Horace Walpole/01
HORACE WALPOLE.
Les lettres de Mme Du Deffand à Horace Walpole parurent à Londres en 1810. Quand, un ou deux ans après, elles furent imprimées en France, elles produisirent dans le monde, je m’en souviens encore, une grande sensation. Comme, dans un pays bien gouverné, la littérature doit inspirer plus d’intérêt que la politique, elles occupèrent les salons de Paris plus que l’attente de la campagne de Russie, et l’on n’en parla guère moins que de l’incendie de Moscou et des désastres de la Bérézina. Grâce à cette précieuse liberté d’esprit, les lecteurs de 1812 accueillirent, avec la curiosité la plus vive et la moins distraite, ce nouveau témoignage des idées et des mœurs du siècle qui venait de finir, et l’on se plut à retourner par l’imagination jusqu’au milieu d’une société dont tous les contemporains n’avaient point disparu. Une maîtresse du régent, une correspondante de Voltaire, une amie du duc de Choiseul, racontant avec un esprit rare ses pensées et son temps, mêlant aux anecdotes et aux portraits de piquantes réflexions, était bien faite pour captiver l’attention d’un monde qui aimait encore la conversation et qui ne parlait pas du présent. Mme Du Deffand détestait les philosophes et ne savait guère que ce qu’ils lui avaient appris. Désabusée de tout, dégoûtée de ses souvenirs, sans foi comme sans espérance, elle s’ennuyait et s’irritait de l’empire même des opinions qu’elle partageait et dont elle entrevoyait avec effroi la future application ; elle jugeait avec une sagacité malveillante tout ce qui l’entourait et dénonçait d’un ton chagrin son siècle à la postérité ; elle présentait sous le sombre jour d’un déclin ce qui parut un moment briller de la lumière d’une belle aurore : elle aurait eu cent fois moins d’esprit qu’elle se fût toujours fait lire avec avidité de la société incrédule et repentante qui fleurissait il y a quarante ans.
Mais un intérêt d’un genre tout particulier s’attachait à ce remarquable livre. Cette femme blasée, ennuyée, caustique, qui ne croit à aucune affection, qui ne voit partout qu’égoïsme et sécheresse, avait sauvé son cœur sans s’en douter, et elle aimait en niant qu’on pût aimer. Ce cœur aride était sensible, et un attachement profond et pur le dominait tout entier. Vieille, débile, aveugle, elle s’était laissé aller à un sentiment incomparable, vif comme la passion, mais digne et contenu ainsi que le voulaient son âge et sa raison, et dont il est impossible de suivre les progrès, les épanchemens et les souffrances sans compassion et sans respect. Le contraste de sa décrépitude et de ses émotions n’est pas un seul instant ridicule. L’étrange spectacle d’un esprit dépouillé de toute illusion et qui retrouve à son insu la première de toutes, ce je ne sais quoi de romanesque qui persiste dans une ame refroidie, cette affection dévouée qui s’y élève au-dessus des croyances perdues, des amitiés évanouies, comme un parfum dans un désert, voilà ce qui donna surtout un attrait singulier à ces confessions d’un nouveau genre. On aimait encore à disserter sur l’amour dans ce temps-là, et le cœur de la pauvre vieille aveugle devint l’objet de cette autopsie curieuse à laquelle s’attachait volontiers la science frivole et subtile de la pathologie sentimentale.
En fait de roman, la question ordinairement posée est celle-ci : A-t-on eu raison d’en aimer le héros ? L’objet de l’attachement de Mme Du Deffand n’échappa point à cet examen et se tira fort mal d’une redoutable épreuve. C’était un Anglais, spirituel apparemment, comme elle le dit sans cesse, homme du monde et de conversation, car il faut bien l’en croire, mais ombrageux, froid, même égoïste et dur, on se hâta du moins de le proclamer ; un homme insensible à tout, hors aux bienséances, craignant plus d’être ridicule que de se montrer cruel et cherchant dans le jugement d’autrui la règle de ses sentimens ; enfin une sorte d’Oswald de cette singulière Corinne. Nous ne prétendons point que ce jugement fût tout-à-fait juste ni complet ; nous disons qu’il fut rendu, et que c’est à peu près en ces termes que les lecteurs français ont alors caractérisé Horace Walpole.
Le connaît-on beaucoup mieux aujourd’hui ? Sait-on avec un peu de détail ce que fut cet homme célèbre, qui n’a pas été sans influence sur les opinions et les goûts de la société anglaise, qui enrichit la littérature de son pays, et peut-être lui ouvrit une voie nouvelle par ses ouvrages de critique et d’imagination, qui certainement s’éleva par ses mémoires, et encore plus par ses lettres, à un rang très distingué dans les deux genres où la France s’imagine parfois qu’elle est sans rivale. Chez celui qui porta ce nom historique de Walpole, qui en continua et en changea l’illustration, sait-on bien quel fut l’homme du monde, l’homme politique, l’homme de goût, l’homme enfin et sa nature individuelle ? Il nous semble qu’on ne le sait guère et qu’il serait intéressant de chercher à l’apprendre. Cela est facile aujourd’hui. Tout ce qu’il a écrit est, ou bien peu s’en faut, imprimé. Des notices et des notes excellentes ont été attachées à ses œuvres : sir Walter Scott et lord Dover ont écrit sa biographie ; M. Eliot Warburton a, l’année dernière, publié sur lui des mémoires ; M. Macaulay l’a caractérisé dans un de ses brillans et solides essais : nous allons raconter sa vie, ce sera le meilleur moyen de le peindre et de le juger.
Horace Walpole, né à Londres le 24 septembre 1717, était le troisième et plus jeune fils de sir Robert Walpole, le ministre célèbre et contesté qui gouverna vingt-et-un ans la Grande-Bretagne. Sa mère, Catherine Shorter, était petite-fille de sir John Shorter, lord-maire de Londres en 1688, l’année de la révolution. Ses deux frères, lord Walpole et sir Édouard, ne méritèrent jamais que l’histoire parlât d’eux. Cependant il ne paraît pas que son enfance ait beaucoup occupé l’attention de son père. Sa santé était délicate ; sa vie semblait fragile, quoiqu’elle ait duré quatre-vingts ans. Sir Robert était pour ses enfans bon et facile ; mais ses goûts et ses affaires laissaient dans son existence peu de place aux tendres soins d’une inquiète paternité. C’était un homme tout pratique, d’un esprit positif et peu cultivé, gardant toutes ses facultés pour la politique, n’interrompant son travail que par des plaisirs qui paraîtraient aujourd’hui plus dignes d’un gentilhomme campagnard que d’un premier ministre. Il abandonnait donc à sa mère le jeune fils qui conserva toujours pour elle la plus vive tendresse. À dix ans, l’enfant entra à l’école d’Eton, de toute l’Angleterre l’établissement d’instruction secondaire qui ressemble le plus à nos collèges et qui a produit le plus d’hommes distingués. Il y rencontra Thomas Gray, le poète lyrique, qui, de son camarade, devint son ami, et à qui, plus tard, la seule vue d’Eton dans le lointain devait inspirer une ode touchante et célèbre (A distant prospect of Eton collège) ; Richard West, qui mourut jeune et qui annonçait, à les en croire, un talent supérieur pour la poésie ; Thomas Ashton, qui se consacra à l’église et à la prédication. Ils appelèrent l’amitié qu’ils formèrent ensemble la quadruple alliance ; mais elle ne devait pas résister au temps et régner à jamais dans son cœur comme celle qui l’attacha dès l’enfance au fils de la sœur de sa mère, à Henry Seymour Conway, destiné à jouer un rôle distingué dans l’armée et dans le parlement. Condisciple de ce cousin, dont les qualités personnelles étaient attrayantes, il s’habitua de bonne heure, quoique plus âgé de deux ans. à se dévouer à lui. Il le jugea presque toujours avec une bienveillance voisine de l’admiration et n’éprouva d’ambition que pour lui. Cette amitié est celle qui honore le plus sa vie et qui répond le mieux aux reproches dirigés quelquefois contre la sécheresse de son cœur. On le voit se refroidir ou rompre avec Gray. avec Bentley, avec le poète Mason, même avec George Montagu. son camarade d’Eton et de Cambridge, auquel devait l’attacher une intimité de trente ou quarante ans. Son caractère avait ses inégalités ; son esprit n’était pas sans ombrages. Pour Conway. Pour tout ce qui le touche, pour sa femme, pour sa fille, il est constamment le même ; il le suit, général ou ministre, avec anxiété dans la carrière, et l’on peut dire qu’après la mémoire de son père, la fortune de Conway fut sa seule passion politique.
En 1734, Horace était entré à l’université de Cambridge, où il avait retrouvé Gray et Montagu. Il poursuivit ses études à King’s Collège : elles n’étaient point finies et il n’avait que vingt ans, lorsqu’il perdit sa mère. Gray, qui écrivait à leur ami commun Richard West le 22 août 1737, interrompt ainsi brusquement sa lettre : « Mais, pendant que je vous écris, j’apprends la triste nouvelle de la mort de lady Walpole. Pardonnez-moi si la pensée de ce que doit ressentir mon pauvre Horace m’oblige à finir. » Il ressentit en effet vivement cette perte, et dix-sept ans après il s’occupait encore d’élever à sa mère, dans Westminster, un monument dont il composait l’inscription. On a déjà vu que ses rapports avec son père n’étaient pas intimes. L’homme d’état méritait parfaitement l’éloge que lady Mary Wortley Montagu lui donne dans des vers sur son portrait ; il était un mari facile. Cependant on a dit qu’il trouvait que le visage de son troisième fils rappelait trop fidèlement les traits d’un lord Hervey. homme d’un esprit remarquable et frère de celui qui fut le rival de pope. « Mon père, dit Horace quelque part, ne montrait aucune partialité pour moi. » Et en effet il ne parut l’apprécier et presque le connaître que dans les dernières années de sa vie, après sa chute éclatante. À peine veuf, il s’était hâté d’épouser la mère d’une fille naturelle qu’il aimait, qu’il parvint plus tard à faire, par décision royale, traiter en fille de comte, et qui devint lady Mary Churchill. Quant au jeune homme, il eut, par une bonne sinécure, les moyens de soutenir son rang et d’aller faire sur le continent le voyage obligé des débutans de sa condition. Le 10 mai 1739, il partit, dans la compagnie de Gray, pour Paris, où il devait retrouver son cousin Conway. Rien n’annonce que cette fois il ait vu autre chose en France que les objets extérieurs et qu’il y ait appris rien de plus qu’à mieux parler la langue. Sa correspondance de cette époque offre peu d’intérêt. Vers la fin de l’été, les deux amis étaient en Italie. Ils visitèrent Rome, Naples, Florence, Venise. Aidé de son compagnon, qui a laissé de ce voyage des lettres et des notes assez intéressantes, Horace acquit le goût des arts, apprit à aimer la peinture et la musique, et se forma même des idées alors nouvelles sur les genres et les âges divers de l’architecture ; mais il est rare qu’un voyage qui se prolonge laisse parfaitement unis deux amis qui le font ensemble. La monotonie d’un commerce exclusif engendre l’ennui, et la gêne résulte de la nécessité de se concerter toujours. Gray et lui finirent par se brouiller et se séparèrent à Reggio. « J’ai conscience, écrivait Walpole à William Mason trente-deux ans après, que, dans le principe, le tort était de mon côté. J’étais jeune, trop attaché à mes plaisirs, même, je n’en doute pas, trop enivré par l’indulgence, par la vanité et par l’insolence de ma situation de fils d’un premier ministre, pour n’avoir pas manqué de ménagement envers la sensibilité d’un homme que, je rougis de le dire, je savais mon obligé, d’un homme que ma présomption et ma folie m’empêchaient de trouver très supérieur en talons, quoique j’aie depuis lors senti mon infériorité infinie par rapport à lui. Je le traitais insolemment ; il m’aimait, et je ne le croyais pas. Je lui reprochais la différence qui était entre nous, tandis qu’il agissait avec la conviction d’être mon supérieur. Souvent je ne tins aucun compte de son désir de voir tels ou tels lieux, ne voulant pas m’arracher à mes plaisirs pour les visiter, quoique je lui offrisse de l’y envoyer sans moi. Pardonnez-moi de dire que son caractère n’était pas conciliant, en même temps que je conviens avec vous qu’il aurait eu la conduite la plus amicale que j’aurais eu l’idée d’en prendre avantage. Il me dit franchement mes torts ; je déclarai que je n’avais nulle envie de les entendre et que je ne me corrigerais pas. Vous ne serez point étonné qu’avec la dignité de son caractère et la négligence obstinée du mien, la brèche ait dû s’élargir jusqu’à ce que nous devinssions incompatibles. » Mason, qui écrivait la vie de Gray, fut autorisé à y insérer quelques mots dans le même sens, et d’ailleurs, long-temps avant la mort du poète, une réconciliation avait rapproché les deux amis de collège. Quoique l’intimité ne soit jamais redevenue parfaite, car l’un avait beaucoup de raideur et l’autre une certaine irritabilité, la perte de Gray a inspiré à Walpole une de ses lettres les plus touchantes.
C’est à Florence où il résida quelque temps qu’il mena avec le plus de suite et de dissipation la vie du monde. Il y trouva bonne compagnie, des Françaises spirituelles, des Anglais d’un commerce agréable, John Chute, homme de goût et d’esprit, qu’il représente comme très aimable, et M. Mann, plus tard sir Horace Mann, chez lequel il logeait, et qui, en qualité d’envoyé près la cour de Toscane, lui faisait avec empressement les honneurs de la résidence. Sous des titres différens, ce diplomate occupa le même poste jusqu’en 1786, sans revenir en Angleterre. Walpole, qui partit bientôt, ne le revit jamais ; mais il s’était étroitement attaché à lui, et, en revenant en Angleterre, de Calais où il attendait le vent ou la marée, il entama avec lui une correspondance qui dura quarante-cinq ans. « Je ne me pique pas de faire celle-ci plus longue, lui écrivait-il le 25 août 1784, parce que je n’ai pas plus de matière. En bonne conscience, je puis bien me permettre une courte épître de temps en temps. J’ai compté combien de lettres je vous ai écrites depuis que j’ai débarqué en Angleterre, en 1741 ; elles se montent, — chose prodigieuse, — à plus de huit cents, et nous ne nous sommes pas rencontrés dans ces quarante-trois ans. Une correspondance de près d’un demi-siècle n’a pas, je suppose, sa pareille dans les annales de la poste aux lettres. » Cette correspondance, en effet, est un monument unique : elle serait seule parvenue à la postérité, qu’elle assurerait à son auteur une renommée durable. Qu’on y songe, pendant quarante-cinq ans, un homme de beaucoup d’esprit, placé au centre de la société anglaise, persiste à tenir un ami absent au courant de tous les événemens du monde où il vit. La politique et la littérature, les intrigues et les plaisirs de son temps, il aborde tout avec complaisance, il raconte tout avec détail, puisqu’il écrit de loin à quelqu’un qui veut tout savoir et qui ne peut abuser de rien. Qu’on ne s’étonne donc pas si ce recueil est à la fois une lecture piquante et un ouvrage historique : c’est la peinture familière de l’Angleterre pendant un demi- siècle, et le peintre était un admirateur enthousiaste de Mme de Sévigné.
Horace Walpole revint en Angleterre au mois de septembre 1741. Il y arrivait pour représenter dans un nouveau parlement, élu au mois de juin précédent, le bourg de Callington, dans le Cornouailles. Il trouva le monde politique fort agité : la crise éclatait où devait succomber son père après tant d’années d’un grand pouvoir. Il faut ici rappeler en peu de mots quelle fut l’administration de Robert Walpole.
Une réaction s’est faite en faveur de sa mémoire : comme toutes les réactions du monde, elle a dépassé le but. Sans doute l’histoire ne doit pas confirmer à Walpole le titre injurieux qu’il reçut de son vivant, le titre de père de la corruption ; mais il ne faut pas non plus, comme un écrivain recommandable, lord Dover, l’appeler la gloire des whigs. Il n’inventa pas la corruption, il la trouva tout établie. Au siècle dernier, le parlement d’Angleterre, définitivement promu par la révolution au rang qui lui était dû, ne rencontrait pas dans sa constitution propre de suffisantes garanties contre l’abus de ses justes prérogatives. Trop d’élections étaient illusoires et vénales, et le secret de ses débats le dérobait au contrôle de l’opinion ; il manquait de responsabilité, condition funeste pour toute puissance en ce monde. Le pouvoir exécutif était sa proie ou son instrument. Pour le prendre ou pour le garder, tout était permis. Des abus consacrés offraient un prix à toutes les cupidités. L’avarice se cachait derrière l’ambition, qui ne se cachait de rien. Les mœurs publiques toléraient même ce qui ne s’avouait pas. Les passions que la liberté engendre et nourrit étaient envenimées par les souvenirs et les ressentimens qu’une révolution récente encore laissait après elle : l’intérêt liait les majorités que formait l’esprit de parti et que divisait l’intrigue. Walpole ne valait pas mieux que son temps, et ne songeait nullement à l’améliorer. Loin de rêver des réformes, il se plaisait à dire qu’il n’était ni un saint ni un Spartiate. Loin de chercher à supprimer ou à diminuer la corruption, il l’employait hardiment, habilement, avec une sorte de dignité, plus exact à payer ses amis qu’empressé d’acheter ses adversaires, craignant de dégrader le pouvoir s’il permettait que l’on gagnât plus à l’attaquer qu’à le servir ; mais il n’est pas vrai qu’il ne gouvernât que par la corruption : elle ne saurait être l’unique moyen d’un pouvoir durable. L’esprit ferme et droit de Walpole, sa connaissance des hommes, son adresse à les conduire, son expérience des affaires, sa fidélité invariable à sa cause, sa modération dans l’exercice du pouvoir comme son opiniâtreté à le conserver, son mépris pour les plaisirs de l’imagination et pour les amusemens de la vanité, enfin un certain accord de toutes les qualités utiles qui suffisent à l’homme d’état et qui ne suffiraient pas au grand homme, voilà ce qui explique, mieux que toutes les déclamations satiriques sur les mœurs parlementaires, voilà ce qui justifie même la réussite et la durée de son administration. L’histoire, en le jugeant, doit tenir compte des circonstances au sein desquelles il a vécu, se rappeler la triste condition des choses humaines, et reconnaître, en le comparant, que la part du bien fut supérieure à celle du mal. La cause des whigs. celle de la révolution de 1688 (c’est la cause même du gouvernement libre), peut opposer son nom à celui des plus sages ministres dont se vante le pouvoir absolu. Grâce à une habileté de bon sens plus que de génie, il est du petit nombre de ceux qui ont prouvé la possibilité de fonder par une révolution et de gouverner dans la liberté ; mais il ne faut rien exagérer, l’homme et le ministre sont sans éclat, et, comme le dit lord Mahon, il y a entre Chatham et Walpole la différence de la gloire au succès.
Dévoué dès sa jeunesse à la cause de la monarchie nouvelle, ou. comme on parlait alors, de la succession protestante, secrétaire de la guerre, puis trésorier de la marine sous la reine Anne et le ministère de Godolphin, il quitta le pouvoir avec les whigs. Injustement accusé. mis à la Tour, il se vit deux fois expulsé du parlement, et n’y rentra qu’après l’avènement de la maison de Brunswick et la chute du cabinet d’Oxford et de Bolingbroke. Nommé payeur-général de l’armée par l’administration de Townshend et de Stanhope, il devint bientôt chancelier de l’échiquier et premier lord de la trésorerie (octobre 1715), sans devenir premier ministre, quoiqu’il fût bien, autant que Stanhope, le guide ou le leader de la chambre des communes ; mais ce ministère ne resta pas long-temps uni. Lord Townshend s’aperçut qu’il en était le chef plutôt que le maître, et un jour son mécontentement alla grossir cette réunion de jacobites, de tories et de whigs détachés qui formait l’opposition, en sorte qu’elle se trouva en majorité. Le roi le remercia de ses services, et sa retraite entraîna la démission de Walpole, son beau-frère, et celle de William Pulteney, secrétaire de la guerre (1717).
Walpole ne tarda pas à devenir l’orateur et le chef redoutable d’une hostile coalition. C’est un moment qui se retrouve dans la vie de presque tous les hommes d’état des pays libres que celui où, au grand scandale des gens paisibles, ils retournent contre le pouvoir les armes que dans le pouvoir ils ont eux-mêmes repoussées, et rallient à tout risque des oppositions diverses pour les conduire en colonne d’attaque à l’assaut du gouvernement. Walpole, Chatham, Pitt, ont eu de ces retours offensifs ; mais personne plus que le premier ne l’a fait avec une audacieuse résolution. Il attaqua les armées permanentes, les lois sur la discipline militaire, il fit alliance avec les chefs du jacobitisme qui l’avaient mis en prison ; mais, quoique sa réputation ne s’abaissât pas dans l’opposition, et qu’il grandît encore comme discuteur parlementaire, comme debater, suivant l’expression anglaise, il ne réussit pas à ébranler le ministère de Stanhope et de Sunderland, et il fallut qu’en 1720 il traitât avec eux et même à de modestes conditions. Il redevint payeur-général, et Townshend ne fut que président du conseil. Bien prit à Walpole qu’un bill imprudent vînt, à l’effet de consolider en un seul fonds toute la dette publique, donner à la compagnie de la mer du Sud la faculté de racheter avec son papier les huit millions sterling d’annuités créées dans les deux derniers règnes, et, par le crédit hyperbolique et factice qu’y gagna cette institution, provoquer une crise d’agiotage qui peut se comparer à la crise analogue amenée presque en même temps par le système de Law dans un pays voisin. Cette illusion d’une richesse imaginaire, exploitée par la crédulité et par la fraude, fut bientôt suivie d’une réelle ruine et d’une alarme universelle. Tous les yeux se tournèrent vers Walpole, seul jugé capable de restaurer l’ordre financier et le crédit public. Il reprit les fonctions de chancelier de l’échiquier et devint le maître de la situation (octobre 1720). Peu après, par la mort de Stanhope, bientôt suivie de celle de lord Sunderland, à qui il avait succédé comme premier lord de la trésorerie, il vit son autorité s’accroître encore, et, sous son influence, la tranquillité renaître dans le parlement et dans le pays. Le parti whig tout entier fut avec le pouvoir, et les autres partis rentrèrent dans le silence. Pendant plusieurs années, l’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne cesse d’offrir aucun intérêt. L’avènement même du nouveau roi, George II (1727), ne fut pas une crise sérieuse : il régna ; Walpole gouvernait.
La paix au dehors et la prospérité intérieure, tel était le programme de son administration, et il le réalisa long-temps avec un succès incontesté ; mais il est rare qu’un pouvoir vieillisse sans déclin. L’habitude de réussir l’engourdit ; il s’imagine que, pour être, il suffit d’avoir été ; il s’obstine dans la servile imitation de ses propres exemples, et prend à la longue la routine pour l’expérience. Comme un artiste gâté par des succès devenus faciles, il se néglige ou charge sa manière. Ses défauts s’exagèrent, quand ses qualités ont perdu le prestige de la nouveauté. Les choses et les hommes ont beau changer autour de lui, il ne peut se résoudre à en tenir compte, à consulter les nouveaux besoins qui se produisent, à ménager les nouveaux personnages qui s’élèvent. Tout gouvernement fait des fautes, et toute faute nuit. Avec le temps, la somme de celles qu’on a commises augmente, et peu à peu s’accroît avec elle le montant des griefs, le nombre des mécontens. la force des ennemis. Les ressentimens s’accumulent, les hostilités s’agglomèrent, les prétentions se concertent. Aux rivaux humilies, aux collègues congédiés s’unissent et les opposans systématiques, et les malveillans en permanence, et les novateurs spéculatifs, et les jeunes ambitieux, ces hommes d’état de l’avenir. Ainsi le pouvoir le mieux assis se sent tout à coup chanceler en présence d’une masse d’adversaires conjurés qui s’est formée sous ses yeux, par sa faute et cependant à son insu. Vienne une question favorable, vienne un mouvement d’opinion qui donne à l’armée de l’opposition un cri de guerre et un terrain pour combattre, sa victoire est certaine.
Walpole avait devant lui le bataillon des jacobites, dirigé même de loin par Bolingbroke. Que fait-il ? Il laisse hors du pouvoir son ancien collègue Pulteney, qui bientôt s’entend avec son vieil ennemi. Il avait dans le cabinet deux secrétaires d’état d’une réelle valeur, Carteret et Townshend ; tous les deux lui portent ombrage. Le premier fait place en grondant au duc de Newcastle, qui peut trahir, mais qui ne peut pas résister ; le second est congédié plus tard, après une rupture offensante, et il ne se venge pas ; mais lord Harrington, son successeur, n’apporte ni puissance ni éclat, et le principal ministre semble chercher sa force dans la faiblesse de ses collègues. Cependant aux dangereuses recrues qu’il envoie lui-même à l’opposition déjà formidable, car elle va du jacobite Shippen au républicain Samuel Sandys, viennent .s’unir les jeunes whigs, les enfans, comme il les appelle, et parmi eux brille au premier rang William Pitt avec la verve d’une intempérante éloquence, d’une jeunesse superbe, d’un caractère audacieux, d’une ambition généreuse. — William Pitt, qui avait trop de fougue. trop d’emportement, trop de talent peut-être, pour que la froide raison de Walpole aperçût combien il était redoutable, et rendît justice a une supériorité qui différait tant de la sienne.
Walpole avait abusé de sa maxime favorite : Quieta non movere. Il arrive à la longue des momens où le repos semble fatiguer les peuples, où ce qui est tranquille s’agite de soi-même. La paix avait cessé de plaire. Un traité entre l’Angleterre et l’Espagne accordait aux deux nations le droit de recherche en mer des marchandises de contrebande sur leurs navires respectifs. L’exécution toujours difficile, toujours irritante, d’une convention semblable excitait de vives plaintes. Le commerce anglais et surtout la puissante compagnie de la mer du Sud en faisaient grand bruit. On alléguait des iniquités et des violences que ne reconnaissait ni ne réparait la diplomatie fière et indolente du cabinet de Madrid. L’opposition se jeta sur ces griefs et les envenima. Le ministère essaya de pallier le mal par une nouvelle convention, acte incomplet et provisoire qui ajournait les questions à résoudre et qui ne calma aucun mécontentement. L’esprit de parti eut beau jeu pour attiser l’irritation générale. Rien ne fut épargné ; on se servit de toutes armes. C’est l’époque où retentit cette anecdote célèbre que Burke appelait la fable des oreilles de Jenkins. On sait que ce patron d’un sloop de la Jamaïque comparut devant un comité du parlement, et raconta qu’ayant été visité par un garde-côte espagnol qui ne trouva à son bord rien de prohibé, le capitaine, pour se venger, lui avait coupé une oreille et dit de la porter au roi d’Angleterre, ajoutant que, si sa majesté était là, il la traiterait de la même façon. Un membre lui demanda ce qu’il avait senti en ce moment. « En ce moment, répondit-il, je recommandai mon ame à Dieu et ma cause à mon pays. — Nous n’avons plus besoin d’alliés pour nous mettre en état de nous faire justice ! s’écria Pulteney ; l’histoire de Jenkins nous lèvera une armée de volontaires. » C’était un homme bien éloquent que ce matelot, disait Mirabeau à la constituante, et il en concluait que le droit de paix et de guerre ne devait pas être laissé aux assemblées.
Le parlement d’Angleterre n’avait pas ce droit ; mais l’opinion du dehors pesait sur lui : il pesait avec elle sur ce ministère. L’opposition avait rallié ses bataillons divers sous le nom neutre et honoré de patriotes, et le patriotisme, ce transport d’écoliers, comme disait Walpole, réclamait à grands cris la guerre, qui parut bientôt inévitable. Le ministre n’était pas convaincu, il ne la trouvait ni juste ni politique ; mais, de ce thème d’opposition, on était parvenu à faire un vœu national : il crut qu’il fallait céder ou se retirer, et il préférait le pouvoir à ses convictions. Il avait fini, comme bien des ministres, par penser qu’avoir la majorité était le but et non le moyen. Par lui dirigée d’ailleurs, la guerre lui paraissait moins dangereuse ; elle serait moins durable ; il l’arrêterait le jour où l’opinion commencerait à tourner. Il déclara donc la guerre (octobre 1739), tout en se moquant de l’allégresse publique par laquelle cette déclaration fut accueillie, et c’est assurément la plus grande faute de sa vie. L’opposition avait, de mauvaise foi, réclamé la guerre pour le perdre ; de mauvaise foi, il accorda la guerre à l’opposition pour la désarmer et la compromettre : la guerre ne réussit ni à l’opposition ni à lui.
Conduite sans ardeur et avec une habileté médiocre, elle irrita les sentimens qu’elle était destinée à satisfaire. Les difficultés, les lenteurs, les revers, tout fut imputé au pouvoir. La guerre ne profitait nullement au commerce, qui l’avait réclamée ; elle menaçait d’amener à sa suite une rupture avec la France, et cela dans le moment où la prétention de Marie-Thérèse à l’empire mettait en feu le continent. La situation devenait sombre et critique, quand il fallut élire un nouveau parlement (1741), et on le réunissait à peine, lorsque Horace Walpole arrivait d’Italie pour y siéger auprès de son père, plus que jamais menacé par les partis et la multitude. Expiant le tort d’un caractère trop impérieux, d’une politique trop exclusive, d’une supériorité trop intolérante, d’un orgueil trop confiant, il voyait toutes les colères amonceler tous les périls sur sa tête, et ces derniers mots n’étaient pas pris dans ce temps-là pour une pure métaphore. La haine qu’il inspirait était l’unique lien qui tenait ensemble les oppositions coalisées ; sa perte était le but commun, et le cabinet, le roi, la majorité même s’aperçurent bientôt qu’il n’y avait à sacrifier qu’un seul homme. Il devenait difficile de garder à cet homme une héroïque fidélité, et lui-même ne tarda pas à sentir combien est précaire et trompeur le dévouement des intérêts ; ébranlé déjà par des élections violemment disputées, ne pouvant, d’après ses calculs, espérer dans la nouvelle chambre qu’une majorité de 16 voix, il livra un combat désespéré que nous laisserons raconter à son fils. Ce dernier a tout écrit à son ami Horace Mann.
« 10 décembre 1741.
« … Vous allez être presque aussi impatient d’avoir des nouvelles du parlement que moi de Florence. Les lords ont abordé vendredi le discours du roi. Lord Chesterfield a fait un très beau discours contre l’adresse, tout dirigé contre la maison d’Hanovre[1]. Lord Cholmley lui a, dit-on, bien répondu. Lord Halifax a très mal parlé, et la réponse a été faite par le petit lord Raymond, qui veut toujours lui répondre. Votre ami lord Sandwich a extrêmement outragé sa grâce de Grafton, qui était souffrant, et qui s’est jusqu’au bout tenu hors de sa place en le rappelant à l’ordre. C’était indécent, de la part d’un enfant comme lui, envers un homme de ce rang et de cet âge. Le sang des Fitzroy ne le pardonnera pas aisément[2]. La cour a eu une majorité de 41, y compris quelques nouveaux convertis.
« Mardi, nous avons eu le discours[3]. Il y avait grand désaccord dans le parti. Les jacobites, avec Shippen et lord Noël Somerset à leur tête, étaient pour une division, Pultney[4] et les patriotes étaient contre. Le mauvais succès dans la chambre des lords les avait effrayés. Nous n’avons pas eu de division, mais une très chaude bataille entre sir R. (Walpole) et Pultney. Ce dernier a fait un beau discours, très personnel, sur l’état des affaires. Sir R., avec autant de santé, d’entrain, de force et d’autorité que jamais, lui a répondu pendant une heure. Il a dit qu’il y avait long-temps qu’on l’accusait de toutes nos mauvaises fortunes ; mais avait-il fait naître la guerre d’Allemagne ou voulu la guerre avec l’Espagne ? Avait-il tué le défunt empereur ou le roi de Prusse ? Était-il le conseiller de ce prince ou le premier ministre du roi de Pologne ? Avait-il allumé la guerre entre la Russie et la Suède ? Quant à nos troubles intérieurs, il a dit que toutes les souffrances de la nation étaient dues aux patriotes. À cela ils ont beaucoup ri. Mais avait-il besoin d’en chercher les preuves ? Il a ajouté qu’on parlait beaucoup d’un équilibre des forces dans le parlement et de desseins formés contre lui. S’il en était ainsi, le plus tôt qu’il saurait à quoi s’en tenir serait le mieux ; si donc quelqu’un voulait proposer un jour pour examiner l’état de la nation, la motion aurait son appui. M. Pultney l’a faite aussitôt, sir R. l’a appuyée, et elle est fixée au 21 janvier. Sir R. a répété quelques mots de lord Chesterfield dans la chambre des pairs : que le temps était venu de dire la vérité, la franche vérité, la vérité anglaise, et il a fait quelque allusion à l’accueil que sa seigneurie a reçu en France[5]. Après ces discours d’une telle importance et de tels hommes, M. Lyttleton s’est levé pour défendre ou plutôt pour flatter lord Chesterfield, quoique tout le monde eût déjà oublié que son nom avait été prononcé. Danvers, qui est un grossier et rude animal, mais qui, par-ci par-là, lâche quelques traits piquans, a dit que M. P. et sir R. ressemblaient à deux vieux entremetteurs débauchant les jeunes membres.
« Ce jour a été un jour de triomphe ; mais hier (vendredi) les banderoles de la victoire ne se sont pas si brillamment déployées. C’était le jour où l’on recevait les pétitions. M. Pultney a présenté une énorme bande de parchemin qu’il ne pouvait, disait-il, qu’à peine soulever. C’était la pétition de Westminster, et elle doit être discutée mardi prochain, jour où nous aurons la tête cassée par la populace. Si donc vous n’entendez point parler de moi par le prochain courrier, vous conclurez que ma cervelle est un peu endommagée. Après cela, nous avons passé à une pétition du Cornouailles, présentée par sir William Yonge, laquelle a amené un débat et une division où, ma foi, nous n’avons été que 222 contre 215. — Comment trouvez-vous une majorité de 7 ? L’opposition a triomphé hautement, et elle a eu raison. Une ou deux victoires pareilles, comme disait Pyrrhus, le membre pour)a Macédoine, consommeront notre ruine. Je regarde maintenant que la question est Downing-Street[6] ou la Tour. Viendrez-vous voir quelqu’un, s’il lui advient de loger au second endroit ? Il s’y trouve mille jolies choses pour vous amuser : les lions, la salle d’armes, la couronne, et la hache qui trancha la tête d’Anne Bullen. J’ai le projet de demander la chambre où les deux princes furent étouffés[7]. Dans les longues soirées d’hiver, lorsque la compagnie manquera, car je ne suppose pas que beaucoup de monde me vienne voir alors, on peut se mettre à griffonner des vers contre Richard au des voûté et des élégies sur les doux enfans. Si je meurs là, et que mon corps soit jeté dans un bois, je suis trop vieux, n’est-ce pas ? pour être enterré par des rouges-gorges.
« Bootle, le chancelier du prince[8], a fait un très long et stupide discours ; après quoi, sir R. l’a appelé et lui a dit : « Frère Bootle, prenez garde de ne pas gagner mon ancien surnom. — Quel était-il ? — Brouillon (Blunderer). » Vous ne pouvez comprendre combien j’ai été heureux des grands et mérités applaudissemens qu’a obtenus le frère de M. Chute, le légiste. Je n’ai jamais entendu discours plus clair et plus beau. Lorsque je suis rentré : « Cher monsieur, ai-je dit à sir R., j’espère que M. Chute gagnera son élection pour Heydon. Ce serait une grande perte pour vous. » Il m’a répondu : « Nous entendons bien ne pas le perdre. » Moi qui ne me mêle de rien, ni surtout d’élections, et qui ne vais point aux comités, je m’intéresse excessivement pour M. Chute[9]. »
« Mercredi soir, onze heures, 16 décembre 1741. Rappelez-vous ce jour.
« Nous voilà de la minorité ; entends-tu cela ? hé[10] ! Mon cher enfant, puisque vous voulez avoir l’explication de ces vilains mots, ils signifient que nous sommes métamorphosés en minorité. C’était le soir où l’on devait choisir un président pour le comité des élections : Gyles Earle, comme dans les deux derniers parlemens, était nommé par la cour ; le docteur Lee, un juriste, par l’opposition, homme d’une honorable réputation. Earle était précédemment de la dépendance du duc d’Argyle ; il est remarquable par la cupidité et par l’esprit, et il en a largement dépensé de son esprit contre les Écossais et les patriotes. C’était une journée fort attendue, et les deux partis avaient rassemblé toutes leurs chances. J’excepte environ vingt membres qui sont à Londres, mais qui se réservent pour voter sur une seconde question, s’il peut y avoir une majorité décidée d’un côté ou de l’autre. N’avez-vous pas vu pareille chose dans l’histoire, des gens qui ne se soucient pas de se trouver, contre leur intention, du côté le plus faible ? Bref, les plus déterminés malades ont été arrachés de leurs lits ; le zèle est venu en robe de chambre. Il y avait deux vastes dîners à deux tavernes, pour l’un et pour l’autre parti. À six heures, nous sommes entrés en séance. Sir William Yonge, appuyé par mon oncle Horace, a proposé M. Earle ; sir Paul Methuen et sir Watkin Williams Wynne ont proposé le docteur Lee, — et ils l’ont emporté à une majorité de quatre, 242 contre 238, — le plus grand nombre, je crois, qui ait jamais perdu une question. Vous n’avez pas une idée de leur huzza ! Concevez ce que doit être pour eux une victoire après vingt ans entiers de défaites. Nous avons eu un vote de perdu à cause d’un membre arrivé trop tard, un autre qui nous a abandonnés pour avoir été mal traité hier par le duc de Newcastle. — Ce pourquoi, selon toute probabilité, il le traitera bien demain. — Je veux dire pour nous avoir abandonnés. Sir Thomas Lowther, oncle de lord Hartington, a été apporté par lui, et il a voté contre nous. Le jeune Ross, fils d’un commissaire des douanes, et sauvé du déshonneur de refuser d’aller aux Antilles, quand c’était son tour, par sir R., qui lui a donné une lieutenance, a voté contre nous, et aussi Tom Hervey, qui est toujours avec nous, mais qui est fou tout-à-fait. Et quand on lui a demandé pourquoi il nous avait désertés, il a répondu : « Jésus sait ce que je pense ! Un jour je blasphème, et le jour suivant je prie. » Ainsi vous voyez quels accidens ont été contre nous ; autrement, nous gagnions notre partie. On nous crie que sir R. a mal fait ses calculs. Comment faire des calculs avec des hommes tels que Ross et cinquante autres qu’il pourrait nommer ? Il n’était pas très agréable d’être regardés en face pour voir comment nous supportions cela. Vous pouvez deviner comment je le supportais, moi qui prends si peu d’intérêt à aucune chose. J’ai eu l’avant-goût de ce que je dois attendre de toute sorte de gens. Au moment où nous venions de perdre la question, j’ai fui l’excessive chaleur de la chambre dans le cabinet de l’orateur, et il y avait là une quinzaine des nôtres. Un sous-portier crut qu’une nouvelle question était posée, ce qui n’était pas, et, sans nous en avertir, il ferma la porte sur nous. Quand je lui demandai comment il osait nous clore de la sorte, sans nous appeler auparavant, il me répondit insolemment que c’était son devoir et qu’il le ferait encore. Quelqu’un du parti était venu lui en donner l’ordre, lui disant qu’il serait puni, s’il faisait autrement. Sir R. est très animé et toujours en confiance. J’ai si peu d’expérience, que je ne serai étonné de lien, quelques scènes qui doivent s’ensuivre. Mon cher enfant, nous avons triomphé vingt ans. Est-il étrange qu’enfin la fortune nous délaisse, et ne devions-nous pas toujours nous y attendre, surtout dans ce royaume ? On fait grand bruit de l’année quarante et un, et l’on se promet tous les troubles qui ont commencé il y a cent ans à la même date. J’espère que leur pronostic est faux ; mais, en dût-il être ainsi, je saurais être heureux ailleurs. Une réflexion me soutiendra, très douce, quoique très mélancolique, c’est que, si notre famille doit être la victime sacrifiée qui la première calmera la discorde, du moins une personne, celle de la famille qui avait tout l’intérêt de mon cœur, et qui aurait le plus souffert de notre ruine, est à l’abri, tranquille au-dessus de la fureur du désordre. Rien dans le monde ne peut désormais atteindre son repos.
« Demain et vendredi, nous discutons l’élection de Westminster. Ne soyez pas étonné si par le prochain ordinaire vous apprenez que nous l’avons perdue également. Bonne nuit. »
« Jeudi, six heures, 17 décembre.
« ….. Votre ami M. Fane n’a pas voulu hier soir venir voter pour nous, et il ne votera pas jusqu’après l’élection de Westminster[11]. Il est entré au parlement par le duc de Bedford et se refuse à le désobliger dans cette occasion. Nous nous étions flattés d’un meilleur succès, car vendredi dernier, après avoir siégé jusqu’à deux heures du matin, nous avons emporté une élection du Cornouailles en quatre divisions, la première avec une majorité de six, puis de douze, puis de quatorze, puis enfin de trente-six. Vous ne pouvez imaginer le zèle des jeunes gens de chaque côté. Lord Fitzwilliam, lord Hartington et mon ami Coke, parmi les nôtres, sont aussi ardens que possible. Lord Quarendon et sir Francis Dashwood sont aussi violens de leur côté. Le premier par le souvent et bien. Mais je ne vous entretiens que du parlement. C’est qu’en vérité toutes nos idées en sont remplies, et vous-même n’êtes pas fâché d’être au courant d’affaires si importantes. L’opposition, qui invente toute sorte de moyens pour tuer sir R., projette de nous faire siéger les samedis. Que cela est ignoble, infâme ! quel scandale ! Ne pouvant le renverser par les moins plausibles moyens, l’assassiner en lui refusant le grand air et l’exercice !
« Il s’est passé une chose étrange samedi dernier, bien étrange, mais bien anglaise. Un certain Nourse, un vieux joueur, a dit dans un café qu’un membre, M. Shuttleworth, ne faisait que semblant d’être malade. Cela fut dit à lord Windsor, son ami, qui s’est querellé avec Nourse, et celui-ci lui a envoyé un cartel. Mylord a répondu qu’il ne voulait pas se battre avec lui, qui était trop vieux. L’autre réplique qu’il n’est pas trop vieux pour se battre au pistolet. Lord Windsor refuse encore. Nourse, furieux, rentre chez lui et se coupe la gorge. Voilà une des sottes façons dont les hommes sont faits. »
« Veille de Noël, 1741.
« ….. Jeudi dernier, je vous ai écrit un mot de notre échec pour l’élection du président du comité. Cet hiver n’est que hauts et bas. Le jour suivant, vendredi, nous avons eu victoire complète. M. Pultney réclama tous les papiers et lettres, etc., de la correspondance entre le roi et la reine de Hongrie et leurs ministres. Sir R. consentit à donner toutes les pièces relatives à cette affaire, en ne demandant d’exception que pour les lettres écrites par les souverains eux-mêmes. Il y eut division, et nous l’emportâmes à 237 contre 227. Ils demandèrent alors les pièces qui concernent la France, la Prusse et la Hollande. Sir R. les pria de différer la demande de celles de la Prusse jusqu’à la fin de janvier, époque où une négociation serait terminée avec cette puissance, qui pourrait la rompre, si elle apprenait qu’on dût la rendre publique. M. Pultney persista ; mais son obstination, qui pouvait porter un tel préjudice au public, révolta même ses propres partisans, et sept d’entre eux parlèrent contre lui. Nous gagnâmes la question à 24 voix, et une autre à 21, le samedi d’après. Lundi et mardi, nous sommes arrivés à l’élection de Westminster. Murray[12] parla divinement. Il était leur conseil. Lloyd lui répondit extrêmement bien ; mais, en résumant les preuves des deux côtés et dans sa réplique, Murray a été au-dessus de ce qu’on a jamais entendu au barreau. Ce même jour (mardi), nous en sommes venus à juger la cause, et à dix heures nous avons voté et perdu. Ils ont eu 220 voix, nous 216. L’élection a donc été déclarée nulle. Vous voyez que le nombre quatre leur porte bonheur. Nous avions dans la ville quarante-et-un membres qui n’ont pu ou voulu venir. Le temps est la pierre de touche des consciences flottantes. Tous les procédés, argent, promesses, menaces, tous les moyens de la première année 41 ont été employés, et l’intérêt personnel, sous la forme de membres écossais, même de plusieurs membres anglais, agit au profit de leur parti et au détriment du nôtre. Lord Doneraile, un jeune Irlandais, élu par la protection de la cour, s’est vu attaqué par une pétition, quoique son compétiteur n’ait eu qu’une seule voix. Ce jeune homme a parlé aussi bien qu’homme ait jamais parlé dans sa propre cause. Il a insisté pour que la pétition fût entendue, et il a conclu en déclarant que sa cause même était sa défense et l’impartialité son appui. Savez-vous qu’après cela il est allé s’engager, si l’on retirait la pétition, à voter avec eux dans l’affaire de Westminster ? Ses amis lui reprochèrent si fortement sa faiblesse, qu’il en fut fâché et alla trouver M. Pultney pour se dégager. Celui-ci dit qu’il avait sa parole et ne la lui rendrait pas, quoique lord Doneraile déclarât que c’était contre sa conscience. Et cependant il a voté la première question avec eux, et il nous a fait perdre celle de la censure du haut-bailli à une seule voix, car on a été cette fois 217 contre 215. Le changement d’un seul vote aurait produit l’égalité, et l’orateur, je suppose, se serait alors prononcé pour le parti de l’indulgence et aurait décidé pour nous. Après cela, M. Pultney, avec une humanité affectée, a consenti seulement à mettre le haut-bailli sous la garde du sergent d’armes. Puis une majorité de six voix a voté que les soldats qu’on avait envoyé chercher, après la clôture du poil, pour sauver la vie de lord Sundon, étaient venus militairement et illégalement, et avaient influencé l’élection. En somme, on a décidé, comme M. Murray le leur avait dicté, qu’aucun magistrat civil, sous quelque prétexte que ce soit, fût-il hors d’état de réprimer une émeute à l’aide de la milice et des constables, ne peut appeler le secours de l’armée. N’est-ce pas là faire la besogne des jacobites ? Ont-ils une autre idée que de rendre vain l’acte sur les émeutes (riot act) ? Et alors ils pourront se soulever pour le prétendant toutes les fois qu’il leur plaira. Ensuite ils ont fait la motion de punir le juge Blackerby pour avoir appelé les soldats, et quand on a demandé qu’il pût être entendu dans sa défense, ils ont dit qu’il avait déjà confessé son crime. Songez un peu, sans être accusé, sans savoir ou sans qu’on lui eût dit que c’était un crime, un homme témoigne dans une autre cause, qui n’est pas la sienne, et puis on appelle cela s’accuser soi-même ! et on le veut condamner en conséquence ! Vous voyez à quelle justice nous devons nous attendre, s’ils gagnent actuellement la majorité ; mais un de leurs chefs a trouvé la pilule trop forte à avaler. Sir John Barnard[13] leur a proposé et persuadé d’accorder à l’inculpé un jour pour être entendu. Au total, nous sommes restés en séance jusqu’à quatre heures et demie du matin, la plus longue séance qu’on ait jamais vue. Je ne dis rien de moi, car je pouvais à peine parler lorsque je suis sorti ; mais sir Robert était aussi bien que possible, et parlait avec autant de feu que jamais à quatre heures. Pour aujourd’hui, ils ne le tueront pas ; je ne réponds de rien pour un autre jour. Quand il est sorti, Whitehead, l’auteur des Mœurs[14], et agent de l’opposition avec un chirurgien nommé Carey, a dit : « D — (damnation) ! comme il a l’air bien portant ! » Immédiatement après leur succès, lord Gage est sorti et a demandé à la populace de ne rien faire ; mais hier au soir nous avons eu des feux de joie par toute la ville, et nous aurons, je suppose, de grandes émotions de la foule pour la nouvelle élection…..
« Sir Robert est très confiant. J’espère pour lui, pour son honneur et pour la tranquillité de la nation, qu’il l’emportera ; mais, dès qu’il aura une majorité assurée, je le presserai vivement de résigner. Il a une constitution à durer plusieurs années et à jouir de quelque repos. Et pour mon compte (et mes frères sont tous deux d’accord avec moi), nous désirons de tout notre cœur voir finir son ministère. Si j’en juge par moi-même, ceux qui aspirent à prendre notre place ne désirent pas la fin de tout cela plus que nous-mêmes. Il est fatigant de supporter tant d’envie et de malveillance sans les mériter. Otium Divos rogo. Mais adieu la politique pour trois semaines. »
« Vendredi 22 janvier 1742.
« Ne vous étonnez pas que je ne vous aie point écrit hier, mon jour accoutumé. Vous aurez pitié de moi quand vous saurez que j’ai été enfermé dans la chambre des communes jusqu’à une heure du matin. J’en suis sorti plus mort que vif, et j’ai été forcé de laisser sir R. souper avec mes frères. Il était tout entrain et tout feu. Il dit qu’il est plus jeune que moi, et vraiment je le crois en dépit de ses quarante ans de plus. J’ai mal à la tête ce soir, mais nous nous sommes levés de bonne heure, et si je n’écris pas le soir, quand trouverai-je un moment de libre ? Maintenant vous voulez savoir ce que nous avons fait la nuit dernière. Attendez, je vous le dirai tout à l’heure en son lieu. Cela a bien été, et grande est la conséquence. — Mais je vais tout vous conter.
« Notre congé finissait lundi dernier, et jamais à l’école je n’ai joui autant des jours de fête ; mais les voilà finis jusqu’au printemps[15]. Mardi (car vous voyez que je vous écris un journal complet), nous avons siégé pour une élection écossaise… J’en viens maintenant à la journée d’hier. Nous nous sommes réunis, ne nous attendant pas à de grandes affaires. Cinq des nôtres étaient allés à l’élection de York, et les trois lords Beaucleres aux funérailles de leur mère à Windsor, car cette vieille beauté de Saint-Albans est morte enfin. On comptait sur tout cela pour avoir la majorité, et vers trois heures, lorsque nous pensions à lever la séance, ils ont jeté en avant leurs plus violentes questions. L’une était une motion tendant à obtenir l’autorisation de présenter le bill sur les places (place bill), à l’effet de limiter le nombre des gens en place dans la chambre. On ne s’y est point opposé par bienséance, l’usage étant de le laisser passer aux communes, et il est rejeté par les lords. Seulement, le colonel Cholmondoley a demandé si le projet était de limiter le nombre de ceux qui avaient des promesses de places, aussi bien que le nombre de ceux qui en occupent actuellement. Il faut vous dire que nous sommes un vrai conclave. On achète des votes avec des réversions de place au prochain changement de ministère. Lord Gage donnait au café de Tom le compte des changemens projetés ; Pultney devait être chancelier de l’échiquier, Chesterfield et Carteret secrétaires d’état. Quelqu’un demanda qui devait être payeur-général ? Numps Edwin, qui était là, répondit : « Nous n’avons pas encore pensé à si petite chose… »
« Ce jeudi dont je vous parle, à trois heures. M. Pultney s’est levé et a demandé la formation d’un comité secret de vingt et un membres. Cette inquisition, ce concile des dix, devait siéger pour examiner telles personnes et tels papiers qu’il lui plairait, et se réunir où et quand il le voudrait. Il a beaucoup protesté que la mesure n’était dirigée contre aucune personne, mais tendait purement à donner un avis au roi, et, sur ce pied-là, on a débattu la chose jusqu’à dix heures du soir, où lord Perceval a lourdement découvert ce qu’on avait voilé avec tant d’art, déclarant qu’il entendait voter un comité d’accusation. Sir Robert s’est immédiatement levé, et il a protesté qu’il n’aurait point parlé, n’était ce qu’il venait d’entendre en dernier lieu ; mais que cela, il devait le prendre pour lui. Il a dépeint la malice de l’opposition, qui, depuis vingt ans, n’avait pu l’atteindre, et qui en était réduite à cet infâme détour. Il l’a défiée de l’accuser, demandant seulement que, si elle le faisait, ce fût d’une manière ouverte et loyale. Il a parlé de M. Doddington[16], qui avait appelé son administration infâme, comme d’un homme aimant à se mortifier, lui qui, pendant seize ans, avait condescendu à supporter sa part d’odieux. Quant à M. Pultney, qui venait de parler une seconde fois, sir R. a dit qu’il avait commencé le débat avec un grand calme, mais qu’il fallait lui rendre justice ; il avait fait amende honorable en finissant. En un mot, jamais l’innocence ne fut si triomphante !
Il y a eu plusieurs glorieux discours des deux côtés, deux de M. Pultney, ceux de W. Pitt et de George Grenville[17], de sir Robert, désir W. Yonge, de Harry Fox, de M. Chute et de l’attorney général. Mon ami Coke, parlant pour la première fois, l’a fait admirablement bien et a rappelé combien est grande au dehors la réputation de sir Robert. Sir Francis Dashwood[18] a répondu qu’il avait trouvé tout le contraire et que les étrangers parlaient toujours avec mépris du chevalier de Walpole. C’était par trop fort, et il a été rappelé à l’ordre ; mais il s’en est assez bien tiré en disant qu’il savait qu’il était contraire à la règle de nommer un membre, mais qu’il ne l’avait fait qu’en répétant les paroles d’un Français impertinent.
« Mais jamais, de tous les discours, aucun ne fut plus rempli d’esprit que le dernier de M. Pultney. « J’ai entendu, a-t-il dit, représenter ce comité comme le spectre le plus effrayant. On l’a comparé à tout ce qui est terrible ; on l’a comparé à un roi, à l’inquisition ; ce sera un comité de sûreté ; c’est un comité de danger ; je ne sais vraiment ce qu’il doit être. Un gentleman, je crois, l’a appelé un nuage (c’était l’attorney) ; un nuage ! Je me rappelle que Hamlet prend Polonius par la main, et, lui montrant un nuage, lui demande s’il ne trouve pas que cela ressemble à une baleine. » Eh bien ! enfin nous avons eu une division à onze heures, et ce fameux comité a été rejeté par 253 contre 250, le plus grand nombre qui se soit jamais trouvé dans la chambre et le plus grand nombre qui ait jamais perdu une question.
« C’était le plus choquant spectacle que de voir les malades et les morts apportés là des deux côtés. Des gens sur des béquilles et sir William Gordon sortant de son lit avec un vésicatoire sur la tête et un morceau de flanelle qui pendait de dessous sa perruque. J’avais peine à en avoir pitié à cause de son ingratitude. Le jour d’avant la pétition de Westminster, sir Charles Wager avait donné un vaisseau à son fils, et le lendemain le père est venu voter contre lui. Le fils a été renvoyé depuis ; mais on l’a caché au père, de peur qu’il ne s’absentât. Cependant, comme nous avons aussi de bonnes âmes dans nos rangs, un de ses compatriotes est allé le lui dire dans la chambre. Le vieux homme, qui avait l’air d’un Lazare ressuscité, a supporté le coup très résolument et a dit qu’il savait bien pourquoi on lui donnait cette information, mais que, lorsqu’il croyait son pays en danger, il ne voulait pas se retirer. Si près de la mort, il est indifférent pour lui d’être mort il y a deux mille ans ou demain ; c’est vraiment un malheur qu’il n’ait pas vécu du temps que cette insensibilité eût été une vertu romaine.
« Il n’est artifices ni menaces que l’opposition ne mette en pratique. Ils ont menacé un membre de la suppression d’une survivance pour son fils, s’il ne votait avec eux. À Tolness, il est venu une lettre au maire de la part du prince de Galles et signée par deux lords des siens, pour recommander un candidat en opposition avec le solliciteur-général. Le maire a envoyé la lettre à sir Robert. Ils ont tiré des Écossais le plus grand parti. Il y a un jeune Oswald qui s’était engagé à sir Robert et qui a voté contre lui. Sir R. a envoyé un de ses amis pour Je lui reprocher. Au moment où cette personne qui avait pris l’engagement pour lui est entrée dans sa chambre, Oswald lui a dit : « Vous avez été près de m’entraîner dans une belle erreur ! Ne m’aviez-vous pas dit que sir Robert aurait la majorité ? »
« Après le débat terminé, M. Pultney avoua qu’il n’avait jamais entendu une si belle discussion de notre côté, et il dit à sir R. : « En vérité, personne ne s’en acquitte aussi bien que vous. — Si fait, répondit sir R., Yonge s’en est acquitté mieux. » M. P. reprit : « C’était beau, mais cela ne valait pas ce que vous avez dit. » Ils le reconnaissent tous, et leur plan est maintenant de persuader à sir R. de se retirer avec honneur. Toute la soirée, le bruit a couru par la ville que lui et mon oncle devaient être envoyés à la Tour, et le peuple a loué des fenêtres dans la Cité pour les voir passer ; mais pour cette fois je crois que nous ne donnerons pas le spectacle d’une parade aussi historique.
« Le soir du comité, mon frère Walpole[19] avait reçu deux ou trois invalides dans sa maison, voulant les conduire dans la chambre par son entrée, parce qu’ils étaient trop mal pour faire le grand tour par Westminster-Hall ; les patriotes, qui ont beaucoup plus d’invention que leurs prédécesseurs de grecque et romaine mémoire, avaient pris la précaution de boucher le trou de la serrure avec du sable. Combien l’éloquence de Tite-Live eût été embarrassée, s’il y avait eu des portes de derrière et des trous de serrure au temple de la Concorde !
« Il y a peu de jours, un état des officiers en garnison à Port-Mahon a été produit devant la chambre des lords. Malheureusement il paraît que les deux tiers du régiment se sont trouvés absens. Le duc d’Argyle a dit : « Un semblable état est un libelle contre le gouvernement. » Et de tous les assistans, celui qui se leva fut le duc de Newcastle pour tomber d’accord avec lui. Rappelez-vous ce que je vous ai dit déjà une fois de son union avec Carteret…
« L’autre soir, l’évêque de Canterbury était avec sir Robert, et, en s’en allant, il lui dit : « Monsieur, je lisais dernièrement de Thou ; il parle d’un ministre poursuivi long-temps par ses ennemis, et qui les vainquit à la fin. » La raison qu’il en donne est : Quia se non deseruit. »
« Londres, 4 février 1741-2.
« Je suis malheureux de n’avoir pas plus de temps pour vous écrire, surtout quand vous devez avoir besoin d’en tant apprendre de ce que j’ai à vous dire ; mais pour huit ou quinze jours je serai si affairé, que j’aurai peine à savoir ce que je dis. Je suis assis à vous écrire, recevant toute la ville qui vient en foule dans cette maison. Sir Robert a déjà eu trois levers ce matin, et les salons sont encore encombrés, et l’encombrement vient jusqu’à moi. Vous croirez que c’est le prélude de quelque victoire. Rien au contraire, lorsque vous recevrez cette lettre, il n’y aura plus de sir Robert Walpole. Vous devrez le connaître à l’avenir sous le titre de comte d’Orford. L’autre nom, si odieux à l’envie, expire la semaine prochaine avec son ministère.
« Comme explication de ce changement, je vous dirai que la semaine dernière nous avons délibéré, dans la chambre des communes, sur l’élection de Chippenham, à propos de laquelle Jack Frederick et son beau-frère, M. Hume, pétitionnaient de notre côté contre sir Edmund Thomas et M. Baynton Rott. Les deux partis en avaient fait la question décisive ; mais tous nos gens ne furent pas également fidèles, et, sur la question préjudicielle, nous n’eûmes que deux cent trente-cinq voix contre deux cent trente-six ; ainsi nous perdîmes d’une voix. Depuis ce jour, mes frères, mon oncle, moi et quelques-uns de ses amis particuliers, nous avons persuadé à sir R. de résigner. Il est resté indécis jusqu’à dimanche soir. Mardi, nous devions finir la question de cette élection, et nous l’avons perdue à seize voix. Sur quoi, sir R. a déclaré à quelques intimes dans la chambre sa résolution de se retirer, et il en avait le matin envoyé prévenir le prince de Galles. Il est entendu par les chefs du parti qu’on n’entreprendra rien de plus contre lui. Hier (mercredi), le roi a ajourné les deux chambres pour une quinzaine, afin de faire les arrangemens. La semaine prochaine, sir R. donne sa démission et va à la chambre des lords. Le seul changement arrêté jusqu’ici, c’est que lord Wilmington sera à la tête de la trésorerie ; mais d’innombrables autres mutations et bouleversemens doivent suivre. Le prince fera son raccommodement, et les whigs-patriotes entreront. Il y a eu quelques feux de joie hier au soir, mais ils étaient fort peu à la mode (unfashionable), car jamais ministre tombé ne fut aussi entouré. Lorsqu’il a baisé la main du roi pour prendre son premier congé, le roi s’est jeté à son col, a pleuré, l’a embrassé et lui a demandé de le voir souvent. Il restera à Londres, et soutiendra le ministère dans la chambre des lords. »
Voilà les scènes du drame appelé gouvernement représentatif. Peut-être trouvera-t-on aujourd’hui quelque plaisir à ce spectacle :
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas,
Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.
Spencer Compton, comte de Wilmington, qui de président du conseil passa au titre, au titre seulement de premier ministre, fut désigné par Walpole, qui cependant ne conseilla ce choix au roi George II qu’après avoir fait offrir à Pulteney la mission décomposer un ministère ; mais, indécis dans l’action, embarrassé de ses engagemens, sentant bien que l’opposition avait promis par-delà sa puissance, Pulteney déclina la première place, s’inquiétant d’une seule chose, c’est qu’elle n’échût pas à lord Carteret, qui dut se contenter du poste de secrétaire d’état. Le duc de Newcastle restait avec tout le monde, et le chancelier lord Hardwicke, qui, ainsi que lui, s’était conduit en vue d’un tel dénoûment, n’hésita pas à conserver à un cabinet de coalition l’autorité de sa sagesse et de son expérience. La chambre des communes était, comme on le voit, faiblement représentée dans le pouvoir, car Sandys, nommé chancelier de l’échiquier, comptait peu. De là devait naître un jour la fortune de Henry Pelham, qui ne voulut rien de la dépouille de Walpole, et resta payeur-général de l’armée. Pulteney, qui promettait de soutenir et se flattait de conduire le ministère, vit bientôt qu’il aurait trop de responsabilité pour trop peu de pouvoir, et se laissa persuader de demander la pairie, qu’il accepta ensuite en hésitant. « J’ai tourné la clé sur lui, s’écria Walpole, qui lui avait valu cette faveur. » El quand, à la fin de la session, le nouveau comte de Bath vint prendre séance à la chambre haute, le nouveau comte d’Orford traversa la salle, et lui dit : « Eh bien ! mylord, nous voilà donc ici les deux garçons les plus insignifians de l’Angleterre. »
La chute du ministre trop long-temps puissant devait désarmer ses ennemis ; elle ne désarma pas la multitude. Le peuple, disait-on, demandait vengeance. La nouvelle majorité aurait été fort embarrassée de lui donner satisfaction. Quelques hommes, implacables par nature ou peut-être par calcul, insistaient bien pour une accusation, tout au moins pour une enquête. On fit même passer à trois voix de majorité la création d’un comité chargé d’y procéder, et ce jour (23 mars), Horace Walpole prit la parole pour la première fois. Il prononça pour la défense de son père quelques mots préparés et mesurés, qu’il nous a conservés dans une de ses lettres, et que loua M. Pitt en combattant ses conclusions. Les apparences furent quelque temps menaçantes ; on prononçait des mots sévères, violens. Le comité était hostile en majorité, et les souvenirs des procédés de la guerre civile n’étaient pas tellement effacés, qu’on ne pût concevoir des doutes inquiétans sur le sort d’un ministre poursuivi par le cri populaire ; mais le temps apaisa les haines en détournant la défaveur publique sur les hommes que l’opposition cédait au pouvoir. Trahi par quelques-uns, Walpole trouva des amis fidèles. Les crimes qu’on lui imputait étaient imaginaires ; les reproches fondés ne purent être justifiés, ou portaient sur des faits autorisés par cent exemples, imités par ses successeurs. On eût, en le frappant, atteint les ministres qu’on appuyait, et lorsqu’après trois ou quatre mois de recherches minutieuses et de vains débats, le comité fit son rapport, la futilité des conclusions parut ridicule. « C’est un rapport qu’il faut imprimer, disait-on, car autrement le roi ne pourrait le lire, et c’est une lecture qui lui fera plaisir. »
Walpole était vengé. Au tour de ses ennemis de compter avec l’opinion. Son fils apprenait à se moquer du monde politique. Cette première expérience des affaires eut sur lui une durable influence. Elle ne le détacha pas de la cause ni de la constitution que son père avait servies ; mais elle lui inspira tout à la fois un grand dédain pour le public, des ressentimens contre certains hommes d’état, de la défiance envers tous, et le goût de les peindre plus que de les imiter. Son début comme orateur lui laissa un bon souvenir, mais peu d’envie de recommencer. Son tour d’esprit et peut-être sa constitution délicate ne lui promettaient pas les grands succès de la tribune, et l’on dit qu’il ne parla que deux ou trois fois pendant les vingt-sept ans qu’il siégea sur les bancs parlementaires. Il n’avait rien de cette force et de cette égalité de tempérament, de ce fonds de bonne humeur qui s’unissait, chez son père, à l’activité ardente d’une infatigable ambition. Il faut qu’un homme d’état ait à la fois de grandes passions et une grande indifférence.
Mais, si Horace Walpole ne ressemblait nullement à son père, il le comprenait, il l’admirait, et le dévouement qu’il lui montra dans ces occasions critiques dut le rapprocher et le faire, pour ainsi dire, connaître de lui. Le vieux ministre avait trop de pénétration pour ne pas apprécier à sa manière le plus distingué ou plutôt le seul distingué de ses fils. Dans sa retraite, il aima à l’avoir auprès de lui ; il l’entretint des souvenirs de sa vie, qui n’ont pas tous été perdus pour l’histoire, grâce aux lettres et aux mémoires du jeune confident. Il l’obligeait à faire d’assez longs séjours à Houghton, dans le château qu’il avait bâti en Norfolk, et qui devint sa résidence de prédilection. La magnificence du lieu, la disposition d’une belle bibliothèque, la vue d’une précieuse collection de tableaux, ne dédommageaient pas toujours Horace de l’ennui attaché pour un bel esprit difficile et mondain à la vie de campagne de la vieille Angleterre. Lord Orford avait les anciennes mœurs ; c’était, dit lady Mary Wortley Montagu,
The gay companion and favourite guest. »
Il avait vécu dans les affaires, et non dans le monde ; il aimait les exercices en plein air, les longs repas, les conversations franches et joyeuses, et son esprit, plus vif que délicat, s’y plaisait aux accès d’une gaieté que son fils devait souvent trouver grossière. « Quand Walpole ne parle pas d’affaires, disait un de ses contemporains, il parle de femmes. La politique ou les gros mots, voilà son goût. »
Horace écrivait d’Houghton à M. Chute (20 août 1743) :
« J’ai chaque jour devant mes yeux de lamentables exemples des qualités stupéfiantes du bœuf, de l’ale et du vin….. Je m’imagine voir journellement des hommes qui sont des montagnes de roastbeef… Pourquoi pas ? Je jurerais que je n’aperçois aucune différence entre un country gentleman et un aloyau… Bien mieux, l’aloyau ne fait pas autant de questions. Oh ! mon cher monsieur, ne trouvez-vous pas que les neuf dixièmes de ce monde ne sont bons qu’à vous faire désirer d’être le dixième restant ? Je suis si loin de m’accoutumer à l’humaine espèce en vivant avec elle, que ma férocité naturelle et ma sauvagerie ne font qu’empirer chaque jour. Ils m’excèdent, ils me fatiguent ; je ne sais que faire d’eux, je ne sais que leur dire. J’ouvre à grand bruit les fenêtres et me figure que je manque d’air. Quand je puis me sauver, je me déshabille, et je crois avoir encore du monde dans mes poches, dans mes cheveux, sur mes épaules…. C’est, j’en ai peur, que je deviens vieux ; mais il me semble à la lettre avoir tué un homme qui s’appelait Ennui, car son spectre est toujours devant moi. On dit qu’il n’y a pas de mot anglais pour dire ennui. Je pense que vous pouvez le traduire le plus littéralement possible par ce qu’on appelle « entretenir le monde » ou « faire les honneurs. » Cela consiste à rester assis une heure avec quelqu’un que vous ne connaissez pas et dont vous ne vous souciez pas, à lui parler du vent et du temps qu’il fait, à lui adresser mille sottes questions qui toutes commencent par : « Je pense que vous vivez beaucoup à la campagne » ou « je pense que vous n’aimez pas ceci ou cela. » Oh ! c’est épouvantable ! — Je vous dirai ce qui est délicieux, — le Dominiquin ! Mon cher monsieur, si jamais il y eut un Dominiquin, si jamais il y eut un tableau original, celui-là en est un. Je suis parfaitement heureux, car mon père en est aussi transporté que moi ; il l’a fait suspendre dans la galerie où sont tous ses tableaux les plus capitaux, et lui-même convient que celui-là les bat tous, excepté les deux Guide. »
Il s’agit d’un tableau que Mann avait envoyé d’Italie[20] et qu’Horace donnait à son père. Il s’efforçait de lui inspirer ou de lui supposer ses goûts. À Houghton, il fit une fois un sermon sur la peinture et le prêcha devant le comte d’Orford et son chapelain, homélie composée pour la conversion des incrédules sur ce texte : « Ils ont des yeux et ils ne voient point, » et bientôt après (août 1743) il écrivit et dédia à son père, sous le titre d’Ædes Walpolianœ, une description de Hougton-Hall et des collections qu’on y admirait : c’est un catalogue raisonné, entremêlé de réflexions et de citations, dans le genre des ouvrages qu’il avait lus en Italie, sur les palais et les galeries célèbres de Rome, de Venise et de Florence. La collection de Walpole n’existe plus en Angleterre ; elle fut vendue en 1780 par son petit-fils, qui était fou et ruiné, au grand désespoir de son fils, qui eût mis à la conserver son orgueil de famille. L’impératrice de Russie l’acheta 45,000 livres sterling ; elle contenait de très belles choses, peut-être l’original de la Joconde de Léonard de Vinci.
Les Ædes Walpolianœ ne peuvent plus guère intéresser que ceux qui s’occupent de l’histoire des ouvrages de l’art ; mais la préface mérite encore d’être lue : elle contient quelques vues sur les destinées de la peinture depuis l’antiquité et une appréciation des écoles principales et des grands maîtres dans les temps modernes. On peut ne pas souscrire à tous les jugemens de l’auteur : on peut le trouver injuste pour Michel-Ange qu’évidemment il ne sent pas, trop enthousiaste de Carlo Maratti et des Carrache, trop prévenu en faveur du Guide et de l’école de Bologne, trop sévère pour Andréa del Sarto, et même pour l’école hollandaise ; mais ce qu’il dit de Raphaël, du Corrége, du Titien, de Lesueur, de Claude Lorrain, peut se dire encore, et les connaisseurs aimeront à discuter cette conclusion :
« Je puis admirer la grâce et le fini exquis du Corrége, mais je ne puis fermer les yeux sur son dessin fautif et contourné. J’admire la grâce plus majestueuse du Parmesan, mais je voudrais que la longueur des membres et des cols qui forme ces airs gracieux fût naturelle. Il manquait au Titien d’avoir vu l’antique, au Poussin d’avoir vu Titien. Lesueur, que je regarde comme égal au Poussin pour le dessin et l’expression, et comme le second après Raphaël pour les grandes conceptions de ses têtes et de ses altitudes, manquait de coloris comme le premier et n’avait pas les belles draperies du dernier. L’Albane n’a jamais peint un tableau où il n’y eût des figures raides et sans grâce, et, n’ayant presque jamais réussi dans les grands sujets, il doit être effacé de la liste des peintres parfaits. Le Dominiquin, dont on s’accorde à regarder la Communion de saint Jérôme comme le second tableau qu’il y ait au monde, était généralement cru de couleur, dur de contours, et manquait de la science du clair-obscur. En un mot, dans mon opinion, toutes les qualités du peintre parfait ne se sont jamais rencontrées que dans Raphaël, le Guide et Annibal Carrache. »
Dans les arts comme en beaucoup d’autres choses, Horace Walpole avait du goût plutôt qu’un excellent goût. Il faut le louer d’avoir éveillé le sentiment du beau chez ses compatriotes, de l’avoir dirigé vers des objets méconnus ou négligés, en leur apprenant à comprendre des beautés de styles divers ou de différentes époques. Une vraie originalité et même un léger penchant au paradoxe lui servirent à devancer et à exciter en divers genres le mouvement des esprits. Par exemple, ces collections que la richesse et la puissance britannique commençaient à former pouvaient bien être un luxe plus qu’un plaisir pour cette aristocratie, qui ressemble par quelques côtés à celle de Home. Plus d’un pair du royaume avait dit peut-être le mot de Flaminius à Corinthe. On ne sait si lord Orford jouissait bien savamment des richesses accumulées dans le château qu’il avait élevé sur l’emplacement de la modeste maison de ses pères : il ne voyait là, je suppose, que les décorations de sa grandeur ; mais son fils, qui puisait dans ses conversations intimes tant de souvenirs destinés à défrayer d’amusans mémoires, devait en échange lui offrir des jugemens, des comparaisons ou des réflexions ingénieuses qui entr’ouvraient aux yeux d’un vieux ministre le monde enchanté des choses de l’imagination.
Cependant les jours de Robert Walpole étaient comptés. Il mourut de la pierre le 28 mars 1745, ayant assez vécu pour voir l’opinion revenir à lui. C’était la conduite de ses successeurs qui la lui ramenait. Tous l’imitaient sans le faire oublier.
Lord Orford en mourant ne laissa pas une fortune proportionnée aux suppositions envieuses de ses ennemis. Il devait plus d’un million de francs, et son revenu foncier était estimé nominalement à deux cent mille. Son fils aîné, qui héritait du titre et du domaine, et qui devait, six ans après, mourir fort dérangé, aurait été tout-à-fait gêné sans son oisive et productive place d’auditeur de l’échiquier. C’était presque exclusivement aux dépens du trésor public que Walpole avait pourvu ses deux autres fils, sir Édouard et Horace. On sera peut-être curieux de connaître comment était constituée la fortune d’un troisième fils de premier ministre, et ce que permettaient alors les mœurs publiques et des usages qui n’ont pas encore complètement disparu. Horace reçut par testament 5,000 livres sterling d’argent comptant, qu’il ne toucha pas en entier, et la jouissance temporaire de la maison où son père mourut, dans Arlington-Street, et qu’il avait encore pour trente-six ans. Ainsi doté et dans sa condition, le jeune homme eût été pauvre, si les sinécures n’y avaient mis ordre. Il avait reçu dans son enfance deux petites places qu’il garda toujours, celles de clerc des extraits et de contrôleur du grand rouleau de l’échiquier, qui lui rapportaient 300 livres par an. À vingt ans, il fut nommé huissier de l’échiquier, titre qui valait annuellement de 1,800 à 2,000 liv., et il y joignit un revenu de la moitié sur l’office de collecteur de la douane, accordé pour la vie à son père et à ses deux aînés. Toutes ces places étant données par lettres-patentes (patent place), c’est-à-dire par un brevet irrévocable, constituaient pour le titulaire une sorte de propriété : toutes étaient des sinécures, ou du moins le peu de fonctions qu’elles imposaient étaient exercées par un suppléant (deputy). Quelles étaient, par exemple, les fonctions de l’huissier de l’échiquier ? D’abord ouvrir et fermer les portes de l’échiquier, ce qui aurait, à la rigueur, obligé le titulaire à se tenir de garde aux audiences du premier lord de la trésorerie, en l’autorisant même à percevoir un droit sur chaque visiteur, faculté dont Horace Walpole, dans un mémoire justificatif, se défend d’avoir jamais usé ; mais le principal revenu résultait de l’obligation de fournir à l’échiquier le papier et les objets de bureau nécessaires, apparemment d’après un tarif ou un forfait avantageux, car Walpole ne nie pas qu’une certaine année il en ait tiré 4,200 livres, c’est-à-dire 105,000 francs. Voilà donc le lot d’un cadet de famille ministérielle, qui n’a jamais rempli aucun emploi, qui n’a rien été que membre des communes. Et cette situation, regardée long-temps comme toute naturelle, pouvait très bien s’avouer. S’il fut une fois obligé de l’expliquer au public, c’est vers 1782, quand les idées de réforme se mirent à poindre. Les sources occultes de revenus prélevés sur les fonds destinés à l’entretien, à la défense, à la grandeur de l’état, furent alors découvertes en plein parlement, et Burke avait commencé cette guerre aux abus qui dure encore. On a depuis beaucoup supprimé, beaucoup réduit. Ces dernières vingt années ont fait beaucoup ; mais on dit que tout n’est pas fini, et la sévérité de M. Hume n’a pas encore complète satisfaction.
Grâce à ces singuliers usages, Horace, sans patrimoine, n’était pas sans fortune. Il ne se plaignit jamais de la sienne ; il en usa agréablement, quelquefois noblement, témoin les jours où il la mit aux ordres de Mme Du Deffand et du général Conway. Comme il ne se maria point, il fut riche toute sa vie, et ne le devint guère plus, quand sur ses vieux jours il réunit les titres et les débris des biens de l’aîné de sa famille. Il n’était ni prodigue ni magnifique, mais il tenait à mener facilement la vie du grand monde, en se passant les fantaisies d’un homme qui aime également en toutes choses le beau, le joli et le curieux. Son rang et son nom le plaçaient naturellement au milieu de la meilleure compagnie de Londres. On y avait beaucoup d’esprit alors ; le règne de la reine Anne avait répandu l’amour des lettres ; d’éminens écrivains, en se mêlant soit aux affaires, soit aux luttes de la presse, soit aux plaisirs de la société, avaient propagé jusqu’au sein de l’aristocratie politique l’estime et l’admiration du talent. Les pope avaient produit des Bolingbroke. Toutefois cet esprit du monde, encore que cultivé et brillant, n’excluait ni les travaux ni les passions de la politique, et ôtait peu de chose à cette vigueur native du tempérament moral des Anglais. L’énergie du caractère national se montrait dans les entreprises audacieuses, dans les luttes opiniâtres de la vie publique et même dans les plaisirs violens ou les hardis excès d’une société libre et riche qui ne relevait en tout que de ses volontés. En même temps, les développemens du commerce, l’énormité des traitemens et des pensions, l’usage et l’abus du crédit, la spéculation effrontée sur les fonds, les marchés et les emprunts, commençaient d’accumuler les valeurs mobilières dans quelques mains puissantes et de former ces grandes fortunes qui ne cessent pas d’étonner notre pauvreté. La dette de l’état, immense pour le temps, était un capital toujours réalisable et toujours productif que se partageaient les habiles, et, malgré la cherté toujours croissante, le luxe ne se ralentissait pas ; mais il avait quelque chose de la solidité de la société dont il était la parure : les manoirs de famille, les grands pares, les collections de livres, de tableaux et d’antiquités, les vieilles et précieuses vaisselles d’or et d’argent, tous ces trésors durables qui font partie de l’apanage patrimonial, étaient chaque jour plus appréciés, plus recherchés, et l’Angleterre commençait à devenir ce qu’elle devait être chaque jour davantage, le dépôt de toutes les richesses transportables de l’univers.
Voilà le monde dans lequel entre le jeune Walpole. Il n’en a pas toutes les passions ; il lui manque cette vigueur physique et morale qui permet de jouir avec plénitude de tous les biens de la vie et d’exercer dans toute leur étendue les facultés de notre nature. Il comprendra donc finement ce monde où il doit vivre, il saura l’observer et le peindre, mais il ne le dominera pas ; il n’en sera ni le maître ni l’esclave ; il se contentera de l’amuser et de l’instruire ; il lui donnera des goûts et des idées. On peut trouver encore en Angleterre des traces intellectuelles de son passage.
En toutes choses, il fut ce qu’on peut appeler un amateur. Nous ne l’avons vu s’intéresser à la politique qu’à la suite de son père. La fidélité à ce grand souvenir ou à quelques amitiés le maintint quelque temps et l’anima seul dans la carrière ; mais, moqueur et délicat, attaché à ses aises, à ses manies, il ne pouvait respirer à pleine poitrine dans cette atmosphère orageuse. Témoin du combat, il jugeait les coups et n’aurait su ni les porter ni les parer. Dans le monde même, il eut des penchans, non des passions ; il ne rechercha aucun plaisir avec excès. Il aima les arts, les livres, les bâtimens, les jardins ; il s’y connaissait, mais en rien il n’était artiste et se montrait plus critique que créateur. Il toucha à l’érudition, mais il ne s’y plongea pas, et, quoiqu’il essayât d’y porter l’exactitude et la précision, il n’y prétendait ni à l’étendue ni à la profondeur, se piquant toujours de paresse et d’ignorance. Enfin la littérature même l’a plus diverti qu’occupé, sa poésie ne s’élève pas au-dessus des vers de société, et ses ouvrages d’imagination, pour n’être pas sans mérite, ne sont rien de plus que de brillans passe-temps. Une certaine solidité manque à tout ce qu’il compose ; il ne saurait communiquer à ses œuvres faciles ce que donne seule la force de la méditation ou celle de l’émotion ; il ne faut les considérer que comme d’heureuses tentatives qui ont excité à mieux faire. On ne saurait, au reste, priser moins haut le métier d’auteur ; il semble tout à la fois craindre la responsabilité, fuir le pédantisme, dédaigner l’inutilité pratique de l’écrivain de profession. La peur de la critique est, avec un fonds d’aristocratique vanité, pour beaucoup dans ce travers, celui de tous ses travers qui a le mieux mérité le reproche d’affectation adressé par M. Macaulay à son esprit, à son caractère, à sa vie. On ne fait rien tout-à-fait bien, si l’on ne s’y met tout entier. Ne nous étonnons donc pas si Walpole, distingué en tant de choses, n’est comme auteur supérieur en aucune. Ses œuvres sont remarquables presque toujours, jamais excellentes, ou plutôt il n’a dû exceller que dans un genre, celui où il est permis de toucher à tout et interdit de rien approfondir, où la variété des tons doit s’unir à la diversité des sujets, où l’on peut être superficiel à propos et décider avec de l’esprit ce qui veut de l’étude et de l’expérience, où rien n’est défendu, excepté de s’appesantir et de s’étendre, où tout est permis, même le parfait, même le sublime, pourvu qu’on ne les ait pas cherchés et qu’on les rencontre en passant. On devine que je veux parler du genre épistolaire ; mais n’anticipons pas : que nous resterait-il à dire pour un second article ?
CHARLES DE REMUSAT.
- ↑ C’est le lord Chesterfield célèbre par son esprit et par ses lettres. Le gouvernement le soupçonnait alors d’être entré en communication avec les Stuarts, depuis que, pour son opposition au bill de l’excise, Walpole l’avait destitué de la place de grand-maître de la maison du roi (lord stewart of the household).
- ↑ Charles Fitzroy, second duc de Grafton, était fils d’un lits naturel de Charles II.
- ↑ Ce qu’on appelait jadis le discours de la couronne.
- ↑ Walpole écrit ainsi ce nom, qu’on écrit ordinairement Pulteney.
- ↑ On disait que lord Chesterfield avait fait le voyage de France pour aller à Avignon demander au duc d’Ormond d’obtenir du prétendant le concours absolu des jacobites dans toutes les mesures que prendrait l’opposition contre Walpole.
- ↑ La rue près de Whitehall, où étaient, où sont encore l’office du premier lord de la trésorerie et les principaux ministères.
- ↑ Toutes les curiosités dont il est ici question, excepté les lions qui ont été transportées au jardin zoologique, se voient encore à la Tour de Londres. On sait que c’est dans une chambre de cet édifice que les enfans d’Édouard IV furent tués par ordre de Richard III. Cet événement tragique a été l’objet de beaucoup de fables populaires.
- ↑ Sir Thomas Bootle, chancelier du prince de Galles, qui était dans l’opposition et qui fut le père de George III.
- ↑ Francis Chute, le frère d’un de ses amis de Florence. Son élection fut cassée.
- ↑ En français dans l’original.
- ↑ A Westminster, le gouvernement avait porté sir Charles Wager, premier lord de l’amirauté, et lord Sundon, un des lords de la trésorerie, contre l’amiral Vernon et Charles Edwin, qu’on appelait Numps Edwin. Les premiers triomphèrent ; mais, le public étant fort agité et menaçant, on avait, par l’ordre de lord Sundon, précipité la clôture et fait venir des troupes. La proclamation du résultat s’était faite au milieu des soldats.
- ↑ William Murray, si célèbre depuis, comme magistrat du parti de la cour, sous le nom de lord Mansfield.
- ↑ Membre pour la Cité, le modèle du marchand anglais, selon lord Mahon, très considéré et très influent dans l’opposition.
- ↑ Un méchant écrivain poursuivi pour un poème satirique intitulé Manners.
- ↑ En français dans le texte original.
- ↑ Bubb Doddington, fameux par ses variations, ses intrigues et ses trahisons, venait de quitter le poste de lord de la trésorerie. Il a laissé un journal curieux d’une partie de sa vie politique, et il parvint à la pairie un an avant de mourir.
- ↑ George Grenville, beau-frère de Pitt, fut premier ministre en 1763. William Yonge était secrétaire de la guerre. H. Fox, le premier lord Holland, figura dans plusieurs ministères et fut le père de Charles Fox. L’attorney général se nommait sir Dudley Ryder.
- ↑ Il fut ministre avec lord Bute ; plus tard, connu sous le nom de lord Le Despenser.
- ↑ Robert, lord Walpole, était auditeur de l’Échiquier et habitait, en cette qualité une maison attenante au bâtiment de la chambre des communes.
- ↑ La Vierge et l’enfant Jésus. Les deux Guide étaient une Adoration des Bergers et une Assemblée de docteurs de l’église discutant l’immaculée conception. Voy. Ædes Walp., Orford’s Works, t. II.