Calmann-Lévy, éditeur (p. 245-281).

CHAPITRE VIII

L’INFLUENCE DE BALZAC

« Si rapide et si grand qu’ait été le succès de M. de Balzac en France, écrivait Sainte-Beuve en 1850, il fut peut-être plus grand encore et plus incontesté en Europe. Les détails qu’on pourrait donner à cet égard sembleraient fabuleux et ne seraient que vrais… Il y a plus de deux siècles déjà, en 1624, Honoré d’Urfé, l’auteur du fameux roman de l’Astrée, qui vivait en Piémont, reçut une lettre très sérieuse qui lui était adressée par vingt-neuf princes ou princesses, et dix-neuf grands seigneurs d’Allemagne ; lesdits personnages l’informaient qu’ils avaient pris les noms des héros et héroïnes de l’Astrée, et s’étaient constitués en Académie des vrais amants… Ce qui est arrivé là à d’Urfé s’est renouvelé à la lettre pour M. de Balzac. Il y a eu un moment où, à Venise, par exemple, la société qui s’y trouvait réunie imagina de prendre les noms de ses principaux personnages et de jouer leur jeu. On ne vit pendant toute une saison que Rastignacs, duchesses de Langeais, duchesses le Maufrigneuses, et on assure que plus d’un acteur et d’une actrice de cette comédie de société tint à pousser son rôle jusqu’au bout…

» Ce que je dis de Venise se reproduit à des degrés divers en différents lieux. En Hongrie, en Pologne, en Russie, les romans de M. de Balzac faisaient loi… Par exemple, ces ameublements riches et bizarres, où il entassait à son gré les chefs-d’œuvre de vingt pays et de vingt époques, devenaient une réalité après coup ; on copiait avec exactitude ce qui nous semblait à nous un rêve d’artiste millionnaire ; on se meublait à la Balzac. »

Parmi tant d’autres témoignages que l’on aurait pu citer de influence de Balzac sur ses contemporains, non seulement en France, mais à l’étranger, j’ai choisi celui-ci comme étant l’un des plus caractéristiques, et en même temps l’un des plus précis. Il est aussi l’un des moins suspects, Sainte-Beuve n’ayant jamais pardonné à Balzac, ni d’avoir prétendu refaire Volupté en écrivant le Lys dans la Vallée ; ni d’avoir osé toucher à Port-Royal ; ni enfin et surtout d’avoir essayé dans le roman ce qu’il tentait à sa manière, lui, Sainte-Beuve, dans la critique et dans histoire littéraire.

Le renouvellement de la critique par les méthodes ou les procédés de Sainte-Beuve est, en effet, dans l’histoire du « genre », une révolution du même ordre que celle que Balzac a opérée dans le roman. Avec des différences qu’à peine est-il besoin d’indiquer, parce qu’elles sautent, pour ainsi dire, aux yeux, — et au contraire, ce sont les analogies qui échappent, — il y a plus de rapports, et des rapports plus étroits qu’on ne croirait entre Port-Royal et la Comédie humaine ; et ce sont, dans notre littérature française du XIXe siècle, deux monuments de la même nature d’originalité. Sainte-Beuve est plus « lettré », Balzac est plus « contemporain » ; le critique est à chaque instant inquiété, tiraillé, retenu, paralysé par des scrupules dont le romancier n’a cure ; les deux esprits ne sont pas de la même famille ; mais ils ont des curiosités analogues : de physiologiste et de médecin. S’il existe un style « aussi brisé par places et plus amolli que celui d’un mime antique », il se peut que ce soit celui de Balzac, mais c’est aussi celui de Sainte-Beuve. Et, tous les deux enfin, ce qu’ils ont poursuivi par des moyens dont ce style, chargé de métaphores, n’est lui-même qu’une conséquence, c’est la « représentation » ou la « reproduction de la vie ».

Là est le secret de leur influence ; et, en ce qui regarde plus particulièrement Balzac, peut-être est-ce pour cela que son influence s’est exercée sur la vie avant de s’exercer sur la littérature. « Le romancier commence, — disait encore Sainte-Beuve, témoin attentif et intéressé de la transformation — il touche le vif, il l’exagère un peu ; la société se pique d’honneur et exécute ; et c’est ainsi que ce qui avait pu paraître d’abord exagéré finit par n’être plus que vraisemblable. » La Comédie humaine a transformé les mœurs avant de renouveler le théâtre, le roman, et l’histoire. Comment cela ? le subtil critique vient de nous le dire ; et en quoi ? c’est ce que nous venons d’essayer d’indiquer en considérant la portée sociale de l’œuvre. Une transformation préalable des mœurs a seule rendu possible le renouvellement du théâtre, du roman, et de l’histoire sous l’influence de Balzac.

Le renouvellement du théâtre, une critique un peu complaisante l’a daté pendant longtemps de 1852 ou de la Dame aux Camélias ; et Alexandre Dumas fils ne disait pas le contraire ! Mais, en réalité, la Dame aux Camélias, adaptation du thème classique de « la courtisane amoureuse » aux exigences du boulevard, n’a rien renouvelé du tout, ne contenant elle-même rien de neuf, et n’étant, à vrai dire, que du romantisme « bien parisien ». Les pièces qui ont vraiment renouvelé le théâtre, aux environs de 1855 ou de 1856, sont des pièces comme les Faux Bonshommes, de Théodore Barrière ; le Demi-Monde, d’Alexandre Dumas fils ; les Lionnes pauvres, d’Émile Augier, ou encore son Mariage d’Olympe ; et l’influence de Balzac y est manifeste.

Ceci est d’autant plus remarquable que Balzac lui-même, nous l’avons dit, n’a jamais pu réussir au théâtre. Rechercher une à une les raisons de cette malchance de Balzac au théâtre, c’est ce qui ne serait sans doute pas bien utile ! Mais, comme on ne peut refuser à quelques-uns des romans de Balzac la qualité d’être « dramatiques », c’est une preuve de plus que le « dramatique » et le « théâtral » sont deux choses ; et c’en est une aussi de l’erreur que l’on commet quand on persiste à rapporter aux mêmes principes l’esthétique du drame et celle du roman. On pourrait aisément faire un roman, dans le goût de Balzac, avec les Lionnes pauvres ou avec le Demi-Monde ; mais on ne ferait ni un drame avec le Cabinet des Antiques, — ou ce serait de tous les drames le plus vulgaire, — ni sans doute une comédie avec la vieille Fille ou César Birotteau.

Par où donc et de quelle manière l’influence de Balzac s’est-elle fait sentir au théâtre ? C’est tout simplement en imposant au théâtre des Augier, des Barrière et des Dumas une imitation désormais plus exacte et plus consciencieuse de la vie. Pour l’intrigue proprement dite, ils ont continué de s’inspirer des exemples du vieux Dumas, et surtout d’Eugène Scribe, — que la Dame aux Camélias n’avait nullement dépossédés de la domination qu’ils exerçaient l’un et l’autre, en ce temps-là, sur la scène, — mais ces nouveaux-venus ont essayé de mettre en jeu des intérêts moins conventionnels que ceux qui s’agitaient dans une Chaîne ou dans la Camaraderie, dans Mademoiselle de Belle-Isle ou dans les Demoiselles de Saint-Cyr ; ils se sont efforcés de peindre, ou de montrer en action, des caractères moins artificiels, qui fussent vraiment des caractères, et non plus, et seulement, des « emplois de théâtre ».

Là, en effet, était surtout le vice du théâtre contemporain de Balzac. Vaudeville ou comédie, drame, — et je pourrais dire, livret d’opéra-comique ou de grand opéra, l’Ambassadrice ou le Prophète, — quelle que soit la donnée d’un scénario de Scribe ou du vieux Dumas, on y retrouvait toujours les mêmes « pères nobles » et les mêmes « jeunes premiers », les mêmes « ingénues » et les mêmes « coquettes ». La peinture des mœurs ne consistait qu’à les habiller, selon l’occasion, en « amiraux » ou en « magistrats », en « grandes dames » ou en « femmes du monde », en préfets ou en banquiers, et, pour les caractères, il semblait qu’on s’en remît aux acteurs de leur donner quelque consistance en leur prêtant leur personnalité. Ce qui se ramène à dire que le théâtre était devenu un art sui generis, ou plutôt un jeu, qui avait ses règles à lui, comme le trictrac ou les échecs, dont les « pions », toujours les mêmes, ne différaient d’une partie à une autre que par leur position ; un art, où le triomphe était d’accumuler les difficultés pour avoir l’honneur d’en sortir ; et un art, qui, moyennant cela, pouvait non pas tout à fait se passer, mais se contenter d’un minimum d’observation, d’intérêt humain, et de style. Je n’appelle pas un « intérêt humain », de savoir si Raoul, qui est quelconque, épousera Valentine, ou si Emmanuel, qui n’est personne, dénouera « les chaînes de fleurs » qui l’attachent à Valérie. Êtes-vous encore curieux de savoir comment la marquise de Prie a réussi à soustraire mademoiselle de Belle-Isle aux entreprises de Richelieu ?

C’est l’influence de Balzac qui a ruiné cette conception de l’art dramatique. D’autres intentions, par la suite, ont pu se mêler, chez les nouveaux dramaturges, à cette intention d’imiter la vie de plus près : Théodore Barrière s’est cru l’étoffe d’un satirique, et Alexandre Dumas fils la vocation d’un réformateur ! Mais cette idée, que le théâtre doit aussi lui, « représenter la vie », n’en est pas moins dès lors entrée dans les esprits ; et, avec cette idée, c’est l’influence de Balzac que l’on retrouve, jusque de nos jours, dans la Parisienne et dans les Corbeaux, plus agissante que jamais, et comme dépouillée, chez Henri Becque, de tout ce qui la masquait encore chez les Dumas fils et les Émile Augier.

Si maintenant on demande comment l’influence de Balzac s’est fait sentir d’abord au théâtre, quand on croirait qu’elle eût dû s’exercer avant tout dans le roman, j’en donnerai cette raison que, si les contemporains de Balzac ne l’ont assurément pas « méconnu », cependant ils n’ont pas « reconnu » tout de suite, combien ses romans différaient de ceux de George Sand, d’Alexandre Dumas, d’Eugène Suë ou de Prosper Mérimée. Il n’eût pas fallu pousser beaucoup Sainte-Beuve, pour lui faire déclarer que Carmen ou la Vénus d’Ille étaient fort au-dessus du Cabinet des Antiques, ou des Mémoires de deux jeunes Mariées ; et, si déjà, vers 1850, on ne voyait guère dans Alexandre Dumas qu’un faiseur, la réputation d’Eugène Suë contrebalançait celle de Balzac. Je ne parle pas de George Sand, dont il était convenu que le style, « de première trempe et de première qualité », la classait au tout premier rang. Aussi, tandis qu’on avait vu tout d’abord, — et il ne fallait pas pour cela de très bons yeux, très exercés ni très pénétrants, — combien il y avait plus de « réalité » dans le roman de Balzac que dans le théâtre de Scribe, on avait vu moins clairement ce qu’il y a de différence entre les Parents pauvres et, par exemple, les Mémoires du Diable ou les Mystères de Paris. On l’avait d’autant moins vu que ni Soulié, ni Eugène Suë ne sont en vérité des romanciers méprisables, et que, les Parents pauvres ayant paru en feuilletons, comme les romans de Suë et de Soulié, on en avait conclu, très superficiellement, qu’ils relevaient comme eux, du genre du « roman feuilleton », — lequel, à cette époque, n’était pas tout à fait déclassé. Je ne nierai pas que Balzac ait lui-même favorisé la confusion, en mêlant, pour les abonnés de la Presse ou du Constitutionnel, plus d’éléments de « mélodrame » qu’il n’était nécessaire, au récit du Cousin Pons et de la Cousine Bette. C’est un personnage, non pas même de Suë, mais de Dumas, que le baron Montès de Montejanos, dans ce dernier roman ; et a-t-on remarqué que, pour en dénouer l’intrigue, Balzac n’avait pas eu besoin de moins de sept cadavres ?

C’est pourquoi, tandis que le théâtre se libérait assez promptement de l’influence de Scribe et de Dumas, pour se soumettre à celle de Balzac, on ne peut pas absolument dire que le roman y résistât, mais il en subissait d’autres, et plus particulièrement, entre 1850 et 1860, celle de George Sand. Les romans de Jules Sandeau, Mademoiselle de la Seiglière ou Sacs et Parchemins, — qui sont d’ailleurs un peu antérieurs à cette date, — et les premiers romans d’Octave Feuillet, tels que le Roman d’un jeune homme pauvre ou Bellah, suffisent à en porter témoignage. Non pas que, dans Bellah même, et dans Sacs et Parchemins, d’où la collaboration d’Augier devait tirer le Gendre de M. Poirier, on ne puisse reconnaitre à plus d’un trait l’influence de Balzac ! Mais ni les tendances de Sandeau, ni surtout celles de Feuillet n’allaient à l’imitation de la réalité. Romanesques l’un et l’autre, ils étaient idéalistes à la manière de George Sand. La « représentation de la vie » se subordonnait pour eux à des considérations d’un autre ordre. Et, pour ne rien dire de plus de ce stérile Sandeau, — dont la Maison de Penarvan, en 1857, allait être presque la dernière œuvre, — c’était bien dans la direction d’Indiana, de Valentine, de Mauprat que le talent de Feuillet allait continuer de se développer, avec l’Histoire de Sibylle et Monsieur de Camors ; et son rôle allait être d’attaquer ou de contredire, avec plus ou moins de discrétion d’abord, puis ensuite avec une entière franchise, et en s’emparant des moyens eux-mêmes de George Sand, les thèses ou les idées de George Sand.

Un brave homme, — un illettré, — qui devait réaliser ce miracle de faire, sans aucun talent, une carrière littéraire de plus de quarante ans, l’auteur des Bourgeois de Molinchart et des Souffrances du professeur Deltheil, était alors presque le seul qui s’efforçât de suivre les traces de Balzac. Et, il l’admirait sincèrement ! Mais, — il y a de ces prédestinations, — ce Champfleury, qui devait finir par une Histoire de la Caricature, n’avait guère entrevu de la Comédie humaine que le côté caricatural, et je pense qu’à ses yeux, tout Balzac, le vrai Balzac, ou le meilleur Balzac, devait être dans ses Petits Bourgeois, ou dans sa Vieille Fille. Nous nous sommes expliqué sur la plaisanterie de Balzac : un exemple de plus n’en sera pourtant pas inutile, pour éclaircir ici le cas de Champfleury. Dans la vieille Fille, quand mademoiselle Cormon, en accordant sa main à Du Bousquier, a déçu sans retour les espérances du chevalier de Valois, le chevalier, qui avait été jusqu’alors l’homme « le plus soigné » d’Alençon, se néglige. « Le linge du chevalier devint roux et ses cheveux furent irrégulièrement peignés. Quelques dents d’ivoire désertèrent sans que les observateurs du cœur humain pussent découvrir à quel corps elles avaient appartenu, si elles étaient de la légion étrangère, ou indigènes, végétales ou animales, si l’âge les arrachait au chevalier, ou si elles étaient oubliées au fond du tiroir de toilette… » Imaginez trois cents pages de ce genre d’esprit : ce sont les Bourgeois de Molinchart, où l’on ne sait, en vérité, ce que l’on doit le plus admirer, de la « qualité » de ces plaisanteries, ou de l’air de supériorité sur ses personnages que se donne en les en accablant ce parfait nigaud de Champfleury. C’est ce qu’il appela son « réalisme » ; et on conçoit aisément que la prédication ni l’exemple n’en aient entraîné personne. Mais il fit du tort, beaucoup de tort à Balzac. Les Bourgeois de Molinchart et la critique de Champfleury ont un moment accrédité cette idée que le « réalisme » n’était qu’un moyen de caricature ; et que, si la grande supériorité de Balzac était quelque part, elle était effectivement là, dans sa Vieille Fille, dans son Gaudissart, dans son Pierre Grassou, dans ses Employés, dans ses Petits bourgeois, et généralement et d’un mot, dans sa « satire », mais non pas dans sa « peinture » des mœurs de son temps.

C’est sur ces entrefaites qu’éclatait en 1858, le succès, le scandale, et le procès de Madame Bovary ; et, sans doute, rien ne serait aujourd’hui plus naturel, ou plus tentant, que de dater de là l’influence de Balzac sur le roman contemporain. Mais ce serait encore une erreur ! Il est bien vrai qu’un critique aujourd’hui trop oublié, J.-J. Weiss, n’hésita pas d’abord à ranger le roman de Flaubert au nombre des chefs-d’œuvre de ce qu’il appelait nettement « la littérature brutale », et il en rapprochait, — ce qui n’était pas mal voir, — les Fleurs du Mal, de Baudelaire, avec les Faux Bonshommes, de Théodore Barrière, ainsi que la Question d’argent, du jeune Alexandre Dumas. Mais nous possédons, pour cette période, une Correspondance très étendue de Flaubert, — avec Louise Colet, — et une Correspondance presque uniquement littéraire, où, tout en l’admirant de confiance, nous ne voyons pas qu’il fréquentât beaucoup Balzac ; et aussi bien son « réalisme » ou son « naturalisme » procédait-il d’une tout autre origine. Flaubert, à cette époque, était surtout un « romantique », et, quelques années plus tard, c’est ce que devait encore prouver Salammbô.

Faut-il ajouter que l’on ne comprit pas d’abord toute la signification de Madame Bovary ? Mais, ce qu’il y a de certain, c’est que l’on n’y vit point du tout une continuation ou une reprise du roman de Balzac, et, en effet, s’il y a dans la littérature contemporaine une œuvre originale, conçue directement et en dehors de toute imitation précise, c’est Madame Bovary. Le « naturalisme » de Flaubert peut se définir par quelques traits analogues à ceux dont nous nous sommes servi pour caractériser celui de Balzac ; mais il ne s’en inspirait point ; et aussi, ne fit-on généralement honneur ou grief à Flaubert que d’être l’auteur de son œuvre, mais non pas de l’avoir imitée ou empruntée de personne. Le style, à lui tout seul, eût suffi pour s’y opposer ; et, aussi bien, à lui tout seul, il suffisait pour déclarer que l’auteur de Madame Bovary ne s’était nullement proposé de « représenter la vie », — qu’il exécrait, c’est son mot, autant que Balzac l’avait aimée, — mais de faire servir la vie à la réalisation d’une doctrine ou d’un idéal d’art. Je ferai même observer en passant que c’est l’une des raisons pour lesquelles il déplaisait souverainement à Flaubert d’être toujours appelé l’auteur de Madame Bovary. C’est qu’au lieu d’un roman de la vie réelle, il eût voulu que l’on n’y vît qu’une œuvre d’art, et une œuvre d’art de la même nature que la Tentation de saint Antoine ou que Salammbô, puisqu’elle n’était qu’une application des mêmes procédés d’art à la description des mœurs de province.

Nos romanciers le croiront-ils ? C’est à la critique, dont il a si fort médit, — parce qu’aussi bien en son vivant il avait percé sans elle, ou n’en avait guère éprouvé que la malveillance, — et c’est à Taine en particulier que Balzac est redevable d’une part de sa gloire. Serait-elle sans cela la même, et, tôt ou tard, son influence eût-elle été aussi considérable ? Je ne saurais prouver le contraire ! Mais, en fait, c’est à l’Essai sur Balzac, de Taine, que l’auteur de la Comédie humaine doit, historiquement, d’avoir été tiré tout à fait de pair ; mis de « plusieurs coudées », — il aimait cette expression, — au dessus des romanciers ses contemporains ; et enfin proclamé, « avec Shakespeare et Saint-Simon, le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine ».

Quand le célèbre Essai de Taine, aussi vigoureux que brillant, n’eût fait que donner le signal de l’adoption de Balzac par la critique universitaire, c’eût été déjà quelque chose. En France, depuis une centaine d’années, l’adoption d’un écrivain par la critique universitaire est, ordinairement, sa consécration ; et, en tout cas, c’est elle qui le met en passe de devenir « classique ». Mais, de plus, on apprenait dans l’Essai de Taine, — et sous la plume d’un ancien normalien, c’était une leçon presque révolutionnaire, — que « le bon style », car il ne disait pas : le style, mais le bon style, « est l’art de se faire écouter et de se faire entendre » ; que « cet art varie quand l’auditoire varie » ; et qu’il y a donc « un nombre infini de bons styles : il y en a autant que de siècles, de nations, et de grands esprits ». Suivait alors une citation, « la description d’une journée et d’un bouquet », que Taine empruntait au Lys dans la Vallée, — mais en omettant de dire que Balzac n’a pas beaucoup de pages de cette beauté ni de cet éclat, — et il terminait sur ce point, en disant : « La poésie orientale n’a rien de plus éblouissant, ni de plus magnifique ; c’est un luxe et un enivrement ; on nage dans un ciel de parfums et de lumières, et toutes les voluptés des jours d’été entrent dans les sens et dans le cœur, tressaillantes et bourdonnantes comme un essaim de papillons diaprés. Évidemment cet homme, quoi qu’on ait dit et quoi qu’il ait fait, savait sa langue ; même, il la savait aussi bien que personne, seulement il l’employait à sa façon. » On n’a jamais fait de plus bel éloge du « style de Balzac » ; et nous-mêmes, faut-il l’avouer, après un demi-siècle écoulé, nous n’y voudrions pas souscrire sans faire quelques réserves. Ce n’est pas encore ici le lieu de les exprimer, et nous nous bornons à constater que, sur cette question du style, où la critique universitaire a toujours affecté de se montrer difficile, et même quelque peu chicanière, — ce qui ne serait pas un mal si sa grammaire ou sa syntaxe étaient celles de Molière et de Saint-Simon, plutôt que de Condillac et de Marmontel, — la justification de Balzac était complète.

Elle ne l’était pas moins sur un second point, c’est à savoir l’assimilation de « l’histoire sociale » à « l’histoire naturelle » ; et même, à cet égard, on peut se demander si le critique, non content de se faire le défenseur du romancier, ne s’en était pas déjà fait le disciple. « Aux yeux du naturaliste, l’homme n’est point une raison indépendante, supérieure, saine par elle-même, capable d’atteindre par un seul effort la vérité et la vertu, mais une simple force, du même ordre que les autres, recevant des circonstances son degré et sa direction. » Stendhal ou Mérimée l’eussent-ils peut-être admis ? Mais c’est incontestablement ce que n’eussent concédé ni George Sand, ni les romanciers que nous avons vus s’inspirer d’elle. Et, aussi bien, expression de ces idées, — qu’on trouvait alors plus que hardies, presque immorales, — appuyée, précisée, exagérée peut-être, quelques années plus tard, dans l’Histoire de la Littérature anglaise, devait-elle faire quelque peu scandale, même, — ou surtout, — parmi les philosophes. Mais, en attendant, elles opposaient vigoureusement la conception balzacienne du roman à toutes les autres ; elles faisaient de l’auteur de la Comédie humaine parmi les romantiques, un « observateur » parmi des visionnaires ; et, selon le vœu de son ambition la plus chère, elles transportaient à son œuvre de « poète », les mots dont il eût usé pour louer celle d’un Geoffroy-Saint-Hilaire ou celle d’un Cuvier.

Car le critique montrait encore que, si la « triste méthode anatomique » du romancier ne laisse pas d’avoir quelques inconvénients, elle n’a pas du moins paralysé ses « facultés d’invention » ; et si quelqu’un a mérité le nom de « créateur », c’est cet « observateur ». Pour le prouver, Taine analysait quelques-uns des « grands personnages » de Balzac, de ceux qu’il ne craignait pas de comparer aux « monomanes » ou aux « monstres » de Shakespeare : Philippe Bridau, de la Rabouilleuse ; le bonhomme Grandet, d’Eugénie Grandet ; le baron Hulot, de la Cousine Bette. Il osait dire à ce propos que « la grandeur est toujours belle, même dans le malheur et dans le crime », de quoi nous avons dit, à notre tour, qu’Eschyle et Shakespeare, que Corneille et Racine eussent assurément convenu. Et il concluait en ces termes : « Balzac échauffe et allume lentement sa fournaise ; on souffre de ses efforts ; on travaille péniblement avec lui dans ses noirs ateliers fumeux, où il prépare, à force de science, les fanaux multipliés qu’il va planter par millions et dont les lumières entrecroisées et concentrées vont éclairer la campagne. À la fin tous s’embrasent, le spectateur regarde, et il voit moins vite, moins aisément, moins splendidement avec Balzac qu’avec Shakespeare, mais les mêmes choses, aussi loin et aussi avant. » Sous la plume du critique, c’était ici le suprême éloge, et c’était un éloge comme personne encore n’en avait fait un de Balzac. La réputation et l’influence du romancier n’allaient plus cesser désormais de grandir, et de s’accroître de tout ce que le critique lui-même gagnerait d’autorité.

Ce que l’on peut remarquer en effet, c’est qu’à dater de ce moment, la conception balzacienne du roman commence à triompher des autres, ou plutôt les absorbe, en quelque manière, et les ramène à soi. Ne parlons point d’Eugène Suë, qui vient de mourir, ni du vieux Dumas, qui ne semble occupé qu’à chercher de quelle manière il achèvera de se disqualifier. Ne disons rien d’Hugo, ni de ses Misérables, qui paraissent en 1862, et où l’on reconnaît aisément des traces de l’influence de Balzac ; mais on y en reconnaît aussi de l’influence d’Eugène Suë ; et puis, Hugo, comme Balzac, « veut » si je puis ainsi dire, et doit être mis à part. Mais on ne saurait douter de l’influence de Balzac sur la dernière manière de George Sand, celle dont le chef-d’œuvre est le Marquis de Villemer ; on retrouve Balzac dans le plus célèbre des romans de Feuillet, je veux dire Monsieur de Camors, où l’on pourrait montrer que l’auteur s’est directement inspiré du Lys dans la Vallée ; on le retrouve dans les romans des frères de Goncourt : Renée Mauperin, Madame Gervaisais, Germinie Lacerteux ; Flaubert lui-même y vient dans son Éducation sentimentale ; et surtout on retrouve Balzac dans l’œuvre des jeunes romanciers qui, bientôt, sous l’impulsion du plus abondant et du plus bruyant d’entre eux, Émile Zola, vont s’unir pour former l’école qu’on appellera « naturaliste ». On ne saurait omettre de rappeler à ce propos que l’auteur des Rougon-Macquart avait appris, pour ainsi dire, à lire, dans l’Histoire de la Littérature anglaise.

Sans doute, — et, dans une histoire générale du roman français au XIXe siècle, il ne faudrait pas l’oublier, — d’autres influences se sont comme ajoutées à celle de Balzac, et notamment celle de Dickens, dont au surplus la popularité ne date en France que de l’éloge que Taine en a fait, comme de Balzac, et peut-ètre en en parlant comme d’un Balzac anglais, plutôt que comme du vrai Dickens. Les Anglais ne laissèrent pas d’en manifester quelque surprise. L’influence de Dickens est surtout sensible et visible dans les romans d’Alphonse Daudet : le Petit Chose, Fromont jeune et Risler aîné, le Nabab, Numa Roumestan. Flaubert aussi, à ce moment, a eu sa part d’action, et, nous l’avons indiqué, on la reconnaît dans une direction d’art et de recherche du style qui n’était pas tout à fait la direction de Balzac. Le style, qui n’était qu’un « moyen » pour Balzac, était une « fin » pour Flaubert, et de là, dans la conception du roman, des différences qu’on pourrait montrer allant jusqu’à la contradiction. Notons encore, si l’on le veut, l’influence de Stendhal, mais en notant aussi qu’elle n’a pas été très profonde, et qu’elle n’a finalement abouti qu’à une glorification démesurée de l’auteur de la Chartreuse de Parme, — ce chef-d’œuvre d’ennui prétentieux, — plutôt qu’à aucune modification du roman. On louait Stendhal, et on continuait d’imiter Balzac. Mais toutes ces influences, « collatérales », pour ainsi parler, ne semblent avoir vraiment agi que dans la mesure où elles s’ajoutaient à celle de Balzac ; et on peut dire que, depuis une quarantaine d’années, la forme du roman de Balzac domine sur nos romanciers comme la forme de la comédie de Molière, pendant cent cinquante ans, s’est imposée à nos auteurs dramatiques.

Dirai-je là-dessus qu’on ne les a ni l’un ni l’autre égalés ? Si la preuve historique en est faite aujourd’hui pour Molière, elle ne l’est pas pour Balzac, et, quoique nous vivions plus vite aujourd’hui qu’autrefois, il faut nous en féliciter, s’il est donc encore possible que le roman de l’avenir nous donne des Eugénie Grandet et des César Birotteau, des Rabouilleuse et des Cousine Bette. Aussi bien, dans cette étude, ne traitons-nous pas de « questions actuelles », et avons-nous eu soin de ne pas faire intervenir les romanciers vivants. Mais, ce que nous ne saurions nous dispenser de faire observer c’est que, d’une manière générale, tout en subissant l’influence de Balzac, l’école naturaliste a dénaturé, rétréci singulièrement, et mutilé sa conception du roman. C’est ainsi que, comme Champfleury dans ses Bourgeois de Molinchart, elle a fait de la peinture ou de la représentation de la vie une satire ou une caricature des mœurs ; et, en même temps que c’était s’écarter de la conception de Balzac, c’était mentir, en quelque sorte, au nom même de « naturalisme ». Un vrai naturaliste imite, et ne se moque point. C’est encore ainsi que, sans ignorer tout à fait la province, l’école naturaliste ne s’est pas fait, comme l’auteur des Souffrances de l’Inventeur et de la Muse du Département, une obligation, pour ainsi dire, « professionnelle » de la connaître, et elle a généralement semblé ne s’intéresser qu’aux scènes de la vie parisienne. Quelques récits d’un caractère d’ailleurs un peu spécial, tels que ceux de Ferdinand Fabre — je ne nomme toujours que des morts — n’infirment pas la vérité de cette observation. Et c’est encore ainsi qu’en mêlant à ses observations de perpétuelles intentions de polémique, comme dans les Rougon-Macquart, — voyez notamment l’Œuvre, et encore Pot-Bouille, où, si j’ai bonne mémoire, c’est en faisant lire aux cuisinières, du Lamartine et du George Sand, qu’on les séduit, — l’école naturaliste a manqué au premier des principes qu’elle proclamait, et qui était l’impartialité de l’observation. En écrivant le Lys dans la Vallée, Balzac avait pu se proposer de « refaire » Volupté : il n’y a presque pas un des romans de Zola qui ne soit écrit contre ceux de Feuillet et de George Sand. Il s’en faut encore, et de beaucoup, que ses meilleurs romans, l’Assommoir ou Germinal, toujours épisodiques ou anecdotiques, aient la valeur ou la signification sociale de ceux du maître.

Mais le principe n’en est pas moins désormais acquis, et il y a tout lieu de croire que, quelque modification qu’il subisse ultérieurement dans sa forme, l’objet propre du roman n’en sera pas moins désormais « la représentation de la vie commune ».

On a tâché de montrer dans cette étude l’importance de cette formule très simple, et aussi qu’elle impliquait, dans sa simplicité, je dirais volontiers dans sa naïveté, une conception du roman très différente de celle qui avait régné jusqu’à Balzac. On écrira sans doute encore des romans « personnels » et on écrira des romans d’aventures ; on écrira des romans à thèse, dans le genre de l’Histoire de Sibylle et de Mademoiselle La Quintinie ; on écrira des romans satiriques, mais non pas, espérons-le, dans le goût de Bouvard et Pécuchet. Multæ sunt mansiones in domo… Pas plus dans l’avenir que dans le passé les romanciers ne logeront tous au même étage. L’une des lois les plus certaines de histoire littéraire n’est-elle pas d’ailleurs qu’en quelque genre, et à quelque moment de la durée qu’un chef-d’œuvre se soit produit, il se suscite toujours à lui-même des imitateurs ? C’est une démonstration de l’axiome que « rien ne se perd ni ne se crée ». Mais la représentation de la vie, de la vie commune, de la vie ambiante ; de la vie « non choisie », si je puis ainsi dire, ni circonscrite par aucun préjugé d’école ; de la vie encadrée dans son décor réel, observée, étudiée, rendue dans ce qu’on en pourrait appeler les infiniment petits, comme dans les grandes crises qui la bouleversent quelquefois ; de la vie toujours la même, et cependant toujours modifiée par le seul et unique effet de son propre développement, tel sera, selon toute apparence, et pour longtemps encore, l’objet propre et particulier du roman. C’est Balzac qui l’a déterminé, dans la mesure où Molière l’avait fait pour la comédie ; et sans doute c’est pour l’avoir déterminé dans ce sens qu’à la longue, son action se trouve n’avoir pas été moins grande sur les historiens qu’au théâtre ou dans le roman.

« En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne s’est aperçu que les écrivains ont oublié, dans tous les temps, de nous donner l’histoire des mœurs ? » Cette phrase est de Balzac lui-même, dans l’Avant-Propos de sa Comédie humaine ; et elle nous explique l’influence qu’il a exercée sur la transformation de l’histoire. On a fait honneur de cette transformation au progrès naturel de la science et de l’érudition, à l’exemple de quelques grands historiens, à une connaissance du passé plus précise et plus étendue, aux idées plus justes que l’on s’est formées de ce qu’il y a d’essentiel dans la vie de l’humanité, et qui n’est pas, dit-on, de savoir en quelle année naquit Louis XIV, ni comment et par qui fut gagnée la victoire de Denain. Mais, comment et pourquoi des curiosités nouvelles se sont éveillées dans les esprits, c’est ce que toutes ces raisons, qui ne sont point des raisons ou des causes, mais plutôt elles-mêmes des effets, ne nous expliquent pas ; et c’est encore ici que nous retrouvons l’influence de Balzac. Le roman de Balzac a rendu à l’histoire ce qu’il avait lui-même reçu du roman historique. Walter Scott avait enseigué à Balzac le prix et la signification de tous ces minces détails que l’on avait regardés jusqu’à lui comme vulgaires, et indignes de l’attention du romancier. Balzac a enseigné à la nouvelle école historique que, de même qu’on ne pouvait « représenter la vie », dans le présent, qu’avec l’aide et par le moyen de ce genre de détails, ainsi ne pouvait-on sans recourir à eux, « la ressusciter, dans le passé » ; — ce qui sans doute est l’objet de l’histoire.

C’est ce que l’on voit bien dans l’œuvre historique des frères de Goncourt, si supérieure, et cependant tout à fait analogue, à leur œuvre de romanciers. Dans leur histoire de la Société française pendant la Révolution et Sous le Directoire, — comme dans les monographies qu’ils ont consacrées à Madame de Pompadour, et à la Saint-Huberti, à Madame du Barry et à Sophie Arnould, — ils ont appliqué les mêmes procédés qu’à la composition de leur Renée Mauperin ou de leur Germinie Lacerteux ; et ces procédés leur venaient en droite ligne du roman de Balzac.

Sur un sujet, ou sur un personnage et une époque donnés, réunir et assembler tout ce qu’il y a de détails épars et en général peu connus, dans les Mémoires, dans les Correspondances, dans les libelles, dans les rapports de police, voire dans la collection des « affiches » et des journaux du temps ; — rapprocher tous ces documents, les confronter, les rectifier au moyen les uns des autres, les concilier quand ils se contredisent, les cataloguer, les classer et les interpréter ; — joindre à ces témoignages, qui sont ceux de l’écriture, ceux de l’iconographie et qu’on ne rencontre pas seulement dans les Musées, mais chez le marchand de bric à brac, sous la forme de faïence peinte ou de manche de parapluie ; — reconstituer le décor autour des personnages, et les reconnaître ou les deviner dans le choix de leur mobilier, dans la couleur des tentures et dans le profil des commodes ventrues, dans les sujets des trumeaux, dans les motifs des pendules, et au besoin dans la composition de leur garde-robe ; — c’est, nous l’avons vu, ce que Balzac avait fait, ou s’était piqué de faire, avant les frères de Goncourt ; — reportez-vous, dans ses Paysans, à la biographie qu’il y donne de mademoiselle Laguerre ; — et, sans examiner ce qu’ils y ont pu ajouter, c’est la méthode qu’ils n’ont eu d’abord qu’à transposer, pour écrire des histoires qui ressemblent à des romans ; et qu’on lirait d’ailleurs avec infiniment plus d’intérêt s’ils n’avaient comme effacé les grandes lignes de l’histoire, sous l’abondance des détails et l’excès de l’enchevêtrement.

La cause en est qu’ils n’avaient pas saisi le principe de la méthode, et, à cet égard, leur erreur a été la même que celle de l’ « école naturaliste » dans le roman. Eux aussi, ils ont pris ou traité comme une fin ce qui ne doit être pris et traité que comme un moyen. Car, on aura beau dire, et on aura beau protester, la « grande histoire » sera toujours la « grande histoire », — politique et militaire, diplomatique et législative, — telle que l’ont comprise les grands historiens, depuis Hérodote jusqu’à Michelet ; et on ne fera jamais que l’histoire économique, par exemple, celle du prix des denrées ou des vicissitudes de l’agriculture, ni même celle des mœurs, égale en intérêt le récit de la campagne de France ou celui des négociations du Congrès de Vienne. Il y en a bien des raisons ! Mais ce qui est d’autre part très vrai, c’est que, pour comprendre ces grands événements de l’histoire où se joue la destinée des peuples, on ne saurait évaluer avec trop de précision les « petites causes » dont ils sont généralement les grands effets ; et, ces petites causes, ce sont justement celles que le roman de Balzac s’est efforcé de mettre en lumière : le tempérament des acteurs ; les intérêts quotidiens menacés ou lésés ; les mouvements profonds de l’opinion ; les ambitions mesquines dissimulées sous de beaux noms ; les drames intérieurs « dont la garde qui veille aux barrières du Louvre ne défend pas les rois » ; les rivalités, les jalousies, les haines, et généralement tout ce qui fait que, pour être Louis XIV on n’en est pas moins homme, ni moins femme pour être l’impératrice Catherine ; — et il s’est même vu qu’on le fût davantage. L’introduction de cet élément de vie dans une conception de l’histoire qui avait mis jusqu’alors sa dignité dans sa froideur ; et l’obligation, nouvelle pour elle, d’approfondir les causes purement humaines et en quelque sorte journalières des événements, c’est ce que l’histoire doit encore à Balzac.

Je ne dis pas que les historiens le lui aient directement emprunté. Je pourrais le dire ! et, à l’appui de mon opinion, j’invoquerais l’exemple de Taine dans ses Origines de la France contemporaine. Il y en aurait d’autres, — si je nommais des vivants ; — et M. G. Lenôtre ou M. Frédéric Masson reconnaitraient volontiers, j’en suis sûr, ce qu’ils doivent à Balzac.

Mais c’est indirectement qu’il a surtout agi, indirectement et diffusément, par une lente imprégnation des esprits, et sans que l’on s’en aperçût, en créant pour ainsi dire, dans l’esprit des lecteurs, de nouveaux besoins et de nouvelles exigences. « La personne de l’écrivain, son organisation tout entière s’engage et s’accuse elle-même jusque dans ses œuvres ; il ne les écrit pas seulement avec sa pure pensée, mais avec son sang et ses muscles. La physiologie et l’hygiène d’un écrivain sont devenus un des chapitres indispensables dans l’analyse qu’on fait de son talent. » On reconnaîtra cette phrase de Sainte-Beuve ; mais on a peut-être oublié que c’est précisément à propos de Balzac qu’il l’a écrite ; et nous devons ajouter d’ailleurs que, pas plus dans son article que nous dans la présente étude, il ne s’est soucié de la « physiologie » ni de l’ « hygiène » d’Honoré de Balzac. On pose ainsi des principes ; on ne les applique point ; et on les impose aux autres ! Mais combien l’observation n’est-elle pas plus vraie des acteurs de l’histoire. C’est d’un Mirabeau, d’un Danton, d’un Robespierre, d’un Napoléon qu’il faut dire « qu’ils n’ont pas agi avec leur pure pensée, mais avec leur sang et avec leurs muscles » ; et voilà vraiment ceux dont l’œuvre ne s’éclaire que par la connaissance de leur « physiologie » et de leur « hygiène ».

Voilà donc aussi ce que nous demandons désormais à l’histoire de nous dire ; et nous le lui demandons, parce que, depuis que nous avons tous, tant que nous sommes, lu et relu les romans de Balzac, nous savons quelle est, dans la formation du caractère d’un homme, et dans l’histoire de sa vie, l’importance de son « hygiène » et de sa « physiologie ». Ou, en d’autres termes encore, plus généraux, nous avons tous contracté, dans la fréquentation de la Comédie humaine, un tel besoin de précision et de minutie dans la représentation de la réalité, que rien ne nous apparaît de réel et de vrai que sous les conditions imposées par Balzac au roman. Et c’est ce qui explique l’universalité de son influence, telle qu’on vient d’essayer de la décrire, si l’on pourrait ici la caractériser en disant, qu’en même temps qu’il donnait à l’art, pour objet unique « la représentation de sa réalité », en même temps Balzac a créé, pour atteindre et remplir cet objet, « un mode de la représentation de la réalité ».