Anonyme
Honneur militaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 149-175).
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HONNEUR MILITAIRE

II[1]
GUERRE DE FRANGE (1870)


De la campagne de Chine à la guerre de France, dix années — à peu près — s’écoulèrent sans que ce fût une période de paix ; l’expédition du Mexique marqua cette époque d’un retentissement d’armes qui provoqua la désapprobation populaire. Cette secousse politique devait, sinon nous frapper, du moins nous atteindre de nouveau.


I

L’état de Robert Le Brieux nécessita un congé plusieurs fois renouvelé ; il passa toute une année en France, dans notre maison, où si rarement nous étions réunis. La première partie de cette année s’écoula, pour lui, dans des souffrances presque continuelles, et pour nous dans la crainte de le perdre ; aussi, lorsqu’il recouvra la santé, ce nous fut une joie inattendue à laquelle tout d’abord nous n’osions croire, tant l’inquiétude nous était devenue habituelle.

Aussitôt que Robert put voyager, nous partîmes tous les deux. « La montagne nous attirait, » nous allions à la montagne, c’est-à-dire en Suisse, en Haute-Savoie, sans but déterminé, n’ayant souci ni des guides, ni du bien-être, à l’aise dans les chalets au bois bruni par le soleil. Le temps était merveilleusement beau. L’atmosphère d’une transparence sans égale permettait de voir, du point le plus éloigné, les hautes cimes couvertes de neige et les prairies en fraîche parure de floraison estivale.

Après les montagnes, après les plateaux, les vallées tranquilles, nous arrivions au lac de Genève à l’heure la plus éclatante de ce jour d’inoubliable enchantement ; en voguant sur ce beau Léman, si profond et si calme, nous avions un but supérieur à celui de prolonger les belles visions. Aussitôt débarqué, Robert se mit à la recherche d’un homme qui mérite hautement le titre de bienfaiteur de l’humanité.

En 1859, M. Henri Dunand, d’origine suisse, voyageait en Italie. Le lendemain de la journée de Solférino, il parcourut ce champ de bataille abreuvé, saturé de notre sang. « La vue des blessés à peine soignés, abandonnés, » livrés aux pires douleurs, le fit tressaillir. Quelques jours après, à Milan, devant nos amis G…, il leur esquissa le plus sombre tableau de ce carnage. Ayant vu, ayant compris de telles infortunes, — en ayant souffert, — une idée sublime jaillit de son cœur plus encore que de son cerveau. Telle fut la pensée initiale, la genèse de la Croix-Rouge. Ni fatigue, ni distance, ni obstacle ne devaient l’arrêter dans ce dessein aujourd’hui réalisé au-delà de toute attente[2].

Mon frère ne put rencontrer celui qu’il souhaitait tant connaître. M. Dunand n’était pas en Suisse. Nous restâmes quelques jours encore dans cette belle Helvétie, rien ne nous lassait, au contraire : Robert avait des ailes et voulait revoir encore ce que déjà il avait vu.

Malgré les années écoulées, le charme alors ressenti est encore présent, comme celui d’une halte reposante dans une route péniblement suivie. Cependant la tendresse filiale nous rappelait au foyer où, dans leur mélancolie, nous attendaient notre père et notre mère. Le bonheur d’être ensemble nous faisait préférer ce coin tranquille et doux aux choses superbes, mais inanimées. À ce moment, nous nous trouvions relativement heureux : on oubliait un peu, on espérait encore.

Mon frère acheva ainsi son année de convalescence, animant et charmant notre intérieur par son affection expansive, la verve et les saillies de son esprit. Sa confiance dans la vie, dans l’avenir, passait en nos âmes ; sa gaîté était communicative : il voyait tout en beau, se sentait revivre, réjoui des lauriers cueillis dans sa vingtième année, et qu’il regardait sans vaine prétention, s’étonnant qu’on pût louer la bravoure ; « On n’en parle pas, c’est si simple. » Ses forces retrouvées, l’indépendance d’un homme qui s’affirme par ses actes, faisaient du jeune officier de vaisseau, — blessé et décoré, — une intéressante personnalité. L’épreuve récente, subie avec fermeté, devait nécessairement le mûrir, et ce fut avec l’idée d’un devoir à remplir qu’il demanda un embarquement. Rejetés une fois encore dans l’effacement de notre solitude, nous reprîmes la correspondance que sa présence avait interrompue.


En rade de Toulon, mai 1863.

A ma famille.

Je voudrais être poète, compositeur, peintre, pour vous faire sentir ce que je garde en mon âme de doux et de fort, de triste, mais de radieux.

J’étais revenu vers vous pour mourir et vous m’avez fait vivre.

Cette vie dont je jouis aujourd’hui, je vous la dois doublement, grâce à votre amour. De nouveau je me livre à la mer que j’aime aussi. Mon bateau m’intéresse, me plaît : il a un nom d’éclat, le Diamant[3]. Bientôt je serai enseigne.

Si je ne vous vois plus, écrivez-moi. Si je suis loin, aimez-moi.


Robert navigua sous le ciel chaud du Sud, le long des rives méditerranéennes ; il y passa deux années brillantes et heureuses, les plus heureuses peut-être de son existence, auprès d’un commandant de valeur, instruit, d’une distinction parfaite[4], et d’un enseigne, officier d’avenir très brillant[5]. Ainsi composé, l’état-major laissa de son passage des traces d’amabilité et de courtoisie. Le léger aviso s’arrêtait aux petites villes du littoral ; on y descendait, pour reprendre un peu par intermittence les causeries spirituelles et joyeuses de la vie mondaine. Les visites, la danse, la musique occupaient leurs instans à terre. Ajouterai-je que les échos de la belle Provence, « cet Orient de la France, » auraient pu répéter quelques propos d’amour ?


Hyères, Nice, le Golfe Juan, fertiles en souvenirs de gaieté vive, d’espérance. Au-dessus de soi, l’azur, le vaste ciel ; en soi, un bleu non moins beau, celui de la jeunesse, seul printemps qui ne se renouvelle jamais.


Les années vinrent, les grades aussi. L’aspect des choses varia sensiblement. Changeant de bâtimens, de milieux, d’horizons, on passait de la Méditerranée à l’Océan, de l’Océan à des mers plus lointaines. Les climats, la configuration du sol, les races, les mœurs différaient, ce qui intéressait mon frère, portait son esprit à l’observation, le fixait. « Je prends des notes sur tout ce que je vois et j’entends. »

Sa constitution ou plus exactement son être physique se transformait. Les brises et les embruns de la mer avaient donné à son visage un ton viril, une mâle vigueur. Ces belles années marquaient en force toute sa personne[6]. Sans avoir une nature d’exception, Le Brieux était doué de capacités qui pouvaient aider singulièrement sa position d’officier de marine : le vouloir, la résolution, l’initiative, le sang-froid nécessaires à celui qui doit commander. On l’a vu courageux jusqu’à la témérité, résolu, enthousiaste et dévoué à ceux qu’il aimait, malgré une certaine réserve. Une réelle élévation de goût le distinguait ; une culture d’esprit suffisante lui donnait de vraies satisfactions ; artiste, il le fut dans le sens qui rend l’homme défiant de soi. « Le talent, dit Buffon, n’est qu’une grande aptitude à la patience, » et je dois reconnaître que cette aptitude lui manquait totalement. Mécontent et colère, il jetait brosses et couleurs, lacérant ses toiles, déchirant ses fusains ; à peine si, au retour des voyages, nous trouvions dans ses portefeuilles quelques aquarelles sauvées du sacrifice. Je le vis en terminer une, cherchant la perfection, afin de la rendre digne des yeux qui la devaient regarder[7].

Pendant ses congés il se promenait beaucoup, de préférence dans les bois, où il trouvait des effets à saisir, à reproduire. Un après-midi, son chevalet installé, il peignait avec joie, sans souci de ce qui se passait autour de lui ; soudain une voix prononce : « Ces arbres sont bons, mais pas le ciel. »

Violent, irrité, d’un coup de pied il bouscule son établissement jette sa cigarette et, farouche, se tournant vers l’inconnu, l’œil en feu : De quel droit ? — Hé, hé ! du droit de Corot, lui fut-il doucement répondu. La bonne figure du grand artiste s’éclaira d’un sourire et tout finit par une embrassade « dont je fus singulièrement heureux, et fier, ému surtout. »

Tel est le début de relations précieuses et chères au marin. Invité par Corot, il allait peindre à côté de lui, préférant ces heures aux réceptions du mercredi, rue Paradis-Poissonnière. « Je ne sais pas de probité plus réelle, d’artiste plus sincère, d’homme aussi modeste. » Le maître et l’élève s’entendaient fort bien. « Tout de même, il ne faut pas lui marcher sur le pied, il a du sang dans les veines, ça bout. »

Très agissant, il se créait des ressources en mer comme sur terre : passionné pour la musique, il apprenait les notes à ses matelots.


Je m’occupe d’eux, intéressans, doux et rudes à la fois ; êtres primitifs, foncièrement honnêtes, touchés de la plus petite marque d’intérêt. Le soir je leur enseigne le chant par la méthode Chevé. Ils forment un chœur, et ce chœur n’est pas trop mal pour des débutans qui se sont seulement exercés au lutrin de leur église. Ce qui surtout les réjouit, c’est le point d’orgue précédant le quart que je leur fais donner. Vous savez ce qu’est le quart ?

Ne sont-ils pas plus heureux que nous ? ignorant les responsabilités dont ils ne comprendraient ni la grandeur saine ni l’attrait, ni le souffle puissant qui nous enlève au-dessus de la médiocrité de notre moi.

Ils ne souffrent pas de l’exil comme nous en souffrons, je l’espère du moins pour eux…


En lui la vie faisait son œuvre, mais œuvre incomplète, car la mort devait le saisir avant qu’il eût la sage expérience des choses et de l’humanité. La mer sur laquelle il passa tant d’années le préserva de la science décevante du monde. Il n’est pas exact de dire que nous perdons nos illusions : nous en changeons. Le Brieux conserva longtemps les siennes, gardait intacts les enchantemens de la jeunesse, la foi en autrui, le respect, la bonne opinion de ses semblables ; une telle manière de voir n’est pas de notre temps, j’en conviens, mais cet optimisme est moins rare qu’on ne le pense dans les natures de cette trempe. Ce qui le portait au-dessus de l’envie, du doute blessant, des jugemens sévères, des soucis déprimans, c’était sa loyauté, une noble et rare crédulité. — N’est pas crédule qui veut ; ce sont les honnêtes, les vrais, les forts. Les habiles, jamais.

Était-il heureux de ses dons ? Recherchant passionnément le bonheur, s’épuisant dans cette course vaine ; de l’allégresse il tombait dans l’ennui, cet ennui qui, selon Bossuet, est l’inexorable fond de la vie. Pour se soustraire à un tel dissolvant, il mettait en tous ses actes une sorte de hâte. « Aimant les périls, les changemens, les hasards plus encore pour les risques à courir que pour les avantages à y trouver, » ce désir l’emportait sans calcul. Tout ce qui le faisait penser, comprendre, lui semblait désirable ; tout ce qu’il pressentait d’inconnu, il l’imaginait superbe.


A M. H. de L

Tendre ami,

Je m’embarque pour un pays incomparable. Tout y est beau, on l’appelle « le Paradis, » — non celui de Mahomet, — ni celui que nous promet notre religion. (Je n’en plaisanterais pas.) Je t’écrirai de là des lettres à te donner regret et envie.

Ces lettres destinées à exciter de tels sentimens ne se firent pas attendre.


A M. H de L

Doux ami, oui, Valparaiso est bien un paradis, — terrestre, — d’une enchanteresse beauté, des fleurs éclatantes aux parfums étranges, violens. Un air tempéré par la brise de mer, une douceur de climat incomparable… le soir et la nuit (dans la journée, il fait très chaud). On ne se rencontre, on ne se visite qu’à ces heures-là. Beaucoup de bals, beaucoup de jeunesse, les jeunes filles, des enfans de quinze ans, en paraissent vingt-cinq ; bien élevées, cependant on les désigne ainsi : la Laura, la Flora, la Rosa. On ne parle pas ainsi de nos sœurs, hein ? Ce ne sont pas des intellectuelles, leur conversation se borne à des phrases toutes faites, puériles ou insignifiantes. Elles se savent jolies, cela leur suffit. Ah ! nos Parisiennes, moins belles peut-être, mais si gracieuses, cultivées et fines ! Je ne sais pas le temps que nous passerons ici, que m’importe ? partout j’ai mes occupations de bord, mes souvenirs, mes lettres de France, l’espoir très vivace d’y vivre encore. Adieu, ami, à quoi te sert de posséder une écritoire ?…


Il s’en alla bientôt, naviguant sur le Pacifique dont il traversait les immenses solitudes. « Rien que le ciel et l’eau. » Il nous écrivait des lettres fréquentes, au hasard des paquebots, le plus grand nombre sans date. « Je vis dans une sorte d’inquiétude fébrile, — il me semble que le destin me harcèle, m’emporte à perte de vue, — dans les espaces d’ombres où se fondent les nuages. Ah ! combien juste cette pensée de Pascal : « Nous avons en nous notre soleil et nos brouillards. » Nous appareillons pour Taïti. »

Avant que les brouillards s’étendissent sur lui, Robert devait encore jouir de clairs rayons de soleil. Lorsque sonnaient les heures de mélancolie, il se réservait, se dérobait à toute curiosité, même affectueuse ; « les quarts de nuit sont pour moi un moment de délices. » Ses camarades ne voyaient que la surface, barrière infranchissable : il tient, disaient-ils, à ne pas s’extérioriser ; l’un d’eux, d’esprit gaulois, écrivait ainsi :

En rade de Taïti-Papeïti.

Quand Le Brieux n’a pas flamberge au poing, c’est un excursionniste enragé ; lorsqu’il n’a pas de montagne à gravir, de précipices à franchir, il se déclare l’ami des arts.

A Valparaiso on jouait de la mandoline, il avait une mandoline (qu’il abandonna sans regret) et chantait en langue espagnole.

Il dessine, il peint, et versifie lorsqu’il est en mer ; sur terre il contemple la belle nature.

En ce moment, nous le soupçonnons d’être aux pieds d’une idole moins insensible (la suave Aimata) et de brûler sur son autel un encens très flatteur.

S’il m’entendait, il m’enverrait à tous les diables. Baste ! ne sommes-nous pas tous les mêmes, amoureux pendant la paix, amoureux pendant la guerre, mais cette fois de notre patrie, — austère maîtresse, — ne sacrifiant ni nos principes, ni nos devoirs à nos plaisirs ?

Alors hurrah pour la France, la marine, la jeunesse et… nos amours !

M. Robert Le Brieux à Mme Le Brieux.

Ile de Talti.

Chère mère, depuis quarante-huit heures nous sommes dans le royaume de la reine Pomaré, Pomaré IV, de son petit nom Aimata. Il est joli, ce prénom. Sur cet être, — si différent de nos Françaises, — d’aspect dur et sombre, de couleur aussi, on ne peut mettre d’âge.

Fort laide, tout à fait laide, elle a quelque chose cependant de remarquable : entre les yeux, remontant jusqu’à la naissance des cheveux, s’est creusé un sillon profond, pli de volonté qui dénote son énergie[8].

J’ai le temps de vous raconter la réception que nous lui fîmes avant-hier à bord ; — l’équipage eut grand’peine à tenir son sérieux, — nous aussi.

M. Pomaré, — de son nom Ariifaité, — était en grande tenue : pantalon flottant en étoffe de soie changeante, verte et jaune, veste ronde en coutil gris, épaulettes, képi, sabre de garde national. Il était beau, trop beau, et en jouissait au superlatif. On riait sous cape.

Le lendemain, hier, la Reine nous reçut à son tour. Réception suivie d’une revue, revue suivie d’un gala que nous offrit Sa Majesté, entourée du prince époux et de ses fils[9], deux grands garçons pas trop mal vraiment.

M. Pomaré surtout fixa notre attention. Même tenue décorative que la veille. Il était si fier, si heureux d’être admiré, qu’un large rire épanouissait sa bonne face, et sa tête énorme, vulgaire, ronde et réjouie complète l’ensemble bouffon de sa personne.

Mais la Reine ! Excepté deux yeux vifs, elle n’a rien du sexe féminin.

On ne peut dire qu’elle soit taillée à coups de hache, ce qui donnerait l’idée d’un modelé quelconque. Non. C’est une masse énorme couverte d’un vaste fourreau d’étoffe de soie noire serré au cou, cachant ses pieds : en a-t-elle des pieds ? Chi lo sa.

Quant à ses mains, elles sont larges, épaisses, et elle s’en sert avec plus de force que de grâce ou d’élégance. Pour dîner, nous étions tous assis sur le sol, en rond, — elle au milieu, — et on la vit avec stupéfaction dépecer un petit cochon rôti sans se servir d’aucun instrument. Ses mains avaient tout fait, et c’est au bout de ses doigts ruisselans qu’elle nous en distribua les membres. Nous mourions de faim.

Les dames de la maison royale assistaient à la fête, parfumées, gantées, coiffées de chapeaux de paille d’Italie, jolis spécimens du genre parisien offerts par l’Impératrice à la Reine pour les femmes les plus distinguées de sa cour ; mais on n’avait pas indiqué la manière de s’en servir et ce que vous portez sur la nuque, — le bavolet, je crois, — batifolait sur des fronts basanés.

Elles se croyaient irrésistibles. Que de sourires et de mines, d’oripeaux et de bijoux ! Que de poses, de regards provocans ! A leurs complimens il fallait répondre par des complimens, — sans cela on nous aurait assimilés à des sauvages.

Vint le bal. Quelle musique, quelle danse, quelles femmes !… Ce n’étaient ni des nymphes, ni des sylphides qu’il fallait entraîner, enlever ; quel tourbillon vertigineux, très fatigant, mais sans danger pour le cœur,… je t’assure, maman.

L’île est riante, couverte de fleurs admirables et d’arbres gigantesques, un éclat de jour incomparable, une transparence, un ciel pur, bleu foncé, le soir d’un pourpre flambant d’or que vous ignorez, vraie splendeur pour les yeux. Je suis dans l’extase de choses aussi magnifiques ; — hélas ! je vais les perdre de vue, car nous appareillons demain.

Vogue ma barque vers d’autres rivages, sous d’autres cieux, à d’autres bonheurs surtout.


Et sa barque l’emporta de nouveau pour le livrer à de plus graves préoccupations.


II

On se battait au Mexique[10]. Personne n’a oublié l’impopularité de cette guerre, sa longueur, ses difficultés, la formation et la chute d’un empire éphémère. Notre flotte se rendit dans le Pacifique. On sait quel fut le rôle de la marine pendant cette guerre, rôle actif, ingrat, le plus souvent suivi d’insuccès. Tout était à vaincre : les choses, les hommes, les idées. Nous avions eu pour mon frère une lettre adressée au général Forey ; à travers ces grands espaces il ne put le joindre et ne pénétra pas dans les Terres-Chaudes.


Néanmoins, je ne regrette rien, car j’ai hâte d’arriver à mon poste, de faire quelque chose de sérieux, pour la mère patrie.

J’ai trouvé les officiers Miot[11], Cloué[12], Collet, de Tessan[13], ils représentent fièrement notre France, lui font honneur : infatigables, intrépides, je les admire, même je les envie. Les lieutenans de vaisseau Bruat[14]et Le Helloco sont ici aussi, me dit-on. L’inaction dans laquelle se passent la plupart des journées m’est odieuse. Je me dévore.

Les communications sont difficiles, pas de routes, aucun tracé ; une chaleur torride pendant le jour, la nuit on gèle. Tout va lentement ; combien de temps resterons-nous dans cet affreux Mexique ?


Il y a tant à dire, écrivait un officier de dragons[15], tant à raconter ! Je vous enverrai un journal auprès duquel le Constitutionnel ne sera qu’un polisson. Nous ne sommes pas encore à Puebla : les Mexicains en parlent comme d’un paradis. Dieu veuille que nous ne le perdions pas !

Tout était contre nous ; la méfiance ouverte et soutenue des uns, le manque d’unité dans les chefs d’armée, les ordres contradictoires du gouvernement.

Puis des maladies inévitables dans un climat aussi malsain, aucune prévoyance, ni direction dans le service de santé : ni ambulances, ni médicamens[16]. Aussi les forces de l’armée décroissaient autant par la mort que par les combats. Mon pauvre frère eut deux accès de fièvre jaune qui le rendirent longtemps languissant : « Est-ce que je manquerais d’endurance ? »

Nous espérions le voir revenir aussitôt après l’évacuation du territoire, mais son bâtiment reçut d’autres ordres ; là encore fut constatée la fâcheuse action de nos gouvernans.


Tu sais, cher père, que nous sommes arrivés à Zanzibar lorsque tout était fini, le fait accompli. Comprends-tu semblable erreur du pouvoir ? Ce sont des fautes difficiles à réparer et on ne s’y appliquera pas… Qu’en dois-tu penser ? Le Sultan avait signé un traité avec l’Angleterre ! ! !…

A Mme Le Brieux.

Chère maman,

Nous rentrons. Ah ! que j’ai besoin d’air natal, non seulement pour me remettre en santé, mais en joie, en espoir dans la vie.

Je reviens accablé d’ennui ; l’insuccès de cette déplorable guerre du Mexique, l’incurie de ceux qui conduisent les affaires me jettent hors de moi. Je vous parlerai de notre infructueuse station, à Zanzibar, où nous n’avions plus rien à faire !… J’entends dire que la marine est irresponsable des erreurs de la diplomatie.

Qu’il me tarde d’être auprès de vous, d’oublier ces choses, de me reposer enfin at home, car je me trouve sans force, sans ressort !


Une aussi longue absence, des fatigues extrêmes, un mécontentement vivement ressenti devaient, non seulement affaiblir le physique de Robert, mais porter atteinte à sa confiance, jusqu’ici entière ; un doute blessant succédait à son admiration. Malgré tant de causes de découragement, il ne s’abandonnait pas et luttait vaillamment contre la diminution de ses forces. « Il faut être d’acier, disait l’amiral Touchard, pour résister à notre vie. » Mais le vent des côtes emportait ces paroles sages, la jeunesse se croit invulnérable. Qui ne sait le dur labeur des marins ? Combien d’entre eux, mortellement atteints, sont enlevés dans toute leur vigueur ou en pleine maturité, à la veille des actes définitifs et personnels. Ils tressaillent des ardeurs sublimes du héros, alors que la mort les marque inexorablement « sans nul symptôme encore apparent. »

Au retour des longs voyages, vraies battues des mers, l’officier de vaisseau rentre las et content au foyer familial. La paix de la maison tranquille repose l’errant des lointains : « Mère, qu’il fait bon ici, c’est une paix divine ! » Cette maison, s’il y eût longtemps vécu, peut-être l’eût-il trouvée trop étroite, trop silencieuse ; mais dans la longueur du chemin, ces haltes, rares et courtes, lui étaient salutaires, très douces. Sous notre toit il parlait d’avoir un foyer à lui et pensait à l’adorable présence d’une femme aimée, de petits enfans. Il souriait à ces chères visions, idéal de ceux qui aiment le drapeau, « toujours prêts à se battre, mais entre deux combats rêvant des plus saintes joies. »


Ne pourrais-je pas servir honorablement mon pays par l’application de mon esprit, la pratique de mes études, ce que j’ai acquis de la vie, de mon contact avec mes semblables, ce que j’ai appris dans mes voyages, comparé et compris ? Serais-je un inutile sur la terre ? Un oisif, jamais !

Ecoute, cher ami dévoué[17], je suis à un tournant de la vie où l’âme se trouble et perd le meilleur de ses facultés. La confiance en soi s’altère, la volonté elle-même semble osciller, et je flotte indécis, incertain, comme si ma voie s’obscurcissait d’inexprimables regrets, de pressans désirs… Cette vie fatigue l’esprit et le creuse. J’ai besoin d’un travail de tête, d’un exercice d’intelligence.

— Tu perds le Nord, mon fistot, répondait le sage ami. Laisse là ces billevesées de ton cerveau de rêveur, cadenasse ton imagination, ou tu es… perdu. Aimons notre métier. Il est beau ! que diable ! Reprends la mer, reprends-toi surtout.


Après ce fléchissement cependant compréhensible, Robert demanda un embarquement. A son insu, l’idée des lointains le hantait ; quand on a, comme lui, goûté à cette vie-là, elle vous laisse au fond des yeux et du souvenir un mirage et une saveur étranges, rudes et suaves à la fois. Au printemps de 1868, M. H. de L… s’embarqua pour la Chine alors que mon frère fut envoyé dans les Indes. Leur correspondance se renoua aussitôt avec ce privilège des amitiés complètes et rares : on se disait tout.

Robert Le Brieux à M. H. de L

Saint-Denis, 5 octobre 1868.

Ami, tu es un affreux gredin, tu me laisses, le cœur battant, attendre par le dernier courrier une lettre de toi et rien ne vient ! J’ai dit « gredin » et ne me rétracte pas.


Et par un autre paquebot :


Ici les séjours ont trop peu duré ! Les belles choses vues trop vite ne sauraient me suffire. Il me faut de toute splendeur une jouissance plus longue, et partant plus grande par le bonheur de l’analyse.

Je n’ai pas eu à Bombay une seule journée à moi tout seul pour aller me planter dans une de ces rues pleines de mouvement, aux maisons bizarres, aux colonnettes de vieux bois sculpté, peintes en couleurs criardes quand on en examine une, mais produisant, juxtaposées, des effets éclatans et pas du tout discordans.

Là, j’ai vu de splendides représentations de l’intérieur de l’Inde ; des temples immenses, colossaux, sont creusés dans le roc avec des statues et colonnes intégrantes de la pierre. Colonnes et statues sont d’une ampleur, d’une majesté parfaite et superbe, sans approcher néanmoins de la statuaire grecque. Quel travail pour la conception du plan, que d’années pour l’achèvement du temple !… Quelle rage de n’avoir pas plus de temps pour rapporter en France des esquisses de ces choses si peu connues

A M. H. de L

15 novembre 1869.

Peut-être, dans quelque temps, vais-je demander un congé de convalescence. J’ai réellement besoin de repos, tant pour mon corps que pour mon esprit, ou mon cœur, comme tu voudras. Ne ris pas en m’entendant parler comme un enfant ; à chaque âge correspond une douleur possible.

J’ai rapporté de mon dernier séjour à la maison une crainte qui se transforme en inquiétude : mon père me semble moins fort…

Moi-même, je ne suis plus un chêne. Pauvre roseau, ce dernier embarquement m’a singulièrement éprouvé.

Ce projet de retour n’est pas encore complètement arrêté. J’en serais cependant bien heureux. Mais, chut, chut ! il faut parler bas de ses bonheurs : comme un rêve, ils pourraient s’envoler. Adieu, ami.


Oui, un rêve. Robert revint en France[18], affaibli, très changé. Un long repos lui était nécessaire. Nous en constations le premier effet lorsque retentit ce cri de guerre : France contre Prusse !


III

Le pays tout entier tressaillit. Je vis alors une vraie douleur, — douleur impuissante, — celle de mon père : « Je ne puis plus combattre !… »

L’émotion de Robert fut grande aussi, mais tout autre : ce qu’il voulait, il le pouvait. Revenu des Indes un mois avant, il était au début d’un congé de convalescence. Sa fièvre persistait. Le 14, jour de la déclaration de guerre, tout changea. Il s’exalta. Si le temps l’avait frappé de son empreinte, l’âme restait la même, ardente, généreuse. Il ne frémissait plus d’impatience, comme autrefois, mais son énergie raisonnée faisait sa volonté plus libre, moins passionnée.

Se rendant aussitôt à Paris, il sollicita pour entrer dans la flotte de la Baltique. Il n’y avait plus de place, l’état-major de chaque vaisseau étant complet ; s’obstinant des obstacles, il lutta contre l’impossible : « Dussé-je remuer ciel et terre, je veux partir… » Et il partit comme officier de choix de l’amiral Bonie, commandant le Rochambeau. Le soir de ce jour qu’il appelait un jour heureux, il télégraphia ainsi :


Père, j’embarque dans douze heures.


La lettre qui suivait nous apprit que la flotte s’ébranlait. L’escadre du Nord était commandée par l’amiral Fourichon, celle de la Baltique par l’amiral Bouët-Willaumez.


Pensez à moi sans reproche. Je ne pouvais, je ne devais plus rester. Vous-mêmes ne l’auriez pas voulu. Ma mère ne me retint pas, cela dit tout. Attendez-moi après la victoire.


La victoire ! on y croyait. En quinze jours Paris se transforma. Les boulevards roulaient des flots humains ; colère mouvante, ardeur patriotique, enthousiasme. Tout se confondait, ce fut un délire, une folie. La Prusse à combattre, la Prusse envahissante, jadis humiliée et vaincue, aujourd’hui provocante et détestée. Les populations de l’Est assistaient au passage incessant de notre armée et du matériel de guerre. Des canons, des chevaux, des troupes. Il en passait toujours. Ces hommes partaient dans un transport d’espoir. Il en passait toujours, toujours, jusqu’à l’heure où un morne silence vint remplacer les chants prématurés de triomphe et de gloire.

Au bord du Rhin on se massacra. Puis on battit en retraite… Oh ! ce retour ! Nous vîmes les revenans lamentables de cette lutte terrible. Et l’armée et l’Empereur ! Tout s’engouffra dans des catastrophes successives. L’Allemagne cherchait sa grandeur dans sa vengeance, elle s’étendit, semblable à un torrent, ravageant et ruinant tout sur son passage.

Les villages en feu, les habitans chassés à coups de crosse ou fusillés. Un silence de mort remplaçant la vie active et saine des campagnes. Je ne parle ni de l’Alsace, ni de la Lorraine…

Les ennemis se répandirent dans le Nord, dans l’Ouest et dans le centre de notre pays. On sait comment Chanzy et Faidherbe, Charette et Cathelineau réunirent les débris de notre armée, enlevèrent les paysans ; l’amiral Jaurès et l’amiral Jauréguiberry se mirent à la tête des marins revenus de la Baltique.

Paris fut investi et condamné à toutes les misères, à toutes les détresses, — d’ailleurs héroïquement supportées, — d’un siège de plusieurs mois.


1er octobre 1870. Cherbourg, escadre de la Baltique.

A M. Le Brieux.

Mon père,

Nous rentrons la rage dans le cœur. Les deux flottes[19]sont revenues sans avoir tiré un coup de canon !… Les Allemands, par leur retrait, nous ont paralysés et nous n’avons rien fait qu’une banale croisière ; les élémens complétèrent la ruine de notre attente, « on ne pouvait naviguer sur la glace. »

3 octobre 1870.

Ma mère,

Nous sommes, depuis notre retour, dans une anxiété poignante. Qu’ont-ils fait de la France, de l’armée ? Qu’allons-nous devenir ? Ce que je sais bien, de toute ma volonté, de toute ma force, de toute mon âme, c’est que je veux agir, nous venger. Mon père, courage, espoir en Dieu ; disons ensemble : Vive la France[20] !


Son père ! S’il était au-dessus des déceptions de la vie, il n’était pas au-dessus de ses douleurs, et celles que la guerre actuelle devait lui infliger furent indicibles. Je l’ai vu, non pas accablé, mais torturé. « Sa capacité de souffrir ne pouvait plus être dépassée. » En effet, qui n’a pas subi la guerre ne sait pas la force d’amour que peut inspirer la patrie : on mourrait pour la sauver. Cet amour grandit de toutes les anxiétés souffertes et à souffrir ; mon père les connut toutes.

Je me souviendrai toujours de son empressement à parler à l’Empereur, lorsque la fatalité le conduisit en Allemagne. Affecté au plus haut point de l’acte par lequel la France allait au-devant du plus grand des malheurs, Napoléon III répondit par un regard navré, presque désespéré, aux vœux de paix et de gloire exprimés par son vieux et fidèle serviteur ; — dans le wagon impérial, Canrobert se tenait debout entre le souverain et son fils. « Emmenez-moi, monsieur le maréchal. — Hé ! n’en avez-vous pas assez ? » Ce fut la dernière fois que mon père vit l’Empereur. Après la défaite, après nos revers, après Sedan, mon père versa les plus amères larmes de sa vie.


IV

La seconde armée de la Loire se composait de divers élémens : soldats, mobiles, matelots. Qui ne sait son histoire, ses efforts, ses insuccès, les héroïsmes, le découragement ?… Ne mangeant plus, ne dormant plus, — n’espérant plus, — les hommes perdaient toutes leurs forces. Par ce froid, mal vêtus, mal chaussés, ils marchaient dans la boue, dans la neige, y tombaient pour dormir, — y mouraient. — Chaque jour on combattait sous une pluie de fer et de feu.

Le deuxième corps d’armée réunissait plusieurs équipages des navires revenus de la Baltique. C’étaient les fusiliers marins, commandés par l’amiral Jaurès.

Mon frère était à la tête de ses matelots et avait pour chef le colonel du Temple, capitaine de frégate. Nous ignorions tout ce qui le concernait : réduits aux conjectures, les plus extrêmes nous semblaient possibles. Blessé ? mourant ? laissé sur le champ de bataille comme autrefois en Extrême-Orient ?… Tout était admissible. Dans l’ignorance à laquelle nous étions condamnés, nous ne savions que deux choses : la victoire pour eux, la défaite pour nous, pas de détails, pas de lettres, pas de journaux, rien. Ceux qui n’ont pas vécu alors ne peuvent me comprendre.

Décembre 1870.

Robert Le Brieux au colonel B

Mon ami, impossible de rien savoir de ma famille. Si tu le peux, envoie-leur cette lettre. Te parviendra-t-elle dans le désarroi où nous sommes ?

Que deviendrons-nous ? Que fera-t-on de notre malheureux pays frappé, écrasé, si résistant malgré tout ? Tu le sais, je ferai tout pour le défendre. Mes forces soutiendront mon patriotisme qui se décuple. Je me sens vibrant de douleur et de volonté… Dans cette lutte contre un sort implacable, ce que je vois soutient mon espoir, j’allais dire mon moral. Juge.

Nos infortunés matelots, qui ne savent pas marcher, font chaque jour des étapes insensées. Ils ne se plaignent de rien[21], je les admire, je les aime. Nous n’avons qu’un peu de chocolat, on le partage (les hommes comme les officiers n’en ont guère). — On souffre, — mais on souffre ensemble. Aussi quelle confiance ils ont en nous ! Ce sont des enfans pour la soumission, des barres de fer pour le devoir, le courage, l’impassibilité. Animés de toutes les vertus patriotiques, ils ont les pieds en sang, mais ils vont où on les envoie, — sans murmurer, sans discuter nos ordres, — ils marcheront ainsi à l’ennemi, à la mort, simplement, car rien ne les enlève, ni ambition, ni enthousiasme.

Je me trompe, ils ont un idéal, leur foi sublime. La plupart de mes hommes sont de la Bretagne. Leur abbé, M. du Maralhack[22], sait parler leur patois, presqu’une langue. Ils se confessent, entendent la messe ; d’une roche dont il balaie la neige, ou d’un tambour, ce prêtre admirable, cet apôtre fait un autel. Tous ses gars viennent s’y agenouiller. C’est beau.

Ensuite, M. du Maralhack va de l’un à l’autre : — Tu sais, il faut entrer au ciel par la grand’porte, — red eo[23], — mourir pour mourir, fais-le crânement, comme un vrai Breton, — et répète après moi : Christianus sum. — Ils peuvent être tués ensuite[24], pas un ne tremble. Ta main, ami — et… A Dieu vat.

Fragment d’un rapport de l’amiral Jaurès au général Chanzy.


Camp de Bresloup, 16 décembre 1870.

… L’ennemi était dans Fréteval, et la mousqueterie fut des plus violentes. J’envoyai le colonel du Temple avec deux bataillons se joindre à l’attaque de la gare, et je leur donnai l’ordre de reprendre Fréteval avec le concours du bataillon de marine, commandant Collet[25].

Ce dernier bataillon pénétra d’abord dans le village, soutenu par nos bataillons de la gare. Mais l’ennemi était en forces trop supérieures pour qu’il fût possible de le débusquer. La nuit vint.

Cette attaque du village, où les marins du commandant Collet ont fait vaillamment leur devoir, nous coûte environ cent hommes hors de combat, parmi lesquels se trouvaient 11 officiers de marine tués ou grièvement blessés.


Mon frère était parmi ces derniers ; une balle lui traversa le genou : « Souffrir pour toi, ô France !… » Il tomba : à côté de lui tombait aussi son ami de Beausset de Roquefort (Duchesne d’Arbaud). Un long, un grand silence se fit. Sur ce coin de terre rougi par leur sang, la surprise de leur chute, les douleurs aiguës les rendirent immobiles, comme foudroyés. Peu à peu ils reprirent le sens vital, s’appelèrent, se nommèrent, se réjouissant presque de leur fraternelle infortune. « Où es-tu blessé[26] ? — A la jambe. — Peux-tu faire un mouvement ? — Non. — Alors nous ne pouvons plus rien ! » Couchés l’un à côté de l’autre, confondus avec les mourans et les morts[27]. « Vous vous en tirerez, dit le chirurgien, je m’en vais vers d’autres. »

M. de Beausset, alors sous-préfet de…, se mit à la recherche de son frère l’officier de marine. Celui-ci, ainsi que son ami Le Brieux, fut transporté à la sous-préfecture. Là, on écrivit sous leur dictée les détails donnés ci-dessus. Après quelques jours de repos dans cette maison amie, notre cher enfant fut conduit à l’hôpital du Mans, où les soins les plus dévoués, les plus intelligens lui furent donnés. « Il était fort triste, mais courageux. » « Ce n’est pas sur moi que je m’afflige, mais sur mon pays[28]. »

La balle qui l’avait frappé rendait impossible tout mouvement de l’articulation. Bientôt l’hôpital fut envahi par de nouveaux blessés et il se fit transporter chez lui, à Brest[29].


Robert Le Brieux à Mme M. G… à Genève.

Tout est frappé en moi. Ma pauvre chère France, mon père, ma mère, ma sœur… Que sont-ils devenus, vivent-ils encore ? Tels que je les connais, ces derniers mois ont pu être mortels pour eux.

Je ne sais si je reprendrai ma vie active, s’il ne sera pas nécessaire de m’amputer. Mes pauvres amis du foyer, s’ils existent encore, ne s’en consoleraient jamais.

Ne leur faites rien connaître de mes craintes, ils apprendront toujours trop tôt l’épreuve qui les atteint tous trois dans leur amour pour moi. Veuillez m’écrire ce qu’en Suisse on pense de nous, ce qu’on fait pour nous.

Ma blessure ne serait rien si la France était libre. Je peux mourir, nous pouvons tous passer, mais la France, elle, oh ! non.

L’espérance me soutient, mais ne me console pas.


V

Mon frère suivait avec perplexité les événemens qui se succédaient et dont le cours laissait peu de place à l’espoir. Que dut-il éprouver de la reddition de Paris, des conditions humiliantes qu’il avait fallu subir et de la Commune, en présence de l’ennemi ! Alors surgit un devoir dur à remplir, auquel aucun militaire ne put se soustraire.

Bien que sa blessure fît encore plaie vive, notre cher marin, ainsi que ses camarades plus ou moins valides, partit pour Versailles, traversant les plaines désolées où l’on s’était battu avec tant de courage.

« J’ai vu arriver Le Brieux, nous raconta ensuite M. V… Il était bien faible, surtout très sombre. Le chirurgien qui l’examina ne me cacha pas qu’une retraite prématurée serait la conséquence de sa blessure. »

Il n’avait pas trente ans !…

A la revue qui fut passée le lendemain, le colonel du Temple présenta aux généraux les officiers qui s’étaient le plus particulièrement distingués. Ce jour-là, 23 mai 1871, Le Brieux reçut la croix d’officier de la Légion d’honneur. Au moment de la lui remettre, l’amiral Pothuau, ministre de la Marine, hésita : « Depuis combien de temps êtes-vous chevalier ? — Depuis dix ans. — Oh ! alors[30]… »

De ce qui précède nous ne savions rien ! toujours rien. Aussitôt que Paris fut ouvert, on apporta notre correspondance, toutes nos lettres depuis cinq mois, chacune dans son enveloppe, mais ouvertes d’un coup de canif. Aujourd’hui l’ennemi les rendait en masse, grevées d’une taxe considérable. L’arriéré de tant de mois, l’objet de tant d’attente et d’espoir était là, pêle-mêle… Nous cherchions nerveusement la chère écriture de l’absent. Vaine recherche, le pauvre enfant n’avait pas écrit.

Mme B. de F… à Mlle Le Brieux.

6 février 1871.

Chère amie,

Qu’es-tu devenue depuis si longtemps, dans une telle tourmente ? Je viens te dire qu’A. de B… m’a parlé de ton frère dont le genou a été traversé d’une balle aux derniers jours de décembre. Il faisait partie de la seconde armée de la Loire. Si je t’en parle, ma pauvre amie, c’est parce que je peux t’affirmer que le danger est passé.


Voilà donc des nouvelles, mais quelles nouvelles ! J’avais lu cette lettre tout bas pendant que mon père et ma mère parcouraient les leurs en se les communiquant. Il s’en trouvait une de M. l’abbé Léon d’E…, une autre aussi du colonel de L…[31], fidèle compagnon de mon père pendant la guerre d’Italie… combien d’autres, précieuses, intéressantes, désirées… « Toujours rien de lui, « dit ma mère en me regardant avec des yeux pleins de larmes, comme s’ils m’interrogeaient. Ces pauvres cœurs n’osaient traduire leur pensée tout entière tant ils redoutaient un malheur. Il fut impossible de rejoindre Robert, on ne recevait rien de lui, ni sur lui. J’aurais dû parler à mon père, mais je n’osais pas…

Un soir, nous nous promenions, ma mère et moi ; quelques paroles s’échangeaient entre personnes se connaissant. M. D… s’approcha : « Madame je suis dans la plus grande admiration… — Pourquoi ? dit ma mère, déjà inquiète. — Pour la glorieuse mort de monsieur votre fils. » J’expliquai tout, mais de telles anxiétés n’admettent rien. Ma mère ne m’écouta pas et se hâta de rejoindre mon père. Il s’attendrit. Ah ! ces larmes d’homme sur ce visage de force et de souffrance !…

« Il faut aller auprès de lui. » Et des passeports ?… Mon père se rendit aussitôt à la commandature, et fut introduit dans un salon où des officiers, le verre en main, chantaient leur triomphe. C’étaient partout des fleurs, des branches encore vertes formant sur le mur un trophée d’armes et de drapeaux au centre duquel on lisait ces mots : Paris capiturlit !… Lorsque mon père entra, tous ces hommes se turent et se levèrent pour le saluer. S’avançant vers le général, il lui exprima ce qu’il attendait de lui. On ne le comprit pas[32].

L’officier français s’en alla, le cœur brisé. Au dehors, ma mère l’attendait, tout à la fois confiante et craintive. Atteints dans un droit aussi sacré, ils eurent un cri d’amertume, presque de haine. Tous deux reprirent le chemin de notre triste demeure et s’y enfermèrent dans une sorte de stupeur. De telles secousses aggravaient l’état de mon père et cette affection du cœur allant toujours croissant pesa sur nous désormais de tout le poids d’un chagrin nouveau.


VI

L’occupation étrangère durait. Les régimens allemands sillonnaient les routes, leurs canons encombraient les places publiques, des trains nombreux commençaient à les emporter vers la frontière. Cependant notre maison en était encore remplie.

Mars 1871.

Je ne puis revenir auprès de vous, — écrivait mon frère. — Lorsque vous me direz « il n’y en a plus, » j’arriverai.

Cela ne finissait pas. « Je n’en puis plus de le revoir, » disait mon père. Il rentra, mais dans quelle colère !…


A Mme M. G…, à Genève.

Avril 1871.

Ils sont là, sous mes fenêtres, à ma porte, partout, dans nos rues, dans nos églises, sous notre ciel, sous nos toits. Heureux, ils chantent !

On voudrait ne pas les voir et on les entend comme une lourde volée d’oiseaux. C’est, au passage des régimens, un bruit sourd et prolongé. Cela fait mal.

Comment mon pauvre père, si jaloux de la patrie, a-t-il supporté ce long hiver ?

Il demandait comment s’écoula l’hiver qui si rapidement avait renversé nos attentes de victoire. Jour après jour l’espoir tomba, l’orgueil aussi d’abord. Le Roi passa, et Bismarck, et la Cour[33]. Nos maisons fouillées, les armes prises ou rendues. Mon père n’attendit pas cet ordre. Sans promettre de laisser son épée au fourreau, il refusa de la rendre au commandant général. Devant cette fierté, l’ennemi s’inclina.

On doit comprendre ce qu’il éprouva de toutes les phases de cette guerre, de sa durée et de son issue. Rien ne lui fut épargné : hier l’ennemi, aujourd’hui l’inquiétude au sujet de son fils. Cependant cette crainte s’atténua lorsqu’il le vit reprendre la liberté de ses mouvemens.

En 1878, Robert partit pour l’Islande[34]. Ces mers désolées nous attristaient déjà.


Les brumes dans lesquelles je vais vivre, nous disait-il, sont en harmonie avec l’état de mon esprit. Ne me croyez pas découragé, non, nous avons le droit d’espérer encore, d’espérer toujours, puisque notre patrie nous reste et qu’on se retrempe par un amour éprouvé. Mais je ne suis plus le même. J’ai vu 70. C’est une époque qui marque la vie d’un signe ineffaçable.


Mon pauvre frère, naguère si confiant, s’attristait maintenant de la vie, il en voyait les dessous, le fond si dur. En lui, le coin vert de l’âme, selon l’expression du poète, s’était rembruni.


Je suis, — écrivait-il, — à cette période où l’on sent bien des choses nous échapper. Nous autres marins, nous avons des détresses d’isolement que les hommes mêlés au monde ne connaissent pas.

En face de l’horizon qui s’étend nous allons d’une vague à l’autre, d’un regret à un autre regret, et toujours ainsi.

Les années s’écoulent, l’avenir nous manque, à nous dont les jours dépendent d’une goutte d’eau, d’une pierre heurtant la coque de notre bateau. Il faut faire retraite.

Il partit au moment où son ami rêvait à une plus paisible destinée. M. H. de L… se mariait. « Sois heureux, lui dit-il en le quittant, toujours heureux ; moi, c’est fini. »

A M. Henri H. de L

Ecris-moi, mon Henri. Parle-moi de ton fils, de ce fils qui vient de naître. Quelle bonne et forte chose que l’amitié pour qu’elle empêche toute idée d’envie de ternir en moi la pensée de ton bonheur. Je suis bien, bien heureux de savoir que les grandes joies que je ne connais pas, mais que je comprends, t’arrivent, à toi.

Tes bonheurs deviennent pour moi les seuls. Mon père souffre. Cette guerre de 70 l’a tué. En Italie son corps fut brisé, ici l’âme. On ne se relève pas après.

Je me juge, je ne pourrais pas rester plus longtemps loin des miens. Ecris-moi plus souvent. C’est l’ami et le médecin que je demande ; si l’un peut être sûr d’être pardonné s’il ne vient pas à mon appel, l’autre a le devoir de venir et il viendra.

A toi, ami, mes deux mains. Allons, viens donc m’écrire, paresseux.


VII

Lorsque mon frère revint, sa présence donna d’ineffables joies à mon père. « Je craignais, lui dit-il, de mourir avant ton retour. »

Je les ai vus tous deux se promener dans les grandes allées du jardin ; ils se parlaient ainsi que se parlent deux amis, des causeries cœur à cœur, très fréquentes et douces. Ils se disaient tout bas de ces paroles particulièrement aimantes ; il arrive ainsi que l’âge intervertit les situations, que les plus jeunes aiment davantage à mesure qu’ils doivent préserver, protéger la vie des aînés dont les jours menacés semblent plus précieux et plus chers encore. Les tendresses d’une nature impérieuse ont un inexprimable attrait : Robert en avait d’exquises ; — pendant ce rapide congé de deux mois demandé pour voir son père une dernière fois, il se révéla tout autre encore, infiniment touchant dans sa gaîté voulue, puis il partit de nouveau.

Il eut un beau commandement et l’apprit sans joie : « l’attrait des ailleurs » était passé. Mais j’espérais néanmoins que la mer à laquelle il s’était donné aurait pour lui des compensations. L’ordre de départ qui l’enlevait à notre tendresse devait mettre entre son père et lui l’incommensurable distance qui sépare les morts des vivans. Un matin, à trois heures, par une froide nuit d’hiver, il vint « pour l’adieu. » Il s’agenouilla, profondément ému, trop bouleversé pour prononcer une parole. Ils étaient là, face à face, se regardant, se pénétrant mieux que jamais, se comprenant. Leur chagrin était différent, semblable cependant. Le visage de notre père, « buriné à grands traits, » s’éclaira d’une flamme où son cœur sembla briller, plus doux, plein d’amour. Ils se quittèrent ainsi : entre eux tout finissait ; la vision humaine, c’était le passé. Tremblant, étouffant ses sanglots, mon frère sortit de la maison qui, elle aussi, resta dans un morne silence.

Après, je regardais son appartement abandonné, ses livres, son piano ouvert, sa pendule marquant le temps… Tout cela gardait l’empreinte désolée de l’absence. Ses départs laissaient toujours en nous une trace profonde, mais celui-ci fut quelque chose de plus douloureux encore. Après cette séparation, aucun rayon de soleil ne glissa sur nous, pas une lueur dans ce sombre hiver des cœurs attristés.

Il avait été convenu que, dans ses lettres, il ne parlerait pas de ses sollicitudes filiales, afin que lecture pût en être faite à mon père.

A M. Henri H. de L

Mon Henri,

Je suis parti satisfait de mon commandement. J’avais pour me rendre à destination un bateau à voiles, et tu sais que je suis mangeur d’écoutes un brin. Tous ceux qui étaient venus ici avant moi m’avaient dit que la Topaze était un joli bateau.

En arrivant, j’ai effectivement trouvé une magnifique goélette de 33 mètres de long, carrée devant, des formes ravissantes. Mon appartement est fort bien et je m’y trouve à l’aise ; j’y ai fait apporter un piano, des livres, — les photographies des miens, en un mot, tout ce qui peut donner un semblant d’intérieur, d’intimité. N’ayant jamais commandé, je me sens « chez moi, » ce qui n’est pas pour déplaire aux marins.

J’ai pris le commandement et suis content de mon équipage. Tout va donc bien jusqu’à présent.

Le gouverneur de C… et sa femme sont d’une grande affabilité pour nous. Je dis « nous, » car mon ami de F… commande aussi un aviso et j’ai du bonheur de l’avoir rencontré.


Il demandait que ces lettres officielles nous fussent envoyées. Celles qu’il m’écrivait étaient d’un tout autre ton. Que chaque paquebot m’apporte une lettre de toi, ma sœur, ne me cache rien, — dis-moi bien tout, tout. — Que pensent les docteurs Trélat et Potain ? Espèrent-ils quelque chose ? hélas ! hélas, mes pauvres chères !…


Un autre jour :


Le pays est magnifique. Comme je voudrais pouvoir vous envoyer quelques-uns des degrés de chaleur dont je me passerais sans souffrir. Il paraît que l’hiver est rigoureux en France.


Ce qu’il nous taisait, c’était le danger d’un soleil de feu[35]. Pendant les vingt-cinq mois que Robert passa dans l’atmosphère embrasée de la Guyane, il ne soupçonna pas que le principe de mort qui devait si rapidement l’enlever germait en lui sourdement, sûrement. Heureusement aussi, nous ne savions pas. Les anxiétés de chaque jour nous étreignaient absolument, et nous n’imaginions pas un autre tourment. Après cet hiver, vint le printemps, puis l’été. Que nous étaient les saisons, les choses extérieures ? Un seul fait, simple, mais terrible, nous dominait. La mort s’emparait de celui que si longtemps nous lui avions disputé.

Calme et croyant, mon père entra in viam visionis, s’approchant de ce Dieu consolateur et juste qu’il avait loyalement servi. Il nous quitta, non sans douleur, mais sans défaillance ; son dernier regard fut pour ma mère, son dernier mot, le nom de mon frère.

Ensuite, son noble visage se voila d’ombre et parut plus beau dans sa rigidité. Son unique main reposa sur son cœur désormais apaisé. Plus un battement, plus une souffrance, plus rien, — la mort.


VIII

L’existence séparée amène parfois de cruels contrastes. Au moment où le courrier français fut apporté abord, mon frère ne s’y trouvait pas, et dînait chez le gouverneur de *** où les dépêches lui furent apportées. Il ouvrit rapidement ses lettres. « Je l’ai vu pâlir, écrivait Mme L…, et lorsqu’il vint prendre congé, on sentait en lui une inexprimable angoisse. »


Vicomtesse H. B… en France.

4 août 1876.

Madame,

Permettez-moi de vous adresser cette lettre en vous priant de la communiquer à ma mère si toutefois vous le jugez à propos………… ensuite je me retirai. Mon canot, en me reconduisant à bord, semblait ne porter qu’un cadavre. J’étais anéanti. Je vivais la vie de mon père ; surtout je voyais sa mort et restais ainsi plus abandonné, plus dénué qu’on ne peut se l’imaginer.

Les pages écrites par ma sœur où ses larmes élargissaient les mots, — agrandis dans leur sens comme dans leur forme, — me brûlaient les yeux. Pour être tout à ma douleur, il me fallait une solitude complète. Où la trouver, sinon en pleine mer, en pleine nuit, en plein ciel ? Ah ! ce ciel si vaste, si haut, je le regardais, car c’est là et non plus en France que je trouve mon père. Sans me lasser je contemplais ces infinies profondeurs où notre âme monte invinciblement à chacune de ses douleurs.

Dès la pointe du jour, je dus quitter l’espace et revenir à bord. Ne suis-je pas commandant et forcé au souci des hommes, à d’impérieux devoirs ?… Puis, madame, je descendis chez moi, relisant toutes ses lettres. J’y trouvai la sagacité de ses conseils, sa force morale, sa raison solide, droite, élevée, toute la loyauté de son âme. J’ai compris, comme jamais auparavant, ce que valait son cœur, ce que je lui devais, ce que je perdais en le perdant. Alors seulement j’ai senti tout ce que j’aurais voulu lui témoigner d’amour pour son amour de père, et mon cœur, à moi, se fondait d’impuissante douleur en de stériles larmes.

A huit heures, je repris la mer et me fis conduire à terre, à la cathédrale. Pendant la messe je priais… je les voyais tous trois. Lui dans la paix éternelle, elles dans leur désolation.


La lettre qu’il nous écrivit ensuite est trop intime, trop déchirante pour que je puisse la reproduire. Il insista beaucoup pour connaître les discours prononcés sur la tombe de son père. « Mon père !… Je ne le donnerai plus jamais, ce beau nom de père ; pour vous deux, mes plus chères affections, je suis votre fils, votre frère, mais surtout votre ami. »

Un an plus tard, Robert revint en France et sa chère maison lui parut désolée, tant était profond le vide qui s’y était creusé. Dès le lendemain de son retour, de très bonne heure, il vint me trouver : ‘< Je ne sais pas où on l’a mis, viens avec moi ? » Il eût préféré être seul, mais on sait se faire seul, à ces momens-là ?…

C’était à l’aube d’une journée de printemps. Le soleil se levait. Aux arbres des feuilles nouvelles ; dans les feuilles, des nids, — et les oiseaux chanteurs passaient au-dessus de nous, légers, actifs, heureux. Au loin, les hautes montagnes, les rochers sévères, partout le calme particulier des matins. L’espace, l’air et les deux, paisibles, transparens, élevés et purs, — l’impassibilité, la glaciale indifférence des choses. A côté de nous, une tombe, un nom, celui de mon père.

Peu d’années après, ma mère s’endormit, elle aussi « dans la paix du Seigneur. » Sa mort fut digne, sainte, consentie. Nous l’avons placée, mon frère et moi, à côté de notre père, sous la même pierre où fut gravé le même nom. Quelques mois après, cette pierre dut se soulever à nouveau, — avant d’être à jamais scellée. Pour la troisième fois on y gravait un nom, toujours le même, celui du dernier des miens.

La mer qui l’avait repris me le rendit, ou plutôt je le lui arrachai. Il ne voulut céder ni aux instances de l’amitié, ni aux menaces de la mort. Elle le terrassa. Cette mort qui l’avait tant regardé, mais qu’il avait toujours chassée, il essaya de la braver encore. Son cœur de flamme, sa volonté de fer se révoltaient. De puissantes étreintes d’âme et de corps le saisirent, effroyable lutte, sans nom, sans trêve. Ce qu’il aimait, il fallait l’oublier ; son épée, la mer, sa patrie, l’avenir, l’existence, ses affections, ses tendresses, tout. Tout croulait, vaines visions de la vie, horreurs de la mort, il dut tout subir.

Non vaincu, mais conforté par de suprêmes espérances, il accomplit le dur sacrifice, et s’en alla pacifié vers les océans éternels. Dans cet infini de Dieu il ne doit plus rêver, comme dans les mers d’ici-bas, de rivages abandonnés, de foyer déserté, de cœurs délaissés…


  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. M. Dunand voulut établir en permanence un comité de secours dans tous les pays civilisés. A la célèbre conférence de Genève, en 1864, l’œuvre internationale était officiellement constituée.
  3. Deux mois après, il passa du Diamant sur le Passe-Partout.
  4. M. Sibour, d’ancienne famille méridionale.
  5. M. Roustan.
  6. C’est à cette époque qu’il fut présenté à George Sand.
  7. Vue de Tamatave ou de Tananarive. Il semble que cette dernière ville, assez éloignée de la mer, n’ait pas été souvent occupée par les officiers de marine.
  8. En effet, c’est Pomaré IV qui, se débattant entre des oppositions religieuses non moins absolues que les avidités inavouées de quelques puissances maritimes, demanda et obtint, en 1844, le protectorat de la France, réservant toutes les libertés. Voyez, dans la Revue du 15 janvier 1872, les Missions extérieures de la marine. — Le Protectorat de la France à Taïti, par le vice-amiral Jurien de la Gravière.
  9. Lorsqu’elle parle de ces derniers, elle dit très drôlement : « ma dynastie. » Quant au prince-époux, son admiration pour lui est sans bornes : « J’ai épousé le plus bel homme de mon royaume. »
  10. Lettres du colonel Loizillon.
  11. Commandant l’Adonis.
  12. Le vrai chef de la marine.
  13. Enseigne de vaisseau.
  14. Est-ce bien Bruat ? Le nom est presque illisible.
  15. M. F. G., officier de chasseurs, frappé mortellement d’un coup de lance.
  16. Dans un pays où la fièvre jaune est endémique, on ne trouvait même pas de quinine. Aucun moyen de transport pour les blessés.
  17. M. H. de L…
  18. Juin 1870.
  19. Un voyageur raconte ce fait inouï, sans précédent dans l’histoire : « En approchant de Kiel, nous vîmes que rien n’était disposé pour la défense. La présence d’un certain nombre de femmes et d’enfans fit renoncer à l’attaque ! »
    Est-ce exact ? C’est tellement invraisemblable que le doute est permis. Qui ne sait cependant que les choses qui semblent invraisemblables, peuvent être absolument vraies, en bien comme en mal ?
  20. Nous habitions une ville occupée et nous ne reçûmes cette lettre qu’après la reddition de Paris. Tous les services publics étant au pouvoir de l’ennemi, nos correspondances restèrent entre ses mains, — et lui servirent.
  21. « Les marins, admirables de sang-froid. Sans précipitation, sans hésitation, ils obéissent à des chefs qu’ils respectent. »
  22. S’appelait-il ainsi ou le désignait-on comme habitant de la place du Maralhack, à Lannion ?
  23. En breton : « il le faut. »
  24. Un brillant orateur écrivait naguère : « Le risque de la mort encouru, accepté, bravé, y mêle de la noblesse, puisque peut-être il n’y a rien de plus noble à des mortels que de mépriser la mort. »
  25. Il y a erreur. Le combat du 14 dura trois heures, le commandant Collet y fut blessé. Le lendemain 15, 1e combat recommençait à l’arme blanche… Une lutte corps à corps s’engage avec l’ennemi, — il faut absolument réussir coûte que coûte. (L’Armée de la Loire, par M. Gressert.) C’est le 15 décembre que Le Brieux fut blessé. Le commandant Collet était mort la veille, deux heures après sa blessure.
  26. Le matériel d’ambulance était resté à Metz.
  27. Notes écrites un mois après la bataille sur le carnet de campagne de Robert : « Passé trois jours à la sous-préfecture de… chez le frère de Beausset, accueil cordial, nous étions là ensemble. C’était encore très triste, mais plus d’horreur, on parle à cœur ouvert de tout ce qu’on a souffert, de ce qu’on peut craindre de l’implacable ennemi. Malgré de si grands malheurs, j’ai éprouvé, — oserai-je le dire ? — une jouissance de sybarite à m’endormir dans un lit, dans des draps. On ne s’imagine pas ce que nous avons connu de misères de ce genre depuis que nous errons ainsi. N’est-ce pas l’antique Pindare qui appelait l’eau la première des choses excellentes ? Je dis, comme lui, — à défaut de cette eau, nous avions la neige… lorsqu’elle était immaculée. — Nos pauvres matelots ont connu ces privations… mais qu’est cela ?…
  28. Souvenirs de sœur Stéphanie, religieuse de Saint-Vincent-de-Paul.
  29. C’est là que j’ai connu, par l’amitié, une des plus grandes joies de mon existence. Ce mot joie semble une ironie !
  30. L’action lui était impossible. Plusieurs médecins se réunirent pour le lui faire comprendre : « Je ne vaux donc plus rien, je ne suis qu’un incapable, un invalide ? »
  31. « Tel que je le connais, brave comme la lame de son épée, il a dû se battre. » C’est du lieutenant-colonel de Lockner, dont parle mon père. Les Convulsions de Paris, par Maxime du Camp, p. 359. Lettre de Mme B… née de Lockner. Rapport du marquis de La Rochetulon. Id., 362. Le fort du Mont-Valérien était sous le commandement du lieutenant-colonel de Lockner ; mon père l’ignorait.
  32. Depuis la reddition de Paris, ne pouvait-on librement circuler en France ?
  33. Le général Manteuffel habita notre maison. « Nous mangerons la France, » laissa échapper un officier de son état-major.
  34. Pour la protection de la pêche. En Islande comme à Terre-Neuve cette protection est indiquée. « Si nous l’abandonnions, ce serait un coup funeste ; pour nos marins militaires, la pêche est une école, une pépinière de marins tous Bretons. » Quelle école plus rude ! Les récits des pêcheurs Islandais et Terre-neuviens, qui ne les connaît dans leur dure vérité ?
  35. « Ce climat est l’un des plus chauds du globe, dix-huit à vingt degrés dans les heures et les saisons les plus rafraîchies. Excès d’humidité venant du sol, du ciel et de la mer ; fièvres intermittentes et pernicieuses. L’insensible et progressif affaiblissement humain ne peut être combattu ; la chaleur épuise les forces par sa continuité. Tous les ressorts de la vie intellectuelle se fatiguent avec ceux de la vie physique. »