Huit Jours dans l’île de Bali

Huit Jours dans l’île de Bali
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 571-601).
HUIT JOURS
DANS
L’ILE DE BALI


7 avril 1890.

De quinze jours en quinze jours, régulièrement, de grands vapeurs hollandais, à deux mâts, quittent le port de Soerabaia, ville de la région orientale de Java, pour prendre la direction de Célèbes et des Moluques ; une fois par mois, ils obliquent d’abord vers le sud-est et font leur deuxième escale sur la côte septentrionale de Bali[1], la première des îles de la Petite-Sonde.

Après une semaine d’attente à Soerabaia, nous partons ce matin, un ami et moi, pour Bali. Cette île exerce sur notre esprit une très grande fascination ; elle a été peu explorée jusqu’à présent[2] ; sur neuf sultanies qui la divisent, deux seulement, — les sultanies de Boeleleng et de Djembrana, — sont occupées par les Hollandais, qui les ont converties en une résidence... Presque en totalité indépendant, jouissant quand même sur l’infime territoire annexé d’à peu près toute son autonomie, le peuple balinais, paraît-il, professe toujours l’hindouisme, au lieu que le peuple javanais s’en est détaché et éloigné de plus en plus depuis de nombreux siècles, sous l’influence du bouddhisme d’abord, du mahométisme ensuite. — Un Hollandais en particulier, M. Birnie, homme très érudit et le Rothschild des planteurs de tabac à Java, nous a donné sur Bali, qu’il avait visité, des détails ethnographiques qui ont vivement piqué notre curiosité… Une question nous embarrassait : On loger dans l’île ? Il n’y a là, nous a-t-on assuré, aucun hôtel, à peine une apparence d’auberge, un véritable bouge ; mais la lacune a été comblée, à notre entière satisfaction, par le résident, M. Dannenbaigh, qui vient de nous offrir, par lettre, l’hospitalité à Boeleleng, chef-lieu de la résidence…

Il est neuf heures ; nous montons à bord du paquebot en partance, le Graf van Byland, qui est mouillé dans le détroit de Madoura. Le détroit de ce nom fait une bonne rade du nord à Soerabaia ; le bras de mer qui le forme a l’apparence d’un fleuve large et tranquille, et baigne deux rives d’aspect différent. Au sud, la côte javanaise est basse ; en arrière d’un premier plan, traversé par un canal de navigation, parsemé de constructions blanches, qui sont des entrepôts, des bureaux maritimes, planté, par places, d’arbres semblables à des pins, commence la ville, à demi recouverte d’un dôme de verdure ; dans une lointaine perspective se dressent des volcans. Au nord, la côte madouraise s’élève en versant de colline revêtu de végétation équatoriale ; pas de second plan ; l’intérieur de l’île n’est presque pas montueux. — Tandis que l’hélice refoule le large fleuve, la terre javanaise projette un cap, le détroit se resserre… et voici la mer. La côte, à tribord, décrit la courbe d’un golfe immense ; elle fuit, vers le sud, en ligne droite, et très loin, à peine distincte, se rabat sur l’est. Madoura s’éloigne à son tour, apparaît peu à peu jusqu’à la crête de ses plus hautes collines, et lentement s’enfonce sous l’horizon vaporeux.

Le navire tient le large ; le pont est aux trois quarts encombré de marchandises et de passagers indigènes ; ces derniers, accroupis ou étendus, ne bougent pas une minute de l’infime place qu’ils ont choisie au moment du départ. Seul, l’arrière, abrité d’une tente à longs rideaux de toile, est réservé aux passagers blancs, presque tous Hollandais. Ici, c’est un médecin qui habite les Moluques et y retourne. Là, ce sont deux agens d’une compagnie maritime d’Amsterdam, qui se rendent à Macassar, dans Célèbes, pour y traiter une affaire importante. Plus loin, faisant bande à part, ce sont deux missionnaires protestans avec leurs femmes. Arrivés d’Europe hier à Soerabaia, ils se sont rembarques immédiatement, à destination de Menado. L’une des femmes, très jeune encore, demeure silencieuse, torturée de nostalgie, pendant que ses compagnons, plus âgés, savourent infiniment le far-niente du voyage.

Les rideaux de toile sont entr’ouverts par instans. L’atmosphère est embrasée ; réverbérés par la mer, les rayons du soleil rejaillissent en traits de feu, aveuglans; au sud, dans des brumes de chaleur, transparaissent des cônes de volcans et une crête de montagnes. Le soir venu, toute cette lumière s’engouffre rapidement dans le couchant, et voici qu’une clarté douce, apaisante, tombe de myriades d’étoiles qui brillent d’un vif éclat; la surface des eaux, étrangement phosphorescente, semble dégager l’immense reflet du ciel ; au-dessus de l’horizon, le fin bijou des nuits tropicales, la Croix du Sud, scintille de ses quatre diamans.

La côte de Java se rapproche ; elle dresse sur la route du navire la silhouette, au sommet dentelé, d’un gigantesque volcan déchu, le Ringgit, dont le pied s’évase jusqu’à la mer... Nous stoppons. La nature est immobile; pas le moindre clapotis sur les flancs du bateau; la terre n’envoie aucune rumeur, aucun son, rien ne paraît y remuer, quand, du rivage obscur, se détachent des barques ombreuses qui glissent lentement, sans bruit, comme des fantômes. Une ondoyante fumée monte de la cheminée du navire ; elle s’éparpille, sur le ciel lumineux, en nuages légers, tout de suite anéantis. L’équipage se hâte ; parmi les coups de sifflet stridens de la manœuvre s’élève en chantant, par courts intervalles, la voix d’un matelot malais qui fait le compte des colis à décharger, à mesure qu’ils descendent dans les barques.

Bientôt, de nouveau, la pleine mer ! Les horizons sont enveloppés de brumes pâles. Seule, accoudée sur les bastingages, la jeune femme du missionnaire regarde ou songe.


8 avril.

Une grande lueur rose est apparue à l’orient; les étoiles s’éteignent. — Cinq pitons volcaniques, dont la juxtaposition évoque certain panorama célèbre des Alpes suisses, émergent, au sud-est, de nuées blanches qui se traînent sur l’horizon. C’est Bali. Le jour grandit; il creuse, déchire, dissipe les nuées et met à découvert un premier plan de montagnes abruptes. Puis, ces montagnes se reculent en arrière d’une côte qui, se dégageant peu à peu de la mer, s’abaisse par déclivités graduelles jusqu’à une terre basse. Au fond d’un petit golfe en échancrure, une tache blanche tire l’œil : c’est, dit-on, le club des fonctionnaires hollandais de Boeleleng... C’est là que nous serons débarqués... La ville est située à mi-côte sous les arbres.

Tout le long du rivage a jailli une bordure de palmiers et de cocotiers. Blanc, étincelant, le club tranche sur cette muraille verte de tiges obliques et de colonnettes empanachées, quand, tout à coup, la muraille s’entr’ouvre, laisse apercevoir en perspective une rue de constructions blanches aussi, puis se referme… Dans l’échappée est apparu le village de Pabean, port de Boeleleng.

Point de rade, pas le moindre brise-lames. Sur la plage, une plage de sable blond, la mer repose ce matin, muette, assoupie, mais l’on devine quels assauts retentissans elle doit y livrer, car il est connu que dans ces parages les embarquemens et débarquemens sont d’ordinaire difficiles, souvent périlleux. Tantôt y est déchaînée la mousson du nord-est, tantôt y soufflent, et toujours avec violence, des vents du nord-ouest. Il arrive que le gros temps force les navires de brûler l’escale.

En quelques minutes, une prahoe ou canot indigène nous transporte sur la plage blonde où nous sommes attendus. Il y a là des gens de races diverses : deux fonctionnaires hollandais, en casquette à galons d’argent ; des Arabes en fez ; des Chinois nu-tête ; deux Javanais et des Balinais qui sont tous coiffés d’une sorte de turban noir. Un uniforme bleu foncé, à basques courtes et à bande jaune clair sur la couture du pantalon, uniforme auquel nos yeux se sont accoutumés à Java, révèle tout de suite les fonctions que remplissent les deux Javanais. Ce sont des opas ou garçons de la résidence, qui tiennent en même temps le rôle d’agens de police. Les Balinais ont le torse nu ; ils portent un sarrong de couleur sombre, noué à la hauteur des hanches. À considérer ces premiers natifs de l’île, nous remarquons chez eux les particularités d’un peuple nouveau. Ils sont grands et d’apparence vigoureuse. Leur teint est foncé. Leur visage exprime à la fois de l’énergie et de la douceur. Leurs regards soutiennent les nôtres ; ils nous observent comme nous les observons ; mais un sourire bienveillant entr’ouvre gracieusement leur bouche, et nous devinons plus de naïveté que de malice aux réflexions qu’ils échangent en nous voyant. Tout différens nous étaient apparus les Javanais : de taille moins élevée, de constitution moins solide, et timides, renfermés, inquiets comme s’ils souffraient du joug qui pèse sur eux. Cependant, il y a dans les traits des uns et des autres une finesse qui trahit leur parenté de race. Au contraire, par des traits grossiers qui donnent une expression dure, presque farouche, à leurs figures, les Malais de Sumatra attestent qu’ils sont d’une tout autre famille.

Le résident a envoyé sa voiture à notre rencontre, sur la plage. Un fonctionnaire y prend place avec nous. Dès lors, au trot rapide de deux petits chevaux fougueux, à crinière épaisse et ondoyante, le spectacle change à tout instant. Voici la rue de constructions blanches que nous avons entrevue du navire. De chaque côté, des façades basses, avec étalages de marchandises en plein vent, au rez-de-chaussée, et, au seuil des boutiques, des familles de Chinois, d’Arabes et d’Arméniens. — La rue s’arrête. La route monte légèrement, à peine sinueuse, bien entretenue et poussiéreuse, entre deux rangées d’arbres qui étendent sur elle, à une grande hauteur, une voûte opaque de feuillage. A droite et à gauche, des champs de riz, parvenus à maturité, déroulent très loin des tapis veloutés et verts comme pré ; ils sont très beaux, ces champs, et plus doux à l’œil que les plantations vert jaunâtre de tabac et de canne à sucre que l’on rencontre partout au nord et au centre de Java. — Puis, c’est la forêt. Des bambous fléchissent gracieusement leurs tiges au feuillage délicat. Des palmiers projettent des gerbes d’éventails. Des cocotiers élancent, d’un seul jet, leur tronc gracile et couronné du panache des palmes retombantes. Des varigners, arbres sacrés de l’hindouisme, — Tels que des chênes gigantesques, — écrasent cette végétation légère de leur masse énorme. Et, parmi cette verdure éternelle, des arbres de cimetière, tortus, aux branches enchevêtrées, qui ne poussent jamais de feuilles, jettent leur défi au climat des tropiques. — La route se déploie entre deux lits asséchés de torrens, profonds de plusieurs pieds, et par-delà lesquels, bien avant dans la forêt, commencent à défiler les premières maisons balinaises. Elles sont juchées au bord de terrains jaunes qui dévalent en talus, et qui sont reliés de loin en loin à la route par des troncs d’arbres. Ces habitations sont basses ; quelques-unes sont construites en bambou et ont reçu extérieurement une application de mortier gras ; la plupart se composent de murs authentiques ; toutes sont surmontées de toits aigus, recouverts de chaume, de nattes d’écorces et de larges feuilles. Sinon de dimension, au moins d’aspect, elles diffèrent des maisons javanaises, qui, généralement en bois, sont un abri moins sûr contre les ouragans. — Bientôt la forêt s’éclaircit ; la ville apparaît. Un chemin caillouteux dégringole à la rencontre de la route poussiéreuse qui tourne court et se développe ensuite entre des jardins et des façades à péristyle : le faubourg européen, de son ancien nom Singaradja (ville des radjahs).

Dans la ville indigène, de tous côtés, des toits de chaume et d’écorce surgissent à l’intérieur de murailles de clôture qui rassemblent les habitations par quartiers. Ces murailles sont hautes, revêtues d’un crépi solide, hérissées d’éclats de verre, percées de portes basses; elles donnent à Boeleleng l’apparence d’une place forte. Et d’entre les toits, partout, jaillissent des vestiges de forêt.

A Singaradja, une façade de temple grec, tournée vers la mer, se dresse au fond d’un jardin; elle est flanquée de deux galeries à colonnes qui aboutissent à deux chalets identiques. C’est la résidence.

Les deux chalets sont mis à notre disposition. Ils portent sur le devant une vérandah d’où l’on voit la mer étinceler dans une large échappée entre les arbres, et les indigènes, à demi vêtus, aller et venir sur la route du pas léger de leurs pieds nus.

Silence mélancolique ; l’air ne vibre que de lumière quand, de quart d’heure en quart d’heure, éclate dans le jardin le son clair d’une petite cloche en fonte dont un opas vient, de la main, ébranler le battant ; puis le quartier indigène avoisinant fait retentir une cloche de bois qui répète l’heure frappée ; puis c’est, dans les quartiers suivans et sur toute la côte, une répercussion de coups secs qui finit par s’évanouir dans le lointain. J’ai déjà entendu les cloches de bois à Java; elles consistent en troncs d’arbres creusés et suspendus que l’on frappe avec de grands maillets. Elles servent aussi à donner l’alarme en cas d’incendie et en cas d’amok, c’est-à-dire lorsqu’un indigène, entré subitement en fureur, le plus souvent sous l’effet de l’opium, parcourt les rues, affolé, et devient un danger public. Pour l’incendie, on sonne le tocsin à coups très lents ; pour l’amok, à coups précipités.


9 avril.

Premier réveil à Bali. Nous devons sortir tout à l’heure. Un jeune fonctionnaire, secrétaire de la résidence, nous a proposé hier de nous conduire ce matin, dès le lever du soleil, chez un vieux savant hollandais, M. van der Tück, qui habite Boeleleng depuis plus de dix ans. Européen, paraît-il, converti aux mœurs balinaises, ce savant adore son île, porte habituellement le sarrong et a élu domicile en pleine ville indigène.

Nous voici bientôt gravissant un chemin caillouteux, bordé des deux côtés de murailles d’enceinte d’où émergent des faîtes en chaume et en écorce. Par places débouche, des murs pleins, une chaussée également encaissée, très roide et formée de pavés ronds mal assujettis, éboules en grand nombre. Voici qu’à main droite la muraille cesse brusquement pour reprendre plus loin. Dans l’intervalle, à l’intérieur d’une clôture basse, ajourée, ouvrant sur la route, se drosse, semblable à un énorme tombeau isolé, une porte monumentale à fronton aigu, découpé de gradins à corniches, hérissé et ciselé d’une ornementation légère. C’est la porte d’un temple qui s’étend, en arrière, à ciel ouvert. Dans la façade, à quelques marches du sol, est pratiquée une entrée que ferment deux battans de bois ouvragé. Sur tout cela, point de figures de divinités, seulement de la sculpture de fantaisie, et au pied du monument, deux racsaças, monstres d’origine hindoue, montent la garde...

Quelques pas plus loin, nous découvrons l’habitation de M. van der Tück, et nous trouvons celui-ci en sarrong et pieds nus. Grand et maigre, le visage imberbe et tiré, il a l’apparence d’un vieux savant allemand. Sa demeure est très simple et petite. Malgré une couverture de tuiles et une galerie sur la façade, elle tient bien plus de la maison balinaise que des maisons confortables des Européens aux Indes. Elle se compose de quatre pièces minuscules en enfilade, pavées de gros cailloux ronds. Des rangées d’in-folio se superposent sur les murs. Des dictionnaires sont ouverts, pêle-mêle, sur de hauts pupitres. De nombreuses curiosités du pays, entre autres des statuettes de bois représentant des prêtres et des personnages de poèmes hindous, surgissent dans tous les coins. Des manuscrits balinais, assemblages de bandes d’écorce gravées, attestent, disséminées, déployées, les patientes investigations du savant. Derrière la maison s’étend, à l’ombre d’un superbe dôme de feuillage, un jardin parsemé de cabanes indigènes dans lesquelles logent les nombreux domestiques de M. van der Tück. Ils sont, en effet, légion, ces domestiques. Des familles entières sont groupées là, les regards sur nous, des regards pleins de douceur. Avec tous ces gens, le savant vit sur le pied d’une grande familiarité. Il les fait causer d’eux-mêmes, de leur pays, de leur religion, et tout ce qu’il apprend d’eux, jusqu’aux mots nouveaux qu’il leur entend prononcer, vient augmenter les matériaux d’un dictionnaire javanais-balinais auquel il travaille depuis fort longtemps. Ces gens sont devenus sans s’en douter, dans quelque mesure, les collaborateurs de leur maître. Souvent celui-ci leur parle de l’Europe, cherche à leur expliquer les phénomènes célestes dont ils sont témoins; mais ils ne comprennent pas, sont incrédules. Le Balinais n’a jamais rien su de ce qui se passait hors de son île. Des montagnes de Java apparaissent à l’horizon, quand le temps est clair; il les nomme Djava. C’est pour lui la terre étrangère, l’autre monde d’où il a reçu sa civilisation ; et il pense que Chinois, Arabes, Hollandais viennent tous de Djava. Son esprit ne peut admettre qu’il y ait d’autres terres par-delà les mers. Bali est, à ses yeux, le centre de la mer infinie. Il n’est pas navigateur et ne connaît de l’autre monde, Djava, que les coutumes importées dans son île par les étrangers... Aussi, malgré les enseignemens de leur maître, les domestiques de M. van der Tück n’en croient pas davantage à l’existence de notre continent et, pour eux, le soleil continue à faire chaque jour sa course au-dessus de Bali, de Djava et de la mer infinie, disparaissant chaque soir, ils ne savent pour descendre où, revenant chaque matin, ils ne savent pas d’où.

Depuis si longtemps en contact quotidien avec le peuple balinais, le vieux savant a appris à l’aimer passionnément. Aussi, donner des renseignemens sur ce peuple, sur ses coutumes, sur sa religion, est absolument de sa compétence. Il est le seul Européen qui en ait poussé l’étude à fond, et son concours est devenu indispensable au gouvernement hollandais, de qui il touche annuellement 20,000 francs en qualité d’interprète officiel.

M. van der Tùck veut bien nous proposer de nous faire visiter quelques temples de Boeleleng, et auparavant une maison indigène dont il est un ami. Il pose sur sa tête une coiffure-parasol, en forme de cône très évasé, prend un bâton et tel qu’il est, en sarrong, pieds nus, nous fait la conduite... Tous les natifs que nous rencontrons sourient à notre guide et lui adressent en passant quelques paroles, car il est connu et aimé dans le pays, et on le salue familièrement. Nous sortons de la ville. A nos pieds s’ouvrent des gorges profondes, au fond desquelles bruit une rivière, et qui sont verdoyantes de fougères arborescentes. Nous gravissons, sous bois, par lentes enjambées, un lit asséché de torrent, chemin impraticable qui aboutit à une maison indigène : murs bas, sans fenêtres, sous un toit de chaume. Le savant y vient régulièrement, tous les matins. Avec des visages réjouis, l’on s’empresse de nous faire entrer. La porte, laissée ouverte, éclaire l’intérieur d’une lumière douce; des nattes d’écorce sont déployées sur le sol, qui est de terre sèche; une table de bois et, comme sièges, des planches posées horizontalement sur des pieds, c’est tout l’ameublement. Vite, des cocos sont perforés et, pendant que nous nous désaltérons en buvant à même aux noix, le chef de la famille, un beau gaillard, aux yeux clairs, à la chevelure noire, dénouée, flottante, questionne longuement à notre sujet. Ils sont là une dizaine, accroupis sur les nattes, des hommes et des enfans, mais tous enfans par une adorable naïveté qui se devine.


De retour dans la ville, nous entrons dans plusieurs temples. De l’un à l’autre tantôt montent, tantôt dévalent des rues en chaussée glissante ou en escalier. Tous les temples procèdent du même principe d’architecture et d’ornementation ; l’intérêt architectural qu’ils présentent tous se concentre sur la porte d’entrée : toujours un monument à façade pentagonale et dans lequel sont enchâssés des battans de bois ouvragé. Le fronton est constamment surmonté d’un bibelot de verre, en forme de mains jointes, qui semble d’importation bouddhique. La façade est presque toujours dépourvue de figures de divinités. Cependant, voici sur une porte un personnage dont l’attitude méditative évoque un Bouddha ; sur une autre porte, Vichnou sur Garouda et, lui faisant pendant, Ravana sur un animal étrange. Mais ce sont des exceptions. À défaut de figures de dieux, même d’animaux sur la façade, des Racsaças montent toujours la garde au pied du monument ; leur présence suffit, dans la pensée de l’indigène, à préserver le temple de l’invasion des démons. Je me rappelle, à ce propos, que le directeur du musée de Batavia eut l’heureuse inspiration de placer un Racsaça à l’entrée d’une salle remplie d’objets d’une immense valeur ; le monstre est, à lui seul, une meilleure garantie contre la cupidité indigène que les fenêtres grillées et les parois blindées de cette salle contre la cupidité européenne, car le Javanais n’aurait pas le courage de commettre un vol sous les regards terribles du gardien de pierre.

Les battans de la porte monumentale ouvrent sur une vaste cour. Dans celle-ci, le long des murs, sont alignées de petites constructions de plusieurs sortes : longues toitures de chaume, qui servent à abriter des offrandes de fleurs et de riz ; maisonnettes à claire-voie (les autels), élevées sur un dé de maçonnerie et dans lesquelles on entrevoit un siège vide ; niches de pierre qui renferment des statuettes ; petits sanctuaires en planches, cadenassés et barbouillés de figures… Dans beaucoup de temples, une nouvelle porte monumentale se dresse au fond de la cour, et donne accès sur une seconde cour. Partout, dans chaque enceinte, des statuettes et des images peintes ; mais ce sont bien plus des illustrations de poèmes balinais ou hindous que des représentations de divinités. Il n’existe, à proprement parler, aucune idole à laquelle on adresserait des prières ; la preuve en est que les autels n’exhibent aucun dieu sur leurs sièges laissés volontairement vides. Où donc, vers quels dieux invisibles, vont les prières de ce peuple qui s’est bâti des temples si nombreux ?

On ne peut dire exactement à quel moment, sous l’influence de Java, l’hindouisme pénétra à Bali. Peut-être fut-ce bientôt après l’année 68 de notre ère, date à laquelle remontent l’établissement des premiers Hindous à Java et la formation du kawi. Depuis lors, en tout cas, l’île de Bali ne fut plus jamais un terrain propice aux propagandes religieuses. Le bouddhisme pur n’y fit, à proprement parler, pas d’adeptes. Il existe bien deux mille bouddhistes environ dans deux villages des montagnes, mais ce seraient plutôt les descendans d’émigrés de l’Inde qui avaient cherché refuge à Bali pour avoir été persécutés dans leur patrie. — Les Arabes, malgré une grande activité qu’ils déployèrent sur les côtes, n’arrivèrent à rallier au mahométisme que quelques milliers de natifs. — Plusieurs missionnaires chrétiens essayèrent, à leur tour, d’introduire le christianisme dans l’île. Après quelques années d’efforts inutiles, ils opérèrent enfin une conversion, mais celle-ci leur fut fatale. En 1881, l’unique converti, sans doute affolé par les taquineries de ses compatriotes, assassina le missionnaire, « de Vroom. » Depuis ce moment, les missionnaires ont absolument disparu du pays.

Si les indigènes se sont ainsi soustraits à toute nouvelle transformation religieuse, c’est moins parce qu’ils étaient fanatiques que parce qu’ils étaient indifférens; par suite de cette indifférence, l’hindouisme lui-même a perdu, au milieu d’eux, sa forme originale, à supposer, toutefois, qu’il l’ait jamais eue dans l’île. En réalité, les Balinais se distinguent extérieurement par quelques pratiques, ainsi que par les différentes façons dont ils traitent les morts, mais ils s’identifient dans le fond par une tradition commune de croyances superstitieuses. — Un certain nombre d’entre eux livrent les cadavres aux bêtes sauvages, en les exposant à la lisière des forêts ; cette coutume, qui n’existe plus que dans les sultanies indépendantes, se rattache à la plus ancienne religion de l’île. Le plus grand nombre brûlent les morts, comme le veut la tradition brahmanique. Les orfèvres et forgerons, qui constituent une classe spéciale, avec usages spéciaux, enterrent les corps. Il arrive, toutefois, que les hindouistes déposent leurs cadavres pour quelque temps dans des tombes, car la crémation est toujours accompagnée d’une cérémonie et d’un repas très coûteux, et le cas se présente souvent de familles qui n’ont pas l’argent nécessaire pour faire procéder tout de suite à l’incinération d’un mort. Dans ces circonstances, il est d’usage, dans le pays indépendant, de conserver le cadavre chez soi et de le recouvrir d’un linceul de pierres; mais à Boeleleng et à Djembrana, le gouvernement exige une sépulture provisoire pour raison de salubrité publique. — Cette diversité de pratiques n’empêche pas que tous les Balinais ne se confondent dans une même foi naïve. Ils n’adorent pas de dieux à formes et noms arrêtés ; ils implorent les forces bienfaisantes de la nature. Par exemple, les rizières étant d’un revenu considérable pour leurs propriétaires, on voit ces derniers s’associer en plus ou moins grand nombre pour consacrer un temple à la force naturelle ou divinité qui fait éclore les graines. Des amoureux demanderont au bon génie de la jeunesse d’exaucer leurs vœux; l’indigène, que l’avenir inquiète, s’efforce, dans ses prières, de fléchir le destin. Hors de ses intérêts et de ses besoins, le Balinais est indifférent en matière religieuse, et ses pratiques de dévotion lui suffisent. — Dans les quartiers d’habitations, on voit, auprès des demeures, de petites constructions à toits de chaume, oratoires rustiques qui sont couverts d’images représentant des divinités du foyer et des héros de poèmes. Peu importe aux habitans d’où viennent les figures de ces divinités, pourvu qu’elles ne puissent que leur porter bonheur. Un missionnaire ayant un jour parlé à un indigène de la charité du Christ, l’indigène lui demanda de lui procurer l’image de ce bon génie, pour qu’il put la placer à côté de ses dieux domestiques. Dans sa superstition, autant l’insulaire appelle sur ses intérêts et sur lui-même la protection des forces bienfaisantes de la nature, autant il s’applique à éloigner les forces malfaisantes auxquelles il attribue, dans son esprit, des formes de démons.

Les Balinais qui se rattachent par quelques pratiques à l’ancienne religion de l’île, les orfèvres et forgerons et les hindouistes ont tous des temples, mais ces derniers seuls ont des prêtres. Les temples des premiers et des seconds sont donc plutôt des lieux destinés aux offrandes et à des pratiques de dévotion individuelle. Nous ne visitons qu’un de ceux-là, un temple des orfèvres et forgerons. L’air y est embaumé par des offrandes toutes fraîches de fleurs blanches du plus suave arôme, et de nombreux petits porcs noirs, abandonnés aux génies bienfaisans, circulent en toute liberté dans l’enceinte sacrée. Quant à l’hindouisme, il compte trois temples par village : un temple du village ; un temple de cimetière ou de Dourga, femme de Siva, transformée en monstre et considérée comme déesse de la mort; un temple au bord de la mer, dans les villages de la côte, au bord d’un cours d’eau quelconque, dans les villages de l’intérieur, — la mer et ce cours d’eau évoquant le souvenir du Gange purificateur.

Si la religion trinitaire hindoue est fort dégénérée à Bali, elle s’y révèle toujours par les trois couleurs brahmaniques : rouge, Brahma; blanc, Vichnou; bleu foncé ou noir, Siva; et elle y persiste dans les cérémonies des temples, bien qu’un seul nom revienne encore dans les prières récitées par les prêtres : celui de Siva. Il est à remarquer que Siva, qui a le rôle de destructeur dans la trinité brahmanique, a assumé ensuite un rôle religieux très différent. On trouvera l’harmonieuse ornementation de ses formes principales dans l’invocation qui ouvre le drame de Sakoûntala. Il existe à Batavia un groupe où Brahma et Vichnou sont à la droite et à la gauche de Siva, présenté comme le dieu principal de la trinité aryenne. En définitive, Siva nous apparaît comme une incarnation symbolique du Temps ; de là son côté destructeur, manifesté dans sa femme Dourga et dans quelques-uns de ses attributs, mais aussi son côté régénérateur attesté par le fait qu’il est pour les Balinais une divinité bienfaisante. — Dans les cérémonies des temples, les hindouistes de Bali apportent en offrande du riz, des fleurs blanches, des poules, etc.; les prêtres récitent des prières en agitant une clochette de la main gauche et en tenant dans la droite une massue au lieu d’une fleur blanche, comme c’est la coutume dans l’Inde; et, par momens, ils s’interrompent pour répandre de l’eau bénite sur le peuple. Les prêtres officient, à date fixe, dans l’année.


La nuit est venue ; les plantes sont immergées, confusément, dans l’ombre; là-bas, la mer est pâle sous la clarté molle qui tombe des étoiles. Par intervalles, le flambeau d’un indigène attardé sur la route fait une tache jaune qui erre dans l’obscurité. — Je songe au vieux savant qui vit depuis si longtemps mêlé au peuple d’enfans que sont les Balinais. Certes, il a acquis au milieu d’eux une science étendue et captivante; mais son âme européenne s’est étiolée, du même coup, dans cette solitude. L’envers de son esprit nous est apparu enfantin. Par des sophismes et des anecdotes intimes de toute sorte, il nous a longuement égayés. Tant il se confine dans son enthousiasme pour son île, qu’on dirait qu’il n’existe plus pour M. van der Tück que Bali... et la mer infinie...


10 avril.

Nous avons trouvé à Boeleleng des Hollandais très obligeans. Outre le résident, qui nous donne si généreusement l’hospitalité, et M. van der Tück, qui nous instruit avec tant de bienveillance, quatre jeunes fonctionnaires se mettent constamment en frais d’amabilité pour nous. Ces quelques Européens composent, avec trois ou quatre employés subalternes et un contrôleur établi à Djembrana, le noyau de la colonie dans l’île. Pas le moindre complément de force armée. Dans toutes les villes de Java défilent les uniformes sombres de l’armée des Indes, et des forteresses massives braquent des canons dans toutes les directions; ici, un bâtiment qui servait de caserne a été évacué, il y a quelques années, et est actuellement fermé.

Pour aujourd’hui, les jeunes fonctionnaires ont organisé à notre intention une excursion dans la montagne. Des chefs de villages et des opas se joignent à eux pour nous accompagner. De petits chevaux de selle agiles et ingambes nous emportent rapidement à travers la forêt de Boeleleng, au sortir de laquelle la montagne apparaît embrumée de chaleur, lointaine. La route, d’abord pierreuse, mais nivelée, serait ensuite impraticable pour tout genre de véhicule ; elle est embarrassée de racines, hérissée d’éclats de roche, creusée d’ornières profondes. La rivière que nous avons vue hier décrit des sinuosités. Deux fois elle écume, sous nos yeux, au pied de ses versans abrupts. La route dévale et remonte, presque aussi roide que les pentes; point de pont pour passer l’eau. Plus loin s’étalent en gradins des rizières inondées où se réfléchit un ciel blanc. Par places émergent de l’eau dormante les têtes énormes, aux cornes puissantes, de buffles immobiles qui se baignent couchés. Soudain, en arrière, un bruissement de vagues; une de ces bêtes massives et glabres n’a fait que se soulever. La peur éperonne les chevaux; un temps de galop, et voici le pied de la montagne. — Après une demi-heure d’ascension, nous atteignons le village de Gitgit, un village à toits de chaume qui surgissent dans l’ombre de grands varigners; en même temps, un point de vue merveilleux sur la côte et sur la mer. Nous mettons pied à terre dans un jardin, auprès d’un passangrahan, maison rustique qui appartient aux fonctionnaires hollandais et a été construite en vue de leurs tournées d’inspection dans le pays. On trouve de pareils immeubles dans beaucoup de villages de Java ; ce sont, en somme, les bungalow de l’Inde anglaise. Demeures très simples, en bois pour la plupart, avec galerie sur le devant, les passangrahan renferment les meubles de première nécessité.

Non loin de Gitgit, à la hauteur de quelques lacets d’une route en éclats de roche sur une côte rapide et herbeuse, commence la grande forêt de l’île, une forêt qui se déploie jusque près du sommet des volcans, qui n’est pénétrable que la hache à la main et qui referme bien vite les passages frayés dans son obscurité en poussant de nouveaux bras de ses moignons, en multipliant ses lianes. Les chevaux laissés au village, nous y faisons une courte exploration. — Un sentier, que nous gravissons depuis quelques minutes, s’arrête court devant un fouillis de fortes branches que projettent les troncs dès leur sortie du sol. Des villageois qui nous suivent s’empressent de prendre les devans et ouvrent péniblement un chemin. Des débris de bois vert qui jonchent le sol, des marques fraîches d’amputation à la base des arbres témoignent que la hache a passé récemment çà et là. A droite et à gauche pendent, pareils à de très petites cerises, les fruits rouges des caféiers; sur beaucoup de ces arbustes au feuillage délicat, la cueillette est déjà faite. — Pas à pas, nous atteignons le fond d’un vallon ombreux où bouillonne un torrent, dans un lit de roches éboulées, entre deux bordures de plantes aquatiques d’un beau vert tendre. Nous remontons sur les pierres le cours d’eau écumeux; la forêt s’ouvre, et les versans du vallon se rejoignent dans un flot de soleil. Du haut de rochers que revêtent des fougères arborescentes tombe, en une seule nappe, une cascade qui se brise dans un étang limpide et arrose d’une fine poussière d’eau les plantes environnantes. Au sommet de la paroi verdoyante, lustrée d’humidité et de lumière, débordent, dans le vide, les épaisses chevelures de la forêt, qui recommence là-haut.

Nous redescendons vers le village. Sur la côte herbeuse montent des indigènes qui nous adressent, sans s’arrêter, quelques paroles. Je crois que c’est un salut. Mais, non, ils nous annoncent qu’un spectacle s’organise en notre honneur à Gitgit. En effet, à notre arrivée, les habitans se pressent autour du jardin du passangrahan et jusque dans le jardin, où attendent les musiciens d’un gamelan ou orchestre indigène, et un jeune garçon si efféminé de figure et de costume qu’on dirait une jeune fille.

Le fait est que tout à l’heure cet enfant tiendra le rôle d’une danseuse. Il porte une lourde coiffure de roses blanches ; des colliers, faits de fleurs variées, lui couvrent la poitrine ; un sarrong clair à ramages, retenu sur ses hanches par une écharpe de couleur foncée, descend jusqu’au-dessous de ses genoux. Le visage immobile, il est assis sur le sol, les jambes pliées et croisées ; en arrière, sur deux rangs, au long d’une haie, sont accroupis de même les musiciens du gamelan ; le torse nu, ils ont devant eux des instrumens de deux genres principaux : assemblage de gongs placés horizontalement sur des cordes tendues, sortes d’harmonicas à lames de métal, et ils tiennent dans les mains de petits marteaux enveloppés à leur extrémité de drap ou de caoutchouc. Au moment où, frappés par les petits marteaux, gongs et touches métalliques entrent en vibration, l’enfant se lève, s’avance, et le spectacle commence. — La danseuse mime alors un rôle de scène d’amour, en mouvemens très lents et très articulés des jambes, des bras et des mains... L’un après l’autre, de jeunes indigènes, en simple sarrong, se détachent des groupes qui regardent et, pendant quelques minutes chacun, figurent des prétendans. Sur la pointe des pieds, les jambes légèrement écartées et les bras à peu près étendus en croix, ils exécutent un gracieux balancement des hanches. Au moyen de cette seule mimique, ils expriment leurs hommages à la danseuse, lui font une déclaration d’amour, poursuivant d’un déplacement continu son regard fixe sans cesse détourné par de fuyantes attitudes. Et les sous métalliques du gamelan s’entremêlent, tantôt bruyans, tantôt plus doux, nuançant les divers momens de la scène. La percussion d’un petit marteau sur un gong suspendu marque la mesure, par instans la précipite, par instans la ralentit. Ce spectacle est monotone peut-être, mais il porte une empreinte à la fois hiératique et sauvage qui le fait savourer infiniment. La danse, l’accompagnement de gamelan tout en sonorités de cloches et de clochettes, le village à toits de chaume dans lequel se presse une population demi-nue et de couleur sombre, l’étendue de la côte où brillent des gradins de petits miroirs que font les rizières irriguées, tout cela produit une impression intense, tout cela est beau, très beau…


12 avril.

La journée d’hier a été remplie par une nouvelle excursion. Le chef d’un village, prévenu que nous passerions, s’était préparé à nous recevoir. Au milieu d’une place, à l’ombre de grands varigners, était dressée une table, entourée de chaises et recouverte de feuilles de papier qui faisaient nappe. On nous a offert une collation de fait de cocotier et de mangues.

Tout à l’heure, j’ai aperçu le même chef qui entrait dans le jardin de la résidence. À cheval et vêtu d’une belle étoffe chatoyante, il était accompagné de quelques villageois à pied. Avant et après lui ont fait leur apparition d’autres chefs que suivaient aussi de petites escortes. Ils venaient chez le résident qui les réunit une fois par semaine.

Et maintenant c’est l’après-midi. L’air brûle ; je me suis assoupi dans ma véranda, quand tout à coup des sous de gamelan me font ouvrir les yeux et regarder. Au milieu du jardin, sur le gravier d’un rond-point, des musiciens disposent par rangées des gongs et des instrumens à touches métalliques. Peu à peu, l’attention des indigènes qui passent sur la route est attirée par ces préparatifs ; ils s’approchent et s’accroupissent ; puis viennent se joindre à eux des adultes et des enfans qui accourent de droite et de gauche. — Un Kantya, jeune personnage de Boeleleng qui préside à la représentation, s’avance, fléchit le genou devant le résident pour annoncer que tout est prêt, et, au signal qu’il donne, les instrumens commencent à carillonner. Alors une Chimère, dissimulée jusque-là derrière les arbres de la route, apparaît à l’entrée du jardin. Tous les regards se dirigent vers l’animal fabuleux, lequel se compose d’une enveloppe en grosse toile de bâche, d’une tête énorme et d’une ossature rudimentaire en bois et renferme deux indigènes qui, les jambes dans ses jambes flasques, le font avancer à pas pesans. Balançant lourdement la tête, la Chimère darde un regard terrible de ses yeux peints ; un mécanisme intérieur lui fait ouvrir démesurément la gueule, et, sous l’impulsion d’un ressort, ses mâchoires battent l’une contre l’autre avec fracas. Arrivée devant les musiciens, elle abandonne brusquement son allure lente, recule d’un saut avec effroi, ce qui enlève un éclat de rire général. Et les spectateurs demi-nus s’amusent infiniment des caprices de ce grand jouet automatique qui danse, se couche, galope pendant plus d’une demi-heure. La danse de Gitgit et l’exhibition de la Chimère sont des représentations populaires qui ne demandent pas de longs préparatifs et que le peuple peut aisément s’offrir et offrir à ses hôtes. Pour ce soir, on nous a promis, comme le plat de résistance pour la fin, un spectacle de danses d’un caractère moins impromptu et tel qu’il s’en donne, dans les grandes occasions, à la cour des princes balinais.

A neuf heures, par une claire nuit d’étoiles, nous sortons de la résidence avec M. Dannenbargh, derrière qui un opas porte le pallion. Le paillon est un grand parasol qui sert d’emblème aux fonctions de résident et à plusieurs grades indigènes. — La salle des danses, nommée pendoppo, se trouve à Singaradja même. Le type de ces salles nous est connu : grand édifice carré ouvert aux quatre vents, toiture de tuiles, piliers massifs, base en maçonnerie. Nous avons vu beaucoup de pendoppos à Java; ils appartenaient tous à des princes ou à des régens ; ils étaient presque tous très luxueux, dallés de marbre et éclairés le soir à giorno. Celui de Boeleleng est rustique ; il a reçu pour la circonstance un lourd décor de guirlandes de palmes piquées de fleurs; sur les piliers brûlent des lampes à huile qui ne répandent pas une bien vive clarté. Des fauteuils et des chaises destinés aux Européens et à des personnages indigènes font demi-cercle. A notre arrivée, le peuple est massé aux alentours, respectueusement, sans rumeurs; de l’intérieur, il apparaît, dans la nuit claire, en gradins de têtes et de poitrines nues. Derrière plusieurs rangs de femmes accroupies se tiennent debout des enfans ; derrière les rangs d’enfans, des hommes et des femmes encore. Assises sur des chaises, quatre petites danseuses, immobiles comme des statues, étranges comme des idoles, attendent que le spectacle puisse commencer. Leurs costumes sont les mêmes à peu de chose près : un sarrong clair à reflets soyeux, une écharpe de couleur sombre qui chatoie autour de leur taille mignonne et flotte des deux bouts sur le côté; des colliers de fleurs et de pierres précieuses; une coiffure de roses en forme de tiare et d’un parfum pénétrant. — Elles se lèvent aux premières vibrations du gamelan et viennent, à pas très lents, se disposer, au centre du pendoppo, en une figure carrée ; puis, sans que cette figure se déforme un instant, la danse évolue en attitudes fuyantes qui sont empreintes d’une grâce tout hiératique. Les mouvemens des quatre petites danseuses sont parfaitement les mêmes. A voir leurs visages impassibles, leurs regards figés entre les paupières, on dirait des êtres automatiques, des idoles mouvantes. Et le tableau d’ensemble oscille mystérieusement dans la clarté jaune des lampes, avec lenteur, en cadence, comme berce par le rythme des sous métalliques qui se mêlent d’une façon harmonieuse... Ce spectacle fini, commence une représentation du théâtre balinais ou wajang. En réalité, le mot wajang signifie ombre, il s’applique au théâtre des ombres chinoises et des marionnettes, et le théâtre où figurent des personnages vivans se nomme wajang-orang, mais on emploie tout de même le terme seul de wajang pour les désigner l’un et l’autre. — Deux jeunes insulaires, aux mains fines, aux ongles très longs, — des fils de radjahs, — tiennent le rôle de princes de leur histoire, prétendans d’une princesse, et l’une des quatre petites danseuses représente la princesse. Tous trois exécutent une danse-pantomime d’un art très délicat; par momens, ils en renforcent l’expression par des paroles qu’ils chantent d’une voix nasale aux accens poignans. C’est d’abord un long poème d’amour dont le gamelan souligne les nuances. C’est ensuite une scène d’inquiétude au cours de laquelle les princes rivalisent d’ardeur, sur un thème passionné, pour triompher des hésitations de la princesse. C’est enfin un dénoûment tragique : cette dernière, aimant ses prétendans d’un amour égal, se donne la mort pour se soustraire à l’obligation d’opter entre eux ; elle simule le suicide en se laissant tomber, et sur son corps les princes éplorés clament, en notes aiguës, leur désespoir, tandis que le gamelan, donnant avec force de tous ses instrumens, s’exaspère, précipite la mesure, s’arrête court. Éclate un coup de gong, c’est le point final. — L’un des princes en particulier nous a tenus, durant le spectacle, sous le charme de toute sa personne ; remarquablement svelte, ayant des traits d’une extrême finesse, il portait avec une grâce tout aristocratique, une coiffure et des colliers de roses, et un sarrong de soie retenu à sa taille par une ceinture au fil d’or ; sa voix, infiniment douce et souple, avait des inflexions étranges. — Après chaque partie du drame apparaissaient des acteurs comiques ; dans un intermède plus ou moins long, ils parodiaient la scène achevée par des gestes désordonnés et par un dialogue moitié en balinais, moitié en malais, assaisonné de plaisanteries. A la vue de ces clowns qui s’étaient grotesquement costumés et dont le visage grimaçait, doré ou argenté au moyen de je ne sais quel procédé galvanoplastique, à l’ouïe de leurs tirades pleines de verve satirique et folichonne, les indigènes s’égayaient, et de tous les gradins de têtes partaient des rires bruyans et prolongés; puis, au retour en scène des princes et de la princesse, le silence se rétablissait, respectueux... Bien que les représentations durent le plus souvent jusqu’au lever du soleil, le peuple en attend toujours la fin, sans manifester jamais la moindre impatience.

Il est trois heures du matin quand nous quittons le pendoppo.

14 avril.

Avec le peuple qui nous entoure, il ferait bon causer; or, nous ne savons qu’un peu de malais, et ce peuple, à l’exception de ses prêtres et de ses chefs qui ont aussi quelque connaissance du malais, n’entend et ne parle que le balinais, une langue très compliquée. De cette dernière nous savourons au moins la sonorité, qui, très mélodieuse, nous rappelle celle du javanais. Il n’y a, du reste, pas seulement cette analogie musicale entre les deux langues; elles sont proches parentes[3]. Le javanais est une langue mère qui a donné naissance à trois dialectes principaux : le soundanais, le madourais... et le balinais. Les deux premiers, qui sont parlés à Java, subirent, avec le javanais, l’influence du sanscrit au moment où l’île fut convertie à l’hindouisme et reçut de l’Inde sa civilisation et les élémens de sa littérature, puis l’influence de l’arabe, au fur et à mesure de la propagande musulmane. Quant au balinais, s’il a été aussi influencé par le sanscrit, il l’a été à peine par l’arabe, comme Bali repoussa toujours le mahométisme; aussi se distingue-t-il par un vocabulaire hindou très riche. — Le javanais et chacun de ses dialectes comprennent une forme cérémonielle : krama (bienséance) et une forme populaire : n’gaka (tutoyer). Le peuple est tenu, quand il s’adresse à ses supérieurs, d’employer la forme krama, tandis que ceux-ci, en lui parlant, se servent de la forme n’gaka. A Bali, ces deux formes sont désignées aussi par : haut-balinais et bas-balinais. L’écriture javanaise est commune au javanais et aux trois dialectes. Le malais, lui, est la langue diplomatique de tout l’archipel. Très riche en mots arabes, il en a passé quelques-uns au balinais et un très grand nombre au javanais duquel il a reçu, à son tour, des termes sanscrits. Le sanscrit lui-même n’est pas arrivé directement au javanais, mais par l’intermédiaire du kawi, qui est au javanais et à ses dialectes ce que le latin est à nos langues de l’Europe méridionale et le pâli au birman, au siamois, etc. Le kawi n’est, en réalité, que du sanscrit tombé à l’état de langue agglutinante. Il a dû prendre naissance peu de temps après l’arrivée des premiers Hindous à Java ; mêlé de javanais, soumis aux règles de la grammaire javanaise, il constituait, en même temps qu’un dialecte qui fût accessible au peuple, avec des termes nouveaux pour les nouvelles connaissances religieuses, la langue sacrée qui, destinée à l’écriture et aux inscriptions, était appelée à renfermer tous les ouvrages mythologiques de l’archipel. C’est ainsi qu’à Bali les poèmes et les codes sont gravés en kawi. Les prêtres sont censés connaître à fond cette langue ; ils la savent, en réalité, fort mal.

La civilisation balinaise, telle que nous la retrouvons aujourd’hui, est donc issue de Java au temps où y régnait l’hindouisme. Comme, depuis ce moment, le peuple de Bali est demeuré stationnaire, il n’est pas étonnant qu’il soit toujours divisé en castes, suivant le principe brahmanique. — Les prêtres et les chefs peuvent, en vertu d’un droit qui leur appartient exclusivement, prendre autant de femmes qu’ils veulent dans les classes inférieures, mais pour tous les autres indigènes, les frontières entre castes sont inviolables, et les mésalliances sont expiées d’une façon terrible. Par exemple, une femme qui a pour amant un homme de condition plus basse qu’elle sera brûlée vive, et son amant enfermé dans un sac et jeté à l’eau. À Boeleleng et à Djembrana, le gouvernement hollandais châtie les coupables en les bannissant. — La caste des brahmanes est peu nombreuse, elle comprend les prêtres. À celle des Kchattryas ne se rattachent dans tout le pays que trois princes. La caste des Vayssias est constituée pour ainsi dire par la bourgeoisie de Bali ; à l’exception des trois princes Kchattryas, tous les princes en sont ressortissans. Entre cette caste et celle des Coudras, s’intercale une sous-caste qui est formée par l’ancienne noblesse balinaise et dans laquelle sont choisis en général les chefs de villages. Quant à la caste des Çoudras, elle se compose des artisans. Viennent enfin les parias ou déclassés : prolétaires, gens de corvée, en un mot presque des esclaves.

Nous avons constaté jusqu’à présent à Bali les marques de profond respect que les inférieurs donnent à leurs supérieurs, mais rien qui eût pu nous attester la persistance des castes dans la population. Au contraire, il nous a semblé que, les chefs mis à part, les natifs occupaient à peu près tous le même rang social ; nous avons remarqué qu’ils étaient tous dans l’aisance, et que toutes les maisons étaient uniformes, aussi simples les unes que les autres.

La matinée d’aujourd’hui promet d’être intéressante. L’un des jeunes fonctionnaires nous invite à l’accompagner chez un vieux prêtre qui demeure à Sangsit, un grand village de la côte, distant de quelques kilomètres de Boeleleng. — Le village développe une double bordure de murs d’enceinte le long d’une chaussée très large, sur laquelle, à notre approche, s’enfuient des troupeaux de petits porcs noirs ; on voit de ces animaux à Bail partout où il y a des habitations. — A l’entrée de la grande rue, se dresse la porte monumentale d’un temple, puis, de droite et de gauche, se détachent quelques ruelles qui mènent à des quartiers retirés. Dans l’une d’elles, à la porte d’un mur d’enceinte, se tient un vieillard. Il est maigre, de haute taille, légèrement voûté ; une tresse de cheveux gris enroulée sur le haut de la tête contribue, avec une longue chemise flottante et un sarrong qui lui serre les jambes à la façon d’une jupe étroite, à lui donner l’apparence d’une vieille femme. C’est le prêtre. Averti de notre visite, il est venu nous recevoir. De la porte, surgit à nos yeux, à côté de nombreuses habitations en pierre, un groupe de maisonnettes de planches construites sur pilotis. Le vieillard nous fait monter dans l’une de ces dernières dont un rideau de grosse toile, aux trois couleurs brahmaniques, ferme l’entrée. On songe, à la vue de cette portière mystérieuse, aux baraques où se dit la bonne aventure dans les foires d’Europe. Le rideau tiré, une table nous apparaît, et sur la table, une nappe en papier, des noix de coco et des verres. Le prêtre nous invite à prendre place sur des sièges de bois blanc, puis un de ses fils qu’il nous présente, robuste gaillard d’une quarantaine d’années, éventre à coups de hache les cocos. Assis devant nous, notre hôte, dont le visage sourit avec bonté, nous contemple d’un regard qui exprime de l’étonnement tandis que nous parlons français avec le fonctionnaire. Peut-être saisit-il une différence entre la sonorité de notre langue et celle de la langue hollandaise qu’il a souvent l’occasion d’entendre. Des habitations environnantes, sont accourus devant la porte les enfans et petits-enfans du prêtre, et ils sourient tous aussi, avec la même expression de surprise. Le vieillard pose des questions sur notre voyage au fonctionnaire, il lui demande d’où nous venons, plutôt de quel endroit de Djava, dans quel dessein nous voyageons, où nous irons. Le mot frenzman (Français en malais) semble éveiller dans sa mémoire un souvenir lointain. Peut-être un son lui sera-t-il venu en 1870 qu’une famille d’hommes, les Frenzman, faisait la guerre à une autre famille d’hommes, là-bas, dans l’étendue vague des terres de Djava. Il veut en savoir davantage et s’informe du nombre d’habitans que compte le pays des Frenzman. Le fonctionnaire lui répond que ce pays est habité par trente-six fois plus d’hommes que Bali; mais le prêtre, qui ne peut s’imaginer qu’il existe un pays plus peuple que le sien, secoue la tête en riant, puisse tournant vers sa famille, il prononce en balinais quelques mots qui provoquent une longue gaîté. — A notre départ, le vieillard nous reconduit jusqu’à la route, nous souhaite un heureux retour à Djava et nous regarde nous éloigner. Les indigènes que nous venons de voir, — la famille du prêtre groupée devant la porte, — n’étaient pas vêtus autrement que les indigènes que nous avions jusqu’alors rencontrés sur les routes, entrevus de la résidence, aperçus dans les spectacles. Seul, le brahmane se distinguait par sa coiffure en chignon qui sert aussi de signe d’élection aux chefs d’ordre laïque, et par sa longue chemise à laquelle ces chefs substituent un veston collant.

Les prêtres et les chefs touchent de beaux traitemens. Le peuple gagne ou possède beaucoup plus qu’il ne lui faut pour vivre. Entre autres menus ouvrages, les artisans font de la sculpture sur bois, et de leurs mains sortent de jolies statuettes peintes et artistement travaillées qui représentent des personnages de poème et des prêtres. Presque tous les habitans ont des maisons. La plupart possèdent en outre de petits temples domestiques, des porcs noirs, des coqs, des poules, des buffles, des terres sur lesquelles croît en abondance le riz: la principale nourriture du pays, avec des poissons salés. Beaucoup d’indigènes cultivent aussi le café dans la montagne et en vendent la récolte, à bon compte, il est vrai, aux Arabes, aux Chinois et aux Arméniens établis à Pabean.

Pabean, port de Boeleleng, tel est le centre des affaires dans la contrée. Là, à côté des nombreux étalages de marchandises importées se tient en permanence un grand passar (marché indigène) où, de tous les points de la côte, les Balinais affluent pour écouler des produits de leurs terres et des articles de leur fabrication. On compte dans la résidence de Boeleleng, Djembrana y compris, 165 Arabes, 638 Chinois, 38 Arméniens dont le plus grand nombre demeurent à Pabean et y font du commerce d’importation et d’exportation. Les Arabes achètent à peu près toute la récolte du café; il y a quelques dizaines d’années, ayant reconnu que le sol des montagnes et le climat de Bali étaient particulièrement propices à la culture du caféier, ils semèrent dans l’île une quantité considérable de graines de moka ; cette tentative eut un résultat qui les encouragea, et aujourd’hui, la presque totalité du moka qui se consomme dans le monde entier vient de Bali. — Outre qu’ils importent et exportent comme les autres étrangers, les Chinois, établis dans l’île, s’appliquent à passer en contrebande l’opium sur la côte orientale de Java. Plusieurs d’entre eux ont gagné, à faire ce commerce de fraude, des fortunes immenses, — ce qui est aisé à comprendre, — une balle d’opium se payant 45 florins à Pabean qui est port franc, et plus de 300 florins à Java, à cause du monopole[4]. Les Hollandais exercent sur la côte javanaise une surveillance constante et donnent la chasse aux contrebandiers, au moyen de petits vapeurs spéciaux, très rapides ; mais les Chinois continuent tout de même à se risquer dans ce genre de commerce, et ils y mettent tant d’habileté que, le plus souvent, ils ne sont pas dépistés.

Qu’au milieu de la population de Bah, l’on rencontre, comme dans tous les pays du monde, des faillis, des gens endettés, ruinés par imprévoyance, cela est certain. — En revenant de Sangsit, nous passons par Pabean dans l’intention d’assister à une vente aux enchères. La vente est présidée par le secrétaire de la résidence. Arabes, Chinois, Arméniens, toujours à l’affût des bonnes occasions, sont accourus en grand nombre. Dans un vacarme assourdissant de voix, ils se pressent autour d’une table sur laquelle sont exposés des kriss, des bijoux et divers objets représentant ensemble beaucoup d’argent. Tout cela disparaît, pièce par pièce, pour des sommes dérisoires. Cette vente achevée, on en commence une autre. Celle-là s’est faite, pour cause de faillite, par ordre de l’autorité. Celle-ci se fait pour le compte du propriétaire des armes et des bijoux mis à l’encan; il manque de numéraire pour aller parier aux combats de coqs, et il se dépouille, à vil prix, d’objets dont il ne se dessaisirait peut-être pour aucun prix dans un autre moment. C’est que les combats de coqs passionnent les Balinais d’une façon incroyable. Quand l’agriculteur a ensemencé ses rizières, il se repose en attendant que le soleil fasse lever et mûrir ses champs, et pendant le temps de son oisiveté, aussi souvent que se tient la roulette sanglante, il y accourt avec des coqs bien engraissés. Les artisans, les gens de corvée quittent tous le travail pour y accourir aussi. La vente aux enchères d’aujourd’hui s’explique, demain il y aura combats de coqs.


6 heures du soir.

Retournés à Boeleleng pour les heures de sieste, nous revenons à Pabean pour assister, de la terrasse du club, au spectacle de la tombée de la nuit sur la mer. Le club est tous les jours, à pareil moment, le lieu de rendez-vous des fonctionnaires ; ils s’y délassent, au jeu de billard et dans la contemplation du crépuscule, des longues journées monotones et de vive lumière.

Arrivé au terme de sa course, comme pensent les Balinais, le soleil a roulé derrière les montagnes de Java ; son sillage de feu s’éteint progressivement, au firmament, dans une gamme de nuances prestigieuses. Bien qu’aucun vent ne souffle du large, ni de la côte, la mer est grosse ; de couleur bleu sombre, elle est toute jaillissante d’écumes. Une force intérieure la soulève et précipite à temps égaux sur la plage de hautes vagues qui s’écroulent en des chocs retentissans, s’étalent en nappes bouillonnantes et refluent avec un bruit d’averse. — Mouillés devant la côte, quelques bateaux, des jonques chinoises et un petit vapeur hollandais, roulent ou tanguent. Soudain, voici qu’à bord des jonques, l’on sonne un couvre-feu étrange : des gongs carillonnent comme pour des vêpres fantastiques et font un doux accompagnement de cloches à la sonnerie triomphale d’un clairon. A défaut de la trompette hollandaise qui salue le coucher du soleil, de notes éclatantes dans tous les postes militaires de Java, ce clairon, coutumier à toute l’étendue des mers de Chine, semble proclamer devant Bali la vieille gloire commerciale du Céleste-Empire.


15 avril.

Depuis notre arrivée à Boeleleng, nous avons passé tous les jours, non loin de la résidence, devant un bâtiment dont le toit est ardoisé et dont les murs, blanchis à la chaux, sont percés de petites fenêtres carrées à barreaux. C’est la prison balinaise. C’est là que les prévenus attendent d’être jugés et que des indigènes, condamnés à une détention de quelques jours à quelques mois, subissent leur peine. Les forçats, dont la détention est de plus longue durée, sont déportés à Soerabaia. — Nous visitons ce matin rapidement la prison avant de nous rendre au tribunal indigène qui tient séance à dix heures, et d’ici nous irons voir des combats de coqs.

Les cellules ouvrent toutes sur une cour intérieure ; elles sont fermées par des grilles énormes qui les font ressembler à des cages de ménagerie. Dans chacune d’elles, sont accroupis de dix à quinze prisonniers, et dans le fond, sur un plan incliné en pierre, sont enroulées des nattes d’écorce qu’ils déploient pour dormir dessus. Sur les visages de ces malheureux, de l’énergie et de la douceur qu’exprime en général à la fois toute physionomie balinaise, l’une ou l’autre a disparu. Tous silencieux, ils témoignent les uns, par des regards farouches, qu’ils sont pleins de rage, les autres, par une attitude abattue, qu’ils sont tristes et honteux. Ils attendent leur tour, s’il n’est déjà venu, de comparaître en justice. Deux fois par semaine, une escouade d’inculpés est conduite, devant un tribunal indigène, nommé kerta. Liés l’un à l’autre, les prisonniers forment une longue chaîne des deux côtés de laquelle courent des opas qui, d’une lanière ou d’un mince bambou, cinglent le dos des récalcitrans. La justice est rendue en plein air, à l’ombre d’un toit qui repose sur des piliers. — De la prison, nous accourons à ce fragile édifice judiciaire. A la gauche d’un fonctionnaire hollandais qui préside, trois prêtres prennent place dans des fauteuils. Parmi eux, se trouve le prêtre de Sangsit qui nous reconnaît et nous salue en souriant toujours. Ses collègues sont un peu moins âgés que lui, mais tous trois sont maigres et de haute taille, vêtus et coiffés de même : longue chemise flottante, sarrong collant, tresse ramenée et tordue en chignon[5]. Tandis qu’ils se sont assis pour remplir les fonctions de juges, deux jeunes officiers de justice, des kantya viennent s’accroupir devant le fonctionnaire hollandais; ils ont la taille mince et souple, des traits d’une extrême finesse ; leurs doigts effilés, des doigts de mains oisives, sont plantés d’ongles très longs; autant de marques d’une race supérieure. Ils portent de belles étoffes chatoyantes qui font un frou-frou de soie à chacun de leurs mouvemens et qui s’échappent, en bouffant, d’une ceinture au fil d’or; leur costume original est rehaussé par un kriss, passé sous la ceinture et dont la poignée est ouvragée et incrustée de pierres précieuses. Ces deux jeunes hommes jouent le rôle d’inspecteurs de police et d’avocats; en outre, ils ont pour tâche d’instruire toutes les affaires qui sont soumises au tribunal. Dès qu’un inculpé est amené devant le kerta, un kantya expose, en langue malaise, le délit à la cour. Ensuite, les juges consultent leur code, assemblage de bandes d’écorce où la loi pénale est gravée en kawi, — discutent entre eux, prennent l’avis du fonctionnaire hollandais et prononcent la sentence. Le condamné emmené, un autre inculpé apparaît; ainsi de suite pendant plusieurs heures. Citons un exemple. Pour avoir volé quelques noix de coco, un indigène est traduit devant le kerta. Les trois juges s’efforcent de lire leur code, mais nous voyons que le texte les embarrasse et nous nous rappelons qu’ils savent en réalité fort mal le kawi. Aussi, est-ce moins pour s’être inspirés de la loi que sous l’inspiration du moment qu’ils se mettent d’accord pour condamner le coupable à trois mois de prison. Cependant l’un d’eux se ravise tout à coup : Tida tiga boulân annam boulân, mots malais qui signifient: « Pas trois mois, six mois plutôt. » Aussitôt, ses collègues donnent leur approbation. Le fonctionnaire essaie de parlementer, c’est en vain ; mais le résident aura le droit d’exiger la réduction de cette peine.

Il semble que la matinée d’aujourd’hui doive nous révéler l’un après l’autre les mauvais instincts du peuple balinais. Voici maintenant que nous allons découvrir un côté féroce à ce peuple qui atteste, par sa passion pour ses spectacles de danses, un sens artistique si délicat. — Le tapis vert de Boeleleng ou arène minuscule des combats de coqs consiste en un carré de terrain battu, abrité d’un toit de nattes d’écorce. Alentour, une place aride, mal protégée contre l’ardeur du soleil; seuls, des cocotiers assez espacés laissent tomber leurs taches d’ombre, aux fines découpures, sur le sol crevassé de sécheresse. Ce qui nous frappe tout d’abord, c’est d’apercevoir dans la foule qui se presse là, des individus sans kriss, avec la même expression farouche que nous venons de remarquer sur tant de visages dans la prison. C’est qu’ils y ont passé, ces gens-là, dans la prison : ils y ont appris ce regard mauvais qui leur reste comme une marque indélébile de leur détention. La plupart des indigènes présens, même des repris de justice, ont les mains pleines de pièces d’argent hollandaises, nommées ringgits et Valant deux florins et demi ou cinq francs. Les premiers arrivés se sont accroupis, sur plusieurs rangs, coude à coude, autour du carré de terrain battu ; un chef occupe la présidence et l’ancien sultan de Boeleleng, que les Hollandais détrônèrent, est assis à une place d’honneur que le peuple, toujours respectueux envers lui, continue à lui réserver. De nombreux coqs, bien engraissés, ont été apportés dans des cages de bambou. Çà et là, dans la foule, des marchandes de vin de palme et de fait de cocotier se tiennent debout devant leur boutique portative, elles font en même temps l’office de prêteuses sur gages ; bien des joueurs qui auront perdu tout leur numéraire abandonneront à ces femmes leurs kriss et bijoux en échange de quelques ringgits à risquer encore. — Les préparatifs d’un seul combat durent quelques minutes. Il est essentiel de commencer par choisir deux coqs de même force apparente pour que la lutte comporte le plus de hasard possible. Ensuite, les deux coqs reçoivent à une patte, l’un d’eux qui paraîtrait plus faible à chaque patte, un petit éperon-poignard très tranchant. Pendant ce temps, les paris sont ouverts; les ringgits tombent de toutes parts dans l’enceinte du jeu; parfois, le total des mises s’élève à plusieurs centaines de florins. Enfin, les coqs éperonnés sont excités l’un contre l’autre, et le plumage frémissant, le bec ouvert, ils se trouvent brusquement en liberté. Le combat s’engage alors sous les regards convergens de milliers d’yeux, moins d’une minute suffit pour décider de la victoire. Le premier coq éventré à coups d’éperon cherche à fuir, se traîne éperdu autour du champ clos; l’autre le poursuit, s’acharne sur lui, achève son œuvre sanglante. Quelquefois, le coq vaincu essaie de prendre le vol, mais saisi par des mains tendues, il est impitoyablement enfermé dans une cage de bambou avec le vainqueur, et celui-ci lui donne tout à son aise le coup de grâce.

L’argent est un puissant mobile dans la vie des Balinais ; supprimez ce mobile et les combats de coqs n’auront plus de raison d’être. Aussi, le gouvernement hollandais trouverait-il un sérieux obstacle s’il s’avisait d’interdire ces spectacles sanglans, comme il l’a fait, par exemple, dans tout Java.


Nous l’avons vu, le souci de ses intérêts explique la plupart des pratiques religieuses de l’indigène de Bali. Si ce dernier implore, à époque fixe dans l’année, la clémence des génies bienfaisans, il a aussi des jours prévus pour conjurer les génies malfaisans. On nous apprend justement que, ce soir, les habitans de Boeleleng chasseront, à grand bruit, les démons.

La nuit tombée, en effet, des clameurs affolées, grandissantes par instans, s’élèvent de partout; partout, avec acharnement, sonnent des gongs et retentissent des cloches de bois. L’effet de ce tocsin contre l’esprit du mal est grandiose et effrayant, à la fois, dans son étrangeté. Les portes des quartiers d’habitations sont ouvertes, toutes grandes ; les démons sont expulsés, répandus sur les routes. Subitement, le vacarme cesse; les habitans jugent que l’intérieur de leurs murs est purgé des bandes maléfiques, et ils s’empressent de fermer, de cadenasser les portes pour empêcher ces bandes de rentrer... Alors, voici qu’au bas du ciel surgit, sans qu’aucune aurore lunaire l’ait fait prévoir, un croissant d’or vert d’où ne s’épanche aucune lueur dans le ciel ; c’est à peine s’il fait pâlir le scintillement des étoiles, c’est à peine si la nuit en devient plus claire. Sous ce morne flambeau, les démons vont à l’aventure, errant à la recherche d’un gîte, d’une porte ouverte.


16 avril.

... Les portes restent fermées; aucun habitant ne sort de chez lui. Ils errent encore, les démons; ils erreront tout le jour. Le soir venu, convaincus qu’il n’y a plus de gîte pour eux dans la ville et que celle-ci a été abandonnée, ils s’éloigneront, se disperseront dans la campagne... et les indigènes reparaîtront sur les routes.

Journée mélancolique ; nous demeurons à la résidence, car les Européens se font un scrupule de respecter la superstition balinaise... Au lointain, entre les arbres, luit le bleu incertain de la mer; ici près, la route est déserte, la route peuplée de démons. Ce jour de silence est le dernier jour que nous passons à Boeleleng. Demain, à l’aube, le petit vapeur qui est mouillé devant Pabean nous emmènera, en longeant l’île, vers le bras de mer qui sépare Bali de Java, et nous débarquera sur la rive javanaise du détroit, à Banjoewangi; puis, trois fois douze heures de charrette à travers des jungles inquiétantes, des forêts mystérieuses et sur une route de la côte que l’on dit très belle; quelques heures de chemin de fer... et nous serons revenus à notre point de départ : Soerabaia.


Ce qui peut étonner dans un séjour à Boeleleng, c’est qu’une poignée d’Européens suffise à tenir en respect la population du pays et que le caractère civil de leurs fonctions ne nécessite, auprès d’eux, la présence d’aucune troupe. Il y a, dans ce fait, un tour de force de la diplomatie hollandaise qu’il vaut la peine d’expliquer.

Dans l’île de Java[6], les Hollandais administrent librement les terres, dirigent à leur gré les cultures en vertu d’une entente avec les régens et autres chefs indigènes d’ordre inférieur auxquels ils versent en espèces sonnantes, chaque année, de gros dédommagemens. Très attaché à ses chefs, le peuple javanais les a suivis docilement sous le joug étranger. L’armée des Indes, disséminée par petites garnisons dans toute l’île, est toujours prête à réprimer les soulèvemens partiels qui pourraient se produire. Ces soulèvemens partiels sont en réalité à redouter par momens, non qu’ils témoigneraient du besoin d’indépendance du peuple, mais parce que celui-ci, rallié au mahométisme, est constamment encouragé à la révolte contre les chrétiens par les hadjis, indigènes fanatiques qui ont reçu la consécration musulmane par un pèlerinage à la Mecque. Pour prévenir les embarras que les hadjis seraient dans le cas de lui susciter, le gouvernement de Batavia exerce sur eux une surveillance active et combat leur influence par des moyens pacifiques ; il lui arrive, m’a-t-on raconté, d’essayer de les désarmer en offrant de son argent pour la construction des mosquées[7]. Le fait est que, tombé moralement au pouvoir des musulmans et civilement au pouvoir des Européens, depuis de nombreux siècles, le peuple javanais s’est amolli dans sa longue servitude et a perdu toute pensée d’indépendance.

Tout différens sont les Balinais. Ni l’essai de propagande religieuse des Arabes, ni le contact des commerçans chinois ne jetèrent jamais le moindre trouble dans leurs usages. Aussi, en arrivant à Bali, il y a une quarantaine d’années, les Hollandais y trouvèrent-ils un peuple absolument libre et très jaloux de son indépendance.

Ce fut à la suite d’actes de piraterie commis par des pêcheurs balinais sur les côtes de Java que fut décidée une première expédition hollandaise contre Bali-Boeleleng en 1846. Dirigée par E.-B. van den Bosch, elle aboutit, les 28 et 29 juin, à la prise de Boeleleng et de Singaradja. Le 9 juillet, les princes de ces villes consentaient à traiter avec le gouvernement hollandais et acceptaient ses conditions. En 1848, une deuxième expédition contre trois princes qui s’étaient coalisés donna lieu à un combat, au cours duquel les Hollandais cherchèrent à s’emparer de la forteresse de Djaga-Raga, mais furent repoussés vers la mer et durent regagner leurs vaisseaux. L’année suivante, une troisième expédition amena la prise de cette forteresse, le 24 mai. Une bataille s’engagea et coûta la vie au général Michiels qui commandait l’expédition. Les Hollandais eurent la victoire, mais cette victoire fut moins glorieuse que la longue et courageuse résistance des Balinais. On ne se rendit maître de ces derniers qu’au moment où, croyant la guerre terminée, ils avaient cessé de garder leur forteresse. A la suite de ces événemens, les princes de trois sultanies déléguèrent des ambassadeurs à Batavia pour traiter avec le gouvernement hollandais. L’entrevue eut pour résultat d’assurer l’indépendance à sept sultanies sur neuf, ainsi qu’à l’île de Lombock[8], à condition que jamais elles ne déclareraient de guerre, ni ne concluraient d’alliances, — et de placer les deux autres sultanies sous la surveillance de Batavia. Ces deux dernières, Boeleleng et Djembrana, reçurent, en conséquence, des fonctionnaires et quelques troupes. Elles furent constituées en une assistance-résidence qui dépendit de la résidence de Banjoewangi, — ville de l’extrémité orientale de Java. Depuis 1882, la résidence de Banjoewangi, transformée en assistance-résidence, est englobée dans la résidence de Besoeki, et Boeleleng forme avec Djembrana une résidence désignée sous le nom de résidence de Bali et Lombock. Le résident établi à Boeleleng a charge de faire respecter les conditions posées par son gouvernement aux princes de Lombock et des sept sultanies indépendantes. En 1868, au mois de novembre, le sultan de Boeleleng, Ida-Maderahi, fut conduit en exil à Padang, dans Sumatra. Peut-être était-il un obstacle au succès de la diplomatie des Hollandais; en réalité, ceux-ci l’éloignèrent de son pays sous prétexte de mettre fin à ses querelles de rivalité avec un sultan voisin. Il fut invité à prendre un repas, on le raconte du moins, à bord d’un navire qui était mouillé devant Pabean, et dès qu’il fut arrivé sur le pont, le navire leva l’ancre. Le fait est qu’à Padang le gouvernement prit des mesures pour que cet exilé royal perdît une grande partie de son argent au jeu. Il y a deux ans, sur promesse d’obéissance, il est rentré dans son pays où, sultan déchu, il ne conserve d’une immense fortune que 70,000 florins et touche un traitement de 500 florins par mois. C’est à peine si cet argent lui permet d’entretenir une suite dont il est toujours escorté quand il sort à pied à Boeleleng.

Depuis le premier jour de l’occupation, le gouvernement de Batavia avait compris que les Balinais ne se façonneraient à la docilité que s’il leur conservait leurs usages législatifs et leurs coutumes religieuses; aussi s’appliqua-t-il à ménager les susceptibilités nationales. Ce fut tout profit pour lui d’avoir agi avec tant de tact et de prudence ; car les indigènes, sentant à peine l’ingérence des étrangers dans leurs affaires, et bénéficiant de leur présence auprès d’eux, demandèrent en 1882, en promettant obéissance, la suppression de l’épouvantail de force armée, dont la nécessité était du reste devenue depuis longtemps contestable. — Les résidens successifs et leurs subordonnés avaient su conquérir le peuple comme il fallait, moralement, par la douceur. S’ils avaient agi avec précipitation, en recourant aux moyens violens, ils auraient eu affaire à rude partie. Les Balinais, en effet, se seraient vite remis sur pied après l’échec que leur infligea la troisième expédition hollandaise. L’énergie qu’expriment leurs visages témoigne de la résistance qu’ils auraient pu opposer encore, mais cette résistance leur a paru inutile, et la douceur que reflètent en même temps leurs figures atteste qu’ils ne sentent le poids d’aucun joug, et que les Hollandais sont pour eux plutôt des alliés que des maîtres. On constate à Boeleleng et dans le pays environnant que les fonctionnaires sont devenus les amis des prêtres et sont traités avec déférence par les princes et les chefs d’ordre inférieur. Il est vrai que, de leur côté, les fonctionnaires feignent tout le respect possible pour les coutumes religieuses du pays ; nous l’avons bien vu le jour de expulsion des démons.

Cette entente amicale avec les prêtres et les chefs indigènes permet, dans bien des cas, aux Hollandais de les convertir à des idées d’humanité et de justice ; par leur parole persuasive, leur influence morale s’étend même dans le pays inoccupé. En 1882, les princes d’une sultanie indépendante proposent au gouvernement de Batavia d’administrer leurs affaires; mais le gouvernement décline cette offre, en faisant entendre qu’il sera tout prêt à s’établir dans l’île entière quand tous les sultans l’auront appelé d’un commun accord. Pour le moment, les princes régnans et le résident se délèguent des ambassadeurs pour se rendre hommage[9], et les Européens profitent de chaque rencontre pour conseiller aux princes de modifier, dans le sens humanitaire, les châtimens terribles que réserve à des coupables la tradition brahmanique ou la tradition même du pays. Par exemple, la loi veut que les condamnés à mort soient soumis à d’affreux tourmens dans les instans qui précèdent celui de leur exécution. Ils sont exposés contre un arbre, de manière que les indigènes, présens à leur dernière heure, puissent s’amuser à les torturer à petits coups de kriss ; puis, le sultan qui préside au supplice, jugeant que ce dernier a assez duré, fait un signe de la main, et le bourreau, généralement un prêtre, achève les patiens en leur plongeant un kriss dans le cœur. Mais, sous l’effet des conseils qu’ils reçoivent des fonctionnaires, les princes régnans prennent fréquemment, au moment où le supplice va commencer, la résolution de le supprimer, et le prêtre porte immédiatement le coup de grâce.

Dans la résidence, par suite de l’autorité morale qu’il a acquise sur les prêtres et les chefs, le gouvernement est arrivé à empêcher définitivement l’application de peines traditionnelles trop barbares, et il lui est possible de corriger, dans le sens de la justice européenne, les jugemens qui lui semblent exagérés en indulgence ou en sévérité. Il y a, à proprement parler, deux tribunaux à Boeleleng : le landraad et le kerta; mais les étrangers seuls relèvent de la juridiction du premier. Celui-ci est présidé par le résident et compte, en qualité de juges, des chefs de district, le major des Chinois et le capitaine des Arabes[10] ; son code pénal est absolument distinct de celui du kerta. Quant au kerta, il a pour président un contrôleur, et ses juges, au nombre de trois, sont des prêtres. Les jugemens prononcés par le landraad sont communiqués au gouverneur-général des Indes néerlandaises, lequel les casse, s’il y a lieu. Ceux du kerta sont immédiatement soumis à l’examen du résident, qui les ratifie ou les annule ; si sa décision mécontente les prêtres, il en réfère au gouverneur-général, qui juge en dernier ressort.

Voici maintenant comment se répartissent les diverses fonctions administratives dans la résidence de Bali et Lombock. Le résident dirige les affaires de la résidence, reçoit les chefs de district et les délégations officielles des sultans voisins, réunit une fois par semaine tous les chefs de villages et préside les séances du landraad; il dispose du droit de casser les jugemens du kerta et de ratifier ou d’annuler la nomination des chefs indigènes. Il travaille avec le concours d’un secrétaire de la résidence, sorte d’officier d’état civil, et de deux contrôleurs de deuxième classe dont l’un est établi à Boeleleng, l’autre à Djembrana. A tous deux appartiennent la direction de la police et la présidence du kerta sur leur territoire respectif. Un troisième contrôleur, de grade moins élevé, a pour fonction de cadastrer les rizières et de fixer les impôts fonciers. Un commandant de port, domicilié à Pabean, a la haute surveillance sur le mouvement de ce port et de trois autres ports qui sont également ouverts au commerce sur la côte septentrionale. Deux commis postaux, préposés au dépouillement des lettres et au service du télégraphe, veillent en outre à ce qu’un canot-courrier parte à jours fixes, deux fois par semaine, pour Banjoewangi. Enfin, M. van der Tück figure comme interprète dans cette hiérarchie administrative. En même temps il est, dans quelque mesure, le conseiller du gouvernement. Sachant à fond la langue balinaise, vivant au milieu du peuple, étant un peu le confident de ses pensées, il peut mieux que personne indiquer des directions sages à la diplomatie hollandaise et l’avertir de ses erreurs; ainsi, il signalera qu’il y aurait danger à interdire les combats de coqs.

Le régime hollandais, à Bali, coûteux en traitemens de fonctionnaires européens et de chefs indigènes, ne rapporte pour le moment rien du tout à Batavia. Il est vrai que l’occupation de Boeleleng et de Djembrana a pour effet de protéger la côte orientale de Java, qui était absolument découverte auparavant; mais, enfin, Bali est un pays fertile et qui devrait, allécher la cupidité des planteurs. On peut donc penser que les Hollandais ne se contenteront pas de s’être concilié la faveur du peuple balinais et que leur politique de douceur persuasive ne fait que préparer dans l’île une base solide à l’exploitation du sol. Que le peuple accepte ou non la substitution d’un régime d’affaires au régime actuel, tout platonique, ils sauront bien, le jour où ils seront moins préoccupés d’autres régions de l’archipel, tirer tout le profit possible de cette source nouvelle de richesses que leur habile diplomatie a mise à leur disposition.


FRITZ DU BOIS.

  1. Bali compte un peu plus d’un million d’habitans.
  2. Parmi les rares Européens qui ont visité Bali, sont à nommer le comte et la comtesse de Bardi, qui explorèrent l’archipel de la Sonde, au cours de leur voyage autour du monde, il y a quelques années. Je puis assurer qu’ils ont laissé à plusieurs chefs indigènes de Java et de Bali un souvenir ineffaçable tant par leur générosité que par leur parfaite bonne grâce.
  3. Les langues de Java, de Dali, de l’Archipel indien, en un mot, toutes les langues parlées de Madagascar à la Nouvelle-Guinée, rentrent dans la famille des langues agglutinantes. On a eu des raisons de croire qu’elles pouvaient toutes être ramenées à une souche commune. Le philologue Marssen détermina le premier cette famille et la dénomma : grand langage polynésien. Le philologue Crawford pensa que Java avait dû être le foyer d’où ce langage se répandit dans l’Archipel et au-delà.
  4. Le gouvernement de Batavia s’est réservé le monopole de l’opium. Il fait venir l’opium par cargaisons de l’Inde anglaise et de Turquie; puis il vend ces cargaisons à des fermiers chinois, en fixant lui-même le prix auquel cet article doit être vendu au détail.
  5. Ils portent le nom de padanda.
  6. Excepté dans les sultanies de Soerakarta et de Djocjakarta qui ont conservé presque toute leur autonomie.
  7. Plusieurs Hollandais m’ont contesté cet enseignement.
  8. Les princes de Lombock, île voisine de Bali, sont Hindous et originaires de Bali. La sultanie balinaise de Karang-Assem débordait un jour de population. Le trop-plein émigra dans Lombock, dont la population était entièrement musulmane. Les nouveaux-venus, bien qu’en minorité, devinrent les maîtres du pays, et aujourd’hui, restés Hindous, au milieu du peuple demeuré mahométan, les princes de Lombock gouvernent avec le concours d’un Arabe, en qualité de ministre.
  9. Bien que le malais soit la langue diplomatique, toutes les fois que le résident de Bali doit envoyer un message à un sultan ou à un chef quelconque, il le fait rédiger en balinais par M. van der Tück, et les princes et chefs ne peuvent non plus lui faire parvenir que des messages dans leur langue. Le gouvernement hollandais a établi cette règle pour que les pièces officielles ne donnassent jamais lieu au moindre malentendu.
  10. Les Chinois et les Arabes ont, à leur tête, dans la plupart des villes de Java, et à Boeleleng, un chef responsable à qui le gouvernement hollandais confère le titre de major, de capitaine ou de lieutenant.