Huit mois de Guerre et de Diplomatie en Pologne

Huit mois de Guerre et de Diplomatie en Pologne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 922-963).
HUIT MOIS DE GUERRE
ET
DE DIPLOMATIE EN POLOGNE

I. Ephémérides polonaises. — II. Document diplomatiques anglais. — III. Notes françaises et autrichiennes. — IV. Document russes. — V. Dépêche du gouvernement national de Pologne. — VI. The Insurrection in Poland, by a recent traveller; London, John Campbell, etc.

L'Europe, depuis trois quarts de siècle, a vu passer bien des scènes de guerre et de révolution, elle a vu des chocs sanglans, d'effroyables massacres, des compressions sans limites, tous les abus de la conquête, comme aussi d'infatigables protestations, des révoltes sacrées, les périodiques explosions des nations vaincues. Nulle part et jamais, je pense, elle n'a vu au même degré qu'aujourd'hui en Pologne cette lutte sans merci entre la force et le droit. Rien n'a égalé jusqu'ici ces scènes qui attristent et enflamment le sentiment universel, cette tragédie où chacun a son rôle, l'insurrection polonaise par une indomptable ténacité, la Russie par une impuissance irritée et hautaine, la diplomatie de l'Occident par des démonstrations consciencieusement obstinées et fatalement inutiles. Rien ne peut être assurément comparé à ce duel étrange, plein de péripéties, où ce ne sont plus deux gouvernemens qui s'étreignent, où ce sont deux races, deux sociétés qui s'entre-choquent devant une Europe troublée, agitée de velléités médiatrices, et réduite à voir chaque jour s'élargir l'abîme qu'elle prétend fermer avec des paroles.

Depuis huit mois en effet, là, dans ces provinces polonaises déchirées par les partages, de la Warta au Dniéper, sur le Niémen et sur la Vistule, autour de Varsovie comme dans la Samogitie et dans les forêts lithuaniennes, une nation tout entière est debout. Des armes, elle n'en a guère; elle n'a que la faulx du paysan, les armes qu'elle prend à l'ennemi, ou celles qu'elle peut arracher par quelque fissure d'une frontière étroitement gardée. Seule, sans assistance et sans appui, ne recevant d'autres secours que ce courant électrique de sympathie qui lui arrive de l'Occident à travers l'espace, cernée de toutes parts, n'ayant d'issue ni par la terre ni par la mer, elle se débat comme dans un cirque sanglant avec une énergie prête à tout braver et une confiance prête à tout espérer. Ses chefs les plus populaires tombent dans le feu ou vont illustrer le gibet, d'autres se lèvent à leur place; ses bandes sont vaincues ou dispersées, d'autres bandes surgissent un peu plus loin. Là où elle n'est pas en insurrection matérielle, elle est en insurrection morale. Un gouvernement ostensible, elle ne l'a pas, elle ne pouvait l'avoir : elle s'en est fait un anonyme, inconnu, insaisissable et religieusement obéi, étendant partout son action, ayant son année, sa police, son administration, sa diplomatie, joignant la dextérité à l'audace, et animant de son souffle invisible toute cette résistance héroïque. Cette insurrection, on lui donnait quelques semaines de vie, peut-être quelques jours : elle a duré huit mois et elle dure encore, elle n'a fait que grandir. Depuis huit mois aussi, la Russie s'acharne contre cette apparition importune qu'elle ne peut parvenir à étreindre. Elle accumule les forces, elle campe dans les villes, elle sillonne les campagnes de ses colonnes volantes, et à quoi est-elle arrivée? A étonner le monde par le contraste bizarre de la pompe de ses bulletins et de la stérilité de ses victoires. De succès en succès, la Russie en est venue à être complètement tenue en échec par cette poignée d'outlaws marchant sous un drapeau mutilé et toujours flottant. Si encore elle faisait la guerre uniquement avec les armes permises du soldat! Malheureusement cela n'a plus suffi : ce n'est pas la guerre qu'elle fait, c'est la dévastation qu'elle laisse après elle, c'est le gibet qu'elle dresse pour des patriotes vaincus comme pour des criminels vulgaires, c'est la coupe réglée des déportations en Sibérie qu'elle renouvelle, c'est la propriété qu'elle dissout; en un mot, ce n'est plus seulement un ennemi armé qu'elle combat, c'est une société qu'elle veut détruire par un système avoué d'extermination et de dépossession, et dans cette œuvre elle porte visiblement l'impatience irritée et fiévreuse de la force qui se sent impuissante, que la défaite aveugle et exaspère, qui frappe, frappe encore pour en finir.

Depuis huit mois enfin, la diplomatie s'ingénie à faire accepter des médiations et à combiner des solutions. De grandes puissances, telles que la France, l'Angleterre et l'Autriche, s'interrogent entre elles: sur ce qu'elles peuvent ou doivent faire. Elles s'entendent, se concertent, subtilisent sur la façon de présenter une note à la Russie, s'engagent dans de périlleux dialogues et nouent des actions décousues sans savoir auguste où elles vont. Ici, il faut en convenir, la Russie retrouve ses avantages : elle n'est point heureuse sur le terrain du combat, elle prend sa revanche sur le terrain diplomatique. Elle triomphe des impossibilités qu'elle suppose, des contradictions de politiques, des divergences de situations et d'intérêts qu'elle entrevoit, mêlant la souplesse à l'opiniâtreté, la dextérité à la hauteur, amusant l'Europe et la défiant.

Et après ces huit mois d'étreintes sanglantes et de paroles inutiles, où en est la guerre; où en est la diplomatie en Pologne?... Ce qui est certain, c'est que l'insurrection polonaise est sortie désormais du domaine des échauffourées populaires dont la répression matérielle a raison : elle existe. Chaque élan d'héroïsme ou chaque cri de détresse retentit au cœur de l'Occident de toute la force d'un droit violé; chaque coup qui s'appesantit sur cette nationalité indomptable est un déboire, un défi pour ceux qui se sont faits ses témoins. Enfin on en est venu à ce point où il n'y a de choix qu'entre une victoire nécessaire qui se lie à tout un ordre nouveau de politique et une défaite qui aurait un contre-coup profond en Europe par la situation confuse et humiliée qu'elle créerait, par les luttes nouvelles dont elle nous laisserait la redoutable perspective.

Elle existe donc, cette virile insurrection, qui est devenue dès sa naissance et qui reste un des plus éclatans événemens de ce siècle. Elle a déjà son histoire toute palpitante, presque légendaire, — tant les violences, comme l'héroïsme, comme les souffrances, y prennent des proportions étranges, — et d'où elle se dégage avec ses caractères, avec ce qu'elle a de local, de national, et ce qu'elle a d'européen. D'un côté, c’est la lutte directe, passionnée, implacable entre la Pologne et la Russie ; d'un autre côté, c'est l'antagonisme progressivement aggravé entre la Russie et l'Europe. Voilà le drame noué sous le coup du recrutement dans une nuit d'hiver, et qui depuis cette première heure n'a fait que se resserrer, se compliquer, se précipiter en mettant en présence la civilisation elle-même, dont la Pologne est le soldat avancé, dont la diplomatie européenne n'est jusqu'ici que l'arrière-garde, et cette pensée d'extermination dont la Russie est la triste et malheureuse exécutrice.

Je ne voudrais que rappeler comment s'est formée cette tragique et complexe situation, comment a éclaté l'orage ! Qu'on n'oublie pas ce qu'était cette Pologne, remuée par deux années de luttes morales, au moment où venait s'abattre sur elle une proscription préméditée et calculée sous le nom de recrutement. Pour tous les esprits, pour toutes les opinions, il n'y avait sans doute en définitive qu'un même but tout patriotique, tout national : l'indépendance plus ou moins lointaine. La division commençait dans le choix des moyens, et c'est ce qui faisait la différence la plus réelle des partis. Pour l'un, — le parti de d'organisation, de la tradition, ou si l’on veut le parti modéré, qui se composait des propriétaires, des classes les plus éclairées, qui avait à sa tête la Société agricole, le comte André Zamoyski, et dans les provinces ses représentans secrètement élus sous le nom d'hommes de confiance, — pour ce parti ; il n'y avait d'autre politique possible que de se servir de toutes les armes légales, de saisir toutes les occasions, d'affirmer le droit de la Pologne devant la Russie, de travailler sans cesse à développer les forces de la nation, l'unité morale intérieure par le rapprochement des classes, par l'admission définitive des paysans à la propriété et des Juifs à toutes, les , prérogatives civiles, par la tolérance religieuse et la libéralité d'une éducation patriotique. Aller plus loin pour le moment, c'était risquer de se briser. C'est ce parti qui avait fait accepter par le pays, les élections pour les conseils de palatinats ou de districts, et qui, les élections une fois faites, avait décidé les conseils à se réunir.

D'un autre côté était le parti de l'action, de l'insurrection, qui avait lui-même plusieurs nuances, et qui se recrutait surtout dans la jeunesse. Ce parti avait aussi son organisation, quoique moins étendue et moins forte d'abord que celle du parti modéré; il avait son comité central, ses affiliés, qui s'engageaient par ce serment : « Je m'oblige à verser mon sang pour la patrie et je jure d'obéir. » Pour ces hommes ardens, rien n'était possible que sous un gouvernement national. Faute de cette condition première de l'indépendance, on serait arrêté à chaque pas qu'on ferait; la Russie se hâterait de briser tout essai qu'elle verrait poindre. Les efforts mêmes des modérés seraient vains, témoin la dissolution de la Société agricole dès qu'elle était apparue dans sa force, témoin le droit que s’attribuait la Russie de dissoudre les conseils dès qu'ils se montraient un peu fermes. L'insurrection était donc le préliminaire indispensable de toute organisation nationale, le porro unum est necessarium. C'était le programme unique des hommes de l'action.

De ces deux partis celui que la Russie redoutait le plus n'était pas le plus hardi et le plus exalté, à qui elle laissait même une certaine liberté de propagande. Elle s'inquiétait bien autrement du parti modéré, qui représentait à ses yeux l'importance sociale, les richesses, les lumières, qui agissait au grand jour et formait devant elle une sorte de corps moral impénétrable; c'est ce parti qu'elle s'efforçait d'atteindre dans son influence, dans son organisation, et qu'elle finissait par frapper à la tête en bannissant brusquement l'homme qui personnifiait avec le plus d'éclat le système légal, le comte André Zamoyski. Il en résultait que, soit calcul, soit imprévoyance, la Russie faisait à la fois tout ce qu'il fallait pour décourager le pays de toute espérance, pour l'irriter par la recrudescence de ses répressions, en affaiblissant ou écartant d’un autre côté toute influence modératrice; de sa propre main, elle donnait au parti qu'elle savait le plus prompt à l'action, mais qu'elle croyait pouvoir vaincre plus aisément, une force et une autorité qu'il n'aurait point eues dans des conditions moins violentes. Quant au caractère de la politique russe et à la signification du recrutement, ils ne sont même pas douteux; ils sont écrits comme un aveu dans les conversations du prince Gortchakof avec l'ambassadeur d'Angleterre, dans les dépêches de lord Napier : « Le gouvernement russe avoue que son autorité ne peut être maintenue par la stricte légalité. La légalité nous tue, dit-il. Et il confesse que le recrutement a dû être employé comme un moyen de disperser, de bâillonner et réduire à l'impuissance ses adversaires politiques... Le gouvernement russe se flatte d'affermir sa position matérielle en effectuant cette levée de soldats et même en provoquant et étouffant l'insurrection, car il force ainsi ses ennemis à se déclarer, et il lui sera possible de les écraser en plus grand nombre et sur un champ plus vaste... » C'est ce recrutement que la diplomatie russe, par un euphémisme officiel, a depuis appelé un prétexte saisi par les Polonais. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg avait un autre motif pour risquer cette aventure. Assailli à l'intérieur de l'empire par le mouvement croissant des opinions, par les sociétés secrètes, il sentait le besoin de tenter quelque violente diversion, d'étouffer le murmure des partis et d'imprimer une secousse au patriotisme russe en le précipitant sur cette grande et triste proie de la Pologne reconquise et domptée. Seulement la Russie, selon toute apparence, ne croyait pas aller si loin; elle ne soupçonnait pas que là où elle pensait trouver une faction, une poignée de jeunesse offrant l'occasion d'une campagne facile, elle allait rencontrer une nation surgissant spontanément et défiant toute une armée.

Ici tout se presse, et le drame commence à poindre dans les premières et soudaines excitations du recrutement. C'était pourtant encore un moment d'étrange anxiété et d'incertitude pour ces esprits ardens du comité d'action de Varsovie, placés en face d'une insurrection à laquelle ils semblaient aspirer sans cesse, et qui ne les surprenait pas moins, pour laquelle ils n'étaient pas prêts. Le recrutement leur livrait des soldats dans tous ces fugitifs qui quittaient déjà Varsovie ; ils n'avaient ni armes, ni ressources, ni moyens de soutenir la lutte au-delà de quelques jours. Ils se demandaient ce qu'on pouvait faire : jeter le pays tout entier, autant qu'on le pouvait, dans cette tragique aventure, ou se résigner encore et laisser la Russie proclamer devant l'Europe la Pologne soumise et vaincue sans combat. Une première réunion eut lieu, il n'y eut d'abord que deux voix pour l'insurrection immédiate. Quelques-uns des membres du comité étaient si vivement pénétrés du péril d'un mouvement prématuré que pour l'empêcher à tout prix ils ne reculaient pas devant une résolution aussi extraordinaire qu'héroïque : ils proposaient à leurs compagnons de se rendre tous le lendemain à midi chez le grand-duc Constantin et de se livrer à lui. Le pays serait ainsi averti qu'il restait abandonné à lui-même, qu'il ne devait attendre aucune direction; ceux qui étaient déjà en armes sauraient qu'ils étaient seuls, sans espoir de secours, et à ce prix de la vie de quelques chefs, tout au moins de leur liberté, une catastrophe pourrait encore être détournée. Ce n'est pas ce qu'il y avait d'héroïque dans un tel acte d'abnégation qui arrêta ces hommes énergiques; mais ils virent bien vite que, ne fussent-ils plus là, d'autres plus jeunes, plus emportés et placés à côté d'eux, allaient s'emparer du mouvement en lui donnant un caractère plus dangereux, que leur sacrifice serait inutile, et tout fut décidé. Le grand-duc Constantin n'eut pas la visite de ces hôtes inattendus, et de toutes parts le signal de l'action fut lancé.

Ainsi s'ouvrait ce duel inégal et naissait cette insurrection, personnifiée tout d'abord non-seulement dans des bandes improvisées surgissant partout à la fois, mais encore dans ce comité qui, toute délibération cessant, se mettait à l'œuvre avec une audace surprenante, concentrant dans ses mains la direction du mouvement, suppléant à tout ce qui lui manquait par la force d'une résolution indomptable, agissant sous les yeux mômes des autorités russes, qui n'y voyaient rien, et opposant gouvernement à gouvernement. Ceux qui à l'origine étaient entrés dans ce comité formé par eux, et qui maintenant recevaient, un peu de leur propre hardiesse, un peu des circonstances, la mission redoutable de diriger une révolution, étaient douze jeunes gens obscurs, sans nom, sans grande position, mais prêts à tout entreprendre et toujours prêts à mourir. Ils n'avaient d'autre titre pour s'imposer au pays qu'une foi patriotique poussée jusqu'à l'exaltation, une jeunesse aspirant le combat, et c'est avec cette ardeur mêlée d'habileté qu'ils avaient, réussi à créer, même à côté de l'organisation plus légale et plus ostensible du parti modéré, cette organisation secrète, aux allures conspiratrices, qui au jour de la crise devenait une force devant laquelle la Russie s’est sentie impuissante. C'était leur oeuvr de deux années. De ces douze jeunes; gens de la première heure, combien en est-il de vivans aujourd'hui ? Un seul peut-être ; les autres ont péri sur les champs de bataille ou dans les supplices. Sigismond Padlewski en était, il a été fusillé à Ploçk. Comme avant l'exécution le général russe l’interrogeait une dernière fois, lui laissant entrevoir un pardon possible et même un avenir brillant dans l'armée du tsar, s'il voulait se rendre au camp des insurgés pour les engager à déposer les armes, il reçut cette proposition comme un outrage, et marcha fièrement au supplice en demandant pour toute grâce de n'avoir pas les yeux bandés devant la mort. Léon Frankowski, un autre des chefs des premières bandes, tout jeune encore, pris un jour parmi des blessés, a été traîné à Lublin, soigné pendant deux mois, guéri, — et pendu! D'autres ont eu une mort plus obscure.

Lorsque cette insurrection du 22 janvier 1863 a eu envahi la Pologne tout entière comme un irrésistible incendie, et que cette protestation du premier moment a pris la forme d'un énergique et sérieux soulèvement, la Russie n'a rien trouvé de mieux que de chercher à voiler sous cette immense explosion l'acte qui mettait le feu à tout un pays : elle a cru habile d'abriter ses provocations derrière ce grand et souverain argument d'une défense légitime contre une agression préméditée, contre un plan systématiquement combiné: elle a fait briller aux yeux de l'Europe cette sombre et sanglante fantasmagorie de vêpres polonaises, d'une Saint-Barthélémy des soldats russes accomplie partout à la fois, à heure fixe. Sans doute la Pologne s'était relevée depuis deux années et s'était sentie revivre; une sève nouvelle animait ce corps si souvent meurtri par les répressions. Cette organisation dont je parlais existait, et puis il sera toujours vrai de dire que dans toute pensée polonaise il y a un complot d'affranchissement qui n'attend qu'une occasion; mais ce qui est curieux justement, c'est que si l'insurrection était le rêve invariable des esprits ardens, si les hommes de l’action en parlaient sans cesse, comme on parle de ce qu'on désire, au dernier moment tout échappait au calcul; rien n'était prévu ni préparé. Le signal suivait l'action plus qu'il ne la précédait; et de là le caractère du mouvement à sa naissance. Tout était spontané; des bandes se rassemblaient sans savoir où elles allaient, poussées par l'instinct de la défense. Des chefs improvisés, inconnus de ceux qu'ils commandaient, étaient obligés de discipliner leurs soldats entre deux engagemens; on se battait sans armes, sans munitions. Rien ne peint mieux la physionomie de l'insurrection polonaise dans ces premiers temps, que cet héroïque combat de Wengrow, dans le palatinat de Lublin, ou deux cents jeunes gens, quelques-uns n'ayant pas vingt ans, tous à peine armés, se précipitaient sur l'artillerie russe, qui vomissait sur eux la mitraille. Ils restèrent tous sur le sol; mais ils avaient réussi à arrêter l'ennemi, et ils avaient laissé au gros de la bande le temps d'échapper par la retraite à la destruction. C'était là période de l’enthousiasme, de la révolte soudaine et passionnée de cet instinct viril que le recrutement avait fait éclater, et qui s'exaltait dans le combat.

Jusque-là cependant il n’y avait rien de plus. Des fugitifs jetés dans les bois par le recrutement, un mot d'ordre lancé par le comité de Varsovie, tous les impatiens de combat allant rejoindre les bandes, un frisson électrique courant dans le pays soulevé par une sympathie instinctive et par les premiers excès de la répression russe, c'était toute l'insurrection. Le parti modéré, sans être étranger d’âme et d’intelligence au mouvement, n'y avait point pris part encore. Le comité central ne s’y méprenait pas : il sentait bien que son énergie avait pu commencer l'insurrection, que l'héroïsme des combattans avait pu lui donner le premier lustre, mais que l’intervention seule des propriétaires de la noblesse et de la bourgeoisie pouvait lui donner la consistance, les ressources et surtout la force de l'unanimité du pays. Il pressait les modérés de se joindre à lui, et leur montrait le danger de laisser le mouvement dégénérer par désespoir, prendre un caractère purement révolutionnaire. Les modérés voyaient bien le danger. Ils. sentaient que, s'ils n'avaient eu aucune initiative dans l'insurrection, ils ne pouvaient rester à l'écart une fois qu'elle avait éclaté et livrer les combattans armés pour la cause commune, que c’était risquer de provoquer dans le pays des divisions profondes et préparer peut-être des déchiremens redoutables au jour de la défaite. Ce qui avait pu diviser les partis jusque-là n'existait plus en présence de l’insurrection et des excès de l'armée russe. Seulement les modérés demandaient que le gouvernement prît une forme plus régulière, plus visible, moins exclusive, qu'il y eût, en un mot un pouvoir nouveau faisant flotter aux yeux du pays, non le drapeau d’un parti, mais le drapeau national.

Où pouvait être alors ce pouvoir, si ce n'est dans un camp ? Ce fut là l'origine de la dictature de Langiewicz, de celui de tous ces jeunes chefs qui s'était montré le plus habile, le plus heureux, qui avait infligé aux Russes de véritables défaites, et qui était devenu populaire en quelques jours. Ce n'est pas l'ambition de Langiewicz qui allait au-devant de la dictature, c'est la dictature qui allait au-devant de lui; et j’ajouterai que le comité de Varsovie n'hésitait pas un instant à reconnaître ce pouvoir nouveau qui s'élevait comme le gage du rapprochement des partis et d'une action désormais commune. C'était pourtant une faute, nécessaire peut-être, inévitable au moment où l’on se trouvait, et qui n'était pas moins réelle, dont les conséquences éclataient presque aussitôt. Personnifier l'insurrection dans un homme qui portait dans son camp la fortune de la cause nationale, c'était le désigner aux coups des Russes : on ne le croyait pas, et puis on ne soupçonnait pas à cette époque ce qu'il pouvait y avoir de puissance et de ressources dans un gouvernement anonyme. Langiewicz succomba, victime d'une situation impossible, accablé par les forces accumulées aussitôt contre lui, et en cherchant à briser le cercle de fer resserré autour de lui, en essayant, comme il l'avait fait d'autres fois heureusement, de se frayer un chemin par la lisière de la Galicie, il n'échappait aux Russes que pour rester prisonnier de l'Autriche.

C'était pour l'insurrection une crise décisive, dont on ne vit que les dehors en Europe, et qu'on crut mortelle parce qu'on n'en pénétrait pas le sens intime. Elle était grave assurément, et ressemblait à une catastrophe. A l'observer de plus près, c'était plutôt, si j'ose le dire, une crise de transition et de croissance où étaient venus se résoudre d'anciens dissentimens, et qui laissait après elle une situation fondée sur l'union des partis. Par la défaite de Langiewicz, ce n'était qu'une création de circonstance qui disparaissait; ce qui restait, c'était ce rapprochement scellé pour l'action, survivant à la dictature qui en avait été l'expression éphémère et demeurant le signe de la complicité universelle. Au premier moment, il est vrai, dans cette sorte d'interrègne, il y eut un sentiment rapide d'anxiété et d'embarras; on était engagé des deux côtés, et il n'y avait plus de gouvernement. On n'avait point à hésiter. Aussitôt l'ancien comité, recomposé, formé d'hommes des deux partis, reprenait hardiment son pouvoir anonyme, et au cœur même du pays, à Varsovie, sous le regard des Russes, se constituait définitivement en gouvernement national. Par cet acte hardi, il ne laissait place à aucune incertitude. L'insurrection, à peine un instant ébranlée, se retrouvait avec une direction raffermie, des ressources plus étendues, un caractère plus permanent et plus durable. Ce n'était plus seulement l'élan et l'enthousiasme des premiers jours, la charge furieuse et chevaleresque de Wengrow; c'était une guerre nouvelle qui commençait, ayant son système et sa tactique, coordonnée dans sa confusion même, toujours passionnée et pleine d'héroïsme sans doute, mais visant à régulariser l'enthousiasme, se servant de la faulx populaire, mais cherchant en même temps d'autres armes pour une lutte un peu moins inégale, se proposant en un mot de durer, de harceler sans cesse la Russie, et de provoquer l'Europe à reprendre en main cette cause du malheur et du droit. Il ne s'agissait plus d'une protestation contre le recrutement, c'était bien contre la domination moscovite elle-même que tout le monde se réunissait d'âme et de volonté. Cette gradation, ce travail de croissance et de transformation du mouvement polonais, se laissent voir en traits distincts dans les dépêches du consul anglais à Varsovie, le colonel Staunton, qui n'était point précisément favorable aux insurgés, ou qui du moins jugeait leur entreprise sans illusion et sans confiance, comme bien d'autres politiques en Europe.

Au début, c'est une échauffourée qui ne peut avoir véritablement rien de sérieux, qui n'est faite que pour provoquer follement une effusion de sang. « Il est difficile d'imaginer, dit le colonel Staunton, que le mouvement puisse offrir une résistance sérieuse aux forces qui sont à la disposition du gouvernement... Il ne peut y avoir de doute dans ma pensée sur l'issue du soulèvement. C'est tout au plus l'affaire de quelques jours, ou peut espérer que la tranquillité sera bientôt rétablie et que la portion des habitans du royaume encore irrésolue comprendra la folie d'une résistance aux forces accablantes de la Russie. » Bientôt cependant le colonel Staunton change de langage; il a au moins des doutes, et il écrit : « Quoiqu'il soit presque impossible, mylord, de supposer que les Polonais puissent réussir, laissés à leurs propres ressources, à gagner des avantages décisifs sur les troupes impériales, il est actuellement évident que, même avec les moyens très limités dont ils disposent, ils peuvent leur disputer la possession du pays... » A l'origine, le mouvement n'est l'œuvre que d'un petit noyau d'hommes exaltés, des artisans des villes; la majorité du pays y reste étrangère. Bientôt ce n'est plus cela, on parle d'armée nationale, d'insurrection nationale, et le diplomate anglais ajoute : « La haine qu'on éprouve pour les Russes dans toutes les classes, à l'exception des paysans peut-être, est a présent si forte que je crains, mylord, qu'aucune offre de liberté politique n'allant pas jusqu'à l'indépendance complète, même si elle était faite par les Russes, ne satisfasse les Polonais et ne soit suffisante pour pacifier le pays... » Le colonel Staunton parle ainsi au mois d'avril, et il s'accomplit en effet dès ce moment une sorte de rupture violente qui creuse plus profondément l'abîme.

Un jour c'est le conseil municipal qui refuse de rester en fonction, un autre jour ce sont les Polonais membres du conseil d'état qui donnent leur démission. L'archevêque de Varsovie lui-même, Mgr Felinski, ne veut plus garder son titre de conseiller d'état, et écrit à l'empereur Alexandre cette lettre aussi touchante que courageuse : « Le sang coule à grands flots, et la répression, au lieu d'intimider les esprits, ne fait qu'augmenter l'exaspération... Sire, prenez d'une main forte l'initiative dans la question polonaise. Faites de la Pologne une nation indépendante, unie à la Russie seulement par le lien de votre dynastie... Le temps presse, n'attendez pas l'issue définitive du combat. Il y a plus de vraie grandeur dans la clémence qui recule devant le carnage que dans une victoire qui dépeuples un royaume. »

Ainsi grandit et s'aggrave la révolte morale et matérielle, enflammée, irritée par tout ce qu'on fait pour la réduire, graduellement fortifiée de tous les éléments, de toutes les classes, nobles, paysans, prêtres, juifs, femmes, enfans et vieillards, tous obéissant à l'impulsion invisible, ou agissant spontanément et se rencontrant dans la même pensée. La défaite de Langiewicz, catastrophe apparente et momentanée, crise organique de l'insurrection, marque en réalité cette heure où la lutte s'étend et puise une énergie nouvelle dans le sentiment de solidarité qui lie plus ou moins la nation tout entière à un gouvernement inconnu et accepté. Au point de vue pratique de la direction du mouvement, elle montrait surtout deux choses : la première, c'est que vouloir faire de la stratégie régulière, rassembler des corps trop nombreux et se laisser tenter par l'appât de quelque victoire décisive en bataille rangée, c'était se préparer d'inévitables désastres; la seconde, c'est que résumer politiquement l'insurrection dans un pouvoir visible et ayant un nom, c'était désigner un but à la répression et dénaturer en quelque sorte un mouvement qui trouvait dans le mystère et dans l'anonyme son originalité et sa force.

Désormais c'est sous cette double forme de la guerre par bandes et du gouvernement anonyme que va se développer cette insurrection d'une nationalité allant de la frontière de la Galicie jusqu'à Dunabourg, du duché de Posen jusqu'à l'extrémité de la Lithuanie et à la Volhynie, n'occupant pas les villes par les armes, il est vrai, mais tenant la campagne et remplissant les forêts. « Aller aux bois » est devenu une expression proverbiale en Pologne. Quand je dis que c'est la guerre par bandes, ce n'est point évidemment que ce soit la guerre isolée et à l'aventure, sans direction, sans combinaison et sans lien. Dès les premiers momens, il y a eu toute une organisation divisant le pays en circonscriptions diverses stratégiquement reliées et ayant leurs chefs supérieurs. Sous l'impulsion de ces chefs principaux, ou bien souvent aussi livrés à eux-mêmes, marchent tous ces chefs de détachemens, dont chacun a sa sphère d'action, et qui occupent à la fois les palatinats de Cracovie, de Sandomir, de Lublin, de Kalisch, de Podlachie, d'Augustowo, de Ploçk, sans compter la Lithuanie. Tout récemment encore, il y avait plus de cinquante détachemens en action. Ces bandes ne se battent pas toujours; elles disparaissent ou se reconstituent au premier signal. Elles épient l'occasion, et le moment venu elles se jettent sur les colonnes russes ou elles font face à l'ennemi, auquel elles ont infligé souvent d'humiliantes défaites. Vaincues, elles se retirent, se dispersent en apparence et se rallient bien vite à l'abri des forêts pour recommencer le lendemain. Il y a eu des momens où des détachemens se sont trouvés cernés sur le Niémen par plus de quarante mille hommes envoyés contre eux de divers côtés à la fois et ont réussi à se frayer un chemin à travers les lignes russes, pour aller se recomposer plus loin. Le pays est ainsi sillonné, véritablement occupé dans une certaine mesure, et c'est assurément une des choses les plus curieuses que cette multitude de bandes se mouvant à la fois, combattant ou se dérobant, opposant tour à tour à la stratégie russe déconcertée l'élan de leur intrépidité ou la souplesse de leurs évolutions. Ces volontaires, on le comprend, sont devenus des soldats façonnés à cette guerre, vivant de périls, de privations et des plus dures fatigues.

Il y a un Anglais honnête et sérieux, d'un esprit aussi éclairé que sincère, qui s'est donné récemment le plaisir d'un voyage en Pologne dans les régions les plus agitées par la guerre, et qui vient de raconter ses impressions. Un jour il rencontre sur son chemin des insurgés au nombre de quatre ou cinq cents. Ces hommes avaient une ferme contenance et paraissaient de solides marcheurs; leur visage était bronzé, et ils avaient un air martial; ils marchaient en bon ordre, observant la discipline, ayant des uniformes assez variés et un léger bagage qui eût réjoui la simplicité de sir Charles Napier. On fait halte dans un village, et l'Anglais, avec les officiers du détachement, reçoit l'hospitalité dans la maison du seigneur. Le dîner fut des plus gais, et on n'eût pas dit que c'était là le repas d'hommes qu'on appelait des insurgés, qui d'un instant à l'autre pouvaient être surpris. On s'entretint de l’Europe, on porta des toasts à l'Angleterre, à la reine Victoria; de jeunes officiers se mirent au piano, et le voyageur ajoute qu'il ne pouvait contempler sans tristesse « ces enfans perdus d'une cause désespérée. » L'honnête Anglais pouvait être triste aussi en se demandant ce que faisait le puissant gouvernement de son pays, pour ce peuple dont les défenseurs portaient des toasts à la libérale Angleterre, à la reine, et n'étaient après tout que les enfans perdus de la civilisation.

Guerre singulière, aux scènes émouvantes tous les jours renouvelées et à demi voilées d'obscurité! Armée nationale étrange qui a livré plus de combats que l'armée la plus éprouvée, que le feu dévore sans l'épuiser, et qui a vu déjà passer, à la tête de ses bandes deux ou trois générations de chefs se succédant comme de viriles apparitions, résumant dans leur vie et dans leur mort toutes les passions généreuses de cette lutte d'indépendance, toutes les tragédies intimes de leur pays ! Après ceux de la première heure sont venus ceux qui combattent encore. Un des plus énergiques, Lelewel, succombait récemment les armes à la main dans le palatinat de Lublin, où il avait réussi pendant quelques mois à déjouer tous les efforts des Russes. Quelques-uns de ces chefs sont assurément des figures saisissantes de cette guerre.

Narbutt avait été l'un des premiers à lever le drapeau national à Lida, dans la Lithuanie. C'était le fils d'un historien éminent de la Pologne; il avait trente-trois ans, une physionomie grave et séduisante, une parole tranquille et ferme, et une intelligence de la guerre que la Russie avait pris le soin de lui donner en l'envoyant dès sa jeunesse, au sortir de l'université, à l'armée du Caucase, puis au siège de Kars pendant la guerre de Crimée. Il revint en Lithuanie avec une blessure, et c'est là que le trouvait l'insurrection. Il n'hésita pas à répondre à l'appel qui partait de Varsovie; il n'avait d'abord que sept compagnons. Sa bande se grossit bien vite, et c'est avec cette bande, tout animée de son feu, qu'il soutenait pendant deux mois la lutte la plus extraordinaire, au point d'inspirer aux Russes une sorte de superstitieuse terreur. Il était devenu, en quelques jours si populaire dans toute la Lithuanie que tous les chefs prenaient son nom. Un instant il y eut, tout bien compté, onze Narbutt. Les Russes croyaient toujours avoir tué le vrai Narbutt; ils ne réussissaient pas à l'atteindre. Ce qu'on ne pouvait faire par les armes, on le fit par trahison. Ce fut un garde forestier qui livra Narbutt. Cerné de tous côtés, blessé dès les premiers coups de feu, porté par ses compagnons d'armes, il commandait encore avec la même énergie et avait déjà réussi à percer les lignes ennemies, lorsqu'une balle nouvelle venait le frapper au cœur. Il expira en disant : «Mon Dieu, je meurs pour ma patrie ! » On permit à quelques dames polonaises d'aller sur le lieu du combat ramasser les morts et les blessés, et ici c'est un officier impérial, acteur du drame, qui raconte la scène dans un récit publié par l'Invalide russe lui-même. « Parmi ces dames, dit-il, se trouvaient deux sœurs de Narbutt qui venaient réclamer le corps de leur frère. La plus jeune, ne pouvant maîtriser sa douleur, se mit à pleurer; l'aînée cherchait à l'apaiser en lui disant : N'as-tu pas honte de pleurer devant les Russes? — Un de nous demanda à une autre dame : Vous aviez probablement aussi un frère ici? — Tous ceux qui combattent pour la Pologne sont nos frères, répondit-elle. Elles s'occupèrent ensuite à panser les blessés et à ensevelir les morts... » Le lendemain, c'était toute la population qui se pressait aux obsèques du patriote dans la petite église de Dubiczany.

Il en est un autre de qui un journal anglais a dit : « Celui-là est mort de la main des soldats à qui il avait fait tant de bien. » C'est Sigismond Sierakowski. L'empereur Nicolas l'avait enveloppé tout jeune encore dans une de ses proscriptions et l'avait fait soldat dans le corps d'Orenbourg, où il avait eu sous les yeux la misérable servitude dans laquelle vivait le soldat russe. Au commencement du règne d'Alexandre II, il avait été rappelé à Saint-Pétersbourg et était devenu officier d'état-major. Dès ce moment, Sierakowski n'eut plus qu'une pensée fixe, celle de faire cesser le dégradant régime militaire dont il avait été le témoin. Il multiplia les travaux, les enquêtes, les mémoires, et c'est en réalité un de ceux qui ont le plus contribué à l'abolition des peines corporelles dans l'armée russe. Il avait assez attiré l'attention des généraux de Pétersbourg pour se faire écouter d'eux, pour être envoyé successivement à un congrès de statistique à Londres, puis en France et en Algérie. C'était un homme nerveux et agité, d'un cœur ardent, d'un esprit infatigable, d'autant plus accessible à un certain mysticisme qu'il avait plus souffert, sans haine d'ailleurs pour la Russie, mais Polonais avant tout et nourrissant toujours en lui-même le rêve d'une patrie indépendante.

Quand l'insurrection éclata, il donna ostensiblement sa démission d'officier russe et se tint prêt à servir la cause nationale. Il commença avec une petite bande qui grossit rapidement et arriva bientôt à compter plus de deux mille hommes. C'était une force redoutable entre de telles mains, et qui pendant quelque temps soutint énergiquement la lutte. Malheureusement Sierakowski, engagé dans un combat inégal à Madejki, fut blessé d'une balle qui atteignit l'épine dorsale. Le lendemain, il fut pris dans une petite ferme où il avait été recueilli avec quelques-uns de ses compagnons. Auprès de lui était un jeune homme brillant et riche, le comte Kossakowski, qui n'avait point été blessé dans le combat et qui aurait pu facilement se cacher dans une de ses propriétés voisines, mais qui ne l'avait pas voulu, parce que, disait-il, il ne pouvait pas abandonner son général dans le malheur. Sierakowski fut traduit devant un conseil de guerre. Vainement il demanda à être jugé régulièrement; on ne l'écouta pas. Il fut condamné à être pendu. Tout blessé, ne pouvant se mouvoir, il fut porté au supplice. Là il écouta son arrêt, niant énergiquement quelques-unes des accusations dirigées contre lui, confirmant les autres du geste et de la voix. Au dernier moment, il se redressa d'un effort désespéré et se débattit contre les exécuteurs. Puis ce blessé, qui ne pouvait se tenir debout, fut hissé au bout d'une corde par ces soldats mêmes qu'il avait contribué à affranchir du bâton et des châtimens dégradans. Sierakowski ne pouvait plus vivre avec sa blessure; il fut pendu pour l'exemple, a-t-on dit, et la Russie ne s'est pas douté que par cette mort infamante; ce n'était pas l’homme qu'elle déshonorait, c'était le gibet qu'elle illustrait.

Et le jeune Paul Suzin, lui aussi, était de cette race de soldats. Il était d'une de ces vieilles familles de Lithuanie que la Russie veut à tout prix dénationaliser, en les déportant périodiquement à l'extrémité de l'empire. L'empereur Nicolas avait jeté le père de Suzin à Orenbourg, et, le père mort, il avait pris les enfans, plaçant une jeune fille à l'institution des demoiselles nobles à Pétersbourg, les jeunes gens à l'école des cadets, et les faisant élever dans l'oubli total de leur origine polonaise. Les enfans ne parlaient que le russe, ne connaissaient que la religion russe. Devenu officier d'artillerie et allant par hasard tenir garnison en Lithuanie, Paul Suzin sentit se réveiller en lui avec une vivacité prodigieuse l'instinct national, et avec cette généreuse impatience d'une âme ardente qui se croit en retard de patriotisme, il se hâta de quitter l'armée russe, de se refaire polonais en tout, et il fut même obligé d'émigrer. Il vint à Paris, alla à Londres, où il connut Hertzen, puis à l'école polonaise militaire de Gênes au montent de l'insurrection. Paul Suzin venait de se marier à Paris avec une jeune femme qu'il aimait; il ne partit pas moins, plein de feu et d'espérance. « D'autres, disait-il, n'ont pas besoin de prouver leur amour pour la patrie; moi, j'ai méconnu mon pays, j'ai servi fidèlement la main qui s'est appesantie sur nous... » Quelques jours après, il écrivait à sa jeune femme : « Depuis cinq jours, me voilà chef; j'ai un détachement peu nombreux encore, mais plein de valeur. Mes compagnons me sont tous attachés, je les aime aussi. C'est une belle et brillante jeunesse, impatiente de combattre... Prends la carte, suis le Niémen, cherche au nord... tu vois des forêts. Encore un peu au nord, c'est là que je suis... » On accourut sous son drapeau. Ce jeune homme de vingt-quatre ans avait une énergie extraordinaire, une beauté mâle dans l'action, une fermeté douce qui gagnait la confiance, et il n'avait pas tardé, lui aussi, à devenir populaire. Ses premiers engagemens avec les Russes furent des plus heureux, et son détachement était devenu redoutable. Il y avait chez Suzin une sève généreuse qui débordait, « Je veux vivre et je vivrai, » s'écriait-il. Quelques jours après, dans un combat contre trois compagnies de la garde impériale qui passaient par le village de Braczale; au moment où il donnait un ordre, il reçut une balle on pleine poitrine.

Ceux-là sont morts et c'étaient des soldats! A côté, c'est le prêtre, c'est Maçkievicz; qui a été d'abord, je crois, chapelain dans le corps de Sierakowski, et qui, devenu lui-même chef d'une des bandes les plus considérables, tient toujours vers le Niémen, signe vivant de l’alliance des toutes les classes dans l’insurrection. C’est de type du prêtre-soldat ne séparant pas la religion de la patrie, marchant d’habitude la soutane relevée, le sabre au côté et le revolver à la ceinture, entouré de quelques jeunes officiers en czamarka. Un de ceux qui l’ont vu, un volontaire admis dans son camp, peint cette étrange figure. « Son visage hâlé, ses traits saillans, sa longue barbe brune, ses sourcils épais, son front ridé, forment un ensemble sévère, plein d’énergie et de force, qui, malgré vous, vous pénètre de respect. — Sais-tu tirer et obéir ? me demanda-t-il laconiquement. —- Je le sais. — Sais-tu prier ? — Ma mère me l’a appris. — Sauras-tu mourir ? — Je ne l’ai pas essayé. — C’est bien. » Maçkievicz a son camp dans une de ces forêts immenses, impénétrables, que décrit en traits merveilleux Miçkiewicz dans son poème de Thadée. « Qui scrutera les profondeurs infinies des forêts lithuaniennes ?… Le pêcheur entrevoit à peine du rivage le fond de la mer, le chasseur parcourant la lisière des forêts de la Lithuanie connaît à peine leur contour et leur physionomie extérieure. Quant à leur cœur, c’est un mystère insondable ; on ne sait pas ce qui s’y passe. » Au centre de l’immense forêt aux arbres touffus, aux détours infinis et coupés de marais invisibles, une légende populaire place comme un sanctuaire, comme une contrée inconnue, où sont déposées les ; semences de toutes les plantes, où il y a un couple de chaque espèce d’animaux. Ces animaux, qui se reproduisent sans cesse, ne périssent jamais par la main du chasseur. Quand ils sentent leur fin approcher, ils rentrent et rapportent leurs restes au cimetière commun, « et même le menu gibier, quand il est blessé ou malade, court s’éteindre au pays natal. » Image poétique et touchante de cet instinct qui fait qu’on aime à revenir mourir là où l’on est né, et qui devient un poignant regret pour le banni !

C’est dans une de ces forêts mystérieuses décrites par le poète que Maçkievicz s’est établi et reste jusqu’ici inexpugnable, faisant rayonner ses détachemens et les ramenant toujours dans le camp invisible. Les soldats impériaux ont même fini par éprouver une sorte de crainte superstitieux dès qu’ils approchent du bois. « La vue d’une forêt, écrit un officier russe, produit maintenant sur nos soldats une impression singulière qui ne s’effacera de longtemps ; ils ont l’imagination tellement frappée qu’ils croient que chaque arbre abrite un insurgé. Une fois surtout nous étions sûrs d’avoir vu des rebelles, nous nous avançons, et ce que nous prenions pour des insurgés n’étaient que des ruches juchées très haut sur les arbres. » Et en réalité les forêts restent encore la citadelle de l’insurrection, comme elles ont été son premier asile et son premier foyer, dans la Lithuanie aussi bien que dans le royaume.

Militairement, comme résistance active et armée, c'est dans ces bandes, dans le camp de ces chefs se succédant sans cesse au combat, dans ces scènes du champ de bataille que se concentre l'insurrection; politiquement, c'est dans ce gouvernement caché à Varsovie et par ce gouvernement qu'elle vit, qu'elle a vécu jusqu'ici depuis huit mois. Le mystère enveloppe ce pouvoir à la fois insaisissable et réel, se manifestant partout par ses agens et se dérobant lui-même. L'anonyme est son nom, et sa seule signature est le sceau avec les armes nationales. C'était sans doute une première condition de sûreté, et certainement la domination russe n'a pas peu contribué à développer cette habitude du secret, cette habileté dans l'action occulte ; mais c'est aussi un phénomène moral qui dérive de tout un ordre d'épreuves intimes, qui peint une société réagissant sur elle-même avec une sorte de passion. On dirait que cette malheureuse Pologne, victime des ambitions étrangères et aussi de ses propres entraînemens, tient à se racheter et à rompre avec tout ce qui a pu être une cause de désastre. Aucun peuple n’a été plus accusé d'anarchie que la nation polonaise; aujourd'hui elle a des docilités extraordinaires, elle se discipline volontairement et elle obéit à un gouvernement qu'elle consent même à ne pas connaître. Dans la vie publique telle qu'elle était organisée autrefois; avec sa royauté élective et ses libertés orageuses, tout était merveilleusement propre à favoriser l'ambition, les rivalités des familles se disputant la couronne, l'action individuelle, l'excès de la personnalité, et c'est ce qui a rendu infructueux les efforts d'une nation condamnée à être perpétuellement dominée, passant d'une convulsion à une autre convulsion, trop forte pour mourir, trop divisée et trop faible pour ressusciter. Aujourd'hui les souffrances et les humiliations qui sont résultées d'un tel régime ont provoqué par une réaction énergique une tendance toute contraire, et chez un peuple d'une nature poétique il était simple que cette tendance nouvelle eût pour précurseur un poète, ce poète anonyme dont la nation s'est inspirée pendant près de vingt ans. Dans la vie active et politique elle-même s'est développée bientôt et a grandi cette idée du patriotisme désintéressé, du renoncement à la gloire personnelle. La Société agricole, qu'était-elle autre chose qu'une vaste société anonyme avec un seul nom connu? Partout où il y a eu des Polonais, ce sentiment est allé grandissant, et l'insurrection actuelle est venue lui communiquer une nouvelle force en lui offrant l'occasion de se déployer dans des proportions plus larges. C'est ainsi que les chefs militaires eux-mêmes, dès qu'ils entraient dans la lutte, renonçaient le plus souvent à leur personnalité. Sierakowski s'appelait Dolenga. Le chef mort tout récemment dans le palatinat de Lublin ne s'appelait pas Lelewel : c'était le directeur d'une fabrique de Varsovie, qui avait demandé l'autorisation de prendre le nom du patriote de 1830, de l'historien de la Pologne. Beaucoup d'autres noms qui retentissent quelquefois ne sont que des fictions. C'est ainsi surtout que s'est formé ce gouvernement, dont l'anonyme est la loi, l'originalité morale et la nécessité.

Je lisais récemment une lettre, venue de Varsovie, où cette tendance de la Pologne contemporaine et ce caractère du gouvernement de l'insurrection se trouvaient caractérisés avec une saisissante simplicité. «Pendant deux cents ans, disait-on, les grandes familles polonaises se sont jalousées, parce que chacune ambitionnait la couronne, et voilà que de notre temps il se forme en Pologne un gouvernement qui n'excite aucune jalousie, que toute ambition voit sans crainte. Ses ordres s'exécutent comme jamais ordres d'un pouvoir politique n'ont été exécutés, et nul ne sait le nom de ceux qui le composent. Ceux pour qui la puissance politique est inséparable d'une certaine ostentation extérieure, qui ne se figurent un ministre que logé dans un palais, au milieu d'une nuée de serviteurs, ceux-là ne peuvent comprendre l'existence de ce gouvernement dont les membres sont obligés de ne se distinguer en rien des autres citoyens. Arriver au pouvoir, cela est d'ordinaire synonyme de gloire et de fortune; chez nous, le pouvoir, c'est le danger suprême, le fardeau suprême. On gouverne le pays le glaive sur la gorge. On commande, mais à la condition d'être à chaque moment prêt à monter sur l'échafaud. Si l'on pouvait comparer ce gouvernement à quelque chose, ce serait au gouvernement des temps primitifs de l'église. Pendant trois siècles, les chefs suprêmes de la chrétienté étaient forcés de rester ignorés. On les connaissait, on respectait leur personne au fond des catacombes; au grand jour, sur la place publique, le pape lui-même ne se distinguait en rien des pauvres chrétiens qui habitaient alors les faubourgs de Rome. » On voit ici ce mélange de foi patriotique et de dévouement réfléchi s'alliant à un certain mysticisme ingénieux.

Ce qui est vrai, c'est que ce gouvernement ainsi constitué sous sa forme anonyme commande bien réellement, comme on le dit; il multiplie les actes, les décrets, les proclamations. Il a su acquérir une puissance que la Russie elle-même a fini par ne plus nier, parce qu'elle la rencontre sans cesse autour d'elle, devant elle, se mêlant à son action, la combattant pied à pied, annulant ou modifiant ses règlemens. Il y a toute une organisation qui s'étend à la Lithuanie et à la Ruthénie, en laissant néanmoins à ces deux parties de la Pologne insurgée uue certaine autonomie, et au-dessous de cet organisme supérieur il y a des ministères ou directions, — intérieur, finances; guerre, relations extérieures, police. La direction de la presse, germe d'un futur ministère de l'instruction publique, a pour le moment la mission de rectifier les fausses nouvelles, de réagir sur l'opinion publique et de surveiller les publications privées. L'administration des provinces a été refondue et organisée sur le modèle des anciens palatinats, en laissant absolument de côté la division russe en gouvernemens. Il y a aujourd'hui huit palatinats dans le royaume, treize dans la Lithuanie et la Ruthénie, des districts, des arrondissemens, et à peu près quatre mille paroisses ou communes. Chaque palatinat a son gouverneur, chaque district a son chef. La ville de Varsovie a même son administration particulière, et cette machine étrange fonctionne régulièrement; elle a sa hiérarchie d'employés, son action quotidienne.

L'activité de ce gouvernement a été tout simplement prodigieuse en six mois, et elle a eu un double but : d'un côté frapper la Russie d'impuissance en détruisant ou paralysant tous ses moyens d'action, de l'autre créer et organiser les ressources nationales. Les moyens d'action de la Russie, le gouvernement occulte les a atteints directement et singulièrement en opposant à la police ennemie une police plus habile, qui voit tout, qui sait tout, qui est arrivée parfois à intercepter des dépêches destinées au grand-duc Constantin ou émanées de lui, en défendant de payer les impôts au gouvernement russe, de faire des contrats avec lui, de lui livrer des fournitures, en faisant saisir des fonds jusque dans les caisses du trésor public à Varsovie, en frappant d'inaliénation toutes les propriétés nationales et en abolissant la loterie. L'action nationale, le gouvernement l'a organisée et développée en se substituant lui-même en réalité au gouvernement russe dans l'administration des provinces, dans le prélèvement des contributions, en se manifestant par tout un ensemble d'actes à l'intérieur et par les agences diplomatiques qui représentent la Pologne au dehors. Ce qui est plus curieux que l'existence même de ce gouvernement et ce qui seul le rend possible, c'est la spontanéité et la facilité avec lesquelles le pays tout entier lui obéit. Il y a eu plus d'une fois des ordres dont on ne comprenait pas le sens parce qu'ils ne pouvaient être expliqués ou qui semblaient inutiles et qu'on ne respectait pas moins. L'acte qui est resté, je crois, le plus sans effet a été à un certain moment l'ordre donné aux habitans de ne plus se servir des chemins de fer et aux employés polonais de ces chemins de donner leur démission. C'est une exception. Le gouvernement a interdit de voyager sans un passeport scellé de son sceau; tout le monde s'est servi du passeport; il y a eu même des Russes résidant en Pologne qui se sont munis de cet étrange sauf-conduit délivré par des insurgés. Il suffisait, pour avoir le passeport, de déposer sa demande à un endroit indiqué. Je crois même que le comité a fait au grand-duc Constantin, lors de son départ, la politesse de lui envoyer des passeports pour sa sûreté.

Le fait le plus extraordinaire sans nul doute a été le succès du gouvernement national, dans le recouvrement de l'impôt, succès qu'on a pu appeler miraculeux. Ce n'était nullement un acte capricieusement imaginé et arbitrairement accompli : un décret avait établi l'impôt. Les bulletins étaient faits dans une forme régulière et sur des données assez positives. Tout le monde a payé l'impôt. Il n'y a pas longtemps, dans un des palatinats il ne restait qu'une somme relativement minime, un peu plus de 100,000 francs, en retard; des fonctionnaires du gouvernement russe, le gouverneur de la banque, le directeur de l'intérieur, ont eux-mêmes reçu leurs bulletins et se sont exécutés. Le voyageur anglais dont je parlais, et qui a visité récemment la Pologne, raconte une circonstance qu'il n'ose garantir, tant elle semble surprenante : c'est que le grand-duc Constantin lui-même aurait payé la contribution, fixée à 10,000 roubles, dans des conditions assez imprévues, il est vrai. Le grand-duc reçut, un jour son bulletin, et il envoya un de ses aides de camp porter la somme requise en donnant en même temps à la police l'ordre de cerner secrètement la maison indiquée comme lieu de paiement. L'officier trouva un vieillard qui prit la somme et passa dans une autre chambre pour faire une quittance. Ne voyant revenir personne, l'officier appela la police, pénétra dans l'appartement voisin : il n'y avait qu'une institutrice tout étonnée; l'homme avait disparu, et le propriétaire de la maison protesta qu'il ne connaissait rien de ce vieillard. Ce qui ajoute à la bizarrerie du fait, c'est que, lorsque l'officier revint un peu confus au palais, la quittance était déjà entre les mains du grand-duc.

Il en est ainsi de tout. Un jour les autorités russes veulent détruire une maison pour les besoins de la stratégie. On appelle des ouvriers; mais les ouvriers ont reçu l'ordre de refuser leur concours, et pas un ne paraît. La maison n'est pas sauvée, mais il faut employer des soldats. Le jardin de Saxe est un lieu de réunion à Varsovie, où tous les étés on fait de la musique. Cette année, on ne négligeait pas de se mettre en règle en demandant une autorisation au gouvernement national, qui ne la refusait pas, à la condition toutefois qu'on ne jouerait pas de la musique légère et joyeuse. Un jour on s'oublia, on se mit à jouer une mazurka; on avait à peine commencé que le chef d'orchestre reçut un billet lui prescrivant de cesser et de ne plus faire de musique désormais. On cessa aussitôt; rien ne put déterminer les musiciens à continuer, et depuis on n'a plus fait de musique.

S'il est une chose enfin de nature à révéler la puissance de ce gouvernement, c'est cette sommaire et redoutable justice qui s'accomplit quelquefois en son nom. Trouver jusqu'à des exécuteurs volontaires, c'est résoudre un singulier problème que n'a pas résolu, quant à elle, la Russie, qui a trouvé un refus de concours jusque dans le bourreau, et qui a été obligée d'y suppléer par ses soldats, C'est là sans doute le côté sombre de cette action occulte. Il faut dire pourtant que le gouvernement de Varsovie n'agit que pour sa défense, que ses rigueurs n'ont atteint en général que des espions et des traîtres, qu'il a prévenu assez souvent avant de recourir au châtiment, que, même en cette extrémité, il y a une sorte de régularité, un jugement, une sentence publiée et affichée. Alors l'exécution est terrible et foudroyante. On a vu l'exemple de cet agent de la police russe qui, condamné à mort à Varsovie, croyait pouvoir se sauver à Pétersbourg, et qui là même, jusque dans la capitale de la Russie, était suivi par la redoutable justice qui le frappait. Les journaux sont certes aussi une des manifestations les plus curieuses de cette situation extraordinaire. Outre le journal officiel, l'Indépendance (Niepodleglosc), et sans parler des journaux qui paraissent dans la Lithuanie et dans la Ruthénie, on compte à Varsovie une multitude de feuilles, le Mouvement, le Journal national , la Pologne, l’Aigle blanc, la Voix du Prêtre, la Cloche religieuse, le Réveil des chants nationaux. Tous ces journaux sont imprimés, distribués, vendus; ils vont jusque dans les provinces. Comment s'impriment-ils? Quelques-uns pourtant sont d'une exécution assez soignée, d'une dimension comparable à celle de nos journaux, et supposent un matériel assez considérable, assez varié.

Il y a encore aujourd'hui en Europe bien des esprits pour qui ces faits n'ont rien de possible, et ne sont que le roman passionné et sincère d'imaginations douloureusement exaltées, qui ne peuvent arriver à comprendre tout ce mouvement de choses : gouvernement insaisissable, ordres, qui s’exécutent, impôts méthodiquement perçus, journaux qui se publient en face et sous les yeux mêmes d'un pouvoir formidablement armé. D'abord pour l'impôt il n'y a pas à douter : les journaux russes eux-mêmes en ont parlé plus d'une fois. «Le gouvernement clandestin, a dit l'Invalide, continue à percevoir les impôts avec une énergie, croissante. Les Russes ne sont pas exemptés : un propriétaire russe, M. M..., nous a montré un imprimé qu'il avait reçu, et qui était revêtu du sceau du gouvernement national. » En outre, à un point de vue supérieur, et sans s'arrêter à des détails, le secret de cette situation est bien simple : il est dans la complicité universelle, il est dans l'impuissance radicale d'une domination réduite à l'isolement et à l'embarras de la force au milieu d'une nation à laquelle elle est restée absolument étrangère, dont elle n'est jamais parvenue à atteindre l'intégrité morale. Si le gouvernement russe se sert de Polonais, il risque d'être enveloppé par la trahison ; s'il se sert de Russes, ses agens ne connaissent ni le pays, ni son esprit, ni ses mœurs, ni même souvent sa langue. Un instant, dit-on, il a fait venir à Varsovie des agens prussiens qui ont été encore plus impuissans. Les uns et les autres passent à travers une société où il suffit d'un signe, d'un geste, pour se comprendre, où tout sert de ralliement, la couleur des vêtemens, la forme de la coiffure, où il y a une sorte d'émulation spontanée à déjouer tous les efforts, à favoriser tout ce qu'on supposé émané du gouvernement clandestin, où l'on est arrive enfin à cette conviction, que tout faire pour le pays et se prêter à tout, ce n'est nullement conspirer. On ne conspire pas en Pologne, on fait partie de l’organisation nationale, même souvent sans connaître les organisateurs. Il en est résulté cet état merveilleusement caractérisé par un mot attribué au général de Berg peu après son arrivée à Varsovie : « Eh bien! lui aurait dit le grand-duc Constantin, avez-vous découvert quelque chose? — J'ai fait une découverte importante, répliqua de Berg, c'est que, hormis votre altesse impériale et moi, tout le monde ici fait partie du comité. » L'ouvrier qui imprime un journal, l'enfant qui le distribue, le passant qui le lit, le contribuable qui paie l'impôt, celui qui exécute un ordre comme celui qui le donne, tout le monde est de l'organisation nationale.

Et cette attitude de toute une population s'explique elle-même par une sorte d'exaltation naturelle qui est devenue l'essence d'une société que la compression a surexcitée sans la dompter. On finit par vivre dans le feu comme dans un élément assez normal. La perspective de la mort ou de la Sibérie n'est plus rien. Les femmes comme les hommes, plus encore que les hommes, ont le mépris du danger et de la vie, témoin cette mère héroïque, la comtesse Plater, venant d'assister à l'exécution de son fils, le jeune Léon Plater, et disant à ses filles en larmes : « Imitez-moi, mes enfans; je ne pleure pas, moi. Oh! si mon fils eut tremblé devant les balles moscovites, je pleurerais; mais je l'ai vu dans la prison, je l'ai vu sur la place du supplice ferme et confiant en Dieu. J'ai prié avec lui, je l'ai béni, je l'ai vu mourir en homme de cœur et en chrétien. Ne pleurons pas la victoire du martyr : imitons son courage et restons dignes de lui! »

Celui que vous avez vu hier encore est aujourd'hui à la citadelle, peut-être pendu; demain ce sera votre tour, et on continue. On s'est si bien accoutumé à cette atmosphère qu'on n'y songe plus. J'ai entendu un Polonais, venu en passant à Paris, dire tout simplement : « Il me semble extraordinaire de songer tous les soirs ici que je me retrouverai le lendemain matin libre et vivant. » Certes Varsovie a été cruellement éprouvée et l'est chaque jour davantage, et cependant jusqu'à ces derniers temps tout suivait son cours. Le mouvement et l'aspect n'avaient point changé. Rien ne dénotait que c'était là une ville au sein de laquelle se livrait le combat le plus dramatique et qui d'un instant à l’autre pouvait s'enflammer. Parce que cette éclatante revendication d'indépendance a pris nécessairement la forme insurrectionnelle, on s'est hâté d'y voir une œuvre de propagande révolutionnaire et socialiste. La Russie était la première intéressée à la représenter ainsi, et elle n'y a pas manqué; d'autres y ont cru. En réalité, il n'y a point eu de révolution moins révolutionnaire, si j'ose ainsi parler. Où donc est ce caractère? Est-ce dans le décret qui donne aux paysans les terres dont ils avaient la jouissance? C'était la solution polonaise de la question des paysans et c’est la Russie qui l'a seule ajournée. Il y a longtemps que les propriétaires eux-mêmes en Pologne ont adhéré à ce principe. — Est-ce la décret d'abolition de la loterie qui est révolutionnaire? Est-ce le décret qui abolit les confiscations russes? — Ce qu'on peut dire au contraire, c’est qu'en général ce gouvernement anonyme né d'une immense crise, vivant au milieu des difficultés les plus redoutables, a évité tout ce qui pouvait ressembler à une atteinte aux principes sur lesquels repose la société européenne. Parce que l'insurrection polonaise a retenti dans tous les cœurs libéraux en Europe et a eu pour premiers auxiliaires les émigrés qui l'avaient attendue, qui avaient travaillé, comme c'était leur droit, à préparer la délivrance de leur patrie, la Russie s'est efforcée de la signaler comme une œuvre cosmopolite dont toute la force était dans l'impulsion qui lui venait du dehors, qui était fomentée et dirigée par des exilés. Une des choses curieuses du mouvement polonais au contraire, c'est son caractère tout intérieur, et on pourrait dire que le gouvernement de Varsovie a mis un soin presque jaloux à maintenir ce caractère sans repousser les complicités généreuses qui s'offraient à lui et sans rechercher aussi les auxiliaires européens compromettans en reconnaissant l'émigration comme la personnification extérieure naturelle de la révolution naissante, et en se réservant l'indépendance de son action intérieure. Tout a été spontané dans cette œuvre réellement nationale, et je ne sais s'il y a rien de comparable à cet énergique travail d'une société se reconquérant elle-même en quelque sorte, se débattant pendant huit mois, seule, avec ses propres ressources, arrivant à dissoudre une domination ennemie et à se substituer à elle sous ses propres yeux, en face de ses irritations et de ses répressions.

C'est là en effet le caractère de cette lutte inégale et dramatique où, en présence de cette Pologne personnifiée dans ses chefs de bandes et dans son gouvernement anonyme, la répression en vient à se sentir impuissante, s'irrite de son impuissance, et, après avoir commencé par des tentatives de répression partielle et préventive, finit par une politique d'extermination appliquée à tout un pays. Un fait assez sensible à travers tout, c'est que la Russie, dans le premier instant, a été évidemment surprise de son propre ouvrage et des résultats de sa politique. Elle ne croyait pas à une explosion si prochaine; Elle pensait au contraire détruire la possibilité même de tout mouvement sérieux en Pologne et étouffer d’un coup l'agitation en prenant les devans par un acte qui décimait la population intelligente et virile. Si une insurrection pouvait naître de là, elle n'y voyait qu'une échauffourée sans péril pour elle, qui ne pourrait que lui offrir l'occasion d'en finir avec le fantôme polonais. Ce qui est plus étrange encore, c'est qu'en tentant cette aventure, en faisant ce recrutement que le prince Gortchakof a regretté depuis dans une conversation avec lord Napier; — peut-être uniquement parce qu'il n'avait pas réussi, — le gouvernement russe ne croyait pas moins faire une chose simple, naturelle et permise. Que voulait-on après tout? « Se débarrasser, comme on l'avouait, d'une quantité d'individus malintentionnés, » pour pouvoir ouvrir une voie à l'accomplissement pacifique des réformes. On ouvrait une voie de légalité et de progrès en violant les lois qui existaient déjà et en mettant le feu à un pays. Ce qui achève enfin de caractériser cette politique, c'est qu'après avoir jeté le défi à ce pays et l'avoir mis en feu, la Russie, se dévoilant tout à coup, en est venue à chercher dans ce résultat sanglant provoqué par elle le prétexte d'un système coordonné et gigantesque de destruction. Ici, après avoir trouvé devant elle la Pologne indignée et frémissante, elle a rencontré l'Europe, je veux dire l'Europe diplomatique. Du même coup, elle ravivait la question polonaise tout entière sous sa double forme, et, d'elle-même elle se plaçait dans cette extrémité où sa domination n'avait plus désormais, aux yeux de l'Europe attentive et remuée comme aux yeux de la Pologne en armes, d'autre titre que la force. Tout ce qu'elle tenterait désormais ne serait plus l'acte d'un pourvoir régulier défendant un ordre revêtu d'un caractère quelconque de légalité; ce serait l'œuvre de la force entrant en lutte avec les sentimens les plus irrésistibles, avec l'image même du droit se relevant en Europe.

En réalité, dans cette carrière qu'elle a ouverte de sa propre main, la Russie a commencé par l'impuissance. Ce n'est pas cependant qu'elle ne fût très suffisamment armée. Elle a jeté jusqu'à 250,000 hommes en Pologne; dès les premiers mois, elle avait déjà, combattant ou arrivant en toute hâte, 95,000 hommes d'infanterie, 12,000 hommes de cavalerie régulière, 10,000 Cosaques et 8,000 artilleurs avec 200 bouches à feu dans le royaume, sans compter les troupes amassées dans la Lithuanie et dans les autres provinces polonaises. Cette armée avait naturellement toutes les ressources d'armes perfectionnées, tous les moyens de guerre dont dispose un des plus puissans états militaires. L'insurrection ne comptait pas encore plus de 20,000 hommes rassemblés spontanément, n'ayant d'autre discipline que le lien du désespoir et de l'enthousiasme patriotique, mal vêtus, à peine armés et sans munitions. Et pourtant l'armée russe a été tout d'abord plus que battue dans des rencontres de tous les jours; elle s'est vue réduite à borner son occupation permanente aux villes principales, en hasardant tout au plus quelques colonnes dans les campagnes laissées aux insurgés ; elle s'est sentie aussitôt débordée et déconcertée par le mouvement grandissant. Il lui a fallu plus de deux mois pour atteindre une armée qui se formait devant elle et autour d'elle, pour obtenir un avantage qui n'était décisif qu'en apparence, car ce n'était plus, après ces deux mois, une insurrection à dompter, c'était une nation tout entière à soumettre et à reconquérir.

Ce mouvement national tout-puissant et invincible, les généraux russes eux-mêmes, ont peut-être contribué à le laisser grandir par le décousu de leurs opérations, par l'incertitude de leurs combinaisons et de leurs plans, surtout par une action qui semblait douter, de son propre droit et de sa propre efficacité. Ils n'ont pas été habiles, je le veux bien, on l'a dit, et c'est leur faiblesse qui a fait un moment le succès de l'insurrection; mais ce qui a surtout donné au mouvement sa puissance et son énergique vitalité, c'est le caractère même des premières répressions, le déchaînement de toutes les passions d'une soldatesque laissée à ses instincts, l'excès de la violence dans l'impuissance; c'est enfin ce genre de guerre d'une armée se vengeant de n'avoir pu atteindre les insurgés sur les villages qu'ils traversaient et sur des populations sans défense, pillant et dévastant au lieu de combattre et laissant sur son passage la trace lugubre des, scènes de Wengrow, de Tomaszow, d'Ojcow, de Siemiatycze, de Voislawice. L'impuissance, de l'armée russe a tenu sans doute à la force incompressible de l'insurrection; mais elle est venue aussi en grande partie ,de ce système de guerre, et de la démoralisation qui s'en est suivie. Une fois dans cette voie, la Russie ne s'est, plus arrêtée, et si l'on voulait, marquer le moment où l'excès d'une politique exaspérée par l'impuissance d'une action régulière n'a plus de bornes, ce serait l'heure où cette vaine amnistie du 1er mai écartée, Berg étant, à Varsovie, Mouravief à Wilna, Dlotowski à Dunabourg, Annenkof dans l'Ukraine, la Pologne est renfermée dans cette sorte de quadrilatère d'une répression sanglante et véritablement incendiaire.

Le trait essentiel de cette répression ascendante, c'est d'être, je n'oserais dire une guerre, — une chasse à tout ce qui est suspect non-seulement d'être dans l'insurrection, mais de pactiser secrètement avec elle, de porter un cœur polonais; c'est de n'être plus qu'une succession de scènes terribles où le gouvernement russe lui-même se fait un promoteur d'anarchie par la licence effrénée de ses soldats et par la nature de sa politique. La guerre, il faut le dire, c'est désormais le ravage et le meurtre organisés, et les contrées où il y a le plus de sécurité sont celles que les insurgés occupent en force. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les documens officiels qui parlent. Une multitude de rapports des autorités provinciales répètent avec une monotonie désespérante : « Les insurgés sont passés hier, ils n'ont point fait de mal; les troupes impériales sont arrivées aujourd'hui, elles ont commis des excès regrettables. » C'est le consul anglais, le colonel Staunton, qui le dit : « Je n'ai pas encore entendu parler jusqu'ici d'excès commis par les insurgés; ils ne font que prendre les armes, la nourriture et les chevaux dont ils ont besoin... De nombreux récits retracent les excès et les cruautés des troupes russes... » Un jour, dans le gouvernement de Kowno, sur la route de la petite ville de Soloki, deux compagnies d'infanterie et une sotnia de cosaques passent près du domaine de Lodz, propriété d'un enfant mineur. Quelques cosaques somment le gérant, qui était couché, de leur livrer une voiture, et comme celui-ci n'avait pour le moment que des chevaux à leur offrir, ils commencent par le rouer de coups, puis le jettent sur un des chariots de la colonne en marche. D'autres soldats arrivent, et on met le feu aux bâtimens; on poursuit tous les gens de la maison à coups de fusil. Six personnes tombent mortes, six sont blessées. La femme du gérant paraît, tenant un enfant dans ses bras ; elle n'échappe au meurtre que par hasard, et les soldats s'en vont, laissant les bâtimens en flamme, abandonnant les morts et les blessés, emmenant les autres gens du domaine prisonniers. Un autre jour, l'intendant d'une propriété, rencontrant sur son chemin un détachement impérial, met son cheval au galop et court au village. Par malheur il est midi en ce moment, et la cloche de l'église retentit. Le détachement accourt, prétend que c'est l'intendant qui a couru pour faire sonner le tocsin, et se jette sur les habitans étonnés, pillant et incendiant leurs maisons. Depuis, on a mieux fait : un village est-il soupçonné d'avoir prêté secours aux insurgés, une colonne arrive, dévaste, détruit tout par le fer et le feu, et la population tout entière est transportée en Sibérie. Chaque jour ce sont des scènes semblables.

Ce n'est pas là cependant ce qu'il y a de plus caractéristique dans les procédés russes. Ce qu'il y a de plus redoutable, c'est cette politique de destruction calculée et implacable attaquant une nationalité, toute une société dans sa religion, dans son intelligence, dans sa constitution morale et matérielle, et comme les anciennes provinces polonaises incorporées à l'empire, la Lithuanie et la Ruthénie, sont celles qui tiennent le plus au cœur des Russes, qu'ils s'attachent le plus obstinément à représenter comme une terre russe, c'est dans ces provinces que s'est déployé tout d'abord avec le plus d'intensité ce système personnifié à Vilna par Mouravief, ce vieillard qui emploie ce qui lui reste de vie à amasser sur sa tête le désespoir d'un peuple. Il ne suffit plus, — et je ne fais que résumer les circulaires du proconsul de la Lithuanie, — il ne suffit plus de ne point être dans l'insurrection ; il faut dénoncer ceux qui y prennent part, révéler la composition des bandes, leurs points de rassemblement, les noms de leurs chefs, « sans qu'aucun lien du sang et de parenté puisse être pris en considération, » c'est-à-dire qu'il faut que les mères dénoncent leurs enfans, les femmes leurs maris. S'absenter, être dans une ville est un crime; il faut être sur sa propriété pour attendre les troupes au passage, pour leur fournir les vivres dont elles ont besoin, les indications qu'elles réclament, sauf à être exposé alors au sort des propriétaires de Woislawice ou de Lodz. Si un meurtre est commis, si les insurgés se sont ravitaillés sur une terre, tous les habitans sont complices et responsables, et au bout de chacune de ces prescriptions il y a pour sanction invariable la mort, la déportation en Sibérie, la confiscation.

Chaque jour a eu sa liste funèbre de fusillés et de pendus de tous les rangs, de toutes les classes, de tous les âges. Il y a des maréchaux de la noblesse comme Vincent Biallozor; il y a des ouvriers, il y a des étudians, même des femmes et des prêtres. Nulle part peut-être plus qu'en Lithuanie le clergé catholique n'a compté de victimes, depuis l'évêque de Wilna, déporté au fond de l'empire comme l'archevêque de Varsovie, jusqu'à ce jeune vicaire Iszora, qui est allé avec une sérénité courageuse se livrer au bourreau pour sauver son curé, emprisonné et près d'être pendu à sa place. Ces exécutions se comptent par centaines; les déportations en Sibérie ne se comptent plus, elles se font par masses obscures. Chaque jour aussi a eu sa liste de confiscations. On comptait déjà, il y a deux mois, dans le seul gouvernement de Wilna, 397 personnes dont les biens ont été séquestrés; 192 appartiennent à la classe des grands propriétaires fonciers, 145 sont de la petite noblesse, de la bourgeoisie et même des paysans ; on voit sur cette liste 8 arbitres ou juges de paix, 15 prêtres, 5 médecins, 10 fonctionnaires, etc. Parmi ces spoliés, il y en a 100 qui ont été atteints pour révolte à main armée, 22 pour avoir « participé » à l’insurrection, 37 sur le soupçon « d’avoir été favorables au soulèvement, » 17 parce qu’un de leurs enfans est au nombre des insurgés, 34 pour avoir fourni des vivres à une bande, 10 pour avoir quitté leur demeure sans autorisation, 7 parce que « le gouvernement ignore, ce qu’ils sont devenus, » 1 parce qu’il est sorti de chez lui la nuit ; un des plus riches propriétaires du pays a été frappé pour, avoir été déjà transporté à Viatka et pour « les mauvais desseins qu’il a nourris, » Les arrêts officiels se taisent sur les motifs de 75 séquestrés. Les biens sont ravagés ; on y met un employé russe, ou à défaut d’un employé le malheureux qui s’est fait dénonciateur, et ici se révèle cette audacieuse pensée d’en finir en étouffant l’insurrection de nationalité dans une guerre sociale, en poussant les classes les unes contre les autres, et dans tous les cas en tentant l’expropriation en masse de la société polonaise.

Confisquer les biens des Polonais, ce n’est point certes ce qui est nouveau ; prendre ces biens et les offrir comme prix de la délation aux paysans, dont la masse a d’ailleurs résisté à cette tentation corruptrice, c’est là ce qui constitue une politique nouvelle. Rien n’est plus curieux qu’une circulaire du général Mouravief qui est le résumé de tout un système. « Dans l’insurrection actuelle, dit l’étrange législateur, il se trouve parmi les personnes de diverses classes qui y prirent part un grand nombre d’hommes ; appartenant à la petite noblesse et même d’odnovortsi, qui ont la prétention de descendre de familles jadis nobles. Ces personnes se trouvent pour la plupart domiciliées sur des terres appartenant à des associations de paysans, soit de la couronne, soit temporairement obligés ; elles abandonnent leur domicile et se joignent aux rebelles ou portent secours aux bandes de rebelles en leur fournissant des provisions, en cachant aux autorités militaires le lieu de leur retraite et en donnant asile à des gens malintentionnés. Trouvant juste de retirer à ces personnes le droit de jouir des avantages et des profils réservés à la classe paysanne fidèle au milieu de laquelle ils vivent, j’ordonne que les terrains et métairies où sont établis des odnovortsi, des hommes de petite noblesse et autres personnes de basse condition, soient immédiatement confisqués aux individus qui se sont joints aux rebelles ou qui sont convaincus de leur prêter la main, et que les terrains soient donnés, avec tout ce qu’ils renferment aux sociétés de paysans de la couronne ou de paysans temporairement obligés dont les coupables font partie, aux conditions suivantes : 1° les sociétés devront accorder la jouissance de ces terrains aux paysans qui n'ont pas reçu de champs en partage; 2° ces terrains devront être distribués par les sociétés aux paysans qui se distinguent par l'honnêteté de leur manière de vivre, et de préférence à ceux qui ont rendu des services particuliers en aidant à poursuivre et à anéantir les rebelles; 3° l'entrée en possession de ces terrains n'aura lieu que par décision de la communauté... » Je supprime les recommandations faites aux paysans de courir sus aux malintentionnés, tels que gentilshommes, prêtres, propriétaires, sauf, s'ils ne le font pas, à être dépouillés eux-mêmes de leur part des biens de la communauté.

Ce fragment est doublement précieux. D'abord il met à nu dans un éclair sinistre cette prétention obstinée de la Russie à représenter la Lithuanie comme une terre russe par l'assimilation de constitution territoriale. La commune dont Mouravief fait le pivot de son système, «non la commune occidentale formant une agglomération d'individus propriétaires, selon l'expression de M. Bakounine, mais la commune économiquement solidaire, seule propriétaire de la terre, » cette commune est effectivement le fait social de la Russie: elle n'existe pas en Lithuanie, de telle sorte qu'en dehors de toute autre considération, si l'on veut saisir la vraie frontière entre les deux pays, entre les deux sociétés, on peut dire que là où la commune existe, c'est la Russie, et là où elle n'existe pas, c'est la Pologne.

N'aperçoit-on pas en outre dans toute sa nudité cette théorie qui dépouille absolument la propriété de son caractère individuel et de son droit inaliénable pour en faire une récompense gracieusement accordée par le tsar ou retirée à volonté? On sourit tristement quand on rapproche de ces faits les accusations de socialisme dont on cherchait à flétrir à l’origine l'insurrection polonaise et ce que disait le prince Gortchakof dans ses conversations avec lord Napier, lorsqu'il parlait pour l'Europe. « Le prince, dit lord Napier, représenta cette insurrection comme un soulèvement de la classe la plus pauvre de la noblesse, des artisans des villes et des membres cosmopolites de la conspiration révolutionnaire du dehors. Il me dit que pas un propriétaire foncier de quelque importance n'avait pris part à la révolte, dont le caractère socialiste était démontré par la proclamation du comité de Varsovie, qui accorde aux paysans la pleine propriété des terres qu'ils occupent. Les paysans, d'après le prince, sont demeurés favorables au gouvernement, et cette disposition se changerait en assistance active, si le gouvernement impérial entretenait la moindre espérance d'une confiscation des terres en leur faveur, ou même cessait de soutenir les droits des propriétaires. Le vice-chancelier ajouta avec beaucoup d'emphase que l'empereur n'avait jamais cédé, depuis le commencement de l'insurrection, au moindre sentiment d'impatience... » Le prince Gortchakof se trompait sur un point essentiel : ce n'est pas de l'Occident que le socialisme arrive vers la Russie, c'est de la Russie qu'il arrive vers l'Occident, conduit par ces raskolniks auxquels on a livré un moment les propriétés dans la Livonie polonaise et par ce Gracchus tartare qui saccage la malheureuse Lithuanie.

Il y a là dans ces circulaires de Mouravief, qui mériteraient d'être recueillies, tout un code, toute une littérature de l'expropriation, de la dépossession violente. Vienne maintenant dans l'empire même un autre Pougatchef conduisant les paysans à l'assaut de la propriété russe, il n'a qu'à puiser dans ce code. Et comme le grotesque se mêle souvent aux choses sanglantes, après Mouravief survient un chef militaire de Wilkomir qui, lui aussi, a ses circulaires, qui, lui aussi, s'adresse aux prêtres et aux propriétaires. Quant aux prêtres, qui ont « un penchant avéré au brigandage et à la rébellion, penchant commun à tout le clergé catholique, depuis le saint-père Pie IX et les cardinaux à Rome jusqu'au dernier desservant de la plus pauvre église de Lithuanie, » quant à ces prêtres, ils devront aller avec la croix et l'évangile au-devant des insurgés, pour les soumettre même au risque de leur vie. S'ils ne le font pas, ils seront jugés et exécutés. « S'ils font cela, ajoute cet étrange proconsul, je m'empresserai de rapporter leurs exploits à l'évêque de Wilna et au pape Pie IX à Rome, pour que ces prêtres martyrs n'aient pas trop longtemps à attendre leur canonisation. » Pour les propriétaires, ils sont invités à faire des concessions aux paysans, à se bien conduire, sinon on ira « faire un peu le ménage de leurs propriétés à leur place. » On mettra sans retard sous séquestre les biens « de ceux qui seront reconnus décidément incapables de gérer leur fortune, » et on emploiera leurs revenus à étouffer la rébellion.

Voilà le régime auquel toute une nation est soumise depuis huit mois. Et par une logique naturelle, irrésistible, ces scènes deviennent chaque jour plus lugubres. Ce qui se fait à Wilna et à Dunabourg se fait aussi à Varsovie. On a vu tout récemment le sac sinistre des palais du comte André Zamoyski : un attentat est commis contre le général de Berg devant un de ces palais. Qu'on admette, si l'on veut, une irritation du moment, une répression instantanée; mais ce n'est pas même sous le coup de la première impression, c'est quelques heures après, que la soldatesque envahit le palais, pille, dévaste, saccage et arrête tout le monde, une population de plus de huit cents locataires., Il y avait un homme d'une grande science dans les langues orientales, M. Kowalewski, qui a eu pour son malheur une destinée bizarre, qui a été d'abord autrefois déporté en Sibérie, ensuite gracié depuis le règne d'Alexandre II et envoyé comme professeur à Kasan, puis rappelé à Varsovie l'an dernier pour professer à l'université reconstituée, et qui a vu tous ses papiers, tous ses manuscrits dévastés et détruits. Il y avait un autre homme, le prince Thadée Lubomirski, connu pour sa bienfaisance et pour son savoir, qui, lui aussi, avait des livres, des manuscrits du plus grand prix : ceux-là ont eu le même sort, de même que les collections d'objets d'art et les bibliothèques du comte Zamoyski. Quoi encore? Il n'y a pas jusqu'à un piano ayant appartenu à ce pauvre Chopin, et qui n'a point certes désarmé les envahisseurs ! Et tout, piano, collections, livres, manuscrits, meubles, tout a été jeté, entassé dans une cour, puis livré aux flammes. «La scène a commencé par le pillage pour finir par l'eau-de-vie, » suivant un mot du correspondant du Times, après quoi les maisons ont été confisquées et restent occupées militairement.

Je ne m'étonne pas que le grand-duc Constantin lui-même, associé à cette répression pendant plusieurs mois, ait fini par ressentir un certain dégoût, dont il a porté l'expression à Pétersbourg. On a essayé de voiler des dissentimens qui n'ont pas moins existé, dit-on. Le grand-duc n'était point d'accord avec ceux dont l'empereur subit l'influence. « Il faut un médecin, aurait-il dit, on veut un chirurgien, je ne serai pas cet homme. » Et il est parti précipitamment de Pétersbourg la veille même des fêtes de l'anniversaire du couronnement. Il est passé à Vienne assez sombre, fort dégoûté, pour aller tomber malade en Crimée. Le chirurgien opère aujourd'hui, et la Russie, dans cette voie où elle ne s'arrête plus, en allant d'excès en excès, ne fait que mettre à nu d'une façon plus éclatante sa situation, qui est celle d'une puissance virtuellement et moralement déchue en Pologne, n'ayant plus d'autre titre que la force et d'autre procédé pour se soutenir que l'extermination, condamnée par sa propre impuissance et par la nature des moyens qu'elle est réduite à employer : si bien qu'entre ces deux gouvernemens en présence à Varsovie et dans toute la Pologne c'est un pouvoir clandestin, anonyme, qui a l'apparence d'un gouvernement régulier plus que l'autorité russe elle-même.

Ainsi s'enflamme chaque jour et se déroule cette lutte, faisant du sol polonais tout entier le théâtre d'une poignante tragédie nationale, résumant d'un côté le duel intérieur de la Russie et de la Pologne, et d'un autre côté attirant invinciblement l'Europe de toute la force d'un intérêt d'humanité, de droit, de civilisation, d'équilibre universel. C'est là le résultat de ces événemens : ils placent la Russie entre la Pologne, qui se débat, qui se relève sous son étreinte sanglante, et l’Occident, provoqué à regarder de nouveau en face l’inévitable problème; ils ont fait de l’insurrection polonaise une question qui dépasse les frontières pour devenir européenne. Européenne, elle l’était à coup sûr par tous les caractères de la lutte, par le retentissement de cette détresse héroïque d’un peuple dans l’opinion, par le rapport intime qui la lie à tout ce qui s’agite dans le monde, et par la nature même de la domination russe en Pologne, domination définie par des traités, limitée et balancée par un ensemble de garanties incorporées en quelque sorte au droit public. De plus, elle se présentait comme une question que l’Europe avait essayé de soulever au moment où elle évoquait la question italienne dans le congrès de Paris, en 1856, et devant laquelle elle ne s’était arrêtée que sur la foi des promesses, des engagemens moraux du gouvernement russe, offrant de faire pour la Pologne plus qu’on ne pourrait lui demander.

Ce n’était pas beaucoup cette tentative de 1856, c’était un germe caché dans le secret des délibérations d’un congrès, et c’était en outre la preuve palpable que l’Occident ne se désintéressait pas des affaires polonaises, laissées pour l’instant dans l’ombre et comme en réserve. En suivant la politique la plus malheureuse, la mieux faite pour enflammer la Pologne sans la satisfaire, en excitant des espérances aussitôt violemment déçues, en se rejetant sans cesse des concessions apparentes dans une recrudescence de répression, en tentant au dernier moment ce coup hardi du recrutement qui soulevait la Pologne, la Russie remettait tout à coup l’Occident en présence d’une situation qu’il avait essayé d’éluder. Elle ravivait une plaie, elle jetait un défi à l’opinion, toujours prompte à s’émouvoir, et elle rappelait sur elle, sur sa politique, sur le caractère de sa domination en Pologne, l’attention des gouvernemens. En un mot, elle créait une de ces complications qui impriment une secousse à l’Europe tout entière et s’imposent à toutes les politiques. Tant que l’insurrection n’en était qu’à sa première explosion et n’apparaissait que comme un soulèvement spontané aux proportions indistinctes, l’Europe cependant ne se hâtait point : elle était plus troublée, plus remuée et plus incertaine que résolue à une action diplomatique précise. L’opinion pouvait saisir aussitôt, par une inspiration instinctive, la portée de ce réveil irrésistible d’une nationalité; pour les gouvernemens, il n’y avait encore qu’un fait provoqué évidemment par la politique russe, attestant une fois de plus la condition misérable et impossible de tout un peuple, mais ne dépassant pas la mesure d’un mouvement local.

Comment cette situation changeait-elle rapidement? D’abord sans doute par la force, par le développement irrésistible et chaque jour croissant d’une insurrection qui, après avoir été jugée impossible et insensée, en venait à tenir tête à une puissance redoutable; mais en outre c’est un incident imprévu qui venait mettre en relief le caractère européen de ces événemens en provoquant la diplomatie occidentale, en constituant une alliance de gouvernemens au service de la répression. C’est la Prusse voulant venir en aide à la Russie ou poussée par un sentiment effaré de son propre péril, c’est la Prusse qui risquait cette aventure en allant aux premiers jours de février signer à Pétersbourg une convention pour la répression commune de l’agitation polonaise. Désavouée depuis, morte aussitôt que née devant un sentiment universel de répulsion même en Prusse, cette convention de février, œuvre de M. de Bismark, n’était pas moins la porte par où la diplomatie entrait dans la question. Puisque la Russie et la Prusse s’isolaient de l’Europe et se liguaient de leur côté dans une action commune, l’Europe à son tour avait le droit de prendre un rôle dans ces événemens, d’élever tout au moins la voix.

Le droit, elle l’avait assurément sans cela; la convention russo-prussienne était une occasion, une sorte de mise en demeure, et c’est ainsi que le ministre des affaires étrangères de France, M. Drouyn de Lhuys, caractérisant cette œuvre mal venue, pouvait dire dans une dépêche qui marquait le point de départ de toute une situation : « L’inconvénient le plus grave de la résolution prise par la Prusse, c’est d’évoquer en quelque sorte la question polonaise elle-même... Jusqu’ici, l’insurrection était entièrement locale; elle demeurait concentrée dans les provinces du royaume de Pologne. En intervenant d’une manière plus ou moins directe dans le conflit, le cabinet de Berlin n’accepte pas seulement la responsabilité des mesures de répression adoptées par la Russie; il réveille l’idée d’une solidarité entre les différentes populations de l’ancienne Pologne. Il semble inviter les membres séparés de cette nation à opposer leur union à celle des gouvernemens, à tenter en un mot une insurrection véritablement nationale. » Une fois sur ce terrain, la question grandissait naturellement d’elle-même. Se tourner vers la Prusse seule, c’était, selon une expression de lord Cowley, « laisser le grand coupable comparativement en dehors du blâme, » et c’est ainsi que la question, se dégageant de cette confusion première, de ces premiers embarras, se posait directement entre l’Europe et la Russie. Il y a une logique des choses supérieure à toutes les raisons et à tous les subterfuges diplomatiques. Ce qui est bien clair, c’est que, le jour où, en présence d’une nation soulevée pour son droit, l’Europe se tournait vers la puissance qu’elle appelait « le grand coupable, » elle avait fait un acte décisif, elle se faisait moralement l’alliée de l’insurrection naissante.

Etendre la main sur cette cause polonaise pour la ramener à la juridiction de l’Europe, c’était là l’évidente pensée d’un acte d’intervention diplomatique accompli à ce moment; mais sous quelle forme pouvait se produire cette pensée? Jusqu’à quelle limite pouvait aller cette intervention ? Quelles étaient les puissances qui pouvaient se rallier sur un terrain commun, et dans quelles dispositions les événemens de Pologne trouvaient-ils par le fait ces diverses puissances? Il y en avait une d’abord de qui l’on ne devait rien attendre qu’une hostilité possible : c’est la Prusse, liée par cette récente convention de février, qui se serait changée depuis peut-être en une alliance plus active, si M. de Bismark ne se fût senti intimidé par l’opinion publique en Prusse et par le sentiment universel de l’Europe.

La Prusse du reste, la Prusse telle que la fait M. de Bismark, ne s’est nullement cachée. Non-seulement elle s’est toujours refusée à toute sollicitation collective ou isolée de concessions libérales à Pétersbourg; elle n’a même pas craint d’avouer que depuis deux ans elle n’avait cessé de donner des conseils contraires. Sir A. Buchanan, ministre anglais à Berlin, se charge de transmettre ces confidences à lord John Russell, à qui il écrit : « M. de Bismark dit... que, ce qu’il m’a laissé entrevoir au sujet du dangereux voisinage qui résulterait nécessairement pour la Prusse d’une Pologne indépendante a dû me convaincre que le gouvernement prussien ne pouvait pas insister auprès de la Russie, pour lui faire adopter des mesures dont l’inévitable tendance serait le rétablissement de la nationalité polonaise. Il dit que les concessions que le gouvernement de la reine recommande à l’empereur de Russie d’accorder à ses sujets polonais ne les satisferaient pas. Tout ce qu’ils obtiendraient aujourd’hui ne leur servirait que comme un moyen d’arriver à l’indépendance future et d’arracher les provinces polonaises à la Russie, à l’Autriche et à la Prusse. Le gouvernement de la reine ne saurait donc espérer que la Prusse puisse se joindre à lui dans les mesures qu’elle croyait conduire à un tel résultat... » Dans une autre occasion, sir A. Buchanan insiste, essaie de piquer M. de Bismark en lui montrant les sympathies européennes se retirant de la Prusse, et M. de Bismark répond « qu’il est impossible à la Prusse de changer la politique qu’elle a suivie depuis deux ans. Après avoir pendant tout ce temps averti l’empereur de Russie des conséquences inévitables des encouragemens aux aspirations nationales de la Pologne, la Prusse ne peut lui recommander maintenant d’accorder aux Polonais l’autonomie qu’on réclame. » La Prusse moins libérale que la Russie et gourmandant celle-ci pour ses encouragemens aux aspirations polonaises, voilà tout juste où M. de Bismark en était la veille de l’insurrection !

Ce qui était possible en présence d’une crise grandissante, c’était une intelligence entre la France, l’Angleterre et l’Autriche moralement et progressivement détachée de ce faisceau d’oppression dont la Pologne a été la malheureuse victime, et ici encore de singulières difficultés surgissaient à chaque pas. Je ne parle pas même de ces embarras intimes que les événemens des dernières années ont pu susciter, des souvenirs que la guerre d’Italie a pu laisser comme un nuage entre l’Autriche et la France, des défiances que l’annexion de la Savoie a pu faire naître entre la France et l’Angleterre, de ce malaise enfin qui travaille l’Europe tout entière et fait de toutes les politiques une véritable énigme. Au fond, devant cette question de Pologne se réveillant tout à coup de la façon la plus émouvante, ce qui semblait possible pour la France et l’Angleterre pouvait ne pas l’être également pour la cour, de Vienne; les considérations qui avaient le caractère le plus sérieux pour l’Autriche pouvaient avoir moins de valeur ou être tout à fait indifférentes pour les deux autres puissances. Pour la France, rien n’était plus simple que de répondre à cet appel d’une nation aspirant à revivre et de se montrer prête à entrer dans une intervention qui, sans conduire nécessairement à une action plus décisive, pouvait cependant en laisser entrevoir la possibilité. Ses traditions, le sentiment d’un intérêt éclatant, la logique de sa situation en Europe, la force de l’opinion, tout la portait en avant, et les rapports de courtoisie mutuelle qu’elle avait paru quelquefois accepter ou rechercher dans ces dernières années avec la Russie n’étaient point de nature à lui imposer le sacrifice d’une question qui répond à toutes les aspirations de sa politique. On pourrait dire, je crois, que la France était d’instinct à la disposition des événemens.

Pour l’Angleterre, l’insurrection polonaise ne la trouvait pas assurément insensible. Le peuple anglais a ce souverain mérite, que l’oppression le révolte partout où elle éclate, que la violation du droit et de la dignité humaine provoque chez lui une indignation virile, et qu’il n’hésite pas à dévoiler dans toute leur nudité les excès de la force, comme il dévoile parfois ses propres plaies. L’insurrection polonaise faisait vibrer ce sentiment libéral qui retentissait dans la presse, dans le parlement, dans les meetings. Les peintures les plus inexorables des scènes qui se passent en Pologne ont été tracées par des Anglais; les paroles les plus dures, les plus acerbes, adressées à la Russie, sont dans les dépêches de lord John Russell ; mais en même temps c’était une illusion de croire que cette manifestation de la conscience anglaise, provoquée par la politique russe, impliquait la pensée d’accepter les conséquences d’une intervention résolue. L’Angleterre avait une théorie, c’est que les traités lui donnaient indubitablement le droit d’intervenir, sans lui en faire une obligation, et c’est ce qui explique en partie ces contradictions bizarres, quoique toujours sincères, dont les discours de lord John Russell sont la plus naïve et la plus honnête expression. L’Angleterre était certes prête à témoigner en faveur de la Pologne, à ouvrir un débat diplomatique avec la Russie; au-delà, elle réservait l’indépendance de sa politique. Peut-être aussi, à travers une question d’humanité et de droit, entrevoyait-elle des complications où la France pourrait prendre un trop grand rôle.

Quant à l’Autriche, ses impressions étaient complexes comme sa situation. Elle n’hésitait pas à faire peser sur la politique russe la responsabilité de l’insurrection; elle refusait nettement de s’associer à la convention négociée entre la Russie et la Prusse, se séparant ainsi, bien que sans éclat, de l’alliance fondée sur un intérêt commun de domination en Pologne, et je ne ferai que rappeler un mot échappé au chef de la chancellerie du grand-duc Constantin : « La conduite de l’Autriche sera une des choses curieuses du mouvement actuel. » Devenue à demi libérale, l’Autriche trouvait dans cette situation nouvelle une sécurité inattendue, et c’est avec une sorte de satisfaction que M. de Rechberg disait à lord Bloomfield que douze mille hommes suffisaient dans la Galicie, lorsque la Prusse accumulait soixante mille hommes dans le grand-duché de Posen; mais en même temps l’Autriche ne pouvait oublier que sa situation n’était point celle de la France et de l’Angleterre, qu’elle était une des puissances copartageantes de la Pologne. Touchant à la Russie par une longue frontière, ayant la Galicie dans ses domaines, elle se défendait d’une intervention qui pouvait conduire à un choc avec sa redoutable voisine et surexciter l’esprit polonais dans une de ses provinces.

S’il y avait eu à Vienne un homme d’état hardi et pénétrant, il aurait vu sans doute que l’Autriche, atteinte dans sa fortune en Italie, pouvait trouver dans cette question de Pologne une occasion unique de rentrer victorieusement sur la scène avec l’appui de l’Occident; il aurait vu que depuis le jour où la Russie a ouvertement travaillé à dénationaliser la Pologne, à détruire par une assimilation violente cette ombre de nationalité qui était encore comme une barrière morale entre les deux empires, ce partage néfaste qui pesait comme un remords à l’âme de Marie-Thérèse, que la diplomatie autrichienne a plus d’une fois désavoué, ne laissait plus subsister qu’un danger permanent, et que le moment était venu de chercher dans d’autres conditions le secret d’une nouvelle grandeur. L’Autriche n’en était pas là; elle hésitait, et cette hésitation, lord John Russell la caractérisait assez pittoresquement. « La conclusion à tirer, disait-il, est que l’Autriche ne voit pas clairement son chemin. dans le sentier que lui montre le gouvernement français, sans qu’il y ait lieu de la croire tout à fait opposée à la politique dont on lui présente le contour. » Au fond, le système de l’Autriche semble avoir été tout entier, au premier moment, dans ce mot de lord Bloomfield : « Le comte de Rechberg n’a jamais laissé tomber un mot approuvant le partage de la Pologne; mais il croit de son devoir de traiter la question polonaise du point de vue actuel des intérêts de l’Autriche, qui est que les arrangemens territoriaux doivent rester tels qu’ils sont établis. »

La difficulté était de lier dans une action diplomatique commune des puissances de situation, de vues et d’intérêts si divers, sans compter les défiances. De là des divergences inévitables et tout un travail accompli au bruit des chocs sanglans qui désolaient ce pays dont on adoptait la cause, que la diplomatie européenne s’engageait à sauver de la mort. C’était avant tout une grave question de savoir comment on allait procéder, si l’intervention se présenterait à Pétersbourg sous la forme de notes identiques ou par la voie de notes distinctes. On finit par s’entendre en adoptant le système des notes séparées remises le même jour. Cette difficulté même tranchée, le langage différait comme le point de vue. Ainsi, pour l’Angleterre, la question était dans la violation permanente des traités de 1815. « Le désastreux état actuel des choses, disait lord John Russell, doit être attribué à ce fait, que la Pologne n’est pas dans les conditions où les stipulations de ces traités voulaient qu’elle fût placée. » L’Autriche, sans invoquer les traités, se fondait sur les considérations de sa sûreté. La France, sans faire appel ni aux traités, ni à des considérations de sûreté propre, élevait la question et lui rendait le caractère d’un grand problème moral et politique. « Ce qui caractérise les agitations de la Pologne, disait-elle, ce qui en fait la gravité exceptionnelle, c’est qu’elles ne sont pas le résultat d’une crise passagère... Ces convulsions, devenues périodiques, sont le symptôme d’un mal invétéré; elles attestent l’impuissance des combinaisons imaginées jusqu’ici pour réconcilier le royaume de Pologne avec la situation qui lui a été faite. » Il y avait pourtant une déclaration commune dans ces notes distinctes et simultanées : c’est que la situation de la Pologne était une menace permanente pour la paix de l’Europe, et attestait da nécessité d’arriver à une solution propre à replacer ce malheureux pays dans les conditions d’une paix durable.

Et voilà comment se nouait au mois d’avril l’action diplomatique qui, deux mois après, allait aboutir à ces six points, programme laborieusement débattu de l’intervention : — amnistie générale, représentation nationale semblable à celle qu’établissait la charte du 15 novembre 1815, nomination des Polonais aux emplois publics et administration nationale distincte, liberté de conscience et abrogation des entraves mises au culte catholique, adoption de la langue polonaise comme langue officielle, établissement d’un système de recrutement régulier et légal. — C’était la pensée de 1815 résumée sous une autre forme, un peu atténuée même, et complétée par une double proposition, celle d’un armistice arrêtant l’effusion du sang, et celle de la réunion d’une conférence européenne composée des huit puissances signataires des traités de Vienne. L’Autriche toutefois n’appuyait la suspension d’armes que dans un langage assez enveloppé, ne parlait qu’en termes généraux d’une représentation nationale sans rappeler la charte de 1815, et elle ne disait rien de la réunion d’un congrès.

C’était certes le minimum des conditions possibles, c’était à peine un retour aux traités de 1815, qui formaient pourtant l’unique titre de domination légale de la Russie. Ces six points ne répondaient pas aux espérances de la Pologne : c’est la Russie qui les repoussa avec hauteur après avoir paru un moment accepter l’idée d’une négociation. Ce n’était peut-être pas bien surprenant : ainsi engagée, cette médiation européenne courait entre l’impossibilité et l’inefficacité. Allons au fond des choses. Prendre les traités de 1815 pour point de départ et pour règle d’une solution, n’était-ce pas replacer cette grande et douloureuse question polonaise sur un terrain vieilli, effondré, qui croule de toutes parts? N’était-ce pas chercher une force dans un droit qui a perdu son prestige, que les peuples seuls n’ont pas secoué, que les gouvernemens eux-mêmes ont violé audacieusement dans l’intérêt de leur domination. De plus c’était se créer à soi-même une difficulté et s’exposer à provoquer ce mot singulier de l’Autriche à l’adresse de la France, que la stricte exécution des traités était « un des avantages qu’elle avait toujours proclamés, mais qui demandait une application générale, et ne devait pas être limité seulement aux stipulations de 1815 relatives à la Pologne. » Aller vers la Russie ces traités à la main, c’était se préparer une défaite presque aussi certaine que si on eût demandé simplement l’indépendance pour la Pologne, puisqu’on se trouvait en face de l’interprétation permanente de la diplomatie russe, qui ne voit dans l’acte de Vienne que ce qui consacre le pouvoir souverain et absolu du tsar, et nie le caractère international des garanties assurées à la nationalité polonaise. Et puis, quand même la loi de 1815 eût été solennellement rétablie et eût reçu de l’Europe une sanction nouvelle, qu’en serait-il donc résulté? Ces traités existaient jusqu’ici ou étaient censés exister, et c’est pendant qu’ils existaient que la Pologne a été soumise au régime de la destruction ; ils ne l’ont protégée ni dans le droit de sa nationalité, ni dans sa religion, ni dans sa langue, ni dans ses mœurs. Et cela est si vrai que l’impuissance de ces traités est la raison même de l’intervention.

Il y avait une autre cause évidente de faiblesse et d’inefficacité dans la forme même de cette démonstration, qui n’était qu’à demi collective : c’était la différence de langage. Des notes entièrement semblables eussent représenté un accord réel, une pensée commune, une volonté nette et arrêtée ; des notes séparées et différentes laissaient entrevoir ce qu’il y avait de distinct, peut-être même parfois de contradictoire, dans des politiques un moment rapprochées sans être alliées. Il y avait ou un piège pour la Russie, si l’entente était plus réelle qu’elle ne le paraissait, ou un péril d’inefficacité. La France, si je ne me trompe, le sentait et le disait, et si, après avoir proposé les notes identiques, elle accédait au système des notes séparées, si elle recevait des mains de l’Angleterre le programme des traités de 1815, des mains de l’Autriche les six points, c’était pour ne point diminuer la force collective de la démonstration, pour maintenir la question polonaise sur le terrain d’une grande affaire européenne. Faire vivre cette entente formée en présence de l’insurrection polonaise, c’était sans doute un point gagné. Seulement pour l’instant l’apparence de l’action commune masquait à peine les difficultés intimes. C’était la faiblesse de l’intervention et la force de la Russie.

La Russie, à vrai dire, ne s’y est point trompée, et depuis le premier instant elle a déployé une tactique supérieure dans ce duel diplomatique, faisant face aux uns et aux autres d’un ton qui variait suivant les cabinets auxquels elle s’adressait et suivant les momens où elle parlait. Elle a bien vu ce qu’il pouvait y avoir dans cette intervention d’embarras naissant de situations diverses, de préoccupations ou de défiances cachées. Au fond, elle n’avait qu’une pensée, celle de gagner du temps. Placée en face d’une insurrection formidable et d’une intervention européenne qui, étant un secours moral, une promesse pour la Pologne en armes, pouvait changer de nature, elle a proportionné son action, son attitude et son langage aux circonstances. Au premier moment, lorsque l’été commençait à peine, elle n’a point opposé à la démonstration diplomatique de l’Europe un refus qui eût créé peut-être la nécessité d’une résolution immédiate. Elle se montrait presque conciliante, ironiquement courtoise, facile à toutes les négociations, et mettant une dextérité railleuse à amuser l’Europe de dialogues diplomatiques, tandis qu’elle frappait en Pologne. Trois mois après, l’été s’avançait, et elle se relevait dans sa hauteur. — On lui parlait des traités de 1815; elle voulait bien encore accorder à l’Europe « le droit de les interpréter à son point de vue, » ajoutant toutefois que « l’exercice d’un tel droit ne peut aboutir à aucun résultat pratique, » et se réservant à elle-même le soin de fixer la limite de ses engagemens. — On proposait à la Russie la réunion d’une conférence européenne; elle évinçait audacieusement la France et l’Angleterre, et, par une diversion d’une habileté trop transparente pour réussir, elle conviait l’Autriche à une conférence des puissances copartageantes de la Pologne. On lui présentait les six points; elle triomphait en montrant que rien de tout cela n’était à faire, qu’on lui demandait ce qu’elle avait accordé depuis longtemps déjà. — On proposait une suspension d’armes; elle répondait que le seul armistice possible, c’était la soumission absolue de la Pologne. Et ce n’est pas même une dépêche hautaine qui était la réponse la plus significative de la Russie à l’Europe : cette réponse, c’était le redoublement des rigueurs en Pologne, l’excès croissant des répressions, Mouravief envoyé à Wilna, les exécutions et les confiscations se multipliant au moment même où l’intervention européenne parlait d’humanité, de paix, de justice et de droit.

Quoi encore? Lorsque l’Europe, ralliée après un instant de surprise, a voulu faire une dernière tentative, en mettant la Russie en face de la responsabilité qu’elle assumait, le prince Gortchakof a répondu lestement qu’il était inutile de prolonger ce débat, et que la Russie acceptait volontiers la responsabilité de sa politique. Quel sens, quel résultat pouvait avoir une telle déclaration, qui ne laisse plus même une fissure par où la diplomatie puisse se glisser? C’était évidemment un décret d’abrogation du droit public dédaigneusement promulgué et jeté à l’Europe comme un défi, et la conséquence la plus palpable, la plus irrésistible, c’est celle que lord John Russell laissait entrevoir récemment dans le discours qu’il adressait aux convives du banquet de Rlairgowrie. « Quelle conduite, disait-il, pourront suivre les différentes puissances de l’Europe? Ce n’est pas une question dans laquelle je puisse entrer avec convenance. Je désirais seulement vous faire remarquer que les conditions qui sont contenues dans le traité de Vienne, et en vertu desquelles la Russie a obtenu le royaume de Pologne, n’ont pas été remplies, et que sans les conditions de l’engagement le titre lui-même peut difficilement être maintenu. » De telle sorte qu’après ces huit mois de guerre et de diplomatie, de luttes sanglantes et de négociations infructueuses, la Russie apparaît tout à la fois — moralement déchue de son titre de gouvernement régulier en Pologne, condamnée par sa propre impuissance autant que par la nature de sa politique, — diplomatiquement déchue aussi par la conséquence irrésistible de la violation de tous les droits et de ce refus dédaigneux par lequel la domination russe constate elle-même l’incompatibilité de sa situation et d’un ordre régulier en Europe.

Voilà le dernier mot de cette redoutable crise qui depuis huit mois amasse les sympathies et les controverses passionnées autour d’une cause qui a pour elle le droit, l’héroïsme et le malheur. Et maintenant, qu’on ne s’y trompe pas, aujourd’hui comme hier, plus encore qu’hier peut-être, le problème est là, debout et poignant. Ce n’est plus le moment de choisir une politique. Au premier jour sans doute, l’Europe pouvait s’arrêter, elle pouvait s’abstenir de toute intervention, de toute démarche ostensible; ce n’eût pas été absolument héroïque, c’eût été une neutralité définie d’avance, une neutralité sans engagemens et sans devoirs. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. L’Europe s’est placée d’elle-même dans une voie où elle s’est avancée peut-être sans croire à la guerre, et où elle est allée trop loin pour rétrograder jusqu’à une paix dans laquelle s’affaisserait sa politique humiliée. Ce n’est pas par un mot ou par des traités que l’Europe est engagée; elle est liée par une situation tout entière, par l’attitude qu’elle a prise vis-à-vis de la Russie, par ses déclarations multipliées, et bien avant de reconnaître diplomatiquement l’insurrection polonaise, elle l’a reconnue moralement. Le ministre des affaires étrangères de France lui a imprimé le sceau de la légitimité le jour où il a écrit : « Le soulèvement dont nous avons le spectacle a été provoqué par une mesure qui, dans l’état des esprits, ne pouvait manquer d’avoir les plus fâcheuses conséquences. La Pologne y a répondu en faisant appel non aux passions révolutionnaires, mais à ce qu’il y a de plus élevé dans le cœur des hommes, aux idées de justice, de patrie et de religion. N’est-ce pas un fait d’une notoriété incontestable que la nation polonaise tout entière, chacun et chaque classe selon ses moyens, activement ou passivement selon les lieux et les circonstances, est acquise corps et âme à l’insurrection? » Et quand l’autre jour lord John Russell proclamait publiquement la fin des traités de 1815 en ce qui touche la Russie, n’élevait-il pas le droit de la Pologne renaissante sur la ruine du seul titre légal de la domination russe?

Il y a un fait qui lie peut-être plus étroitement encore l’Europe, c’est que de son intervention est né sous quelques rapports le caractère de la lutte sans merci dans laquelle se débat aujourd’hui la Pologne. On a vu, depuis un siècle, d’autres chocs sanglans entre Russes et Polonais; ils se livraient plutôt entre le pays conquis et le gouvernement de Pétersbourg sans que la nation russe elle-même s’y mêlât activement. Ce qui fait la nouveauté et la gravité de la lutte actuelle, c’est l’excitation d’une passion nationale en Russie, sa complicité dans les répressions, et cette passion, c’est l’intervention diplomatique qui l’a provoquée ou en a été le prétexte. C’est pour répondre à l’Occident que les adresses au tsar se sont multipliées en Russie et qu’on a accepté tout, même Mouravief : de telle façon que l’Europe a sa part de responsabilité dans la situation extrême de la Pologne, qu’elle se trouve liée par cette solidarité indissoluble avec tout un peuple qu’elle a compromis par une protection jusqu’ici peu efficace. Et quand on se livre à toutes ces controverses sur l’action diplomatique et l’action effective, sur l’action collective et l’action isolée, c’est qu’en vérité on dénature toute une situation. La question n’est pas de savoir ce qui vaut mieux de la guerre ou de la paix, de l’action collective ou de l’action isolée, mais de savoir si en présence d’un devoir accepté on peut collectivement ou isolément se réfugier dans une défaillance qui le lendemain trouverait la Pologne morte, la Russie triomphante et pesant de tout son poids sur l’Europe, l’Autriche de nouveau vassale du tsar, la France rejetée au-delà de la guerre d’Italie et de la guerre de Crimée. Ceux qui cherchent à énerver l’action de l’Europe et particulièrement de la France semblent ne pas soupçonner ce terrible lendemain où, faute d’avoir cédé à la tentation généreuse de reconstituer un peuple fait pour vivre, on se trouverait en présence de complications bien autrement redoutables, nées d’une défaillance. Ils croient avoir tout dit quand ils ont représenté l’union persistante des cabinets comme une victoire, quand ils ont montré l’Europe étendant sa protection théorique sur la Pologne, et la Russie isolée. Étrange victoire, qui ne représenterait qu’une ligue de l’inaction, si l’Europe devait en rester là ! Étrange protection, qui n’épargnerait à son protégé ni une convulsion ni une torture, si elle ne s’attestait pas d’une façon plus énergique! Et quant à l’isolement infligé à la Russie, ce n’est peut-être, pas le cabinet de Pétersbourg qu’il fatiguerait et embarrasserait le plus. La Russie ne demanderait pas mieux pour le moment que de rester isolée, et parce qu’on la laisserait seule, on n’aurait point fait un pas vers une solution : on aurait simplement laissé s’accomplir l’immolation. Je n’ignore pas que la politique a ses secrets et ses lenteurs, elle a des combinaisons qu’on ne pénètre pas toujours; mais du moins qu’on ne prolonge plus ce spectacle de puissances assistant de leur inaction ceux qu’elles réprouvent publiquement et abandonnant sans secours ceux qu’elles couvrent de leurs sympathies! Faites ce que font des témoins d’honneur qui, ne pouvant séparer deux hommes, égalisent du moins le combat. Et, pour tout dire, ne laissez pas plus longtemps l’atmosphère européenne souillée de cette odeur de tuerie qui ne nous arrive purifiée qu’à travers la généreuse fumée du sang des martyrs!


CHARLES DE MAZADE.