au large comme la ruine d’un bastion colossal de douze cents pieds. Des forêts pendent de droite et de gauche sur ses flancs éboulés ; mais son front noir et dénudé tranche durement sur le ciel, comme un vieux château féodal se dressant du sein de la verdure qui a envahi ses ruines. Quand on passe devant le promontoire, la grosse tour isolée surgit avec une imposante grandeur : vue de profil, elle semble la dernière pile d’un môle immense et inachevé. Le ciel était en harmonie avec cette nature sauvage : de gros nuages violemment éclairés, des taches brutales d’ombre et de lumière rehaussaient ce tableau sombre, qui me rappelait les côtes d’Ecosse.

Laissant à gauche l’Ile-Royale et les îlots que prolonge au loin la coulée, nous jetons l’ancre en face d’une terre déserte. On m’avait dépeint Fort-William comme un établissement prospère, animé, une sorte de ville en herbe. Les journaux, en annonçant l’excursion de l’Algoma, avaient promis une réunion générale, une danse de guerre des tribus sauvages, et je ne voyais à l’horizon que des montagnes bleuâtres, sur le rivage qu’une forêt sans limites. Enfin j’aperçus l’embouchure d’une rivière, sur l’un de ses bords quelques huttes, quelques baraques : c’est Fort-William. — Un drapeau anglais flottant au bout d’un mât, une clôture de pieux, voilà la forteresse ; — une jetée de bois, des canots d’écorce dispersés sur la plage, une ou deux barques ruinées, voilà le port. Ce rendez-vous de la civilisation et de la barbarie n’a rien qui doive donner aux indigènes une grande idée de leurs conquérans. Plus loin, au-delà du tournant de la rivière, derrière les bois de mélèzes et au pied de la montagne carrée qui ferme de ce côté la vue, il y a une mission de jésuites. Deux missionnaires y sont venus de France, où ils ne retourneront jamais. Les missionnaires renoncent à tout, même à leur langue, qu’ils remplacent par l’idiome des Chippewas : héros inconnus dont le dévouement est d’autant plus sublime que le souvenir doit en demeurer avec eux-mêmes enseveli dans ces déserts !

Je descends à terre avec mes joyeux compagnons, qui chantent à tue-tête et apostrophent les pauvres Indiens ou métis qui viennent au-devant de nous. Déjà les canots nous entourent, nous apportant du poisson, des coquillages, des paniers de jonc. Ces jolies embarcations, avec leurs becs crochus ornés de peintures, leur frêle charpente d’écorce doublée de lamelles de bois, glissent sur l’eau comme des corbeilles. Le navigateur s’asseoit au fond même de la nacelle, et son buste dépasse à peine le niveau de l’eau.

Je m’écartai du village pour aller dessiner le wigwam d’une famille indienne, qui me rendit avec usure ma curiosité et mon étonnement. Les bonnes gens, d’abord intimidés, ne se tenaient pas de rire ; les enfans, qui jouaient sur le seuil, se blottirent dans la niche obscure. De temps en temps, une petite tête effarouchée paraissait à la fenêtre, c’est-à-dire entre deux lames d’écorce de bouleau déchirées, ou bien une main soulevait le haillon noir qui servait de porte, et y pendait soit une vieille culotte, soit un couteau, soit une écuelle. Ayant compris vaguement ce que je faisais, ils s’amusaient à m’exhiber une à une toutes les pièces de leur mobilier primitif. A côté, sur trois baguettes dressées en fourche, pendait un crochet de bois sous lequel fumaient quelques tisons mal éteints. La mère venait quelquefois se pencher sur mon épaule avec un sourire naïf. Un vieux fou qui m’avait suivi, drapé dans ses haillons avec la majesté d’un Marius, divaguait pompeusement dans un jargon mêlé de trois langues, tandis que de grands chiens sauvages, d’allure sournoise et craintive, rôdaient silencieusement autour de moi. Le vieillard se croyait revenu aux beaux jours de. son peuple : il me parlait avec une emphase véhémente de Chippewas, de « gouvernement, » de sagas, et me prenait sans doute pour un chef des hommes blancs. Survint, un jeune homme à cheveux blonds qui m’adressa la parole en français. Il me demanda des nouvelles de la guerre. « Il paraît, monsieur, que c’est chaud là-bas ! Et à La Morâle, c’est-il tranquille ? » La Morâle est une corruption de Montréal. Voilà ce que ces pauvres gens savent du monde vivant. Celui-ci, de sang français presque pur, descendant des anciens voyageurs, avait servi la compagnie d’Hudson, « là-bas dans le nord, » où « la vie est dure. » L’Amérique, Montréal, le pays plus lointain d’où venaient ses pères, tout était confondu pour lui dans le même nuage fabuleux. Les Indiens ont oublié la terre qu’ils possédaient avant la conquête des hommes blancs. Les lacs sont leur océan, le Canada le pays lointain de l’autre race. Tout ce qu’ils savent, c’est que les blancs viennent, du côté où le soleil se lève, et que les premiers qui abordèrent s’appelaient Français. « Le roi et la France ! » c’était le salut qu’ils me faisaient en entendant ma langue, et ces deux mots résument toute leur science historique.

Depuis un quart d’heure environ, j’entendais un sourd murmure de tambourins et de voix cadencées, comme le bruit qu’on fait aux jeunes essaims d’abeilles pour les charmer et les endormir. De temps en temps, un long cri aigu, semblable à l’exclamation joyeuse d’une troupe d’enfans qui s’ébattent, interrompait cette musique. Je m’approchai et vis un curieux spectacle : c’était la grande wardance annoncée. Seulement (ô impudence du humbug américain !) les tribus indiennes étaient une troupe d’enfans et de vieillards en guenilles. Quelques métis, ouvriers employés par la compagnie, s’étaient grotesquement accoutrés pour se donner l’air sauvage. Leurs vestes, leurs pantalons de flanelle, leurs bonnets écossais, étaient empanachés d’ornemens bizarres. Ici des crinières postiches, là des foulards d’indienne roulés autour de la tête, ou bien des rubans bariolés, des verroteries, des banderoles, des aigrettes de plumes, déguisaient le prosaïsme de leurs habits modernes. Figurez-vous enfin leurs longs cheveux noirs tombant sur leurs épaules, leurs visages peints de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, les carrés rouges, bleus et jaunes qui font des arabesques sur leur peau sombre, et vous concevrez que ce jeu ridicule était encore pittoresque. Trois hommes assis à terre et sérieux comme des statues de bronze frappaient en cadence sur des tambours avec des bâtons de bois, en chantant, une mélopée monotone et mélancolique. Au bruit de cette musique indéfinissable, les danseurs sautaient en rond avec une imperturbable gravité : ils s’arrêtaient parfois, et poussaient le cri perçant qui m’avait attiré ; puis la danse recommençait, toujours la même, avec la solennité d’un rite religieux. Peu à peu, le bruit des cymbales, le mouvement monotone de la courte gamme ascendante et descendante qu’ils répétaient sans fin, la rotation accélérée de la ronde furieuse, échauffaient les têtes ; il se mêlait à ce jeu grossier quelque chose de la volupté frénétique des fakirs de l’Inde ou des derviches d’Asie. Pour moi, qui regardais sérieusement la comédie, cherchant à y saisir la trace des anciens mystères, j’y trouvais une saveur indicible de superstition sauvage ; il me semblait entendre les corybantes du paganisme célébrer dans quelque vallon solitaire leurs graves orgies et leurs danses effrénées. L’homme sauvage trouve dans le mouvement matériel l’enthousiasme que nous cherchons dans les émotions de la pensée.

J’aurais voulu que l’on fît silence et qu’on laissât l’exaltation grandir, jusqu’à ce que le souvenir du passé se ranimât dans cette parodie bouffonne des vieilles coutumes nationales ; mais les spectateurs, riant à gorge déployée, excitaient les danseurs comme des singes ou des chiens savans ; ils se mêlaient eux-mêmes à la danse avec des grimaces. Quelques métis qui jouaient un rôle souriaient à demi ; cependant la gravité indienne résistait à toutes les moqueries. Il y avait surtout un vieillard tout plein encore de la gloire de ses pères, le même qui m’avait poursuivi de ses déclamations majestueuses : celui-là se sentait, j’en suis sûr, devenu le chef de sa tribu, tant ses attitudes étaient théâtrales et ses cabrioles convaincues ! On eût dit le roi David dansant devant l’arche sainte. Voilà l’avenir de la race indienne : ce pauvre fou glorieux et le métis riant sous cape en personnifient assez bien les variétés. Ajoutez-y la bête fauve demi-nue qui meurt de faim, traquée dans les derniers déserts où les hommes, blancs la pourchassent, et vous aurez résumé les trois destinées possibles qui la conduisent également à la destruction.

Quand nous nous rembarquâmes, la plage, encombrée de curieux, et de mendians, offrait le spectacle le plus animé. Les femmes, drapées dans leurs robes et leurs châles de bure, donnaient à leurs pauvres vêtemens par l’assemblage hardi des couleurs un air de luxe sauvage. Les hommes eux-mêmes étaient affublés de parures brillantes : chemises rouges brodées d’étoiles, perles de verre, paillettes de cuivre, bottes estampées de dorures, toques enrubannées, rappelant la coiffure des anciens guerriers. Les enfans couraient demi-nus. Quelques familles montèrent en canot pour aller joindre le navire. L’une d’elles s’établit dans l’entre-pont, où elle me donna le plus joli spectacle. La mère, à demi indienne et suivie de trois petites têtes brunes malicieuses, portait dans ses bras un de ces petits crucifiés qui semblent ficelés dans une grosse pantoufle : celui-ci, un gros garçon plein de vie, au regard sauvage, étroitement lacé dans sa prison de laine, resta adossé contre un tonneau, près d’un gros paquet de câbles. Ce matin, le pauvre petit était tout mouillé de larmes, et l’on défit enfin les premiers nœuds de sa chaîne : il fallait le voir alors agiter avec bonheur ses petites mains prisonnières et ses petits bras engourdis…

À bord de la Planète, 21 août.

J’ai quitté à regret, non pas Sainte-Marie, mais les Anglais avec qui je m’y suis lié. Le bon ton, quand on le rencontre, procure toujours un bien-être extrême. Je ne le cherche pas dans la gigantesque baraque où je voyage avec cinq cents personnes étrangères. L’Américain aime à vivre en troupeau. Va-t-il à la campagne, il s’établit à Saratoga ou à Newport, dans le lieu le plus bruyant et le plus peuplé. A-t-il une ou deux semaines de congé, il s’embarque avec sa famille sur un de ces grands paquebots des lacs. Je n’aime pas cette cohue bariolée, cette familiarité de hasard avec le premier-venu. Sans doute il y a beaucoup de braves gens dans le nombre, mais c’est en vain que j’y cherche un semblable. Les femmes sont communes, salement ou pompeusement parées ; elles ont l’air de ces figurantes de théâtre dont les falbalas traînent sur des mains noires, et qu’un chiffon de soie transforme en grandes dames. Les hommes ressemblent à des épiciers endimanchés ou à des sapeurs-pompiers en habits de ville. Les Allemands ou plutôt les Américains de race allemande, qui sont nombreux dans l’ouest, oublient déjà leur langue maternelle, et ne se distinguent plus des Yankees à barbes de bouc que par leurs cheveux bouclés, leurs grandes moustaches blondes et leur goût persistant pour la musique. Les enfans imitent déjà le sans-façon paternel : pendant que j’écris, il en vient une bande autour de moi dévaliser mon pupitre et m’accabler de questions. Tout à l’heure ils jouaient à la balle sur mon dos, où de temps en temps les plus bardis venaient donner un coup de tête.

En revanche, n’ayez pas le malheur de vous asseoir à table avant que toutes les femmes aient pris place, ne venez même pas ensuite, si vous êtes garçon, vous attabler parmi les gens à peu près propres qui occupent le haut bout. On vous relègue parmi les têtes crasseuses, à moins que vous n’ayez une lady pour compagne. La plus repoussante a le pas sur vous, et rien de plus impérieux que l’étiquette démocratique. On me raconte que sur un paquebot du Mississipi, un passager malade s’étant permis de lâcher un petit juron contre les soi-disant ladies qui le chassaient de sa place, le capitaine arriva sur lui comme un furieux, en brandissant un couteau de cuisine avec des malédictions de damné. Cet homme, ancien matelot, n’en était pas moins, à sa manière, le galant chevalier des dames…..

Nous avions à bord quelques Indiens enrôlés dans l’armée fédérale. Les états font feu des quatre pieds pour trouver des hommes. Je ne sais d’ailleurs où en est la conscription. Je vis depuis quinze jours comme un sauvage, dans une ignorance absolue de ce que fait le monde politique. Je sais seulement que les confédérés ont à peu près perdu Mobile, et qu’il y a eu à New-York un meeting monstre pour Mac-Clellan. Celui-ci paraît gagner du terrain, de l’aveu même de ses adversaires. Ce n’est pas une raison pour qu’il soit élu. On succès militaire brillant assurerait les chances de Lincoln ; aussi le New-York Herald semble-t-il se rabattre de préférence sur le nom du général Grant, sans doute pour détourner au profit des démocrates une partie de l’influence que ses victoires pourraient gagner aux républicains. Cependant le ministre des finances donne, dit-on, sa démission. Je ne sais quel sera le nouveau Curtius qui consentira à engloutir son avenir politique dans le gouffre de la dette américaine.

Il est écrit que je ne connaîtrai pas le lac Huron. La même fumée qui me le cachait à mon arrivée m’accompagne encore à mon reTour. Perché sur l’une des deux grandes poutres arquées qui dominent le navire, j’ai vu ce que j’ai pu voir, c’est-à-dire une succession d’îles boisées et rocailleuses séparées par des passes étroites, découpées en baies sinueuses où s’endorment les courans assez vifs dont ces masses d’eau sont animées. Rien de vivant que les volées de canards sauvages qui s’enfuient à notre approche. Quelquefois un canot indien glisse silencieusement sur l’eau grise, ou bien, car c’est la grande route de Chicago et de Détroit, un bateau à vapeur sort du brouillard en poussant son rugissement accoutumé. Cette navigation est très lente ; on s’arrête toutes les quatre heures pour faire du bois.

Milwaukee, 23 août.

Hier matin, à Mackinaw, j’avais déjà quitté le bord, quand j’appris que le paquebot hebdomadaire de Green-Bay était parti la veille. Attendre là une semaine, c’eût été folie : je me suis rembarqué, toujours dans la fumée et dans le brouillard. Vers le soir, on fit du bois sur la côte du Michigan, puis le vent souffla, et le lac prit un air de tempête. On dansait pourtant dans le salon du bord. Résistant aux importunités de mes nouveaux amis, j’avais refusé de prendre part à la fête et de me laisser présenter aux dames. Je m’étais retiré sur le pont, sous une chaloupe, où je dormais tant bien que mal dans mon manteau. Sur ces bateaux encombrés de monde, le pont, le toit, les charpentes élevées qui le soutiennent, sont mon domicile habituel : on y trouve une espèce de solitude. Le jour, vous me verriez en l’air, assis gravement sur cette arche aérienne, jambe de ci, jambe de là, un livre ou un cahier à la main. Ces allures retirées et solitaires intriguent beaucoup les Américains, qui sont tout mouvement et tapage, et qui, une fois sortis de leurs bureaux ou de leurs comptoirs, ne touchent plus une plume ni un livre. Chassé pourtant par la rosée, qui était humide, et par le vent, qui était froid, j’étais rentré dans le salon, où j’essayais de sommeiller sur une chaise, dans un coin obscur, lorsqu’un brave habitant de Chicago vint m’offrir un lit resté vide dans sa chambre. J’y ai fait une provision de sommeil, pour de nouvelles nuits de bivac.

Le sans-gêne américain a, vous le voyez, son bon côté. Qui se serait avisé chez nous de partager sa chambre avec un étranger ? Nous restons froids, polis, réservés les uns devant les autres, n’empiétant pas d’un pouce sur le terrain d’autrui. En revanche, nous ne cédons pas une ligne du nôtre : chez nous, celui qui s’emparerait sans permission du livre ou du parapluie de son voisin serait regardé tout au moins comme un homme mal élevé. Ici point de ces scrupules : les Américains sont naïvement indiscrets, comme de grands enfans qui touchent à tout. Voilà, depuis une semaine, le troisième livre que je commence à lire, et qui disparaît. Je me suis juré désormais de faire garde de cerbère autour de mon bien.

Remontez, à partir de Chicago, la côte ouest du lac Michigan ; vous y trouverez Racine, puis Milwaukee, la plus grande ville du Wisconsin, où ces dernières années ont accumulé une population de soixante-dix mille âmes ; quand je dis accumulé, je me trompe, car rien n’y sent l’étroit et le renfermé. La ville s’étend au large sur la plage et dans la campagne, coupée à angles droits, de longues avenues plantées d’arbres, plus semblable à un village qu’à une ville. Sauf deux ou trois rues qui ressemblent à celles de New-York, on dirait presque un faubourg de Londres. Les villes ne sont ici que de grands faubourgs : pas d’ancien berceau de la cité, pas d’enceinte resserrée ni de monumens pittoresques, mais des rues où l’herbe pousse prolongées à perte de vue, des trottoirs en brique ou en planches, des maisons pour la plupart isolées et entourées d’arbres, des masures de planches en face d’édifices monumentaux copiés sur ceux de Broadway, des oies qui s’ébattent dans la boue à côté des rails de fer où roulent les omnibus, — et parmi tout cela un air de richesse, d’abondance, de liberté ! Il y a dix ans, quand la ville ne comptait encore que trente mille âmes, elle avait déjà cinquante églises. Madison, la capitale de l’état, a été improvisée en 1836, dans un désert, par acte de la législature du Wisconsin. Quand le vote fut passé qui en faisait une capitale, la colline où elle a poussé, entre ses deux petits lacs, ne portait encore qu’une cabane de bois solitaire. Il n’y a que l’Amérique, avec ce flot perpétuel de l’émigration qui s’avance vers l’ouest, où l’on puisse avoir impunément ces hardiesses.

Je poursuis le cours de mes transformations. Vous vous rappelez ce que j’étais il y a huit jours. Hier j’étais, devinez quoi ? Un correspondant du Times. Ma taciturnité n’ayant pas trahi mon accent étranger, je ne sais quoi d’européen dans la tournure, une mine grave et philosophique, tout concourait à faire admettre cette supposition, — du moins il faut le croire, puisqu’on ne s’est pas borné à des conjectures, que le bruit en a couru, et qu’il est venu jusqu’à mes oreilles. La veille, dans le salon du bord, j’avais tiré mon écritoire et écrit deux ou trois heures sur la table même où l’on allait dire le service divin. Écrire seul dans un salon où tout le monde babille, avoir un si beau pupitre de voyage, c’est extraordinaire, c’est européen. Et puis quelle curieuse manie d’écrire lorsqu’on peut se croiser les bras ! évidemment j’accomplissais une fonction ; je faisais un métier. J’étais donc, sans nul doute, le correspondant du London Times. Je les ai détrompés en ouvrant la bouche ; alors j’ai été Suédois, et je le suis encore ; demain je crois que je serai Turc ou Chinois. Les Suédois d’ailleurs émigrent en masse vers ces contrées. La moitié peut-être de la population du Wisconsin est d’origine scandinave. Il y a des villages en tiers qui sont des colonies suédoises. Voilà qui explique la méprise.

24 août. La Crosse (Wisconsin).

Le train de La Crosse ne partait qu’à une heure et demie du matin ; mais l’aubergiste a trouvé bon pour sa commodité de fixer à dix heures le départ de son omnibus. Vous savez qu’en Amérique le voyageur est sujet de ceux qui le servent et doit suivre démocratiquement la consigne. Je me résigne donc à faire le pied de grue pendant trois heures à la gare, ou, comme on dit en Amérique, au dépôt du chemin de fer. J’y trouve une affreuse baraque, une rangée de wagons vides et une horrible foule d’émigrans ou d’Indiens qui grouille par terre, endormie dans l’obscurité. La lueur vacillante d’une lanterne me montre des haillons, de grosses bottes, des jambes nues, des visages noirs. Je saute par-dessus cette étable humaine pour aller reconnaître mon bagage dans un monceau croulant qui s’entasse laborieusement sur l’étroite chaussée. Le service de la gare est fait par un seul homme, à la fois comptable, ingénieur, facteur, surveillant et agent télégraphique. C’est le même que j’avais trouvé sur le quai, au débarquement du bateau vendant des billets. Tout à l’heure, sa besogne faite, il va boire et discuter politique dans le cabaret de la station.

On m’offre une couchette dans le sleeping- car. Un étranger vient et jette mon manteau à bas du lit en disant qu’il l’a retenu. L’atmosphère était chaude, étouffée, malsaine ; j’allai m’asseoir dans le bar-room pour lire en attendant minuit. Une troupe de germano-Américains discourait en buvant de la bière. « La guerre, disait l’un d’eux, est une damnée sottise ; nous avons à Washington un vieux manche à balai. » Je cherchai refuge dans un wagon vide dont par hasard la porte était demeurée ouverte. Je m’y établis à l’américaine, étendu tout de mon long sur deux sièges ; mais voilà qu’un flot se précipite. Quelles figures, grand Dieu ! et dans quelle caverne suis-je entré ? Ce sont mes dormeurs de tout à l’heure ; chapeaux défoncés, barbes grasses, guenilles pourries, tout arrivait pêle-mêle et s’entassait autour de moi. Les femmes passaient dans le wagon voisin. Cependant les rangs se comblaient : devant, derrière, j’étais cerné partout. Le conducteur passe et me repousse brutalement les jambes. « Asseyez-vous, dit-il. » L’infection devenait odieuse, et impossible d’ouvrir les fenêtres : elles étaient murées. Je m’enfuis épouvanté. Tentons l’entrée du wagon des dames ; ces ladies n’étaient pas irréprochables, et leurs cavaliers ne valaient guère mieux que les célibataires. C’était pourtant une grande faveur que d’y être admis, puisque je n’en fus pas jugé digne. Le conducteur, qui se tenait à la porte, me repoussa grossièrement d’un coup de coude dans l’estomac. Je perdis patience ; ce gentleman le prit sur un ton hautain, narguant ma délicatesse. J’allai m’asseoir sur les marches du wagon, à la porte du cloaque.

Le clair de lune était radieux, la campagne, humide encore, enveloppée d’ombre, avait une douce et délicieuse fraîcheur. Les petites flaques d’eau laissées par la pluie brillaient au milieu des herbes comme les morceaux d’un miroir brisé. Je m’accommodai comme je pus sur l’étroite terrasse, et moitié rêvant, moitié assoupi, je regardais fuir à toute vitesse tantôt la rivière encaissée dont nous suivions les détours, tantôt l’étendue mystérieuse de la bruyère qui couvrait la plaine, tantôt les grandes forêts sombres où çà et là un rayon de lune glissait sur une mare immobile, scintillait sur les cailloux humides d’un ruisseau écarté. Même là, en plein air, sous le vent qui me fouettait la figure, je sentais venir de la porte ouverte une effluve fétide, quelque chose comme le courant d’air chaud d’un calorifère empesté.

Le jour levant nous montra une belle rivière, enfoncée parmi les saules, dans une coupure profonde ; au fond, un joli village rangé sur la côte : c’était déjà Rock-River, un des affluens du Mississipi. Je m’aperçus alors que mon ennemi n’était que garde-frein. Le conducteur au contraire, avec un air de supériorité protectrice, m’interrogea, me tapa sur l’épaule, enfin me dit de le suivre au wagon des dames. La société n’y était pas bien choisie ; en toute autre occasion, j’aurais redouté le contact des maritornes auprès de qui j’avais l’honneur de m’asseoir. Par malheur, une femme entre et jette le dévolu sur mon siège : elle s’arrête sans mot dire, mon voisin me touche le coude ; je me lève, et elle s’asseoit sans dire merci. Voilà les bonnes habitudes des femmes américaines ! la première venue vous dépouille avec cet air d’insolence hautaine que donne l’exercice d’un privilège incontestée Je ne suis certes pas l’ennemi de la politesse, surtout envers les femmes ; mais j’aime que mes concessions soient volontaires.

Il faisait grand jour. J’allai me tenir debout à la porte du wagon des rustres, où toutes les places étaient prises et au-delà. Tout en respirant l’air du dehors, j’observais les cinquante ou soixante figures qui me faisaient face : elles étaient toutes fort laides, grossières, préoccupées, maussades, mais point méchantes et presque bonasses. C’était du reste un fouillis de crinières incultes, de haillons, de visages terreux. Le car voisin portait une cargaison d’émigrans germaniques. C’étaient des paysans de la Bohême avec leurs pieds nus, leurs costumes nationaux et leur saleté séculaire. Les hommes avaient de grands chapeaux, de longues pipes et des manteaux de peau de mouton à collets fourrés ; les femmes portaient des mouchoirs rouges en guise de bonnets, des jupes de gros coton rayé à couleurs vives, des vestes flottantes à boutons de métal, et se drapaient dans leurs grands châles de laine. Une vieille femme de figure sévère dormait avec une pose de Romaine, une mère allaitait un enfant blond et rose, un gros garçon buvait à même d’un baril de bière, qu’il passait ensuite à la ronde, tandis que deux petites filles jouaient en se roulant sur des sacs de farine. Ces braves gens sont de futurs Yankees. L’an prochain, ils auront pris le costume, et l’année suivante le langage de leur nouveau pays ; leurs enfans seront des hommes modernes et ne se souviendront plus du pays natal. L’Amérique est le creuset où toutes les nations du monde viennent se refondre et se couler dans un moule uniforme. Elle est le monde de l’avenir ; je regrette un peu le monde du passé.

Enfin j’ai regardé le pays : Tocqueville a raison de l’appeler « la plus magnifique ; habitation que Dieu ait préparée à l’homme. » Rien ne parle plus clairement de richesse future que les immenses plateaux qui s’étendent entre les lacs et le Mississipi. Pas de montagnes, pas d’obstacles sérieux, mais partout des lacs, des rivières, des plaines unies qui s’ouvrent d’elles-mêmes aux routes, aux canaux, aux voies ferrées, Ces forêts luxuriantes, ces prairies ondulées à perte de vue où paissent déjà des millions de bœufs et de chevaux, enfin ces florissans villages entourés de leurs champs de maïs, tout annonce qu’avant peu d’années ce sera le plus beau pays agricole du monde.

Plus loin, la plaine se couvre de broussailles et de collines. La rivière Wisconsin s’encaisse dans un défilé rocailleux, parmi d’abondantes forêts qui pendent sur ses bords. Le cours sinueux du Wisconsin se joue quelque temps autour de la ligne droite du chemin de fer ; puis la contrée devient rocheuse et heurtée, toute hérissée de monticules pierreux où poussent des pins sauvages. Enfin on traverse un tunnel, et tout à coup on retrouve les villages, l’espace, les grandes cultures, un large et riant horizon. Là s’étendent de grandes prairies humides parcourues par des cours d’eau tranquilles, parsemées de bouquets d’arbres majestueux, — çà et là un troupeau qui rumine ou un faucheur solitaire enfoui dans les hautes herbes qui lui montent jusqu’aux épaules. Tout autour s’élèvent ces éminences coniques appelées bluffs, les unes arrondies en dôme,. les autres pointues comme des pains de sucre. La vallée a ce caractère de richesse abandonnée et de fécondité triste qui reste aux lieux qui ont été l’ancien séjour de l’homme. Çà et là se dresse au milieu de la plaine un de ces monticules, étonnement des géologues et des antiquaires, et qu’on dit être les monumens d’un peuple évanoui. Les chevaux sauvages de la prairie s’y assemblent pour aspirer le vent frais des collines, et l’on doute si l’on a devant soi quelque jeu singulier de la nature ou le tombeau d’une race détruite.

Quelle était cette nation mystérieuse dont le nom même est perdu ? A la vue de ces grasses contrées, on fait un retour involontaire sur la catastrophe inconnue qui les a rendues à la solitude. De temps à autre, la nature reprend l’empire que nous essayons de lui disputer : que l’ouvrier s’arrête un seul jour, et déjà son œuvre s’efface. N’est-ce pas aussi la destinée de cette civilisation hardie dont la marche bruyante envahit si rapidement le Nouveau-Monde ?

Cependant je ne sais quoi de plus vaste annonce l’abord du grand fleuve ; les montagnes se séparent, fuient des deux côtés ; la plaine se couvre d’alluvions sablonneuses. On découvre enfin le Mississipi, grande masse d’eau noire parsemée d’îles, sans courant visible, expirant sur des bancs de sable limoneux. Une rangée de paquebots s’aligne près du rivage : celui de Saint-Paul ne partira qu’à minuit. La Crosse, où je me promène, est un village plat, future grande ville, avec des rues sans pavé et des maisons de bois. Elle a déjà plusieurs hôtels, plusieurs églises et deux journaux quotidiens.

Saint-Paul (Minnesota), 27 août.

J’arrive ici pour me mettre au lit après le plus rude et le plus malaisé des voyages. J’ai une jambe boiteuse qui refuse le service et me condamne pour quelques jours à une immobilité absolue. Le plaisir d’être tranquille sous un toit, dans une chambre close, après quatre nuits de bivac, et d’y trouver quelque chose de vous, compense bien l’ennui de mon emprisonnement forcé…

Je m’embarquai mercredi soir sur le bateau de Saint-Paul, à la lueur des torches et d’une sorte de brasier suspendu au bout d’une pique, dont la flamme, sans cesse excitée par l’huile ou la poix qu’on y verse, jette au loin une lumière d’incendie. C’est une scène presque fantastique que ce tumulte nocturne, ce pêle-mêle de ballots, de caisses, de figures farouches, à la lueur rouge et intermittente des charbons ardens. Le salon, les balcons du bateau sont encombrés d’une foule compacte. On se presse autour du guichet du commissaire ; j’avais un billet pris d’avance, mais c’est au premier occupant que les lits appartiennent. Las de me débattre dans la cohue, je montai sur le pont. Il faut vous dire que sur les steamers du Mississipi le dernier pont est au quatrième étage ; on se tient là-haut comme sur une montagne ou sur un clocher. Plus haut encore, entre les deux cheminées semblables à des tours de bronze, se trouve perchée la lanterne du pilote, surmontée d’un clocheton doré. J’allai m’y asseoir, et j’assistai à la manœuvre.

Vous ne sauriez croire avec quelle adresse les Américains manient ces grosses masses : en avant, en arrière, à droite, à gauche, ils les feraient passer par le trou d’une aiguille. Le pilote, piétinant sur sa roue, tirant mille cordons, faisant crier le sifflet, agitant des sonnettes, ressemble à un organiste qui fait parler son immense instrument. C’est lui qui tient tous les fils de la machine et qui les fait mouvoir tous à la fois : il faut pour ce métier beaucoup de force, d’agilité et de présence d’esprit. Les chocs d’ailleurs ne sont pas dangereux ; il n’y a pas de voyages où l’on ne s’engrave. Lorsqu’on veut aborder, on pousse l’avant du navire obliquement vers la rive ; il y reste engagé dans le sable, et l’on saute du pont sur la terre, Ces colosses tirent à peine dix-huit pouces ou deux pieds d’eau. Leur large carène est plate, leur poupe carrée. C’est pour ainsi dire une grande maison de bois bâtie sur un radeau. La construction en est merveilleuse, tant elle est à la fois légère et solide. Tout l’édifice repose sur des piliers de bois si minces qu’on croit qu’ils vont se rompre. Les planchers sont si diaphanes qu’on ose à peine y poser le pied ; mais aucune de ces pièces fragiles n’a une grande portée : elles sont soutenues et enchâssées de tous côtés, et le tout se maintient par la justesse des assemblages.

La lune était brillante au ciel et enveloppait d’une molle lumière les îles, les côtes, la rivière, dont la surface noire ruisselait de longues traînées blanches. Les deux cheminées mugissantes répandaient une pluie de grosses étincelles qui faisaient un contraste merveilleux avec la lueur pâle et argentée de la nuit. Les forêts, les plages nues, les rochers blanchissans au front des collines, empruntaient à l’ombre nocturne une beauté mystérieuse et douce. Moitié rêvant, moitié regardant ce tableau magique, je m’endormis à la belle étoile. Je me réveillai rompu ; nous touchions le bord ; au-dessus de nos têtes s’élevait une montagne. Le jour n’avait pas encore paru, mais j’entrevis vaguement que nous étions dans une belle vallée, entre des rives boisées et montagneuses qui se prolongeaient au loin. Enfin le jour se leva sur un délicieux paysage. Je vis deux rangées de côtes riantes, vertes, ondulées, surmontées, escarpemens brunis en forme de bastions crénelés. Le fleuve ondoie au milieu d’une multitude d’îles basses où se déploie une végétation exubérante. A demi noyées en hiver, les grandes eaux y viennent souvent battre le pied des futaies ; mais à présent les branches abandonnées du fleuve ne sont plus que de fraîches clairières où le soleil rit sur des prés émaillés de fleurs. Le tulipier, l’érable à la haute stature, et les blanches saulées, les tamarins jaunis, toute sorte d’arbustes touffus à feuilles légères encombrent la plage et baignent dans l’eau lentement courante. Des troncs renversés gisent sur le rivage ou barrent les bras étroits qui passent entre les îles. Nous naviguions parmi tout cela, à droite, à gauche, suivant la profondeur des eaux, tantôt rasant la plage et froissant les rameaux verts qui pendaient sur la rivière, tantôt brisant sous notre poids les souches renversées devant nous. Quelquefois un village s’élevait sur la rive, un embryon de ville, avec des clochers, des maisons blanches, de grandes enseignes et des omnibus, quelquefois un petit hameau agricole, blotti à l’ombre de la forêt, parmi des champs de maïs en fleur, — ou bien une maisonnette solitaire, nichée dans un pli de la montagne, comme un nid dans un sillon. Le paysage, tantôt plus doux, tantôt plus sévère, s’étendait ainsi à perte de vue, couronné à l’horizon de cimes bleues et lointaines, et je ne me lassais pas de l’admirer.

Nous passons devant Wenona, la seconde ville du Minnesota et la rivale de Saint-Paul, puis devant Trempeleau, La Grange, noms français qui ne sont plus que des souvenirs. Vers le soir, un autre steamer plus petit vient à notre rencontre, et voilà qu’il faut déménager. Les eaux basses ne nous permettaient pas de rester sur le même navire. Petit, sale, incommode, l’autre bateau n’était pas fait pour contenir quatre cents personnes. La charge trop lourde fut mise en partie sur un bac que nous traînions à nos côtés, et où dans les mauvais pas on faisait descendre aussi les passagers. A l’heure des repas, on se pressait dans la cabine ; on apercevait au fond les ladies avec leurs élus, assises en cercle comme dans un sanctuaire. L’humble foule des hommes seuls se tenait tête nue à l’autre bout, sans oser s’approcher des tables. Enfin, quand il plaisait aux crasseuses déesses de prendre place, un nègre nous faisait signe, et nous nous entassions au bas bout, obligés d’attendre trois ou quatre fournées avant d’attraper un morceau de beefsteak pourri ou de jambon dur comme du bois. Les Américains se soumettent à ces désagrémens avec une patience exemplaire. Est-ce une raison pour admirer leur politesse ? Je vois toute autre chose dans cette réserve tyrannique qu’ils s’imposent à l’égard des femmes. Les sociétés de tempérance, qui prescrivent l’abstention absolue des liqueurs fortes, sont moins une preuve de sobriété que d’ivrognerie. En général, on n’adopte ces lois rigoureuses que par crainte d’un excès contraire. Nous étions sortis des défilés : la forêt, plus largement épandue dans la plaine, bordait le fleuve d’une haie sombre. Il régnait un profond et majestueux silence ; çà et là seulement quelque accident nouveau attirait la vue. Tantôt c’était une cicogne bleue qui se tenait sur les souches noires du rivage, attentive, son grand cou dressé, guettant la proie : elle s’envolait à notre approche et fendait l’espace, droite et pointue comme une flèche ; tantôt c’étaient d’innombrables troupeaux de bœufs couchés sur la plage, dans cette placide immobilité qui leur est propre, ou debout dans la rivière qui lavait leurs poitrines brunes. A peine s’ils retournaient leurs têtes nonchalantes avec un air de calme et de puissante sécurité. je songeais en les voyant à la race plus sauvage qui autrefois disputait ces vallées à l’Indien, son compagnon et son ennemi, mis en fuite avec elle par la venue des hommes blancs. Quel trouble dans ce désert le jour ou la horde mugissante des buffalos, après quelque grande assemblée tenue dans les prairies, se rua dans le fleuve comme une avalanche noire pour aller chercher plus loin l’indépendance et la solitude ! De grandes vagues durent s’amonceler sous le choc puissant de ces milliers de poitrines, et les oiseaux de la forêt s’enfuir à tire d’aile devant leur clameur farouche. A présent ces rives paisibles n’entendent plus que le mugissement d’un taureau solitaire ou le rauque hurlement du paquebot qui passe. Ce n’est plus la tête noire du buffalo qu’on aperçoit sous la feuillée, c’est le chapeau de paille et le paletot jaune de l’Américain moderne. On le hèle, on lui jette une boîte, un sac de lettres, et il disparaît. Tantôt enfin c’étaient les péripéties de la navigation même et l’étrange construction du bateau. J’avais été en peine, la veille, de deviner où étaient les roues ; je découvris enfin à l’arrière la roue unique qui nous poussait devant elle, mue par deux bras horizontaux attachés à deux machines qui marchaient ensemble. En revanche, le gouvernail était double. Vous comprenez l’avantage de cette disposition : quand le bateau s’engrave, l’arrière est toujours libre, et la roue ne perd rien de son action. Dans les tournans rapides, le moindre effort suffit pour incliner la marche ; les matelots, postés à l’avant et armés de longues perches, ont peu de peine à pousser à droite ou à gauche l’extrémité de ce grand levier, dont le point d’appui est à l’arrière. On avance ainsi à force de bras, sondant la profondeur de l’eau, travaillant à se dégager des sables. Tantôt on se soulève à la force du cabestan sur de grosses poutres qu’on enfonce en terre, tantôt on s’attache avec un câble aux arbres du rivage pour se hisser péniblement. Quant à la machine, elle est à jour, au premier étage, et l’on circule au travers. La chaudière est à l’avant, sous les cheminées, les pistons à l’arrière, où la vapeur arrive par de longs tuyaux. Elle est toujours à haute pression, par économie de poids et de volume. Un clou saute à la chaudière ; nul ne songe à le remplacer, encore moins à s’arrêter en chemin. J’y remarquai une fuite inquiétante, mais tout le monde la voyait comme moi, et nul ne semblait y songer.

Ce fut bien pis quand vint la nuit. Il n’y avait ni matelas, ni chaises, ni même place dans un coin de la cabine. J’avisai sur le pont un paquet de câbles, et je m’en emparai. C’est en cet équipage que je traversai le lac Pépin, expansion du Mississipi dans une partie plus large et plus basse de la vallée. Le soleil se couchait en face et transfigurait les rivages ; la verdure des forêts se colorait d’une teinte violette et nuancée de cime en cime, légère d’abord, puis éclatante, enfin sombre et veloutée comme un manteau de pourpre. Je me levai le matin trempé de rosée à l’embouchure de la rivière Sainte-Croix. Nous avions fait près de deux cents milles ; il n’en restait que trente jusqu’à Saint-Paul. Je souffrais, j’avais hâte d’arriver ; mais ce n’était pas la fin de nos tribulations.

Cinq heures d’attente au pied d’un rocher ! si j’eusse été ingambe, j’aurais sauté sur la rive, dessiné et cueilli des raisins sauvages. Enfin un autre bateau vient au-devant de nous, plus petit encore, plus incommode. À peine embarqués, on nous crie : « Tout le monde sur le bac ! » Nous avions touché. Je me traîne péniblement sur le bac, et je me hisse à force de bras sur une montagne de caisses. Sans abri, bousculé par la foule, traînant après moi mon bagage et souffrant enfin plus que jamais, cette dernière journée me parut un supplice. Vers le soir, un gentleman officieux, passablement débraillé, dont l’amicale indiscrétion me tourmentait depuis une heure, m’indique un lit près de la machine : une planche hérissée de clous, trop courte et trop étroite, entre un courant d’air et un jet de vapeur, ébranlée d’ailleurs par tous les passans. Le vacarme était épouvantable, le plancher pavé de corps humains. Enfin ce matin, après vingt-huit heures de navigation, nous achevons ces trente milles interminables, et nous débarquons à Saint-Paul. Me voici au point extrême de mon voyage, et cette extrémité du monde est une grande ville, non pas sans doute à la façon de Paris, mais à la façon d’Amérique. Les communications, rendues si difficiles par les basses eaux, se font cependant tous les jours, et pas un paquebot qui n’apporte trois ou quatre cents personnes. Des deux rives, celle où se trouve la ville est montueuse et escarpée, l’autre à peu près plate ; un grand pont incliné passe de l’une à l’autre sur des piles aussi frêles et aussi hardies que des flèches gothiques. Un chemin de fer, tête d’une ligne inachevée, aboutit au milieu de la ville ; il remonte vers le nord jusqu’à Anoka. On en bâtit un encore, sur l’autre bord du Mississipi, vers Minneapolis et les colonies de l’ouest ; une troisième ligne enfin doit remonter la rivière Minnesota jusqu’à Saint-Pierre. Il y a trente ans, Saint-Paul comptait deux ou trois cabanes et un chantier de bois ; aujourd’hui c’est la capitale d’un grand état, qui compte au moins deux cent mille habitans et envoie quatre députés à la convention démocratique de Chicago.

J’en suis à présent à ma cinquième incarnation : on me prend ici pour un blessé de l’armée fédérale, Allemand sans aucun doute, et probablement officier. J’aurais pu m’amuser à entretenir la méprise et répondre à ceux qui me demandaient si c’était une bombe où une balle : « Non, un boulet de canon ; » mais je n’ai pas eu le cœur de les mystifier. Depuis qu’on me sait Français, on me demande si je connaisse comte de L…, un jeune homme de Paris, qui vient tous les ans chasser le buffalo dans le far west, et qui en ce moment court la prairie, — a very fine gentleman, — dont le père est fort riche et vend beaucoup de brandy. Voilà qui est louche, mais cet amalgame de brandy et de titres nobiliaires n’a rien qui surprenne les bons Américains.

28 août.

..... Jusqu’à présent, je vous ai dépeint l’homme de l’ouest sous de fort vilaines couleurs. Je crains que vous ne preniez pour des jugemens ces impressions de la première vue et ce portrait purement extérieur que je vous en ai tracé. Sans doute l’homme de l’ouest est sale, rude, indiscret, vulgaire ; mais il n’est ni méchant lui querelleur. Pour bien vivre avec lui, il faut savoir endurer ses grossièretés et les lui rendre ; — sinon il vous regarde avec étonnement, ouvre de grands yeux, et vous tourne le dos. Il a l’écorce plus dure que le bois ; — quand une fois vos mains sont assez calleuses pour s’y frotter, vous trouvez l’homme flexible et inoffensif.

Cela s’explique aisément : l’envie est la passion qui fait les haines sociales comme les inimitiés privées. Qui donc l’homme de l’ouest pourrait-il envier ? Il n’a autour de lui que des égaux ; il vit dans une société démocratique où non-seulement chacun peut aspirer à tout, mais où les plus riches gardent encore la trace du fumier natal. Il parle de la fortune comme d’une conquête où plusieurs l’ont devancé, où il espère en devancer d’autres. S’il y a de grandes inégalités de fait dans cette société comme dans toute autre, ces inégalités s’effacent sous l’uniforme démocratique et ne se traduisent par aucun signe. J’ai vu à New-York la démocratie commençant à se corrompre, travaillant à se polir, à se raffiner, et vénérant l’aristocratie, qu’elle voudrait imiter. — Ici tout est nouveau, et la démocratie règne sans partage. On n’a même pas l’idée d’une distinction quelconque. Le rustre aux gros souliers, au linge sale et aux mains noires vous abordera sans façon en vous frappant sur l’épaule comme un camarade. Il ne se doutera même pas qu’il puisse vous blesser ou vous déplaire. N’est-il pas enrichi, lui aussi, et parvenu à votre niveau ? Il n’a pas, comme en Europe, l’exemple d’une classe cultivée pour lui inspirer une humilité fausse et lui fermer l’entrée du cercle supérieur où il veut être admis. Non-seulement il n’attend pas qu’on l’invite, il entre de plain-pied, chapeau sur la tête, traînant ses bottes sur les fauteuils et crachant sur les tapis. En revanche, le mot sir revient sans cesse dans sa bouche ; il donne du « monsieur » à son fils, à son frère, même à son domestique. Il n’y a ici que des gentlemen, à peu près comme en Angleterre il n’y a que des dames portant chapeau. Vous admirerez de loin cette égalité, cette fierté satisfaite, vous n’imaginerez rien de plus beau qu’une société où chacun, depuis le plus élevé jusqu’au plus humble, fraternise avec son voisin en l’appelant monsieur, et vous aurez sans doute raison ; mais venez vous-même en faire l’épreuve, et vous aurez quelque peine à vous ranger de bonne grâce au commun niveau.

Convenons-en : d’où peut venir l’enseignement des belles manières à une société en travail composée de tout ce que l’Europe a de plus humble ? d’où peut lui venir la culture intellectuelle, puisqu’elle ne l’a pas apportée, et qu’elle est la première sur ce sol nouveau ? Des hommes qui travaillent par besoin n’ont pas le loisir d’orner leur esprit. Ils acquièrent les notions pratiques, celles dont l’usage quotidien leur fait sentir le prix, et il faut déjà leur en savoir gré ; mais à quel propos en chercheraient-ils d’autres qui, loin d’être productives, leur seraient coûteuses ? Ces échappés de la pauvreté n’ont qu’un but, une pensée, — acquérir ; tout le reste est insignifiant à leurs yeux, et c’est ce qui en fait de vrais démocrates. Pour que l’égalité règne dans les mœurs, il ne suffit pas qu’elle soit écrite dans les lois ; il faut qu’il n’y ait encore ni aristocratie de manières, ni aristocratie d’intelligence, — que le luxe, l’art et la science soient également inconnus. C’est ce que l’on ne trouve plus guère que dans les nouveaux états de l’ouest, et ce qui est particulièrement désagréable à l’aristocrate sans le savoir, qui voudrait admirer une démocratie sans défaut.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Je dois rectifier à ce propos une erreur typographique qui s’est glissée dans la première partie de cette étude. On a imprimé que l’armée fédérale avait perdu en deux mois trois cent mille hommes ; c’est trente mille qu’il faut lire.
  3. « Nous voilà de nouveau sur la terre de la liberté ! »
  4. La compagnie du chemin de fer d’Otawa à Prescott fit justement faillite deux mois plus tard, et les créanciers, qui s’étaient saisis de l’immeuble, le trouvèrent si dégradé, qu’ils n’en purent faire aucun usage.