Huit femmes
SarahChlendowski (p. 25-212).
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SARAH.



XXVI

Une jeune créole.


J’ai vu à Saint-Barthélemy, île neutre des Antilles, une haute montagne dont le sommet présente une plate-forme immense, couverte d’arbres disposés en allées régulières. La pente qui y mène du côté de la ville est douce et facile, embellie d’espace en espace par des habitations charmantes. Les arbustes variés de ce sol brûlant s’enlacent, forment une longue chaîne, fraîche et unique palissade qui borde la hauteur prodigieuse, dérobe à l’œil ses progrès, et cause une sorte de ravissement, lorsque arrivé sur la plate-forme, on mesure des yeux le chemin que l’on vient de parcourir.

La mer s’offre alors dans toute son étendue avec une majesté qui suspend la respiration. Les rochers qui s’élèvent de son sein semblent se séparer par respect pour laisser passer plus librement ses flots. On ne voit au loin les vaisseaux qui la couvrent que comme des oiseaux entre elle et les nuages ; la ville aussi n’a plus l’air que d’un hameau dans une vallée profonde. Ses maisons basses, vertes et rouges, la plupart isolées les unes des autres, ressemblent à des carrés de fleurs au milieu d’une vaste pelouse.

Dès qu’un vent frais annonce que le soleil va se cacher, on se hasarde à traverser l’air qu’il a brûlé durant le jour. D’un pas lent, les créoles se dispersent sur la montagne, promenade choisie par les rares habitans de l’île.

On n’admire pas dans la parure des femmes les voiles de riche dentelle, dont l’usage paraît leur être inconnu ; mais de simples madras flottans sur leur tête, qu’elles inclinent mollement et avec grâce.

Les Françaises, dit-on, semblent courir en marchant ; elles ont l’air d’oiseaux qui posent avec dédain leurs pieds délicats sur les cailloux ; c’est un essaim qui se presse et ne se heurte jamais. Si l’on regarde au loin cette foule légère qui circule par flots dans Paris, on s’étonne de ne pas la voir s’élever au-dessus de la terre qu’elle effleure à peine.

Les femmes créoles ne savent pas courir ; mais leur taille élégante et souple se déploie avec une simplicité noble ; on les suit du cœur dans leurs promenades solitaires ; elles ont, comme les palmiers de cette contrée, un léger balancement qui repose leur marche égale et rêveuse.

La douceur de leur accent, le choix involontaire des expressions tendres qu’elles adressent aux étrangers, portent au fond de l’ame un charme consolant pour ceux qui regrettent une patrie ; je regrettais la mienne, et j’ai senti ce charme. Leur curiosité me parut être de la bienveillance, car elle n’avait rien de hardi, rien qui pût blesser le malheur même.

L’une d’elles, que le voisinage rendait plus assidue à me voir, venait chaque jour m’apprendre quelques mots de son doux langage, que j’essayais de répéter aux autres pour lui faire honneur. Si je me trompais, elles riaient toutes, mais non pas en se cachant de moi. Cette précaution, loin d’être polie, serre le cœur de celle qui s’en devine l’objet. On voit avec peine une jolie bouche s’enlaidir par un sourire moqueur, se tourmenter pour le laisser entrevoir et le dérober à la fois. Cette contrainte était étrangère à mes jeunes amies ; elles éclataient d’un rire charmant ; je riais avec elles, et toutes se disputaient alors le plaisir de m’instruire.

Un jour, notre petite société, lasse de parler, de chanter en parcourant la haute montagne, se divisa deux à deux : chacune prit le bras de sa compagne d’affection. Le cœur le plus naïf a son secret, et cherche un cœur confident pour y verser le sentiment qui l’inquiète ou l’étonne. Je restai par penchant près d’Eugénie ; son âge se liait au mien, elle avait quatorze ans ; son nom appelait ma confiance, c’était le nom de ma sœur.

Notre entretien conserva quelques momens la teinte des jeux dont nous nous reposions. Par degrés, l’ombre qui descendait sur les mornes, le bruit monotone des flots qui battaient leur pied, nous rendirent sérieuses. Eugénie voyait que ma pensée la quittait ; et, craignant qu’elle ne s’attristât en mesurant l’espace qui me séparait de mon pays natal, elle essaya de me distraire.

Il est vrai que, presqu’à mon insu, je regardais avec une vague frayeur la route longue et dangereuse qui se déployait devant moi, que j’avais parcourue récemment sans prévoyance et sans crainte, protégée du sourire de ma mère. L’idée de la franchir une fois encore, mais seule, la certitude de ne plus revoir mon père qu’à ce prix, m’oppressait le cœur, attristait mon âge déjà moins heureux que l’enfance. Eugénie le voyait dans mes yeux incessamment tournés vers la mer ; son inquiète prévoyance captiva mon attention par une ruse innocente dont j’ai gardé le souvenir.

— Regardez donc, me dit-elle, cette habitation qui s’élève au milieu de la montagne. Quand je viens de ce côté, elle me rappelle toujours l’histoire de Sarah. Si vous étiez toute à moi, je vous la raconterais.

Je regardai Eugénie en souriant. Alors elle prit mes deux mains dans les siennes, comme pour enchaîner mes idées devant elle, et poursuivit :


XXVII

La pirogue.


« Un soir, l’air était tranquille comme aujourd’hui ; rien ne troublait le silence du rivage ; la mer était unie et bleue comme le ciel qu’elle réfléchissait, et devant la porte que vous voyez d’ici, un enfant de notre île, Edwin Primrose, dont le père lisait sous les palmiers verts, regardait cette vaste étendue d’eau qui semblait immobile, et cherchait à découvrir au loin un aliment à sa curiosité. Croyant à la fin apercevoir quelque chose s’approcher, il regarda toujours, jusqu’à ce qu’il reconnut une pirogue doucement portée par la mer. Un nègre y ramait sans effort, et voyageait ainsi dans cet arbre creux, avec un autre enfant paisiblement endormi. Edwin n’osant parler, de peur de troubler son père, tendit en silence les bras vers la pirogue, et, les agitant avec vivacité, semblait l’appeler à lui. Le nègre, qui l’aperçut, le regarda longtemps d’un air craintif. Cédant enfin à l’invitation muette du petit habitant, il se dirigea vers lui. Bientôt il aborda au pied du rocher, prit avec précaution la petite Sarah qui sommeillait encore, et, l’ayant couchée sur la mousse marine, enleva sa pirogue légère, pour qu’elle ne fût pas entraînée par le flot. Alors, reprenant l’enfant endormi sur la mousse, il gravit la montagne, et parvint à cette habitation où la Providence paraissait le conduire.

» Le petit blanc, curieux, suivait tous les mouvemens du nègre avec inquiétude. Quand il le voyait s’incliner en heurtant quelque pierre, il s’inclinait de même. Dès qu’il l’aperçut enfin sur un terrain uni, à quelques pas de lui, il mit une main sur sa bouche, et leva l’autre en signe de victoire. Son père, qui l’observait en feignant de lire, attendait avec quelque intérêt la fin de cette aventure.

» Il vit son fils s’avancer sur la pointe des pieds, sourire à Sarah que ses caresses réveillaient, et qui lui souriait à son tour. On eût cru voir deux anges se rencontrer sur la terre et se saluer avec joie.

» Le nègre voyageur, sérieux et réfléchi, semblait méditer profondément. Cette scène muette fut interrompue tout à coup par la voix éclatante d’Edwin, qui s’écria :

» — Regarde ! regarde, mon père ! donne-moi ce beau petit enfant, donne-moi ce bon nègre qui me l’apporte. Je les veux ; ô mon père, qu’ils ne s’en aillent jamais !

Et, plein d’impatience, il courait à l’enfant, voulait le prendre dans ses bras, puis sautait sur les genoux de son père, qui, l’embrassant avec bonté, fit signe au nègre de s’approcher.

» — Nègre ! quel est ton maître ! lui demanda-t-il.

» — Je suis libre, dit tristement le noir

» Et il tira de son sein l’acte de son affranchissement.

» M. Primrose le lut avec attention. L’air pensif du nègre, la blancheur de l’enfant qu’il portait dans ses bras, l’étonnaient et le touchaient à son tour.

» — Où vas-tu donc ainsi ?

» — Me vendre, répliqua l’affranchi : le prix de ma liberté nourrira la petite Sarah, qui n’a jamais connu son père, et que sa mère mourante a laissée au pauvre Arsène. Je suis Arsène ; je cherche un asile pour elle, et un maître pour moi.

» Des larmes roulaient dans ses yeux ; elles émurent l’ame compatissante de M. Primrose. Le petit Edwin le regardait lui-même en pleurant, les mains jointes, ne pouvant parler.

» — Ne pleurez pas, mon fils, lui dit son père ; vous savez que j’ai du plaisir à vous rendre heureux. Toi, nègre, ne va pas plus loin chercher un asile pour cette enfant ; je l’accueille avec toi ; elle grandira sous tes yeux. Sois au nombre de mes serviteurs ; je ne les appelle pas mes esclaves ; j’ai besoin d’en être aimé.

Arsène se prosterna. Ses regards éloquens parlèrent, tandis qu’il bégayait dans sa joie des mots sans ordre ; et le petit Edwin poussait des cris, dansait autour de Sarah, comme un jeune chevreuil sur l’herbe des collines.

M. Primrose appela Silvain, le régisseur de l’habitation, remit Arsène à ses soins, et l’instruisit en peu de mots de sa volonté. Silvain écouta sans répondre, regardant si le nègre était jeune et fort : Arsène était dans la fleur de l’âge et de la santé. Silvain, l’ayant observé, ne blâma pas son maître d’avoir été trop charitable ; et la grâce enfantine de Sarah fit presque naître un sourire sur la bouche sévère de ce gardien d’esclaves.

Voilà comment l’orpheline Sarah fut recueillie chez le plus riche Anglais de notre colonie. Sans savoir ce qu’elle lui devait de reconnaissance, elle la lui témoigna bientôt par mille actions intelligentes, charmant la solitude du père et les jeux d’Edwin, dont elle partagea l’éducation et les premiers penchans. Par degrés moins vive et moins bruyante que lui, elle écoutait avec attention les leçons de M. Primrose, qui se plaisait à les instruire, à distraire ainsi l’ennui de son veuvage et le deuil où ses esprits étaient plongés par la perte récente d’une jeune femme aimée. Tout ce qu’il pouvait dérober à ses tristesses solitaires, aux regrets d’un bonheur perdu, à l’impatient espoir d’un avenir qui devait lui rendre son adorée Jenny, il le donnait à son fils, qui lui faisait supporter une vie désenchantée par la mort ; il l’avait écrit lui-même au tombeau de sa femme. Ce tombeau s’élève dans une petite île dont vous voyez d’ici la rive ; elle est consacrée aux tristes monumens.

» L’abattement du planteur Anglais l’avait livré depuis longtemps à l’intelligence mercenaire de Silvain, insouciant qu’il était de sa fortune et de ses vastes propriétés.

» Silvain le représentait partout ; et, comme il arrive souvent aux serviteurs investis de l’autorité de leurs maîtres, il s’enrichissait et se faisait redouter, quand son maître se faisait plaindre et chérir.

» Cette autorité, dont il abusait jusqu’à la barbarie, que les esclaves, effrayés de sa puissance, n’osaient révéler, s’étendit immédiatement sur Arsène. D’abord il lui avait demandé le secret de la naissance de Sarah ; il finit par l’exiger. Choqué de son refus, il le menaça d’obtenir par la rigueur ce secret dont il croyait son maître instruit. Cette idée allarmait sa jalouse ambition. Un secret de son maître, dont il n’était pas possesseur, lui semblait un trésor qu’il brûlait d’acquérir. La constante fermeté du nègre à lui résister irritait son orgueil, et l’excitait à se venger par de durs traitemens. Arsène ne se plaignait pas ; mais, malgré les promesses et la bonté de M. Primrose, il sentait qu’il était esclave. Toutefois, l’espoir d’avoir acquis un protecteur à Sarah le soutenait dans sa captivité volontaire. C’était en la regardant de loin courir librement avec Edwin qu’il retrouvait son courage, au milieu des tristes pensées que la servitude traîne après elle. Leurs jeux, leur âge, les éclats d’une innocente gaîté que n’osait troubler le farouche Silvain, étaient la seule récompense du nègre, qui, souvent absorbé par la fatigue et la chaleur, s’écartait de ses compagnons pour respirer un moment, pour oser penser à lui-même, à ses parens qu’il avait à peine connus, à son rivage aride, mais libre, dont, malgré ses cris et ses larmes, des blancs, des hommes ! l’avaient arraché depuis plus de vingt ans. Ses souvenirs couraient dans sa mémoire ; ils réveillaient en lui ce qui n’est jamais qu’endormi dans le cœur, l’amour d’une patrie, le besoin de la liberté. Du haut de la montagne, il plongeait ses regards dans l’île où les blancs s’enferment avec tant de soin pour éviter les rayons perçans du jour. Ses yeux erraient sur les bords de la mer, où quelque nègre, traînant un fardeau à l’ardeur du soleil, paraissait y succomber comme lui, et comme lui, peut-être, envoyer à sa patrie absente un soupir de regret et d’adieu. Il plaignait l’esclave, tous les esclaves ; alors comme sortant d’un sommeil ou d’une léthargie, il criait :


Pays des noirs ! berceau du pauvre Arsène,
Ton souvenir vient-il chercher mon cœur ?
Vent de Guinée, est-ce ta douce haleine
Qui me caresse et charme ma douleur ?
M’apportes-tu les baisers de ma mère,
Ou la chanson qui console mon père ?…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Nègre captif, courbé sur le rivage,
Je te vois rire en songeant à la mort ;
Ton ame libre ira sur un nuage,
Où ta naissance avait fixé ton sort.
Dieu te rendra les baisers d’une mère,
Et la chanson que t’apprenait ton père !…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Pauvre et content, jamais le noir paisible,
Pour vous troubler n’a traversé les flots ;
Et parmi nous, sous un maître inflexible,
Jamais d’un homme on n’entend les sanglots.

Pour nous ravir aux baisers d’une mère,
Qu’avons-nous fait au dieu de votre père ?…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Sarah l’aperçut un jour qu’il se plaignait ainsi ; elle crut qu’il chantait comme elle, et vint pour l’entendre, passant ses petites mains au cou du nègre, qu’elle regardait en riant : lui pleurait. C’était la première fois qu’elle voyait ses larmes.

» — Tu pleures, dit-elle ; eh pourquoi pleures-tu ?

» Ne voulant ni tromper Sarah, ni se plaindre de Silvain, il lui répondit :

» — Je pensais à ma mère.

» — Qu’est-ce qu’une mère ? demanda vivement l’enfant.

» Cette question imprévue troubla le pauvre noir ; il resta indécis.

» — Dis-moi donc ce que c’est qu’une mère ? reprit-elle encore.

» Arsène, après avoir hésité quelques momens, lui dit :

» — C’est celle qui nous porte tout petits sur son sein, qui nous suspend à son cou jusqu’à ce que nous puissions marcher ; qui chante pour nous endormir quand nous pleurons ; qui nous cherche des fruits avant même que nous les demandions ; qui oublie d’en manger pour nous les donner tous, et qui meurt quelquefois de douleur de n’en plus trouver pour nous rendre contens.

» Ses yeux se fixèrent sur la petite fille avec l’expression d’un triste souvenir.

» — Je t’appellerai donc ma mère, s’écria-t-elle, puisque tu as fait tout cela pour moi.

» Arsène n’osait plus rien dire. Sarah, dont les idées se succédaient avec rapidité, poursuivit :

» — Mais toi, qui pleures ta mère, tu as donc été petit, bon Arsène ?

» — Oui, dit-il, j’étais faible comme un chevreau qui n’a qu’un jour. Alors une tendre mère me portait sur son sein, me couvrait de baisers et m’apprenait à marcher. Quand je sus marcher, je courus autour d’elle, puis je m’aventurai tout seul pour aller chercher moi-même des fruits, afin de lui en donner à mon tour. Des hommes, qui ressemblaient à Silvain, abordèrent sur le sable où je courais joyeux ; j’en eus peur d’abord, car ils étaient blancs, et je me mis à fuir. En retournant la tête, je les vis encore près de moi : ils m’offrirent, par signe, tout ce que je désirais trouver, et plusieurs choses curieuses, que je voulus porter à ma mère. Quand mes mains furent pleines de leurs présens, ils m’enlevèrent dans leurs bras, et m’emportèrent à leur vaisseau, où je trouvai quelques enfans noirs qu’ils avaient enlevés comme moi. Nous nous mîmes tous à crier après nos mères, que nous voulions revoir ; mais les hommes blancs, qui parlaient un autre langage, ne savaient sûrement ce que nous leur demandions, car ils se mirent à rire, et lièrent nos mains que nous tendions vers eux. J’appris depuis que c’était pour nous vendre. Je fus vendu ; je grandis dans les chaînes, où souvent, comme aujourd’hui, je me rappelais mon rivage. Ma mère, peut-être, va tous les jours m’y chercher, en m’appelant à haute voix. Je crois l’entendre quand les flots accourent, quand le vent balance les grands palmiers, quand un oiseau de mer vole rapidement sur ma tête.

» Oui, petite blanche, tout ce qui est doux et plaintif, tout ce qui forme un murmure à mon oreille, une caresse sur mon front et sur mes joues, tout cela est le souffle et la voix d’une mère… Oh ! que j’aimais sa voix !

» L’étonnement et la tristesse se peignirent sur la figure de Sarah. Edwin, qui la cherchait partout pour jouer, la trouva le cœur gonflé des larmes d’Arsène. D’abord, il ne vit qu’elle et son chagrin, dont il voulut connaître la cause.

» — Il pleure, dit-elle en montrant le bon nègre. Oh ! Edwin, si tu savais ce que c’est qu’une mère ! le sais-tu ?

» — Non, dit Edwin, qu’est-ce donc ?

» Alors elle lui raconta tout ce qu’elle venait d’entendre. Edwin l’écoutait avec la même surprise. Ce récit d’Arsène, animé de la douce voix et des regards de Sarah, le pénétrait d’une émotion profonde ; il n’avait plus envie de courir ; il était triste comme elle. Sa poitrine s’élevait, ses yeux la contemplaient avec une expression nouvelle ; elle cessa de parler. Tous trois se regardèrent en silence ; puis, tous trois tressaillirent en même temps. La voix de Silvain venait de tonner dans l’air. Il parut tout à coup, en rappelant Arsène au travail.

» Arsène se leva pour obéir, et s’éloigna. Sarah, d’un air pleurant, le suivit longtemps des yeux, puis elle ramena ses regards craintifs sur Silvain qui les observait curieusement.

» — De quoi se plaint cet esclave, dit-il ? on le ménage, votre père le protége.

» — Et je l’aime, répartit Edwin, car il nous a donné Sarah ; mais ne dis donc pas qu’il est esclave, je ne t’aimerais plus.

» — Silvain ne sait pas qu’il est malheureux, dit Sarah.

» — Est-ce ma faute, répliqua brusquement l’intendant ?

» — Non, non, reprit-elle, c’est qu’il est loin de sa mère, et qu’il croit l’entendre l’appeler quand les flots accourent vers lui, quand le vent balance les grands palmiers !

» — Silvain leva froidement les épaules, et s’éloigna en sifflant.

» — Silvain n’a jamais eu de mère, vois-tu ; il ne plaint pas ceux qui les pleurent.

» — Faut-il souffrir soi-même pour plaindre la souffrance ? oh ! je trouve Silvain bien dur. Tu n’as jamais eu de mère, toi ; pourtant tu pleurais.

» — Oui, dit-elle, ce nom m’étonne ; ce qu’Arsène raconte des mères est bien beau ! Edwin, j’en voudrais une !

» — Et je n’en ai pas à te donner, s’écria-t-il ; je n’en ai pas ! tu désires ce que je n’ai pas !

» Dans son agitation, il embrassait Sarah, qui l’embrassait à son tour. Leurs visages se touchèrent comme deux fleurs que le vent rapproche quand le ciel est triste.

» — Viens avec moi, dit Edwin, frappé d’une idée soudaine.

» Et dans une agitation qui ne peut se décrire il l’entraîne en courant jusqu’auprès de son père, lui saisit les mains d’un air suppliant, les presse, et dit :

» — Sarah veut une mère ; peux-tu nous en donner une ?

Ce mot inattendu porta l’atteinte la plus sensible à l’ame de M. Primrose. Il pâlit et cacha quelques momens Edwin sur sa poitrine.

» — Je voudrais, dit-il enfin d’une voix altérée, je voudrais, mon enfant, au prix de tous mes biens, te donner… te rendre une mère. J’ai souffert seul du coup qui t’en a privé ; car le ciel et ton père t’avaient choisi la plus tendre, la plus aimable mère !

» — Qu’en a-t-on fait ? s’écria l’enfant effrayé.

» — Vous le saurez un jour, ajouta M. Primrose, en essayant un ton plus calme. Un jour, Edwin, vous sentirez le mal que m’a fait votre prière. Je n’y puis répondre aujourd’hui ; ne la renouvelez jamais ! Que votre enfance ne soit troublée d’aucun chagrin : soyez heureux, mon fils, par ma tendresse infinie, et par l’amitié de Sarah. Il n’est pas temps que vous connaissiez la douleur ; votre âge ne lui appartient pas encore.

» Après avoir embrassé son fils d’un air profondément troublé, il s’éloigna. Les enfans n’osèrent le suivre, et se perdirent en mille jeunes raisonnemens qu’ils conclurent par la résolution d’obéir, en gardant le silence qui leur était ordonné.

» Si le temps affaiblit l’impression de cette journée, si les jeux revinrent, quand les graves leçons de M. Primrose n’occupaient pas leur attention, elle laissa dans leur tendresse une mélancolie qui atténua la turbulence de leur âge. Silvain, par prudence peut-être, s’adoucit envers le pauvre Arsène qui, dès lors, plus admis au service intérieur de l’habitation, plus libre d’approcher des petits blancs, de leur parler et de les entendre, se crut heureux, et respira.


XXVIII

L’adolescence.


» Edwin et Sarah grandissaient ; ils s’élevaient comme deux arbrisseaux arrosés d’une eau salutaire. Déjà, pendant leurs leçons, Edwin, souvent distrait, au lieu d’écouter son père, regardait Sarah ; mais, quand ils étaient seuls, il lui faisait redire tout ce qu’elle avait retenu, et les plus sérieuses instructions se gravaient dans le cœur d’Edwin. Il en était ainsi de tout ce qui sortait de la bouche de Sarah. La sécurité de l’innocence rendait leurs jours aussi beaux qu’eux-mêmes. Dans les jardins, dans les plantations, ou sur la haute montagne, partout où ils couraient ensemble, l’imagination d’Edwin se nourrissait de Sarah ; il trouvait partout le reflet de ses grâces ; tout était l’objet d’une comparaison avec elle.

» — Vois, lui dit-il un soir, ces deux ruisseaux qui sortent de deux sources cachées : ils se rencontrent là-bas dans la vallée des ombres ; leurs flots s’y joignent, ils murmurent, ils voyagent ensemble autour de notre île paisible ; ils vont circuler lentement, sans turbulence, parce qu’ils ne trouvent en chemin qu’un sable uni et des plantes flexibles. Aucun obstacle ne s’oppose à leur cours ; ils arrivent purs au grand rivage où la mer les reçoit dans son sein ; mon père dit que c’est la destinée de tous les ruisseaux. Toi, tu y trouves un miroir pour regarder ta belle image. Quand j’y regarde, je t’y vois avec moi : Eh bien ! comme eux, nous serons toujours ensemble ; nos ames couleront de même à travers des jours rians ; puis tous deux nous irons nous jeter dans une autre vie plus belle, plus grande que cette mer inconnue, dont nous ne voyons pas les bornes.

» — Oui, répondit Sarah, Dieu nous le promet dans les leçons de ton père. Mais comment retiens-tu ces leçons ? À peine tu les écoutes. Je devine souvent que tu veux courir, car tu me regardes ! tu voudrais que je fusse moins à mon livre. Tes pieds brûlent de m’entraîner avec toi ; je t’entends respirer plus vite comme pour avancer l’heure. Puis, quand nous sommes libres de chanter, de courir, tu me demandes tout ce qu’a lu ton père ; et le lendemain tu le lui répètes mieux que je n’ai su le retenir. C’est bien étonnant, Edwin, comment l’as-tu donc compris ?

— O Sarah ! je retiens tout ce que tu dis : les moindres paroles me jettent dans l’ame une foule d’idées nouvelles qui s’y développent, comme quelques grains jetés au hasard font éclore, de la terre qui les recueille, mille fois plus qu’elle n’a reçu. Oui ! mes idées naissent des tiennes ; je les attends ; oui, Sarah, parle-moi, sans cesse, rappelle-moi les leçons de mon père ; j’apprendrai tout ce qu’il voudra !

Sarah touchait à sa treizième année, qu’elle ne savait encore si elle devait commander ou obéir un jour. Mais, quoi : l’ignorance profonde où on la laissait sur son sort en faisait peut-être le charme. Elle était en ce monde pour aimer, voilà ce qu’elle savait d’elle-même ; pour se faire chérir, c’était tout ce qu’elle souhaitait des autres, et ceux qui l’ont connue disent qu’ils l’ont aimée. Ils racontent que son visage ne semblait si beau que parce qu’il était le voile transparent de son ame ; que la blancheur de son teint se confondait avec la mousseline dont elle était vêtue ; qu’un regard céleste animait sa figure angélique, et que les nègres l’appelaient : doux zombi la montagne (le doux génie de la montagne).

M. Primerose descendait chaque soir jusqu’au pied des mornes, où l’attendait toujours, à la même heure, un vieux nègre dans sa pirogue, qui le passait en silence à l’île du Cimetière ; cette heure était, depuis quinze ans, la plus belle de ses longues journées. Il croyait entendre sa femme répondre aux regrets qu’il portait dans ces religieux rendez-vous. Il revenait ensuite retrouver le vieux nègre, qui l’attendait dans sa barque pour le repasser à l’autre rive. Demain était le seul mot prononcé dans ces mystérieuses promenades.

» Pendant son absence régulière, Edwin, Sarah et le fidèle Arsène, l’attendaient à la porte de l’habitation, respirant la fraîcheur d’une brise légère qui agitait les larges feuilles des bananiers sous lesquels ils étaient assis. Un jour, le livre de M. Primrose resta près d’eux, Edwin l’ouvrit : bientôt ses yeux y parurent attachés, comme ils s’attachaient souvent aux regards de Sarah. Surprise de le voir si long-temps pris à sa lecture, elle forçait un peu la voix en chantant, pour ramener son attention, tandis qu’Arsène, à quelque distance, jouait sourdement du bamboula, instrument délicieux à l’oreille d’un nègre.

Edwin s’écria tout à coup :

« — Que ce livre est beau ! qu’il apprend de choses ! quelle lumière y est répandue ! Ecoute, Sarah : Le ciel veut que l’homme ait une compagne et qu’il lui donne le nom d’épouse ; il veut qu’alors l’homme devienne tout pour elle, comme elle est tout pour lui. » C’est dans le livre ! Quelle joie de t’avoir pour compagne, pour épouse, ô Sarah !

» — Et pour sœur, ajouta timidement Sarah.

» — Tu n’es pas ma sœur, reprit-il dans son transport, j’en mourrais.

» — Quoi ! ce nom si cher autrefois te ferais mourir aujourd’hui, dit-elle avec surprise.

» — Autrefois, Sarah, tu n’étais pas ce que je le vois devant mes yeux. Oui ! tu es plus grande à présent, plus belle qu’une sœur ! Ecoute encore : La compagne de l’homme est pour lui mille fois plus qu’une sœur à laquelle il ne peut jamais donner le nom d’épouse. Oh ! Sarah, je suis bien heureux de n’être pas ton frère !

» Sarah livrait avec un doux étonnement sa main que le jeune homme pressait en relisant haut cette page qui contenait son sort. Arsène ne jouait plus, il écoutait.

» Il écoutait parce que l’amour se fait entendre des êtres les plus simples, parce qu’il porte avec lui l’étincelle qui trouble leur indifférence, et que les yeux de deux jeunes amans ont un langage dont la douceur pénètre ceux même qui n’ont jamais aimé.

» Sylvain l’éprouve aussi : il a vu dans le regard de la jeune Créole un autre amour que l’amour de l’or. Ce regard tendre, qui ne cherche et n’appelle qu’Edwin, a rencontré, par malheur, l’œil hardi de l’intendant ; il le trouve très beau ; l’expression dont il est rempli porte une espérance passionnée dans son sang qu’elle enflamme. Il croit aimer ; il calcule rapidement que son intérêt l’engage à plaire. — Mais la naissance mystérieuse de Sarah lui permet-elle d’y prétendre ? N’est-elle qu’une esclave protégée ?… Il y pense ; il se dit : « Sa blancheur parfaite semble attester qu’elle est d’un sang libre ; aucun mélange n’en altère la pureté ; je le vois courir fièrement sur ses joues quand je corrige Arsène. N’est-elle donc, en effet, qu’une orpheline étrangère ? Les bienfaits de M. Primrose n’amènent-ils pas à penser qu’il y tient par quelque lien secret ?… Mais, s’il n’ose l’avouer et la reconnaître, qui la mérite plus que moi ? Peut-il mieux assurer son bonheur, qu’en me l’accordant avec une riche dot ? Il me récompense par là d’avoir veillé sur des biens qu’il néglige et que j’ai le droit de partager. Peut-il mieux justifier les nouvelles largesses qu’il lui destine, qu’en les versant sur elle par les mains d’un homme d’un grand mérite qui lui donne un état et son nom ? un homme qui, depuis quinze ans, se fait haïr pour lui, tandis qu’il lui laisse tout le temps de se faire aimer ?

» Ces pensées ne le quittent plus. Elles lui reviennent dans le sommeil ; elles le suivent dans ses tournées, dans la revue qu’il fait trois fois le jour des vastes plantations, et le rendent plus actif à châtier, à compter les esclaves, qui peuvent devenir les siens. D’abord ce projet fermente et mûrit dans le silence ; puis, il se hasarde un jour à le laisser entrevoir à son maître. Il le presse avec adresse, lui rappelle ses services, les exalte, et nomme enfin le prix qu’il ose en attendre.

» Aveuglé par son indicible bonté, soumis, sans s’en douter, à l’ascendant d’un mercenaire envieux qui usurpe sa confiance par l’éclat d’un faux zèle, ruse grossière dont se contente une ame abattue dans sa vague distraction, M. Primrose accueille ce projet comme une source de bonheur pour sa chère orpheline.

» — Hé bien ! dit-il, qu’elle y consente, et je vous la donne ; il me semble en effet, Sylvain, que vous la méritez.

» Dès-lors Sylvain se croit l’époux de Sarah. Il s’éloigne triomphant, la tête haute ; il brûle de la protéger et s’y prépare avec dignité. Quelle surprise ! pense-t-il, quelle reconnaissance il va lire dans les grands yeux de la jeune fille ! L’impatience qu’il en éprouve lui donne des ailes pour gravir plus rapidement la montagne, il semble dire en courant à ceux qu’il rencontre :

» — Ne m’arrêtez pas ; une belle fille m’attend pour être heureuse et pour me rendre riche.

» Il cherche Sarah ; il la voit presque penchée sur le cœur d’Edwin lisant à ses côtés. Il surprend son regard plus tendrement animé qu’il ne l’avait osé croire pour lui-même, et ses idées se bouleversent. La jalousie entre en lui plus promptement que l’espoir. D’une voix forte il appelle Arsène, qu’il injurie et qu’il frappe pour la première fois ; il épouvante Sarah, qui demande grâce pour la faute ignorée d’Arsène. L’intendant irrité la regarde elle-même plein de colère, et ne répond à sa supplication qu’en repoussant le nègre stupéfait de cette étrange fureur.

» Edwin se lève alors saisi d’indignation, et commande au nègre de rester.

» — Sylvain, dit-il, garde-toi de repousser Arsène ; Sarah veut qu’il soit près d’elle ; obéis à Sarah ! Elle est ici tout, après mon père ; car elle a été ma sœur, et sera ma femme. Je suis son appui contre les méchans, et contre toi !

» La foudre n’eut pas plus promptement que ces paroles abattu l’audace de l’intendant. Il reste pétrifié du ton de maître qui les accompagne, et sa rage n’éclate plus que dans ses yeux. Humilié pour la première fois, et par un enfant, il dévore cet affront, d’autant plus amer qu’il a pour témoin la mystérieuse jeune fille qu’il regardait déjà comme sa femme, c’était dire sa servante.

» On peut juger de l’affreux sourire que cette idée parvient à faire naître sur ses lèvres qui tremblent. À l’heure même descendant la montagne plus rapidement qu’il ne l’a montée, il se jette, en frémissant, sur les pas de M. Primrose.

» D’abord il peut à peine parler ; son front, qu’il essuie pour y rappeler les idées qui s’y heurtent, lui semble prêt d’éclater. Il croit soupirer, il rugit ; il essaie de flatter son maître, quand il voudrait le déchirer dans son fils. Enfin, la passion qu’il appelle de l’amour, et qui n’est déjà plus que de la haine, envenime ses gestes et ses révélations que M. Primrose écoute en rêvant profondément. Ce visage noble, toujours doux et grave, prend une teinte de douleur nouvelle. S’il ne partage pas la colère du méchant, il est au moins frappé d’une amère surprise. Sylvain croit y lire la preuve de ces soupçons pervers sur la naissance de Sarah ; il croit pouvoir insister sur la promesse qu’il a reçue le jour même ; il augmente aux yeux du planteur le danger d’en retarder l’effet ; et la tenacité de ses instances arrache à M. Primrose l’arrêt de l’innocente Sarah. Elle sera malheureuse ; elle sera la femme de Sylvain.


XXIX

L’esclavage.


Sarah, de son côté, confondue de l’orage qui venait d’éclater, mais ne redoutant que pour son fidèle Arsène le regard odieux que Sylvain avait lancé sur elle, se tenait dans le silence de peur d’irriter Edwin. Triste, elle s’arrache tout à coup d’auprès de lui, et ce soir Edwin en ressent une douleur qu’il n’a jamais éprouvée. Il voudrait la poursuivre et ne l’ose plus. Son cœur bat avec une violence inconnue ; Edwin n’est plus un enfant, et ce n’est qu’avec l’effort d’un devoir accablant qu’il se décide à chercher le repos dès qu’il l’a perdue des yeux sous la longue galerie qui les sépare pendant leur sommeil.

» Personne ne dormit cette nuit dans l’habitation. Edwin croyant lire encore auprès de Sarah, lui donnait mille fois les noms que recélait son livre. Sarah les écoutait en silence, et les cachait dans son ame comme un présent d’Edwin. Ces noms troublaient son sommeil, mais ils l’enchantaient. L’avare Sylvain, qui ne voyait plus qu’un rival dans son jeune maître, sentait courir son sang de la tête au cœur avec une effrayante rapidité.

» M. Primrose, plongé dans un tardif repentir, songeait aux moyens de remplir sans rigueur ses devoirs de bienfaiteur et de père. Il reconnaissait qu’une action louable entraine souvent après elle de grands sacrifices ; et, pour la première fois, il se sentait effrayé d’avoir été bon. Ses idées flottaient encore incertaines quand le jour parut.

» Supposant enfin qu’il s’alarmait à tort des sentimens de son fils pour Sarah, se flattant que les craintes de Sylvain les lui avaient exagérés, que la jeune fille était d’ailleurs trop simple pour les comprendre et pour y répondre, il voulut l’interroger la première, ou plutôt lui annoncer le changement prochain qu’il préparait dans son sort. Ne trouvant pas de repos en lui-même, il crut aller au-devant s’il cherchait Sarah qu’il savait toujours levée avec le jour. En effet, Sarah était descendue au jardin, où elle nourrissait elle-même quelques oiseaux des îles. Jamais il n’avait si bien regardé cette figure ravissante, devenue plus belle de l’émotion de la veille, sa taille svelte, ses grâces délicates, ses yeux où le ciel se peignait lui-même ; il s’arrêta. Un sentiment de justice lui fit penser, peut-être, que celui qui n’avait pas connu Jenny devait aimer cette douce et décente créature. Sarah, qui l’aperçut, courut vers lui, pleine de confiance et d’abandon ; elle tenait dans ses mains des fleurs fraîches qu’elle lui offrit, parce qu’elles étaient belles. Jamais le père d’Edwin ne lui avait été si cher que dans ce moment où il venait déchirer, en l’éclairant, son ame heureuse et reconnaissante. Il éloigna doucement les fleurs qu’elle lui offrait, et la fit asseoir près de lui.

» — Sarah, dit-il, écoutez-moi. L’intérêt que vous m’inspirez n’a pas attendu ce moment pour préparer votre bonheur ; mais il est temps de l’assurer. Douze ans se sont écoulés depuis le jour qui vous a fait trouver en moi un refuge, un ami. Ce n’est pas assez pour l’avenir ; il peut vous enlever cet ami ; car vous êtes très jeune, Sarah, et je ne le suis plus. Quelle que soit enfin la cause qui nous sépare, vous supporterez ce chagrin avec plus de courage auprès d’un époux.

» À ce nom, Sarah se sentit saisie comme si la voix d’Edwin l’eût prononcé de nouveau. Ne supposant pas qu’un tel mot pût jamais désigner un autre qu’Edwin, elle baissa ses yeux pleins d’amour, et se laissa tomber sur ses genoux auprès de M. Primrose, avec une expression de joie qui le surprit et le charma.

» — Sylvain, dit-il, ne s’est donc pas trompé ; vous serez heureuse avec lui, vous chérirez le lien qui va l’unir à vous ?

» Sarah, toujours à genoux, regarda M. Primrose ; ses yeux ne peignaient plus que le doute et la frayeur ; mais sa frayeur, pudique comme sa joie, ne trouva pas d’accent ni de souffle ; elle attendait qu’il parlât encore, espérant l’avoir mal entendu.

» — Sylvain, continua-t-il, mérite son bonheur, car il m’a promis le vôtre. Il m’est doux, chère Sarah, de penser que le ciel, en vous amenant dans cette île, ait voulu que ma maison renfermât pour vous un protecteur en moi, et un époux dans un homme que j’estime assez pour vous accorder à ses vœux : sachez donc obéir pour être heureuse.

Il se levait, pressé de s’éloigner afin d’épargner à Sarah la réponse qu’il jugeait favorable à ses désirs, lorsqu’elle s’écria d’une voix animée et sincère :

» — Je ne suis pas la sœur de Sylvain, Monsieur ! ce n’est pas à lui que le ciel m’a donnée ; c’est à vous, qui êtes le père d’Edwin. Je serai la femme d’Edwin, puisqu’il m’a reçue de vous dès mon plus jeune âge. Eh ! comment Sylvain serait-il mon époux : je n’en veux pas.

M. Primrose fut interdit du libre aveu de Sarah ; mais il s’échappait de son ame avec un éclat si vrai qu’il ne trouva pas le courage de s’en offenser ; il crut pourtant devoir fixer ses idées sur la soumission qu’elle lui devait, sur celle qu’il avait le droit d’attendre de son fils qu’il ne destinait pas à un tel mariage ; et finit par lui dire qu’ayant sur tous deux l’autorité de la raison, ils eussent à lui laisser le soin de leur sort, s’ils ne voulaient pas, en l’offensant, offenser le ciel.

» — Je ne saurais le croire, reprit-elle naïvement. Le ciel, qui m’a bénie par vous, aurait-il voulu me faire tant de mal par la suite ? Oh ! non, continua-t-elle en joignant les mains, vous ne donnerez pas Sarah pour femme à un autre qu’Edwin ; c’est moi que vous choisirez pour rendre sa vie heureuse comme notre enfance qui finit à peine. Vous ne donnerez pas ma jeunesse à Sylvain, qui me fait peur ; j’aimerais mieux me donner à la mort.

» M. Primrose tressaillit ; ce mot était poignant à son ame comme le nom de Jenny.

» — Sarah, dit-il avec tristesse, n’abusez pas des mots : le protecteur de vos premières années ne peut vouloir votre mort. En éclairant votre ame, en vous apprenant la vertu, en éloignant de vous les dangers, la servitude où vous aurait jetée l’abandon de vos parens, je les ai remplacés : mais pouvez-vous exiger davantage ? est-ce en m’affligeant que vous reconnaîtrez mes soins ? et, parce que j’ai eu le bonheur de vous préserver de mille maux, avez-vous le droit d’attendre le sacrifice de mes volontés, de mes projets, de toutes mes espérances, qui reposent sur mon fils, dont l’avenir doit se séparer du vôtre, de vous enfin, Sarah, qui êtes pour nous une étrangère ?

» — Le pensez vous ! s’écria douloureusement Sarah ; puis-je me croire une étrangère, quand je ne respire que pour vous aimer ? puis-je me créer une ame nouvelle ? quel avenir peut détacher mon souvenir d’Edwin et de vous ? puis-je jamais donner à d’autres ce respect, cet amour, dont je paie vos bienfaits ?

» — Si d’autres les méritent, seriez-vous assez injuste pour les leur refuser ? mais vous semblez vous plaire aux illusions tristes ; car, je vous le répète, je ne veux changer votre sort que pour le rendre indépendant de moi-même, qui ne vivrai pas toujours.

» Sarah ne répondit plus que par des sanglots à tout ce que M. Primrose ajouta pour la convaincre qu’elle allait être heureuse en épousant Sylvain. Son silence fit penser au père d’Edwin qu’elle commençait à le croire, car il la quitta, sinon plus satisfait, du moins sans effroi sur la résistance que ne pouvait lui opposer ce caractère droit et pur.

» Qu’aurait-elle répondu ? une lumière sombre venait de lui montrer le chemin désert où elle marchait avec tant de sécurité. Sa réflexion, retournant dans le passé, y retrouva des images vagues jusqu’alors, qui la remplirent de crainte. D’où l’amenait-on, lorsque Edwin enfant se montra devant elle : c’était de ce jour que datait son premier souvenir. Où l’avait-on prise ? qui l’avait fait naître ? pourquoi était-elle née, si ce n’était pas pour Edwin ? Mais, résister aux ordres de M. Primrose, attirer le mécontentement dans ses yeux, le reproche dans sa voix, naguères si indulgente pour elle ; oh ! quel saisissement parcourait tout son être à cette idée ! menacée de la colère de son bienfaiteur, elle l’était de la colère céleste, et sa tête se pencha dans l’attitude de la soumission.

» — Il faut donc obéir, dit-elle ; il faut donc lui demander à genoux pardon d’avoir osé penser que la vie est un bonheur ; il faut donc lui laisser le droit de livrer la mienne aux douleurs silencieuses, à l’autorité de Sylvain, la plus redoutable de toutes. Hélas ! si je deviens sa femme, s’il me commande de l’aimer comme j’aime Edwin, que répondrai-je ? sa voix est si dure ! si effrayante ! elle n’arrivera jamais à mon cœur que pour le blesser, que pour y troubler ta chère image, Edwin, cachée au fond de ce cœur, avec tous mes regrets et toutes mes larmes !

» Elle était ainsi depuis longtemps, immobile, lorsque Sylvain, qui avait épié son maître, le voyant descendre au rivage avec son fils, apparut tout-à-coup devant elle. Sarah ne put se défendre d’un mouvement d’effroi dont l’orgueilleux fut offensé. Il ne l’était que trop déjà de ce qu’il avait entendu, et le sourire qu’il s’efforçait de ramener dans ses traits ne leur donnait qu’une expression plus farouche. Les mots d’étrangère et de servitude, prononcés par M. Primrose, en détruisant ses premiers soupçons sur l’origine de Sarah, ne la lui montraient plus que comme une pauvre enfant trouvée, réduite à l’extrême infortune sans la compassion qu’elle avait inspirée à son maître. Il ne se fit alors aucun scrupule de l’humilier, et contenta sa rage qui demandait à se répandre.

» — Vous ne voulez donc pas de moi ! lui dit-il, en l’empêchant de s’enfuir. Vous n’en voulez pas ! il faut posséder deux cent nègres pour vous plaire, glorieuse mendiante ! eh bien, je l’avais prévu : voilà le prix des secours jetés au hasard ; voilà l’ordinaire aveuglement des esclaves traités avec trop d’indulgence.

» — Des esclaves ! dit Sarah remplie d’épouvante.

» — Pensez-vous être autre chose ? Où sont vos parens ? où est votre patrie ? où sont vos biens ? personne ne vous connait, si ce n’est un vieux nègre ; personne ne vous réclame, ni ne s’inquiète de votre existence, si ce n’est ce misérable noir qui est venu mendier pour vous un asile et une pitié parmi nous dont vous abusez aujourd’hui en donnant de l’amour au fils de votre maître, et en l’excitant à la haine contre ceux qu’il devrait respecter.

» — Mon Dieu ! dit Sarah en s’appuyant contre un arbre, je suis esclave ! et je l’ignorais ! j’ignore donc tout !

» — Oui grâce à la faiblesse du maître qui vous a épargné la vérité, parce qu’elle est dure. Je la dis, moi, pour vous ouvrir les yeux ; pour vous ramener à votre devoir, que vous avez oublié.

» — O Sylvain ! votre courage est terrible de me faire tant de mal !

» — J’ai dû vous instruire du sort que je vous destinais ; que vous devriez bénir, loin de le dédaigner.

» — Moins que jamais ! répartit Sarah ; moins que jamais, le bénir. Je suis esclave ! c’est de vous que je l’apprends ; mais je ne suis pas la vôtre, cruel ; et l’homme assez charitable pour n’avoir jamais frappé mon cœur de ce nom qui le déchire, le sera bien assez pour ne pas me donner un maître tel que vous.

» — Je sais, reprit-il d’un ton de sanglante moquerie, que la mort vous effraie moins que moi.

» — Oui ! s’écria-t-elle avec désespoir, je l’aime ! elle délivre les esclaves.

» Loin d’être touché du triste accent dont elle prononça ces mots, l’indigne se félicitait de l’avoir brisée, et s’éloigna content.

» Je l’ai punie, pensait il ; j’ai tué en elle une dangereuse présomption. M. Primrose m’en récompensera.

» C’était ainsi qu’il balançait ce qu’il appelait l’indolence de son maître. Il n’en était d’ailleurs que plus sûr d’obtenir Sarah. Son avarice l’emportait sur l’humiliation d’être haï ; la perte de ses espérances ne pouvait être payée qu’avec de l’or, et Sarah n’en pouvait avoir pour lui qu’en devenant sa femme. Il savait de plus que celle d’Edwin était déjà choisie, élevée en Angleterre, où M. Primrose devait retourner avant peu. Le régisseur allait donc rester seul responsable des propriétés qu’il convoitait avec tant de passion. N’en être que le gardien lui paraissait insupportable. Plus d’une fois il avait tressailli en pensant qu’il tenait dans ses mains la fortune tout entière de son maître. Il se croyait humble de n’en souhaiter qu’une partie, puisque d’autres, à sa place, pourraient s’approprier le tout. Ces idées, qui passaient et repassaient incessamment dans son esprit, n’attendaient peut-être qu’une occasion pour étouffer quelque reste d’honneur et l’entraîner à un crime.

» Sarah, demeurée seule dans la stupéfaction, répétait incessamment :

» — Esclave ! esclave ! je suis esclave ! ah ! je l’ai su trop tard puisque mon abaissement me fait sentir que je suis fière. Arsène ! Arsène ! quand tu pleurais ta liberté, tu pleurais donc aussi la mienne ? Que ne me le disais-tu, bon Arsène ? j’aurais appris à pleurer comme toi, ou comme toi, peut-être, à me résigner à cet esclavage dont le nom seul me remplit d’horreur aujourd’hui !


XXX

L’île des Ombres.


» Edwin avait passé toute la journée loin de Sarah. Envoyé dans l’île par son père qui souhaitait rompre par degrés l’habitude qu’avait prise Edwin de ne jamais quitter Sarah, il revenait hors d’haleine auprès d’elle, brûlant de lui faire le récit de ses peines et de ses mortelles impatiences. Il avait une journée entière à lui raconter ; que de pensées vives et nouvelles étaient nées d’une séparation si longue ! sa surprise fut grande de ne pas la voir accourir au devant de lui ; puis, quand il l’eût abordée enfin, de ne l’entendre répondre qu’en frissonnant aux démonstrations d’une joie qui éclatait plus encore dans ses traits que dans ses paroles. Il la regardait, sans la comprendre ; il écartait les boucles de ses cheveux, pour la mieux revoir, et crut d’abord que l’ennui de son absence l’avait rendue malade, tant elle était pâle et changée. Il lui fit alors mille sermens de ne la plus quitter.

» – Puisque le devoir de la femme est de suivre partout son mari, lui dit-il, tu me suivras toujours quand je descendrai dans l’île et partout où mon père m’enverra. Ne sois donc plus triste, ô Sarah ! c’est assez de l’avoir été un jour, et un jour mille fois plus long que tous les autres jours.

» Il prit alors ses mains dont elle cachait son visage, et son visage était baigné de larmes. Le cœur d’Edwin cessa de battre un moment ; tout-à coup, l’accablant de cent questions à la fois, et mêlant déjà la colère à la tendresse, il la pressa, la supplia, lui commanda de lui apprendre la cause de ses larmes.

» Ce mélange d’autorité, de soumission, de douceur et de véhémence troublèrent à tel point Sarah, qu’elle balbutia sans ordre, à travers des sanglots, les terribles nouvelles qu’elle venait d’apprendre. Edwin, qui se croyait fou en l’écoutant, ne songea pas même à l’arrêter quand elle s’échappa de ses bras, en s’écriant d’une voix brisée :

» — Oui, je suis esclave !

» Il resta quelques instans foudroyé ; mais bientôt sa fureur contre Sylvain le rendit à lui-même ; il parcourut toute l’habitation, demandant, appelant à grands cris son père. À peine sut-il le chemin qu’il avait pris, qu’il s’élança pour le rejoindre, et, rapide comme le torrent débordé, il s’écriait partout sur son passage :

» — Misérable ! ô misérable ingrat ! tu paieras cher toutes ses larmes !

» — Sylvain, qui l’aperçut et le devina, courut en toute hâte se venger d’avance sur quelque nègre innocent.

» Edwin parcourait le rivage avec tant d’égarement, qu’il croyait voir son père dans tous ceux qu’il apercevait, et leur criait de loin :

» — Ô mon père ?

» Personne ne lui répondait, et il recommençait à courir. Enfin, un petit nègre pêcheur lui dit avoir vu M. Primrose passer à l’autre rive, dans la pirogue du vieux rameur. Edwin sauta dans celle de l’enfant noir, qui le regarda tout ébahi s’éloigner du rivage.

» Dominé par une pensée exclusive, oubliant l’ordre qu’il avait reçu de ne jamais suivre son père dans cette promenade inconnue, Edwin gagna rapidement l’autre bord ; mais trouvant la mer trop lente à le pousser au gré de son impatience, il n’attendit pas que la nacelle fût sur le sable pour s’y précipiter.

» Abordant cet îlot désert pour la première fois, il cherchait des yeux quelqu’habitation, mais il ne voyait que des tombes et des arbres mélancoliques. Le vieux nègre, couché dans son canot, n’ayant pu lui indiquer où était son maître, et le pauvre Edwin ne rencontrant personne à qui le demander, s’engagea dans un sentier où il crut voir l’empreinte fraîche des pas d’un homme ; il s’y perdit, car le vent dispersait le sable où ces pas étaient tracés. Mourant de tristesse, haletant de chaleur, Edwin s’arrêta quelques instans pour retrouver l’haleine qui lui manquait. Le son vague d’une voix fut apporté de son côté par la brise ; la lune, qui se levait, le guida dans les chemins et les plantes épineuses dont ils étaient couverts. Il parvint enfin à une place où la terre était unie et dégagée de ronces, où l’odeur des acacias et des orangers rafraîchissait l’air, et répandait un souffle de vie dans cet asile de la mort.

» M. Primrose était à genoux et priait. Son fils, si plein de sa douleur et du besoin de la répandre, l’oublia et s’oublia lui-même pour regarder son père avec une crainte religieuse. Il écarta doucement les branches des arbres qui, comme un rideau sombre, ombrageaient cette place, et contempla longtemps en silence l’ami de sa jeunesse, l’arbitre de son sort, prosterné devant une tombe, le front penché jusqu’à terre. Entraîné lui-même par le sentiment qui l’étouffait, il se laissa glisser à genoux, et pria pour son père. Le bruit des feuilles froissées par le mouvement qu’il fit en s’agenouillant, attira le regard de M. Primrose, qui vit son fils à l’autre extrémité du tombeau.

La lune frappait sur son visage ; l’altération de ses traits aussi doux, aussi pâles que ceux de Jenny, le bouleversa profondément ; il se leva et lui tendit la main sans parler, car sa présence inattendue l’avait beaucoup troublé. Edwin pressa sous ses lèvres la main de son père, et la couvrit de larmes sans oser rompre le silence qui régnait entre eux. Enfin, ne résistant plus à l’émotion qu’il éprouvait, M. Primrose l’entraîna doucement vers lui, et pour la première fois il fondit en pleurs sur le sein de son fils.

» — Cher Edwin ! lui dit-il, ce moment que j’ai redouté t’associe à mes regrets : j’en ai porté seul depuis quinze ans le poids douloureux. Il me fallait un ami pour les partager ; deviens le mien, mon fils, et prends la moitié de mes peines. Ce triste présent te fait une loi de m’en épargner de nouvelles. Je ne mêlerai pas à ma confiance un seul reproche ; mais je te rappellerai l’ordre, que tu as oublié, de ne jamais me suivre ici, pour te prouver que les ordres d’un père ont toujours pour but le repos et le bonheur de ses enfans. Souviens-toi du jour où tu vîns me demander une mère : je ne pouvais comme aujourd’hui, te montrer la tienne que dans son dernier asile, et cet asile n’est pas fait pour l’enfance ; les émotions fortes lui sont quelquefois funestes quand une sensibilité trop vive les porte jusqu’au fond de l’ame ; et je connais ton ame. J’attendais que la raison tout entière pût l’aider à soutenir le coup que j’avais à lui porter, pour l’amener moi-même auprès du tombeau d’une mère à qui ta naissance a fait perdre la vie. Juge si je pouvais trop ménager la tienne après ce qu’elle m’a coûté ! quel que soit le motif qui l’a fait tromper aujourd’hui ma tendre prévoyance, va, mon Edwin, l’offrir à ta mère, avec tes premières larmes ; les miennes lui ont parlé de toi depuis quinze ans ; ton nom a pénétré chaque soir sous cette terre qui couvre un modèle d’amour et de vertu !

Les genoux plus tremblans d’Edwin ne purent lui obéir ; il tomba presque sans vie aux pieds de son père qui le releva éperdu, et le recueillit sur son cœur, où il demeura longtemps évanoui. Le dernier mot de M. Primrose s’était arrêté sur les lèvres d’Edwin ; il voulait nommer sa mère, il ne le pouvait ; et, quand il eut la force de parler, il dit en soupirant du fond de sa poitrine :

» — Ô mon père, elle ressemblait donc à Sarah ?

— Ne la comparez à personne, mon fils !

» Edwin n’osa poursuivre. M. Primrose se tut lui-même quelques instans ; puis il ajouta :

» — Nos familles étaient unies ; nos fortunes étaient égales ; notre union combla les vœux de ses parens et des miens : c’est ainsi que le mariage est approuvé du monde et de Dieu, mon fils. Le vôtre est arrêté dès longtemps. C’est dans la famille de votre mère, c’est en Angleterre, où bientôt nous passerons ensemble, que vous trouverez l’aimable fille qui vous est destinée par cette famille qui, comme moi, pleure encore Jenny, et qui brûle de la revoir en vous. Mais connaissez aussi toute la faiblesse de votre père : j’aurais pu, dès longtemps, réaliser ma fortune et retourner en Angleterre, où des relations si chères nous appellent ; pourtant, jusqu’à ce jour, l’effroi de m’arracher à ce tombeau, d’abandonner pour toujours ou pour longtemps ce coin de terre qui m’a tenu lieu du monde entier depuis seize ans, a jeté mon ame dans des angoisses inexprimables ; je n’ai pu trouver encore le courage nécessaire à ce dernier sacrifice. Il le faut enfin ! il le faut ! continua-t-il en attirant son fils du côté du rivage. Allons ! c’est presque un adieu que vous venez d’apporter ici.

L’étonnement d’Edwin, l’avenir incompréhensible qui se présentait devant lui, les vives émotions qu’il avait successivement éprouvées lui ôtèrent jusqu’à la force de répondre. La cause qui l’avait fait courir si impatiemment demeura enfermée au-dedans de son ame. Il se laissa ramener par M. Primrose, marchant à son côté, silencieux et la tête baissée, dans le plus grand abattement.

» Mais, sur le point de rentrer à l’habitation, la voix stridente de Sylvain, qu’il entendit au-dedans, l’arrêta tout-à-coup ; elle lui rappela les larmes de Sarah ; et, saisissant les mains de son père, il le força de s’arrêter aussi.

» — Est-il vrai, lui dit-il, ô mon père ! que Sylvain ose l’aimer ? qu’il soit autorisé par toi à lui parler en en maître ? Enfin, ajouta-t-il avec désespoir, est-il vrai qu’elle soit ton esclave ?

» M. Primrose, alarmé de l’étrange colère d’Edwin, qui paraissait presqu’en délire, lui répondit doucement, mais avec fermeté, que Sarah n’était esclave que de son devoir, comme ils l’étaient eux-mêmes du leur ; que c’était sans doute un maitre sévère, mais si juste, qu’on se trouvait toujours heureux de lui avoir obéi.

» — Hélas ! c’est toi, mon père, qui lui fais un devoir de nous quitter ! le malheur est donc un devoir pour elle et pour moi ? mais, pour combler le sien, tu la laisses sous la puissance d’un homme affreux qu’elle craint autant que je le hais.

» — Et pourquoi le haïssez-vous, mon fils ? pourquoi le craint-elle ? Sylvain est brusque, mais intègre ; il me sert avec un zèle sans bornes : sa probité mérite notre confiance.

» — Il la fera mourir, le barbare ! il l’a traitée d’esclave !

» — Le croyez-vous, Edwin ?

» — Si je le crois ! Sarah me l’a dit.

» Alors il embrassa les genoux de son père avec une ardeur si vive, il lui promit tant de respect, il mêla tant de larmes à ses touchantes prières, que M. Primrose, d’ailleurs mécontent de Sylvain par ce qu’il venait d’apprendre, ne put résister davantage ; il promit de laisser à Sarah le droit de refuser l’intendant, si elle persistait dans son éloignement pour lui.

» — Tu le jures, mon père, demanda gravement Edwin ?

» — Je le promets, mon fils ; et, de votre côté, vous promettez d’obéir : la promesse est le serment des amis, je n’en veux pas d’autre entre nous.

» Edwin, quoiqu’il frémît de cette promesse, se crut trop heureux de ce qu’il venait d’obtenir. Sarah, l’unique objet de ses sollicitudes, Sarah, du moins, n’était pas esclave ; l’odieux Sylvain ne ferait plus couler ses larmes : les siennes se séchèrent alors, et, quoique son cœur restât chargé d’affliction pour lui-même, le poids le plus douloureux venait de tomber.


XXXI

Narcisse


» Sarah, livrée à une inquiétude que ne calmait aucune espérance, s’était enfermée. Elle tremblait de reparaître aux yeux de M. Primrose qui ne s’offrait plus à ses idées tel qu’elle l’avait vu la veille encore. Edwin lui-même n’était plus son Edwin ; c’était un maître. Dès qu’elle les entendit rentrer tous les deux, elle courut s’ensevelir sous ses rideaux, aussi effrayée, aussi confuse que s’ils eussent paru devant elle. Ayant longtemps prêté l’oreille, et n’entendant plus, dans un calme profond, que les battemens de son cœur qui palpitait à l’étouffer, elle sortit de sa cachette et découvrit son front brûlant de honte ; il lui semblait que le nom d’esclave y fût écrit. C’était devant Dieu seul qu’elle n’en rougissait pas ; on ne rougit devant lui que du crime : voilà pourquoi les malheureux le sont moins dans la solitude ; ils pleurent, mais ils n’ont pas de honte.

» Cependant la nuit était sans fraîcheur et sans repos. Sarah, qui attendait le sommeil, ne ferma pas les yeux, et son agitation lui donna le courage d’en sortir. Elle se leva sans bruit, reprit sa robe légère ; puis, ouvrant ses jalousies, franchit facilement la fenêtre qui donnait sur la montagne, et s’achemina, priant le ciel de la conduire jusqu’à la case d’Arsène qu’elle entr’ouvrit, en l’appelant à voix basse.

» Arsène, qui dormait du lourd sommeil de la fatigue, s’éveillant avec peine et voyant, à la clarté des étoiles, cette jeune fille vêtue de blanc, se mit sur ses genoux, croisant les mains sur sa tête avec une grande frayeur, car il la prenait, comme il l’avoua lui-même, pour l’ombre d’une jeune femme qu’il avait vu mourir.

» — Reconnais-moi, bon Arsène, lui dit Sarah tremblante, j’ai voulu te parler sans que personne nous entendît : ne crains rien, je suis Sarah.

» Dès qu’Arsène entendit cette voix, il n’eut plus de peur, et se leva. Il attendait qu’elle parlât ; mais Sarah ne faisait plus que le regarder avec indécision, au lieu de l’interroger ; elle s’assit sur une natte de jonc qui servait de lit au nègre, et lui se remit à genoux devant elle.

» — J’ai cru que vous dormiez à cette heure, lui dit-il.

» — Non, répondit-elle, le sommeil ne veut pas de moi cette nuit. Mais toi, bon Arsène, songes-tu toujours à ta mère ?

» — Toujours, car elle est peut-être encore malheureuse !

» — Parle-moi donc de la mienne, je t’en prie !

» — La vôtre, petite blanche, reprit-il d’un ton désolé, la vôtre est bien, car elle est au ciel ; c’est là que vont les malheureux.

» — Je reverrai donc ma mère ! se dit l’orpheline ; puis elle pleura. Le nègre gardait le silence, et Sarah poursuivit :

» — Tu m’as caché bien des choses ! tu craignais sans doute de m’affliger quand j’étais encore petite et contente, ou trop faible pour savoir de tristes secrets. Donne-moi les miens ; donne, Arsène ! je sais déjà que le bonheur s’en va comme l’enfance ; je sais déjà que je suis esclave.

» — Dieu puissant ! cria le nègre bouleversé, d’où vous vient cette erreur ? n’ai-je pas vendu ma liberté pour sauver la vôtre ?

» — Est-il vrai ? répartit Sarah, saisissant avec vivacité les mains d’Arsène, tu t’es vendu pour moi ! je suis libre ! Sylvain m’a trompée ! Apprends vite, apprends-moi tout ce que je te dois ! je mourrai peut être de la joie et de la douleur que je ressens ; mais je te bénis si je meurs libre ! pourtant… tais-toi ! si tu m’as épargné l’affreux nom d’esclave au prix de ta liberté, mon sauveur ! pourrai-je survivre au chagrin de te le voir porter pour moi ?

» — Paix ! paix ! dit Arsène, qui mêlait malgré lui ses sanglots à ceux de la jeune blanche ; Sylvain ne dort pas toujours ; il faut pleurer tout bas.

» — Où m’as-tu prise quand tu m’amenas vers Edwin, reprit-elle en retenant sa voix ? n’hésite plus à me le dire ; oh ! parle-moi de ma mère !

» — Je vous pris dans ses bras quand ils cessèrent de vous serrer sur son cœur qui ne souffrait plus. Vous savez déjà comment je tombai aux mains des blancs. Le maître qui m’acheta de ceux qui m’avaient volé à ma patrie était riche, et, Dieu me pardonne cette vérité ! aussi méchant qu’eux ; mais il avait un jeune fils, dont le bon naturel me sauva des châtimens que j’attirais sur moi par l’impatience avec laquelle je supportai d’abord l’esclavage. Je poussais des cris perçans, lorsqu’on m’appelait esclave, tandis que les coups dont j’étais quelquefois déchiré n’avaient pas le pouvoir de m’arracher une plainte. Je regardais couler mon sang d’un œil sec, et je disais « Moi libre ! » Ce courage irritait si fort la fureur de mon vieux maître, qu’il augmentait toujours de moitié la terrible punition qu’il m’avait infligée. Son fils en fut si touché, qu’à force de prières, et surtout de promesses de me faire comprendre mon sort, on m’abandonna tout à fait à son service. Ce jeune homme, grâce à la douceur de ses manières, triompha par degrés de la haine que j’avais contre les blancs. Je fus d’abord surpris des paroles consolantes qu’il vint m’adresser, un jour que l’on m’avait laissé presque mort au pied d’un arbre, où j’attendais, sans une larme, que mon ame, déjà sur mes lèvres, s’envolât libre en Guinée ; car cet espoir nous poursuit dans la captivité, et nous conseille souvent d’en sortir. Je fus, dis-je, si surpris de cette voix charitable, que ma poitrine se gonfla et que je le regardai avec soumission. J’examinai curieusement ses traits, ses yeux ; et, comme ils n’avaient rien de menaçant, je le crus d’une autre espèce d’homme que je ne connaissais pas encore. Il obtint bientôt de moi l’obéissance la plus entière ; il gagna tellement mon cœur aigri par l’ennui de ne plus voir ma mère, que je le servis avec amour, sans penser que je servais. J’avais, je crois, quelques années de moins que lui, car je ne sais pas exactement mon âge ; il trouvait du plaisir à éclairer un peu mon ignorance ; il se plaisait surtout à me voir gai, parce que tous les esclaves de l’habitation avaient un air morne qui l’affligeait. Je dansais pour lui plaire, mais seulement quand nous étions seuls, car la sévérité de son père s’étendait jusqu’à lui faire un crime des plus innocens loisirs. Je m’aperçus bientôt qu’il devenait rêveur el inquiet ; souvent, d’un air mystérieux, il me disait de le suivre ; puis, quand nous étions hors de toute surveillance, il me faisait l’attendre à la même place, et j’y restais longtemps seul à garder des livres, des filets ou des armes, qui servaient de prétexte à nos sorties. Mais, comme nous revenions toujours les mains vides, que la poudre et le plomb ne diminuaient plus, son père conçut de la défiance et le fit suivre par quelque serviteur moins fidèle que moi. Son rapport perdit mon maître. On sut qu’il avait pris de l’amour pour une jeune créole, libre comme lui, mais dont le père était si pauvre qu’il cultivait lui-même un petit carré de terre suffisant à peine à les nourrir, tandis que sa fille gardait leur case et préparait le riz qu’il recueillait pour tous deux. Mon maître n’avait pu la voir sans la plaindre ; tout de suite après il l’aima, et sentit bien que ce n’était pas par pitié. Elle l’aima de même parce qu’il semblait que Dieu le voulût, quoiqu’il les ait abandonnés depuis, comme vous l’allez savoir, ô Sarah ! Le père de mon jeune maître entra dans une grande fureur en apprenant cette nouvelle. On crut qu’il mourrait, tant il se mit hors de lui-même. Tout le monde alors trembla pour son fils et pour la jeune fille, car son fils ne songea pas même à nier qu’il l’aimât, tant il l’aimait. Dès qu’il eut avoué qu’il la voulait pour femme et ne voulait qu’elle, son père le traita sans pitié, comme il traitait les nègres ; mais, de même qu’il augmentait par ses violences notre amour pour la liberté, il augmenta l’amour de son fils pour la belle Narcisse, qu’il ne pouvait plus aller voir : il en tomba dans une langueur mortelle. Essayant alors de le consoler comme il m’avait consolé moi-même, je lui répétai tout ce qu’il m’avait dit autrefois ; c’était ce que j’avais appris de plus doux et de plus tendre. Il était touché de mes efforts, et je vis bien qu’il m’en aimait davantage, car il m’envoyait en secret vers Narcisse, qui prit à son tour de la confiance en moi. Je courais furtivement lui dire que mon maître pleurait loin d’elle, et je lui rapportais qu’elle pleurait loin de lui. Je revins un soir avec une nouvelle plus triste encore : le père de cette jeune fille était mort la veille ; et je l’avais trouvée dans une si profonde douleur, que je n’avais plus de jambes pour accourir en instruire mon maître. Ce nouveau malheur le toucha plus que tout le reste ; sur quoi me regardant, sans me bien reconnaitre peut-être, il me conjura de le laisser sortir, comme s’il me prenait pour son père ! Enfin, malgré la surveillance de ceux qui enchaînaient ses moindres actions par la crainte d’en être puni, car on l’aimait trop pour lui faire volontairement du mal, il revit sa chère Narcisse, et ils pleurèrent ensemble. Mais ce triste bonheur fut troublé de nouveau, puis pour jamais détruit. Mon malheureux maître fut surpris par son père lui-même, qui voulut le tuer aux pieds de cette tendre fille. Elle n’obtint sa grâce qu’en se jetant à genoux, en jurant de renoncer à lui pour ce monde. Hélas ! elle a tenu son serment ! Mais ce cruel père qui ne croyait ni aux sermens ni à l’amour, les sépara par la violence. Il eut, peu de jours après, la barbarie de faire conduire son fils sur un vaisseau destiné pour l’Europe, et le fit si bien garder jusque-là, qu’il ne semblait pas moins esclave que nous. Tout ce qu’il obtint en quittant pour toujours sa bien-aimée ce fut ma liberté par un contrat, que je reçus en pleurant, puisqu’elle me séparait de lui. La nuit qui précéda son départ, je me glissai dans sa chambre, où, me traînant jusqu’à ses pieds, je le suppliai de m’emmener pour le servir et pour lui parler tous les jours de Narcisse. Il me regarda d’un air consterné, et me dit :

» — Arsène ! si tu me suis, qui restera près d’elle ? oh ! ne l’abandonne pas, mon fidèle Arsène ! tu m’aimeras en l’aimant, tu me consoleras en consolant ma plus chère moitié. Dis-lui tout ce que tu vois dans mes larmes ; n’y vois-tu pas, Arsène, que je meurs de tristesse, et que je meurs pour elle ? Dis-lui de m’attendre, répéta-t-il cent fois ; et, puisque je ne peux lui redire encore que je l’aime, que je l’aimerai toujours, rapporte-lui que je le jure à toi, devant Dieu qui me juge et m’entend.

» Alors ( tout mon sang s’arrête quand j’y songe ), il se mit à genoux devant le pauvre Arsène, dont le courage était bien grand, puisqu’il ne mourut pas sur l’heure.

» Je le suivis le lendemain jusqu’à l’embarcation ; la force était alors inutile contre lui, on l’y porta mourant ; je poussai malgré moi des cris en voyant la chaloupe s’éloigner du rivage. Je montai sur un rocher qui bordait la mer, et j’allais m’y précipiter pour suivre mon cher maitre à la page, quand je vis Narcisse étendue sur le rocher, sans mouvement et sans couleur. Je me souvins alors de la dernière prière de son ami ; et, la voyant toujours immobile, je restai près d’elle jusqu’à la nuit, saisi d’une morne affliction.

Quand le port fut calme et silencieux, je la portai dans mes bras jusqu’à la grève déserte ; là, l’ayant posée sur le sable, je jetai de l’eau à son front, j’en mouillai sa bouche sèche et décolorée ; elle ouvrit les yeux et les tourna encore vers le vaisseau que l’on ne voyait plus. Elle semblait changée en pierre sur le rivage que la mer envahissait par degrés, lorsqu’une lame d’eau me couvrit tout à coup et faillit m’entrainer avec elle. Narcisse étonnée me regarda, et, par pitié pour moi sans doute, s’éloigna lentement, regagna sa pauvre case, où je la suivis sans parler. Je me couchai à la porte ; elle m’y retrouva le lendemain. Elle voulut me parler, mais sa poitrine était brisée, et je vis ses regards désespérés se porter vers le ciel. Je lui racontai, sans me tromper, ce que m’avait dit mon maître ; je l’avais répété toute la nuit pour n’en pas oublier une parole ; alors elle pleura amèrement, et devint un peu plus tranquille.

Pendant le jour, je cultivais le carré de terre négligé depuis longtemps ; j’y semai de nouveau du riz ; j’allais dans les bois chercher des fruits pour sa nourriture et la mienne ; le soir je la suivais au rocher, où la lune la retrouvait assise et silencieuse, tandis que je demeurais debout et muet devant elle. Une nuit, elle sortit tout à coup de la case et vint à moi : « Arsène ! me dit-elle en cachant sa figure sous ses mains ; Arsène ! je ne suis plus seule en danger dans cette île : sauve Narcisse et l’enfant de ton maître. Bientôt il me sera impossible de le cacher ; la fureur de son vieux père arracherait peut-être de moi-même l’image vivante de celui pour qui je vais bientôt mourir : Sauve-moi ! sauve-nous ! Effrayé comme elle, je la suivis à travers les mornes, dans la partie déserte de l’ile, au milieu des halliers et des bois touffus. Je retournai la nuit suivante enlever une pirogue qui avait appartenu à son père, et je l’apportai sur mes épaules, pour que l’on nous crût enfuis de l’ile, quoique peut-être on ne s’inquiétât guère de Narcisse, ne soupçonnant rien de son malheur. J’apportai de même tout ce qui pouvait nous servir dans cette retraite, où nous demeurâmes comme ensevelis ; car elle était si cachée, si profonde, que l’on s’y croyait déjà hors la vie. Je ne me hasardais pourtant qu’avec précaution, pendant la nuit, à tendre mes filets dans la mer qui passait derrière notre solitude ; et je trouvais autour de nous des fruits qui remplaçaient l’eau douce dont nous étions quelquefois privés.

Un soir, revenant chargé de provisions, j’entendis une voix nouvelle dans la cabane de feuilles que j’avais construite pour Narcisse ; cette voix douce et faible était la vôtre, petite Sarah, et je vis dans les yeux de votre mère le seul rayon de joie qui ait passé en elle depuis le départ de mon maître. Elle sembla se ranimer aux soins qu’elle prit de vous, et s’oublier longtemps à contempler sa fille. Mais la mort la regardait, cette belle Narcisse, quoiqu’elle voulût la tromper alors par amour pour vous. La mort ne voulait plus se détourner d’elle et faisait tous les jours un pas pour l’atteindre. Ma jeune maitresse la voyait devant elle sous l’ombre des arbres et des rochers noirs qui nous entouraient ; quelquefois sa main languissante me faisait signe d’y regarder ; moi, je ne voyais que l’ombre, les rochers et les arbres. Alors ses tristes regards retombaient sur vous, et s’y attachaient. Vous jouiez près d’elle quand elle vous disait adieu !

« Le soleil va s’éteindre, me dit-elle un soir, porte-moi sous ses derniers rayons ! » je l’y portai. Sa tête pesante se releva ; son corps, anéanti la veille, semblait échapper à mes bras qui l’entouraient ; un sourire courut sur ses lèvres entr’ouvertes ; ce sourire m’arracha le cœur, parce que je voyais bien que c’était le dernier. Son ame, alors tranquille comme le jour qui finissait se réunit à sa mourante lumière ; ses yeux s’agrandirent en brillant d’une vive lueur ; tout à coup cette lueur s’éteignit ; je cachai ma tête dans la poussière…… »

» Un cri sortit du sein de Sarah. Le pauvre Arsène s’interrompit quelques instans parce qu’un souvenir déchirant l’empêchait de poursuivre ; ils pleurèrent. Mais le nègre, songeant tout à coup que Sylvain pouvait les surprendre avec l’aurore, et qu’elle se montrait, sortit de sa hutte pour s’assurer que personne n’était encore levé dans l’habitation ; il y reconduisit Sarah en promettant de lui dire, dès qu’ils pourraient se parler, tout ce qu’il avait encore à lui apprendre sur elle-même et sur un projet qu’il roulait dans sa tête depuis longtemps. Sarah, lasse et accablée, s’endormit à l’heure où elle s’éveillait chaque jour, et retrouva dans le sommeil toutes les images qu’Arsène venait de faire passer devant son ame.


XXXII

Un projet d’Arsène.


» Tout avait changé dans cette demeure autrefois si paisible. Son calme n’était plus qu’apparent ; le silence y cachait le trouble, les soupçons et la crainte. Edwin, que son père ne quittait plus, attachait sur Sarah des regards si douloureux, si pénétrans, qu’elle ne pouvait les soutenir. Quand ils se parlaient, leurs voix étaient si tendres qu’il semblait que leur ame venait de se dévoiler toute entière, et des paroles, indifférentes pour les autres, devenaient un échange des plus tristes aveux. M. Primrose voyait tout, et hâtait de tout son pouvoir une séparation qu’il redoutait pourtant ; mais, fidèle à la promesse que son fils avait obtenue de lui, il songeait à la remplir sans en prévoir encore le moyen. Emmener Sarah lui paraissait impossible pour le repos de tous ; la laisser dans l’île, sans état, sans appui, n’était à ses yeux qu’une action barbare qui révoltait sa raison : ainsi tous trois se taisaient et consumaient les jours dans une égale incertitude.

» L’intendant, dont l’impatience ne pouvait s’asservir longtemps à la même contrainte, observait son maître avec une sombre inquiétude. Plein d’un brusque chagrin, qu’il ne cachait qu’avec peine, il vint un jour réclamer l’entretien dont son sort allait dépendre. M. Primrose, en le lui accordant, était loin de croire que le sien même y fût attaché. Sarah, qui le vit s’éloigner en dirigeant sur elle un regard où son devoir était écrit, se leva pour obéir à cet ordre muet. Seule un moment avec Edwin, elle ne sentit pas comme lui le ravissement qu’il en éprouvait. Elle se retirait, les yeux baissés, la démarche chancelante, lorsqu’Edwin, se plaçant vivement devant elle, l’arrêta et lui dit :

» — Te voilà donc, Sarah ! laisse-moi te regarder ! il y a longtemps que je ne t’ai vue !

» Sarah, détournant la tête, ne pouvait et ne voulait pas lui répondre.

» — Que crains-tu, poursuivit-il en cherchant ses regards ? il n’y a personne ici.

» — Dieu nous voit, lui dit-elle, laisse-moi m’en aller.

» — Non, non ! j’ai mille choses à t’apprendre : Sylvain t’a trompée, tu n’es pas…, oh ! non, tu n’es pas esclave ; de qui pourrais-tu l’être ? tu seras libre, entends-tu libre ? de refuser tous les époux qui s’offriront à toi. Les haïras-tu, Sarah ? les refuseras-tu ?

» Elle leva les yeux alors ; ils portèrent sa réponse dans le cœur d’Edwin, qui, revenant à sa douleur, lui révéla toute leur infortune et leur séparation prochaine.

» — Je sais tout, répondit-elle poussant d’une main faible, laisse-moi m’en aller.

» — Si tu savais tout, Sarah, si tu savais combien je suis malheureux, pourrais-tu de toi-même t’éloigner de moi, de moi qui t’aime et qui meurs de t’aimer ?

» — Je ne l’ai pas entendu ! s’écria Sarah, je ne t’ai pas écouté, tu ne m’as rien dit, nous n’avons pas désobéi à ton père ; laisse-moi m’en aller !

» Ce fut sans doute avec un affreux effort qu’elle s’enfuit en cet instant, car elle aimait beaucoup Edwin ; et quitter ce qu’on aime quand il pleure, sans oser pleurer avec lui, est peut-être plus difficile que de mourir. Mais son devoir, mais l’exemple de sa mère, lui donnaient la force d’affliger Edwin en s’arrachant le cœur. M. Primrose, qui l’entendit passer dans la galerie, entr’ouvrit sa porte ; et, voyant que son fils se disposait à la suivre, lui ordonna sévèrement de l’attendre où il l’avait laissé.

» Edwin s’en retourna la mort dans le cœur, se croyant abandonné du ciel, puisqu’il l’était de Sarah ; n’osant accuser son père de cruauté, il proféra contre elle mille plaintes ; il osa même lui faire un crime d’être plus obéissante que lui.

» Sarah, tout en pleurs, rencontrant Arsène, lui fit signe de la suivre, et il entra dans sa chambre avec elle.

» Encore des larmes, dit le fidèle nègre, en la regardant d’un air pénétré. Oh ! méchant blanc ! ces larmes disent du mal de toi ! Il est temps, poursuivit-il, en fixant ses yeux à terre, il est temps de demander à Dieu de nouvelles grâces.

» Sarah, le voyant plongé dans une grave réflexion, l’interrogea sur ce qui l’occupait. « J’ai là bien des choses, dit-il, en montrant son cœur. » Il s’arrêta, craignant d’être entendu ; mais, voyant la porte fermée, il acheva d’instruire Sarah des événemens qu’elle avait voulu connaître.

» Resté seul avec vous dans notre solitude, je me trouvai si abattu, que je me crus au moment de suivre votre mère ; mais vous étiez là, petite maîtresse ; vous ne parliez pas encore ; mais vous pleuriez ; vous cherchiez des yeux cette mère que vous ne deviez plus revoir ; l’idée de vous quitter aussi me donna tant de peur que je vous emportai dans mes bras loin de cette cabane si triste alors ! En parcourant le bois, dont je n’osais pas encore sortir, où j’avançais toujours avec crainte, et toujours sans vous, je m’entendis un jour appeler par mon nom : c’était la première fois, depuis deux ans, qu’une voix d’homme frappait mon oreille, et je m’arrêtai saisi d’étonnement. Un vieux nègre marron sortit des halliers où je m’étais engagé, et je le reconnus pour l’esclave d’un voisin de mon vieux maitre. Comme il était presqu’aussi tremblant que moi-même, se croyant poursuivi, je me rassurai, et lui dis de ne rien craindre de moi. « Je ne crains rien de toi, me dit-il ; mais, entendant marcher dans les broussailles, je t’ai pris pour un blanc. »

» Il me raconta sa fuite et ce qui l’avait causée, se trouvant si heureux dans ce bois, qu’il était résolu d’y mourir plutôt que de retourner au pouvoir des blancs. Je lui dis la même chose ; et j’appris de lui que rien n’avait changé depuis notre départ. » On a pensé, dit-il, que Narcisse, qui allait tous les soirs sur un rocher, s’était jetée dans la mer ; quelques-uns disaient même l’y avoir vu tomber ; les autres répondaient : C’est dommage ! Pour toi, Arsène, les nègres enviaient ton sort ; mais nous disions : Il devait venir se réjouir avec nous avant de quitter l’île. Non, ajoutaient d’autres, il n’aurait pu se réjouir, car nous aurions pleuré de le voir libre.

» Voilà tout ce qui s’est passé alors, ajouta ce pauvre noir. Je fus content de l’avoir rencontré. Nous nous dîmes adieu ; moi, je courus vous rejoindre où je vous avais laissée endormie, car je tremblais qu’en vous éveillant vos cris ne fussent entendus de l’esclave marron, qui pouvait se lasser bientôt de vivre ainsi tout seul, et retourner à l’habitation, comme je l’avais vu quelquefois faire à d’autres nègres. Ma résolution fut prise au moment même. Je retournai à cette cabane que j’avais abandonnée ; j’y pris tout ce qui pouvait vous servir ; j’entassai dans ma pirogue les provisions qu’elle put contenir : des poissons séchés, des racines et des fruits ; ensuite je me confiai avec vous à la Providence. Après quelques jours de voyage, dont j’ignorais encore le but et la durée, nous abordâmes au pied de cette montagne, où Dieu nous protège et nous cache depuis douze ans. En montrant à M. Primrose un écrit de mon maitre, qui me rendait libre d’appartenir à tout autre, je lui dis que je le confiais à lui seul au monde, ainsi que vous, pauvre orpheline blanche, qui n’aviez plus que moi pour appui. Il promit de vous en servir lui-même. Cette hospitalité qu’il vous donne encore est trop peu payée sans doute par mon travail et ma liberté, mais je n’avais pas autre chose à offrir.

» Voyez maintenant si vous êtes esclave ! si les durs traitemens que j’ai souvent endurés de Sylvain peuvent jamais s’étendre sur l’enfant de Narcisse ? Croyez-moi : sans la crainte de vous voir tomber dans les mains de celui qui l’a fait mourir si jeune et si belle, je dirais tout ; mais elle m’a fait jurer de ne vous rendre qu’à mon malheureux maître, s’il revient un jour la chercher. Il reviendra, petite Sarah ; vous connaîtrez votre père ; vous serez heureuse, je l’ai rêvé ; mais, ajouta-t-il mystérieusement, quelque chose qui arrive, priez pour moi, et n’oubliez jamais que vous êtes libre.

» Sarah ne put lui répondre ; ils entendirent Sylvain passer près de la porte en grondant. Dès qu’il fut loin, Arsène se jeta dans le corridor et courut se mêler aux nègres qui revenaient des plantations.


CHAPITRE XXIII.

Une trahison.


» Sylvain, furieux, quittait alors son maître. Insensible, en apparence, au refus qu’il venait d’essuyer, il l’emportait dans son cœur comme une offense inguérissable, et, sans avoir combattu ni approuvé d’un mot les sages discours dont M. Primrose avait accompagné ce refus, il s’affermit en lui-même dans la résolution de se venger par la ruine de l’honnête homme. Le moyen s’en offrait si naturellement qu’il se crut servi par la justice du sort.

» M. Primrose, ayant enfin fixé son départ prochain pour l’Angleterre, se décidait à faire vendre ses propriétés dans l’île. Sylvain, qui se flattait d’en rester le régisseur unique, reçut d’abord cette nouvelle comme la plus funeste, car elle semblait détruire toutes ses espérances à la fois. La réflexion changea promptement sa colère en joie ; car il ne laissa plus sa fortune au hasard, et ne la fit dépendre désormais que de sa volonté. Décidé à fuir dès qu’il aurait recueilli le produit d’une vente si considérable, il y mit tant d’ardeur et d’activité, qu’en peu de jours les biens et l’habitation de M. Primrose, situés dans la plus belle partie de l’île, trouvèrent un nouveau maître.

» Le hasard fatal, qui favorisait en tout ce serviteur infidèle, amena de Sainte Marie un riche Suédois revenant avec sa famille se fixer dans notre colonie. Ce fut à lui que Sylvain s’adressa de préférence. Il le trouva si bien disposé à seconder ses vues, par l’impatience qu’il avait lui-même d’acquérir, qu’en peu de jours il n’y eut plus qu’à échanger les terres, les esclaves et les contrats pour de l’or.

» Cette opération importante et rapide fut réglée sous les yeux de M. Primrose. Celui qui devait dans peu lui succéder, ayant laissé sa famille et sa fortune à Sainte-Marie, île voisine de la nôtre, fut forcé d’y retourner aussitôt, devant y rester quelques mois encore. Sylvain l’avertit de leur départ prochain pour l’Angleterre ; s’offrit, afin d’éviter tout retard nuisible aux projets de son maître, de se rendre lui-même à Sainte-Marie, chargé du contrat d’acquisition et des pouvoirs de son maitre. M. Primrose les lui donna tous, et le misérable partit pour ne plus revenir.

» M. Primrose dont toutes les pensées se concentraient sur son fils, avait cru devoir saisir cette occasion de l’éloigner de Sarah. Sylvain seul en était confident ; et, quoique cette résolution l’eût d’abord irrité, comme un obstacle à son noir projet, il l’applaudit des lèvres pour ne mêler aucun soupçon à l’imprudente sécurité de son maître. Il prit d’ailleurs si bien ses mesures, que la présence même de M. Primrose n’aurait pu les traverser.

» Mais, qui pourrait rendre le saisissement d’Edwin, lorsque son père lui-même vint l’éveiller au moment du départ. La présence de Sylvain, celle du Suédois, qui venait prendre congé de M. Primrose, et plus encore la surprise, enchaînaient sa langue. Il regardait tout le monde avec égarement.

» — Pour quelques jours seulement, mon fils, lui dit M. Primrose, en se penchant sur lui.

» — Vous m’éloignez de vous, mon père ! dit Edwin à voix basse ; et puis, vous m’emmenerez à mon retour : je sentirai donc deux fois ce que j’éprouve !

» — Patience, Edwin, lui répondit son père : ne m’alarmez pas sur votre courage ; vous me feriez trembler sur le mien.

» Edwin garda le silence, vaincu par un reproche si tendre ; sa pâleur fut la seule plainte qui osât répondre à un tel père.

Mais, hélas ! que dit-il à Sarah, quand il la vit à sa fenêtre sous laquelle il passait pour descendre au port ? il s’arrêta au milieu de ceux qui l’emmenaient ; et, pressant fortement le bras de Sylvain, qu’il força de s’arrêter aussi :

» — Regarde-la, dit-il ; est-ce là une esclave !

» Il courut alors, sans attendre de réponse, se mettre à genoux devant Sarah qui, tremblante, ne savait si elle devait rester ou fuir.

» — Ne fuis pas, Sarah, lui cria-t-il, tu vois bien que c’est moi qui obéis à mon père. Je te pardonne de m’avoir quitté l’autre jour : tu as dû bien souffrir ! Mon père, ajouta-t-il, avec l’autorité de la prière, ordonnez-lui donc de me dire adieu !

» — Adieu, Edwin ! répondit-elle d’une voix faible.

» Ses yeux, qui se couvrirent d’un voile, ne retrouvèrent plus Edwin sur la montagne, quand ils se rouvrirent pour le revoir encore. Appuyée contre la fenêtre, comme une jeune liane qui cherche un appui, elle ne bougeait plus. Toute son ame avait cédé sous le coup qui l’accablait. Edwin était déjà pour elle dans l’éloignement, sur les mers, en Europe.

» — Voilà donc, pensa-t-elle, comme ils ont emmené mon père ! Arsène, tu me l’as bien raconté. Voyez, ma mère, voyez-moi : n’est-ce pas ainsi que vous étiez alors ? n’est-ce pas la douleur que je sens qui vous a fait mourir, mourir sans regret, puisque cette douleur finit avec la vie, et qu’on ne l’emporte pas au ciel où vous êtes ? Que vous êtes bien, ma mère ! ne oh ! m’appelez-vous pas ?…

» Elle était encore à la même place, quand M. Primrose repassa devant elle. Il semblait rêveur ; elle le crut irrité. Il ne l’était pas ; car, dans le courant du jour, il la vit avec tant de pitié dévorer ses larmes, s’efforcer de lire un livre qu’elle tenait ouvert sans y rien voir, qu’il donna en sa présence, afin qu’elle fût consolée, l’ordre de tout remettre en place dans l’appartement d’Edwin qui devait être de retour avant peu. Il entendit tomber le livre de Sarah ; et, se retournant vers elle, il la vit les mains jointes et les yeux attachés sur lui. Elle ne parlait pas ; mais tout répondait en elle : Vous me rendez la vie !

» — Qu’est-ce que la vie sans le bonheur ! pensa M. Primrose, en s’éloignant. Pauvre Sarah ! si soumise et si tendre ! ô ma chère famille ; ô serment fait à toi, ma mourante Jenny ! je veux vous obéir ; mais j’ai dit, je dirai encore : « Pauvre Sarah ! »

» Eh ! comment la plaignait-il en la quittant si heureuse ? Assise encore, sans voix, sans forces pour soutenir cette nouvelle, ce rappel à l’existence, son corps était immobile, mais son sang circulait autour de son cœur, et le baignait de joie. Elle n’essaya de se lever enfin que pour aller regarder la mer du haut de la montagne.

» — Par là, dit-elle, il reviendra ; je le verrai encore ! et dans peu, et bientôt ! je ne mourrai donc pas. Non, ma mère, je ne veux plus mourir : il reviendra ! son père a dit : avant peu ; c’est demain… c’est ce soir ! » Et le cherchant déjà des yeux, elle croyait le voir sous les tamarins, qu’un vent d’orage faisait ployer dans le sable du rocher.

» Le lendemain fut béni du même ravissement.

» Elle se sentait aimée de tous les anges, elle attendait ! »

Trois jours s’écoulèrent encore ; et, par degrés, cette attente si douce devint un tourment amer. Si tous les plaisirs de cette vie sont plus passagers qu’elle, celui-là, dit-on, change le plus vite de nature : d’abord il satisfait l’ame comme le bonheur qu’il promet ; bientôt il importune tendrement le cœur ; puis, devient enfin cette inquiétude brûlante dont Sarah se sentait dévorée. Des craintes sinistres s’y mêlèrent lorsque l’ouragan, qui ne faisait que menacer la veille, effraya tout à coup l’île entière par sa violence et ses dévastations, le jour fut enveloppé de ténèbres. Les arbres brisés, les pirogues et les cabanes de nègres emportées par la mer battant les rochers, furieuse de ne pouvoir les dissoudre, les cris des esclaves sur la grève, se transmettant les ordres de leurs maitres ; l’agitation du port où quelques bâtimens essayaient vainement d’entrer, tout cela, que l’on voyait de la montagne, jetait la terreur dans l’ame ; et Sarah levait au ciel ses mains suppliantes, n’ayant jamais si bien senti l’horreur et la pitié qu’inspire l’approche d’un naufrage.

Ce n’était pas pourtant la première fois qu’elle voyait cette colère de la nature, car elle revient presque chaque année désoler notre île paisible. Ici la saison appelée l’hivernage, comme elle est la plus brûlante, est aussi la plus désastreuse. On dirait le rêve du déluge : La colonie ressent alors des secousses de tremblement de terre si terribles que la plupart de nos maisons en sont renversées. Deux fois, depuis que je suis née, j’ai vu la nôtre détruite ainsi. Une de nos calamités la plus redoutable est la sécheresse, qui se prolonge quelquefois deux ou trois mois entiers ; nous ne buvons que l’eau du ciel, recueillie avec soin dans les citernes : mais les citernes s’épuisent quelquefois avant qu’une pluie, plus précieuse pour nous que l’or, vienne calmer la crainte et souvent le tourment de la soif elle-même. Nos fruits nous soulagent sans doute, mais ils deviennent à leur tour fort rares par les ravages des vents qui dessèchent et arrachent tout dans cette saison turbulente.

Sarah, dont l’ame était aussi agitée que les flots qu’elle voyait rouler au loin, retenait ses soupirs et jusqu’à son souffle, de peur qu’il n’exhalât le nom d’Edwin. Mais la terreur peinte sur son visage ne pouvait échapper au bon M. Primrose, qui, jugeant, au mouvement de ses lèvres, qu’elle priait tout bas, s’approcha d’elle et lui dit :

» — Priez, Sarah, pour ceux qui sont en danger. Mon fils, au moins, n’a rien à craindre ; son court voyage demandait à peine deux jours ; il est donc en sûreté depuis hier matin. Regardez-moi ; vous voyez qu’Edwin est en sûreté, car vous voyez que je suis moins troublé que vous.

» — Que Dieu bénisse tant de pitié ! dit Sarah ; et ses larmes, qu’elle avait retenues, coulèrent en abondance. « Oh ! comme je prierai pour vous, reprit-elle quand je vous saurai sur cette mer effrayante ! car bientôt, n’est-ce pas, vous y serez avec Edwin ? et moi, je resterai, je regarderai, je prierai ; moi, je n’aurai plus qu’à prier pour vous et pour Edwin.

» Elle s’arrêta, comme effrayée de sa voix qui avait osé parler d’Edwin devant son père. M. Primrose, qui, les yeux humides, la regardait, lui dit avec douceur :

» Vous êtes très bonne, Sarah ! en vérité, vous êtes une fille très soumise.


XXXIV

Le naufragé.


» Quand elle fut retirée, le soir, dans sa chambre, une réflexion la saisit tout à coup. Elle n’avait pas vu de tout le jour Arsène aller et venir dans l’habitation. Ses dernières paroles, quand il l’avait quittée, revinrent confusément dans sa mémoire ; elle fut tentée de l’appeler ; une crainte secrète l’arrêta. Le calme avait succédé dans l’île à la confusion de la journée. Un profond silence régnait autour d’elle ; mais son inquiétude en éloignait le sommeil. Pour la seconde fois timide et hardie, elle se dirigea seule vers la cabane d’Arsène, qu’elle trouva renversée par l’ouragan du matin ; Arsène n’y était pas. Elle appela doucement, à plusieurs reprises, et n’entendit que les gémissemens des ramiers sauvages, ou les cris aigres de quelques oiseaux de mer. Elle s’affermit dans l’idée que le courageux Arsène avait profité du départ de Sylvain pour hasarder le projet qu’il lui avait à moitié confié. Afin de s’en mieux assurer, comme la lune répandait un peu de lumière, elle descendit entre deux rochers, sachant qu’Arsène y avait mis sa pirogue à l’abri de tous les mauvais temps ; elle ne la trouva pas non plus : alors elle vit bien que son fidèle nègre était parti. N’en pouvant plus douter, elle sentit un grand chagrin de cette nouvelle preuve du dévouement d’Arsène. Il lui semblait qu’elle demeurat plus abandonnée, plus menacée de tous les malheurs. Néanmoins, se flattant encore qu’il pourrait être aux alentours elle répéta plusieurs fois : Arsène ! Arsène ! et enfin elle crut entendre la voix du nègre lui répondre ; puis pensa que c’était l’écho, car cette voix était faible comme la sienne. Ayant cessé d’appeler, et ce murmure recommençant encore, elle avança craintivement jusqu’au pied des falaises d’où il paraissait sortir ; alors elle vit distinctement un enfant noir agenouillé près d’un homme étendu sur le morne déjà sec. L’effroi la fit d’abord reculer ; mais l’idée que ce pouvait être quelque malheureux qui avait besoin de secours l’enhardit jusqu’à demander :

» — Qui est là-bas ?

» — Moi ! répondit le petit nègre.

» — Qui es-tu, toi ?

» — Dominique, petit nègre, répartit l’enfant ; et là un blanc, mon maître, qui dort depuis bien longtemps. N’ayez pas peur, la dame ; il est bon, mon maître, et moi, je suis le petit Dominique.

» Elle s’approcha davantage ; puis, se penchant pour regarder de plus près l’homme blanc qui ne s’éveillait pas, elle le jugea évanoui, quoique l’enfant dit qu’il dormait.

» — Oh ! depuis quand dort-il, je te prie, et d’où venez-vous tous deux ?

» — De la mer. Nous y sommes tombés pour gagner terre à la nage, parce que notre navire était cassé. Le flot nous a jetés là : j’y suis demeuré aussi tout endormi par la chûte et la fatigue ; mais mon maitre ne se réveille pas, lui ! je l’appelle pourtant bien fort, et j’attends qu’il réponde.

» — Puisse-t-il t’entendre ! dit Sarah, en soulevant sur ses genoux la tête échevelée du naufragé ; je tremble qu’il ne soit… Il a froid ! Souffle ton haleine dans ses mains et dans sa poitrine. Ciel ! si nous pouvions le réveiller !

» Le souffle et les caresses du petit nègre, qui s’agitait pour le réchauffer, rendirent enfin à son maître le sentiment qu’il avait perdu. Il ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt, comme épuisé de ce premier effort. Sarah, palpitante d’espérance, dit à l’enfant nègre de l’attendre et qu’elle allait chercher du secours. Pitié ! pitié ! cria l’enfant qui la vit fuir. En effet, la pitié lui donnait des ailes, et toute l’habitation fut éveillée en peu d’instans.

» M. Primrose, averti qu’elle avait entendu des plaintes au bas des rocs, se leva promptement, fit allumer des flambeaux, se munit de hamacs, et plusieurs esclaves descendirent avec lui vers l’endroit où Sarah les guidait. On y trouva ceux qu’elle venait d’y voir. L’infortuné, qui ne pouvait se soutenir, quoiqu’il soulevât de temps en temps ses paupières, fut emporté dans la maison, où les secours qu’il reçut le rendirent en peu d’heures à la vie.

» M. Primrose, remercia tendrement Sarah de l’avoir éveillé pour une telle cause, et l’envoya se reposer, tandis qu’il veillerait encore ; mais comment dormir, occupée tour à tour d’Edwin, de celui qu’elle avait sauvé, de son pauvre Arsène absent, exposé peut-être, le jour même, aux mêmes dangers pour elle ! Plusieurs fois dans la nuit, elle se leva pour interroger les noirs qui veillaient avec leur maître ; tous lui dirent que l’étranger reposait tranquillement. Mais Arsène n’était pas au milieu d’eux.

» Le lendemain, M. Primrose reçut les témoignages de la reconnaissance de celui qu’il avait secouru. La civilité de ses manières, son air noble et pénétré doubla sa joie d’avoir pu lui être utile.

» — J’ai cru voir une femme dans ceux qui m’entouraient hier, dit l’étranger ?

» — Oui ! oui, cria le petit noir, du coin où on l’avait couché ; une blanche, belle comme un zombi blanc !

» De là vint que les nègres qui l’entendirent, lui gardèrent toujours ce nom.

» — C’est une jeune fille de ma maison, répondit M. Primrose, qui la première avait entendu des plaintes.

» — Ah ! une jeune fille ! ah ! c’est une jeune fille, répéta l’étranger en passant la main sur son front, comme s’il cherchait à se la rappeler. Vous appartient-elle, monsieur ? je voudrais aussi la remercier.

» — Elle est ici ; vous l’allez voir tout à l’heure. Dieu, qui voulait s’en servir pour vous sauver, la tenait éveillée tandis que nous dormions tous : c’est une enfant dont l’ame est très sensible.

» — Une enfant ! répéta encore l’étranger. J’avais vu… j’avais cru voir une femme… j’étais troublé.

» Quand Sarah parut devant lui, il la regarda longtemps avec une étrange préoccupation.

» — Je vous dois beaucoup, lui dit-il ; je vous dois la vie, et plus peut-être : un moment de bonheur. Que le ciel veille sur vous, mademoiselle, et vous comble des grâces qu’il accorde rarement aux êtres qui vous ressemblent ! Votre heureux père dit que vous êtes sensible, et je viens de l’éprouver.

» Sarah leva timidement les yeux sur M. Primrose. Ce nom de père, qu’il ne démentait pas, l’avait fait frissonner et rougir à la fois.

» Quelques jours se passèrent sans que l’étranger pût quitter sa chambre. Il était silencieux, ne détournait qu’à peine ses regards de Sarah, et soupirait souvent.

» — M. Primrose, qui le jugeait atteint des peines de l’ame, se sentait entraîné vers lui par un attrait puissant. Quelques discours, vagues pour tout autre, l’instruisirent bientôt qu’un profond chagrin noircissait l’existence de son nouvel ami ; car, sans lui donner tout haut ce titre, c’était ainsi qu’il le nommait quand il en parlait avec lui-même. Quoiqu’il sentit le désir de le mieux connaître, il n’avait encore mêlé aucune question aux soins qu’il lui prodiguait. Seulement, il savait déjà que depuis deux ans il avait été rappelé à la Dominique par la mort de son père, et que toute sa jeunesse s’était écoulée en Europe.

» — Mon père, avait ajouté le voyageur, ne m’a laissé que de l’or. Mes plus chères espérances sont mortes ; je puis les racheter avec tout l’or de mon père. Depuis deux ans, je promène ainsi ma vie, qui n’est utile à personne, sans autre but que de m’en distraire, et d’échapper à d’amers souvenirs.

» Ce peu de paroles avait suffi pour disposer M. Primrose à plaindre un sort qui paraissait ressembler au sien.

» La fuite d’Arsène, dont il venait d’être instruit, l’affligea. Il regarda le pauvre noir comme un ingrat, car il l’avait toujours traité avec bonté, sans soupçonner les secrètes rigueurs de son intendant. Il fit appeler Sarah pour l’interroger sur cette fuite étrange, et Sarah répondit qu’en vérité elle ne savait ce qu’il était devenu, mais qu’elle éprouvait pour lui beaucoup d’inquiétude et de chagrin.

» — S’il voulait me quitter, dit M. Primrose, que ne le demandait-il ? je l’aurais laissé partir. Vous pouvez vous assurer vous-même que je ne le considérais pas comme un esclave, et qu’il n’est pas au nombre de ceux que j’ai vendus avec mes biens. J’ai voulu qu’il fût libre comme il l’était en arrivant chez moi, lorsqu’il y vint avec vous.

» Il lui remit en même temps un papier dans les mains.

» Sarah, interdite, ne savait que répondre en parcourant des yeux les noms des noirs vendus par Sylvain.

» — Voici le nom d’Arsène, dit-elle, il est avec les esclaves.

» — Sur mon ame, dit M. Primrose étonné, Sylvain ne m’a point obéi, car je le lui avais défendu. J’aurais réparé cette faute, peut-être involontaire. Mais le pauvre Arsène s’est affranchi lui-même ; il l’était par ma parole ; je ne le poursuivrai pas d’un seul reproche ; nous n’en parlerons plus.


XXXV

Une trahison.


» Déjà depuis deux jours M. Primrose attendait Edwin ; déjà il dirigeait avec quelqu’impatience sa longue vue du côté de la mer où il devait paraître, lorsqu’il crut découvrir une voile à l’horison. Sarah, qui l’observait, le lut dans ses traits qu’elle vit s’épanouir. Dès qu’il eut quitté la fenêtre, elle y courut elle-même, et n’eut besoin que de son cœur pour découvrir la voile du léger navire d’Edwin, que bientôt elle crut reconnaître lui-même et voir au loin lui tendre les bras.

» L’étranger, qui jusqu’à ce moment avait vu Sarah pâle et pensive, fut frappé de l’éclat de ses yeux et de la vive rougeur de son teint, lorsqu’elle entra dans sa chambre, où était M. Primrose, en criant :

» — C’est lui ! je l’ai reconnu ; il est tout près ; il touche au port. Oh ! je l’ai reconnu.

» Il pensa qu’elle aimait beaucoup son frère, et ils retournèrent tous à la fenêtre, où, malgré le secours de la longue vue, M. Primrose ne put distinguer son fils.

» Comme il se disposait à courir au rivage, l’étranger, qui voulait y descendre avec lui, voyant que Sarah balançait à les suivre, lui prit la main pour la conduire au-devant d’un frère qu’elle paraissait tant chérir. M. Primrose, qui marchait toujours ne l’avait pas défendu, et Sarah se laissa conduire sans répondre et sans résistance.

» Ils n’étaient pas au tiers de la montagne quand ils virent accourir Edwin, qui, se jetant, pâle et sans haleine, dans les bras de son père, ne put proférer que ces paroles :

» — Où est Sarah ?

» — Mon fils ! lui dit-il, votre seconde pensée sera du moins pour moi !

» — Ma vie pour vous, mon père ; mais ma terreur pour elle.

» — Quoi ! quelle terreur, cher Edwin ? ne la voyez-vous pas descendre au-devant de vous ?

» — Ah ! oui, je la vois ! s’écria-t-il en lui tendant les mains ; puis retombant dans les bras de son père, qui, surpris d’un tel désordre, allait le lui reprocher, Edwin reprit vivement :

» — Pourquoi Sylvain a-t-il quitté Sainte-Marie sans moi ? aviez-vous ordonné qu’il m’y laissât, mon père ? comment trompiez-vous mon obéissance, au moment où j’y cédais avec tant de respect ?

» — Je ne vous entends pas, mon fils ; où est Sylvain ?

» — Ici, sans doute, répondit Edwin avec plus de frayeur.

» — Il n’est pas ici, dit M. Primerose.

» — Pas ici ! pas à Sainte-Marie ! il a donc fui, le scélérat !

» — Ne dites pas ce mot, Edwin ! s’il est injuste, comment le réparerez-vous ? votre pitié devient-elle furieuse !

» — Malédiction sur ce monstre qui t’a trompé, mon père ! Il a fui, te dis-je ; il a quitté l’île pendant la nuit, emportant avec lui ta fortune. Voilà ma haine et les craintes du Suédois justifiées.

» M. Primrose, toujours maître de lui, quoiqu’il fût saisi d’un horrible soupçon, entraîna son fils avec empressement, pour éclaircir sans témoins cet effrayant mystère.

» L’étranger, qui ne concevait rien aux exclamations du fils et au trouble du père, n’osant se mêler à la scène de désolation qu’il prévoyait, rentra chez lui presque aussi inquiet que ces trois infortunés.

» Les éclaircissemens ne confirmèrent que trop les alarmes.

» — À peine le perfide intendant s’était-il vu possesseur du trésor qui lui était confié, que, sous le prétexte d’aller avertir de leur retour à Saint-Barthélemy le capitaine qui les avait amenés, il disparut avec le bâtiment, dont le patron était sans doute le complice de sa trahison. Il avait choisi l’heure où tout le monde dormait encore. « Et moi, poursuivit Edwin, qui l’attendais avec confiance, éveillé toute la nuit par l’idée de te revoir, j’appelais ce jour funeste comme l’un des plus beaux de ma vie. Juge de mon impatience, quand la matinée s’écoula sans ramener Sylvain ! Cédant à mon agitation, je courus vers la rade, où mes yeux effrayés cherchèrent en vain le navire qui nous y attendait la veille. Ma première pensée ( coupable pensée ! ) fut que ce traître m’abandonnait la par ton ordre jusqu’au moment où, seul et sans Sarah, tu viendrais m’y reprendre. Je demeurai suffoqué de douleur, et détestant ( pardonne-le moi, mon père ! ) ma confiance dans tes paroles. Je regagnai la maison du Suédois, ne doutant pas qu’il ne fût instruit de tes desseins. La confusion de mes idées me permit à peine de lui raconter cette disparition subite de mon guide, et le chagrin dont j’étais pénétré. Mais, au lieu de me dire, comme je m’y attendais, qu’il était averti par toi, sa surprise fut égale à la mienne, et je devinai promptement à ses discours que sa méfiance s’éveillait sur des craintes, mon Dieu ! plus réelles pour toi-même, et que je rejetai d’abord avec horreur. Les miennes se portaient toutes vers Sarah, que je supposais en butte aux persécutions de cet homme affreux. Ne pouvant d’ailleurs recueillir aucun autre indice sur cette inexplicable fuite, je partis le jour même, aidé du Suédois, qui tremble en ce moment pour nous, et déplore notre confiance, dont tu seras la plus chère, la plus respectable victime.

» M. Primrose qui avait écouté ces tristes détails, tomba sur sa chaise, comme un homme frappé de mort, dès qu’Edwin eut cessé de parler.

» Son Edwin, son unique enfant, était donc dépouillé de leur héritage, et l’était par la faute de son père ! Le désespoir dans les yeux, il avança vers lui ses mains convulsives, et ne put que lui dire :

» — Pardonnez-moi, mon cher fils !

» Les sanglots d’Edwin, ses tendres étreintes, les baisers dont il couvrait le front glacé de son père, ne l’arrachaient pas au profond accablement où il était tombé.

» — Mon père ! lui répétait Edwin, mon adorable père ! revenez à vous ; je suis à vos pieds. Si vous voulez que j’y meure de votre tristesse, qui vous consolera ? Écoutez ! vous n’avez pas tout perdu : me voici ; je travaillerai, mon père ! mes forces, mon âge, ma vie, tout est à toi ; mais si tu m’aimes, parle-moi ; ne fixe pas sur moi ce regard qui brise mon ame et mon courage !

» M. Primrose, sans lui répondre, jeta ses bras au cou d’Edwin, qu’il pressa sur sa poitrine avec de sourds gémissemens.

» Sarah n’avait rien dit. Sarah n’avait mêlé ni ses larmes ni ses caresses aux consolations et aux caresses d’Edwin. Sarah, pâle et muette, était sortie précipitamment ; elle les avait laissés tous deux abîmés dans les bras l’un de l’autre.

» M. Primrose la chercha des yeux avec étonnement ; son ame, ulcérée par le trait de la plus noire ingratitude, ne put se défendre d’un sentiment amer en ne voyant plus Sarah.

» — Quoi, dit-il, elle s’éloigne dans un tel désastre, sans parler, sans un signe d’intérêt à notre sort ! Arsène déjà s’est enfui. O mon Edwin, continua-t-il avec un triste sourire, je ne suis aimé que de vous !

» — Mon père ! s’écria vivement Edwin, quelque part qu’elle soit, elle t’aime et elle pleure !


XXXVII

Sarah se fait esclave.


» Sarah ne pleurait pas. L’excès de la douleur arrêtait les larmes dans cette ame passionnée. Un vœu l’occupait tout entière. Ces mots d’Edwin : Je travaillerai, mon père ! avaient passé en elle pour lui révéler son devoir. Sans réflexion, sans conseil, sans guide que son amour pour le père d’Edwin, elle était sortie, entraînée par une inspiration soudaine, s’avançant vers la porte de l’étranger qui, plongé dans l’obscurité, pensait seul à ce qui se passait autour de lui. Il reconnut Sarah et tressaillit.

» — Monsieur, lui dit-elle, en s’approchant de lui d’un air timide et troublé, je viens vous demander…

» Elle s’arrêta, ne sachant plus comment exprimer sa pensée.

» — Quoi ? lui demanda-t-il d’une voix qui appelait la confiance.

» Après un moment d’hésitation, Sarah reprit en tremblant, mais avec une adorable candeur.

» — Monsieur, êtes-vous bien riche ?

» — Je le suis trop, répondit l’étranger, car mes richesses m’ont rendu malheureux.

» — Alors, poursuivit-elle, pouvez-vous, voulez-vous acheter une esclave, une pauvre fille abandonnée, une enfant perdue, qui vous servirait, vous donnerait sa vie, sa faible vie, pour sauver son bienfaiteur, trahi, dépouillé par un méchant ? Monsieur, c’est moi qui suis cette enfant, cette esclave à genoux devant vous ; je ne suis point la fille de celui qui vous a sauvé. Il vous a sauvé ! dit-elle d’un ton céleste : oh ! si vous êtes bien riche, achetez Sarah bien cher, et sauvez à votre tour M. Primrose, car il est le meilleur des hommes !

» Elle aurait parlé longtemps encore, avant que la surprise et l’émotion de celui qui l’écoutait lui eussent permis de l’interrompre. Cette jeune fille, agenouillée devant lui, sa douleur profonde, sa résolution, si peu d’accord en apparence avec l’élévation de son ame, mais si simple et, selon lui, sublime par son but, le tenaient dans un étonnement que Sarah prit pour un refus.

» — Elle cacha son front avec désespoir et dit : je serai donc encore repoussée, même comme esclave !

» — Non, s’écria l’étranger, non, vous n’êtes pas repoussée. C’est à présent que je vous remercie de m’avoir sauvé la vie ; elle n’est plus inutile aux autres, elle me devient supportable ; votre bienfait sera payé, s’il peut l’être. Oui, Sarah, je suis riche ( c’est la première fois que je le pardonne à mon père ; eh ! bien ! qu’il soit béni ! ) : oui, en vérité, je suis riche, s’écria-t-il avec joie, et dès ce moment vous l’êtes. Votre dévouement, Sarah, ne sera pas perdu ; il est beau comme vous-même. Pauvre M. Primrose, ajouta-t-il par réflexion, le plus grand de vos malheurs est de n’être pas le père d’une telle fille !

» — Il est le père d’Edwin, monsieur ! Edwin restera près de son père ; que peut-on regretter avec lui ! Moi, je vous suivrai, monsieur, je vous servirai, je le promets… Non, je ne pleurerai jamais de ne plus les voir !

» Et ses larmes coulèrent en abondance.

» — Et ce frère, belle Sarah ! celui du moins que j’ai cru tel, cet Edwin, si digne d’être aimé ; vous pourrez donc le quitter pour moi ?

» — Je devais le quitter bientôt, monsieur ; son père l’avait ordonné ; car je ne suis qu’une pauvre orpheline qu’il pouvait renvoyer. Cette séparation prochaine allait être la preuve de ma soumission ; grâce à vous, monsieur, elle le sera de ma reconnaissance : je la trouve plus facile à présent.

» — Et lui, Sarah, vous quittait-il sans peine ?

» — Sans peine ! s’écria la pauvre enfant, ah ! monsieur !… Mais, reprit-elle après un silence, je n’étais pas digne d’être la fille de M. Primrose ; puisque sans la tendre pitié qu’il eut de moi, je serais depuis longtemps ce que je vais devenir par ma volonté, et, je puis dire, avec joie.

» En effet, son ame se remplissait de cette joie profonde qui nait d’un grand sacrifice fait à ce qu’on aime.

» L’étranger, plus ému qu’il ne le témoignait, lui dit, en s’arrachant avec peine à cet entretien, qu’elle recevrait le lendemain le prix de sa liberté, consacré à M. Primrose.

» — C’est vous, Sarah, qui devez le lui offrir ; c’est de vous seule qu’il daignera peut-être le recevoir.

» Alors elle quitta celui qu’elle regardait déjà comme son maître ; et puis, avant de s’endormir, elle remercia Dieu du nom d’esclave qui lui avait inspiré tant d’horreur.

» Le lendemain, aux premiers rayons du jour, elle se leva : l’étranger l’ayant fait demander par le petit Dominique, et la voyant arriver presqu’aussitôt, lui remit, sans parler, une donation de la moitié des grandes richesses qu’il possédait, et qui balançait la perte des biens de M. Primrose. Sarah baissa les yeux en silence, tandis qu’il l’examinait avec l’intérêt le plus sérieux.

» — Vous ne lisez donc pas, lui dit-il cet acte qui vous lie à moi pour toujours ? puisse-t-il m’acquitter envers vous, comme il vous’acquitte envers M. Primrose.

» — Elle baisa l’acte avec respect. Ma vie ne vaut pas ce qu’elle vous coûte ! Oh ! monsieur, que vous êtes heureux, dit-elle d’un ton plein d’ame, vous donnez tout !

» — Et vous vous méconnaissez vous-même, lui répondit-il ; puissent les autres vous apprécier comme moi !

» Ils cherchèrent alors les moyens de forcer M. Primrose à ne pas rejeter ce don si pur ; l’inquiète Sarah ne voyait qu’un moyen ; c’était de partir avant qu’il en eût connaissance. Tous deux parlaient encore, incertains, quoiqu’agités de pensées différentes, lorsqu’Edwin entra précipitamment dans la chambre de son père, qui ne s’était pas couché de la nuit. Edwin, dont l’ame était de nouveau soulevée par un orage terrible, s’arrêta devant son père, qui le regardait avec épouvante, n’osant lui demander la cause du renversement de ses traits.

» — Enfin, lui dit-il, en rassemblant ses forces, que se passe-t-il de plus triste encore ? répondez, Edwin, quelle nouvelle ?

» — Affreuse nouvelle, répondit Edwin, dont tout le corps frémissait en parlant ; Sarah ! mon père, Sarah !……

» — Eh bien ! Sarah ! où est Sarah ?

» — Vendue ! vendue pour nous ! esclave ! et perdue à jamais pour moi !

» — Mon fils ! dit M. Primrose en pâlissant, ménagez-moi ! dites que je vous ai mal entendu, ou que notre malheur trouble votre raison !

» — Il a troublé la sienne, mon père ! elle s’est vendue pour nous rendre ce que Sylvain nous enlève ! elle a un maître ! s’écria-t-il, en tombant presque sans vie sur le lit de son père.

» — Où est Sarah ! qu’on appelle Sarah ! cria M. Primrose, aussi bouleversé que son fils. Sarah ! Sarah ! et le nom de Sarah retentit bientôt dans toute l’habitation alarmée.

» Sarah courut à cette voix puissante et chère, et voyant M. Primrose en désordre, hors de lui-même pour la première fois de sa vie, elle se laissa tomber sur ses genoux, criant : Grâce ! comme si elle eût été coupable.

» — Malheureuse enfant ! qu’as-tu fait ? lui dit M. Primrose d’une voix étouffée, sais-tu qu’on peut donner la mort à ceux qu’on aime en s’immolant pour eux ; qu’as tu fait ? explique le mystère qui va tuer mon fils. »

» Et Sarah effrayée cachait sa tête sous ses vêtemens.

» — Monsieur, lui cria l’étranger, attiré hors de sa chambre par le bruit qu’il entendait, au nom du ciel, écoutez-moi seul. Vous effrayez cet enfant ; regardez-la !

» — Bonne et tendre fille ! dit M. Primrose, en la soulevant de terre où elle restait anéantie, viens, que je te regarde ! Oui, poursuivit-il avec transport, que je regarde un ange puisqu’il y en a encore dans ce malheureux monde. Oh ! viens, mon enfant, car je t’aime comme Edwin, malgré le mal que tu lui fais. »

« Et, l’entraînant par le bras jusqu’auprès de son fils :

» — La voilà, Edwin, je vous la donne ; » et il la jeta doucement au jeune homme éperdu, dont les yeux se fermèrent en la recevant sur sa poitrine.

» — Monsieur, déclara-t-il alors d’un ton plus calme au voyageur, qui les regardait en silence, jugez si cette jeune fille est esclave, quand je la mets dans les bras de mon fils. Elle en devient maintenant inséparable comme de moi-même ; personne ne peut me disputer les droits de père que j’ai sur elle, j’en prends aujourd’hui le titre devant vous à la face du ciel.

» — Refuserez-vous alors, répondit l’étranger, en saisissant ses mains qu’il pressait ardemment dans les siennes, rejetterez-vous le saint témoignage de l’amour de votre fille ? car, dès ce moment, je jure, ainsi que vous, à la face du ciel, qu’elle est riche comme moi-même. En voici la preuve, ajouta-t-il, en prenant des mains de Sarah le papier qu’elle cachait en mourant de peur. Ce n’est pas un acte d’esclavage, Monsieur, c’est celui d’une reconnaissance légitime, puisque je savais, puisque j’augurais du moins que Sarah ne pouvait être esclave.

» Et devant elle-même, il raconta tout ce qu’elle avait dit et fait la veille. Les yeux de M. Primrose s’humectaient de tendresse, en regardant sa jeune pupille, dont la honte divine n’était pas moins touchante que l’ivresse dont rayonnait son fils.

» Dans ce premier moment de trouble, il avait oublié qu’il était ruiné ; Sarah l’occupait seule ; il se sentait heureux d’être, pour ainsi dire, forcé de ne la plus quitter. Sorti d’un combat qui avait coûté beaucoup à son cœur, il la remerciait intérieurement de la douce contrainte où il se trouvait d’oublier l’Angleterre et le brillant hymen projeté pour son fils, quand la vue de l’acte qu’il tenait encore fit évanouir cet éclair de joie, et lui rappela sa position tout entière. Le regard qu’il jeta sur Edwin peignait à la fois la gratitude de son ame et l’invincible fierté qui repoussait le bienfait. Edwin l’entendit. Par un mouvement involontaire, il s’éloigna de Sarah, et s’approcha tristement de M. Primrose, qui marchait à grands pas, la tête baissée sur sa poitrine.

» — Mon père, lui dit Edwin d’une voix basse et altérée, je n’aurai pas moins de courage que Sarah ; elle m’a appris à obéir. Ordonne de mon sort.

» — Mon cher enfant ! mon digne fils, lui répondit M. Primrose, en s’arrêtant, vous voulez donc répandre quelque baume sur une blessure profonde et sans doute mortelle ! vous m’accablez, mon Edwin, et je me sens mourir du remords qui crie au fond de ma conscience. Vous êtes tous généreux pour un homme, sur ma parole, moins prudent que cette jeune fille.

» — Monsieur ! interrompit Edwin, en s’adressant à l’étranger, l’erreur d’un honnête homme est-elle donc un crime ? un scélérat nous trompe, et c’est sa victime qui parle de remords ! défendez-le, je vous en prie, contre lui-même ; car, pour moi, je n’ai pas d’empire sur mon père ; je ne sais plus que lui dire, et je suis triste à la mort.

» — Votre père, répondit gravement l’étranger, est injuste envers lui par l’excès de son amour pour vous ; mais il ne peut persister dans un refus qui le rendrait parjure à lui-même. Il adoptait Sarah, il vous l’a donnée, solennellement donnée : refuser en ce moment la fortune qu’elle possède, c’est la rejeter de son sein ; c’est lui dire : Je préfère la mort à ton bonheur. Un tel choix est impossible ; l’orgueil de la vertu ne va pas si loin. Non, monsieur, vous ne serez pas cruel ; vous prendrez compassion de deux rares enfans que le ciel vous a donnés dans son amour ; et si la voix d’un homme malheureux a quelque empire sur votre ame, ajouta-t-il, en l’étreignant de toutes ses forces, je la joins à leurs pleurs ; je vous demande, par pitié, un beau jour dans cette vie que vous m’avez conservée.


XXXVIII

Le retour d’Arsène.


» Durant cet étrange débat, Arsène était entouré, embrassé, questionné à la porte de l’habitation. Il arrivait content ; il avait appris d’heureux changemens dans l’île de la Dominique, d’où il revenait pour excuser sa fuite, et pour consoler sa jeune maîtresse. Tous les nègres, qui l’aimaient, étaient venus au devant de lui en poussant des cris d’allégresse de le revoir. Après les premiers élans de leur amitié naïve, ils lui apprirent les malheurs de M. Primrose, et la méchanceté de Sylvain, qu’ils traitaient tous de mazulitapan, sorte d’anathème lancé par les pauvres esclaves contre leurs bourreaux.

Arsène fut affecté de ce récit ; mais rien ne peut exprimer la colère frénétique dont il fut saisi, en apprenant que Sarah s’était vendue la veille, et qu’elle allait partir. L’enfant noir l’avait entendu ; et, le cœur gros du chagrin de la belle Sarah, il était venu raconter aux nègres que le beau zombi blanc s’était fait esclave de son maître. Edwin l’avait également appris par lui — le matin même, et cette grande nouvelle était la conversation de tous les noirs attroupés, lorsqu’Arsène avait reparu au milieu d’eux. Le ciel et la terre confondus ensemble auraient produit en lui moins de saisissement. Il bondit et s’élança tout à coup en écartant les conteurs interdits, criant de toute sa force comme un homme qui a perdu le sens. Edwin, attiré par ses cris, croyant que les nègres se révoltaient entr’eux, sortit précipitamment de chez son père, et voyant courir Arsène, les bras au ciel, criant toujours, il l’appela de son côté. Le nègre se jeta sur ses pas dans la chambre où ils étaient tous réunis, et sembla près d’expirer aux genoux de Sarah, tant il eut de peine à articuler ces paroles :

» — Esclave ! non, jamais esclave ! blanche et libre, libre comme sa mère ! Oh ! méchante petite maîtresse ! vous avez donc oublié ce que vous a dit le pauvre Arsène ?

» À ce nom d’Arsène, l’étranger, qui l’examinait curieusement, s’élança vers lui, le relevant avec précipitation, et s’écria fortement :

» — Arsène ! Arsène ! où est Narcisse ?

» Ce nom, cette voix, cette apparition subite, faillirent déranger tout-à-fait la raison d’Arsène qui, fixant d’un œil éperdu celui qui l’interrogeait, lui dit d’une voix mourante en montrant Sarah :

» — Voilà Narcisse !

» Et il tomba sans connaissance à leurs pieds.

» Ce ne fut pour un moment que trouble et confusion ; tous parlaient à la fois sans se comprendre. L’étranger, plus tourmenté que les autres, cherchait à rappeler son nègre à la vie, et dévorait des yeux Sarah, qui pressait en pleurant les mains glacées d’Arsène.

» — Oh ! parlez-moi, lui dit-il enfin avec une anxiété mortelle ; qu’a-t-il voulu dire ? connaissez-vous Narcisse ? vivrait-elle encore ? parlez, où est Narcisse ?

» — Elle n’est plus, répondit Sarah ; je ne me souviens pas d’elle ; mais Arsène m’a dit qu’elle était ma mère.

» L’attente et la douleur, le doute et l’angoisse se peignirent à la fois sur la figure de cet homme. Il n’osait attirer encore dans ses bras une fille dont il n’avait pas même supposé l’existence. Arsène pouvait seul détruire ou réaliser le pressentiment subit d’un tel bonheur, et l’évanouissement d’Arsène le poignait d’une inquiétude inexprimable.

» Le bon nègre, ayant par degrés repris ses sens et sa raison, se croyait aux cieux de se voir ainsi caressé par ceux qu’il avait tant aimés. Ses premiers transports rendaient ses discours si confus qu’il était impossible d’y démêler rien qu’une ivresse tumultueuse, presque alarmante pour ceux qui le regardaient. Enfin, quand sa joie fut plus sérieuse et plus calme, il confirma l’impatiente espérance de son maître par le récit qu’il avait déjà fait à Sarah. Il ne fut pas écouté sans beaucoup de larmes par l’époux de Narcisse ; mais Narcisse lui envoyait une fille, et cette fille était le portrait vivant de sa mère.

» M. Primrose n’osa plus rien opposer aux instances d’un homme longtemps malheureux, qui le conjurait de ne pas détruire un repos si chèrement acheté. Il céda, sacrifiant l’orgueil à la tendresse ; et, peu de jours après, Sarah leur donnait à tous deux le titre de père, comme elle en recevait le doux nom de fille. »




— Que sont-ils devenus ? demandai-je vivement à Eugénie qui avait cessé de parler.

Elle me montra de la main l’île des ombres.

— Ils sont tous là-bas, me dit-elle. Après avoir vécu longtemps ensemble, ils reposent de même, pour ne plus se quitter.

— Je les trouve heureux, lui répondis-je, en regardant de loin cette île mélancolique. C’était la première fois que l’idée de la mort ne m’effrayait pas.

Le son perçant d’un fifre nous tira brusquement de la rêverie où nous étions plongées. Eugénie me saisit par la main, et, reprenant vite sa gaîté, m’entraîna vers la ville d’où sortait cette musique annonçant la retraite remontant au fort établi sur un rocher voisin. Je remarquai avec surprise que le musicien était masqué, et courait en dansant au devant le tambour qui marchait au pas. Ce spectacle, nouveau pour moi, me fit surmonter à tour l’impression grave que j’éprouvais, et nous nous mimes à courir aussi sur l’air éclatant qui semblait nous y inviter.

Toutes les jeunes créoles accoururent se réunir à nous, et se dispersèrent bientôt çà et là vers leurs maisons semées dans le flanc de la montagne.

Descendues à l’entrée de l’île, Eugénie, pressée de rejoindre sa mère, me dit adieu en m’indiquant le chemin le plus sûr pour retrouver la mienne. Elle disparut alors à mes yeux parmi les rochers noirâtres ; moi, je demeurai seule au bord de la mer, presqu’intimidée de l’ombre qui la confondait avec l’horison ; mais la lune, un moment voilée, reparut avec tant d’éclat, que je marchai rapidement et sans frayeur le long du rivage. Je fus tout-à-fait rassurée quand je vis deux personnes assises sur les galets, et curieuse en même temps de deviner ce qu’elles regardaient attentivement, ainsi penchées sur les flots. Leur attention y paraissait tellement attachée qu’elles ne s’aperçurent pas de mon approche. Leur maintien, que j’observai, me parut triste autant que leurs traits me parurent beaux. C’était une très jeune fille et un homme aussi très jeune. Ils suivaient des yeux deux couronnes d’acacia blanc, que le mouvement de la mer entraînait vers l’île que je connaissais pour l’asile des morts. Tandis que la jeune fille jetait encore après les couronnes quelques fleurs qu’elle ôtait de son sein, celui qui me paraissait son frère en mêlait d’autres aux cheveux noirs et flottans de sa sœur. Enfin, ses yeux longtemps baissés se relevèrent sur le jeune homme, alors debout devant elle, et il l’emmena par la main, dans le même silence, vers une habitation que je n’avais pas remarquée encore, à demi-cachée par de vieux tamarins.

Je me retrouvai seule, et mon imagination s’intimida de nouveau. Je jetai, malgré moi, des regards fréquens et furtifs du côté de cette île inhabitée, où je croyais voir des ombres se promener lentement aux rayons des étoiles. L’épouvantable cri d’un oiseau sauvage acheva de faire envoler ma hardiesse, et je me remis à courir sans distraction, me promettant de savoir d’Eugénie quels étaient ces deux êtres charmans qui m’avaient retracé Edwin et Sarah.

Le lendemain, dès l’aube, j’entendis frapper contre ma jalousie. Je m’élançai hors de mon sommeil, certaine que c’était Eugénie qui, suivant sa coutume, venait m’éveiller pour m’emmener épier avec elle les premiers rayons du soleil. J’ouvris et nous montâmes le grand morne en parlant de ma rencontre de la veille. Eugénie promit de m’apprendre tout ce que j’en désirais savoir. Mais, me dit-elle, en se reprenant, je ne vous raconterai donc que les choses tristes de notre île ? Vous désirerez alors tout-à-fait d’en sortir. J’ai bien envie de me taire.

— Non ! lui répondis-je en l’embrassant ; nous causerons plus d’une fois encore au chant de la retraite.

Elle me jeta les bras au cou pour me remercier, et, dès le soir même, j’obtins le récit d’une autre aventure qui revient souvent à ma mémoire, et que je voudrais écrire comme elle la racontait.