Hommes et Femmes
Les propos d’bourgeois de Paris
Librairie Nouvelle ; Librairie Universelle.
JULES LEGOUX

(LES PROPOS D’UN BOURGEOIS DE PARIS)

HOMMES ET FEMMES

LES CONCERTS



Avez-vous remarqué qu’avec les giboulées de neige arrivent les giboulées de concerts : c’est le chant du cygne de l’hiver !

Bientôt la terre, toute frémissante du grand travail qui se fait en son sein, se parera de ses habits de fête, et le renouveau de la nature saluera le renouveau de la vie. Bientôt, ce ne seront plus les artistes, mais les oiseaux qui chanteront ! Bientôt !… mais quand ?

En attendant, les jours sont tristes, froids et lugubres, et l’on entend dans certaines maisons de grands gémissements et des sanglots qui remplissent l’âme d’effroi et de tristesse.

Et le cœur se serre en voyant des hommes et des femmes qui, entrés dans ces maisons, deux heures plut tôt, pleins de vie et de joie, en sortent comme des désespérés. Sombre est leur regard, crispée est leur bouche, rouges sont leurs yeux, veule est leur démarche, navré est leur visage. Oh ! les pauvres gens ! les pauvres gens ! d’où viennent-ils ?

Et notre esprit se demande avec effroi à quelles horribles tortures on les a soumis ; quelles douleurs inouïes on leur a imposées ; pourquoi on a ainsi maltraité leur âme endolorie, leur corps avachi ; et un grand souffle de colère secoue notre être tout entier devant ces effroyables misères humaines !

Où est le gouvernement tutélaire, où est la police prévoyante, où est la loi protectrice ?

Je me suis renseigné : ces maisons d’où partent des cris et des sanglots, des gémissements et des imprécations, contiennent de grandes salles profondes où se passent des fêtes religieuses et des mystères sacrés en l’honneur de l’une des neuf Sœurs, d’Euterpe, la Muse de la Musique.

Les gens qui en sortent sont des initiés ou des aspirants à l’initiation, qui, volontairement, viennent à ces saturnales du sens auditif, ou bien encore ce sont des malheureux qui n’ont pas su résister à la tentation, ou qui par la violence ont été amenés en ces lieux de tortures. Ces derniers, je les plains du plus profond de mon âme.

Quant aux premiers, ils m’inspirent un sentiment de tristesse compatissante, d’admiration naïve, et aussi, faut-il le dire, un peu méprisante. L’Hindou se mettant à plat ventre devant l’éléphant sacré qui va poser son pied colossal sur lui, écraser sa cervelle, briser son cœur et broyer ses os, fait naître en moi les mêmes idées de commisération pieuse et d’étonnement douloureux.

Ah ! les dévotieux de la musique, les amantes mystiques du son, les fidèles des concerts, comme je les plains ! Des concerts… Mais savent-ils seulement d’où arrive ce mot, quelle est son origine ? Non, n’est-ce pas ! Eh bien ? il vient du latin concertare, « combattre, disputer ». La belle chose, en vérité, que de savoir le latin ! — et comme le mot concert exprime bien l’idée du combat qui se livre, en ces lieux, entre la raison, la rime, la voix, l’orchestre et les ondes sonores ; combat effroyable dont la première victime est notre tympan, la seconde victime notre intelligence ?

L’Égypte a eu dix plaies. Paris a dix sortes de concerts. Dieu n’avait pas permis que les dix plaies exerçassent concurremment leurs ravages en Égypte. Dieu permet que les dix sortes de concerts sévissent en même temps sur Paris, principalement en carême, temps de mortification et de pénitence s’il en fut : ce qui prouve que le concert est une punition d’en haut !

Il me semble qu’il serait utile pour nos enfants d’établir, dans une sorte de catéchisme simple et précis, par questions et par réponses, les points principaux de la matière.

Par exemple, quelque chose comme ce qui suit :

Qu’est-ce qu’un concert ?

Un concert est un lieu de tourments où les damnés sont pour toujours séparés du Repos et souffrent avec les musiciens des supplices sans cesse renouvelés.

Combien y a-t-il de sortes de concert ?

Il y a dix sortes de concerts, à savoir : le concert de charité ; le concert à bénéfice ; le concert populaire ; le concert de salon ; le concert de cercle ; le concert d’amateurs ; le concert d’audition d’œuvres couronnées dans les concours ; le concert des grandes tables d’hôte ; le concert des jardins et autres lieux publics ; enfin le concert des églises.

Qui sont ceux qui vont au concert ?

Ceux qui vont au concert sont :

1o Ceux qui aiment la musique ; 2o ceux qui n’aiment pas la musique, mais qui aiment la chanteuse ; 3o ceux qui n’aiment pas la musique, mais qui ont été forcés de prendre des billets ; 4o ceux qui n’aiment pas la musique, mais auxquels un ami a donné un billet, à charge de l’applaudir ; 5o ceux qui n’aiment pas la musique, mais qui sont malheureux et roulent dans leur esprit de vagues idées de suicide.

Quels sont les supplices que l’on souffre au concert ?

Les supplices, que l’on souffre au concert, sont de différentes sortes. Au point de vue physique, on y est mal assis ; on y a trop chaud ; on y fait diflicultueusement sa digestion ; on y a les pieds froids et la tête brûlante ; on y est sous l’influence de bouches de chaleur qui vous grillent et en même temps de courants d’air qui vous glacent.

Au point de vue des relations mondaines, on est assis à côté d’amis qu’on déteste ; on ne peut regarder la femme qu’on voudrait voir ; on est forcé de ne pas bâiller, tousser, laisser tomber sa canne ; on est obligé de s’extasier, se pâmer, applaudir devant les plus lourdes inepties.

N’y-a-t-il pas d’autres supplices ?

Oui, il y a des supplices spéciaux réservés pour ceux qui aiment la musique. Ce sont les fausses notes, les couacs, les notes prises en dessous, les fausses attaques, la fantaisie du ténor et du soprano chantant à leur guise et se donnant rendez-vous au point d’orgue, l’exécution sans répétitions d’œuvres qui auraient voulu être étudiées longuement, etc., etc.

Quels sont les moyens à employer pour éviter le concert ?

Les moyens à employer pour éviter le concert sont la fuite des occasions dangereuses : c’est-à-dire ne pas connaître de femme du monde qui place des billets pour un Concert de charité ; ni d’artiste qui « fasse son concert annuel » ; ni de chanteur, chanteuse, pianiste, violoniste, flûtiste, hautboïste, clarinettiste, violoncelliste, cornettiste, harpiste, voire même de timbalier ayant des prétentions aux soli ; ni de compositeurs mâles ou femelles ; ni d’amis ou de parents des susdits compositeurs ; ni d’amateur, qui, ayant été forcé de prendre un très grand nombre de billets, se fait chanter un très petit air et vous glisse le plus qu’il peut de ces billets ; ni d’auteur des paroles qui « bêche » le musicien et vice versa ; ni de professeur qui veuille faire mousser son élève ; ni de mère d’une petite demoiselle du Conservatoire accomplissant ses débuts dans un solo qui consiste à tenir une note au milieu d’un chœur ; ni de père d’une jeune fille du monde, tout rayonnant de faire entendre le morceau de piano que la chaste enfant pioche depuis une année ; ni de grande mondaine qui se croit de la voix, du souffle, de la méthode et du sentiment ; ni de cocotte qui veuille passer artiste et à laquelle vous avez quelque reconnaissance de cœur pour certains services rendus ; ni l’épouse légitime, la maîtresse ou la sœur de votre meilleur ami ; ni aucun homme qui touche à aucune femme, ni aucune femme qui touche à aucun homme.

Quel est l’aspect des malheureux qui souffrent au concert ?

Ils paraissent plongés dans une sorte de somnolence physique et morale qui fait peine à voir. Leur état d’abrutissement semble sans remède. Cependant, à la sortie, le grand air les rétablit assez vite. Au bout de quelque temps, ils ont repris presque complètement l’usage de leur intelligence.

N’y en a-t-il pas qui sont plus cruellement atteints ?

Oui, il y en a qui sont plus cruellement atteints. Ceux-là sont des inconscients. Ils ne se rendent pas compte de leur triste situation : leurs yeux brillent d’un éclat extraordinaire pendant « l’exécution » ; ils ont des gestes d’admiration incohérents, poussent des soupirs de jouissance étrange ; frappent, comme des hallucinés, leurs mains l’une contre l’autre ; parlent avec enthousiasme à leurs voisins, qu’ils n’ont jamais vus, et donnent toutes les marques d’un fâcheux dérangement d’esprit.

Que signifient ces paroles : « La musique adoucit les mœurs ? »

Ces paroles sont sans aucune signification.

Que faut-il faire en se couchant ?

Il faut se déshabiller modestement et recommander à Dieu ses amis et ses ennemis qui sont au Concert.

Ainsi soit-il.

AU BAL DES CANOTIERS

Un beau jour, X… m’engagea vivement à aller avec lui, le dimanche soir, à Bougival, me disant que ce devait être « un coin de Paris » très intéressant pour les études psychologiques que j’avais entreprises. Je me suis facilement laissé convaincre. S’il vous agrée, lectrice bénévole qui m’avez suivi jusqu’ici, de lire mes notes de voyage, je vous les livre telles quelles, écrites de premier jet, et sans avoir été « expurgées ».

Peut-être, quand vous serez arrivée aux cinq dernières lignes, Madame, penserez-vous avec M. de Voltaire que :

Le secret d’ennuyer est celui de tout dire.

S’il en est ainsi, ce sera ma condamnation… et la vôtre.

Partis de Paris, gare Saint-Lazare, à six heures et demie, nous sommes arrivés à Bougival à sept heures et demie. Moyens de locomotion

le railway jusqu’à Rueil, puis le

tramway à vapeur. Chemin faisant, avoir aperçu Asnières, fourmillant de femmes qu’on paie très cher pour ne pas être vertueuses ; puis Nanterre, où l’on paie très bon marché des femmes pour rester vertueuses. Aussi n’y en a-t-il qu’une par an qui gagne un prix de vertu. On la nomme Rosière. Le Guide Joanne ne dit pas pourquoi ?

Bougival, joli port « de Seine », situé à 18 kilomètres de Paris, possède 2,000 habitants environ. Ces habitants se divisent en deux catégories : ceux qui sont industriels, et ceux qui sont gargotiers. Les premiers fabriquent du blanc d’Espagne (rien de la politique), de la chaux hydraulique et de l’acier damassé.

Les seconds fabriquent une cuisine douteuse, qu’ils vendent le plus cher possible. En été, une infinité de Parisiens et de Parisiennes éprouvent le besoin d’aller manger de cette cuisine et de danser ensuite par une chaleur sénégalienne qui défie toute concurrence. C’est ce spectacle étrange que nous étions venus chercher, sous un soleil de plomb, à travers une poussière de feu.

Sur la rive gauche de la Seine, se trouve un hôtel situé en plein soleil ; c’est là, assis à des tables placées le long de la route, que les joyeux viveurs et les belles viveuses (comme on dit dans les romans) prennent des apéritifs variés. Tout à l’heure ils s’enfourneront dans l’intérieur de l’hôtel et dîneront dans un jardin divisé en boxes de verdure, d’où ils n’apercevront rien qu’un coin de ciel bleu, dont la vue est salie du reste par la fumée d’un régiment de cigares. Ils étoufferont dans ces cabinets particuliers de convention et paieront très cher un dîner médiocre. Ainsi le veut la mode.

Cependant, les femmes, affublées de toilettes insolentes, se pavanent en toute liberté dans la rue, comme dans leur chambre à coucher. Les couleurs les plus voyantes, les chapeaux les plus ébouriffants, les cheveux les plus rutilants, accompagnent au mieux l’impudence de leurs regards et la hardiesse de leurs gestes. Elles sont arrivées en voiture de Paris et y retourneront de même. Le chemin de fer est fait pour les petites gens et les insulaires de Carpentras ! Sans cœur, d’ordinaire sans esprit, souvent sans beauté, ce sont bien des marchandes d’amour, comme leurs mères sont peut-être aux Halles marchandes de poisson. La marchandise des unes et des autres est d’ailleurs parée avec soin, et elles la présentent, non sans intelligence, au plus offrant enchérisseur.

À ce moment passent, le regard clair et limpide, deux sœurs de charité ; les vraies, vous savez : celles habillées de bure grise, le tablier bleu attaché à la taille, et la coiffe populaire déployant au-dessus de leurs têtes ses larges ailes, blanches comme les ailes d’un ange ; enfin les servantes des pauvres et des malades. Je ne suis ici qu’un historien, racontant ce que j’ai vu. Or, je n’ai rien remarqué à ce moment d’extraordinaire. Les filles du Diable ne firent aucune attention aux filles de Dieu. Pour moi, j’ôtai respectueusement mon chapeau devant les cornettes blanches, qui bientôt voletèrent dans le lointain, ainsi que des mouettes rasant la mer un jour d’orage.

Il fallait pourtant nous rendre compte de la situation des lieux. Nous demandâmes où était le bal des Canotiers. On nous répondit qu’il se tenait de l’autre côté de la Seine, sur la rive droite. C’était là que s’exécutait, ce soir, le quadrille infernal. La Fable raconte que pour passer en bateau les eaux du Styx, il fallait donner une obole au canotier Caron, qui vous menait aux enfers. C’est ici le même prix. On donne un sou pour passer la Seine sur le pont qui conduit d’une rive à l’autre, et mène à cet autre enfer que j’étais curieux d’étudier.

Vous voyez qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ou plutôt sur l’eau, et qu’il faut toujours finir par payer, qu’on la passe sur un bateau ou sur un pont.


Arrivés sur la rive droite du fleuve, nous aperçûmes une quantité de tables, rangées en bataille le long du quai, et dont les nappes blanches semblaient de grands menus, qui ne demandaient qu’à être examinés sérieusement.

Nous nous assîmes donc et dînâmes, regardant couler l’eau qui semblait s’éloigner à regret de ces « bords fleuris ». Les canots, les périssoires, les yoles couraient, gaiement sur l’onde alourdie, tandis que des remorqueurs conduisaient à Paris des bateaux regorgeant de marchandises, et que d’autres charriaient des bateaux revenant de la capitale, absolument vides. Car il est écrit que Paris prend, dévore, suce jusqu’à épuisement toutes choses : les cœurs et les denrées, les esprits et les fortunes. C’est le grand Gargantua moderne ; c’est le gouffre infini, ayant toujours faim et soif, et rejetant, après les avoir pressurés jusqu’à la moelle, les bateaux et les intelligences !

Cà et là, des enfants et des vieillards chantent devant les dîneurs quelques couplets de chansons égrillardes. Chose curieuse : pas de femmes qui se livrent à cet exercice vocal ; les exemples qu’elles ont sous les yeux leur apprennent que ce n’est pas en chantant qu’on fait sa fortune, mais en « faisant chanter » les hommes.

Mais voici que, au haut des mâts élevés, l’électricité flamboie, ainsi qu’une lumière de phare au sommet des tours. Le phare indique au marin le port de refuge ; l’électricité indique au Parisien la salle de jeu. Car, à Bougival, il y a maintenant un casino comme dans une première ville d’eaux venue. On y joue la partie au premier étage… et la comédie, au rez-de-chaussée ; tandis que la plate-forme supérieure est réservée aux poètes, aux amants des étoiles et aux rêveurs de chastes voluptés. Il n’y a jamais personne sur la plate-forme.

Dix heures sonnent je ne sais où, car il ne doit pas y avoir d’église en ces lieux ; et, s’il existe une église, elle ne doit contenir ni horloge ni timbre sonore. Ce serait la profaner que de l’employer à indiquer l’heure du bal, l’heure du jeu et l’heure de cette chose innommable qu’on ose appeler ici l’amour.

Il nous faut aller au bal des Canotiers. C’est là qu’a lieu la grande fête, où, m’a-t-on assuré, toutes les débauches et tous les vices tiennent leurs flamboyantes assises.

Nous voici arrivés à la porte qui s’ouvre tout près du bord de la rivière. Cela va être piquant de voir, d’un côté, nos contemporaines risquer des pas aventureux, et, de l’autre, la Seine rouler ses flots couleur aventurine sous le regard curieux de la grande blafarde qui semble se moquer de nous là-haut.

Eh bien ! ce n’est pas cela du tout. Imaginez-vous qu’on descend je ne sais combien de marches avant d’arriver à la salle de bal, encaissée de tous les côtés par des montagnes de terre et des monceaux de toiles, si bien que l’œil cherche en vain l’horizon. Un orchestre, des tables de café, un vestiaire et… des water-closets, voilà ce qui arrête la vue aux quatre coins de la salle. Au-dessus, parsemés de tous les côtés, les drapeaux des différentes nations du monde connu. On se croirait à une exposition industrielle internationale. C’est qu’en effet, il y a là des marchandises de tous les pays : voici des Françaises, des Anglaises, des Allemandes, des Espagnoles, des Italiennes, des Péruviennes, des négresses, etc.

En voilà des jeunes qui devraient être vierges, si la virginité pouvait exister en ces lieux ; en voilà des vieilles qui, comme le vin, paraît-il, gagnent en prenant des années.

De même que dans mon enfance j’ai été élevé sur les genoux de l’Université (alma-mater), voici une matrone qui, dans ma jeunesse et dans la sienne alma meretrix), m’a élevé entre ses bras, je la reconnais…

Ainsi qu’on estime l’importance d’un général d’après le nombre de ses étoiles et de ses croix ; ainsi cette vénérable dame, très courtisée en ce moment par des petits jeunes gens, me semble avoir un rang élevé et très honorable dans l’armée de Cythère, à en juger par le nombre de diamants qui brillent à ses oreilles, dans ses cheveux, à son cou, à sa glorieuse poitrine que le corset soutient, comme la canne soutient les pas chancelants d’un vieillard.

Car, ici, il y a une orgie de pierres précieuses, que les femmes portent avec l’ostentation que met un âne à porter un bouchon de paille à sa queue et qui indique qu’il est à vendre.

Du reste, la danse n’est pas ce que je m’étais imaginé ; je la croyais folle, échevelée, au besoin impudique ; elle est simplement de joyeuse humeur.

Un habitué de Bougival me dit à l’oreille :

— C’est le jeudi qu’il faut venir à la Grenouillère. Là, vous verrez danser le quadrille !

Et, en effet, on ne danse pas le quadrille ce soir ; il y a trop d’étrangers, et les habitués ne veulent pas se donner en spectacle aux bourgeois.

En somme, toutes ces belles demoiselles et leurs danseurs, pour la plupart de braves et honnêtes jeunes gens de famille, ne se tiennent vraiment pas mal du tout. Aussi, je trouve que je ne m’amuse pas et que je n’en ai pas pour mon argent, lorsqu’une entrée à grand fracas se produit tout à coup. Des femmes à l’allure tapageuse, au verbe haut, aux toilettes criantes, aux gestes hardis, apparaissent avec des messieurs de tous âges et de tous crins, qui semblent ravis de l’effet qu’ils produisent.

Enchanté de voir quelque chose d’extraordinaire et d’excitant, je m’approche en hâte, et je regarde les nouvelles arrivantes. Voilà, pour le coup, des filles qui n’ont pas froid aux yeux…

— Ah ! ah ! dit mon voisin, on va pouvoir s’amuser : voilà enfin les femmes du monde !

Hélas ! c’était vrai !


QUI J’AI TROUVÉ DERRIÈRE MA MALLE ?

Ma malle n’est pas la première malle venue ; elle n’est pas non plus la dernière venue, car elle remonte à cent cinquante ans environs. Elle est, par ma foi, très curieuse et mérite bien dix lignes de description : elle mesure 1m, 25 de long, sur 0,90 de haut. Le couvercle en est bombé comme un dôme d’église. L’extérieur est en cuir repoussé, représentant des fleurs et des fruits qui, dans le temps, étaient recouverts de peinture, aujourd’hui presque complètement effacée ; aux angles, des motifs en cuivre délicieusement fouillés. La serrure est représentée par la tête bouffie d’un ange ; pour l’ouvrir, il faut, ô horreur ! introduire la clef dans sa bouche. Quand la serrure crie sous l’effort, il semble qu’on brise la mâchoire au pauvre mignon !

L’intérieur de la malle est en satin rose, d’un satin pâle, transparent, un peu fatigué, comme le satin de la peau d’une jolie femme qui a trop passé de nuits au bal.

J’imagine que ma malle n’est pas une malle ; ce doit être un coffret de mariée, ce que de nos jours on nomme une corbeille de noces. Les dentelles merveilleuses, les bijoux de prix, les robes de lampas et de levantine, sans compter la boîte à mouches et les mille colifichets à la mode d’alors, étaient confiés à ce coffret par l’épousé énamouré pour l’épousée triomphante. Et comme tout cela fleurait bon le musc ; — en admettant que le musc sente bon ; — et comme tout cela était pimpant, brillant, pétillant, réjouissant, affriolant, excitant ! Ce fut le beau temps de ma malle.

Aujourd’hui, plus sévères sont ses fonctions ; plus graves sont ses devoirs : elle contient des souvenirs.

Autrefois chargée d’entretenir la flamme sacrée de l’amour, par son superbe contenu, elle conserve maintenant les cendres de ce qui a été la jeunesse, de ce qui a été la beauté, de ce qui a été l’amitié, de ce qui a été les honneurs, de ce qui a été l’orgueil ; autrefois temple élevé à la gloire des vivants ; aujourd’hui nécropole réservée à la mémoire des morts ! En un mot, c’est dans son sein que je dépose pieusement les épaves de ma vie.

Ainsi va le monde. L’existence serait d’ailleurs trop ennuyeuse, s’il fallait toujours être en fête. Je dis cela aussi bien pour les hommes que pour les malles.

Or, tu sauras, ami lecteur, que ma fameuse malle repose à Bar-sur-Seine, dans une maison patriarcale, où les miens ont vécu heureux et honorés, et où se perpétuent les traditions de dignité dans la vie et de dévouement aux malheureux, en la personne de la meilleure des mères, qui a été la plus noble et la plus dévouée des épouses.

Au bout de la maison se trouve une vinée (nous sommes en Bourgogne), et plus loin, en retour, une petite serre. Devant tout le corps de bâtiment fleurit un jardinet qui me semble le jardin du paradis terrestre.

Au-dessus de la vinée un grenier, auquel on accède par vingt marches. En été, de grandes baies ouvertes laissent pénétrer l’air et la lumière, si bien que la glycine, la clématite et la vigne vierge, montant le long du mur de la vinée, entrent joyeusement dans le grenier et en tapissent, par places, les sombres parois.

C’est là que j’ai placé ma malle, à un pas du mur de gauche ; il me semble que les roses fanées qu’elle conserve religieusement doivent, les pauvres mortes, tressaillir au souffle de vie qui les entoure à certaines heures de la journée, et aux émanations voluptueuses de leurs sœurs, les roses grimpantes qui viennent jusqu’à elles.

Quelquefois, des envolées d’oiselets entrent comme un joyeux tourbillon dans le grenier et, après deux ou trois tours bruyants, se sauvent en riant comme des écoliers qui font l’école buissonnière.

Un jour de l’automne dernier, je désirai causer une heure avec le passé, et je résolus d’aller demander à la malle quelques-uns des secrets, tristes ou gais, qu’elle renferme.

Ainsi, nous trouvons des joies infinies, sentant combien la vie est courte, à revivre le temps enfui et à nous créer par là une sorte d’existence supplémentaire ; nos pieds dussent-ils se blesser à suivre le calvaire déjà parcouru ; notre cœur se déchirer aux ronces du chemin et voir se rouvrir d’anciennes blessures mal fermées, toujours prêtes à donner ce qui reste du meilleur de notre sang.

Je monte donc les marches du grenier avec le sentiment religieux qu’on apporte en descendant les marches d’un caveau funéraire, j’ouvre doucement la porte… et j’aperçois une jolie souris traversant au galop la pièce pour se réfugier derrière la malle. Sur la pointe des pieds, je me dirige de ce côté, m’effaçant de mon mieux le long des murs, pour voir ce qu’était devenue l’indiscrète personne.

Me voici arrivé tout près du « coffret de la mariée » ; je regarde : que de choses entre ce coffret et la muraille ! des brins de paille apportés sans doute par des pierrots voleurs, un croûton de pain apporté par un rat prévoyant, un morceau de lettre apporté par quelque servante imprévoyante, un lambeau d’étoffe apporté par le chat qui s’amuse, des feuilles d’arbres jaunies apportées par le vent qui gémit. J’aperçois le trou dans lequel miss souris vient de disparaître toute rouge de honte et de confusion. Ici, deux papillons, le mari et la femme, endormis dans les ailes l’un de l’autre. Au-dessus de ma tête, j’entends piailler ; ce sont de petites hirondelles dans leur nid qui appellent à grands cris la mère hirondelle leur apportant la provende journalière ; autour de moi un léger bruissement, ce sont des mouches un peu folles ; dans l’angle du mur une toile tendue ; derrière elle, tapie, dissimulée, une araignée guettant les mouches.

Que de choses mortes, que d’êtres vivants et que de vivantes pensées en ce coin retiré ! Je m’arrête confondu : voici le vol, l’amour, l’épargne, le dévouement maternel, la folie du jeune âge, la haine hideuse, réunis là comme en une ville habitée par les hommes.

Je ne pense plus aux trésors contenus dans ma malle ; tout cela est passé ! Que m’importe le passé ! Je vois le présent se dresser devant moi, dans ces infiniment petits sans doute, mais avec une énergie d’existence, une puissance de vitalité qui jettent mon esprit en des étonnements profonds, en des admirations étranges. Ainsi, là, je retrouve nos vices et nos vertus ; là nos passions et nos désirs ; là nos espoirs et nos craintes. Dans cette ombre tutélaire s’agite tout un monde qui est l’image du nôtre — à moins que le nôtre ne soit l’image de celui-là !

À ce moment, un rayon de soleil illumine tout à coup d’une lueur divine l’étroit passage laissé libre entre la malle et le mur. Ici, il accroche de l’or, et là, de la pourpre, faisant riches et resplendissants, ces humbles objets, qui tout à l’heure dormaient dans une sorte de crépuscule. La feuille jaunie, le brin de paille, le croûton de pain, le morceau de lettre, le lambeau d’étoffe brillent maintenant d’un éclat surnaturel dans la poussière de feu !

Sortant de son trou, je vois le museau de la souris qui semble émerveillée ; l’araignée dans sa toile s’endort paresseuse ; les papillons se réveillent et étirent amoureusement leurs ailes diaprées ; les mouches plus joyeuses bourdonnent de droite et de gauche ; et là haut dans le nid les hirondelles chantent un chant d’allégresse et de reconnaissance.

Tout est en joie, tout est en fête dans ce petit domaine d’un mètre carré. Les splendeurs du trône, les hauts faits des conquérants, les découvertes des savants, la beauté rayonnante des femmes, les lèvres qui aiment, celles qui prient, les orateurs qui émeuvent, les poètes qui chantent, les politiques qui gouvernent ; réunissez par la pensée toutes les gloires, toutes les splendeurs, tous les éclats, tous les bonheurs et vous n’atteindrez pas l’intensité de vie suprême qui anime en ce moment ce petit coin de grenier.

Oh ! soleil, toi qui éclaires à Paris Notre-Dame, à Moscou le Kremlin, à Rome Saint-Pierre, à Londres Westminster, à Constantinople Sainte-Sophie, à Grenade l’Alhambra, à Athènes le temple de Jupiter, à Jérusalem le tombeau du Christ, tu daignes venir répandre tes rayons bienfaisants jusque dans ma maison !

Soleil ! dis-le : quelle volonté t’a poussé là ! quelle main t’a conduit chez moi ? quelle divinité t’a commandé ? Oui, quelle divinité d’amour, de charité, de commisération infinies, se manifeste de cette façon éclatante dans la partie la plus humble de mon humble logis, et honore de sa visite consolante la demeure des petits aussi bien que le palais des grands ?

Quelle divinité ! Tu le sais, ami lecteur, et tu sais aussi maintenant qui j’ai trouvé derrière ma malle.

J’ai trouvé… le bon Dieu !

Jules Legoux.



BIBLIOGRAPHIE

Jules LEGOUX, né à St Amand (Cher), le 16 novembre 1836.


Du Droit de grâce en France comparé avec les législations étrangères. — Cotillon, Paris.

Histoire de la Commune des Chapelles-Bourbon. — Paul Dupont, Paris.

Les Propos d’un Bourgeois de Paris. — P. Ollendorff, Paris.

Hommes et Femmes (deuxième série des Propos d’un Bourgeois de Paris). — P. Ollendorff, Paris.

Le Prétexte, comédie en un acte, en prose, (th. du Vaudeville). — P. Ollendorff, Paris.

Cinq ans après, saynète (Vaudeville). — P. Ollendorff, Paris.

Par Téléphone, saynète, — P Ollendorff, Paris.

Monsieur mon Parrain, saynète. — P. Ollendorff, Paris.

Lettre d’Amour, saynète. — P. Ollendorff, Paris.

Panoplie, monologues patriotiques. — P. Ollendorff, Paris.

Autour d’un chapeau, saynète. — P. Ollendorff, Paris.

Où c’est tout bleu, monologue. — P. Ollendorff, Paris.

Pro patria. — Paul Dupont, Paris.



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