Horwicz. — Analyses psychologiques sur des bases physiologiques

Analyses psychologiques sur des bases physiologiques, par Adolphe Horwicz. (Psychologische Analysen auf physiologische Grundlage.) Halle. Pfeffer, tome 1er 1872. — Tome 2me, 1er part., 1875.

Cet ouvrage, comme le titre l’indique, se propose d’user de la physiologie comme d’un fil conducteur pour les recherches psychologiques. Dans un article sur la Méthode en psychologie[1], l’auteur avait déjà exposé sous une forme sommaire ses idées à ce sujet. Les données de la conscience ne peuvent servir que de préliminaire : elles ne fournissent qu’un aperçu vulgaire et grossier de la totalité de l’activité de l’âme. Le reste doit venir de la physiologie. Celle-ci nous faisant connaître les conditions organiques des phénomènes physiques est, non pas seulement un accessoire utile, mais « le véhicule méthodique des recherches, le fil d’Ariane. »

En Allemagne, quelques critiques ont reproché à l’auteur un emploi excessif de la physiologie, l’abus d’analogies trop superficielles entre les deux ordres de phénomènes étudiés. Mais M. Horwicz déclare à plusieurs reprises que ses hypothèses ne se proposent que comme telles, qu’il a essayé seulement de les mettre d’accord avec l’état actuel de la science. Le lecteur français lui reprocherait plus volontiers de manquer d’ordre dans la marche générale de son exposition. On ne saisit pas d’une façon suffisamment claire l’enchaînement des questions traitées ; plusieurs d’entre elles sont reprises cinq ou six fois sous des titres différents. L’abus des divisions et subdivisions contribue d’ailleurs à embarrasser.

Donnons d’abord l’esquisse générale de l’ouvrage pour insister plus tard sur quelques points.

Après une étude sur l’étymologie et la synonymie du mot « âme », M. Horwicz expose ce qu’il faut entendre par phénomènes psychiques. Il montre qu’on peut poser à titre de loi, « que le développement et la perfection de la vie psychique sont en rapport direct avec le développement et la perfection de l’organisme » ; ce qui établit tout d’abord l’union intime des deux ordres de faits. Il combat la vieille hypothèse du principe vital en montrant que toutes les fonctions de la vie sont sous la dépendance du système nerveux, qui leur donne une unité. Il combat également le matérialisme : non qu’il adopte l’opinion adverse ; mais parce qu’il veut qu’en psychologie, le champ reste libre de toute conclusion métaphysique, comme il convient à une science naturelle. Il en arrive à cette conclusion : « Que le système nerveux soit l’organe de l’âme (thèse idéaliste) ou sa cause (thèse matérialiste), dans les deux cas, les processus de la vie végétative ont un lien nécessaire avec la vie de l’âme. Dans les deux cas, que la cause des phénomènes psychiques soit une âme immatérielle ou la masse nerveuse, cette cause est aussi celle d’où viennent la forme du corps et tous les processus vitaux. »

Sous le titre d’organisation du corps, l’auteur présente un résumé substantiel (p. 58-134) de la physiologie du système nerveux, dans ses rapports avec les questions qui nous occupent.

Sous le titre d’organisation de l’âme, il trace une esquisse sommaire des différentes fonctions psychologiques. « Mais il ne faut pas attendre, dit-il, de notre méthode qu’elle réponde aux questions dernières. Ce qu’est l’âme, substance ou accident, ce qu’elle devient à la mort, quel rapport il y a entre elle et le corps : ce sont là, nous le répétons, des problèmes qui, s’ils ne sont pas pour toujours soustraits à nos recherches, ne peuvent au moins, en aucun cas, être posés au début. Notre polémique contre le matérialisme n’a d’autre but que de tenir la voie ouverte à la recherche vraiment scientifique, et, dans le cas où celle-ci serait sans issue, de la bien distinguer des croyances et opinions subjectives, religieuses et morales. Nous employons donc le mot « âme » non dans le sens d’une substance immatérielle dont l’existence serait prouvée, mais simplement comme la dénomination collective de ces phénomènes et processus qu’on nomme psychiques » (p. 134, 135).

Comment l’âme et le corps agissent-ils l’un sur l’autre ? Horwicz, après avoir rappelé les hypothèses bizarres faites pour expliquer cette union, ajoute : « De notre point de vue physiologique apparaît le néant et le vide complet die völlige Eitelkeit und Hohlheit) de toutes ces spéculations métaphysiques. Ce problème a pour nous une forme bien déterminée, concrète, toute physiologique. C’est la question de la nature du processus d’excitation dans les filets nerveux et les cellules nerveuses. Le corps agit sur l’âme en mettant les nerfs puis les cellules en état d’excitation. L’âme agit sur le corps, de la même manière, mais inversement. Là est le punctum saliens, et une seule observation sur l’électricité nerveuse et l’oscillation négative[2] est beaucoup plus importante que des volumes de théories métaphysiques. » Le phénomène de l’excitation, comme le fait remarquer l’auteur, est encore inconnu, mais il n’est pas inaccessible aux recherches.

La question se pose ainsi pour lui au point de vue strict des phénomènes observables. « À la manière dont nous considérons les rapports de l’âme et du corps, chacun des deux est pour l’autre une cause et une fin. Le corps est la cause de l’âme, puisque celle-ci ne peut avoir aucune représentation sans le corps ; et l’âme est la cause du corps, puisque c’est l’âme qui le meut. L’âme est la fin du corps, car le corps ne peut subir aucune influence qui ne soit transmise à l’âme. D’un autre côté, le corps et ses mouvements sont la fin de toute l’activité spirituelle ; car il est impossible de se représenter un phénomène spirituel qui ne soit pas déterminé et exprimé par le corps. Le corps n’est donc pas simplement un intermédiaire, une porte de passage entre l’âme et le monde : il est la forme nécessaire de l’âme et constitue sa vraie fin. »

Après avoir traité ces questions d’ensemble, l’auteur examine (p. 22) les sensations simples ; les mouvements involontaires, semi-volontaires et volontaires qui en sont la suite ; puis il étudie en détail la question de la conscience.

On trouve d’abord un résumé très-substantiel de la psychologie allemande sur ce sujet (Herbart, Beneke, Lotze, Fechner, Wundt, Ulrici, Hartmann, etc.). L’étude de la conscience sous ses diverses formes, positives ou négatives ; dans ses rapports avec l’inconscient (sommeil, syncope, coma, léthargie, etc.), et avec les diverses formes de la vie mentale, consiste en une discussion critique plutôt qu’en une doctrine proprement dite. « Notre revue, dit M. Horwicz, nous a montré des relations de la conscience avec toutes les autres activités psychiques, mais nulle part nous n’avons pu pénétrer dans son essence. Peut-être dira-t-on que c’est beaucoup de travail pour un faible résultat. Mais que l’on remarque que cette question est fondamentale et qu’ainsi le plus petit progrès n’est pas à dédaigner. Si nous n’avons pu ni donner une définition nouvelle de la conscience, ni en expliquer l’origine, ni dire si la conscience est l’inconscient développé ou l’inconscient une conscience très-faible, — questions peut-être insolubles, — nous sommes cependant arrivés à quelque chose. Nous avons tout d’abord montré que les moyens termes entre le conscient et l’inconscient étant innombrables, la différence entre les deux est ondoyante et que le passage de l’un à l’autre n’a lieu qu’insensiblement. Nous avons aussi fait ressortir le rapport intime de la conscience avec le sentiment et la reproduction : étude qui doit être poursuivie en détail » (p. 265).

Le chapitre qui fait suite à la conscience est en effet consacré à la reproduction. C’est, à notre avis, la partie la plus intéressante, la plus originale, la mieux approfondie de l’ouvrage. Nous y reviendrons.

Le volume se termine par un chapitre sur la subjectivité et l’objectivité. Les divers sens et les sentiments y sont examinés au point de vue de la connaissance qu’ils nous donnent des choses et des états agréables ou désagréables qu’ils suscitent en nous.

Tel est le plan général de l’ouvrage : l’examen détaillé de quelques points nous en fera mieux comprendre l’esprit.

D’abord, pour ce qui concerne la méthode : « Notre méthode, dit l’auteur, est physiologique, c’est-à-dire que nous voulons, à l’aide du corps, connaître l’âme ou, si l’on aime mieux, ses fonctions. La justification de cet essai et l’espérance qu’il ne sera pas infructueux s’appuient sur la corrélation intime de l’âme et du corps. Si le corps est la cause de l’âme, il n’y a que la constitution du corps et de ses organes qui puisse nous éclairer sur l’origine et la variété des états psychiques. Si le corps est la fin de l’âme, les états psychiques n’ayant d’autre destination que d’être changés en mouvements corporels, on doit de ces mouvements chercher à induire quelque chose sur les impulsions volontaires. D’un autre côté, si l’âme est la cause du corps, c’est-à-dire si elle en est l’architecte, l’étude de l’édifice et de sa forme doit nous faire connaître le principe plastique. Et si l’âme est la fin du corps, de telle façon que toutes les fois que le corps agit ou pâtit, il en résulte que l’âme agit ou pâtit, il semble que la connaissance des moyens est la voie la plus sûre pour connaître la fin… Si nous voulons pénétrer, comprendre dans leur vraie nature notre pensée et notre volonté, nous devons avant tout considérer la scène qui donne les conditions nécessaires pour que les phénomènes de pensée et de volonté puissent réussir. Car la pensée et la volonté ne sont pas des processus qui se produisent partout comme les processus physico-chimiques : ils ne peuvent, à notre connaissance du moins, se passer que dans le corps animal ou humain. Pour l’activité psychique, le corps n’est donc pas une détermination accidentelle dans l’espace ; c’est la forme réelle et nécessaire, la cause, la fin de l’âme, son intermédiaire indispensable. » (P. 58, 59). — « Une psychologie, dit encore M. Horwicz, qui entreprend d’utiliser les grandes découvertes de la physiologie pour la connaissance de l’âme doit étendre les données de l’expérience à ce domaine tout entier. Elle ne doit pas se contenter, comme les anciennes psychologies, empiriques ou spéculatives, de juxtaposer simplement les faits ou de les expliquer par une construction à priori. Pour prendre un cas particulier, il ne suffit pas à notre but de constater que nous avons des sensations que nous rapportons à des objets hors de nous (sens) et d’autres sensations que nous rapportons à l’organisme et à ses états (sens organique) ; mais il nous faut connaître, si c’est possible, les conditions, organiques ou autres, qui produisent ces deux ordres de sensations. » (P. 100.)

Cet emploi constant de la méthode physiologique est ce qui caractérise le plus l’ouvrage de M. Horwicz. Les processus qui paraissent non psychiques sont pour lui le type le plus simple, la forme anticipée des processus psychiques. (P. 201.) « Le schéma le plus simple de la fonction nerveuse est aussi le schéma le plus simple de la vie psychique. On me pique la peau de la main, je la retire immédiatement. Dans ce cas nous avons une sensation et une impulsion au mouvement, si l’on n’ose dire une volition. Tout cela est continu et si simple, si mécaniquement nécessaire en apparence, qu’on a voulu quelquefois le retrancher du domaine de l’âme, mais sans aucun fondement. »

L’auteur fait ressortir avec quelque détail l’analogie qui existe entre la nutrition physiologique et la sensation, l’élaboration des matériaux bruts, leur transformation en jugements, raisonnements, etc. Un rapprochement plus curieux entre les données de la physiologie et celles de la psychologie consiste en ce que Horwicz appelle les oppositions polaires. Nous voyons tout le système nerveux dominé par la grande opposition du sensible et du moteur, de l’activité centripète et de l’activité centrifuge. Quelque chose d’analogue se constate en ce qui concerne les processus psychiques : au fond de leurs diverses formes, il y a aussi une opposition fondamentale. Nous remarquons des oppositions telles que : excitation, mouvement, — sensation, impulsion, — connaissance, sentiment, — etc., qui appartiennent soit à la sphère nerveuse, soit à la sphère psychique, soit aux deux. Mais toutes ces oppositions se ramènent à une seule qui domine tout le domaine de la vie de l’âme : l’opposition du théorique et du pratique. Recevoir les excitations du monde extérieur et les élaborer en idées et en connaissances ; puis les manifester au dehors par les impulsions, désirs et actes consécutifs (mots, gestes, etc.) : à cela se réduit le cours entier de la vie psychique. — Si nous représentons par SCC′M un élément nerveux simple, S étant l’appareil sensoriel, C le centre sensoriel, C′ le centre moteur, M le muscle ; S et M pourront être considérés comme les deux pôles, positif et négatif, d’une pile galvanique, ou nord et sud d’un aimant. Nous ne suivrons pas l’auteur dans les ingénieuses hypothèses auxquelles il se livre à ce sujet et qui ont pour but de faire servir de plus en plus la physiologie à expliquer la psychologie.

Nous arrivons à l’étude de la mémoire. L’auteur expose rapidement les théories allemandes contemporaines sur ce sujet et il montre qu’au fond de toutes, il y a une question fondamentale diversement résolue. La reproduction des états de conscience est-elle une réceptivité ou une spontanéité ? — C’est une question, dit-il, à laquelle on ne peut répondre exclusivement ni dans un sens ni dans l’autre, et la plupart des psychologues n’ont été conduits à une solution déterminée, que par leurs vues métaphysiques sur la nature de l’âme.

On peut bien soupçonner que la physiologie nous donnera sur ce point les premières indications ; car nous voyons que la reproduction domine les fonctions les plus simples. Sans elle, la coordination des mouvements réflexes est aussi impossible que la formation du sens musculaire. Comme le fait remarquer Wundt, quand nous voyons un animal décapité ou un homme endormi changer un mouvement manqué en un autre plus approprié à éloigner l’excitation, il nous faut admettre qu’il y a là un souvenir : ce second mouvement ne peut être entrepris sans un souvenir de la forme du premier mouvement et de ce qui s’en suit. Il en résulte donc que dans chaque organe central, et même dans chaque petit plexus nerveux, il y a un souvenir.

La reproduction est un cas spécial de l’association, en prenant ce mot dans son sens le plus large, c’est-à-dire comme un fait physiologique reposant sur des bases anatomiques déterminées. Si nous prenons le cas le plus simple, par exemple ce qui se passe dans la moelle épinière, nous y trouvons trois espèces de connexions établies par les filets nerveux entre les cellules :

1o Une connexion entre les cellules sensitives des cornes postérieures et les cellules motrices des cornes antérieures. C’est la route que suivent les réflexes.

2o La commissure antérieure unissant les cellules motrices : elle sert à répandre dans plusieurs centres de mouvement les excitations motrices : de là résultent les mouvements coordonnés et les mouvements associés. Ce fait est appelé par l’auteur co-mouvement (Mitbewegung.)

3o La commissure postérieure, qui offre encore beaucoup d’obscurités, met en communication les cellules sensitives : elle permet les combinaisons de sensations. Ce fait est appelé par l’auteur co-sensation (Mitempfindung).

Nous avons lieu de supposer que ces rapports existent dans le cerveau comme dans la moëlle épinière, seulement sous une forme beaucoup plus compliquée.

La co-sensation et le co-mouvement représentent le premier stade de l’association. Mais bientôt, par suite de hasard ou d’autres causes, l’excitation suit une certaine direction de préférence à toute autre, et il en résulte une disposition déterminée. Cette transmission de l’excitation avec disposition déterminée dans une certaine direction, est ce qu’on appelle l’association (des sensations et mouvements) au sens ordinaire et restreint. Au point de vue psychologique, ce qui importe surtout c’est l’association des sensations.

Toutefois on n’explique ainsi que l’association des états de conscience, nullement leur conservation dans le souvenir. Comment l’expliquer ? — On sait que toute route nerveuse traverse plusieurs cellules : la première qu’elle rencontre n’est jamais son extrémité finale. Par exemple les nerfs sensitifs du tronc se rendent d’abord aux cornes postérieures, mais de là ils se transmettent au bulbe, au cervelet, au cerveau. Il est très-vraisemblable que les nerfs sensitifs ont plusieurs stations dans les parties ci-dessus énumérées. « Il est difficile d’admettre que la sensation et le souvenir aient leur siège dans la même cellule. D’un côté, la cellule simple, avec sa fonction très-simple, n’est pas apte à accomplir deux actes aussi différents que la sensation et le souvenir. D’un autre côté, le nombre des cellules interposées sur le trajet de chaque direction nerveuse, invite à supposer que quelques-unes peuvent être exclusivement consacrés au souvenir. Il est très-probable que dans les parties supérieures de l’encéphale, à chaque station de la route nerveuse sensorielle, un filet consacré au souvenir se détache pour se rendre à une des cellules terminales : c’est ce qu’on voit, par exemple, dans la masse blanche du cerveau avec sa couche grise corticale. Nous devons supposer que dans ces filets ramifiés existe, à part, une trace des sensations, et que cette trace s’associe avec les sensations nouvelles, dès que l’excitation pénètre dans les routes appropriées. »

Nous trouvons donc ainsi d’une manière générale dans l’association des excitations nerveuses : la co-sensation et le co-mouvement, la disposition à une certaine direction, déterminée, et finalement la post-sensation (Nachempfindung). « La post-sensation est au souvenir ce que la co-sensation et le co-mouvement sont à l’association des sensations et des mouvements. »

La reproduction nous apparaît ainsi non plus comme une faculté isolée et spéciale de l’âme ; mais simplement comme un membre d’une plus grande famille : celle des associations.

Cette trace, ce résidu laissé dans les éléments nerveux dévolus au souvenir, peut-il s’expliquer par la loi de persistance (conservation de la force), comme l’a admis Volkmann ? — L’auteur expose les raisons pour lesquelles il croit que la persistance des représentations ne peut consister simplement en une action mécanique. La sensation, comme réaction de l’âme contre un mouvement physique, ne peut être comparée à aucune autre force mécanique : il en est de même de la persistance de la sensation. Si donc on ne veut voir dans le souvenir que la simple persistance de l’action sensorielle, il faut se rappeler que la sensation n’est pas un simple état passif, mais une tendance à réagir, et que par conséquent cette sensation conservée ne peut être qu’une tendance qui persiste.

On va mieux comprendre d’ailleurs ce qu’il faut entendre par cette tendance, en voyant le rôle important que l’auteur attribue au sentiment dans le fait de la reproduction. Le sentiment (Gefühl) est à ses yeux la cause de l’action suspensive qui tient les représentations à l’état inconscient et est de même « le véhicule des associations d’idées, c’est-à-dire la cause de leur retour à la conscience. » « Le fondement du fait de la conservation des résidus, c’est une tendance persistante, — une tendance persistante au mouvement, — une tendance à répondre à une excitation déterminée par un mouvement déterminé. Cette nature essentielle du souvenir (la persistance d’une tendance au mouvement), bien qu’elle soit souvent voilée, se révèle à nous dans certains cas d’une manière frappante. Beaucoup de souvenirs sont accompagnés de mouvements : si je me représente un citron, il se produira, à l’idée de mordre dans ce fruit, une sécrétion salivaire qui peut être considérée comme équivalente à un mouvement, etc.

Il ne peut être ici question, naturellement, que des cas les plus simples, c’est-à-dire de ces formes de sentiment qui accompagnent les sensations et sont suivies de mouvements. Quant aux formes supérieures, ainsi que les idées purement théoriques, elles se dérobent à notre analyse. Nous pouvons seulement supposer que tout se passe là d’une manière analogue, quoique plus complexe.

Notre théorie, ajoute M. Horwicz, s’accorde très-bien avec ce fait connu, que les sentiments n’ont par eux-mêmes qu’un très-faible pouvoir de reproduction (par exemple nous n’avons qu’une représentation très affaiblie d’un mal de dent passé), et même l’explique. Au premier abord, il semble qu’il y a là une contradiction ; car si le sentiment joue le rôle que nous lui attribuons, comment ne se reproduit-il pas avec la plus grande facilité ? — « Cette exception confirme notre règle. Ce n’est pas, en effet, le sentiment en lui-même qui est le facteur élémentaire du souvenir, mais c’est le sentiment dans son rapport nécessaire avec le mouvement et les modifications qui s’ensuivent. Le sentiment est le support médiat, non immédiat de l’association. C’est ce qui explique comment le sentiment peut dominer et déterminer les liaisons internes et en même temps n’être que très-difficilement reproduit »[3].

Ce rôle du sentiment va nous éclairer aussi sur un point obscur et jusqu’à présent inexpliqué des lois de l’association. La nouvelle psychologie les ramène à deux : 1o loi de contiguïté dans le temps et l’espace ; 2o loi de ressemblance (identité, analogie, contraste). Il est clair que le contraste ne peut pas, sans violence, rentrer dans le cadre de la loi à laquelle on l’attribue. On en est réduit à dire que le contraste est une espèce de ressemblance, ce qui équivaut à nier l’association par contraste. Car, si les idées contraires ne se suscitent que par ce qu’elles ont de commun, il est clair que c’est l’analogie et non le contraste qui les fait s’associer. Un désert devrait nous faire penser à d’autres déserts et non, comme il le fait souvent, à des campagnes verdoyantes. Mais ce cas et ceux de même nature s’expliquent en réalité par l’influence du sentiment. Ce qui caractérise les sentiments, c’est qu’en eux les deux formes opposées du plaisir et de la douleur sont dans une dépendance réciproque. Le même sentiment se produit sous la forme tantôt d’une tendance au rapprochement, tantôt d’une tendance à l’éloignement. Les idées correspondant à ces deux formes contraires doivent donc être intimement liées, puisqu’un mouvement dans un sens ne peut se produire sans exclure le mouvement contraire.

Nous pouvons maintenant, en examinant d’une manière générale le fait de la reproduction, dire : « que partout les simples lois mécaniques se montrent insuffisantes pour l’expliquer et que partout il faut admettre une autonomie, une spontanéité vivante. La pure inertie, la simple durée ne suffisent pas à expliquer la persistance des représentations ; mais il faut admettre une tendance durable, un acte vital propre. La simple entrée d’une représentation nouvelle ne suffit pas pour suspendre une ancienne ; mais il faut que cette nouvelle produise un acte volontaire de suspension. De même, la simple suppression de l’action suspensive ne suffit pas pour ramener une représentation à la conscience ; il faut qu’entre les représentations qui s’éveillent les unes les autres, il y ait des rapports vitaux, probablement volontaires : il faut qu’il y ait des tendances vivantes pour produire le va-et-vient des représentations. » (P. 314.)

Nous ne suivrons pas l’auteur dans son étude comparative de la sensation et du souvenir, et de leurs degrés intermédiaires, ni dans ses recherches sur l’état conscient et inconscient des représentations et sur le mécanisme qui les produit. Il se livre cependant sur ce dernier point à des hypothèses physiologiques ingénieuses, en s’appuyant sur ce fait que, dans le système nerveux, les parties centrales exercent sur les parties inférieures (par exemple, le cerveau sur la moëlle) une action suspensive. Enfin il essaie de concilier sa théorie de la reproduction avec l’unité de la conscience, mais en laissant de côté toute théorie métaphysique sur la nature de l’âme et en s’appuyant sur les seules données de l’expérience.

Il nous a été impossible de suivre dans tous ses détails cette étude sur la mémoire, qui cependant a dû faire comprendre d’une manière générale la méthode de l’auteur. Il ne tient pour solides que les explications qui peuvent reposer sur une base physiologique. Un avantage de ce genre de travaux, entre beaucoup d’autres, c’est, comme il le dit, de pouvoir profiter des travaux antérieurs, au lieu de paraître tout recommencer à nouveau et tout trouver pour son propre compte. « Mes analyses, ajoute-t-il, poursuivent un but bien déterminé : ramener à un simple élément fondamental psycho-physique la totalité des processus psychiques. »

Une partie du deuxième volume de cet ouvrage vient de paraître : nous y reviendrons quand la publication sera complète.

Th. Ribot.
  1. Publié dans le Zeitschrift fur Philos. u. philos. Kritik. 1872, tome LX, p. 170.
  2. On donne le nom d’oscillation négative à la diminution qui se produit, dans les forces électro-motrices propres à un nerf, quand une impression a lieu. Cette diminution prouve qu’une certaine quantité de ces forces est employée à produire la sensation.
  3. Voici un passage de l’auteur qui peut nous éclairer sur sa manière de considérer le sentiment : « Il est très-différent, dit-il, d’avoir une connaissance théorique et d’agir en conséquence. Tous les hommes savent bien qu’il faut économiser son temps, sa santé, son argent, et beaucoup n’en font rien. Il faut donc que, dans beaucoup de cas, notre connaissance se change en volonté, comme les aliments se changent en chyle et en sang. Il faut un facteur intermédiaire qui change la connaissance en désir, comme la diatase change l’amidon en sucre. Cet intermédiaire, c’est le sentiment. L’idée accompagnée d’un sentiment se change en un désir correspondant à ce sentiment ; sinon, non. »