XXXVIII

Le retour d’Arsène.


» Durant cet étrange débat, Arsène était entouré, embrassé, questionné à la porte de l’habitation. Il arrivait content ; il avait appris d’heureux changemens dans l’île de la Dominique, d’où il revenait pour excuser sa fuite, et pour consoler sa jeune maîtresse. Tous les nègres, qui l’aimaient, étaient venus au devant de lui en poussant des cris d’allégresse de le revoir. Après les premiers élans de leur amitié naïve, ils lui apprirent les malheurs de M. Primrose, et la méchanceté de Sylvain, qu’ils traitaient tous de mazulitapan, sorte d’anathème lancé par les pauvres esclaves contre leurs bourreaux.

Arsène fut affecté de ce récit ; mais rien ne peut exprimer la colère frénétique dont il fut saisi, en apprenant que Sarah s’était vendue la veille, et qu’elle allait partir. L’enfant noir l’avait entendu ; et, le cœur gros du chagrin de la belle Sarah, il était venu raconter aux nègres que le beau zombi blanc s’était fait esclave de son maître. Edwin l’avait également appris par lui — le matin même, et cette grande nouvelle était la conversation de tous les noirs attroupés, lorsqu’Arsène avait reparu au milieu d’eux. Le ciel et la terre confondus ensemble auraient produit en lui moins de saisissement. Il bondit et s’élança tout à coup en écartant les conteurs interdits, criant de toute sa force comme un homme qui a perdu le sens. Edwin, attiré par ses cris, croyant que les nègres se révoltaient entr’eux, sortit précipitamment de chez son père, et voyant courir Arsène, les bras au ciel, criant toujours, il l’appela de son côté. Le nègre se jeta sur ses pas dans la chambre où ils étaient tous réunis, et sembla près d’expirer aux genoux de Sarah, tant il eut de peine à articuler ces paroles :

» — Esclave ! non, jamais esclave ! blanche et libre, libre comme sa mère ! Oh ! méchante petite maîtresse ! vous avez donc oublié ce que vous a dit le pauvre Arsène ?

» À ce nom d’Arsène, l’étranger, qui l’examinait curieusement, s’élança vers lui, le relevant avec précipitation, et s’écria fortement :

» — Arsène ! Arsène ! où est Narcisse ?

» Ce nom, cette voix, cette apparition subite, faillirent déranger tout-à-fait la raison d’Arsène qui, fixant d’un œil éperdu celui qui l’interrogeait, lui dit d’une voix mourante en montrant Sarah :

» — Voilà Narcisse !

» Et il tomba sans connaissance à leurs pieds.

» Ce ne fut pour un moment que trouble et confusion ; tous parlaient à la fois sans se comprendre. L’étranger, plus tourmenté que les autres, cherchait à rappeler son nègre à la vie, et dévorait des yeux Sarah, qui pressait en pleurant les mains glacées d’Arsène.

» — Oh ! parlez-moi, lui dit-il enfin avec une anxiété mortelle ; qu’a-t-il voulu dire ? connaissez-vous Narcisse ? vivrait-elle encore ? parlez, où est Narcisse ?

» — Elle n’est plus, répondit Sarah ; je ne me souviens pas d’elle ; mais Arsène m’a dit qu’elle était ma mère.

» L’attente et la douleur, le doute et l’angoisse se peignirent à la fois sur la figure de cet homme. Il n’osait attirer encore dans ses bras une fille dont il n’avait pas même supposé l’existence. Arsène pouvait seul détruire ou réaliser le pressentiment subit d’un tel bonheur, et l’évanouissement d’Arsène le poignait d’une inquiétude inexprimable.

» Le bon nègre, ayant par degrés repris ses sens et sa raison, se croyait aux cieux de se voir ainsi caressé par ceux qu’il avait tant aimés. Ses premiers transports rendaient ses discours si confus qu’il était impossible d’y démêler rien qu’une ivresse tumultueuse, presque alarmante pour ceux qui le regardaient. Enfin, quand sa joie fut plus sérieuse et plus calme, il confirma l’impatiente espérance de son maître par le récit qu’il avait déjà fait à Sarah. Il ne fut pas écouté sans beaucoup de larmes par l’époux de Narcisse ; mais Narcisse lui envoyait une fille, et cette fille était le portrait vivant de sa mère.

» M. Primrose n’osa plus rien opposer aux instances d’un homme longtemps malheureux, qui le conjurait de ne pas détruire un repos si chèrement acheté. Il céda, sacrifiant l’orgueil à la tendresse ; et, peu de jours après, Sarah leur donnait à tous deux le titre de père, comme elle en recevait le doux nom de fille. »




— Que sont-ils devenus ? demandai-je vivement à Eugénie qui avait cessé de parler.

Elle me montra de la main l’île des ombres.

— Ils sont tous là-bas, me dit-elle. Après avoir vécu longtemps ensemble, ils reposent de même, pour ne plus se quitter.

— Je les trouve heureux, lui répondis-je, en regardant de loin cette île mélancolique. C’était la première fois que l’idée de la mort ne m’effrayait pas.

Le son perçant d’un fifre nous tira brusquement de la rêverie où nous étions plongées. Eugénie me saisit par la main, et, reprenant vite sa gaîté, m’entraîna vers la ville d’où sortait cette musique annonçant la retraite remontant au fort établi sur un rocher voisin. Je remarquai avec surprise que le musicien était masqué, et courait en dansant au devant le tambour qui marchait au pas. Ce spectacle, nouveau pour moi, me fit surmonter à tour l’impression grave que j’éprouvais, et nous nous mimes à courir aussi sur l’air éclatant qui semblait nous y inviter.

Toutes les jeunes créoles accoururent se réunir à nous, et se dispersèrent bientôt çà et là vers leurs maisons semées dans le flanc de la montagne.

Descendues à l’entrée de l’île, Eugénie, pressée de rejoindre sa mère, me dit adieu en m’indiquant le chemin le plus sûr pour retrouver la mienne. Elle disparut alors à mes yeux parmi les rochers noirâtres ; moi, je demeurai seule au bord de la mer, presqu’intimidée de l’ombre qui la confondait avec l’horison ; mais la lune, un moment voilée, reparut avec tant d’éclat, que je marchai rapidement et sans frayeur le long du rivage. Je fus tout-à-fait rassurée quand je vis deux personnes assises sur les galets, et curieuse en même temps de deviner ce qu’elles regardaient attentivement, ainsi penchées sur les flots. Leur attention y paraissait tellement attachée qu’elles ne s’aperçurent pas de mon approche. Leur maintien, que j’observai, me parut triste autant que leurs traits me parurent beaux. C’était une très jeune fille et un homme aussi très jeune. Ils suivaient des yeux deux couronnes d’acacia blanc, que le mouvement de la mer entraînait vers l’île que je connaissais pour l’asile des morts. Tandis que la jeune fille jetait encore après les couronnes quelques fleurs qu’elle ôtait de son sein, celui qui me paraissait son frère en mêlait d’autres aux cheveux noirs et flottans de sa sœur. Enfin, ses yeux longtemps baissés se relevèrent sur le jeune homme, alors debout devant elle, et il l’emmena par la main, dans le même silence, vers une habitation que je n’avais pas remarquée encore, à demi-cachée par de vieux tamarins.

Je me retrouvai seule, et mon imagination s’intimida de nouveau. Je jetai, malgré moi, des regards fréquens et furtifs du côté de cette île inhabitée, où je croyais voir des ombres se promener lentement aux rayons des étoiles. L’épouvantable cri d’un oiseau sauvage acheva de faire envoler ma hardiesse, et je me remis à courir sans distraction, me promettant de savoir d’Eugénie quels étaient ces deux êtres charmans qui m’avaient retracé Edwin et Sarah.

Le lendemain, dès l’aube, j’entendis frapper contre ma jalousie. Je m’élançai hors de mon sommeil, certaine que c’était Eugénie qui, suivant sa coutume, venait m’éveiller pour m’emmener épier avec elle les premiers rayons du soleil. J’ouvris et nous montâmes le grand morne en parlant de ma rencontre de la veille. Eugénie promit de m’apprendre tout ce que j’en désirais savoir. Mais, me dit-elle, en se reprenant, je ne vous raconterai donc que les choses tristes de notre île ? Vous désirerez alors tout-à-fait d’en sortir. J’ai bien envie de me taire.

— Non ! lui répondis-je en l’embrassant ; nous causerons plus d’une fois encore au chant de la retraite.

Elle me jeta les bras au cou pour me remercier, et, dès le soir même, j’obtins le récit d’une autre aventure qui revient souvent à ma mémoire, et que je voudrais écrire comme elle la racontait.