W. Leeds
Huit femmes
Traduction par Marceline Desbordes-Valmore.
SallyChlendowski (p. 267-318).
◄  Christine
Anna  ►


SALLY



XX

La servante.


M. Richard Fogrum, que ses vieilles connaissances appelaient, avec plus de familiarité que de respect, le gros Fogrum, ou comme le nommait encore, du fond de sa province natale, un frère qui lui gardait religieusement son nom d’enfance sur la lettre qu’il lui écrivait une fois l’an : Dick Fogrum, s’était depuis plusieurs années retiré des affaires, bien qu’il fût encore dans la force de l’âge.

À cette époque de transition, ayant eu le bonheur d’acquérir une corpulence extraordinaire, et plus porté à la contemplation sous le poids de cette belle santé, il tourna brusquement le dos au comptoir où il avait gagné, sinon une fortune considérable, au moins un bien-être aussi solide que lui-même. Il acheta une petite maison blanche à volets verts, ornée d’un jardin fruitier, qu’il lui plut d’appeler sa campagne, parce qu’elle était à l’extrémité d’un faubourg de Londres, et une fois installé là, il s’étudia à n’y rien faire du tout. Il regarda passer la vie les bras croisés, sa pipe entre les dents, rêvant tantôt vaguement, tantôt profondément à tout ce que cette chère maison, recouverte en ardoises brillantes, renfermerait d’utile et d’agréable, s’il réussissait à y faire présider en même temps l’économie, la solitude et le célibat.

Outre une cuisinière à l’année et un petit jokey de louage, fils d’un pauvre cordonnier du faubourg, dont le plus jeune enfant était fier d’être groom une fois par semaine, M. Fogrum possédait dans la personne de l’intègre Sally Sadlins une admirable surintendante de son paisible et monotone empire.

Sally ne se croyait distinctement ni gouvernante, ni femme de charge : elle était Sally Sadlins. Loin d’assumer le maintien et la dignité attachée à de pareils emplois, à peine semblait-elle avoir un sentiment, une idée, une volonté qui vint d’elle-même. Elle s’était si insensiblement pénétrée de l’humeur et des mœurs de celui qui commandait à sa vague intelligence, que, par degré, l’apparente distance entre le maître et la servante avait presque entièrement disparu.

Sally, loin d’être elle-même versée dans l’art de la parole, devint en revanche une si parfaite écouteuse, que M. Fogrum, après avoir recueilli par la ville une foule de nouvelles et d’anecdotes, goûta bientôt un plaisir délicat à venir les raconter à Sally, auditoire toujours attentif, bien que muet, dont les yeux brillaient assez pour prouver qu’ils ne dormaient pas, et dont les oreilles n’eussent pas été distraites de leur devoir par un tremblement de terre.

Qu’on se garde toutefois de supposer rien que de candide dans l’espèce de galanterie qui régnait, à leur insu, entre ces deux personnages : un seul coup-d’œil sur Sally pouvait convaincre le plus intrépide artisan de scandale, que dans ce commerce étroit et sans nuages, il ne se trouvait qu’un narrateur infatigable, content de ses récits, et un public vierge, toujours satisfait d’entendre des sons sans les comprendre ; car Sally ne comprenait pas. Son intelligence était un abîme qui ne rendait rien de ce qu’il avait reçu, un instrument qui ne vibrait sous aucune parole.

Du reste, les traits seuls de Sally étaient un bouclier sur lequel venaient s’amortir tous les javelots de la calomnie. Sa vertu s’y montrait, non en beau, mais avec une rudesse d’expression, qui persuadait l’incrédule, et désarmait la malignité. Ceux qui avaient le courage d’y revenir à deux fois se demandaient comment la nature, louée à tort et à travers par les poètes et les optimistes, avait pu si avaricieusement frustrer de ses faveurs, un être destiné à faire partie de cette frêle moitié de l’homme, appelée le beau sexe ! n’avait-elle rien de mieux à faire que d’infliger à Sally Sadlins une amplification de taille qui lui donnait des droits incontestables au grade de caporal de grenadiers ? ne pouvait-elle au moins, en lui accordant cette haute et fabuleuse stature, la remplir d’énergiques et fortes pensées ? Toutefois, privée du charme qui attire, elle ne fut, par bonheur pour son repos, dotée d’aucune impressionnabilité de cœur : si Sally n’était pas née pour être adorée, nulle femme sur la terre ne pouvait le regretter moins.

On peut affirmer en toute certitude que le fantôme même de l’amour n’effleura jamais son imagination, ni ne troubla d’un soupir le sommeil profond de ses nuits et de ses jours. Elle avait entendu çà et là quelques personnes parler de cet amour ; elle supposa donc, si toutefois elle était en état de rien supposer, qu’il devait y avoir par le monde quelque chose qui s’appelait ainsi ; car on n’invente point un nom, pour en discourir ; mais comme cette chose impénétrable ne la regardait pas, elle ne prétendait pas plus à deviner une telle énigme qu’à décrire les élémens de l’air qu’elle respirait, sans y penser, depuis sa naissance. Enfin Sally était la plus innocente, la plus simple et la plus désintéressée des mortelles qui entra jamais sous le toit d’un célibataire.

Aussi n’était-ce pas le hasard qui avait placé cette silencieuse fille sous l’autorité d’un maître à la fois raconteur et solitaire.

Sally fut cherchée, étudiée et choisie par madame Thorns, nièce prudente du vieux marchand. Comme cette dame vivait beaucoup dans l’avenir, elle frémissait souvent que son oncle, à travers sa retraite et son embonpoint, ne demeurât pas toujours doué de cette discrétion qui sied si bien aux oncles riches quand les nièces ne le sont pas. Son imagination, vive et craintive tout ensemble, se figurait par fois cet homme si peu mouvant, escaladant tout à coup le mariage par un caprice inattendu.

Cette réaction possible poursuivait le repos de la tremblante héritière, jusqu’à mêler souvent un peu d’aigreur au miel de son lien avec M. Thorns, marchand de bas dans la Cité. Celui-ci par bonheur n’avait d’oreilles que pour l’addition de la vente de chaque journée, compte toujours satisfaisant, vu l’inquiète rigidité de l’épouse qu’il avait prise comme pièce de comptoir, sans être un moment arrêté par la raideur et la sécheresse de son aspect, que rehaussait la couleur d’ocre de son vêtement favori.

D’ailleurs la dot avait un peu arrondi les angles aigus du caractère de sa femme, ayant été payée comptant par l’oncle pressé de sortir des affaires. Le marchand de bas, homme exact, en recevant ce don du loyal Fogrum, s’était soumis à prendre la nièce par-dessus le marché, pour la seconde raison qu’elle savait compter avec une grande exactitude.

C’est elle qui, avec l’infatigable persistance des faiseurs de multiplications, avait deviné sous l’enveloppe rugueuse et formidable de Sally Sadlins, un trésor inestimable de pudeur, un vrai garde-fou contre tous les coups de tête de l’homme fragile. Elle enchâssa donc avec un art admirable, dans l’existence placide du propriétaire de la maison blanche, ce joyau terne, mais solide, fait pour résister durant des siècles aux frottemens de l’ennui et aux langueurs de la domesticité.

De ce côté, du moins, elle était sûre que rien ne devait intercepter le cours légitime de l’héritage, grossi par trop d’économie pour n’être pas souhaitable.

Les rentes de M. Fogrum étaient si transparentes de probité, que cent fois le jour elle appuyait sa sécurité contre le rempart qu’elle avait elle-même planté au pied de ses futures possessions.

Un vent d’alarme venait pourtant de rider tout à coup ce beau calme, fruit de tant de prévoyance. M. Fogrum avait été vu trois fois frappant à la porte de madame Simpson, et une quatrième fois jouant de ses cinq doigts sur la vitre de cette dame pour appeler son attention.

Cette familiarité fit passer un nuage triste sur le front calculateur de la marchande de bas. Par un dimanche, l’un des plus tristes dimanches qui eût pesé sur son magasin fermé, elle demeura fort pensive dans sa haute chaise, creusant sa tête pour chercher à madame Simpson un charme, une grâce, une séduction qui pût justifier la vague terreur qui obsédait ses esprits. Son chapeau en forme de tuile ne bougeait pas ; ses mains tenaient fortement serré son livre d’heures, où elle se faisait accroire qu’elle lisait le salut. Il n’en était rien : la maison blanche, toujours la maison blanche était là, comme lithographiée par son imagination ardente, mais fixe. L’usurpation de cette maison blanche, qu’elle envisageait comme le port où devaient se reposer un jour ses mains fatiguées de poser et d’étiqueter des bas ; cette usurpation dont le rêve seul était un larcin, clouait toutes ses facultés du dimanche sur la chaise isolée du comptoir inactif.

Une supposition tranquillisante, toutefois, se fit jour à travers les façons de soupirs qui haussaient par moment son fichu plat tendu sur sa poitrine sans contours.

M. Fogrum, qui, selon le conseil du médecin, allait et venait pour ne pas augmenter le poids de son opulente santé, ne pouvait il être entré chez cette femme très causeuse pour y recueillir les nouvelles, les événemens, les on dit, de son ancienne rue ? N’était-il pas sûr d’en trouver toujours une fraîche provision chez une veuve oisive qui n’avait rien à faire que ses mitaines de filet, et la récolte journalière de tous les bruits du quartier marchand ? Il n’était pas non plus étonnant que cet oncle très aimé et très lourd, eût trois et quatre fois de suite demandé une chaise à la veuve d’un vieux ami, pour couper en deux une promenade qui l’essoufflait.

En définitive, madame Simpson n’était guère, plus que Sally, peut-être, propre à faire rêver un célibataire. Autrefois, madame Simpson pouvait avoir été épousable ; mais pas un de ses amis d’enfance n’était assez jeune pour se le rappeler. Il est vrai qu’à cette heure, sa manière de s’ajuster révélait quelque prétention, car on ne la voyait plus sans un très gros nœud de ruban, posé à la jolie femme sur la tempe gauche, avec un parti ferme de ne l’en ôter jamais. Elle cultivait la mode déjà un peu ancienne d’une mouche noire au visage, mais cette mouche même n’était pas appliquée où la coquetterie l’eût souhaité ; elle siégeait où l’impérieuse nécessité l’appelait, sur l’œil gauche.

Ainsi donc, et tout résolument, madame Thorns rentra dans son assiette. Elle conclut, en allant ouvrir à son mari, qu’il valait mieux que son oncle frappât quelquefois à la porte de madame Simpson, qu’à une autre porte plus mystérieuse, ou plus attractive.


XXI

Le testament du marin.


— Qu’avez-vous donc là, Sally ? demanda M. Fogrum à sa femme de charge, un jour qu’il la vit tirer quelque chose de sa poche, tandis qu’elle assistait, debout, au long dîner de son maître, attendant avec une admirable patience qu’il eût fini d’un large plat pour lui en servir un autre. Il en était alors au plum-pudding, et Sally, sans réfléchir clairement à l’extrême durée de l’éloge muet, mais plein d’éloquence, accordé à son talent, sentit qu’elle pouvait chercher de quoi remplir les quarante minutes de cette louange journalière. Il l’interrompit cette fois par ces mots :

— Qu’avez-vous donc là, Sally ?

— Ceci, monsieur, répondit Sally d’une voix soumise, mais peu féminine, c’est un coupon de la banque, je crois, que j’allais vous montrer, s’il vous plaît, tout-à-l’heure.

Sally s’apercevait que le plum-pudding touchait à son déclin.

— Vous savez, monsieur, que mon oncle Tim est venu me dire hier adieu ayant de se remettre en mer ?

— Après ? dit M. Fogrum, la bouche pleine.

— Après, monsieur, il m’a donné ce papier, disant que nous sommes tous mortels.

— Est-il riche, ce loup de mer ?

— Il paraîtrait, monsieur, répliqua tranquillement Sally ; car il m’a dit que ce papier pouvait se changer tout en or, et me rendre confortable pour vie. Comment cela pourrait-il se connaître ?

— Laissez-moi voir ce que c’est, Sally. Est-ce le testament du vieux camarade ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Au diable ! dit M. Fogrum en l’examinant à la hâte, c’est un billet de loterie ! un misérable billet de loterie, qui ne vaut pas, sur ma parole, Sally, le lambeau de vieux linge sur lequel il est imprimé. Écoutez bien, Sally !

Sally s’appuya dans son attitude d’écouteuse sur le bout de la table opposé à son maître.

— J’ai mis toute ma vie à la loterie, Sally, et je n’y ai jamais récolté que le désappointement. Quelle mauvaise tentation a pu induire votre oncle Tim à tirer sa poudre à cette folle espérance ? Un tablier, un mantelet vous aurait convenu davantage, ma pauvre Sally. Ce n’est digne ni d’y penser, ni d’y toucher, ni d’en parler. Voyons donc ! voyons donc ! poursuivit-il en repoussant son assiette, et appuyant ses deux coudes sur la table pour en discourir plus commodément. — Voyez-vous, fille : ils appellent la loterie une source aux flots d’or ! N’y donnez pas, ma pauvre Sally ; restez doucement dans l’humble et heureuse station où votre étoile vous a placée. D’ailleurs, on parle tout haut d’un acte bien sage et bien despotique du Parlement qui va donner la mort aux milliers d’illusions coupables où se bercent les amans passionnés de la loterie. Comprenez-vous, Sally ? Par les amans, je veux dire ces enragés joueurs qu’elle console de ne pas jouir d’un seul des sourires de la fortune, (comme si tout le monde pouvait être riche et manger, par exemple, ce que je mange !) Je disais… Eh bien ! où étais-je ?

— À fortune ! répéta Sally, qui, comme l’écho, ne retenait jamais que le dernier mot d’un discours.

— Oui : consolés de ne pas jouir encore d’un seul des sourires de la fortune, par l’espoir d’enlever tôt ou tard la clé de ses faveurs. Mais le moraliste doit s’élever contre l’influence empoisonnée des loteries, pour en garantir les simples, comme vous, Sally. Leur bien faire entrer dans la tête qu’ils y trouvent, non-seulement des piéges, mais des précipices, et des hallucinations tendantes à faire naître chez le pauvre la plus absurde des prétentions, celle d’être riche. Eh bien ! j’en connais par la ville qui ne se font point scrupule d’aiguillonner les bêtes, les brutes, je veux dire le peuple, vous comprenez, fille ? à courir vers ce mât de cocagne illuminé de fausses lueurs, par le récit d’un ou deux miracles de la roue immorale et capricieuse.

Enfin, ce temple honteux n’éveillera plus ayant peu, dans les passans, la frénésie d’une soudaine inspiration, qui n’est autre chose qu’une génuflexion devant le veau d’or. On ne s’égarera plus à ce sentier fourchu où la fortune semble, avec les bras ouverts, inviter tous ceux qui passent à lui demander un don, pointant d’une main à la banque, et de l’autre au lombard. De plus, Sally, poursuivit M. Fogrum après avoir examiné le billet, je ne connais rien de plus absurde que ce nombre. C’est le premier précisément que j’ai hasardé et poursuivi long-temps quand j’étais tout à fait un jeune homme. Je le connais trop bien, ma foi ! Je me rappelle encore que je l’enlevai hors d’un tas énorme étalé devant moi par le marchand d’espoir. Oh ! mon Dieu oui, 1, 2, 3, c’est mon green dragoon d’alors. Ôtez-le donc de là, Sally, que j’achève tranquillement mon repas.

Sally reprit et replia le billet avec sang-froid, ne paraissant nullement déconcertée par la perte d’une douce espérance. Il est vrai qu’elle ne se doutait pas de la puissance des illusions, de l’amertume d’une attente trompée et d’un sourire déçu : Sally ne souriait jamais. Quand même la rigidité de son visage eût permis une telle élasticité à ses muscles, un sourire n’eût pas contribué beaucoup à augmenter l’attraction dont elle était entièrement dépourvue.

Durant ce temps, son maître continua de manger et de déclamer, jusqu’à ce qu’il ne pût ni manger ni déclamer davantage ; alors il congédia Sally avec les débris du dîner, et se tourna pensivement au feu qu’il envahit tout entier dans ses jambes, car M. Fogrum haïssait horriblement le froid qui lui portait sur les nerfs, et mêlait quelque spleen à son éloquence. Aussi se garantissait-il des aigreurs de l’automne par des bas de laine drapés et à mi-cuisse, se souciant aussi peu de la mode, que Sally de son billet de banque. Étant pour lors barricadé contre tous les brouillards de la Grande-Bretagne, et bercé au fond de sa vie d’ortolan par les nuages savoureux du tabac, dont la fumée compose l’opium de l’Anglais pudique et songeur, il laissait échapper par intervalles mesurés comme un refrain de ballade :

« Stupides numéros ! green dragoon ! green dragoon ! Ô stupides ! stupides numéros ! »


XXII

La Fiancée.


À quelque temps de là, madame Thorns, comme la génisse blessée et ruminante, ne pouvait, d’aucun côté qu’elle se tournât dans son magasin colonneux, échapper au malaise d’une imagination bouleversée de nouveau à cause de certains indices reçus la veille sur madame Simpson, qu’elle ne nommait plus que la perverse Simpson ! Elle fut soudain tirée de ses vapeurs de mauvais augure, par les frappemens vivement réitérés du marteau de fer sur la porte marchande. Quelle fut sa surprise et presque son effroi en voyant entrer l’objet de ses terreurs, madame Simpson elle-même.

Elle se hâta de l’introduire au fond du parloir, pour cacher autant que possible les plaques rouges que l’émotion faisait monter à ses joues plus sincères que ses lèvres, qui s’efforçaient de sourire.

L’aspect inopiné, de cette figure de veuve qui la poursuivait comme un songe menaçant, aurait suffi seule pour la surprendre, mais il y avait dans les manières agitées et la contenance défaite de cette veuve mouchetée, je ne sais quoi d’inexplicable qui donnait un intérêt puissant à sa visite inattendue.

— Dieu nous garde ! madame Thorns, s’écria la visiteuse, dès qu’elle put retrouver son haleine entrecoupée par la rapidité de sa course. Avez-vous pu croire… Quand vous avez appris que votre oncle… votre misérable oncle ?… Sa bouche demeura entr’ouverte, sans pouvoir achever l’exclamation.

— Bon Dieu ! se mit à crier à son tour madame Thorns, emportée par l’air d’égarement de la veuve, qu’est-il arrivé ? mon pauvre cher oncle ! que voulez-vous dire ? Il est malade ? il est mourant ? hélas, mourant ! poursuivit-elle, n’obtenant aucune réponse, et atteignant à la hâte son chapeau et son voile pour sortir.

— Ah ! vous n’y êtes pas, vraiment ! glapit madame Simpson. Je pensais, Madame, que vous aviez appris…

— Pauvre oncle ! oncle adoré ! oncle à jamais regretté ! reprend la nièce, ne doutant plus qu’une apoplexie n’eût frappé le propriétaire de la maison blanche.

— Ah ! ça ! mais vous ai-je dit qu’il fût mort ? interrompit tout à coup madame Simpson, vous ai-je dit un mot de cela ?… Lui mourant, pas du tout, je vous assure.

— Vraiment, vous m’en avez fait la peur, répondit la marchande en s’asseyant. Qu’est-ce alors pour crier ainsi ? une jambe ? une épaule ?

— Du tout, madame.

— Quoi ? ni mourant, ni blessé ? Expliquez-vous donc ? Qu’est-il enfin ?

— Marié ! s’écria impétueusement madame Simpson, comme si elle décachetait une lettre d’un poids formidable et la laissa tomber :

— Voilà tout, Madame !

Décrire l’effet que produisirent ces paroles sur madame Thorns est impossible. Peindre l’expression de sa contenance serait hors de tout pouvoir.

— Marié ! hurla enfin sa douleur, aussitôt qu’elle put ressaisir son souffle captif. Marié ! c’est impossible… à qui ?

— Ce que vous en penserez, je ne le sais pas, répartit la veuve sans entendre la question, et recouvrant tout à coup le calme à la vue du désordre de l’héritière qu’elle venait de ruiner. Je pense, pour ma part, que M. Fogrum s’est conduit… je ne dirai pas comment, pour ne pas blesser votre adoration pour lui.

— À qui ? redemande l’autre d’une voix convulsive.

Puis, lançant tout à coup un regard perçant sur la veuve qu’elle soupçonne de vouloir l’éprouver :

— À qui, enfin ? lui jette-t-elle avec toute l’autorité du désespoir.

— À Sally Sadlins, madame, répond la voisine en croisant ses mains sur sa ceinture, comme n’ayant plus rien à voir ni à faire dans ce scandale révélé.

— À Sally Sadlins ! Allons donc, vous vous moquez ! réplique madame Thorns riant du rire sardonique de l’incrédulité et du mépris.

— Je ne suis pas femme à faire de tel jeux, madame, répond madame Simpson avec mesure et toute débarrassée du poids de son secret.

Guérie peut-être de sa propre mystification par celle qu’elle avait causée, et qui, agissant sur elle comme un balancier équitable, lui faisait retrouver son équilibre perdu, elle ajouta tranquillement :

— Je les ai vus moi-même, de mes yeux.

Ici, madame Thorns porta involontairement la vue sur la mouche noire qui cachait le frère perdu de l’œil noir de la veuve.

Il n’y a pas une heure que je les ai vus passer ensemble vis-à-vis de mes fenêtres, en voiture, ma chère dame, groom derrière, suivis de plusieurs pauvres et de vingt petits polissons, comme à tous les mariages. J’ai couru sur ma porte, croyant que mes yeux me trompaient ; c’est alors que j’ai appris toute l’histoire par ceux qui les ont vus entrer, sortir et remonter en voiture au parvis de l’église. Comprenez-vous, madame ? Sally Sadlins avec des gants de soie, fagotée en fiancée, portant son énorme bouquet blanc, lourd comme les plum-puddings qui lui ont valu sans doute son entrée dans le cœur de votre oncle ? on ne pouvait apparemment le séduire que par là !

— Oh ! madame Simpson ! s’écria la nièce en portant vers le ciel deux yeux qui n’étaient pas assez doux pour le lui ouvrir, je suis indignement trahie par cette insinuante et fausse fille ! elle qui semblait si rassise, si humble, si repoussante ! et mon vieux fou d’oncle, miséricorde ! a pu se marier à une chose si vulgaire ! J’étouffe de honte pour lui, je l’étranglerais, cette indigne sirène !

— Ne vous agitez pas ainsi, chère dame, interrompit madame Simpson, commençant à craindre les effets de sa langue trop zélée, et cherchant dans sa tête les moyens de reculer adroitement devant ce torrent de douleur. Elle le fit avec assez de convenance, en voyant entrer M. Thorns, qu’elle accueillit de trois révérences dolentes et discrètes qui voulaient dire :

— Je me sauve ; c’est à votre tour ; je n’ai pas le courage d’assister à la tourmente dont vous menacent le sort et votre femme.

— Ah ! mon mari, cria madame Thorns, il y a d’affreuses nouvelles pour nous !

— Quelles nouvelles ? demanda M. Thorns accouru au ton fêlé des voix de femmes, tenant encore d’une main un sixain de bonnets de coton, et de l’autre un paquet de chandelles qu’il venait de peser au comptoir. Qu’y a-t-il, mon doux cœur ? poursuivit-il épouvanté par la pâleur de sa femme, étant sûr d’avance qu’il ne pouvait l’attribuer qu’à une perte d’argent.

— Vous ne le croirez pas, M. Thorns, car c’est à peine si je le crois moi-même, bien que cette femme qui sort, et qui était, je crois, intéressée à bien voir, l’ait vu de ses propres yeux, comme il lui plaît de le dire. Mon sot oncle est marié d’un bout à l’autre et de tout à l’heure à sa laide servante, à Sally Sadlins ! voilà ce qu’il y a, monsieur Thorns, voilà ce qu’il y a !

M. Thorns laissa tomber ses mains qui laissèrent tomber le paquet de chandelles et le sixain de bonnets de coton, écrasant le tout en marchant dessus pour gagner la muraille contre laquelle il demeura stupéfait et pantelant.

Il est à remarquer que leurs sympathies se trouvaient alors si parfaitement d’accord, que jamais deux cœurs ne palpitèrent mieux ensemble. L’époux rendait à cette vraie moitié de lui-même, soupir pour soupir, pâleur pour pâleur ; tous deux se ressemblaient à force d’harmonie dans les sensations qui tordaient leurs pensées ; ils étaient affreux.

— Eh bien ! eh bien ! dit le marchand après un long silence, et avec une espèce de sanglot qui lui sauva peut-être la vie, s’il n’y a plus à l’empêcher, s’il est tout-à-fait marié, peut-être, mon doux cœur, est-il mieux pour nous qu’il ait choisi ce qu’il a choisi.

— Vous croyez ! répartit-elle en le regardant avec égarement et en réfléchissant tout ensemble. C’était la première fois depuis leur mariage qu’elle regardait les yeux du maître de sa vie ; elle en ignorait jusqu’à la couleur avant cette circonstance où les siens s’y plongèrent pour y chercher une lueur de consolation à ses calculs bouleversés.

— Vous croyez ! répéta-t-elle d’une voix qui crie au secours.

— Parbleu ! répondit M. Thorns d’un air profond.

— Ainsi, mon mari, il vous paraît donc impossible ?…

— Parbleu ! dit-il avec la même conviction ; aussi impossible que de prendre, comme on dit, la lune avec les dents !

Jamais image poétique ne porta en elle-même un charme plus rêveur, ni mieux approprié au besoin pressant qu’en avait l’infortunée marchande. Cette citation, faute de mieux, fut appliquée comme un dictame sur son aigre blessure.


XXIII.

Le schall blanc.


La nouvelle dont madame Simpson avait été la malencontreuse messagère, était exacte dans toutes ses particularités. M. Fogrum, habitant de la maison blanche, célibataire, jouissant de toute sa raison, en habit familier de campagne, en bas drapés, en gants de fil d’Écosse ; et Sally Sadlins, fille majeure, parée à l’improviste d’un bouquet blanc de fiancée, et d’un schall de mousseline à fleurs, avaient été le matin même unis en légitime mariage, du consentement l’un de l’autre, sans rapt, sans violence sans presque y penser ; car deux jours auparavant, ni l’un ni l’autre n’avait encore le moindre pressentiment d’une telle catastrophe, et ne l’aurait pas jugée plus possible que madame Thorns elle-même.

— Présentement, Sally ! dit le calme épouseur, rentré, comme si de rien n’était, sous son toit silencieux, occupant comme la veille le devant tout entier de son attirante cheminée qu’il emprisonnait dans ses jambes, posant sa main plutôt pesamment qu’amoureusement sur le bras vigoureux de son intacte épouse : Je ne doute pas que ma nièce n’entre dans une grande colère quand elle entendra parler de ceci. Toutefois, il n’importe ; laissez-la, elle et le reste du monde, dire ce qu’elle voudra. Je ne vois pas pourquoi je ne suivrais pas ma fantaisie, comme tous les habitants de la libre Angleterre. Pourvu que j’ôte mon chapeau partout et toutes les fois que j’entends chanter le God save the king, le roi lui-même n’a rien à voir dans ma maison. En outre, Sally, quoique la foule doive penser que j’aurais pu faire un mariage plus avantageux sous les rapports de la fortune comme sous tous les autres, la foule est dans l’erreur, Sally, dans une profonde erreur. Vous ne comprenez pas vous-même comment je peux vous le prouver ? parions, Sally, que vous en êtes à mille lieues ?

Sally le regarda, voyant que c’était son heure d’écouter, ce qu’elle fit comme d’habitude, sans sourciller.

— Vous ressouvenez-vous, fille, de ce lambeau de banque, comme vous l’appeliez, apporté par votre oncle la veille de son départ, en forme de testament ? Sally fit signe qu’elle s’en ressouvenait. Eh bien ! en passant, il y a deux jours, l’heureux coin de la loterie royale, qui, grâce au ciel, n’est pas encore réformée, je vis placardé à la fenêtre, au milieu d’un filet de rubans de toutes couleurs, gros comme ma tête, Sally, le nombre 1, 2, 3 ! produisant net 20 000 livres !  !  ! Ah ah ! Sally ! je me rappelais si bien ces numéros, 1, 2, 3, qui se suivent l’un l’autre, aussi naturellement que, A B C ! Après les avoir regardés de près, de loin, après avoir vu et entendu tous ceux qui regardaient comme moi, se les montrer et dire entre eux : 1, 2, 3 ; 20 000 livres !!! je rentrai paisiblement au logis, résolu de ne pas en souffler un mot, avant d’avoir couronné votre honnêteté de servante, en vous épousant à l’église, pour toujours. Ah ! ah ! Sally ! que dites-vous de cela ?

Bien que Sally fût la plus flegmatique personne de son sexe, on pourra supposer qu’une révélation si importante dut au moins exciter en elle quelque altération de couleur ; attirer hors de ses lèvres une exclamation de surprise ou de plaisir : il n’en fut rien. Sally, avec un immuable acquiescement à tous les coups du sort, se contenta de répliquer :

— C’est curieux, monsieur.

— Curieux ! oui ; mais c’est, je vous assure, tout-à-fait vrai.

— Quelle singulière tournure les choses prennent quelquefois.

— Singulière, en effet, fille ! car qui aurait pensé que ce malheureux nombre 1, 2, 3 dut vous amener, je peux dire en ce moment, nous amener, Sally, une dot de 20 000 livres, sans avoir d’autre peine que d’étendre la main pour la prendre ?

— Mais, monsieur, je pense que vous vous êtes trompé.

— Pas du tout trompé, ma chère. Je suis certain de les avoir lus, comme je vous regarde, de les avoir transcrits dans mon portefeuille. Voyons ici ? tenez ; voyez-vous même : le nombre 1, 2, 3, a gagné 20 000 livres ! C’est bien, j’espère, le nombre de votre billet ? ah ! ah ! Sally ?

— Oui, mais vous…

— Quoi, mais vous ?…

— Vous devez m’entendre, M. Fogrum, vous parlez toujours, dit Sally, calme comme le néant. J’ai oublié de vous dire que, depuis deux mois, j’ai vendu le morceau.

— Comment, vendu ! vendu depuis deux mois ! murmura M. Fogrum à demi-mort, cherchant d’une main tremblante à se retenir pour ne pas glisser à côté de sa chaise.

— N’y pensez plus, M. Fogrum, poursuivit Sally, le soutenant sans la moindre émotion visible et du même ton qu’elle avait dit : Oui ! à l’église. Vous aviez assuré qu’il ne valait pas la peine d’être regardé ; je n’en ai point fait de cas. Monsieur doit en savoir plus que moi, ai-je pensé toute seule, et je l’ai changé pour ce schall blanc, que l’homme m’a dit être un bon marché. Tâtez comme il est fin, monsieur !

— Et l’homme, l’homme, où est l’homme ? demanda M. Fogrum, repoussant avec horreur le schall que Sally étendait sous sa main.

— Je ne sais pas, monsieur. Il passait un jour que j’étais sur la porte ; il s’est mis à m’offrir je ne sais combien de choses qu’il colportait sur son dos ; nous sommes tombés d’accord de ce beau mouchoir pour le chiffon que j’avais là dans mon étui, et qui épointait toutes mes aiguilles.

Une rumeur sourde sortit de l’âme de M. Fogrum, qui demandait peut-être à Dieu de ne pas faire un malheur. Il paraît pourtant que c’est mal présumer de lui, car après s’être enfoncé sur sa chaise de manière à n’en pas tomber, il s’écria :

— Femme !… un schall pour vingt mille livres ! Sally ! faites-moi du thé, j’étouffe !

Et il demeura perdu dans ses sensations tumultueuses.

Il rester à révéler qu’après l’application de cinquante sangsues, que Sally Sadlins posa longtemps avec l’aplomb de l’innocence, M. Fogrum se rétablit peu à peu d’un coup de sang, qui lui laissa des éblouissemens pendant six mois.

De plus, n’ayant rien changé à ses mœurs célibataires, et avec l’aide du temps, qui amène à tous maux leur guérison, il arriva insensiblement à ce degré de composition et de bonne humeur qui lui permit de raconter quelquefois à Sally elle-même, entre le plum-pudding et un verre d’excellent wiskey, cette histoire, comme l’anecdote la plus saillante de son immobile existence.

Sally l’écouta toujours avec une portion d’intérêt et de surprise, satisfaisante pour le narrateur consolé.

Le mariage n’apporta aucun changement sensible dans la maison blanche. La seule différence qu’on y introduisit que Sally, toujours forte de son utilité silencieuse, s’assit à table au lieu de rester debout à côté, et qu’elle fût dès-lors appelée, madame Fogrum, au lieu de : Sally Sadlins.