Huit femmes
Traduction par Marceline Desbordes-Valmore.
KaterinaChlendowski (p. 151-216).
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KATERINA.



XIII

La procession.


Un jour, une grande procession traversa les rues de Perth et de Dundee. Les saints abbés marchaient sous de riches dais dorés ; les moines chantaient, les encensoirs brûlaient. Pavillons et bannières bénites étaient portées dévotieusement par un grand nombre de marins ; cent flambeaux allumés brûlaient aux mains des pénitents accourus de toutes parts, et saint Antoine, patron de ceux qui se confient à l’orageux océan, était promené avec pompe dans les deux villes maritimes.

Tandis que la procession s’écoulait jusqu’aux rivages, des monnaies de toutes valeurs pleuvaient sur elle, lancées par ceux qui, du haut des fenêtres, regardaient passer cette pompe avec recueillement. L’argent, aussi vite ramassé que tombé, était recueilli par des petits garçons habillés en anges, élevant en l’air leurs plats d’argent qui retentissaient sous les largesses des ames pieuses.

Durant le jour entier, ce spectacle solennel se répandit de rue en rue, et le trésor versé par les deux villes s’accrut jusqu’au soir. Partout l’aumône devançait la prière, car il y avait là peu de familles qui n’eussent à déplorer la perte d’un parent, d’un ami naufragé devant le roc, planté comme un géant formidable sur la ligne des vaisseaux entrant dans le détroit de Tay.

La foule indigente savait que ces belles processions n’avaient lieu que pour recueillir une grosse somme d’argent qui vînt en aide aux autorités, dans l’exécution d’un plan courageux proposé par le marin le plus intelligent de Perth. Or, la foule indigente prenait sur le pain du jour pour participer au grand bienfait promis à l’avenir, qui est aussi le rêve du pauvre. Il s’agissait de suspendre une cloche immense sur le roc périlleux, de manière à ce que le moindre coup de vent pût faire vibrer cette cloche, dont le son lointain avertirait le marinier de l’orage encore invisible, et de l’affreux voisinage de l’écueil.

Le jeune capitaine Andrew M’Elise avait développé si nettement son projet devant le conseil, dont il excitait l’admiration, que l’on ne songeait, depuis lors, qu’à lui procurer les moyens d’exécuter ce plan, à l’invention duquel tenaient tant d’existences menacées. Grâce à la procession, l’argent reçu, compté, mis en dépôt, se trouva plus que suffisant pour la réalisation de l’entreprise. Un nouveau conseil se tint qui délibéra qu’Andrew M’Elise lui-même se dirigerait de suite vers Amsterdam, afin d’y acheter la cloche d’un riche fondeur établi dans cette ville. D’après l’assertion du jeune capitaine, le Hollandais van der Maclin en possédait une prodigieuse ; le son et la grandeur de cette cloche la rendaient exactement propre au service qu’on en attendait.

Immédiatement Andrew M’Elise, conduit jusqu’au rivage par tous les habitans, protégé de leurs bénédictions, s’embarqua, muni de l’or qui lui était confié, et fit un voyage prospère. Il avait vu plusieurs fois Amsterdam ; il y avait vécu dans une sorte d’intimité avec le marchand van der Maclin, et dans maintes occasions le caractère sérieux, vif et prompt du jeune Anglais, son attachement aux affaires et la rapidité de ses résolutions, avaient excité les éloges du phlegmatique observateur. Plusieurs soirs s’étaient passés entre eux à boire modérément l’épais nectar qui les électrisait, fraternellement enveloppés dans les flocons de leurs pipes méditatives. Durant cette sympathie presque silencieuse, le riche fondeur avait souvent regretté de n’avoir pas mis au monde un fils comme Andrew M’Elise ; car van der Maclin, veuf et trop vieux pour songer à se remarier, n’avait qu’une fille ; elle était pour lors arrivée à cet âge où les jeunes héritières rentrent dans la maison de leurs parens pour y remplir les devoirs domestiques, et jamais, jusqu’à cette époque, Andrew M’Elise n’avait entrevu la belle Katerina.

— Ainsi, monsieur M’Elise, dit van der Maclin assis par terre dans son magasin, vous venez pour acheter la fameuse cloche d’Utrecht, avec l’intention de la fixer sur la tête de ce roc damné ? Pardieu ! nous en avons assez parlé les soirs durant nos récréations, n’est-ce pas ? Vous ruminiez donc alors ce trait de génie qui m’enlève ma cloche ? c’est bien ! J’ai souffert, pour ma part, de cet écueil, vous le savez. Toutefois, je suis redevenu riche, et je prie saint Antoine que d’autres le deviennent autant que moi. Mais le prix sera haut ; il doit l’être, car la cloche, sur mon ame, n’est pas d’un poids ordinaire.

— Nous sommes prêts à la payer, maître van der Maclin.

— Néanmoins, pour une si bonne cause et pour un but si saint, vous ne serez pas seuls généreux ; je veux entrer pour quelque chose dans ce plan qui doit être agréable à Dieu. Je laisse donc de côté la beauté de l’ouvrage, et vous ne paierez que la valeur du métal ; c’est tout juste le prix que m’en offre, depuis quatre mois, le juif Ésaü, que j’ai constamment refusé. Ne me donnez pas ce qu’il vous en demanderait, mais seulement ce que l’avare m’en donnait : cela fait une énorme différence ! Avez-vous tout prêts dix mille gulden ?

— Je les ai, et plus encore.

— Pas un denier de plus ; je vous le répète, je veux ma part dans la bonne œuvre. Un juif ! par Jésus-Christ, un juif n’aurait pas eu ma cloche ! elle ne sonnera ni dans sa bourse, ni pour la paix de son ame. Êtes-vous content ? prenez-la, et que ce soit un marché conclu.

— Il l’est. Nos saints abbés vous remercîront de votre générosité, maître van der Maclin.

— Je préfère les remercîmens des braves marins à ceux des abbés, mon jeune maître. Mais nous sommes d’accord : entrons présentement, prenons nos pipes, et vous ferez ce soir connaissance avec ma fille Katerina.

À l’heure où M. van der Maclin parlait ainsi, Andrew M’Elise avait vingt-six ans. Sa taille s’élevait au-dessus de la moyenne ; sa personne était élégante ; il avait de plus dans sa contenance une franchise et presque une noblesse qui lui gagnaient tous ceux qui le voyaient une fois. Ses manières, comme celles de beaucoup d’hommes de mer, étaient assurées sans être offensives ; ses yeux, d’où son ame paraissait jaillir, étaient perçans comme des yeux d’aigle.

À sa première entrevue avec la fille du Hollandais, tous deux s’imaginèrent que leur destinée venait de les pousser l’un vers l’autre, et de les lier ensemble. Dès ce moment, ils ne s’aimèrent pas comme d’autres s’aiment, avec crainte, embarras et discrétion, mais avec une ardeur et une témérité dont on ne peut donner la mesure. Ils échangèrent à peine un mot cette fois, et d’autres fois encore ; leurs yeux parlèrent, rien de plus, et leurs yeux savaient le langage de leurs ames.

Mais, la cloche fut embarquée ; le navire, aîlé de toutes ses voiles, bondit et rebondit trois fois sous ce poids monstrueux. Le prix était payé, l’équipage à bord ; Andrew M’Elise ne pouvait plus retarder le départ : il le retardait pourtant, car il sentait les fibres de son cœur près de se déchirer à l’idée de quitter Katerina, devenue à cette heure tout ce qu’il ambitionnait sur la terre. Katerina sentit de même son existence s’anéantir quand le vaisseau quitta le port ; elle ne respira plus que pour le suivre des yeux. Quand la voile blanche, couronnée de sa bannière flottante, ne fut plus entrevue que comme une mouette sur un nuage, elle tomba sur son lit, et fondit en larmes, puis le mouvement l’abandonna ; mais un charbon ardent semblait avoir pris la place de son cœur ; elle ne revint à la vie que pour brûler et languir tout ensemble. L’amour est effrayant !


XIV

La dot.


Pendant que le vaisseau glissait sous ses voiles étendues, Andrew M’Elise, penché sur l’eau, le front caché dans ses mains, passait des heures entières, l’ame perdue dans l’espace, ressaisissant, au milieu des mille rayons du jour ou des étoiles rêveuses, les traits charmans de Katerina Mignonne.

Deux mois s’écoulèrent, en comptant sa traversée rapide, durant lesquels Andrew M’Elise fut absorbé, du flux au reflux, par cette belle image, tout en surveillant avec ardeur les rudes travaux du roc.

L’œuvre avançait rapidement. De tous côtés, la nouvelle d’une solennité prochaine se répandit pour la seconde fois : cette fois, ce fut sur l’eau que la procession dut promener sa musique, ses banderoles et son encens.

Par un calme et gracieux matin d’été, les abbés, les moines, les enfans de chœur, suivis de tous les magistrats de Perth et de Dundee, quittèrent la rive d’Aberbrothwick, dans une longue file de bateaux découverts à petites voiles, surmontés de bannières saintes et allégoriques, peintes, brodées, couvertes de devises nationales ou sacrées. L’harmonie divine flottait le long de l’eau, où les barques sveltes, serrées les unes contre les autres, offraient de loin l’aspect d’une rue volante sur la mer. Des hymnes solennelles, poussées par des voix vierges et des serpens d’église, furent entendues où jamais elles n’avaient pénétré.

Andrew M’Elise, suivi de quatre hommes, destinés à suspendre la cloche, gravit l’écueil à la vue de la foule palpitante. Après une heure pleine d’anxiété et de prières, au moyen de cordages et de roues qui les faisaient agir comme des bras intelligens, le colosse s’éleva lentement au milieu des supports incrustés dans le vaste flanc du roc, et la bénédiction monta parmi les flots d’encens et de couronnes de fleurs.

La mer, où ces fleurs retombaient comme une pluie du ciel, en fut jonchée à l’entour du grand morne, où ne croissaient herbe ni mousse. L’eau sainte, mêlée aux bouffées nuageuses que vomissaient les encensoirs, fut lancée sur le métal abandonné dans l’avenir aux ablutions des vagues salées.

Tandis que les chants s’élevaient jusqu’aux cieux avec une gratitude plus vive, l’air qui monta par tourbillons s’engouffra dans la cloche et la fit bondir avec véhémence. Son tintement lugubre fut le signal d’un prompt retour, car il était l’avertissement solennel que le vent allait changer et rendre redoutable le voisinage de l’écueil. En effet, quelques nuées blanches, que les marins appellent fleurs d’orages, passèrent rapidement dans l’atmosphère. Les processionnaires s’en revinrent en toute hâte vers Aberbrothwick et prirent terre à temps ; une heure plus tard, la côte fut envahie. La mer, furieuse et bruyante, se souleva contre la sentinelle sonore comme pour la précipiter dans ses abîmes, tandis que la cloche remplissant saintement sa mission, se lamentait plus haut que l’orage.

Ce violent coup de mer, que bien des abbés n’avaient jamais contemplé de si près, les remplit de tant de terreur, qu’ils versèrent dans les flots tout ce qui leur restait d’eau bénite et d’encens. Il est vrai de dire que la grande cloche ne cessait de bramer à faire fuir mille vaisseaux, bien qu’il ne tournoyât à l’entour que la mouette et le goëland. Ces oiseaux répondaient avec épouvante à la voix inconnue que l’on venait de donner à l’écueil. Aux cercles précipités qu’ils traçaient au-dessus de cette voix formidable, ils semblaient croire qu’elle leur défendit de s’abattre sur le roc, qui souvent, au retour de la marée, leur servait de champ d’asile.

Andrew M’Elise respirait enfin. La cloche était fixée, sa tâche était remplie. Il étendit les bras dans le transport de sa liberté rendue. Dès le lendemain, se dérobant aux actions de grâce comme aux festins que lui préparaient tant de familles, où son nom ne se prononçait plus qu’avec enthousiasme, il lança son vaisseau et son ame vers la Hollande.

Bientôt son pied tressaillit au seuil de M. van der Maclin ; bientôt il se trouva, pour la première fois, seul en présence de l’idole de ses pensées. Cette fois, ils parlèrent, ils dirent des mots, ils entendirent leurs voix ; cette fois leurs vœux s’échangèrent dans la vie et dans la mort. L’avenir et l’éternité les attendaient ensemble, et M. van der Maclin n’avait pas même entrevu que leurs yeux se fussent rencontrés. Il considérait d’ailleurs le jeune marin comme trop pauvre pour prétendre à sa riche héritière ; mais il fut détrompé tout d’un coup, car un matin, dans la confiante loyauté de son ame, M’Elise, après avoir salué le fondeur comme l’homme qu’on vénère le plus, après son père, lui demanda la main de Katerina Mignonne. À cette audace imprévue, la face du Hollandais se couvrit de colère, puis, après une pause qui lui servit à maîtriser son ressentiment :

— Monsieur Andrew M’Elise, dit-il, quand un homme veut se marier, il est tenu de déclarer ce qu’il possède pour établir honorablement sa femme. Voyons votre fortune : je doute qu’elle suffise à maintenir ma fille dans l’opulence où elle a vécu par les grands biens de son père. L’habitude l’emporte sur la nature, monsieur M’Elise. La femme accoutumée au velours trouve la serge rude. Allons, voyons ; prouvez-moi que nous sommes aussi riches l’un que l’autre, et la main de ma fille est à vous.

Andrew M’Elise ressentit une angoisse que tout homme fier et amoureux comprendra vite ; mais il sentit vite aussi que ce discours un peu rêche était rempli de raison. Ce fut donc par la raison qu’il essaya de convaincre son vieux partner en répliquant avec toute la promptitude du cœur :

— Je suis jeune, maître van der Maclin, et vous ne l’êtes plus : étiez-vous aussi riche à mon âge qu’à cette heure ? et me jugez-vous sans intelligence pour désespérer que je le devienne un jour autant que vous ?

— Votre logique me va, capitaine ; j’espère que la mienne ne nous rendra pas moins amis. Ce n’est pas non plus ma fortune à moi que je vous demande, mais une dot pareille à celle que j’ai pu donner pour acheter le droit de devenir le père de Katerina, quand j’épousai sa mère.

— Dites moi donc quelle fut cette dot, afin que je connaisse la somme qu’il faut posséder pour oser vous demander la main de votre enfant ?

— Apportez-moi douze mille guildens, maître, et ma fille est vôtre.

— Je n’en ai que deux mille, répliqua Andrew M’Elise en pâlissant.

— Alors, voyez ailleurs ; une fille en vaut une autre. Si c’est une passion folle, je ne veux pas que la mienne en soit instruite. Oubliez-la ; ce qui peut se faire seulement en ne la voyant plus. Je vous souhaite toute sorte de prospérités, monsieur M’Elise ; mais je ne réclame plus votre présence dans ma maison.

Andrew, plein de douleur, salua profondément et sortit. Comme il s’en retournait avec désespoir vers le vaisseau, un gros petit garçon blond lui barra le passage et lui dit d’un air lourd, comme s’il récitait une leçon :

— Mynheer, voilà votre plume que vous avez laissé tomber dans le comptoir. N’en avez-vous pas besoin pour écrire ! Mademoiselle Mignonne croit que vous en avez besoin.

Andrew prit la plume, l’examina d’un air interdit, et comme il allait interroger l’enfant, il le vit s’en retourner, courant vers la maison du fondeur. Il se ressouvint, en effet, d’avoir vu rôder et sauter à cloche-pied ce petit serviteur sur le seuil. Cette plume ne roula pas impunément dans ses doigts fiévreux : une lettre, contenant le résultat de sa demande, fut remise aux mains de Katerina, qui l’attendait trop ardemment pour ne pas réussir à la recevoir.

Mais le marchand eut connaissance de cette hardiesse, et Katerina, déjà si inventive, fut renvoyée au couvent. Le prudent Hollandais écrivit de plus à son correspondant de Dundee, afin que les marchandises qu’il en attendait ne lui fussent plus envoyées à l’avenir sur le vaisseau commandé par M. Andrew M’Elise, abstraction faite de sa haute estime pour lui.

Le jeune capitaine, informé de cette particularité par M. van der Maclin lui-même, qui, loyalement, lui envoya la copie de sa lettre, perdit à peu près tout espoir. Cependant l’amour restait, et retardait son départ. Ce n’était plus l’actif, l’énergique, le ponctuel et régulier marin ; il négligeait tout, jusqu’à son extérieur ; il n’était plus que l’amant insensé de Katerina.

Il avait en vain parcouru les quarante-neuf églises d’Amsterdam, épiant avec une infatigable curiosité tous les jeunes visages à cheveux d’or, voilés à demi sous la longue faille noire, tombant de la tête aux pieds, à la manière des saintes femmes. Il n’y avait trouvé nulle trace de cet œil ardemment doux, voluptueux et volontaire, dont les rayons troublaient son ame à le faire mourir en prière.

Souvent il allait et venait sur le port, regardant les agrès du vaisseau, pour gagner du temps, ne sachant plus de quel côté porter ses pas, désespérant de découvrir la retraite de Katerina, perdue pour lui. Un matin, l’enfant joufflu, porteur de plume, toujours sautant à cloche-pied, de l’air le moins joueur du monde, vint tout à coup se planter carrément devant lui, sans le regarder, si ce n’est de temps à autre, pour s’assurer qu’il en avait été reconnu.

Cet enfant zélé fit tressaillir le capitaine comme l’aspect d’un pigeon messager. Il n’en reçut pourtant aucun signe d’intelligence, bien qu’il épiât tous ses mouvemens avec une anxiété palpitante. Seulement il le suivit, le regardant manger des cerises qui flottaient dans son mouchoir, et dont il jetait les noyaux devant lui en marchant à reculons, fixant ses grands yeux bleus, clairs et saillans, sur l’amoureux marin, qu’ils attiraient par la fascination d’une espérance confuse. Ce fut en le suivant ainsi qu’il le vit sonner, puis entrer dans un couvent, où il ne douta plus que Katerina ne fût renfermée.

Ô Nouveau-Monde de cet ardent Christophe Colomb ! D’abord il faillit étouffer de joie, et fut contraint de s’appuyer contre le mur bordant la rue déserte. Sa rêverie fut tout à coup distraite par une ardoise tombant à ses pieds. Il la releva plein de trouble, la prit, la retourna en tous sens, puis finit par y découvrir des mots tracés d’une fine écriture de femme. Ces mots fatals étaient :

« La cloche ! Ésaü… — Dix milles gulden. »


XV

La cloche.


La cloche !… L’imagination d’Andrew s’illumina ! chaque lettre brilla sur l’ardoise comme une étoile sinistre. Son cœur comprit rapidement que ces mots renfermaient son avenir. Le plan qu’ils lui traçaient traversa son cerveau avec la puissance rapide de l’électricité. La cloche bourdonna dans ses oreilles une promesse de bonheur ; elle tinta ses épousailles, car elle valait dix mille gulden, et le juif Esaü paierait avec cette somme la chaîne indestructible dont il brûlait de se lier avec la fille du fondeur.

Alors il fut tenté de s’agenouiller devant le génie ingénu qui lui envoyait ce fil d’or pour traverser leur labyrinthe. Durant quelques minutes il se crut aux cieux, et son ame y monta sur le sourire de sa maîtresse. Il l’emporta, ce sourire, jusqu’aux pieds de Dieu pour y déposer ses actions de grâce ; mais le mot Dieu frappa sur son entendement comme un coup de marteau terrible : l’infortuné retomba seul sur la terre.

Qu’allait-il tenter ? l’enfer. Quelle serait la source de ses félicités ? la trahison, l’indigne abus de la confiance des hommes, qui le proclamaient là-bas leur sauveur, et qui périraient précipités par lui. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête ; ses lèvres, jusque-là si librement ouvertes à la parole de son ame, se teignirent de sang, mordues par lui même dans une contraction d’effroi. La cloche baptisée par l’église, payée par les aumônes du pauvre, ébranla son front à lui fendre le crâne. Il l’écoutait avertissant ses frères d’un affreux orage, et l’orage était en lui, car il plongeait bien des ames dans un sépulcre qui n’a point de trace visible. Les malédictions de la veuve, les gémissemens de l’orphelin montèrent à leur tour jusqu’au ciel, pour porter témoignage de son crime.

— Jamais ! jamais ! s’écria-t-il, c’est une horrible idée !

Et il foula l’ardoise sous ses pieds frissonnants, dans la soudaine croyance que la main de Satan la lui avait jetée. Mais Satan avait pris la forme enchanteresse d’une femme, et quand c’est la femme qui appelle, l’homme est perdu.

Les charmes de la jeune tentatrice se relevèrent plus suppliants et plus beaux que jamais. Ses répulsions à lui furent abattues, ses remords étouffés, son sort écrit.

— Allons ! allons ! cria-t-il sourdement, que le fait s’accomplisse ! que Katerina soit mienne ! dût mon ame payer cette belle proie !

Le vaisseau, toutes voiles dehors, fendit de nouveau l’Océan jusqu’au morne gris où la cloche dormait sous les ailes assoupies de l’ouragan. La mer muette aplanissait au capitaine Andrew les sentiers du crime qu’il méditait, ou plutôt le crime n’existait plus devant ses yeux charmés : le crime s’appelait Katerina ! Quelle vertu l’eût embrâsé de plus de dévotion et de courage ? Ce nom doux et funeste ne régnait-il pas seul dans l’atmosphère où respirait Andrew ?

Par la plus belle nuit d’un mois tout amour, le flot souleva vivement le navire contre la roche déserte ; quatre hommes forts et déterminés la gravirent, et la cloche descendit bientôt silencieuse et déshonorée. Ce lourd larcin ne rencontra pas un obstacle ; la lune paisible et pure en éclaira l’enlèvement ; un seul oiseau troublé s’envola de sa retraite en poussant le cri du sommeil qui se brise, et l’immense fardeau retourna vers Amsterdam, où le bâtiment rentra de nuit, chargé de son poids sacrilége.

Durant l’accomplissement de cette action, la jeune rose de Hollande avait recouvré sa liberté ; mais elle n’en jouissait plus : la solitude était partout pour elle sans son amant parti. Elle l’attendait dans un tumultueux silence. Bien que son cœur se nourrît d’une confiance profonde dans leur serment de vivre et de mourir l’un pour l’autre, elle s’élançait hors d’elle-même et du cercle étroit qui emprisonnait sa vie. Un matin que son père la regardait plus rose et plus charmante par l’agitation de ses nuits sans sommeil, il se ressouvint qu’elle était bonne à marier, et lui nomma trois prétendans prêts à compter douze mille gulden pour lui servir de dot.

La bouche de Katerina demeura entr’ouverte comme une fleur qui s’agiterait pour parler ; puis enfin :

— Mon doux père, dit-elle, si Dieu pense que je vaux douze mille gulden, et s’il lui plait d’envoyer un quatrième demandeur avec cette somme, il me semble que je lui serai bien obligée de sa bonté, car je n’aime pas les trois dont vous m’avez dit les noms.

M. van der Maclin la regarda tout chagrin d’une phrase si longue sur un sujet pareil ; il en attendait moins d’une fille qui n’avait été mise au couvent que pour apprendre à se taire. Aussi lui répondit-il en fermant un gros registre de cuir noir à serrure de cuivre :

— Couchez-vous sur votre côté droit, fille, afin de faire des rêves tranquilles. Les amoureux à douze mille gulden sont clairsemés, si la somme est en or bien pur. Prenez garde que je vous en nomme trois, ce qui est un miracle, et songez qu’il faut être à deux pour se marier.

— Vraiment, mon père, répliqua la novice avec un fin sourire ; voici que le stathouder n’est plus en guerre, et que la mer est balayée de tous méchants soldats : ne peut-elle pas me devenir aussi heureuse qu’à vous ?

Il ne manquait que le nom d’Andrew M’Elise à cette répartie pour prouver au père la préoccupation cachée de sa fille ; sur quoi la lettre du jeune capitaine lui revenant tout entière à l’idée :

— Voilà qui est bien, dit-il, vous en savez plus que je ne pensais, et vous parlez comme un livre à clous d’argent. Mais, sans vous inquiéter si la mer est balayée ou non, dites-moi ce qui vous déplaît dans notre honnête voisin, Paul Myr, qui se trouve si commodément à ma porte pour entrer, en tout bien tout honneur, dans la maison de son beau-père.

— Lui avez-vous demandé son âge en même temps que sa fortune, mon doux père ?

— Je ne le trouve âgé que de vingt mille florins de rente, ma fille, acquis loyalement et montrés au soleil. Or, de ceux qui tentent la mer, je n’en connais pas qui possèdent une si grosse somme. Je doute que le capitaine Andrew M’Elise lui-même puisse l’acquérir avant sa vieillesse.

— Et s’il l’acquérait jeune ? demanda-t-elle avec une présomption triomphante, comme si l’amour la couronnait de ses ailes.

— Prenez vos fuseaux à dentelle, Katerina Mignonne ; vous devez vous entendre mieux au point de fleurs qu’à parler mariage, et vous n’avez à penser qu’à parfaire vos manchettes de noces.

Mais Katerina Mignonne chantait entre ses dents de perles, tandis que ses yeux perçants envoyaient toutes leurs lumières attractives à travers les vitres ; car les vitres laissaient voir en pleine mer les vaisseaux accourant dans la rade. Cela fit qu’elle ne répliqua rien à son père, et que, lançant au ciel un regard qui brûlait comme son ame, elle murmura tout bas les mains jointes :

— La cloche !

Hélas ! une jeune fille ose-t-elle invoquer son créateur avec des vœux coupables ? Quelle est donc l’effrayante obscurité de l’intelligence aveuglée ainsi par la passion, Seigneur !

Durant ce silence, le vieillard, alors plus naïf que l’adolescente, voyant tous les fils des fuseaux se rompre sans qu’elle y prît garde, attachait sur elle un regard rempli de l’indicible surprise qu’éprouve l’homme découvrant tout à coup son maître dans la frêle créature à laquelle il a donné le jour.

Dans sa large capacité de marchand hollandais, M. van der Maclin sentit comme une humiliation triste à cette découverte ; puis il frissonna de ce qu’il lisait dans les yeux ardents de Katerina. L’enfance s’était envolée de cette enfant. C’était l’esprit tendu de la femme sous une enveloppe si fine, si souple et si déliée, qu’un chérubin s’en fût habillé sans peur de la trouver trop matérielle. Une crainte grave se mêla pour la première fois à l’examen admiratif de ce père si glorieux de sa fille ; une larme d’une inexplicable amertume roula dans ses yeux, et pourtant rien ne lui révélait tout haut que sa fille immobile n’avait plus pour prière que ce mot de perdition :

— La cloche !

Andrew M’Élise n’aborda pas, comme d’habitude, par la rivière d’Amstel, derrière la riche demeure de van der Maclin ; mais il entra de nuit, comme on l’a dit, dans le canal qui coulait au pied de l’habitation du juif Esaü. Pâle et léger comme une ombre, il frappa contre la fenêtre faiblement éclairée d’une lampe, et parut seul devant le seul habitant de cette maison, pour s’ouvrir en secret sur ce qu’il avait à lui vendre. Les yeux gris du chétif Israélite, chargé d’ans, étincelèrent d’espoir quand il se sentit prêt à ressaisir cette acquisition regrettée. Minuit sonnait à peine quand la cloche glissa sur les montées de la chaussée humide, et reposa lourdement dans l’arrière-comptoir du juif, après qu’elle eut écartelé la grande barque venue en aide aux supports de ce colosse d’airain. Les dix mille gulden furent comptés au jeune capitaine, dévoré d’une passion si peu semblable à l’amour de l’or, passion non moins funeste, qui venait de faire du plus aimable et du plus honnête homme, le plus vil des hommes, un voleur.

Misère humaine !

L’obligation de cacher un crime en commande souvent de plus grands. Les lâches complices qui, sur la promesse de mille gulden à partager entre eux, avaient prêté leur assistance à l’impie, murmurèrent tout à coup devant cette mesquine compensation de leur ame perdue. Ils levèrent la tête contre leur chef avili, et demandèrent résolument le partage égal des dépouilles de son honneur. Leur droit ne s’appuya que sur une raison froide, mais terrible, la menace de la révélation.

Andrew, livide et stupéfait, rappela, mais en vain, le conseil de ses esprits ; il n’entendit au fond de sa terreur que le murmure d’une voix qu’il n’avait déjà que trop écoutée ; cette voix lui souffla sa réponse.

Reprenant tout à coup une contenance moins sombre, surtout moins fière, il consentit à partager fraternellement avec les misérables, dont la vue seule le remplissait de dégoût.

La nuit suivante fut assignée pour le partage. Les complices descendirent tous quatre familièrement dans la chambre du capitaine, où la liqueur des marins fut prodiguée sans réserve. Cette liqueur, brûlante comme un feu liquide, allumait à tel point leurs entrailles, qu’ils en redemandaient toujours, toujours… jusqu’à ce que la mort les empêchât de rien demander de plus.

Andrew, seul alors et de sang-froid au milieu de ces cadavres, les ensevelit dans des sacs alourdis de boulets, puis il les glissa dans le canal profond dont l’eau s’ouvrit avec un murmure sourd, puis se referma quatre fois : tout fut dit.

Après un vacillement momentané du cerveau, qui le força de se serrer le front pour qu’il n’éclatât pas, le capitaine rompit les écoutilles pour donner à son navire l’apparence d’un bâtiment ravagé. Ce nouveau crime accompli, il descendit en silence à terre, et s’en alla, faussaire et meurtrier, déclarer aux magistrats que les hommes de son équipage, après avoir dépouillé le vaisseau, s’étaient échappés dans la grande barque disparue.

Une recherche immédiate fut faite sans qu’il fût possible de rien éclaircir. On envoya dans tous les ports voisins les signalemens des accusés ; on les crut échappés tous quatre dans la barque, introuvable en effet, car elle avait coulé à fond sous le poids de la cloche, lors de sa translation chez le juif Esaü, et ses débris étaient loin du port.

M. van der Maclin fumait solitairement sur sa porte, cherchant dans les tourbillons d’un tabac d’Orient de quel côté soufflerait le vent de l’obéissance qu’il attendait en vain de sa rose Mignonne. Il était, du reste, tout à fait résolu à tirer à la courte-paille l’un des trois gendres dotés de tant de mille gulden, afin de bannir de ses calculs de commerce le souci croissant qui nait de la responsabilité d’une fille aux yeux trop vifs. Dans son vœu d’homme sage, il flottait entre le riche Paul Myr, déjà mûr et sédentaire, et le jeune Vanhaker, incliné aux voyages de long cours, et le presque noble Van-Holfen, dont l’avenir promettait d’aborder au rang de bourgmestre.

Mais sa fille avait déjà compté malignement sur ses doigts, en cassant son fil à dentelle, l’âge de Paul Myr ; et le flocon de tabac envoyé du côté de la maison de ce riche voisin, rentra dans la poitrine du fondeur par l’aspiration nécessaire à un grand soupir. D’autre part, Katerina, tenue un jour au bras de son père, indocile au coup de coude dont il avait appuyé sa prière, s’était tenue droite et raide, refusant de saluer le jeune Vanhaker en revenant du couvent des Béguines. Quant au futur bourgmestre, admis récemment à prendre le thé fait et servi par la belle Hollandaise, il lui avait causé une distraction si peu flatteuse, qu’au lieu de se mettre en ligne droite devant lui pour rencontrer la main de ce soupirant, elle avait prétendu ne le servir qu’en profil. De là le thé renversé sur son beau corps de jupe de damas rose, et la tasse de Chine brisée en éclats ; de là, Katerina autorisée à fuir dans sa chambre, à la grande consternation des deux Hollandais, qui ne burent que de la bière d’orge, exquise à la vérité : de là enfin, le sage fondeur, piqué des pointes de l’inquiétude, se prenant à murmurer entre ses dents :

— Au diable le capitaine Andrew M’Elise !

— Votre serviteur ! répondit à propos Andrew M’Elise lui-même, en se précipitant au milieu de la fumée qui les séparait.

— Je parlais de vous, répliqua posément le Hollandais ; mais, sur Dieu, je ne vous envoyais pas ici ; car enfin, mon jeune maître, je ne suis pas votre ennemi, mais vous n’êtes pas mon cousin.

— Vous m’avez laissé croire que je pourrais être davantage, si je devenais possesseur de douze mille gulden, interrompit vivement Andrew M’Elise, et je vous les apporte.

Van der Maclin demeura stupéfait. Il entra pourtant suivi de l’amoureux marin, et, comme cette surprise arrivait à point nommé pour le délivrer d’une anxiété que toute sa science des chiffres ne pouvait résoudre, il attacha sur le jeune capitaine un regard qui ne demandait plus que l’éclaircissement de cette fortune inespérée. La source de ce trésor fut expliquée sans peine : le candide bourgeois le crut fermement la récompense de l’invention qu’il avait admirée lui-même, sans se charger, il est vrai, de la récompense ; mais il trouvait cette récompense juste et digne de l’apparenter avec l’acquéreur de sa belle cloche d’Utrecht. Enfin, sentant aussi le bonheur et peut-être l’honneur de sa fille attachés à ce mariage, il y donna cordialement les mains dès le soir même, Andrew M’Elise déclarant qu’il était forcé de retourner en Angleterre pour les intérêts des marchands dont la cargaison venait d’être volée.

Le mariage suivit de près cette justification, et la plus belle rose de Hollande, épanouie dans l’accomplissement de ses prières, remerciant Dieu de les avoir écoutées, reçut et serra l’assassin dans ses bras qui ne frissonnèrent que de plaisir.

Tout alors fut joie, festins, fleurs et musique ; mais l’angoisse cachée, l’angoisse croissante, s’empara du cœur d’Andrew M’Elise.

Sitôt qu’il eut atteint le but de ses efforts ardents, il sentit qu’il lui coûtait beaucoup, et que la paix de l’ame n’était à retrouver nulle part.

Katerina seule, radieuse, colorée de joie, légère comme l’innocence, ne comprit pas le remords. Le double crime d’Andrew M’Elise le lui rendait plus cher ; elle-même en était plus glorieuse, parce que c’était pour elle qu’il avait fait cela. Quand ses belles mains brûlantes le pressaient sur son cœur insatiable de sa présence, elle se pâmait d’aise, sentant qu’elle était à la fois pour lui le ciel et l’enfer ; c’était là sa félicité complète ; ce corps frêle tremblait et frissonnait, mais ce n’était point de peur.

— Qu’importe ? lui disait-elle en l’étreignant de tous ses charmes, je suis tienne enfin ! et toi ! toi, mon Andrew ! mon bien, acheté ainsi pour toujours !

Toujours ! qu’est-ce donc que ce mot sur la terre ? Toujours ! qu’est-ce donc que ce mot inventé par des lèvres qui meurent ?

Mais quatre corps dormant au fond du canal imprimaient à chaque minute de la vie d’Andrew le poids du fer qui les retenait sur leur couche de sable. Inquiet et troublé, faux pour la première fois dans ses sourires et ses promesses de retour, il reçut une part de la dot, et se hâta de remettre à la voile avec son trésor vivant.

Après que le bon bourgeois de Hollande eut reçu l’adieu de sa fille unique, sa fille heureuse, qui devait revenir avant l’automne, dès qu’elle aurait salué ses nouveaux parens, il se retira près d’une fenêtre où il s’assit pensif. Il passait à tout coup le rideau sur sa face, ne sachant ce qui l’empêchait d’y voir ; c’est qu’il pleurait.

Il avait oublié sa pipe, et demeura là deux jours. Il avoua depuis qu’il avait été forcé de s’asseoir ainsi sous le pressentiment qu’il ne reverrait plus Katerina Mignonne.


XVI

La tempête.


— Il n’y a point ici de place pour vous ! criait à huit jours de là M’Elise à Katerina, comme elle apparaissait pour la troisième fois au haut de l’escalier de la chambre du capitaine, pour voir et partager le danger qu’il courait alors sur le pont.

— Descendez, femme ! reprit-il plus fort, ou vous serez emportée par la lame. Je vous dis que chaque coup de mer menace de nous submerger ; nous avons déjà perdu deux hommes qui ne nagent plus. Allons ! en bas, vous dis-je !

— Je n’ai peur que quand je ne te vois plus, Andrew, je veux rester avec toi.

— Descendrez-vous ! répéta-t-il en fureur, et le regard du capitaine parut alors un regard nouveau pour Katerina. Elle arrêta sur lui des yeux pleins de surprise, puis elle essaya d’obéir en se tenant fortement aux cordages ; alors elle n’entendit plus que ces cris confus à travers les lames turbulentes :

— Ferme les sabords ! ferme les écoutilles ! amène et cargue toutes les voiles !

L’orage était à son comble. Le soleil devait être couché, mais de tout le jour on n’avait pu l’entrevoir que comme une lune blafarde et mouillée. Des vagues mugissantes se chassaient l’une l’autre, et le vaisseau démâté se tourmentait comme un grand corps dans l’agonie. Le vent hurlait et poussait des sifflemens pareils à des cris de spectres, en s’engouffrant dans les crevasses du vaisseau fatigué. Depuis trois jours, ils combattaient avec la rafale, mais ils n’avançaient plus ; ils restaient à lutter non loin du roc muet et vengeur, qu’ils avaient voulu fuir, et dont rien ne leur avait dit l’approche, car la voix tutélaire était vendue au juif. Katerina, la jeune fille ingénieuse, la femme amoureuse et triomphante, était là, jugée, devant la gueule béante du monstre dont elle avait comme arraché la langue.

Le détroit de Tay les enchaînait entre Dundee et l’autre terre. Le roc apparaissait de loin au milieu du bouillonnement des vagues monstrueuses, tandis que le capitaine immobile contemplait cette tombe noire qui venait d’engloutir deux innocens, et qui appelait à grand bruit deux coupables. Ses esprits étaient chargés d’amertume ; la mer hurlait sa sentence, et sa conscience l’entraînait au naufrage. Autrefois il ne craignait pas la mort, parce que Dieu se rencontre après elle ; présentement il la redoute, parce qu’après la mort il va rencontrer Dieu !

Katerina reparut encore en rampant vers Andrew pour le soutenir et l’embrasser.

— Je ne peux rester là sans toi ! lui dit-elle. Tout sera-t-il bientôt fini ?

— Oui, répliqua M’Elise, bref et sombre ; priez Dieu ! il en sera bientôt fait de nous tous.

Katerina tomba sur ses genoux, mais ce ne fut que devant Andrew M’Elise, qu’elle adorait plus que Dieu.

— Tu disais que l’orage allait passer ce soir, Andrew !

— Je vous ai menti.

— Quand finira-t-il donc, mon cher seigneur ?

— Bientôt ! et nous aussi, Katerina.

— Non ! moi seule ! cria d’une voix perçante la femme épouvantée de la pâleur livide de son mari.

— Taisez-vous ! lui dit-il, la mort est proche pour tous deux, et la damnation après elle ; car j’ai perdu mon ame pour vous, Katerina !

— Oh ! ne dis pas cela, mon mari !

— Cache-toi donc, ou je te maudis !

Katerina ne répliqua plus. Elle se jeta la face sur le pont et s’ensevelit dans son angoisse mortelle. Comme elle restait là terrifiée, tandis qu’Andrew tenait le gouvernail, le vent s’abattit, le vaisseau cessa de s’élever et de rouler en tous sens ; les matelots se rallièrent ; quelques fragmens de voiles furent jetés sur les débris des mâts : une chance de salut se remontra pour l’équipage harassé.

Le capitaine attentif se taisait et veillait à la barre ; le vent tourna tout à coup en leur faveur, et l’espoir se releva dans chaque ame éperdue. Le détroit de Tay s’ouvrait déjà devant eux ; alors le cœur d’Andrew M’Élise, en se dilatant, respira comme délivré de la charge écrasante du vaisseau. Il donna le gouvernail au pilote, et se pencha vers Katerina, qui n’avait pas quitté sa place, immobile et pliée sous ses longs cheveux trempés d’eau salée. Il la releva, rappela son courage à elle et son amour à lui, revenu comme le calme aux flots ; mais elle n’écoutait point ; elle ne pouvait plus oublier, et sanglottait sourdement.

— Nous sommes sauvés, Katerina !

— Tu m’as maudite ! répliqua-t-elle avec une amère tristesse. Oh ! que n’étions-nous en effet perdus avant cette malédiction qui défait tout, Andrew !

— J’étais fou… Katerina, je te dis que nous sommes sauvés. Regarde comme l’eau s’aplanit.

— Est-ce que je vois cela ! répondit Katerina en poussant un soupir désespéré.

— Allons ! reviens aussi pour moi ! N’est-ce donc rien, dis, mon enfant, de ressaisir encore une fois ce monde ? Il n’osa plus ajouter : Quand on a perdu l’autre.

— Que me fait le monde à présent que je ne suis plus pour toi le monde ! dit-elle à voix basse en fermant les yeux pour mourir.

— Oh ! tais-toi ! l’homme sait-il ce qu’il dit quand sa conscience le torture ?

Les lèvres blanches de Katerina ne s’ouvrirent plus.

— Capitaine ! vos ordres pour éviter le roc ! cria l’homme à la barre. Nous y courons tous ! Que fait donc la cloche qui devait nous avertir ?

— La cloche ! répartit Andrew bondissant. Ce fut sa seule réplique.

Le vaisseau s’enleva contraint par la mer et le vent ; il tournoya un moment dans l’air, suspendu sur l’abîme, puis tout à coup, plongé dans l’écueil, il y fut avalé par l’élément convulsif. Le capitaine égaré rejeta brusquement Katerina hors de ses bras pour nager sans obstacles, et ce fut en s’élançant après lui, durant le choc terrible, qu’elle tourbillonna sur les vagues. Les craquemens des charpentes, le versement des flots dont la poupe était inondée, le démembrement du navire, ne furent l’ouvrage que de quelques secondes, tandis que la houle emportait un corps de femme léger comme le corps d’un oiseau, où les ailes manquaient !

Quand l’orage épuisé laissa retomber les vagues dans leur lit profond, un homme, jeté comme mort à la pointe du roc, retenu dans l’échafaudage où la cloche s’était balancée, ouvrit lentement les yeux. Sa mémoire était troublée comme l’Océan. Son corps meurtri se traîna douloureusement, et debout sur l’écueil découvert, il plongea partout son regard aussi profond que l’abîme. Tout avait disparu.

Depuis lors, quelque part qu’il se trouve errant, ou dans l’Inde, ou dans les mers glacées, poursuivi par le souvenir qui corrompt ses jours, quand l’ouragan s’élève, quand la mouette glapit, quand le pêcheur fait rentrer sa barque au rivage, cet homme voit devant ses yeux effrayés un vaisseau se débattre ; une faible femme s’attachant aux cordages, puis s’engouffrant dans la mer. Il appelle une cloche, qui ne sonne pas, pour sauver cette forme jeune et blanche, abîmée au creux de l’écueil en poussant au ciel ce cri d’expiation :

— La cloche !

Puis, quand tout est calme au monde, même autour du capitaine rêveur, quand la mer, devenue sa seule patrie, baise doucement la base du vaisseau dont il est le triste roi, tandis qu’il se promène le soir, infatigable, sur son étroit empire, la lumière d’une lune d’argent éclaire au loin l’ombre toujours belle de Katerina, balançant son mouchoir mouillé, comme un signal qui le rappelle au roc, où elle l’adore à genoux.

Les marins superstitieux de Perth racontent qu’ils ont vu, en passant, cette jeune ombre leur tendre un message pour son père, et qu’elle pleure, lorsque les prudens mariniers poursuivent leur course en silence, les bras croisés et les yeux fixés sur elle.