Hommes illustres de la Renaissance - Mélanchthon/01
MÉLANCTHON.
En l’an 1508, l’école de Pforzheim[1], alors citée parmi les meilleures de l’Allemagne rhénane, comptait au nombre de ses écoliers deux frères, George et Philippe Schwartzerd, lesquels y vivaient en pension avec Jean leur oncle, presque aussi jeune qu’eux, chez une sœur du célèbre Reuchlin. L’aîné des deux frères, Philippe, à peine âgé de douze ans, montrait une rare aptitude à tous les exercices de l’esprit. Il était déjà très versé dans la grammaire et les élémens du latin. Son premier maître, Jean Hungarus, les lui avait inculqués avec un soin particulier, aidant ses bonnes dispositions par un moyen fort innocent alors, qui était de le battre toutes les fois qu’il faisait une faute de construction en expliquant des vers de Virgile. Hungarus d’ailleurs, de l’aveu de son élève, administrait ces corrections avec une modération convenable. Il n’en aimait pas moins comme un fils le jeune Philippe, qui l’honorait lui-même comme un père, et qui toute sa vie lui fut reconnaissant de lui avoir appris le latin, même à ce prix.
Aux heures de récréation, Philippe, au lieu de jouer, cherchait avec qui s’entretenir des travaux et des leçons du jour. Venait-il à Pforzheim des écoliers du dehors, comme c’était alors la coutume, Philippe les examinait, tâchait de les pénétrer, s’attachant surtout aux plus âgés que lui, et, pour peu qu’il les y trouvât disposés, les provoquant à des disputes sur les matières de leurs études. Il montrait dans ces disputes un esprit vif et heureux, une conception surprenante, beaucoup de docilité, et toutefois une grande facilité à s’emporter, d’où l’on pouvait prévoir que cet enfant, devenu homme, serait plus sensible aux difficultés qui lui viendraient des esprits qu’à celles que lui susciteraient les passions des hommes.
Reuchlin, alors en grand crédit à la cour d’Ulrich, duc de Wittemberg, faisait souvent de petits voyages à Pforzheim, sa ville natale. Il y employait son loisir à interroger les trois pensionnaires de sa sœur sur ce qu’on leur avait enseigné à l’école. Les réponses de Philippe étaient de beaucoup les meilleures, soit pour la solidité du fonds, soit pour la manière qui en était charmante. Aussi Reuchlin prit-il cet enfant en grande affection. Il lui faisait de petits présens appropriés à ses études, et de grand prix alors, car c’étaient des livres. Les biographes ont noté, entre autres, le lexique grec-latin dont Reuchlin était l’auteur. C’était le premier qui eût paru en Allemagne. Aidé de ce lexique, Philippe fit de rapides progrès dans les deux langues. En peu de temps, non-seulement il put écrire en prose, mais il faisait aussi des vers, où Reuchlin admirait la facilité et la sûreté précoce de celui qu’il appelait son fils.
Ce fut pour le récompenser d’une pièce qu’il avait composée, que cet homme illustre, alors la lumière de l’Allemagne, le prenant sur ses genoux, mit sur la tête de cet enfant de douze ans le bonnet rouge qu’il avait reçu lui-même avec le titre de docteur. Philippe ne voulut pas être en reste avec son maître. Au voyage suivant, quel ne fut pas la surprise et le plaisir de Reuchlin de voir des acteurs improvisés, entre lesquels Philippe avait distribué les rôles, jouer une petite comédie qu’il avait composée et fait jouer lui-même à la cour de l’électeur palatin[2] ?
Tout présageait que le nom de Philippe Schwarzerd serait célèbre. Reuchlin traduisit ce nom, selon la coutume de l’époque, dans la langue savante qui était alors la langue universelle. Schwarzerd signifie en allemand terre noire. Reuchlin y substitua un composé de deux mots grecs μελας χθων, et appela son élève du nom de Mélancthon, comme lui-même avait échangé le sien, qui veut dire légère fumée, contre celui de Capnion, qui a le même sens en grec[3].
Mélancthon était né à Bretten, dans le palatinat du Rhin, le 16 février 1497 ; les biographes ont marqué l’heure et la minute. « Il naquit, dit un annotateur de Camérarius[4], pour le bien de tous, à sept heures six minutes du soir. »
Son père, George Schwarzerd, était un armurier d’Heidelberg, fort habile principalement pour les armes de tournois. Les princes en faisaient cas, parce qu’il leur rendait la victoire moins périlleuse et plus facile. Camérarius en fait naïvement l’aveu. Il parle d’un combat singulier entre l’empereur Maximilien et un Italien qui s’était fait redouter. Grace à l’armure que lui avait fabriquée tout exprès George Schwarzerd, le très courageux héros, dit-il, eut si promptement l’avantage sur l’Italien, que celui-ci jeta ses armes, et, tombant à genoux, demanda pardon à l’empereur. Maximilien reconnaissant autorisa George Schwarzerd à porter pour armes de famille un lion assis sur un bouclier noir, la patte droite sur un marteau, la gauche sur une enclume.
Mélancthon passa deux ans à Pforzheim. Mais l’enseignement n’y suffisant plus à l’élève, sa mère l’envoya à Heidelberg, dont l’académie avait alors de la réputation. Il s’y fit d’abord assez distinguer pour qu’on le jugeât capable de faire une classe. À peine âgé de quatorze ans, il fut chargé de donner des leçons de style. Il reçut, le 4 juin 1512, le grade de bachelier, sous le rectorat du docteur Léonard Dietrich. Il voulut monter plus haut, et se présenta pour le grade de maître ès-arts ; mais on le trouva trop jeune, et il fut refusé. Même chose devait arriver dans le siècle suivant à Leibnitz, que l’école de Leipsick trouva aussi trop jeune pour le bonnet de docteur.
Cet échec le dégoûta d’Heidelberg, outre des fièvres fréquentes qu’il attribuait à l’insalubrité de la ville. Il la quitta donc pour Tubingue, dans le Wirtemberg, où il arriva le 17 septembre 1512, Jean Schemern étant recteur de l’académie. Les facultés de théologie, de droit et de médecine, étaient florissantes. Melancthon étudia tout ce qu’on y enseignait. Les théologiens, les jurisconsulte, les médecins, eurent en lui un auditeur qui sut distinguer le vrai et le faux de leur science, et un écolier qui parla bientôt de la matière de ses études plus pertinemment que ses maîtres. Dans le même temps qu’il recevait le grade de maître de philosophie, le premier sur onze candidats, il expliquait publiquement Virgile, Cicéron, Tite-Live, Térence, qu’on croyait un auteur en prose, et dont les premiers exemplaires avaient été imprimés sous cette forme[5]. Il en rétablissait la métrique et en interprétait le sens et les beautés avec une sûreté de goût qui n’était ni de son temps, ni de son pays. On le voit tout à la fois composer des livres élémentaires, diriger une imprimerie, lire en public des discours et des déclamations à la manière des Latins de l’époque de Sénèque et de Quintilien, sauf que le goût en était meilleur et le but plus pratique.
Reuchlin avait alors avec les moines de Cologne une querelle qui fit grand bruit, et où le jeune Melancthon se trouva mêlé. Voici l’origine de cette querelle. Il y avait à Cologne un Juif apostat fort lié avec Hoocstrate, l’inquisiteur, et avec ses amis. Il leur dit qu’il a trouvé un moyen excellent de tirer des Juifs une grosse somme, sans difficultés et sous d’honnêtes prétextes. Il s’agit d’obtenir de l’empereur un édit qui oblige les Juifs à remettre tous leurs livres entre les mains du sénat de chaque ville, afin que tout ce qui n’est pas la Bible soit brûlé par les inquisiteurs. On espérait que les Juifs rachèteraient leurs livres, et c’était le prix de ce rachat que le Juif et l’inquisiteur comptaient se partager. L’édit est rendu ; tous les livres sont apportés à Francfort. Mais les Juifs avaient des amis auprès de l’empereur ; ils obtiennent que leurs livres seront soumis à l’examen de docteurs hébraïsans. Reuchlin, depuis long-temps le premier dans cette science, reçoit l’ordre de donner son avis. Caché dans son petit jardin de Stuttgard, où il achevait dans l’étude sa vie laborieuse et brillante, il ignorait l’intrigue du Juif de Cologne. Il se contente de noter, parmi les livres de religion, ceux qui attaquent le Christ, et sauve tous les autres, particulièrement ceux de grammaire et de médecine. L’empereur adopte son avis, les livres sont restitués aux Juifs, et l’inquisiteur et son complice s’en vont, selon l’expression d’un écrivain du temps, le bec ouvert, comme le corbeau de la fable[6].
Hoocstate furieux accusa d’hérésie le rapport écrit de Reuchlin et le fit brûler. Reuchlin envoya sa défense à l’empereur et au pape, lequel commit l’évêque de Spire pour examiner l’affaire. L’évêque nomma des juges, qui se prononcèrent en faveur de Reuchlin. Les moines de Cologne, qui faisaient cause commune avec l’inquisiteur, ne se tinrent pas pour battus. Ils en appelèrent au pape ; mais Reuchlin avait plus de défenseurs à Rome qu’en Allemagne. Pendant que le saint siége examine de nouveau l’affaire, Érasme, Ulrich Hutten, écrivent pour Reuchlin. Les moines répondent du haut de la chaire par des excommunications, et font colporter des images injurieuses où figurent Reuchlin, Érasme et Hutten. L’affaire durait encore en 1517 ; mais la querelle des indulgences fit oublier celle des moines de Cologne.
Au fond, c’était la même ; la réforme était au bout de toutes les questions. Le vieux catholicisme monacal, celui dont ne veut pas Bossuet lui-même, barrant alors toutes les voies de l’esprit humain, il fallait bien que toute curiosité, toute résistance, tout savoir, le rencontrât et l’attaquât. Tout était bon pour commencer la guerre, parce que tout menait devant l’ennemi. Une chicane de bibliographie ou de grammaire aurait, à défaut d’autres, soulevé l’immense question de la réforme ; tous les hommes étant mûrs pour la traiter et la résoudre, il eût suffi du projet de cet autodafé simoniaque pour y amener l’Allemagne, si les scandales de la vente des indulgences ne l’eussent pas posée publiquement, et comme affichée à tous les carrefours et aux portes de tous les couvens.
Mélancthon aida Reuchlin dans sa querelle ; il copiait les écrits que celui-ci composait pour sa défense, mais en copiste auquel on donne le droit d’ajouter ou de retrancher. Tantôt il allait à Stuttgard, où habitait Reuchlin ; tantôt c’était le tour de Reuchlin de venir à Tubingue, où, après avoir parlé de l’affaire principale, il passait de douces heures à s’entretenir avec Mélancthon de leurs communes études. Quelquefois Mélancthon lui amenait de ses camarades ; on visitait la bibliothèque, après quoi on allait jouer dans le jardin. Reuchlin, qui aimait la compagnie des jeunes gens, les traitait avec son meilleur vin ; lui-même, par sobriété, n’en buvait que de très faible.
Après six années de séjour, Mélancthon s’ennuya de Tubingue. Il avait hâte de quitter une académie où ses succès lui attiraient l’envie, et que les disputes des réalistes et des nominaux avaient partagée en deux camps ennemis. Lui-même avait été forcé d’y prendre parti ; il penchait pour Aristote et les nominaux, mais avec une modération qui ne blessait pas les réalistes, même en les réfutant, et qui maintint entre les deux partis une sorte de concorde extérieure, fort à l’honneur de Mélancthon, si l’on considère que les querelles allaient ailleurs jusqu’aux coups. D’après les statuts académiques, son titre de maître ès-arts lui donnait une certaine part dans le gouvernement intérieur. Il en usa pour y entretenir une apparence de concorde ; c’était la première fois qu’il s’essayait à ce rôle de médiateur, qu’il tâcha de soutenir toute sa vie au prix de tant d’agitations. Pour la première fois aussi, il put en reconnaître l’impuissance. On ne lui sut pas gré d’avoir mis tant de goût et de vrai savoir du côté de la modération, et d’en avoir rendu l’exemple si beau que la violence fût devenue impossible : tout ce que les combattans furent obligés, par pudeur, de retenir de dépit et d’acrimonie, fut tourné contre lui.
La hardiesse et la nouveauté de ses vues sur l’enseignement, son savoir ennemi des formules scolastiques, et pris tout entier aux sources, ne lui avaient fait guère moins d’ennemis. Aussi ne respirait-il plus à l’aise dans cette ville où tout était dispute et routine. « Je vivais, écrivait-il plus tard, dans une école où c’était un crime capital de s’entendre un peu mieux que les autres aux lettres. » Il suppliait Reuchlin de le tirer « de cette prison. » — « J’aimerais mieux, dit-il, vivre caché dans quelque caverne d’Héraclite, que d’être ici occupé à ne rien faire[7]. » Il se mettait à la disposition de Reuchlin. « Où que tu m’envoies professer, lui dit-il, il y faut aller. C’est mon métier, encore que rien ne me soit moins précieux que cette vie publique, et que d’entendre plus long-temps bourdonner autour de mes muses le murmure populaire. » La perspective d’une carrière si laborieuse l’épouvantait. « Je désirerais, dit-il à Reuchlin, passer ma vie dans les loisirs littéraires et le silence sacré de la philosophie ; mais, puisque la fortune ne me le permet pas encore, vivons comme nous pouvons, non comme nous voulons. Suivons l’applaudissement des hommes et ce jeu de hasard qu’on appelle la faveur du public. Un jour peut-être le loisir me sera plus doux après ce labeur[8]. »
Il apprit bientôt par Reuchlin que l’électeur l’appelait à Wittemberg, et lui promettait bienveillance et protection. « Va, lui écrivait son maître en lui citant le texte des promesses faites à Abraham ; sors de ton pays, de ta parenté, de la maison de ton père, et viens dans le pays que je te montrerai, et je te ferai la source d’une grande nation, et je te bénirai, et je rendrai grand ton nom. Voilà, ajoutait Reuchlin, ce que je présage qu’il t’arrivera, ô Philippe, mon ouvrage et ma consolation ! » Il lui recommanda de hâter ses préparatifs, d’envoyer ses affaires par une voiture, et, après avoir été embrasser sa mère et la sœur de Reuchlin, d’accourir à Augsbourg, où était l’électeur, afin de ne pas partir sans lui. « Pour que tu juges, lui dit Reuchlin, à quel point tu es agréable aux personnes de la cour et aux chambellans du prince, je t’envoie une lettre de Spalatin qui est accoutumé d’aller dans la voiture ou d’être porté dans la litière du prince. » Et plus loin : « Hâte-toi, car les dispositions des princes sont changeantes. » Et faisant allusion aux jalousies dont il avait eu à souffrir à Tubingue : « Nul n’est prophète dans son pays[9]. »
Mélancthon quitta Tubingue au commencement d’août 1518, peu regretté des professeurs, que son départ rendit à leurs habitudes. Un seul, Simler, de qui Mélancthon avait appris le grec, le plus habile de tous, et pour cette raison le plus désintéressé, se fit honneur en disant que ce départ était un malheur pour la ville de Tubingue, et qu’on n’y avait pas compris jusqu’où allait le savoir de celui que leur enlevait Wittemberg[10]. »
Mélancthon alla saluer, à Augsbourg, l’électeur Frédéric et son conseiller Spalatin, et après quelque séjour à Nuremberg, où il fit en passant de nobles et solides amitiés, il se rendit à Leipsick. « Le 20 août, écrivait-il vingt-huit ans après, je vins pour la première fois à Leipsick, ignorant, jeune homme que j’étais, combien est douce la patrie. » Le collége académique de cette ville lui offrit un repas d’honneur. À chaque plat qui paraissait, un des professeurs se levait et adressait une harangue à Mélancthon. Celui-ci répondit aux deux premières ; mais à la troisième, les convives étant nombreux, et les plats menaçant de se succéder long-temps : « Illustres hôtes, dit Mélancthon, je vous supplie de permettre que je ne fasse qu’une seule réponse pour tous les discours que je vais entendre. Pris à l’improviste, je n’ai pu recueillir de quoi parler tant de fois. » Mélancthon, qui aimait à raconter ce trait, se félicitait d’avoir fait supprimer un usage ridicule. C’est par là surtout que l’anecdote est intéressante, car, en même temps qu’elle peint les mœurs des écoles de ce temps, elle fait voir dans Mélancthon l’homme ramenant toute chose au naturel, et la manière douce et insinuante dont il introduit les innovations.
Il arriva le mercredi 25 août 1518, à Wittemberg, à une heure de l’après-midi. Quatre jours après il fit un discours d’ouverture sur les réformes à opérer dans l’enseignement de la jeunesse. Voici ce que Luther en écrivit à Spalatin : « Philippe a prononcé, quatre jours après son arrivée, un discours très savant et très soigné, qui lui a valu tant de faveur et d’admiration, que vous n’avez plus à songer à quels titres nous le recommander[11]. » L’électeur le chargea de l’enseignement du grec. Après quelques mois à peine, sa chaire était la première de toute l’Allemagne, et ses succès lui avaient valu le surnom de Grec. Il n’avait pas encore vingt-deux ans.
Mon objet, dans ces études, étant moins de faire l’histoire particulière d’un homme, que de reconnaître et de peindre le grand mouvement intellectuel qu’on appelle la renaissance, il n’est peut-être pas hors de propos de raconter comment fut fondée cette académie, d’où sortirent les plus grands travaux de la renaissance et de la réforme.
Les académies ne furent instituées en Allemagne que dans les dernières années du XVe siècle. Ce fut dans une diète tenue à Worms, en 1495, par l’empereur Maximilien, qu’il fut convenu entre les sept électeurs du saint empire, que chacun d’eux fonderait une académie dans ses états. Jusqu’alors la superstition et le règne des moines avaient étouffé toutes les lueurs qui venaient de l’Italie, cette première patrie de la renaissance. Le peu que l’Allemagne comptait de savans allaient chercher au loin et à grands frais les moyens d’étudier. Cette sorte de pélerinage avait remplacé le pélerinage à la Terre-Sainte.
L’électeur de Saxe, Frédéric III, le premier des septemvirs, à peine rentré dans ses états, en délibéra avec son principal conseiller, le docteur Martin Mellerstadt, qui l’avait accompagné dans un voyage en Palestine, et l’avait sauvé d’un grand péril. C’était un homme de beaucoup de savoir, et célèbre dans toute l’Allemagne en proportion de ce qu’il avait pris de peines et supporté de fatigues pour l’acquérir. Après avoir passé en revue toutes les villes des états de l’électeur qui pouvaient recevoir une académie, Mellerstadt nomma Wittemberg. L’électeur sourit. « — Wittemberg, dit-il, un village étroit, obscur, un amas de cabanes de boue, où l’on ne peut offrir l’hospitalité à personne ! vous n’y pensez pas. Il ne faudrait que quelques étrangers pour affamer une ville entourée, pour toutes plaines, de sables stériles et profonds. — Pourquoi, dit vivement Mellerstadt, vous défier de Dieu ? Vous devez à cette province cette marque de reconnaissance, que vos ancêtres en ayant tiré leur principal titre, il vous faut l’agrandir et l’élever. L’académie que vous fonderez à Wittemberg effacera toutes celles de l’Allemagne. — J’accepte le présage, dit l’électeur, et je prie Dieu qu’avec d’honnêtes conseils et de pieux efforts, l’évènement y réponde ! Que Wittemberg soit donc le siége de l’académie[12] ! »
On se mit aussitôt à l’œuvre. Frédéric fit bâtir une église dédiée à tous les saints, où il entassa des reliques recueillies et achetées à grands frais par toute l’Allemagne, afin qu’il n’y eût pas d’église qui ne cédât en richesses, sinon en grandeur, à celle de Wittemberg. Il fit construire aussi un couvent, outre celui des franciscains, rétablit l’évêché, et voulut que l’évêque fût à la fois le chef des études et de la religion ; il appela des professeurs, auxquels il donna pour premier recteur Mellerstadt, qu’il revêtit lui-même des insignes de la magistrature. Au bout de six mois, quatre cents jeunes gens étaient déjà inscrits sur les registres. L’électeur donna à l’académie un sceau où il était représenté lui-même avec la pourpre du roi des Romains, et l’épée que l’électeur de Saxe a seul le privilége de porter dans les diètes devant l’empereur. L’exergue portait ces mots : « Sous mes auspices, Wittemberg a commencé d’enseigner. »
Mellerstadt vit commencer et achever les nouvelles constructions ; mais il ne vit pas cette splendeur qu’il avait prédite, et qui devait obscurcir les autres académies, « car il mourut, dit un écrivain de Wittemberg, en 1514, trois années avant que le docteur Martin Luther, inspiré du Saint-Esprit, eût attaqué et détruit le règne de la superstition[13]. »
C’est un exemple étrange et bien peu propre à guérir de la croyance à la fatalité que celui de cet électeur, qualifié par l’histoire du nom de sage, qui bâtit une église dédiée à tous les saints, qui la remplit de leurs reliques, et qui, trois ans après, inaugure, sous le nom de réforme, la révolte contre les images et la destruction de tout culte extérieur !
Au commencement, ce fut moins Luther qui parut un homme extraordinaire à Mélancthon que Mélancthon à Luther. Ce dernier semblait alors embarrassé de la hardiesse de ses propositions contre les indulgences, et il avait consenti à ne pas continuer la guerre, si les défenseurs des indulgences se taisaient. Sa situation était critique. Il savait l’empereur Maximilien d’accord avec le pape, et il avait sujet de craindre que son seul protecteur en Allemagne, l’électeur de Saxe, quoique déjà gagné à ses idées, ne fût pas assez déterminé pour le défendre contre les menaces impériales concertées avec les excommunications romaines. Ses inquiétudes étaient si vives, qu’il eut un moment la pensée de s’exiler pour ne pas éprouver jusqu’au bout la protection de l’électeur, ou pour ne pas la lui rendre périlleuse. Mélancthon ne le vit donc pas tout d’abord dans tout son éclat, et ce saisissement dont parle Bossuet ne fut pas soudain. Luther n’avait encore secoué ni ses vœux, ni le pape, et il n’était pas assuré de sa vie. Celui que Mélancthon devait appeler notre Achille, n’était encore qu’un moine un peu effrayé du bruit qu’il avait fait.
Au contraire, Mélancthon arrivait à Wittemberg, désigné par Reuchlin, annoncé au monde savant par Érasme, appelé partout où il n’était pas, envié partout où il avait été. Érasme lui-même n’avait pas fait lire à l’Allemagne des pages plus naturelles et plus élégantes que les essais de cet enfant. Mélancthon avait toute l’ardeur des premières luttes et toute la confiance des premiers succès. Lui aussi avait entrepris une réforme, celle de l’enseignement, sans laquelle la réforme religieuse eût avorté, et il était précédé à Wittemberg par la réputation d’érudit et d’écrivain, beaucoup moins commune alors en Allemagne que celle de théologien.
Le saisissement fut donc du côté de Luther. Les documens ne permettent pas d’en douter ; car dans le même temps que Mélancthon parlait de Luther en termes plus que modérés, et comme « d’un excellent homme et d’un vrai théologien, » Luther, dans ses lettres à Spalatin et à d’autres, ne parle qu’avec étonnement de Mélancthon. « Nous avons, écrit-il à Langus, pour professeur de grec, le très savant et très grécisant Philippe Mélancthon, un enfant ou à peine un adolescent, si vous regardez son âge, un des nôtres si vous considérez la diversité de ses connaissances, et son savoir dans les deux langues. » Et ailleurs, écrivant à Reuchlin : « Notre Philippe Mélancthon, dit-il, homme admirable ; que dis-je ? n’ayant rien qui ne soit au-dessus de l’homme, mon ami le plus particulier et le plus intime. » Luther pressait Spalatin d’augmenter le traitement de Mélancthon. Il craignait qu’on ne l’attirât ailleurs par l’appât d’un salaire plus honorable. Déjà ceux de Leipsick lui avaient fait des offres. Luther eut le bonheur d’épargner à son ami les demandes et de réussir.
Mélancthon fut d’abord tout entier aux lettres et à l’enseignement. Deux mois après son entrée en fonctions, il publiait le discours de Lucien sur la calomnie et le dédiait à l’électeur. Il avait un nombreux auditoire, composé principalement de théologiens, qui entendaient parler de grec pour la première fois. Voici comme il se peint au milieu des diverses occupations qui partagent son temps : « J’enseigne, dit-il, j’imprime des livres, pour que les jeunes gens en soient pourvus ; je professe dans une école fréquentée, pour leur apprendre à s’exercer. Déjà l’Épître à Titus est sous presse. J’ai presque achevé un dictionnaire grec. Viendra ensuite une rhétorique. Après quoi j’entreprendrai la réforme de la philosophie, pour, de là, arriver tout préparé aux choses de la théologie, où, s’il plaît à Dieu, je rendrai quelques services[14]. » N’oublions pas cette dernière phrase. Ce fut là sa méthode d’enseignement et sa règle de conduite. Cette préparation par les lettres anciennes qu’il veut apporter pour son compte à l’étude de la théologie, il la recommanda toute sa vie et dans tous ses écrits.
C’est cette première ardeur pour les lettres qui l’empêcha d’être entraîné dès l’abord par Luther. Ce que dit Bossuet en termes si forts de l’effet que produisirent les écrits de Luther sur ce qu’il appelle les beaux esprits de l’Allemagne, ne fut pas vrai d’abord de Mélancthon, lequel ne s’y laissa prendre que quand il s’y trouva préparé. Mais ce fut avec d’autant plus de force, son admiration ne lui paraissant être qu’un consentement réfléchi.
En arrivant à Wittemberg, Mélancthon trouva tout à faire dans l’enseignement. Les moines, empêchés par le prince de faire des entreprises ouvertes contre les lettres, les attaquaient sourdement, et en éloignaient les peuples comme de sources empoisonnées. Wittemberg n’avait ni imprimerie, ni livres grecs. Vitus Winshemius nous a laissé un témoignage curieux de ce dénuement. « Je me souviens, dit-il, qu’après deux ans de séjour à Wittemberg, Mélancthon expliquant les Philippiques de Démosthènes, nous n’étions que quatre auditeurs, n’y ayant qu’un seul exemplaire de cet ouvrage, qui était celui de notre maître, et que nous étions forcés de copier sous sa dictée[15]. » Ajoutez que des leçons sur Démosthènes étaient une nouveauté presque plus étrange, en Allemagne, que les dogmes de Luther.
Outre les travaux de son enseignement, ses écrits particuliers et les éditions qu’il surveillait, Mélancthon tenait une classe privée. Sa santé, moins forte que son courage, suffisait à peine à tant de travaux. « Je ne crains qu’une chose, écrit Luther à Spalatin, c’est que sa tendre constitution ne supporte pas la manière de vivre de ce pays. » Et plus tard, écrivant au même : « Philippe Mélancthon, dit-il, va à merveille, si ce n’est que nous ne pouvons obtenir de lui qu’il ne ruine pas sa santé par son ardeur insensée pour les lettres : emporté par la chaleur de son âge, il veut tout faire lui-même et que tout le monde fasse tout en même temps[16]. » L’électeur Frédéric, lui envoyant du vin de sa cave, lui citait cette parole de saint Paul : Il faut honorer son corps ; « et si tu crois, ajoutait ce prince, que les autres paroles de cet apôtre sont vraies, crois-le aussi de celles-ci, et qu’il faut y obéir[17]. »
La vie de nos professeurs les plus occupés ne peut pas donner une idée de celle de Mélancthon. Il faisait deux leçons par jour à l’académie, et probablement autant et de plus longues chez lui. Il prenait l’élève au sortir de l’enfance, le conduisant de degrés en degrés, des élémens de la grammaire jusqu’à l’étude de la théologie, qu’il regardait comme le couronnement de l’éducation littéraire. Il composait des grammaires grecques et latines, écrivait des traités élémentaires de toutes les sciences, distinguant dans chacune ce qui lui appartenait naturellement de ce que la barbarie y avait importé d’étranger et d’hétérogène, séparant, par exemple, la théologie de la philosophie, et, pour me servir de sa forte expression, la purgeant de ce grossier mélange des éthiques d’Aristote et des Évangiles, où l’on n’aurait su dire qui était Dieu d’Aristote ou de Jésus. Au reste, il ne faut pas admirer sans réflexion une telle capacité de travail. Les forces de l’homme, à toutes les époques, sont mesurées à sa tâche. Or, du temps de Mélancthon, on avait tout à faire et une foi en proportion de l’œuvre. La première moitié du XVIe siècle fut la période héroïque des temps modernes. Les travaux de l’esprit y sont les travaux d’Hercule.
Si Mélancthon eût été libre de choisir, nul doute que des deux tâches religieuse et littéraire qu’eurent à remplir les hommes du XVIe siècle, il n’eût pris la seconde. Il n’avait ni le caractère ni le genre d’esprit qui conviennent à un réformateur religieux. Trop de doute, et, pour toute passion, des impatiences passagères contre les idées plutôt que contre les hommes ; aucun amour du bruit, le dégoût de la multitude à laquelle il ne pardonnait pas sa foi brutale et aveugle à la merci de tous les sophismes ; un talent pratique, méthodique ; un esprit net, positif, s’agitant moins pour dominer que pour obéir, tels étaient les traits particuliers du caractère de Mélancthon. Mélancthon aurait fait comme les grands érudits de l’Italie, comme Bembo, comme le Pogge, comme Marcile Ficin. Il aurait édité les anciens : c’était la première gloire après celle des grands poètes. Avant Luther, le choix était possible ; après Luther, il fallait être, ou avec lui, ou contre lui. Mélancthon n’essaya pas de se soustraire à la destinée commune, et même, à un certain degré, le goût lui vint en même temps que le devoir, mais il laissa plus d’une fois échapper des plaintes, et l’aigreur des disputes théologiques lui fit regretter souvent les pacifiques conférences de cette académie platonicienne de Florence, où ne disputaient que des esprits d’élite, présidés par un prince magnifique.
Ce fut après moins d’un an de séjour à Wittemberg, qu’il commença de sentir l’influence de Luther. La mort de l’empereur Maximilien[18] venait de délivrer celui-ci de ses craintes. N’ayant plus à faire qu’au pape, il avait relevé la tête. Il ne songeait plus à s’exiler. Le vicariat de l’empire, confié, pendant l’interrègne, à son protecteur l’électeur de Saxe, faisait de Luther comme le chef religieux de l’Allemagne. La réforme, un moment suspendue par la crainte d’un accord entre le pape et l’empereur Maximilien, recommençait sa marche. La chaire de Wittemberg avait recouvré la parole. L’esprit de Luther, soulagé de ce qu’il appelait, dans sa langue hardie, les obsessions du diable, et qui n’était que le doute et les craintes de la chair, avait repris toute son audace. Il gagna Mélancthon par ce mélange si extraordinaire de fougue et de subtilité, par cette domination qu’il exerçait sur tous ses amis, et qui les retint presque tous, quoique frémissans, sous son joug, jusqu’à la fin de sa vie.
Le premier écrit où Mélancthon s’engagea dans les doctrines nouvelles, fut une préface sur le prix de la vraie théologie et sur l’étude des saintes lettres. Je ne parle pas d’une ode grecque à la louange de Luther qui parut dans le même temps. Dans cette préface, il n’entrait pas dans le fond des idées de Luther ; il se bornait à des considérations générales sur l’importance des matières et sur la préparation qu’il y fallait apporter. Il fit d’abord plusieurs préfaces de ce genre, moins en manière d’adhésion formelle qu’à titre d’hommage d’un lettré à un théologien célèbre. Il n’y laissait voir encore qu’une très vive curiosité, tant pour les choses que pour l’homme.
Dans ce temps-là, on envoyait à Luther, de tous côtés, en forme de défi, des conclusions : c’était la manière de jeter le gant entre théologiens. Parmi les champions de la scolastique qui s’étaient offerts à croiser leurs doctrines contre les siennes dans un combat singulier, Jean de Eck ou Eccius, théologien d’Ingolstadt, était de beaucoup le plus renommé. On le disait chargé secrètement par le pape d’exciter Luther, et d’en tirer par l’impatience quelques propositions assez manifestement hérétiques pour qu’il y eût moyen d’en finir avec lui comme on avait fait avec Jean Huss. Luther accepta le défi ; mais, soit qu’il craignît un piége, soit qu’il trouvât son adversaire insuffisant, il offrit d’abord de le faire réfuter par écrit, et il en chargea le plus ardent de ses disciples, Carlostadt, archidiacre de Wittemberg. Jean de Eck, qui passait pour n’avoir pas la plume facile, et qui, au contraire, avait eu de nombreux succès de parole, ne voulut pas d’une dispute de plume. Il importait que la réforme ne refusât pas le premier combat public avec la scolastique. Luther accepta donc le défi de Jean de Eck. Le lieu fut Leipsick, où était la cour du duc de Saxe ; le jour, le 17 juin 1519.
Jean de Eck se rendit à Leipsick, suivi seulement d’un domestique ; et encore, dirent ses adversaires, ce domestique lui avait été prêté. Pour Luther, il y fit une entrée triomphante, ayant avec lui Carlostadt, qui devait être son second, et tous les professeurs de l’académie de Wittemberg, Mélancthon compris. Ils avaient attiré un si grand concours d’abbés, de nobles, de chevaliers, qu’aucune église ne parut assez grande pour contenir toute cette foule, et qu’il fallut que le duc de Saxe fît disposer pour les recevoir la grande salle de la citadelle. Après une messe célébrée dans l’église de Saint-Thomas, en grande pompe et avec musique, on se rendit en procession au lieu des séances. Des gardes placés aux portes protégeaient l’entrée des personnes admises à assister au colloque, et repoussaient la multitude qui faisait irruption sur leurs pas. Mosellanus, conseiller du prince, et chargé de la harangue d’ouverture, n’y put pénétrer que par une porte secrète.
On se prépara à la dispute par des chants religieux, et par un repas qu’un héraut d’armes fit cesser. Jean de Eck et Carlostadt engagèrent le combat. Ils disputèrent sur le libre arbitre. Carlostadt en nia l’efficace pour l’œuvre du salut : il dit que Dieu est l’ouvrier, et notre libre arbitre le marteau avec lequel il fabrique notre salut. Jean de Eck soutint que le libre arbitre y est pour une part, et la grace pour une autre. Il invoquait l’autorité d’Aristote, le seul père de l’église dans l’étrange catholicisme des scolastiques.
Voici, du reste, comment ce nom se trouvait mêlé au débat du libre arbitre et de la grace. La philosophie aristotélique accorde tout à la force de l’homme, à la volonté, au libre arbitre ; c’était la doctrine païenne, dont l’excès alla jusqu’à égaler la volonté de l’homme à la toute-puissance des dieux. Or, les scolastiques s’autorisaient de cette philosophie pour défendre le libre arbitre. De là la haine de Luther et de ses disciples contre Aristote, auquel ils ne pardonnaient pas l’importance qu’il donne à la volonté dans la conduite morale de l’homme, leur doctrine étant que la grace seule fait les mérites et la moralité des actions.
À Carlostadt succéda Luther, qui souleva la question de la suprématie de Rome et de son évêque. Il dit que cette suprématie ne résultait que de décrets d’une date récente. Sur quoi Jean de Eck se récria qu’il reconnaissait là un reste de la faction de Jean Huss. Luther sentit le piége, et sut échapper avec beaucoup d’adresse à la comparaison.
Vingt jours se passèrent en disputes de ce genre. Un incident les interrompit. Le marquis de Brandebourg revenant par Leipsick de la diète qui avait élu Charles-Quint empereur, le duc de Saxe eut besoin, pour le recevoir, de la salle de la citadelle, et il congédia l’assemblée. Les deux partis s’adjugèrent la victoire.
De tous les champions que les scolastiques opposèrent à Luther, et plus tard à Mélancthon, Jean de Eck fut le plus célèbre. Quoiqu’il ne soit pas invraisemblable qu’il ait été poussé dès le commencement par le pape, je pense qu’il combattit d’abord pour son propre compte, par gymnastique, et qu’il ne savait guère plus la portée de la défense que Luther celle de l’attaque. Jean de Eck représentait cet amalgame d’une religion toute en pratiques superstitieuses, sans profondeur et sans savoir, et d’une prétendue philosophie aristotélique que depuis long-temps on n’apprenait plus dans Aristote. C’est là seulement ce que les catholiques crurent avoir à défendre dans les premiers colloques, de même que les réformateurs n’avaient cru et prétendu établir que la distinction de la religion et de la philosophie, et l’interprétation plus saine des textes sacrés.
Le rôle des scolastiques, évidemment inférieurs en savoir, et toujours battus dans l’interprétation des textes, se réduisait à citer beaucoup et sans choix, et à prodiguer les mouvemens oratoires. C’est à quoi excellait Jean de Eck. Il avait, comme on dit d’un acteur, le physique de son rôle. Mosellanus, dans une lettre à Pflug sur la dispute de Leipsick, en fait un portrait piquant : « Il a, dit-il, une taille élevée, un corps vigoureux et carré, une voix pleine et tout-à-fait allemande, poussée par de vastes flancs, et qui eût convenu non-seulement à un acteur tragique, mais à un crieur. Tant s’en faut qu’il ait cette douceur naturelle du visage tant louée dans Fabius et dans Cicéron. Sa bouche et ses yeux, tous ses traits enfin, sont plutôt d’un boucher ou d’un soldat de Carie que d’un théologien. Quant aux qualités de l’esprit, il a une mémoire puissante, qui eût fait de lui un homme accompli, si elle eût été au service d’une intelligence de même force. Mais il n’a ni la conception vive, ni la finesse du jugement, sans lesquelles les autres qualités sont des dons stériles. Il n’a souci que de multiplier les citations, sans prendre garde qu’il y en a qui ne vont pas à son sujet, et qui sont froides ou sophistiques. Ajoutez à cela une incroyable audace, cachée sous une astuce qui ne l’est pas moins. S’il se sent pris à un piége, ou bien il détourne la dispute d’un autre côté, ou bien il s’empare de la pensée de son adversaire, se l’approprie en la revêtant de paroles à lui, et lui renvoie sa propre pensée, avec toutes les absurdités qu’on en peut déduire[19]… »
Ce portrait de Jean de Eck ne ressemble guère à celui que Mosellanus fait de Luther dans le même récit. « Il est, dit-il, d’une taille moyenne, d’un corps grêle, tellement épuisé par les études et les soucis, qu’en le regardant de très près, on pourrait compter ses os. Il est dans l’âge mûr. Sa voix est perçante et claire. Admirable par sa doctrine et la connaissance qu’il a de l’Écriture, dont il pourrait compter tous les versets, par une grande richesse de pensée et d’expression, il laisse à regretter un certain manque de jugement et de méthode. Civil et facile dans les relations ; rien du stoïcien, rien de sourcilleux ; toujours homme et à toute heure ; dans les réunions, jovial et aimant les plaisanteries ; vif et plein d’assurance, la joie sur un visage fleuri, malgré les atroces menaces de ses adversaires, il est visible qu’un homme n’entreprend pas de si grandes choses sans la protection des dieux. » Ces deux portraits, faits dans le temps même de la dispute de Leipsick, par un homme qui n’était point encore engagé dans la doctrine de Luther, ne sont-ils pas ceux de deux adversaires dont l’un doit vaincre et l’autre succomber ?
Mélancthon, qui avait accompagné Luther à ce colloque, n’y joua pas un premier rôle ; mais il fut loin, quoiqu’il le dise quelque part, d’y être un personnage muet. Ne pouvant combattre de sa personne, il assistait ses amis, soit en leur découvrant les piéges de la logique de Jean de Eck, soit en leur fournissant des citations à opposer aux siennes. Il aida surtout Carlostadt, qu’une voix étouffée et sans accent, une mémoire défaillante, une extrême irritation, rendaient plus vulnérable. Il lui soufflait de vive voix, ou lui passait des argumens par écrit avec si peu de précaution, que Jean de Eck s’en aperçut et lui cria : « Tais-toi, Philippe ; occupe-toi de tes études, et ne me trouble pas. » Une lettre que Mélancthon écrivit à Œcolampade sur ce colloque lui attira une vive réponse de Jean de Eck. Il répliqua. Ce fut le premier gage qu’il donna aux nouvelles doctrines.
Il revint à Wittemberg entièrement conquis par Luther. Non-seulement il s’associa à ses travaux, mais il les fit valoir et les expliqua par des préfaces. Il publia ses sermons, se jeta dans ses querelles, et, comme il arrive aux esprits modérés qui viennent de perdre leur indépendance et se sont donnés à un maître violent, il se montra lui-même injurieux et passionné dans des réponses pseudonymes aux adversaires de Luther, et plus tard, sous son propre nom, en le défendant contre les condamnations de la Sorbonne.
Les expressions les plus exaltées avaient remplacé, dans ses lettres, les qualifications à peine suffisantes d’homme bon et de théologien savant qu’il donnait à Luther. « Je n’ai qu’un souci, écrit-il à Spalatin, c’est pour la santé de notre père. J’ai peur qu’il ne se tue d’anxiété d’esprit, non pour sa cause, mais pour la nôtre. Tu sais avec quelle sollicitude il faut conserver le vase fragile qui renferme un si grand trésor. Que si nous le perdions, je croirais la colère de Dieu implacable. La lampe a été allumée par lui en Israël : si elle vient à s’éteindre, quel autre espoir nous restera ? » Et plus loin « Puissé-je, au prix de ma misérable existence, racheter la vie d’un homme tel que l’univers entier n’a rien de plus divin ! » Et ailleurs, parlant de l’effigie de Luther brûlée à Rome, de ce Martin de papier, comme disait Luther lui-même, brûlé, exécré et dévoué, il s’écrie « L’Allemagne n’a-t-elle pas, elle aussi, son phénix ? Vrai phénix, et plût à Dieu que la malheureuse Europe le connût[20] ! »
Bientôt il s’engagea plus avant. Il fit de petits traités élémentaires sur la nouvelle doctrine, à l’usage des enfans et des personnes simples. Ces petits traités étaient dans toutes les mains. Par là les nouveaux dogmes descendaient dans la foule, qui jusque-là n’avait compris de la théologie raffinée de Luther que le fonds de révolte et l’esprit de nouveauté qui s’y cachaient sous des discussions de textes. Mélancthon s’était livré. En lui allait être personnifiée la méthode, comme en Luther la pensée de la réforme. Il se croyait encore libre, et n’être qu’un auxiliaire qui combat, pour se retirer quand il sera las ; mais il ne s’appartenait déjà plus, et il était devenu aussi nécessaire que Luther à la cause commune. Il lui fallait y donner le même temps que Luther, quoiqu’il fût loin de l’aimer, comme celui-ci, sans partage. Pour y suffire, il fit deux parts de sa vie : il donna l’une aux lettres, l’autre à la réforme.
Toutefois, son penchant le plus vif était pour les lettres. Dans les affaires de la théologie, il n’était que soldat ; dans celles des lettres, il était chef. Outre ses occupations régulières, sa facilité lui en suscitait tous les jours de nouvelles et d’imprévues. Comme il excellait à mettre l’ordre et la lumière dans un discours, tous ses amis, vrais ou d’occasion, lui soumettaient leurs écrits, qui prenaient sous sa plume si sûre une forme plus accommodée à l’intelligence des lecteurs. Nul n’éprouva de lui un refus. Il appelait tout le monde à profiter de qualités dont il rapportait tout l’honneur à Dieu, et qu’il disait n’avoir reçues que pour l’usage commun. Il fut généreux de son esprit jusqu’à ce qu’il pût l’être de sa bourse ; et son savoir fut, comme plus tard sa maison, au service de tous ceux qui se présentaient à lui avec le titre d’hôtes. Dans cette bonté admirable, nul doute qu’il n’entrât un peu de faiblesse. Comme ses préfaces augmentaient la valeur vénale des livres, on lui en demandait de toutes parts, et on en obtenait même pour des ouvrages qui démentaient sa recommandation. De même pour les lettres de crédit et les attestations ; il les prodiguait un peu au hasard, ne disant de personne rien de médiocre, et ne rendant jamais le service à demi, à ce point que, s’il était sollicité par quelqu’un dont il ne crût pas pouvoir en conscience rendre bon témoignage, il s’en délivrait avec de l’argent[21].
Mélancthon ne savait pas résister, et ce qu’on a dit de Fénelon, qui lui ressembla par tant de traits, qu’il tenait à plaire à tout le monde, même à ses valets, est vrai de Mélancthon, lequel fit beaucoup d’ingrats, jamais de mécontens. Excepté donc dans certaines déterminations capitales, qui ne se prennent qu’au plus profond de la conscience, où ne pénètrent pas les influences extérieures, Mélancthon se laissa vivre de la vie qu’on lui faisait. Mais telle était l’excellence de sa nature, que tout ce qui lui fut suggéré ou imposé par ses amis, tourna aussi bien que s’il fût venu entièrement de lui. Pour les charges surtout et les devoirs, quel qu’en fût le poids, il ne pensa jamais à s’y soustraire, sous prétexte qu’on l’avait surpris.
C’est ainsi qu’il se laissa marier, vers le milieu de l’année 1520, avec Catherine Krapp, fille de Jérôme Krapp, consul de Wittemberg. On attribua ce mariage à Luther, qui ne s’en défendit pas. Il voulait retenir Mélancthon à Wittemberg par des liens de famille ; il voulait, comme il l’avoue à Spalatin, travailler à l’accroissement de l’Évangile, en mettant la frêle santé de son jeune disciple à l’abri des incertitudes et des agitations du célibat. Le mariage fut décidé avant qu’on eût l’aveu de Mélancthon. Il l’apprit par le bruit public. « On dit, écrit-il à Hessus, que j’ai aussi la prétention de me marier, encore que je n’aie jamais été si froid[22]. » Et plus loin, à Langus : « On me donne pour femme Catherine Krapp ; je ne dis pas combien contre mon attente et à quel froid mari on la donne ; mais tels sont les mœurs et le caractère de cette jeune fille, que je n’en aurais pas osé demander une autre aux dieux immortels. » Du reste, il se prêta de si bonne grace à son bonheur, que les mêmes amis qui lui avaient trouvé une femme le décidèrent, quoiqu’il eût voulu quelque délai, à hâter son mariage, « pour éviter, écrit Luther à Spalatin, le danger des mauvaises langues[23]. » Le 29 novembre 1520, un charmant distique, affiché aux portes de l’académie de Wittemberg, annonçait aux étudians que Philippe Mélancthon prenait ce jour-là de doux loisirs, et qu’il ne ferait pas de leçon sur saint Paul[24].
Cette union, qui dura trente-sept ans, fut heureuse. Catherine Krapp était une femme pieuse et fort attachée à son mari, excellente mère de famille, si bienfaisante pour les pauvres, qu’après avoir épuisé sa bourse, elle allait importuner ses amis de ses demandes d’aumônes ; n’ayant d’ailleurs nul souci de sa personne et nul soin de son extérieur, ce qui ne blessait pas Mélancthon, lequel était insensible à toute espèce de délices[25]. Deux ans après son mariage, il faisait à un ami cet aveu touchant : « Je pense que je n’ai pas reçu du ciel un médiocre bienfait, puisqu’il m’a fourni matière à bien mériter d’une femme, et qu’il m’a rendu père d’un enfant[26]. »
Sa situation comme professeur, d’abord très gênée, s’était peu à peu améliorée, grace aux soins de Luther. Au reste, les embarras d’argent étaient les moindres ; il en éprouvait de plus grands, soit des étudians, soit des magistrats. Ceux-ci, par défaut de lumières ou par jalousie du crédit des professeurs, ne se prêtaient pas ou s’opposaient aux mesures de discipline que prenait l’académie. Mélancthon voulait ardemment deux choses : qu’on tînt les élèves renfermés, et que chacun eût un professeur particulier pour répondre de lui. Il demandait qu’aucun élève ne pût être logé en ville que sur la permission écrite du recteur ; mais cette prétention entreprenant sur les priviléges de la cité, les magistrats s’y refusaient. De là toutes sortes de désordres. Ajoutez la résistance des jeunes gens d’alors, qui, semblables, à cet égard, à ceux d’aujourd’hui, croyaient que le vrai savoir consiste à entendre beaucoup de choses, et suivaient tous les cours à la fois. Mélancthon insistait pour que chaque professeur en prît sous sa direction personnelle un certain nombre, auxquels il donnât un enseignement déterminé ; mais là il trouvait encore, outre la résistance des magistrats et celle des familles, lesquelles voulaient, comme à présent, une éducation hâtive, celle des professeurs eux-mêmes, que cette responsabilité directe eût incommodés, et dont un ou deux à peine savaient assez le latin ou le grec pour l’enseigner avec fruit. Réduit à ses propres forces, Mélancthon tâchait de corriger par son zèle les effets de cette mauvaise volonté universelle. Par ses exhortations, par l’autorité de son nom, il obtenait de quelques professeurs qu’ils se chargeassent d’une classe particulière, et des élèves qu’ils s’attachassent à un professeur et à son enseignement. Lui-même donnait l’exemple. Sa maison était une école publique de grec et de latin. Il tâchait de retenir le plus long-temps possible dans les études préliminaires et générales tant de jeunes intelligences qu’attiraient les nouveautés théologiques, et qui s’y précipitaient pour la plupart, sans provision et sans préparation, exposées à toutes les surprises et à toute la férocité des premiers mouvemens.
Quoiqu’il ne fût que simple professeur, et le plus jeune de tous, sa supériorité lui donnait le droit d’entretenir Spalatin de tous les besoins de l’académie. Il lui en écrivait fréquemment. Toutes ses vues sont justes et pratiques. Tantôt il demande qu’on ne confie pas l’explication de Pline l’ancien, auteur fort goûté dans ce temps-là et pendant tout le XVIe siècle, à un grammairien, mais à un naturaliste. Une autre fois il veut qu’on dédouble l’enseignement des mathématiques, et qu’on les divise en deux branches, dont on chargera deux professeurs, « afin, dit-il, de mettre de la clarté dans cette partie des études, si nécessaire, mais si obscure. » Il indique les professeurs pour chaque enseignement ; il demande qu’on applique aux besoins de l’académie les revenus des prébendes restées vacantes par la mort des titulaires. Enfin, dans l’entraînement universel vers la théologie, il lutte pour que les lettres profanes ne soient pas abandonnées, et que ceux qui ne sont pas attirés par une vocation irrésistible vers les saintes lettres, puissent du moins entrer dans le monde avec un esprit cultivé et de bonnes habitudes.
Le succès de l’académie de Wittemberg l’avait fait désirer comme professeur par plusieurs villes. Il se refusa à toutes les offres, par devoir envers l’électeur, et aussi par son penchant pour ses nouveaux amis, et pour leurs idées sur lesquelles le doute ne l’avait pas encore atteint. La plus embarrassante de ces offres fut celle de Reuchlin, qui l’appelait, avec l’autorité de la vieillesse et de ses bons offices, à le remplacer dans sa chaire de professeur de grec à Ingolstadt. La lettre de Reuchlin, qu’on a perdue, devait être, à en juger par la réponse de Mélancthon, d’un maître qui gourmande son élève. Mélancthon se défend d’être engagé dans les plaisirs de la jeunesse, et d’aimer ses amis par enthousiasme de jeune homme plutôt que par jugement. Reuchlin l’aurait-il blâmé de ses liaisons avec Luther et ceux de son parti ? Rien de plus probable. Reuchlin logeait alors chez ce même Jean de Eck, à qui Mélancthon avait fait de si importunes piqûres dans le colloque de Leipsick. Il était vieux, et il avait dû se rapprocher des scolastiques moitié par scrupule de religion, moitié de dépit que les chefs de la réforme eussent fait oublier l’adversaire des moines de Cologne. Quoi qu’il en soit, Mélancthon résista, mais à sa manière, sans vouloir ôter tout espoir à Reuchlin, et promettant d’obéir, en cas d’insistances qu’il soupçonnait que Reuchlin ne ferait point. Celui-ci s’en vengea en léguant au collége de Pforzheim sa bibliothèque qu’il avait promise à son élève à diverses fois, et en présence de témoins. Mélancthon eut tort d’en écrire à Spalatin sur un ton piqué, et de parler des premiers encouragemens et des services de cet homme illustre sous l’impression des changemens d’humeur d’un vieillard qui n’était peut-être que timoré. Ce sont là les petitesses des amitiés humaines, plus déplorables quand l’exemple en est donné par des esprits supérieurs, parce qu’on leur croit plus de force qu’aux autres hommes pour faire durer les bons penchans de notre nature.
Luther, que touchait assez peu la prospérité des lettres profanes, si ce n’est par le chagrin qu’en avaient les moines et les scolastiques, et parce que la cause en était liée à celle des nouvelles doctrines, importunait Mélancthon, soit directement, soit par Spalatin, pour qu’il enseignât la théologie. Il demandait qu’on le déchargeât du grec, insinuant que Mélancthon réussissait mieux à interpréter saint Paul que Pline. Mélancthon s’en plaint à Spalatin. « Les lettres humaines, dit-il, ont trop besoin de maîtres nombreux et habiles, n’étant pas moins négligées dans ce siècle qu’elles l’étaient dans l’âge sophistique qui l’a précédé. » Il supplie qu’on le laisse tout entier au soin de ces jeunes gens qu’il a retirés « de je ne sais quelles études vagues et universelles où ils languissaient, et dont quelques-uns ont déjà traduit en latin des vers d’Homère[27]. » Luther n’en poussait pas moins son dessein. Il sentait tout le prix pour la doctrine de cette connaissance des langues, de ce don de bien dire, de rétablir les choses incertaines, de détruire les choses douteuses, de dissiper les ambiguités, outre cette onction qui rendait la parole de Mélancthon si populaire. Il finit par déterminer Spalatin, qui y penchait déjà par ses opinions, et Mélancthon fut chargé du cours de théologie.
Toutefois on obtint moins son consentement qu’on ne le surprit. S’étant présenté pour le grade de bachelier biblique, il avait eu à faire, selon l’usage, une leçon de théologie. On l’y trouva excellent, et on le pria de remplacer Luther pendant son voyage à Worms. La surprise dura près de deux ans. Enfin Mélancthon, fatigué, demanda à Spalatin d’être délivré de cet enseignement et de revenir à la grammaire, aux lettres enfantines, comme il les appelle. Il s’y plaisait trop pour les sacrifier à la théologie, où d’ailleurs il ne s’avançait que jusqu’où son esprit juste et méthodique rencontrait l’ordre et la lumière. Il n’avait pas, il ne devait jamais avoir l’enthousiasme qui l’eût emporté, avec la plupart de ses amis, au-delà de cette limite. Dans ce temps-là, il était fort occupé de recherches sur le système monétaire de la Bible, et quand on compare ce qu’il écrit « du merveilleux plaisir qu’il a eu à examiner une matière si désespérée, » avec le témoignage grave et triste qu’il se rend d’avoir traité avec clarté certains points de la théologie nouvelle, on voit que, dans les choses d’érudition, il a l’ardeur et les illusions d’un homme qui marche en tête, et que, dans les lettres saintes, il ne fait que suivre avec hésitation et soumission. « Si l’on jugeait que l’académie en eût besoin, écrit-il à Spalatin, j’y accepterais même les fonctions de bouvier ; sinon, qu’on me rende à ma classe. Dans les matières de théologie, je suis l’âne portant les mystères. Il y a d’ailleurs tant de ces professeurs de théologie, que la jeunesse en reçoit plus de fatigue que d’instruction. »
Il semblerait, aux efforts qu’il fit pour échapper à ce fardeau, qu’il pressentît les déchiremens d’esprit qui l’attendaient dans les luttes de religion, et qu’il n’y voulût pas prendre de responsabilité publique. Mais Luther ne s’en opiniâtrait que plus à ce qu’il continuât de professer la théologie. Les chefs de parti sont les plus rudes de tous les maîtres. Non content d’écrire à Spalatin, il demanda directement à l’électeur des ordres qui triomphassent de ce qu’il appelait l’obstination de Mélancthon. « J’ai fait de vives instances, écrit-il à ce prince, auprès de Philippe, pour qu’au lieu du grec il enseigne l’Écriture sainte. Il est doué richement pour cet enseignement par une grace spéciale de Dieu, et l’école entière, et nous tous, désirons ardemment qu’il en soit chargé. Cependant Philippe résiste, par la seule raison qu’il est nommé et payé par votre grandeur pour enseigner le grec. Voilà pourquoi ma prière respectueuse est que votre grandeur veuille bien intimer à Philippe l’ordre de s’occuper de l’Écriture avec zèle, et, dût-on augmenter son traitement, il doit le faire, il faut qu’il le fasse[28]. »
Mélancthon, ne pouvant obtenir un congé régulier, cessa, de son propre mouvement, ses leçons. « On m’a pris mes heures, écrivit-il à Spalatin. J’ai dû, de nécessité, quitter ma chaire. » C’était sa manière de résister. N’étant pas homme à rompre, il dénouait.
Ni du côté de la théologie, ni du côté des lettres, la perspective n’était riante. L’électeur négligeait l’académie de Wittemberg, et Mélancthon osait s’en plaindre jusqu’à s’attirer des reproches de Spalatin. Il n’abondait dans la réforme que sur un point où les protestans se montrèrent toujours fort pressans, je veux dire l’application aux besoins des académies des revenus ecclésiastiques, restés vacans par suite des extinctions. « Les récompenses de la vertu et des études, écrit-il à Spalatin, sont toutes aux mains des marchands de messes. » « C’était le devoir des princes, dit-il ailleurs, d’éveiller et d’entretenir l’étude des lettres : mais ils continuent à être des Midas. » Il ne pensait guère mieux de son siècle que des cours, et il déplorait cette indifférence qui laissait enfouis dans la poussière tant de monumens de l’antiquité. « Souvent, écrit-il à Spalatin, quand je jette les yeux sur mes écrits, qui ne me sont guère moins chers que mes enfans, je gémis et je pense en moi-même : Les marchands de poisson en envelopperont leur denrée. »
Le traitement qu’il recevait, quoique supérieur à celui de ses collègues, suffisait à peine à tous ses besoins, et le paiement n’en était pas assuré ; mais, à force d’ordre, il trouvait moyen de se tenir dans ce milieu dont il parlait à ses amis, entre les dettes et l’avarice. Un aveu touchant à Spalatin nous fait voir à quel prix : « Tu peux, lui dit-il, apprécier par un fait quelle a été mon économie ; depuis mon mariage, ma femme n’a pas acheté une nouvelle robe[29]. » J’admire moins l’insouciance que Camérarius loue en elle du côté de la toilette ; elle avait fait de nécessité vertu.
Toutefois, en père prévoyant, Mélancthon eût été heureux de laisser à ses enfans quelque peu de patrimoine honnêtement acquis. « Mais je vois, ajoute-t-il, que, dans ces temps si durs, je ne leur laisserai que le misérable et vain bruit de mon nom et de la petite réputation d’érudit qui s’y attachera. » En quittant les lettres pour la théologie, il eût pu s’enrichir. « Je pourrais être tout doré, dit-il dans la même lettre, si je voulais tirer parti de la théologie : mais je ne le ferai à aucun prix. »
Il faut admirer ici la force des choses, qui fit que l’un des plus grands théologiens de la réforme commença par se débattre longtemps contre la théologie et par la tenir pour suspecte, quoique tout l’y appelât, et qu’il y eût pu trouver dès le commencement faveur et profit. L’histoire de la résistance de Mélancthon n’a d’ailleurs rien de particulier ; c’est l’histoire de tous les hommes supérieurs qui veulent garder leur indépendance au milieu d’une révolution qu’ils reconnaissent comme nécessaire, et qu’ils approuvent. Ils se recommandent et se rendent inévitables par les efforts même qu’ils font pour n’y pas concourir. Vainement ils veulent rester à l’écart, sous le noble prétexte qu’ils renoncent à tout profit dans les conquêtes de l’esprit nouveau sur l’esprit ancien, et à toute part dans les dépouilles opimes du passé. Dieu ne permet à personne cette adhésion timide et spéculative. Il veut que tout le monde combatte, n’importe dans quels rangs ; car, vainqueurs ou vaincus, il aime tous ceux qui ont été sincères et qui ont agi : les indifférens seuls ne trouvent pas grace à ses yeux. Mais il doit avoir en dilection particulière ceux auxquels il a donné à la fois un cœur qui pousse au sacrifice, et des yeux qui en voient toute l’étendue : ceux-là sont les vrais martyrs.
Dans le temps même que Mélancthon se défendait contre toutes les influences liguées pour l’attirer dans les luttes théologiques, Érasme fortifiait sa répugnance par des lettres pleines de sens et de grace, lui montrant, sous les traits les plus aimables, l’image même de cette modération où il mettait tant de prix à le retenir. Ce grand homme offrait à Mélancthon l’exemple tentant d’une vieillesse glorieuse, s’achevant au sein des lettres divines et humaines, en partie restaurées par lui, à égale distance de la routine scolastique et des nouveautés violentes. On lui avait insinué de Rome qu’il essayât de tirer son jeune ami de ces querelles. « Je me suis contenté, lui écrit-il, de témoigner l’espoir que tu es demeuré libre. » Et ailleurs : « J’aurais aimé que ton esprit, qui est né pour les belles lettres, s’y consacrât sans réserve ; il n’eût pas manqué d’acteurs à cette tragédie qui finira on ne sait comment[30]. » Rien de plus délicat ni de mieux mené que cette négociation, qui fut d’ailleurs inutile. Érasme n’y pouvait mettre l’ardeur d’un catholique, puisqu’il pensait de même que Mélancthon sur la plupart des choses attaquées par Luther. Il ne fit voir que la sollicitude d’un homme supérieur pour un esprit plus jeune, mais de la même famille que le sien, se bornant à lui vanter les douceurs des lettres, et la part qu’il y avait déjà prise, et combien il était regrettable qu’il ne s’y pût donner tout entier.
Je m’explique très bien pourquoi Érasme écrivit en faveur du libre arbitre, et pourquoi, aux emportemens près, Mélancthon se rangea à l’avis de Luther qui le rejetait. Toutes les opinions humaines, même celles des théologiens, ont des motifs secrets dans la conduite et le caractère de ceux qui les professent. Il convenait à Érasme, qui avait su défendre toute sa vie son libre arbitre contre les autres et contre lui-même, de revendiquer ce dogme pour tous les hommes, et de le concilier avec celui de la toute puissance et de la toute prescience divines. Un esprit si prudent et si maître de lui, qui, pour rester plus libre, s’était fait une patrie nomade sur les frontières de l’Allemagne, de la France et de l’Espagne, loin des villes où la dispute pouvait être dangereuse, ne devait pas être ingrat envers le principe même de sa conduite et la sauvegarde de son indépendance. Mais quel intérêt pouvaient prendre au libre arbitre, soit Luther, si souvent esclave de sa propre fougue qu’il confondait avec la grace, soit Mélancthon, qui ne s’était presque rien réservé du sien, et qui, dans le temps même de la dispute sur cette matière, s’était successivement laissé marier, sans y avoir de goût, et charger d’un enseignement théologique où il ne se sentait ni propre, ni utile ?
Au reste, Érasme pouvait demeurer indépendant et s’abstenir ; Mélancthon ne le pouvait pas. Le premier n’eût été approuvé de personne, s’il eût commis son savoir, son expérience, sa gloire, dans des luttes dont les principaux acteurs étaient des jeunes gens, et dont l’Achille, pour me servir de son expression, était un homme à peine dans l’âge mûr. Aussi bien sa sagesse était-elle méprisée dans le parti. On sait la manière superbe dont Luther l’exhorte à se retirer de démêlés qui ne le concernent pas[31]. Le chef de la réforme suisse, Zwingle, ne le traitait pas avec moins de dédain. Érasme lui ayant donné quelques avertissemens, du droit qu’il tenait de sa grande renommée, Zwingle lui répondit en ces termes : « Les choses que tu sais nous sont inutiles, les choses que nous savons ne te conviennent pas[32]. » Comment Érasme pouvait-il être tenté de se joindre à un parti « qui n’a, disait-il, que ceci d’évangélique, que beaucoup y manquent du nécessaire ? » Le plus beau rôle et le seul qu’il pût prendre, c’était, après lui avoir fourni ses meilleures armes, de combattre ses excès et de lui marquer ses limites.
Mélancthon était venu, à peine âgé de vingt ans, dans le foyer même de la réforme allemande. Il s’était vu le collègue et l’égal de Luther, et n’avait pas été libre de n’être point de ses amis. Les jeunes gens se mettent toujours du côté du plus fort, mais seulement quand ce qui est le plus fort est une idée. Mélancthon avait suivi tous ceux de son âge, sauf quelques incertitudes secrètes, et un certain étonnement intérieur qui suspendait quelquefois le mouvement des espérances, et qui était l’effet de grandes lumières dans l’âge de l’enthousiasme.
Ajoutez que la réforme avait besoin de lui, que sans lui Luther eût plutôt secoué les esprits qu’il n’y eût pénétré et pris racine, et se fût plus élevé que propagé. La réforme, telle qu’elle se montrait dans les écrits de Luther, passionnée, puissante, mais excessive, demandait un écrivain souple, habile, conciliant, d’une forme limpide et élémentaire, qui la fît couler et s’insinuer en quelque manière là où Luther, cet olympien, comme l’appela Mélancthon dans les jours de doute, la fulminait. Au reste, il paraît assez par cette véhémente prière à l’électeur, où Luther lui demande d’intimer à Mélancthon l’ordre d’enseigner la théologie, combien il sentait tout le besoin qu’il avait du génie de Mélancthon ; car n’en parle-t-il pas comme d’un de ses membres. « Il doit le faire, il faut qu’il le fasse ? » Luther voulait garder impunément le mystère et les inégalités d’un oracle, les pensées sans application, les ravissemens de Pathmos ; il lui fallait Mélancthon pour l’interprétation modeste, pour les adoucissemens, et, si je puis parler ainsi, pour la réduction à l’échelle populaire de ses formes héroïques. Non-seulement Mélancthon était nécessaire à Luther pour éclaircir et approprier les nouvelles doctrines ; il ne l’était guère moins aux principaux chefs de la réforme, théologiens ou princes, et en particulier à l’électeur Frédéric de Saxe, pour tempérer la fougue de Luther et en obtenir, soit des concessions, soit, de temps en temps, le désaveu des forces aveugles qui se mettaient à son service. C’est ainsi que l’électeur le chargea personnellement de négocier avec Luther le maintien de la messe canonique à Wittemberg. La réforme avait besoin d’un écrivain et d’un négociateur : Mélancthon avait toutes les qualités de l’un et de l’autre rôle ; il n’y pouvait pas échapper. À son insu, et quoique résistant toujours, il finit par s’engager, mais en déclarant qu’il prenait pour bannière la modération. Il crut, par une erreur commune à tous les hommes supérieurs qui prennent parti, que cette bannière l’abriterait : il se trompa. C’est la bannière qui attire le plus de coups, et c’est la seule qui ne protége contre personne.
Avant d’entrer sans retour dans cette carrière où l’attendaient, selon la belle expression de Bossuet, « les plus violentes agitations que puisse jamais sentir un homme vivant, » il voulut aller revoir sa ville natale, comme pour y prendre de nouvelles forces pour les épreuves qui l’attendaient. Ce fut dans le mois de mai de l’année 1524. Il arriva le 6 mai à Bretten, où il trouva sa mère remariée, par jalousie, dit-on, de ce que lui-même avait pris femme. Après quelque séjour qui ne fut pas tout donné au repos, puisqu’il écrivit pour le cardinal Campége une Somme de la nouvelle théologie, il se remit en route, dans le mois de juin, pour Wittemberg.
Chemin faisant, et comme il n’était plus qu’à quelque distance de Francfort, il rencontra le fameux landgrave de Hesse, fort jeune alors, qui se rendait avec une suite à Heidelberg, à la fête du jeu de l’arc. Le landgrave avait su le voyage de Mélancthon. L’allure fort peu équestre du voyageur et de ses compagnons, lesquels, à ce que raconte Camérarius, abrégeaient le chemin en faisant des épigrammes latines, lui fit soupçonner que ce devait être Mélancthon. Il s’approche de lui et lui demande s’il n’est pas Mélancthon. « Je m’appelle de ce nom, dit celui-ci ; et, par honneur, il se dispose à descendre de cheval. — Venez, dit l’électeur, m’accompagner quelque peu de chemin : j’ai à vous entretenir de certaines choses. Du reste, ayez l’esprit tranquille, et soyez sans crainte. — Que craindrais-je ? reprit Mélancthon ; je ne suis pas de ces hommes de qui il importe beaucoup qu’il leur arrive quoi que ce soit. — Mais si je vous emmenais et vous livrais à Campége, dit le prince en riant ; je sais que je ne lui déplairais pas. » Puis il lui fit quelques questions sur les points principaux de la nouvelle doctrine, avec la légèreté d’un jeune prince qui avait de bien autres soucis, et qui n’aurait pu supporter un exposé sérieux. Mélancthon répondit sommairement et en peu de mots, comme il convenait au lieu et à la personne ; après quoi il demanda la permission de reprendre sa route. Le landgrave y consentit, à la condition qu’à son retour il écrirait pour lui un traité des questions en litige. Il s’informa ensuite des dépenses du voyage, et le pria de passer par ses terres ; ce qui fit dire plus tard que le landgrave de Hesse était le disciple de Mélancthon.
De retour à Wittemberg, Mélancthon écrivit le traité promis, sous le titre d’Abrégé de la doctrine ecclésiastique restaurée, pour le très illustre landgrave de Hesse.
On sait quelle fut la marche de la réforme. Comme toutes les révolutions, elle s’était annoncée par des principes plus généraux que les changemens qu’elle voulait conquérir, et elle n’avait pas craint, comme fit l’Europe pour le Nouveau-Monde, de prendre droit de souveraineté même sur l’inconnu. Luther avait dit : Toute vérité vient de l’Écriture. Axiome presque sans limites, car il comprenait non-seulement toutes les réformes particulières que demandait et que précisait Luther, mais encore toutes celles que pouvaient rêver les imaginations les plus ardentes. Luther ne trouvait, dans l’Écriture, ni pape, ni concile, ni confession auriculaire, ni intercession des saints, ni purgatoire, ni célibat des prêtres. Il passait par-dessus quinze siècles pour arriver sans intermédiaire, sans tradition, aux livres primitifs, et fonder, sur une nouvelle interprétation de ces livres, un nouveau christianisme. C’était assez pour le maître ; ce n’était pas assez pour les disciples. Le principe, toute vérité est dans l’Écriture, portait cette conséquence : chacun peut voir dans l’Écriture la vérité qu’il veut. Aussi, peu de temps après les déclarations de Luther à Worms, Carlostadt, son disciple et son frère d’armes au colloque de Leipsick, déclarait ne pas trouver dans l’Écriture le dogme de la présence réelle dont le rejet allait être le fondement même de la réforme suisse ; enfin, les anabaptistes, plus hardis, y trouvaient la nécessité d’un second baptême, et n’y trouvaient ni évêques, ni ministres, ni hiérarchie d’aucune sorte, ni droits féodaux, ni droits de succession.
Les chefs ne sont souvent si hardis que par subtilité, et à force de pousser leurs idées à l’extrême ; les sectaires le sont par l’emportement brutal des passions. Le principe posé par Luther déchaîna tous ceux qui avaient à se plaindre, à désirer, à se venger. Outre que la plupart ne lisaient l’Écriture que par les yeux grossiers de quelques chefs subalternes, chacun y trouva tout ce qu’il aimait et n’y trouva pas ce qu’il haïssait ; chacun y trouva des droits et n’y trouva pas de devoirs.
Wittemberg donna le signal et en vit les premiers effets. Les esprits y avaient été échauffés dès l’année 1521 par Nicolas Storck, le chef des anabaptistes, lequel disait avoir eu des entretiens avec l’ange Gabriel, et en avoir reçu la promesse qu’il serait le réformateur de l’église. Il avait persuadé un certain Marcus (Stübner), camarade d’école de Mélancthon pendant son séjour à Tubingue, et devenu son hôte à Wittemberg où Mélancthon l’avait accueilli, moitié par bon cœur, moitié pour savoir d’une manière plus certaine ce que professait sa secte ; mais ni son commerce avec Mélancthon, ni leurs nombreux entretiens sur la doctrine, ni une confiance réciproque qui était allée, du côté de Mélancthon, jusqu’à l’associer à son école privée, n’avaient pu le changer. Il s’y mêlait beaucoup de visions, les têtes n’étant pas médiocrement échauffées, et Luther ayant en quelque sorte autorisé les visions par son exemple. Camérarius raconte que ce Marcus étant assis à côté de Mélancthon qui écrivait, toute conversation ayant cessé entre eux, il s’assoupit peu à peu, et, laissant tomber sa tête sur la table, finit par s’endormir tout-à-fait. Après quelque temps il s’éveilla comme en sursaut, et regardant Mélancthon : « Que pensez-vous de Jean Chrysostôme ? lui demanda-t-il. — Beaucoup de bien, dit Mélancthon, quoique je n’approuve pas sa verbosité. — C’est que je viens de le voir en ce moment même, dit Marcus, dans un triste état au fond du purgatoire. » Mélancthon sourit d’abord, puis il le quitta, déplorant l’aberration de gens qui, éveillés, niaient le purgatoire, et qui le voyaient dans leurs songes[33].
Les sectaires voulaient immédiatement deux réformes : l’abolition du sacrement de l’Eucharistie, et la destruction, par le feu, des statues et images des saints. Carlostadt prêtait à leurs projets l’appui de son nom. C’était un homme farouche, sans génie, sans savoir ni bon sens ; au physique, court de taille, le visage sombre, la voix sourde et sans accent ; un de ces esprits ardens où tout fermente et où rien ne se forme et ne s’articule, et qui, ne pouvant ni obéir ni avoir des sujets parmi les esprits cultivés, en cherchent jusque dans les derniers rangs de la foule. Carlostadt, un moment aussi considérable que Luther, par le contraste de sa hardiesse de novateur et de sa position dans le clergé de Wittemberg, avait pu se croire son égal. Il ne put souffrir de voir s’étendre de jour en jour la distance qui le séparait de Luther, ou peut-être ne la vit-il point par cette illusion opiniâtre de la plupart des contemporains et des amis de jeunesse d’un homme qui doit les surpasser. Quoi qu’il en soit, sentant qu’il ne pouvait disputer à Luther le premier rang, ni dans la chaire où il était confus et injurieux, ni par la plume où il était tout-à-fait inhabile, il voulut l’égaler par l’action. L’absence de Luther, alors retenu par l’électeur de Saxe au château de Wartbourg, favorisait ses projets violens, et déjà Wittemberg était tout ému de la menace d’une sédition à la fois sacramentaire et anabaptiste.
Mélancthon, effrayé, en écrivit à Luther, qui, sans attendre la permission de l’électeur et sans lui en donner avis, parut à Wittemberg tout à coup, le 9 mars 1522. Ce coup de force étonna les sectaires. Ses prêches multipliés, qui firent dire à un des plus fougueux d’entre eux que c’était moins la voix d’un homme que celle d’un ange, apaisèrent tout. Les chefs, après quelques débats avec lui, se retirèrent à Chemberg, d’où ils lui écrivirent des lettres injurieuses, pour le moment sans effet.
Deux ans après tout avait marché, même Luther, qui se trouvait à son insu plus près qu’en 1521 des opinions de Carlostadt. Ne s’étant pas encore borné lui-même, il avait perdu le droit de marquer des limites à son parti. La sédition éclata donc à Wittemberg, et toutes les statues furent brisées. Cela se passait en 1524. Un an après, cent mille paysans, couverts du sang des nobles, des magistrats et des prêtres, étaient noyés dans le leur, en Souabe, en Thuringe, en Franconie.
Les premiers mouvemens avaient donné beaucoup de soucis à Mélancthon : la guerre des paysans lui fit plus de mal, car elle lui donna le doute. Elle le donna aussi à Luther, qui venait de jeter inutilement sa parole entre les paysans et les princes. Mais le doute de Luther, superbe comme ses croyances, n’allait pas jusqu’à son cœur, et n’en faisait pas jaillir ces vives larmes que la fille de Mélancthon, assise sur les genoux de son père, essuyait, nous raconte-t-il, avec sa robe du matin[34]. Celui-ci commença dès-lors cette longue plainte qu’il continua jusqu’à sa mort, et qu’interrompirent à peine les seules joies pures qu’il lui fût permis de goûter, celles que donnent les lettres, car celles qui lui vinrent de sa famille furent mêlées. Cette guerre augmenta aussi sa disposition aux idées superstitieuses. Dès sa plus tendre jeunesse, et par un penchant particulier autant que par l’esprit du temps, il avait été frappé de la concomitance de certains phénomènes naturels avec de grands troubles dans l’ordre moral. Au temps où nous sommes arrivés, cette disposition était assez forte pour qu’il s’effrayât même d’un été pluvieux ou d’un débordement de l’Elbe. Au reste, la société étant profondément troublée, il était inévitable que des évènemens graves quelconques suivissent de très près des accidens de ce genre. Il en concluait que ceux-ci étaient une menace du ciel, et ceux-là l’effet de cette menace.
Ajoutez à cela un peu plus de confiance dans les songes qu’il ne convenait à un homme si sensé, presque de la foi dans l’astrologie divinatrice, et aucun éloignement pour la chiromancie, quoiqu’il se défendît avec raison de l’accusation d’y croire aveuglément. J’ai dit que l’esprit du temps était pour beaucoup dans ce penchant superstitieux ; mais le plus fort venait d’une extrême curiosité, jointe à beaucoup d’esprit d’observation, et de l’état encore si imparfait de la physique et de l’astronomie. Mélancthon savait tout ce qu’on en enseignait dans les écoles, et en écrivait fort pertinemment ; mais c’était trop peu pour avoir le doute philosophique, également éloigné de la superstition et de la crédulité, et qui doit être le point où se fixent tous les esprits élevés et sages dans ces matières. Car, pour nier obstinément qu’il y ait un rapport quelconque entre les faits naturels et les faits moraux, et que l’homme reçoive quelque influence mystérieuse soit de la marche de ces grands corps qui roulent dans l’espace, et qui sont aussi bien que l’homme des parties du même tout, soit de la forme physique que la nature lui a imprimée en naissant, c’est une témérité qui n’est guère moins déraisonnable que de reconnaître que cette influence est souveraine, irrésistible, et de s’y soumettre comme le Turc à la fatalité. D’autre part, ne s’en point soucier du tout, et vivre au sein de cette harmonie, et en quelque sorte par elle, sans en adorer au moins le secret, est d’un épicuréisme grossier, peut-être trop commun à l’époque où nous vivons. Pour moi, j’admire les esprits éminens du XVIe siècle d’en avoir été si vivement préoccupés, et Mélancthon, en particulier, d’avoir poussé cette préoccupation jusqu’à l’inquiétude, et d’avoir assez estimé l’homme pour chercher, même au risque d’un peu de superstition, à rattacher sa vie à l’ordre universel.
Dans le temps de la guerre des paysans, il écrivait à Camérarius des lettres pleines de tristesse, où l’on voit, dans toute sa naïveté, cette disposition superstitieuse. Dans une de ces lettres, il parle d’un veau sans sexe, né l’année précédente (1524), et qui signifiait très certainement les interprétations charnelles et pernicieuses de la doctrine de Luther. Un arc-en-ciel qu’il avait vu la nuit, de la maison d’un de ses amis, ne présageait pas moins clairement un mouvement populaire. N’avait-il pas vu pareille chose avant l’émeute de Wittemberg ? Et il ajoute : « Quand je réfléchis à ces présages, que je considère les innombrables vices de ceux qui gouvernent, la fureur de la multitude, les exemples qu’on en voit dans les histoires, et les signes manifestes du jugement de Dieu, je n’ai aucun espoir que les états puissent durer plus long-temps. Tout cela, joint à ma mauvaise santé, me jette dans un trouble d’esprit qui est au-dessus de mes forces[35]. » En peut-il être en effet de plus grand que celui d’un homme chez qui l’espérance eut à résister à la fois à l’habitude des appréhensions superstitieuses et à une expérience personnelle augmentée de toute celle du passé ?
Pour Luther, l’orgueil surmontait le doute. Dans le premier moment, il sentit au vif l’accusation d’avoir engendré deux partis, les anabaptistes et les sacramentaires, et, à peine au début de sa réforme, de n’en être déjà plus l’unique chef. Mais peu à peu la dispute s’échauffant, il n’eut pas de peine à se persuader qu’il l’emporterait, et il s’écria : « J’ai le pape en tête, j’ai à dos les anabaptistes et les sacramentaires ; mais je marcherai moi seul contre tous, je les défierai au combat, je les foulerai aux pieds. » Il avait pu se distraire des horreurs de la guerre des paysans, en aimant une religieuse et en l’épousant. De là cette lettre de Mélancthon à Camérarius, toute en grec : c’est un secret qu’il n’osait dire que dans la langue savante. En parlant de l’étonnement où vont être les gens de bien de cette marque d’insensibilité de Luther au milieu de tant de maux, Mélancthon laisse voir son propre sentiment. Il était blessé plus qu’il n’osait se l’avouer de ce nouvel exemple de l’égoïsme des chefs de parti, lesquels montrent bien, par la facilité avec laquelle ils manquent tout à coup, et, pour un caprice, à l’honneur commun, combien peu ils estiment leurs instrumens. Mais il ne pouvait pas rester sur une impression si fâcheuse. Il trouve bientôt, soit dans son respect pour Luther, soit dans l’illusion de l’esprit de parti, des motifs d’atténuer et d’expliquer ce mariage : « Qu’après tout, ce n’est pas un misanthrope ni un homme farouche ; qu’il n’y a rien d’étonnant que sa magnanimité ait été amollie ; que c’est la nature qui l’a forcé à devenir époux ; que les saintes Écritures honorent le mariage. » Un peu de sa disposition superstitieuse vient à propos aider des explications dont il tâchait de s’exagérer la valeur : « Il y a, sans doute, ajoute-t-il, dans cette affaire, quelque chose de caché et de divin, qu’il ne convient pas que nous recherchions. » Mais les dernières réflexions sont plus conformes à la première, et Mélancthon finit comme il a commencé, par le doute. « Cet évènement, dit-il, ne sera pas inutile pour opérer quelque humiliation, y ayant un grand péril non-seulement pour ceux qui exercent des fonctions saintes, mais pour tous les mortels, à toujours s’élever[36]. »
Malgré ces fautes, il fallait continuer à marcher. Les évènemens se pressaient. La formation des ligues catholique et protestante, le progrès des sacramentaires, la résurrection des anabaptistes, tant de difficultés et tant de menaces pour l’avenir ne laissaient guère de temps au découragement. Mélancthon, tout en résistant, était devenu si nécessaire, qu’il fut peu à peu amené à prendre une part active et personnelle au gouvernement des églises saxonnes. Le nouvel électeur de Saxe, Jean Frédéric, qui connaissait son esprit conciliant et pratique, le chargea à diverses reprises d’inspections religieuses dans les diverses parties de l’électorat. Il fallut qu’il fermât son école privée, ses fréquentes absences ne lui permettant plus cette sorte d’enseignement.
Cette tâche d’inspecter les églises était pleine de difficultés, les principaux obstacles venant moins de la résistance des catholiques que du défaut d’intelligence et de lumières dans les organes de la réforme et de l’esprit de licence dans la multitude. Aussi Mélancthon, comme tous les esprits pratiques, se portant au plus pressé, s’inquiétait-il moins de raffiner sur la nouvelle doctrine que de la discipliner. Il engageait les prédicateurs à ne rien exiger d’excessif, à ne rien précipiter, à tolérer tous ceux des usages catholiques qu’on ne pouvait abolir sans irriter la foule. Il n’approuvait pas ces injonctions lancées, du haut de la chaire évangélique, contre les danses, les lieux de réunions et autres choses semblables, d’autant que certains prédicateurs n’en attaquaient l’usage en général que pour l’interdire à quelques personnes contre lesquelles ils avaient des ressentimens. Il ne voulait pas trop de prêches dans le même jour, et trouvait superflu d’en faire trois dans un dimanche ; que cette quantité engendrait la satiété ; que d’ailleurs plus les prédicateurs avaient à parler, moins il leur restait de temps pour s’instruire, de sorte qu’étant obligés de monter en chaire sans préparation, ils n’avaient d’autre matière que des déclamations contre les moines. Quant aux changemens dans les choses, il conseillait qu’ils fussent insensibles et qu’on y conservât le plus qu’on pourrait de l’ancien état ; pour la messe en latin, qu’il en fallait laisser subsister la plus grande partie, se contentant d’y mêler des cantiques en allemand ; que là où la messe latine avait été abolie, il fallait néanmoins garder un certain ordre qui ne différât pas trop de l’ancien, et ne pas rejeter les vêtemens sacerdotaux. Il poussait même l’esprit de tolérance jusqu’à conseiller qu’on n’empêchât pas le peuple de sonner les cloches pendant les orages, s’il fallait acheter par quelques troubles l’abolition de cet usage. Enfin, ce à quoi il travaillait surtout, c’était à approprier à l’intelligence de la foule les nouvelles interprétations des livres saints, et il n’évitait pas moins dans ses instructions la subtilité qui trouble les esprits simples, que les injures qui excitent les passions. Mélancthon ne voulait pas plus d’une religion qui s’abaissât jusqu’aux imaginations grossières de la foule, que d’un dogme trop raffiné qui les enivrât.
Quelque prudence qu’il mît dans ces inspections, il ne pouvait se renfermer si étroitement dans les doctrines de Luther, que la nécessité de les accommoder à la pratique ne l’obligeât quelquefois, soit à y ajouter, soit à en retrancher dans l’interprétation. Quand il voulut mettre par écrit les instructions qu’il avait données, il n’y put tellement se conformer aux opinions du maître, que le désir d’être clair et applicable ne l’entraînât, selon les matières, à étendre ou à restreindre la pensée de la nouvelle église. Ces légers changemens déplurent aux plus ardens, qui crièrent à la scission, et forcèrent le maître à en prendre de l’ombrage, ce qu’il n’eût peut-être pas fait de son propre mouvement, n’ayant pas donné à ses amis l’exemple d’une fidélité immuable à ce qu’il avait dit.
Ce fut à la suite d’une inspection des églises de Thuringe, faite dans l’esprit que nous avons dit, et dont Mélancthon avait exposé les principes dans un petit écrit en manière d’abrégé de la nouvelle doctrine, que la première querelle de ce genre lui fut suscitée. L’accusateur était Islebius Agricola, un de ces disciples de Luther qui, avant d’exagérer les conséquences de ses doctrines, commencèrent par les défendre avec un acharnement inquiet et jaloux, forçant le sens ou supposant des intentions profondes là où le maître avait voulu être facile ou n’avait été qu’indifférent. Mélancthon avait enseigné, dans son écrit, que la pénitence commence par la crainte de Dieu ; c’était contraire à la doctrine de Luther, qui la faisait naître de l’amour de la justice. Luther admettait bien une crainte filiale, consistant à craindre Dieu pour lui-même, ce qui semble étrange et vague. Mélancthon laissait subsister la crainte servile, enseignée par l’église catholique, et qui consiste à avoir peur des peines que Dieu réserve aux coupables. Par ce premier dissentiment, on peut juger tout d’abord, et pour l’avenir, de l’esprit de la théologie de Mélancthon. Luther, trop orgueilleux pour songer à persuader, n’évitait pas la métaphysique la plus subtile. Il se souciait plus d’étonner ou d’accabler les intelligences, que d’y condescendre et de s’y établir de leur gré. Cette dernière pratique, au contraire, était celle de Mélancthon ; aussi, dans la question en litige, avait-il préféré avec raison, à une maxime ardue et inaccessible, à cette pénitence sophistique qui naît de l’amour de la justice, la maxime commune que la pénitence commence à la crainte des châtimens : « J’ai jugé, dit-il dans une lettre à Agricola, admirable de modération et de clarté, mais qui n’arrêta pas la querelle, qu’il faut nourrir les enfans avec du lait ; au reste, je ne t’empêche pas d’offrir aux grandes personnes des mets plus solides[37]. »
En même temps que la réfutation d’Agricola était colportée et vantée par les ardens du parti, on répandait le bruit que Luther chantait la palinodie, pour me servir d’un mot du temps, l’opinion de Mélancthon sur la pénitence passant pour avoir été concertée avec lui. Ce bruit arriva jusqu’aux oreilles de Spalatin, qui invita Mélancthon à le démentir. Celui-ci écrivit qu’il y avait une insigne folie à dire que Luther s’était démenti dans le livre sur l’inspection des églises de Thuringe ; que si, malgré son désir d’être en tout de l’opinion de Luther, il s’était glissé dans ce livre quelque dissidence, il la prenait sur lui, et s’empresserait de l’expliquer ; mais qu’il n’en fallait pas faire un tort à Luther. Et il ajouta avec tristesse que c’était sans doute le soin qu’il avait pris d’exposer toutes choses dans leur nudité, sans sophisterie et sans amertume dans l’expression, qui soulevait contre lui tous ceux qui faisaient consister la réforme en déclamations lancées, comme du haut du chariot d’un charlatan, contre tous les dissidens.
Ce bruit, et d’autres dont on le grossissait, n’avaient été répandus dans le parti que pour engager Luther à désavouer Mélancthon. Outre les motifs sincères de dissentiment dans cette ferveur d’une révolution nouvelle, les ardens étaient jaloux d’un homme qui, tout en paraissant s’abstenir, avait plus d’éclat que les hommes d’action, et qui, déterminé à rester sur le seuil de la nouvelle théologie, lui rendait toutefois plus de services que ceux qui en avaient fait en quelque sorte leur domicile. On voulait l’affaiblir et arrêter des commencemens si beaux, en faisant tomber sur sa tête quelque sévère désaveu du maître. Mais Luther ne s’y laissa pas entraîner. Il se contenta de donner sèchement avis à Mélancthon de ce qu’on écrivait contre lui, sans d’ailleurs entrer dans aucune récrimination, et sans lui demander de s’expliquer. Il ne se sentait pas sérieusement attaqué par Mélancthon, mais il ne se refusait pas le plaisir de se voir défendre comme s’il eût été attaqué.
Cependant Agricola se donnait beaucoup de mouvement pour aggraver les choses ; il y allait de son honneur de n’avoir pas fait une sortie inutile. Ses partisans murmuraient de l’inaction de Luther. Mélancthon s’étant trouvé avec les principaux d’entre eux aux noces d’un ami commun, Ambroise Reutter, ceux-ci avaient affecté de ne pas le connaître ; et l’un d’eux, Loguléius, qui le connaissait particulièrement, avait affecté de le saluer comme un inconnu. Enfin l’électeur s’en mêla ; il manda Luther à Torgaw, ville où il tenait sa cour, et le chargea, ainsi que Poméranus, d’entendre Mélancthon et Agricola, et de prononcer entre eux.
Le débat fut court. Luther, qu’Agricola y avait mis sur le même rang que les saintes Écritures, le trancha par une définition ambiguë, soit qu’il eût voulu ménager à la fois le disciple ardent et l’auxiliaire utile, soit qu’il fût sincère, et qu’il se payât lui-même de ces ambiguïtés. Toutefois dans le dîner qui suivit, il disputa tout bas avec Mélancthon sur d’autres passages du livre incriminé, l’embarrassant d’explications qui font dire à celui-ci, dans une lettre à Justus Jonas « Quel homme subtil ! » Pour Agricola, qui n’était nullement satisfait de la décision, et ne trouvait pas le jugement assez éclatant pour le procès, il refusa de se réconcilier avec Mélancthon. Vainement celui-ci lui rappela une amitié déjà ancienne, et lui promit d’oublier son offense, du reste n’exigeant de lui aucune rétractation ; « il ne répondit, écrit Mélancthon, non plus qu’une statue. » Mais au dehors il continua de triompher de Mélancthon, Luther n’y contredisant pas, et sans doute se réjouissant secrètement d’un débat qui n’avait profité qu’à lui ; car il y avait vu tout à la fois éclater le dévouement de ses disciples à sa gloire, et intimider la gloire naissante de Mélancthon.
La querelle se calma, moins, comme il arrive en des temps si agités, par un adoucissement dans les personnes ou un changement dans les opinions, qu’à cause des évènemens qui suscitaient de nouvelles affaires avant que les affaires en instance fussent décidées. Les querelles se terminaient moins qu’elles ne s’ajournaient ; au moindre répit, toutes les haines du passé profitaient pour se réveiller de ces courtes trêves du présent. Ce ne fut pas la seule fois que Mélancthon eut à défendre sa modération contre les attaques d’Agricola.
Cette querelle aurait pu lui faire voir tout ce qui l’attendait dans le cours de sa vie. À l’égard de son parti, sa modération, quoique demeurée en-deçà du schisme, l’exposait à ces haines d’autant plus sourdes et plus profondes, qu’on ne leur a pas donné de motif manifeste d’éclater. À l’égard des catholiques, cette même modération, assez grande pour qu’elle leur semblât une offre de transaction, et qu’elle les tentât de lui faire des avances qui devaient être repoussées, l’exposait à la haine du tentateur qui se voit dédaigné. Il est vrai que, pour compenser les difficultés et les périls de cette situation, Mélancthon eut toutes les douceurs du beau rôle de modérateur. Si tant de mécontentemens cachés ou éclatans le lui rendirent le plus souvent insupportable, en retour il dut quelquefois en tirer une secrète gloire, en voyant, par son exemple, combien la modération est nécessaire aux sociétés humaines, puisque les partis les plus violens, soit avant de se ruer l’un sur l’autre, soit après le combat, et pour régler la victoire, ont besoin de sa médiation, et l’invoquent en la calomniant.
Il en eut bientôt une preuve dans l’ordre qu’il reçut d’accompagner, en 1529, l’électeur Jean-Frédéric à la diète de Spire. C’est là qu’après bien des disputes, aucun des deux partis n’étant assez fort pour opprimer l’autre, ils s’accordèrent pour frapper les anabaptistes et les sacramentaires qui les embarrassaient également. Ils concoururent aux décrets violens qui furent rendus contre l’ennemi commun, les réformés avec moins d’empressement, et non sans de grands délais, parce qu’ils soupçonnaient les catholiques d’y avoir plus d’intérêt qu’eux. Mais une fois les anabaptistes et les sacramentaires rejetés, il fallut bien que les catholiques et les luthériens se regardassent en face. Les premiers, qui avaient la majorité des voix, décrétèrent que tous ceux qui avaient jusqu’alors conservé les anciennes traditions fussent tenus d’y persévérer ; que quant à ceux qui professaient le nouvel évangile, ils fussent libres d’y persister, à la condition de s’unir aux catholiques pour obliger le reste des peuples à ne pas changer de religion. Ce décret absurde, qui demandait à un parti en progrès une action contre nature, en exigeant qu’il se circonscrivît et s’isolât, souleva les luthériens, qui protestèrent auprès de l’empereur : d’où le nom de protestans, bientôt commun à toutes les églises réformées.
Mélancthon se montra très circonspect, excepté sur un point où il fut pressant, jusqu’à se rendre suspect aux réformés : c’était la séparation d’avec les sacramentaires et Zwingle, leur chef. Il blâmait toute lenteur à cet égard. Dans le fond il était moins éloigné des catholiques, lesquels représentaient du moins l’ordre établi, l’organisation, que des anabaptistes et des sacramentaires, à cause de l’esprit de bouleversement qui perçait sous leurs dogmes. Mais c’est par cet esprit même que ceux-ci trouvaient faveur auprès de certains princes pour qui la réforme était une question d’intérêt bien plus que de conscience. Ces princes, et en particulier le landgrave de Hesse, se servaient de leurs théologiens, comme Philippe-le-Bel de ses jurisconsultes, pour brouiller les affaires, et n’étaient pas disposés à se séparer des forces vives du parti. Qu’on ne s’étonne donc pas que Mélancthon, qui les pénétrait, écrivît à Jonas, à son retour de la diète : « Ces ménagemens pour les Zwingliens m’ont jeté dans un si grand trouble, que j’aimerais mieux mourir que d’avoir à supporter de si grands maux. Toutes les douleurs intérieures m’ont accablé à la fois[38]. »
C’est dans ce voyage qu’étant allé voir sa mère, à Bretten, celle-ci lui demanda ce qu’il fallait croire de toutes ces disputes, et si elle devait s’en tenir aux prières qu’elle avait coutume de faire ; et les lui ayant récitées : « Continuez, lui dit son fils, de croire et de prier comme vous avez fait jusqu’à présent, et ne vous troublez point l’esprit de toutes ces controverses. » À peu de temps de là, une lettre de son frère lui apprit la mort de sa mère ; et l’indifférence avec laquelle il l’annonce à Camérarius, quoique son ami intime et le confident ordinaire de ses douleurs privées, semble prouver, ou qu’il avait quelque raison de moins regretter cette mort, ou que ses travaux ne lui laissaient même pas le temps de pleurer la perte des siens.
Le colloque de Marpurg suivit de près la diète de Spire. Il avait été ménagé par le même landgrave de Hesse que, cinq ans auparavant, Mélancthon avait rencontré chevauchant sur la route d’Heidelberg. Cinq ans avaient mûri ce jeune homme et en avaient fait un des chefs les plus décidés de la réforme. C’était, comme le remarque Bossuet, le plus capable aussi bien que le plus vaillant des princes protestans. Prévoyant que toutes ces discussions finiraient par la guerre, et nourrissant des pensées d’indépendance et d’agrandissement, il avait senti le besoin d’assurer l’union politique dans le parti par l’union de doctrines, et c’est dans ce but qu’il avait réuni à Marpurg les principaux théologiens de la réforme. Luther, Mélancthon et Osiandre y représentaient l’église saxonne ; Œcolampade et Zwingle, les sacramentaires et l’église de Suisse ; Bucer, celle de Strasbourg, qui inclinait vers les sacramentaires, outre un certain nombre d’adhérens attachés à ces divers chefs, et qui ne s’étaient pas encore fait de nom dans le nouvel évangile.
Malgré le grand intérêt du landgrave et celui de tout le parti à se mettre d’accord, et encore qu’on eût coulé sur tous les autres points, moins par facilité que pour ne pas soulever des difficultés prématurées, on demeura plus séparé que jamais sur la question d’où était née la secte des sacramentaires, la présence réelle. Après un débat de trois jours, où figurèrent seuls Luther et Zwingle, en présence des autres qui y jouèrent le rôle de personnages muets, on se quitta en promettant qu’on n’écrirait plus les uns contre les autres. Il faut croire qu’on n’entendit pas par là les récits qui pouvaient être faits par lettres des divers incidens de la conférence, car il s’en répandit plusieurs où l’on ne s’était pas ménagé.
- ↑ Petite ville du duché de Bade.
- ↑ Probablement la pièce sur les Sophismes du barreau. Reuchlin s’était réfugié à la cour de l’électeur palatin, après la mort d’Ébérard, duc de Wirtemberg, dont le successeur, Ulrich, venait d’être dépossédé de ses états. Ayant été parmi les conseillers d’Ébérard et étant partisan d’Ulrich, Reuchlin avait été menacé de la prison par un certain moine augustin, ministre et complice de l’ursurpateur.
- ↑ Camerarius, Vita Philippi Melancthonis, chap. II.
- ↑ Le principal biographe de Mélancthon.
- ↑ Éloge funèbre de Mélanchton, par Heerbrand de Tubingue.
- ↑ Oratio de Joanne Capnione. (Orationes Melancthonis, tom. III).
- ↑ Corpus reformatorum, no 15.
- ↑ Corpus reformatorum, no 15.
- ↑ Ibid., liv. I, no 16.
- ↑ Éloge funèbre de Mélanchthon, par Jac. Heerbrand.
- ↑ Lettres de Luther.
- ↑ Discours sur la fondation de l’académie de Wittemberg. (Orationes Melancthonis.)
- ↑ Discours sur la fondation de l’académie de Wittemberg.
- ↑ Corpus reformatorum, tom. I. Lettre à Spalatin.
- ↑ Oraison funèbre de Mélanchton.
- ↑ Lettres de Luther.
- ↑ Oraison funèbre de Mélanchton, par Vitus Winshemius.
- ↑ Arrivée le 17 janvier 1519.
- ↑ Petri Mosellani Epistola ad Pflugium, De Disput. Leips.
- ↑ Corpus reformatorurn, tom. I, no 118.
- ↑ Camerarius, chap. XVII.
- ↑ Corpus reformatorum, tom. I, no 83.
- ↑ Lettres de Luther.
- ↑
A studiis hodie facit otia grata Philippus,
Nec vobis Pauli dogmata sacra leget. - ↑ Camerarius. Vita Phil. Mel.
- ↑ Corpus reformatorum, tom. I.
- ↑ Corp. ref., tom. i, no 216.
- ↑ So soll und mustz er hieran. (Lettres de Luther.)
- ↑ Corp. ref., tom. I, no 306. — Il était marié depuis trois ans.
- ↑ Corp. ref., tom. I, no 302.
- ↑ Voir mon étude sur Érasme, numéro du 1er août 1835 de la Revue.
- ↑ Corp. ref., tom. I, no 286.
- ↑ Camérarius, chap. XIV.
- ↑ Corp. ref., tom. I.
- ↑ Corp. ref., tom. I, no 330.
- ↑ Corp. ref., tom. I, no 478.
- ↑ Corp. ref., tom. I, no 478
- ↑ Corp. ref., tom. I, no 617.