Hommes d’état de la Hongrie - le comte Stéphan Széchenyi
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 70 (p. 628-661).
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HOMMES D'ETAT
DE LA HONGRIE

LE COMTE STEPHAN SZECHNEYI


PREMIÈRE PARTIE.

Au moment où l’autonomie de la nation hongroise, naguère encore l’épouvantail des Habsbourg, semble devenir une ancre de salut pour la nouvelle Autriche, au moment où la politique des Magyars, maintenue obstinément à travers tant de péripéties sanglantes, remporte ce pacifique triomphe, un sentiment naturel évêque le souvenir des hommes qui ont succombé dans la lutte et préparé la victoire. Que de victimes a coûtées cette noble cause, les unes immolées par le bourreau, les autres frappées sur le champ de bataille, celles-ci enfin, les plus malheureuses de toutes, que le désespoir a poussées au suicide ! Batthiany, Petoefi, Téléki, voilà des noms qui rappellent les plus tragiques épisodes de la révolution magyare. On pourrait en citer beaucoup d’autres ; elle est longue, hélas ! cette funèbre liste. S’il fallait pourtant faire un choix dans le martyrologe de la Hongrie du XIXe siècle, le sentiment public n’hésiterait pas. L’homme qui a le plus travaillé, le plus combattu, le plus souffert pour les idées auxquelles la maison de Habsbourg est obligée de se rallier aujourd’hui, incontestablement c’est celui que les Hongrois appellent le grand Magyar, le comte Stépban Széchenyi. Il y a quelques années, quand M. de Schmerling, reprenant le programme du prince de Schwarzenberg, avec des idées plus libérales sans doute, mais dans la même vue de centralisation, essayait de soumettre à un régime unique les races diverses de l’empire d’Autriche, quand la Hongrie était privée de ses antiques franchises et menacée dans son esprit national, sous quelle forme éclataient les protestations ? On ouvrait des souscriptions populaires pour élever une statue au comte Széchenyi. Le comte Széchenyi était le représentant de la patrie hongroise. N’était-ce pas lui qui en 1825 avait réveillé ce sentiment national dont le cabinet de Vienne espérait triompher par la force ? Se rattacher au grand Magyar, c’était dire à l’Autriche : Tous vos efforts sont vains ; c’était lui dire aussi : En défendant pied à pied l’autonomie hongroise, nous ne sommes pas les ennemis des Habsbourg. Le comte Széchenyi en effet est bien le type de ces hommes qui ont pu être poussés à la révolte par les prétentions oppressives de la vieille Autriche, qui ont pu faire cause commune avec la démagogie dans une heure de crise, qui ont paru briser les liens séculaires du peuple hongrois et de la monarchie, mais qui n’agissaient ainsi que pour sauver la patrie hongroise, c’est-à-dire, on le voit aujourd’hui, pour conserver à l’Autriche de l’avenir un élément de rénovation et une chance de salut. Chez de pareils hommes la révolte n’était pas une entreprise révolutionnaire, c’était la résistance au nom du droit. Ils connaissaient l’Autriche, on peut l’affirmer désormais, mieux que l’Autriche ne se connaissait elle-même : ils la servaient en se défendant. Leur idéal, c’était l’autonomie de la nation magyare sous la royauté tutélaire de la maison impériale. La longue histoire des luttes de l’Autriche et de la Hongrie ne signifie pas autre chose ; ce que leurs ancêtres avaient fait durant des siècles par une sorte d’instinct, ils le faisaient de nos jours avec une pleine conscience de leur mission particulière et de l’intérêt commun. De là autrefois ces alternatives extraordinaires d’hostilité violente et de dévouement chevaleresque à la cause des empereurs, comme aujourd’hui ces retours inattendus de confiance, ces tentatives d’alliance et d’organisation nouvelle au lendemain d’une guerre à mort. Chaque fois que les Magyars du XIXe siècle, poussés à bout par les excès du système centralisateur, étaient contraints d’accepter le concours de la démagogie, leur situation était véritablement tragique. L’un d’eux, le plus grand de tous, — c’est le titre que lui a décerné la Hongrie, — le précurseur du mouvement qui transforme l’Autriche en ce moment même, ressentit si violemment ces épreuves dans la fièvre de 1848, qu’il y a laissé sa raison : douloureuse histoire qui, dans une période tour à tour glorieuse et lugubre, a fait de la destinée d’un homme l’image de tout un peuple ! Tel est l’intérêt que présentent à l’observateur impartial la vie et la mort du comte Stéphan Széchenyi.

De nombreux travaux ont été publiés depuis quelques années sur le comte Széchenyi : un écrivain célèbre, M. le baron Sigismond Kemény, a rassemblé les principaux traits de sa physionomie, tandis que des témoins dignes de foi racontaient les longues épreuves qui précédèrent sa mort. Parmi ceux-ci, il faut citer au premier rang M. Aurèle de Kecskeméthy. Il y a deux périodes distinctes dans la carrière politique du noble comte, d’abord vingt-trois années de labeurs et de combats (1825-1848), et puis, après que sa raison eut paru se voiler, douze années de souffrances au fond d’une maison de fous (1848-1860). C’est sur cette dernière période que M. Aurèle de Kecskeméthy fournit à l’histoire les renseignemens les plus précieux. Le moment est donc venu de dessiner ce portrait en toute sécurité. Quelque chose manquait à l’ensemble de cette noble vie tant qu’on pouvait croire à la folie complète du comte Széchenyi, à une folie qui l’aurait absolument séparé du monde. Aujourd’hui enfin la vérité se dégage, profitons des documens qui nous arrivent[1]. Le réformateur des Magyars est devant nous tout entier ; sa vie explique sa mort, sa mort est le couronnement tragique de sa vie. Il y a là deux tableaux à placer en face l’un de l’autre. Je veux donner le premier dans les pages qu’on va lire ; avant de suivre l’illustre victime à l’hospice de Döbling, il faut voir grandir le comte Stéphan sur le théâtre de ses travaux et de sa gloire.


I

Le comte Széchenyi appartenait à une famille qui s’était illustrée depuis des siècles au service de la nation magyare. Aussi attachés à l’Autriche que dévoués à la Hongrie, les Széchenyi avaient dû en mainte circonstance déployer les plus rares qualités d’esprit et de cœur pour demeurer fidèles à ces deux sentimens. Que de fois le patriote s’était trouvé en désaccord avec le sujet loyal ! La diplomatie n’était pas moins nécessaire que le courage à des hommes que réclamaient en même temps des exigences contraires. De là, chez ces nobles personnages, un mélange singulier de prudence et de fermeté, de circonspection et d’héroïsme moral. Quand on n’est ni assez fort pour établir son indépendance absolue ni assez faible pour s’abandonner soi-même, il faut bien s’accommoder aux circonstances, et l’esprit politique se développe. On apprend alors, non pas à oublier, mais à pardonner ; on ne permet pas aux ressentimens du passé d’entraver les compromis du présent et de fermer la porte à l’avenir ; on s’exerce à dominer ses passions pour ne servir que l’intérêt public ; on acquiert enfin cette clairvoyance qui donne la vraie mesure des concessions utiles et des résistances nécessaires. Si l’esprit politique formé au milieu de ces épreuves est un des traits les plus intéressans de la Hongrie, la famille Széchenyi est une de celles qui a le plus constamment représenté ces différentes phases de l’éducation nationale. Vers la fin du XVIIe siècle, à l’époque où, la grande levée d’armes des Rakoczy, des Téléki, ébranlait l’empire des Habsbourg, Paul Széchenyi, archevêque de Kalotscha, l’un des ancêtres du comte Stéphan, resta obstinément fidèle à la maison impériale ; mais lorsque l’Autriche, une fois l’insurrection vaincue, voulut réorganiser la Hongrie sur une base nouvelle, l’archevêque de Kalotscha, invité par l’empereur à prendre part aux délibérations de son conseil, s’opposa énergiquement aux mesures qui avaient pour but de réduire à néant la vieille constitution et de germaniser les Magyars. Ni le ministère ni les jésuites autrichiens ne purent triompher de sa résistance ; menaces, intrigues, tout fut inutile. L’archevêque faillit payer de sa vie cette révolte héroïque, il perdit à jamais les bonnes grâces du souverain et l’espérance de siéger un jour à Gran comme primat de Hongrie ; qu’importe ? il avait fait échouer des projets qui ne lui paraissaient pas moins funestes à l’Autriche qu’à la Hongrie elle-même. Telle était, au temps de Rakoczy, la double inspiration de cette forte race ; telle on la retrouve, plus active et plus glorieuse encore, au milieu des terribles épreuves du XIXe siècle.

C’est à Vienne, le 21 septembre 1792, que naquit le comte Stéphan Széchenyi. Son père, le comte Franz, y occupait des emplois considérables, bien qu’en plusieurs occasions l’aristocratie autrichienne eût essayé de le rendre suspect au gouvernement. Il était fidèle en effet aux traditions de ses ancêtres, et son attachement à la monarchie des Habsbourg ne l’empêchait pas d’entretenir par tous les moyens le patriotisme hongrois ; c’est lui qui établit à ses frais le musée national de Pesth et le dota d’une riche bibliothèque. Le jeune Stéphan n’avait qu’à recueillir les leçons d’un tel père pour remplir noblement la carrière que l’esprit des temps nouveaux allait bientôt ouvrir à son pays. Les événemens qui agitaient le monde parurent l’arracher d’abord à sa vocation véritable ; en 1809, âgé de dix-sept ans, il fait ses premières armes sous les drapeaux de l’Autriche, il prend part à toutes les grandes journées de 1813 à 1815 ; il retourne à Vienne pendant que les plénipotentiaires européens remanient la carte à leur gré pour assurer la défaite de la révolution. Que fait le jeune officier de Leipzig en ces graves conjonctures ? C’était hier le plus brave des hussards de Hongrie, c’est aujourd’hui le plus élégant, le plus aimable, mais aussi le plus frivole des cavaliers. On connaît ce mot célèbre : le congrès ne marche pas, il danse. Le comte Stéphan Szèchenyi était un des chefs de cette jeunesse qui faisait danser le congrès. Après les émotions du champ de bataille, après les fêtes aristocratiques de Vienne, la vie de garnison est bien vide, bien fastidieuse ; plus fastidieuse et plus vide encore est l’oisiveté du gentilhomme. Le comte Stéphan se met à courir le monde, il visite l’Orient, le sud et l’ouest de l’Europe ; il passe quelques années en Grèce, en Italie, en France, en Angleterre, et des idées nouvelles s’emparent de son intelligence ; à la vue des nations qui déclinent ou qui se relèvent, qui s’éteignent dans l’inertie ou se transforment par le travail, comment ne songerait-il pas à son pays ? L’Angleterre surtout lui cause une sorte d’éblouissement. Cette activité incessante, cette ardeur d’initiative, ce bon sens robuste et pratique, l’emploi fécond de la liberté, les merveilleux résultats de l’association volontaire, tous ces spectacles si nouveaux lui sont une révélation. Transporté de surprise et d’enthousiasme, il rêve pour ses compatriotes des destinées semblables. La Hongrie est pleine de ressources dont nul ne songe à profiter ; pourquoi ne serait-il pas le réformateur qui réveillera ces forces endormies ? Cette pensée ne le quitte plus, et voilà le brillant gentilhomme à l’école des contre-maîtres, des ingénieurs, des organisateurs de meetings, étudiant tous les secrets de l’activité britannique. Sa vie errante et inutile a un but désormais : initier tout un peuple aux conditions du progrès, réunir en faisceau les élémens dispersés, faire passer de l’enfance à la virilité une race généreuse, accoutumer les Hongrois à être les artisans de leur destinée, leur rendre sans révolution le premier rang en Autriche, de telle façon que l’Autriche elle-même y trouve son compte, — quel programme ! et dût-on ne pas en voir l’accomplissement, qu’il serait beau d’y attacher son nom !

A peine de retour en son pays, le comte Stéphan se mit à l’œuvre. C’était en 1825, Un jour, se trouvant à Presbourg au moment de la diète, il entre dans la salle des séances ; on discutait la fondation d’une académie qui aurait spécialement à veiller sur les intérêts de la langue nationale. « Cette langue, disait un orateur, le signe de notre existence distincte au sein des populations de l’Autriche, un des joyaux de la couronne de saint Etienne, les traités la reconnaissent, la respectent, c’est nous-mêmes qui l’abandonnons ! » A cette plainte douloureuse, un autre membre de l’assemblée ajoute un véhément appel. C’est M. Paul Nagy, un des maîtres de la tribune magyare après 1815. Il reprend la pensée du préopinant, énumère les divers moyens de remédier au mal, expose les lenteurs, les difficultés de chaque système, puis, ne voyant de salut que dans la générosité des hautes classes, il conclut en ces termes : « Les sacrifices des grands du pays peuvent seuls amener à bonne fin l’établissement d’une académie nationale. Il faut répéter à ce sujet ce que disait un général illustre parlant de la conduite de la guerre : trois choses y sont indispensables, de l’argent, de l’argent, et encore de l’argent. » À ces mots, un des auditeurs se lève : « Messieurs, dit-il, je n’ai pas voix délibérative dans cette enceinte, je ne suis pas un des grands du pays, mais j’y possède des terres. Eh bien ! s’il se forme un institut chargé de relever la langue hongroise, chargé de procurer une éducation hongroise aux enfans de notre race, je donne à cet institut une année entière du revenu de mes domaines. » C’était un don de soixante mille florins, environ cent cinquante mille francs, que cet assistant à peu près inconnu venait de jeter dans l’urne des législateurs. Qui a parlé ? demandait-on de toutes parts. On sut bientôt que c’était le comte Stéphan Széchenyi, un gentilhomme dont on ne se rappelait que les juvéniles équipées et les frivolités brillantes. L’enthousiasme est prompt comme la poudre en ces imaginations à demi orientales ; nul ne voulut être le dernier à suivre cet exemple. Une souscription immédiatement ouverte se couvrit de signatures. Magnats et députés, chacun apportait son offrande. Dans l’espace d’un quart d’heure, l’académie nationale fut fondée.

Était-ce le hasard qui avait amené le comte Stéphan à la diète de Presbourg ? ou bien, en intervenant si à propos, avait-il voulu frapper l’imagination de ses compatriotes et les décider par l’enthousiasme ? Heureux hasard ou combinaison généreuse, la scène de Presbourg fut l’éclatant début du comte Széchenyi dans la carrière où il entrait. Il avait compris l’immense intérêt d’une culture intellectuelle véritablement nationale, et il avait fait de cette réforme le point de départ de son œuvre.

Honorer la langue du pays, la relever, l’enhardir, l’accoutumer à traiter les plus grands sujets, en faire l’expression respectée de l’esprit public et provoquer par là un nouveau développement de cet esprit, telle était la tâche de l’académie fondée par le comte Széchenyi. Elle y travailla si efficacement que le réformateur put concevoir bientôt une ambition plus haute. En 1825, le comte Széchenyi avait demandé à l’académie hongroise de prendre en main la cause de la langue populaire ; en 1831, il fit un appel du même genre à la littérature dramatique, et montra quelle gloire lui était réservée, si elle voulait se faire l’institutrice de la nation. « Le théâtre magyar, — Magyar szinház, » tel est le titre d’une brochure publiée en 1831 par le comte Széchenyi, et qui exerça aussitôt une action considérable. Ce manifeste est une date dans l’histoire de la régénération de la Hongrie. Il est impossible de ne pas se rappeler ici les paroles charmantes de Montaigne sur l’utilité du théâtre. A quelque point de vue qu’on se place, selon l’aimable moraliste, au point de vue de l’ordre public ou du sentiment national, que d’avantages pour les citoyens dans cette institution d’une scène fidèle à ses devoirs ! « On ne leur saurait concéder des passe-temps plus réglés que ceux qui se font en présence d’un chacun et à la vue même du magistrat ; je trouverais raisonnable que le prince, à ses dépens, en gratifiât quelquefois la commune d’une affection et bonté comme paternelle, et qu’aux villes populeuses il y ait des lieux destinés et disposés pour ces spectacles ? quelque divertissement de pires actions et occultes. » Voilà pour l’ordre et la moralité ; une autre idée, — le sentiment de la communauté nationale, le désir de rallier les forces dispersées du pays, — animait le réformateur magyar, et cette idée se retrouve aussi chez le philosophe du XVIe siècle. « Les bonnes polices prennent soin d’assembler les citoyens et les rallier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et aux jeux ; la société et amitié s’en augmente. » Paroles exquises ! avec quel mélange d’ingénuité et de profondeur Montaigne indique l’origine sacrée du théâtre, en marque le but, en fait deviner la règle ! Et comme ces vérités, senties des âmes d’élite aux époques d’enfantement héroïque et de laborieux essor, reparaissent naturellement dans toutes les circonstances analogues 1 En provoquant la fondation d’un théâtre national en Hongrie, le comte Széchenyi ne faisait que développer les paroles de Montaigne : « la société et amitié s’en augmente. »

Le manifeste du comte Stéphan avait paru en 1831 ; dès l’année suivante, la diète de Pesth s’appropria ses idées et en fit un projet de loi qui fut définitivement voté en 1836. Un an après eut lieu l’ouverture solennelle du théâtre magyar. « J’ai peine à croire, dit un écrivain hongrois, qu’en aucun pays du monde le théâtre soit plus constamment, plus pieusement fidèle à sa mission de culture virile et d’enseignement national que le théâtre magyar de Pesth. » C’est un Hongrois qui parle, et les Hongrois cèdent volontiers à l’enthousiasme quand il s’agit d’eux-mêmes ; rabattez donc quelque chose de ces paroles, il n’en reste pas moins un témoignage digne d’être recueilli. On ne se donne pas de telles louanges quand les faits sont là pour les démentir. Le témoin que j’ai cité ne vante point le génie des écrivains qui ont répondu à l’appel du comte Széchenyi, il ne s’avise pas de porter aux nues les chefs-d’œuvre dramatiques de la littérature magyare ; il affirme seulement que la pensée des hommes associés à cette œuvre du théâtre national, directeurs, auteurs, comédiens même, n’a pas cessé d’être une pensée, d’éducation patriotique ; il affirme surtout que le sentiment public, très en éveil sur ce point, appréciait chacun à cette mesure. On ne demandait pas à l’auteur : « Êtes-vous un génie original ? » On lui disait : « Avez-vous à produire des figures, des tableaux qui puissent parler au peuple hongrois, de ses souvenirs et de ses devoirs ? Sauvez-vous traduire dans notre langue les chefs-d’œuvre de Shakspeare ou de Goethe, de Schiller et de Corneille, afin que les Hongrois, associés à la culture générale, s’accoutument à tenir virilement leur place dans le concert des peuples ? Traduisez ou inventez, il n’importe ; instruisez toujours, C’est là ce qu’on exige de vous, c’est là-dessus que vous serez jugé. » Et ces mâles exigences, si j’en crois plus d’un témoignage, ne se sont pas endormies un seul jour. Voilà trente ans que le théâtre magyar a commencé son œuvre patriotique et sociale ; si tous les poètes qui ont tenté de s’y produire n’ont pas également satisfait aux conditions éternelles de l’art, il paraît pourtant que ce théâtre a une âme, et que cette âme le soutient au milieu de ses épreuves ; ce foyer de vie, tous les Hongrois l’attestent, c’est l’inspiration du comte Széchenyi.

Aujourd’hui, quand les lettrés magyars, jetant un regard en arrière, comparent leur culture intellectuelle et morale avant 1830 à ce qu’elle est devenue sous l’impulsion du comte Széchenyi, c’est à peine s’ils osent y croire. Avec quel dédain l’ancienne aristocratie magyare traitait l’idiome de ses ancêtres ! La fierté des Magyars ne s’accommodait guère de ce langage barbare. Dans leurs luttes contre l’aristocratie allemande, luttes de vanité mondaine autant que d’influence politique, ils la suivaient à Vienne sur son terrain, rivalisant de frivolité avec elle et méprisant ce qu’elle méprisait. Comment n’eussent-ils pas rougi de la langue informe en usage de l’autre côté de la Leitha ? Un magnat hongrois à la cour de Vienne parlait volontiers l’allemand ou l’anglais, le français ou l’italien, il affectait d’ignorer le hongrois. Était-ce bien l’expression de la Hongrie, cette langue qui séparait les Magyars de toutes les nations de l’Europe ? C’était la langue de l’étable, de l’écurie, la langue de la valetaille, non pas la langue d’un peuple qui voulait tenir tête aux Allemands de l’Autriche. Ainsi pensaient ces fiers Magyars, dupes de leur vanité hautaine, et tout à coup, sous l’impulsion du comte Széchenyi, la langue hongroise devient non-seulement l’interprète d’une littérature nouvelle, mais encore l’instrument d’une révolution. On rit d’abord dans les hautes classes de ce magnat qui écrit des livres, et qui se sert pour les écrire d’un idiome abandonné aux gens de la rue. Ces livres pourtant, ce sont des manifestes qui émeuvent le pays ; ce sont des armes qui battent en brèche toutes les barrières du vieux monde féodal. Il faut répondre au novateur, car la noblesse magyare ne renoncera pas du premier coup à ses privilèges, et elle renferme des hommes qui se croient en mesure de tenir tête à ce contradicteur inattendu. Dans quelle langue répondront-ils ? Le latin est la langue officielle ; s’en tenir aux formes des chancelleries quand le pays est agité par des questions brûlantes, c’est se condamner à parler dans le désert. Employer l’allemand, ce serait bien pis encore ; les magnats hongrois, en combattant l’adversaire intérieur, sembleraient passer à l’ennemi du dehors, à l’ennemi héréditaire plus détesté que jamais, ce serait à la fois une trahison et un suicide. Ils n’ont qu’une ressource, cette langue même que leur vanité repoussait. Ils ramassent donc l’instrument dédaigné qui brille déjà si bien aux mains du réformateur ; le fer se dérouille, s’affine, s’aiguise, la langue hongroise est vengée. Bien plus la mode s’en mêle ; ce qui était d’abord une nécessité devient bientôt une affaire d’enthousiasme. Quand Ovide exilé récitait aux Gètes et aux Sarmates le poème qu’il avait composé dans leur langue, les barbares, enivrés subitement de ces accens nouveaux, poussaient des cris de joie et frappaient leurs boucliers à coups de lance. Il y eut quelque chose de ces transports chez les Magyars du XIXe siècle, lorsque la langue nationale, déjà relevée par les livres, vint éclater à la tribune au milieu des acclamations. Quelle joie d’entendre ces bravos, — eljen ! eljen ! — qui retentissaient comme un signal de victoire ! Les gentilshommes blasés, hôtes de la cour de Vienne, prenaient goût à ces émotions aussi bien que les barons de la steppe, et tous, on les vit bientôt, malgré leurs préjugés aristocratiques, associés aux esprits libéraux dans la joie du réveil commun. Les élémens les plus dissemblables peuvent concourir à une même œuvre ; vanité frivole chez les uns, élans généreux chez les autres, le comte Széchenyi employait tout cela au succès de sa réforme.

Cette réforme ou plutôt cette transformation d’un peuple, cette langue à demi éteinte subitement rendue à la vie, cette explosion soudaine de forces qui veulent agir, est-ce donc là vraiment un résultat qui appartienne en propre au comte Széchenyi ? Non certes. Nul n’accomplit de telles choses, si la nation elle-même ne les a préparées. La gloire du noble comte est d’avoir eu foi dans les ressources morales de son pays, une foi active et virile. Non-seulement il a réveillé ce qui dormait dans la nation magyare, mais, sitôt l’ambition nationale rallumée au fond des cœurs, avec quelle vigilance il a pris la direction du mouvement ! Ses plus fervens admirateurs sont obligés de convenir qu’il y a eu parmi les Magyars du XIXe siècle des politiques plus habiles, des orateurs plus éloquens, des savans plus profonds ; qu’importe ? ajoutent-ils. Inférieur à chacun de ses rivaux dans tel domaine particulier, il les surpassait tous par la réunion de ses mérites divers. Il était mieux qu’un chef de parti, il était le chef du mouvement général ; le promoteur d’une vie nouvelle. Sa prudence égalait son ardeur. Riche de conceptions hardies, il se défiait de l’impétuosité hongroise. Procédons avec ordre, si nous voulons fonder œuvre qui dure, disait-il sans cesse à ses collaborateurs impatiens. L’ordre, la règle, le développement logique des choses, telle était la devise du réformateur. On voyait bien qu’il avait été initié à la vie politique par l’étude des institutions anglaises ; l’enthousiasme s’alliait chez lui à une intelligence toute pratique. C’est un type hongrois et britannique tout ensemble. Grand patriote remueur de grandes affaires, il eût parlé volontiers comme cet amiral qui, présidant à Londres une puissante compagnie de navigation, terminait son rapport en ces termes : Continuons ainsi, nous écraserons les Russes et nous gagnerons de bons dividendes. La seule différence, c’est que le comte Széchenyi ne voulait écraser personne. Plus libéral que ses émules, on le verra tout à l’heure, il travaillait à la grandeur de son pays sans prétendre l’établir sur l’affaiblissement ou l’oppression des autres races. Sa devise serait plus simplement celle-ci : servons la cause magyare et faisons de bonnes affaires.

Ces bonnes affaires, qui étaient en même temps de vastes entreprises nationales, excitèrent plus d’une fois l’admiration du gouvernement autrichien. Széchenyi avait commencé par éveiller le sentiment de la communauté, le goût des associations fécondes ; c’est ainsi qu’il avait fondé le casino de Pesth, espèce de forum propice à l’échange des idées ; c’est ainsi encore qu’il avait organisé des sociétés hippiques, dont le but assurément était de réunir les hommes beaucoup plus que d’améliorer les chevaux. Une fois ses compatriotes accoutumés aux entreprises utiles, une fois l’esprit d’initiative excité chez des hommes si promps à l’action, il lança enfin son grand projet, ce projet qui fit sourire les uns, qui éblouit les autres, que presque tous, adversaires ou amis, traitèrent de rêve chimérique, et qui, en partie réalisé aujourd’hui, est une des ressources que le pays des Magyars est heureux de prêter au rétablissement de la puissance autrichienne. De quoi donc s’agissait-il ? de débloquer la Hongrie, de lui frayer une route vers la Mer-Noire, d’ouvrir à ses richesses naturelles le débouché de l’Orient, et pour cela de s’emparer de la navigation du Danube. L’entreprise offrait des difficultés sans nombre ; l’énergie, l’activité, la foi du comte Széchenyi renversèrent tous les obstacles. Avant d’établir le pont de Pesth, de creuser le tunnel de Bude, de régulariser le cours de la Theiss, de couler à fond les masses de rochers nommées les portes de fer, avant de supprimer toutes les barrières qui empêchaient des relations directes entre la ville des Magyars et Constantinople, il fallait triompher du scepticisme et du découragement. A toute heure, à chaque incident nouveau, le comte Széchenyi était là. Ce fut toute une campagne qui mériterait un historien, une campagne semée d’épisodes douloureux, de péripéties émouvantes, mais enfin, grâce à tant de dévouement et de constance, une campagne victorieuse. le prince de Metternich, inquiet peut-être de cette fougue enthousiaste et de cet esprit public si héroïquement réveillé, ne pouvait refuser son admiration à ce vaillant personnage.

Au reste, en donnant ainsi l’essor aux forces matérielles et morales de la nation hongroise, le comte Széchenyi évitait avec soin les conflits politiques. Il était persuadé que la transformation sociale, le progrès des idées, le développement du travail et de la richesse publique amèneraient infailliblement une réforme décisive dans les rapports de l’Autriche et de la Hongrie. Engager trop tôt cette lutte avec la maison de Habsbourg, c’était s’exposer à tout perdre. Un jour viendrait, il n’en doutait point, où l’Autriche aurait besoin du concours des Magyars ; n’essayons pas, disait-il, de lui imposer aujourd’hui ce qu’elle nous demandera elle-même, ce qu’elle réclamera de nous comme un service, quand nous serons devenus ce que nous devons être. Plusieurs de ses émules, après l’avoir traité de rêveur au commencement de sa carrière, voyant désormais le succès de ses entreprises, lui adressaient des accusations tout opposées. Cette préoccupation des affaires n’était-elle pas l’indice d’un matérialisme dangereux ? Qu’était-ce que ce prétendu réformateur des Magyars avec son armée d’ingénieurs anglais ? N’y avait-il pas des intérêts plus élevés à poursuivre ? et ne fallait-il pas craindre que cette fièvre de créations industrielles ne détournât la nation du plus sacré de ses devoirs, c’est-à-dire de la revendication de ses droits ? Le comte Széchenyi dédaignait ces cris des impatiens comme il avait dédaigné d’abord les railleries des sceptiques. Malgré certaines contradictions apparentes dans sa conduite, malgré une disposition singulière à se passionner tout à coup et en même temps pour les choses les plus diverses, il était fidèle à une pensée première énergiquement conçue. Ces soubresauts d’enthousiasme n’étaient pas un symptôme de mobilité ; c’était la trace d’une imagination orientale unie à l’activité de l’Occident. Un jour qu’un grand personnage politique autrichien lui marquait son étonnement au sujet de ces explosions d’idées qui déconcertaient sa logique, « la logique hongroise, répondit vivement le Magyar, n’est pas la même que la logique allemande. » Ne voyez là ni épigramme ni impertinence ; le comte Széchenyi formulait à sa manière le trait que je viens d’indiquer. A juger de haut, à embrasser dans leur ensemble les œuvres du grand Magyar, et nous pouvons le faire aujourd’hui plus facilement que ses contemporains immédiats, il est clair que le comte Széchenyi avait un but auquel il marchait résolument ; ce but, ce n’était pas moins que la destruction du vieux magyarisme et l’enfantement du magyarisme nouveau, du magyarisme régénéré par l’esprit moderne et appelé à renouveler aussi la vieille Autriche sans se séparer d’elle.

Je résume, sur pièces authentiques, la suite des idées et des actes que la logique hongroise inspirait au comte Széchenyi. Pendant les cinq premières années de sa vie active, de 1825 à 1830, il s’était attaché, on l’a vu plus haut, à éveiller le sentiment de la communauté nationale ; l’esprit public une fois réveillé, le tribun va le saisir des plus hardis problèmes. Le premier de ses grands manifestes paraît en 1830. Le titre est bien simple : Le Crédit, pas un mot de plus. « Si l’auteur de cet ouvrage, dit l’un des biographes du comte, n’eût été qu’un simple publiciste et non un magnat opulent, il aurait été infailliblement condamné pour crime de haute trahison. Que contenaient ces pages en effet, de la première à la dernière ? Une attaque radicale contre tout l’édifice social et politique de la Hongrie, une déclaration de guerre à l’idée traditionnelle, à l’idée populaire de la vieille liberté hongroise. » La Hongrie avait encore en 1830 un droit public et privé tout rempli de l’esprit féodal. Ces institutions, que les magnats défendaient comme l’arche sainte, le peuple même les entourait d’un respect superstitieux, croyant l’existence nationale attachée à ces formules d’un autre âge. Le comte Széchenyi, au nom de l’esprit moderne, les soumet à une critique sans pitié. Il prouve que le droit féodal, dans les conditions du monde nouveau, bien loin de protéger le maître du sol, le paralyse, le ruine, le tue. Il prouve que le seigneur magyar, si fier de sa liberté, est l’homme le moins libre de la terre, puisqu’il ne peut disposer de ce qu’il possède. Maintes questions de détail, dîmes, corvées, entretien des routes, étaient liées au système général ; il les prend une à une il montre comment ces pratiques despotiques et routinières sont nuisibles aux intérêts de tous. C’étaient les seigneurs avec leurs privilèges, c’étaient les comitats avec leurs attributions locales qui réglaient le tracé des routes et les prestations individuelles ; le jour où une direction centrale dominera ces prétentions opposées en vue de l’utilité commune quelle transformation s’opérera aussitôt ! Ces vérités, devenues pour nous si banales, il fallait les faire accepter d’un peuple chez qui les préjugés, de l’ancien régime se confondaient avec le sentiment de l’indépendance nationale. Le comte Széchenyi déploie sur ce point toutes les forces de sa dialectique. Il sait les argumens qui toucheront le plus le cœur de ses compatriotes ; avec quelle verve il aiguillonne les esprits routiniers ! Il les flatte ou les pique tour à tour. Si la raison est rebelle, l’orgueil cédera plus facilement.. « Ne répétez plus, s’écrie-t-il, que le gouvernement autrichien est responsable de la stagnation de la Hongrie ; il n’y a pas de force humaine qui puisse vous empêcher de vivre, si vous êtes résolus à ne pas vous abandonner vous-mêmes. La régénération du pays est dans vos mains. Le poids qui vous opprime, ce n’est pas l’Autriche, ce sont vos préjugés gothiques. Vous vous enfermez dans vos institutions vermoulues et vous croyez défendre le palladium de notre liberté ; vous ne défendez qu’un tombeau. Il semble, à vous entendre, que la Hongrie n’existe que dans le passé ; élevez vos cœurs, Hongrois dégénérés ; la Hongrie n’a pas achevé sa tâche, c’est aujourd’hui que ses destinées commencent. »

L’argumentation résumée ici en quelques lignes était appuyée sur des faits que chacun pouvait contrôler en détail, qui, rassemblés en faisceau, éclairés par une discussion vigoureuse, formaient le plus redoutable des réquisitoires. Bien des membres de la noblesse, au moins parmi les plus jeunes, étaient en proie à de vives perplexités ; comment ne pas être ému en voyant les ressources futures de la Hongrie opposées avec tant de force aux abus destructeurs de l’ancien régime ? Au milieu de l’agitation produite par ces pages véhémentes, le droit féodal trouva un défenseur. Le comte Joseph Dessewffy se donna la tâche de raffermir les magnats ébranlés dans leurs croyances. C’était une âme élevée qui ne voyait que l’esprit patriarcal des anciennes coutumes ; homme instruit, habile publiciste, il mit en œuvre tous les argumens qui pouvaient servir sa cause. Cette réfutation était intitulée simplement Analyse ; s’il faut avouer que la déclamation et même une certaine violence de langage n’y faisaient pas défaut, on doit reconnaître pourtant que le talent de l’écrivain imprimait à la discussion un caractère solennel. Le comte Dessewffy avait eu jusque-là les plus vives sympathies pour le comte Széchenyi, il avait même chanté en vers enthousiastes la première apparition du jeune Magyar, son patriotisme et sa libéralité chevaleresque ; s’il le traitait maintenant d’iconoclaste, s’il le dénonçait comme ennemi public, c’était bien sa foi qui le faisait parler. Croyance contre croyance, deux mondes étaient aux prises. Même ardeur des deux parts et même sincérité. Dessewffy représentait la fidélité à de vénérables souvenirs, Széchenyi la claire intelligence des conditions du monde nouveau. Le Monde ! tel est le titre de l’ouvrage où le tribun, ripostant aux attaques de son contradicteur, reprend sa thèse avec une vigueur nouvelle. Il est si plein de ses idées, il voit si bien l’avenir préparé à sa patrie par la réforme du vieux droit, qu’il ne ménage plus rien. L’iconoclaste est sans pitié pour son ami d’autrefois. A travers les argumens que lui fournit la science, on entend siffler le sarcasme injurieux. Blessé, meurtri, le comte Dessewffy ne tarda guère à se retirer de la lutte. La déroute du vieux magyarisme avait commencé.

Peu de temps après, en 1833, le comte Széchenyi publiait un troisième manifeste intitulé Stadium. Le premier était une déclaration de guerre à l’ancien régime, le second une affirmation du droit nouveau ; qu’était celui-ci ? Le titre le laisse deviner sous sa forme bizarre ; un stade, un champ de courses est ouvert, c’est là que les lutteurs généreux doivent exercer leurs forces et remporter les prix. Partout ailleurs il n’y aurait que de vains efforts et des résultats stériles. L’attachement superstitieux des magnats aux institutions féodales se traduisait volontiers par cette formule : extra Hungariam non est vita. Széchenyi au contraire, enseignant à ses compatriotes la vertu de l’émulation, voulait leur inspirer le désir de tenir une place toujours agrandie au sein de la famille européenne. Or quelles étaient pour les Magyars les conditions à remplir, s’ils avaient enfin l’ambition de jouer un rôle dans le monde moderne ? À cette question, l’auteur de Stadium répondait par douze projets de lois, projets très étudiés, très pratiques, appropriés à la situation du pays, et dont les principes fondamentaux peuvent être réduits à ces termes : affranchissement du sol, liberté du travail, égalité civile. Tout l’arsenal-des vieilles lois du moyen âge était renversé comme une bastille. Plus de ces privilèges qui paralysaient le commerce et l’industrie, plus de ces contributions qui pesaient sur les mieux méritans. La loi de l’aviticité, comme on l’appelle, permettait à l’héritier, pendant un espace de trente-deux ans, d’annuler la vente consentie par ses auteurs et de reprendre le domaine patrimonial au simple prix d’achat, avec ou sans indemnités pour toutes les dépenses que l’acquéreur avait pu y faire ; la loi de fiscalité autorisait la confiscation ; la loi du maximum donnait le droit aux seigneurs de limiter le prix des denrées ; le seigneur étant le maître et par conséquent, disait la loi, le défenseur naturel de ses vassaux, il était interdit au paysan de choisir lui-même son avocat dans quelque procès que ce pût être, surtout, on le pense bien, dans les procès de maître à colon ; les lois de corporation enchaînaient l’ouvrier au travail que lui avait imposé le hasard ; il y avait enfin sur tous les points, sous toutes les formes, des entraves, des monopoles, des iniquités sans, nombre ; Parmi ces lois des temps barbares, les unes étaient odieuses, les autres simplement absurdes. Que les lois odieuses fussent adoucies dans la pratique par les progrès des mœurs et la générosité de l’esprit hongrois, on n’en saurait douter ; comment nier pourtant que les lois absurdes fussent une cause d’affaiblissement continu, c’est-à-dire à brève échéance une menace de ruine pour la nation magyare ? Le comte Széchenyi était donc bien inspiré lorsque, après avoir dénoncé le mal, il indiquait si nettement le remède. Cet ensemble de lois fécondes opposées par le réformateur à des institutions désastreuses fut salué comme une sorte d’Évangile par les générations qui venaient de se lever à son appel.

L’effroi même que la fougue du comte Széchenyi inspirait aux derniers représentans du vieux magyarisme contribua au succès du livre. Ses deux premiers manifestes avaient paru librement à Pesth ; le troisième, arrêté par la censure, fut imprimé hors des frontières de la Hongrie et de l’Autriche ; c’est à Bucharest que le comte Széchenyi dut chercher un éditeur, c’est de la Valachie qu’arriva aux lecteurs du généreux tribun le programme de la Hongrie nouvelle. Le succès fut immense. L’image du pays régénéré enchantait les esprits. On avait pu empêcher l’impression de l’ouvrage, on ne put empêcher la nation d’accueillir avec enthousiasme cet idéal d’une liberté régulière et d’une existence agrandie. Dans toutes les diètes locales, dans toutes les discussions des comitats, partout où l’initiative du comte depuis 1825 s’était préparé un auditoire, les projets du Stadium étaient devenus le programme des orateurs. Cette école des juristes, représentée aujourd’hui avec tant d’éclat par M. Franz Deák, comment s’est-elle formée ? Au souffle ardent de Széchenyi. Ce sont les idées de Széchenyi, c’est la suppression des privilèges féodaux, c’est l’établissement de l’égalité civile que Franz Deák, Paul Nagy, Nicolas Vesselényi, avaient pris comme point de départ dans les brillantes et orageuses sessions de 1832 à 1836.

On s’étonnera peut-être que des idées si simples, un demi-siècle après la révolution française, aient demandé tant d’efforts aux réformateurs hongrois. C’est que les épreuves de la Hongrie avaient accoutumé le patriotisme à une défiance ombrageuse ; regardez-y de plus près, cette œuvre qui nous semble si naturelle apparaît au contraire toute hérissée de complications. On avait vu au XVIIIe siècle un souverain philosophe entreprendre la réforme des institutions du moyen âge et gratifier la Hongrie des bienfaits de l’égalité civile ; par malheur ce philosophe couronné employait le despotisme à l’établissement des idées les plus justes. Est-il besoin de nommer Joseph II ? Avec les meilleures intentions, le fils de Marie-Thérèse ne réussissait qu’à se rendre odieux. Poursuivant l’idée abstraite du droit sans tenir compte du droit historique et du sentiment national, il irritait ceux qu’il croyait servir. La Hongrie, dans le système de Joseph II, devenait plus libre et plus heureuse à la condition de ne plus être la Hongrie. On ne voulut point de cette liberté, qui coûtait si cher ; on se révolta contre ce bienfaiteur qui détruisait le Magyar pour affranchir le citoyen. Après lui, Léopold ne put apaiser la colère des Hongrois qu’en abolissant toutes les lois, même les plus sages, imposées par le réformateur despotique, et l’acte par lequel il le condamnait ainsi était rédigé en hongrois, c’est-à-dire dans la langue même que Joseph II avait voulu proscrire. On montre encore à Bude ce trophée de 1791, témoignage de la victoire remportée par le vieux magyarisme sur l’esprit moderne, je dis l’esprit moderne mal compris et appliqué à faux. Cette rectification est indispensable. Étaient-ce donc les principes du XVIIIe siècle qu’avaient repoussés les Magyars en résistant aux innovations de Joseph II ? Non certes. L’année même où ils arrachaient à Léopold ce désaveu dont je viens de parler, les principaux membres de la diète de Pesth préparaient une série de projets de lois manifestement inspirés par notre XVIIIe siècle et les grandes scènes de la révolution. L’esprit de liberté, d’humanité, l’abolition des vieilles entraves, un viril appel aux forces du pays, voilà ce que les législateurs hongrois de 1791 voulaient associer au respect de leurs traditions. Il faut bien reconnaître pourtant que cette généreuse entreprise s’évanouit sans laisser de tracés. Les guerres européennes rejetèrent bientôt les esprits dans un autre courant d’idées. Les projets des députés de 1791 n’étaient connus que des érudits, la nation les ignorait. A vrai dire, les principes de la société moderne, jusque vers 1825, n’apparaissaient aux Hongrois que sous la forme pédantesque et odieuse des décrets de Joseph II. Il fallait le prestige d’un Széchenyi pour triompher de ces souvenirs. Joseph II avait imposé le progrès au nom d’une centralisation où disparaissait la Hongrie ; Széchenyi, en travaillant à détruire la Hongrie féodale, jetait les bases d’une Hongrie bien autrement forte et prospère.

C’était là précisément ce qui inquiétait le gouvernement autrichien. Le prince de Metternich n’était pas fâché de voir diminuer le rôle d’une aristocratie féodale qui, même en servant la maison de Habsbourg, opposait à ses empiétemens une résistance inflexible ; mais cette Hongrie nouvelle, une fois pénétrée de l’esprit qui transformait l’Europe, n’allait-elle pas offrir des dangers d’une autre espèce ? Permettre à la Hongrie de briser ses liens féodaux, rien de mieux, si la centralisation autrichienne devait en profiter ; l’affranchir au profit de la Hongrie elle-même, au profit de la révolution peut-être, quel péril ! En face de ces défiances contraires du vieux magyarisme et des conservateurs autrichiens, on devine tout ce que le comte Széchenyi eut à déployer de souplesse et d’habileté. Enthousiaste avec les Hongrois, circonspect avec les politiques de Vienne, il était obligé tout ensemble d’entraîner les uns et de rassurer les autres. Et il y avait réussi. Au moment où nous sommes parvenus dans cette grande existence, après la publication de ses trois manifestes, quand des entreprises gigantesques, ajoutant l’exemple au précepte, ouvraient à la Hongrie des ressources inconnues jusque-là, le comte Széchenyi était véritablement le roi de l’opinion et ne portait pas ombrage à l’Autriche. Le prince de Metternich s’inscrivait parmi les actionnaires qui apportaient leur concours à l’œuvre de la navigation du Danube ; les orateurs magyars réclamaient à la tribune de la diète l’exécution du programme tracé par le réformateur. Ces mots « roi de l’opinion, » si souvent prodigués par la déclamation et la flatterie, n’étaient ici qu’une vérité littérale. Jamais peut-être on ne vit pareille victoire, jamais du moins popularité acquise plus noblement et plus noblement justifiée.

Quels beaux jours que ceux-là pour le comte Széchenyi ! jours d’enthousiasme pur, de triomphe sans mélange. Il n’avait pas dû encore se séparer de ses disciples ; il n’avait pas encore payé la rançon de sa clairvoyance ; il n’avait pas deviné avant tous ses frères d’armes le mal que l’absolutisme autrichien d’un côté, de l’autre l’impatience hongroise, allaient faire à sa cause ; il n’avait pas été obligé par sa loyauté d’adresser à son pays de sévères avertissemens et de sacrifier sa popularité ; quand il traversait la Hongrie pour surveiller ses vastes entreprises, il voyait partout rayonner les visages, il voyait le paysan ainsi que le gentilhomme, l’ouvrier aussi bien que l’étudiant, saisis d’une émotion patriotique, se découvrir avec respect et saluer le grand Magyar.


II

C’était un des principes du comte Széchenyi que les diètes hongroises devaient éviter toute cause de conflit avec le gouvernement autrichien et se donner le temps de fonder la grandeur du pays sur le terrain de l’économie politique. « J’ai réveillé mes compatriotes pour qu’ils marchent, non pour qu’ils se jettent par la fenêtre, » disait-il un jour à un étranger en lui expliquant l’état de la Hongrie. Faut-il s’étonner qu’un peuple fier, animé tout à coup d’une vie nouvelle, n’ait pas montré dans sa conduite la même prudence que l’homme d’état accoutumé à la méditation ? Non, certes. En signalant les passions qui amenèrent une rupture douloureuse entre le comte Széchenyi et les plus impétueux de ses disciples, à Dieu ne plaise que je veuille condamner des hommes dignes de sympathie ! Il résultera pourtant de ce récit impartial que le comte Széchenyi voyait plus clair que ses détracteurs, et que ses conseils, s’ils eussent été suivis, auraient épargné à la nation magyare les plus cruelles épreuves.

Au moment où les ouvrages populaires du noble comte viennent d’enflammer tous les cœurs, où ses adversaires les plus redoutables sont réduits au silence, où la jeune noblesse s’unit avec le peuple dans l’espoir d’un radieux avenir, à ce moment-là même un parti nouveau s’organise, qui va s’emparer de cet esprit public réveillé par le réformateur et le pousser dans une voie opposée à la sienne. Est-ce la démocratie qui se dresse en face du libéralisme ? Défions-nous de ces termes à propos de la Hongrie ; démocratie, aristocratie, libéralisme, ces dénominations de notre Occident ne conviennent guère dans un milieu où l’esprit de race mêle à toutes les idées quelque chose de hautain. La vérité est que le vieux magyarisme, mis en déroute par les polémiques du comte, allait prendre une sorte de revanche en déconcertant ses projets, et que le magyarisme nouveau s’apprêtait à le dépasser par une ardeur d’émulation irréfléchie. Le comte Széchenyi disait : « Oubliez vos griefs contre l’Autriche, ne vous occupez que de la réforme sociale, assurez-vous une place dans le travail de l’Europe moderne, le reste viendra par surcroît. » C’était décidément trop demander à ces imaginations magyares si vives et si exigeantes. Dans les villes, sinon dans les campagnes, le premier résultat de ce réveil dû à l’ardente prédication de Széchenyi fut la reprise des hostilités contre le gouvernement autrichien. Cette même diète de 1832-1836, où furent posées les bases de l’édifice nouveau rêvé par le comte, vit se lever une armée d’assaillans qui entra en campagne sous une autre bannière ; son chef était le baron Vesselényi, le géant de la Transylvanie, comme l’appellent les publicistes hongrois, gentilhomme passionné, orateur véhément, une sorte de Mirabeau à l’épaisse chevelure et aux formes athlétiques. Possesseur de vastes domaines en Transylvanie et en Hongrie, il avait sa place dans les diètes de l’une et de l’autre contrée. Si le comte Széchenyi n’avait pas été le promoteur d’une rénovation sociale qui transformait bon gré mal gré l’aristocratie hongroise, il est à peu près certain, — des juges impartiaux nous l’affirment, — que Vesselényi n’aurait jamais songé au rôle de tribun populaire. Privé de l’influence féodale par le mouvement que Széchenyi avait imprimé, mouvement encore, incomplet, mais qui déjà, même avant de réussir sur tous les points, avait paralysé le vieux magyarisme, Vesselényi, commet beaucoup de ses amis, avait cherché un dédommagement dans l’influence politique. Il était l’arrière petit-fils d’un ancien palatin. L’ambition personnelle chez cet impétueux personnage s’alliait aux passions nationales les plus sincères. Il voulait tout ensemble arracher à l’Autriche la reconnaissance de l’autonomie hongroise et restituer indirectement aux hommes de sa caste une part de la puissance que leur enlevait le progrès des idées. Rien de pareil chez le comte Széchenyi ; son dévouement à la cause magyare était bien autrement désintéressé. Ce fut pourtant le baron Vesselényi qui le premier, avant Kossuth lui-même, disputa au réformateur le sceptre de l’opinion. Quel est le plus grand ami des Magyars, Széchenyi ou Vesselényi ? Ce débat remplissait les livres, les brochures, les conférences tumultueuses. Széchenyi, plus gentilhomme dans sa tenue extérieure, était bien plus libéral au fond ; Vesselényi, plus préoccupé de son rôle, avait des allures plus populaires. L’un était prudent et temporisateur, l’autre violent et désordonné. Le premier, si habile à manier la parole, si bien armé de raison et d’ironie, savait pourtant se taire à propos, modérer sa voix, graduer ses attaques ; le second était toujours prêt à éclater en invectives formidables. Comment s’étonner que les combinaisons profondes de l’homme d’état aient pâli aux yeux de la foule devant l’enthousiasme irréfléchi du tribun ? « L’opposition des deux patriotes, dit un publiciste hongrois, aboutit pour le vulgaire à ces formules équivoques, à ces antithèses superficielles que la suite des événemens a rendues parfaitement ridicules : Vesselényi, disait-on, veut conduire la nation au bien-être par la liberté, Széchenyi la veut conduire à la liberté par le bien-être ; Vesselényi représente le progrès au nom des principes et de la vie morale, Széchenyi le progrès matériel[2]. »

Le noble comte abandonnait à l’avenir le soin de réfuter ces déclamations. Le travail est une vertu, si je ne me trompe, et l’affranchissement du travail, avec toutes les conséquences qui en résultent, est une des conditions de la vie morale des peuples. On a reproché à Széchenyi d’avoir eu trop de confiance dans la justice de l’histoire, de ne pas s’être attaché à maintenir en face de ses rivaux le caractère moral de son œuvre, Pourquoi en 1836, tandis que le baron Vesselényi devenait l’idole de la foule, le réformateur a-t-il cessé tout à coup de suivre les séances de la diète ? Pourquoi s’est-il réfugié en quelque sorte sur le théâtre de ses grands travaux, au milieu des ingénieurs qui transformaient le pays ? Peut-être voulait-il montrer que là où régnait encore son influence, les promesses de son programme s’accomplissaient de jour en jour, tandis que l’agitation de Vesselényi arrêtait l’élan des réformes civiles. Il est certain en effet que la diète, après avoir si bien commencé en 1832, finissait en 1836 sans avoir réalisé les réformes promises ; une lutte intempestive contre le ministère autrichien avait détourné les esprits du programme tracé par Széchenyi, et au milieu des passions confusément soulevées tout demeurait en suspens. Pourquoi du moins, après cette fâcheuse épreuve, Széchenyi n’avait-il pas essayé de ressaisir son autorité morale en vue de la diète suivante ? C’est dans les comitats que se préparaient les élections, ce sont les comitats qui donnaient aux députés des mandats impératifs ; comment donc se faisait-il que le noble comte n’eût pas cherché à dominer les comitats par le prestige de sa renommée et l’ascendant de sa personne ? Cette question est d’autant plus naturelle que le comte Széchenyi, après le succès de ses manifestes, avait reçu de presque tous les comitats de Hongrie le droit d’indigénat, c’est-à-dire le droit de siéger, de parler, de voter comme les représentai de la commune.

Les récentes études publiées sur le comte Széchenyi nous fournissent ici des explications fort curieuses. D’après la vieille constitution magyare, telle qu’elle existait encore en 1836, la Hongrie se divisait en cinquante-deux comitats. Chacun de ces comitats du districts avait une assemblée où pouvaient siéger non-seulement les grands propriétaires, mais les plus modestes gentilshommes de la contrée, les notables de tout rang, magistrats, juristes, hommes d’affaires ; on cite tel comitat qui renfermait de vingt-cinq à trente mille personnes ayant droit de suffrage. Au moment des élections générales pour la diète, chacun des comitats arrêtait le mandat que ses députés avaient mission de remplir, et ce mandat était impératif. Une commission préparait le travail ; l’assemblée, au moyen de subdivisions nombreuses, délibérait et votait. On se figure aisément le désordre qu’une telle organisation introduisait dans les affaires du pays. Institution féodale, les comitats avaient été inoffensifs tant que l’esprit féodal n’avait pas été remplacé par une force plus active. Depuis le mouvement réformateur du comte Széchenyi, ces cinquante-deux parlemens au petit pied réunissaient sans aucun correctif les inconvéniens de deux systèmes contraires. C’était le morcellement du moyen âge avec l’agitation de la vie moderne. Malgré le nombre des votans et la vivacité des discussions, les intérêts de clocher dominaient tout. Quiconque n’était pas en rapports directs avec les personnages importans du district, quiconque n’était pas initié aux passions, aux intrigues, aux rivalités locales, était certain d’échouer, s’appelât-il Széchenyi ou Kossuth. Oui, Kossuth lui-même, à l’heure des entraînemens révolutionnaires, a eu moins de chances de succès dans tel comitat que l’orateur de bas étage sachant quelles passions particulières il convenait de caresser, quelles espérances ou quelles appréhensions il fallait mettre en œuvre. « Personne n’ignore, dit un publiciste hongrois, qu’il y avait en 1847 dans le comitat de Pesth deux ou trois célébrités d’occasion qui, en se portant candidats aux élections de la diète, eussent écarté Kossuth, — Kossuth adoré de la nation à cette date, mais étranger à la vie des comitats[3]. » On ne saurait déclarer plus nettement que la vie des comitats était étrangère elle-même à la vie de la nation. Széchenyi le savait bien ; sa clairvoyance explique sa réserve. Plutôt que d’user son autorité morale en des luttes peu dignes de lui, il aima mieux garder le poste qu’il avait choisi, au-dessus des comitats, au-dessus même des partis de la diète, et poursuivre obstinément deux choses qu’il regardait comme la clé de l’avenir, la réforme législative de la Hongrie et l’alliance des Magyars avec la monarchie autrichienne.


« Dieu fasse que je rende ma pensée aussi claire pour tous qu’elle l’est pour moi, afin que mes paroles ne donnent lieu à aucune méprise, et que personne n’en puisse être blessé ! Je n’ai en vue autre chose que la conciliation, non pas seulement la conciliation des partis, mais la concorde des deux chambres, la concorde de la nation et du gouvernement. La cause de notre mal est beaucoup moins dans les hommes que dans notre association hétérogène ; cette cause, c’est que la Hongrie possède une constitution et que l’Autriche n’en a point. Or, puisque les choses sont ainsi et que notre devoir est de conserver cette constitution sans permettre que l’esprit en soit faussé, la mission du gouvernement, bien plus son intérêt propre, s’il veut vivre en paix avec nous, est de favoriser notre développement dans le sens de nos institutions nationales. Il n’en fait rien cependant. Ne le voyons-nous pas, depuis l’ouverture de la diète, non-seulement permettre, mais ordonner à ses scribes mercenaires d’accumuler contre nous calomnies sur calomnies ? Et n’est-il pas évident qu’il veut soulever contre nous l’opinion de l’étranger ? Quand je me souviens de toutes les indignités que j’ai été obligé de lire dans le cours de cette diète, quand je me rappelle qu’en les lisant j’étais convaincu de l’impossibilité d’y répondre en détail, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? mon sang brûle mes veines. Dans une de ces pages irritantes, pour n’en citer qu’une seule, il était dit qu’il suffirait de lâcher certaines écluses, et qu’on en finirait une bonne fois avec toute l’aristocratie privilégiée de ce pays ! Admirable système de conciliation, surtout chez des hommes qui invoquent à tout propos le dogme sacro-saint de la légitimité ! Rappelons-nous l’histoire de Marie-Thérèse,’rappelons-nous seulement les événemens de ce siècle, lorsque le conquérant essayait de séduire la nation, de lui faire oublier ses devoirs envers la dynastie, nous aussi nous pouvions dire alors : Il nous suffirait d’ouvrir certaines écluses… Je n’achève pas, les membres de la chambre haute savent bien ce que je veux dire ; mais il ne se trouva pas dans ce pays un seul criminel pour concevoir cette pensée. Appuyé sur ces souvenirs avec une fierté nationale, je déclare que nous n’avons besoin d’aucun avertissement du dehors pour remplir nos devoirs envers le roi et la patrie. »


C’est devant la diète de 1839 que le comte Széchenyi tenait ce ferme langage, puis après avoir ainsi réduit au silence les publicistes viennois, après les avoir écartés de la scène comme étrangers au débat et n’ayant nulle qualité pour intervenir, il met pour ainsi dire en présence le gouvernement des Habsbourg d’un côté, la nation magyare de l’autre, et montre à quelles conditions finiront les luttes séculaires. Il faut que l’esprit de défiance disparaisse. Le gouvernement attribue au pays des pensées factieuses, et par cela même il les fait naître ; le pays attribue au gouvernement des projets d’usurpation, et par cela même il les provoque. Qu’ils se fient l’un à l’autre en se connaissant mieux. Le principal tort du gouvernement, c’est l’ignorance… Voyez quelle impartialité dans ses conseils ! et alors même que l’orateur proclame avec sincérité son attachement à la dynastie des Habsbourg, quel sentiment de l’indépendance nationale ! Ce sont bien là les traits de l’esprit magyar tel que nous le voyons éclater aujourd’hui ?


« Si nous voulons apprécier d’une façon équitable les actes du gouvernement, plaçons-nous souvent à son point de vue ; nous reconnaîtrons alors que, dans maintes affaires où nous soupçonnons des intrigues méphistophéliques, il n’y a autre chose que l’ignorance… Il faut désirer d’autre part que le gouvernement se place souvent au point de vue de la Hongrie, au point de vue de notre régime constitutionnel ; sinon, là où il n’y a qu’une légitime préoccupation de nos droits, il verra toujours révolution et rébellion… — Faisons donc parvenir à sa majesté les remontrances de cette chambre ! Puisse son auguste personne connaître directement nos inquiétudes ! Puisse le gouvernement avoir l’occasion de considérer à notre point de vue les affairés de notre pays ! C’est seulement alors que l’irritation de tous fera place à un jugement réfléchi. Soyons persuadés que les intentions du gouvernement sont honnêtes, bien qu’elles ne soient pas conformes à l’esprit de la constitution. Peut-être, aussi nous-mêmes ne sommes-nous pas encore mûrs pour la vie constitutionnelle librement développée ; car le respect auquel nous avons droit augmente ou diminue avec notre valeur intellectuelle, et morale. Renonçons donc à cette impétuosité d’allures par laquelle beaucoup d’entre nous cherchent à se rendre populaires et s’efforcent même de se dépasser les uns les autres. n’est-ce pas cette émulation de fougue irréfléchie qui a conduit la France de Bailly à Camille Desmoulins, de Camille Desmoulins à Danton, de Danton à Robespierre, pour finir dans le despotisme le plus absolu qui fût jamais ? Apprenons de notre patriotisme à sacrifier nos personnes, si nous ne voulons pas subir le même sort, nourrissons en nous le sentiment de la communauté, n’ayons tous qu’une seule âme, en un mot forçons nos ennemis eux-mêmes à respecter le peuple magyar ! Quant au gouvernement, ce n’est pas assez qu’il ait renoncé à germaniser la Hongrie, il faut aussi qu’il renonce à la fondre avec les autres états de la monarchie ; ce serait une entreprise désormais impossible. On peut nous tuer, on ne nous fondra jamais dans l’Autriche… Il est certain que la complète régénération de la Hongrie est une nécessité de premier ordre ; mais comment accomplir une telle œuvre, si la nation ne comprend pas le gouvernement, ni le gouvernement la nation, séparés qu’ils sont par de continuelles défiances ? »


Excellentes paroles et merveilleuse prévision de l’avenir ! N’est-ce pas, à vingt-huit ans de distance, le programme adopté aujourd’hui par M. de Beust ? Quel sang précieux on aurait ménagé, que de scènes horribles, on eût épargnées à l’histoire du XIXe siècle, si Magyars et Allemands eussent écouté plus tôt les conseils du comte Széchenyi ! Malheureusement, pour des causes qu’il serait superflu d’exposer en détail, les défiances, apaisées un instant par les remontrances du noble orateur, éclatèrent bientôt plus vives que jamais. Louis Kossuth venait de paraître sur la scène. Publiciste fougueux, orateur inspiré, il entraînait dans des voies toutes nouvelles les anciens disciples du réformateur. L’idée de la révolution, épouvantail de Széchenyi, souriait au jeune tribun. Si la rupture avec l’Autriche, si une réforme radicale des institutions du pays, si la révolution enfin peut nous donner l’indépendance nationale, pourquoi redouter des épreuves dont la récompense est si haute ? Ainsi pensait Kossuth, et le Journal, de Pesth (Pestï hirlap), qu’il venait de fonder en 1841, mettait le feu aux poudres. Tous les sentimens généreux sur lesquels s’était appuyé le réformateur, libéralisme, patriotisme, devenaient aux mains du tribun de vraies machines de guerre. Telle était pourtant l’ardeur des esprits, tel était le prestige exercé par la prédication enthousiaste de Kossuth, que Széchenyi lui-même, en le combattant, n’osa se séparer de lui qu’à moitié. Dans un livre expressément dirigé contre le journal de Kossuth et intitulé le Peuple de l’Est[4], on voit le courageux lutteur, un instant déconcerté, fournir une réplique facile à son adversaire. Les idées de Kossuth sont les siennes, la seule chose qu’il blâme, c’est le ton, l’accent, la forme, cette forme passionnée qui exalte l’enthousiasme populaire aux dépens de la raison politique. « Quoi ! répondait Kossuth, nous sommes d’accord sur de fond, et vous vous attachez à la forme ! Quoi ! c’est la forme de mes articles qui fait naître pour la Hongrie le danger d’une révolution ! Avouez que cette révolution, si elle doit éclater, aura eu des causes plus profondes. » Széchenyi, on le devine aisément, avait ressenti un déchirement douloureux au moment de voir disparaître sa popularité ; de là les contradictions de ce livre, où étincellent d’ailleurs des traits de génie, de là cette déclaration inattendue que le programme de Kossuth, sauf les témérités de la forme, était le programme de sa vie entière. C’est peut-être la seule marque de faiblesse qu’ait donnée ce mâle esprit, et qui oserait lui reprocher d’avoir faibli une heure, si l’on songe qu’il s’agissait pour lui, à cette heure décisive, de perdre ou de garder la faveur de ce peuple qu’il avait toujours si ardemment aimé, si loyalement servi ? On ne regrette pas de rencontrer ces indices d’une âme tendre dans la vie d’un homme que recommandent avant tout la vigueur de la raison et la fermeté de la conduite. Il faut ajouter pourtant que ces concessions de Széchenyi, chose assez ordinaire dans les sacrifices de ce genre, lui furent absolument inutiles. Le Peuple de l’Est ne fit que précipiter la déchéance de Széchenyi comme chef du mouvement national ; ébranlé déjà par Vesselényi, le grand Magyar était détrôné par Kossuth.

Cette blessure, quoique saignante, ne le met pas hors de combat. Il se relève et reprend vaillamment son poste. Désormais il ne fera plus de concessions, il accusera au contraire les différences profondes qui le séparent des agitateurs. Que lui importe la popularité ? Il a le témoignage de sa conscience, et il compte.sur les revanches de l’avenir. C’est donc avec une verve rajeunie qu’il va combattre les démagogues. Ne croyez pas d’ailleurs qu’il porte dans la lutte aucun ressentiment personnel, il ne pense qu’à l’intérêt du pays. Une des choses qui l’inquiètent tout d’abord dans les doctrines de Kossuth et de ses partisans, c’est l’esprit de domination altière qui inspire leur politique. De même que les Allemands avaient voulu imposer la culture germanique aux Magyars ; de même ceux-ci,.dans l’élan qui les emporte, voudraient obliger les Allemands et les Slaves du royaume à se transformer en Hongrois. Naguère la langue magyare n’était rien ; maintenant qu’elle est remise en honneur, on voit avec impatience qu’elle n’ait point encore étouffé tous les idiomes rivaux. Ce droit de la race, ce droit du foyer natal, qu’on a tant réclamé, qu’on réclame encore avec tant d’énergie, on le refuse insolemment au voisin. Étrange aveuglement de la passion ! égoïsme incorrigible ! avant même d’avoir triomphé, dès le premier réveil de la vie, au premier espoir de succès, le Magyar prétend faire peser sur les populations slaves, allemandes, roumaines, du royaume de Hongrie, la même oppression que la Hongrie avait dû subir sous la main de l’Autriche. L’esprit niveleur de la démocratie formait ici la plus singulière alliance avec les prétentions hautaines des Magyars. Nivellement démocratique et privilège d’une race altière, ces choses répugnaient également au sens droit du comte Széchenyi. Il devinait déjà les clameurs que provoquerait bientôt la victoire des Hongrois ; il prévoyait les colères, les justes colères des Tchèques, des Croates, et s’efforçait de prémunir ses compatriotes contre les mauvais conseils de l’orgueil. C’est là un des plus curieux épisodes de sa carrière. Il y a autant d’élévation morale que de sagacité politique dans les paroles que ses appréhensions lui inspirent.


« Ah ! s’écrie-t-il, le sentiment national qui fait notre force est un trésor, mais un trésor redoutable ; à quel moyen recourir pour communiquer ce sentiment aux peuples divers établis sur le soi hongrois ? Imposer notre langue, c’est provoquer la révolte. Il n’y a que notre supériorité intellectuelle qui puisse attacher ces peuples à la nationalité hongroise… Développons nos vertus personnelles, accroissons nos qualités morales ; notre salut est là et nulle part ailleurs. C’est à l’individu à préparer le triomphe de la nation. Comment une nation possède-t-elle ces forces, ces vertus nécessaires à son action politique ? Quand le plus grand nombre des individus qui la composent accomplit sa tâche humainement et honorablement. Il faut surtout acquérir le don de plaire, la faculté d’attirer, d’absorber les élémens voisins. Croit-il posséder cette faculté, celui, qui, au lieu d’éveiller les sympathies, n’agit que sur l’extérieur, et, parce qu’il contraint les autres à employer la langue magyare, parce qu’il les affuble du costume hongrois, parce qu’il fait flotter partout nos couleurs nationales, s’imagine avoir conquis du même coup les cœurs et les esprits ? Croit-il la posséder, celui qui ne respecte pas chez autrui ce qu’il veut voir respecté chez lui-même ? C’est un grand art que de savoir gagner les cœurs ; en a-t-il seulement le soupçon, celui qui en face d’un généreux adversaire, passionné comme nous-mêmes pour les traditions de sa race, au lieu de le traiter chevaleresquement, est toujours prêt à lui jeter de la boue ?… Grand Dieu ! un temps doit-il venir, et plus tôt que nous ne pensons, où notre académie toute seule protégera encore, faible lueur vacillante, cette langue hongroise que le Magyar honore, il est vrai, comme le fondement de son existence nationale, mais qu’il n’aura pas su répandre, qu’il aura détruite au contraire en la rendant odieuse par son orgueil et son fanatisme ? »


Accoutumés aux flatteries des tribuns, les Hongrois ne devaient pas faire bon accueil à de telles remontrances. C’est devant l’académie de Pesth et comme président de la compagnie, que le courageux homme d’état prononça ce discours ; des témoins nous apprennent qu’il provoqua une explosion de murmures. Jamais pourtant ce grand serviteur de la Hongrie n’avait mieux mérité de ses concitoyens. Les dangers qui menaçaient dès lors les intérêts magyars, qui les menacent encore et peut-être plus que jamais, étaient hardiment dévoilés. S’imagine-t-on par hasard que le dualisme de la nouvelle Autriche soit la solution définitive des difficultés qui pèsent sur cette malheureuse maison des Habsbourg ? Suffit-il d’avoir établi deux Autriches, l’Autriche allemande à Vienne, l’Autriche magyare à Pesth, pour donner une vie nouvelle à l’empire ? Il faudrait une distraction singulière pour ne pas entendre dans l’une et l’autre moitié de la monarchie ces millions de Slaves qui revendiquent leurs droits. Ce sont aussi de nobles races, et tandis que les Hongrois triomphent, tandis que les Allemands assistent à ce spectacle avec une surprise inquiète, il y a là plus de 16 millions d’hommes, Tchèques et Croates, humiliés, frémissans, exposés malgré eux aux tentations funestes du panslavisme. Je sais bien que l’empereur François-Joseph et le chancelier de l’empire, M. de Beust, promettent aux Slaves de toute l’Autriche le respect de leur autonomie ; ce qui se fonde aujourd’hui n’est qu’un commencement, et les Tchèques comme les Croates peuvent espérer un jour une destinée meilleure. D’où vient cependant que les Slaves de Bohême et de Croatie ne sont rassurés ni par les promesses de François-Joseph, ni par les circulaires de M. de Beust ? C’est que l’esprit magyar les effraie, cet esprit de domination hautaine, si vivement dénoncé, il y a vingt-cinq ans, par le généreux Széchenyi.

Un des plus dignes représentans de la race slave en Bohême, le vénérable M. Franz Palacky, me disait il y a quelques semaines, au moment de partir pour le congrès slave de Moscou : « Vous vous occupez du comte Széchenyi. C’est une grande figure. Széchenyi est le seul Magyar qui ait eu le respect des autres races. Si le gouvernement autrichien s’inspirait de ses principes, si tous les Magyars lui ressemblaient, nous ne serions pas réduits à accepter l’invitation des Russes. » Ces paroles, dans la bouche d’un homme aussi loyalement attaché à l’Autriche, — il l’a prouvé en des circonstances décisives, — éclairent toute une situation. Assurément la plainte est excessive, Széchenyi n’était pas seul ; il y a dans la Hongrie nouvelle plus d’un personnage d’élite, homme d’état ou publiciste, qui a recueilli l’héritage de son libéralisme ; comment nier cependant que les défiances des Slaves ne soient justifiées par l’esprit général de la politique magyare ? En tout cas, les remontrances de 1842 peuvent être utilement rappelées aux Hongrois de 1867. C’est un homme de leur race qui leur adresse ces objurgations si noblement humaines, un homme dont la vie et la mort disent assez le patriotisme ; espérons que ses conseils ne soulèveront plus de murmures. Széchenyi, formé à l’école de l’Angleterre et de la France, était chez ses frères d’Orient l’initiateur de la civilisation occidentale ; s’il reste quelque chose de l’esprit féodal et tartare parmi les fils d’Arpad, il est temps que ces vieilleries disparaissent.

Suivre de 1843 à 1848 la lutte de Széchenyi contre l’influence prestigieuse de Kossuth, ce serait faire l’histoire de la Hongrie pendant une période remplie de complications sans nombre. Un volume n’y suffirait pas. Marquons du moins les principaux épisodes ; nous verrons Széchenyi poursuivre constamment le double but de sa carrière, d’un côté l’affranchissement matériel et moral de la Hongrie, de l’autre la résistance à une révolution dont il prévoyait les désastres. Si Kossuth veut porter toute l’activité commerciale du pays vers le littoral de l’Adriatique et faire du petit port de Fiume un immense foyer qui ruinera Trieste, il est possible que Széchenyi ait combattu trop durement ces chimères ; on ne lui reprochera pas du moins d’avoir signalé mal à propos les contradictions du grand agitateur. Rien de plus étrange, par exemple, que la conduite du parti révolutionnaire dans la double question des douanes et des impôts. Il y avait une ligne de douanes qui séparait la Hongrie du reste de l’Autriche, et le maintien de cette barrière était un des griefs de l’opposition contre le gouvernement ; or, au moment où le cabinet de Vienne, ramené à des idées plus sages, propose de le détruire, le parti révolutionnaire change de tactique, prétend se faire un rempart de cette ligne qu’il attaquait la veille, et organise une société pour la protection du travail national. Est-ce tout ? Pas encore. Il y avait une lot féodale qui exemptait des impôts l’aristocratie magyare ; tandis que Széchenyi combine la loi nouvelle qui établira l’égalité, prépare la transition, propose des compromis, crée en un mot tout un système de ressources dont la Hongrie entière profitera, Kossuth et son parti prennent occasion de cette grande réforme pour arracher au gouvernement le système de la responsabilité ministérielle. Nous paierons, dit Kossuth, mais nous voulons contrôler efficacement l’emploi de nos finances. Juste demande, mais prématurée ; surtout tactique bien imprudente, si elle empêche la réforme qui allait s’accomplir, et ajourne la défaite des privilégiés ! A chaque jour sa tâche, disait Széchenyi ; tout ou rien, répondait l’agitateur. Certes tous deux avaient le même but, la reconstitution de la Hongrie ; l’un y marchait logiquement, régulièrement, par la réforme, des mœurs et des lois ; l’autre voulait tout emporter de haute lutte, se souciant peu de provoquer l’Autriche et d’exaspérer les Magyars. C’est après l’échec de ses justes projets, entravés par Kossuth, que Széchenyi adressait au tribun ces terribles et prophétiques paroles que j’emprunte à un de ses derniers ouvrages, Fragmens d’un programme politique, publiés en 1847 :


« L’état sera ébranlé ; alors les serviteurs sérieux de la cause magyare, pensant à quelle hauteur la sagesse politique aurait pu élever ce pays et dans quel abîme l’auront précipité les chimères des brouillons, navrés, saignans, frappés au cœur, n’auront plus désormais d’autres ressources, d’autre science politique que la prière. Ils prieront, ils supplieront la Providence de les prendre en pitié, pauvres mineurs incapables de se conduire ! Cette nationalité hongroise, pour laquelle nous avons si longtemps, si noblement, si loyalement combattu, et non sans quelque succès déjà, entrera probablement dans la période de la suprême agonie. Et vous, Kossuth, vous, un ami du pays, un homme d’honneur, bien plus encore, un cœur généreux et bon, pour qui la vertu n’est pas un vain mot, — c’est là du moins ce que j’aime à voir en vous, — quel tourment sera le vôtre, lorsqu’après tant de déceptions trop faciles à prévoir vous serez obligé d’expier vos illusions et de vous dire : — Moi qui me croyais plein de cette sagesse par laquelle prospèrent les états, je n’étais qu’un homme d’imagination et de ténèbres ! — Moi qui me regardais comme un prophète, non-seulement je n’ai rien prévu, mais je n’ai pas même su comprendre les plus simples événemens à mesure qu’ils se produisaient sur la scène ! Je me prenais dans mon infatuation pour un génie créateur, et je n’étais qu’un de ces fabricans de projets toujours prêts à tout commencer, incapables de rien mener à bonne fin ! — Moi qui voulais conduire les autres, je ne savais pas me gouverner moi-même ! — Moi qui me vantais d’être le bienfaiteur de la nation, je n’étais que le boute-feu des passions populaires ! — Moi qui me croyais un nouveau messie dans l’ordre politique, un véritable homme d’état au regard profond, je n’ai jamais été qu’un honnête frère de la miséricorde, mettant de petits emplâtres sur chaque blessure, faisant d’après de faux calculs cuire du pain pour les pauvres, n’encourageant que la paresse, habile peut-être à organiser un grand hôpital national, impuissant, régénérer une nation ! — Moi qui m’enivrais de l’espoir de consolider nos institutions, d’affermir notre liberté, je n’aurai fait que rejeter la patrie dans une servitude plus grande !

« — Alors, quand vous serez entièrement désabusé (et cette heure viendra, n’en doutez point, car le monde que vous vous êtes créé à vous-même n’a pas plus de réalité que les mirages de la fée Morgane), trouverez-vous dans votre cœur un seul sentiment de consolation ?… Ah, je vous le demande au nom sacré de la patrie, quittez le terrain périlleux de l’agitation ; renoncez, je vous en conjure, renoncez pour jamais à votre rôle de tribun. Vous refusez ? vous êtes décidé à aller jusqu’au bout ? en bien ! faites. Soulevez toutes les nationalités contre la nationalité hongroise, secouez la flamme des torches sur les toits de nos paysans, unissez contre vous tous les intérêts de la monarchie autrichienne, provoquez-les à une résistance furieuse et remplissez de votre poison la coupe de la vengeance ! Il se peut que sur cette voie la faveur populaire vous porte haut ; mais, quand vous reconnaîtrez, trop tard hélas ! qu’au lieu d’une action bienfaisante vous n’avez apporté parmi nous que la malédiction et la ruine, vous ne pourrez donner pour excuse que la nation entière a partagé vos illusions, que nulle voix loyale ne s’est élevée à temps pour interrompre ces rêves menteurs, que personne n’a eu le courage de vous tenir tête et n’y a employé toutes ses forces. »


A la véhémence de ce langage, à l’éclat sinistre de ces prédictions, on s’aperçoit aisément que des événemens décisifs se préparent ; l’orage n’est pas loin. Il ne faut pas dire que notre révolution de février a fait éclater la révolution de Hongrie ; la moindre circonstance analogue, une flamme, une étincelle, eût amené l’explosion inévitable. La sommation de Széchenyi, on le pense bien, n’a pas détourné Kossuth de son entreprise. La diète de 1847 va s’ouvrir ; l’éloquent tribun est élu député à Pesth. Puisque Széchenyi, si résigné d’abord à la perte de sa popularité, se trouve rappelé dans l’arène par l’imminence du danger prévu, il ne reculera pas devant la lutte. Il quitte son siège à la chambre des magnats et sollicite des électeurs un mandat à la chambre des députés, résolu à combattre jusqu’à la dernière extrémité la politique des agitateurs. Il veut provoquer Kossuth à une discussion solennelle. Assez longtemps les déclamations ont fait taire le bon sens politique ; il s’agit de prouver, pièces en main, que Kossuth, avec sa philanthropie décevante et son magyarisme arrogant, compromet à la fois et les réformes civiles et la restauration nationale. Les affaires industrielles où le rêveur enthousiaste avait engagé les finances du pays ne prêtaient que trop à la censure. Qu’avaient donc produit et l’association protectrice du travail et l’entreprise du port de Fiume ? Les amis de Kossuth eux-mêmes étaient forcés de convenir que C’était là un désastre. Celui-ci avait cru que du jour au lendemain, par la vertu de la foi patriotique, on peut transformer une nation agricole en une nation industrielle[5]. Sur ce terrain de l’économie politique, malgré sa prestigieuse éloquence, il n’était pas de force à lutter contre la science précise d’un Széchenyi. Il vit le danger, et dès l’ouverture de la diète il chercha son refuge dans des questions d’un autre ordre. Széchenyi, aussi bien que son rival, espérait que la Hongrie saurait un jour se gouverner elle-même, qu’elle aurait son administration distincte, qu’elle amènerait l’empereur d’Autriche à être le roi constitutionnel des Magyars, qu’entre ce roi et la nation il y aurait un ministère responsable, un ministère chargé, par le pays des affaires du pays et toujours prêt à rendre ses comptes. Seulement, on l’a vu déjà par les détails qui précèdent, Széchenyi, voulant que la Hongrie fût plus forte avant d’affronter ces épreuves, demandait que la réforme sociale préparât la réforme politique ; Kossuth au contraire, indigné de cette prudence, invoquait le droit éternel, sans souci de la réalité. Ce grand débat, si souvent renouvelé, allait reparaître à la diète de Presbourg comme dans une bataille suprême, quand tout à coup les événemens extérieurs prévinrent les deux champions et donnèrent la victoire à Kossuth. La révolution du 24 février 1848 avait eu son contre-coup à Vienne le 13 mars ; trois jours après, un comité de salut public s’établissait à Pesth, espèce de pouvoir révolutionnaire chargé de surveiller le palatin, la diète, et de diriger les événemens. Le seul moyen pour le gouvernement et pour la diète de reprendre la direction des affaires, c’était d’instituer au plus tôt un ministère responsable. Le 23 mars, le comte Louis Batthyany était nommé président d’un cabinet où Széchenyi allait siéger à côté de Kossuth !

Singulier assemblage de noms ! dramatique sujet de rapprochemens, si l’on songe à tout ce qui a suivi ! Le comte Louis Batthyany ; celui-là même qui devait être fusillé par ordre de Windischgraetz, était alors invoqué comme un sauveur par l’archiduc Etienne, palatin du royaume. Président sans portefeuille, il dominait les élémens disparates du conseil, et représentait en face de la révolution le système si longtemps prêché par Széchenyi, l’union de la Hongrie et de l’Autriche, renouvelée au profit de l’intérêt commun. Barthélémy Szemere avait l’intérieur, le prince Paul Eszterhazy les affaires étrangères, c’est-à-dire les relations entre le royaume de Hongrie et l’empire d’Autriche, Lazare Meszáros la guerre, François Deák la justice, Gabriel Klauzál l’agriculture et le commerce, le baron Joseph Eötvös l’instruction publique et les cultes ; on avait donné les travaux publics au comte Széchenyi et les finances à Louis Kossuth.

Des personnages que réunit cette liste, les uns sont tombés sous les balles de la réaction autrichienne, les autres, n’ont échappé au supplice que par l’exil ; d’autres enfin, après de longues années d’angoisses, réconciliés aujourd’hui avec l’Autriche, ont retrouvé leur place au sein du ministère national ; ce sont eux qui reprennent en ce moment même, au milieu des acclamations de la Hongrie, l’œuvre interrompue en 1848 par les violences, de la guerre et par dix-neuf années de servitude ! Qu’est devenu le plus illustre, d’entre eux ? quel a été le lot de l’adversaire de Kossuth ?

Le comte Széchenyi n’avait accepté les fonctions de ministre que le désespoir dans l’âme. Il avait trop de clairvoyance pour se prêter à aucune illusion. Pendant les six mois qu’il est demeuré à son poste, du mois de mars au mois de septembre 1848, tout ce qu’il avait prédit dans ses manifestes s’accomplissait de jour en jour. Kossuth était dépassé par les démagogues magyars ; la crise, chacun le comprenait, ne pouvait être terminée que par une guerre avec l’Autriche, et cette guerre, quel que fût le sort des armes, Széchenyi savait bien qu’elle amènerait la ruine de son pays. Il savait que l’Autriche était nécessaire à l’équilibre de l’Europe, que l’Europe ne la laisserait pas démembrer, que toutes les victoires des Hongrois ne feraient que retarder une défaite suprême. Et alors quelle réaction horrible ! victorieuse ou vaincue, l’Autriche serait sans pitié. De la voie des concessions où elle s’engageait peu à peu, la guerre la rejetterait dans les voies de l’oppression meurtrière. Que de violences, que de crimes, que de haines nouvelles ajoutées aux ressentimens séculaires allaient ajourner l’œuvre de la réconciliation ! Ce serait la mort de la Hongrie, ce serait aussi la mort de l’Autriche. Széchenyi voyait tout cela, et son impuissance le désolait. Vainement Batthiany, Franz Deák, Szemere, Meszáros, vainement Kossuth lui-même, instruit par l’expérience, éclairé peut-être par les paroles de Széchenyi, s’efforçaient de concilier les exigences opposées et d’empêcher la rupture définitive avec les Habsbourg ; le déchirement était inévitable.

Deux épisodes également graves, l’insurrection italienne et le soulèvement des Slaves de Hongrie, vinrent précipiter les événemens. On vit alors combien Széchenyi avait eu raison de prémunir ses compatriotes contre leur esprit de domination ; si l’arrogance des Magyars n’avait pas excité la défiance des Croates et fourni à la cour de Vienne l’occasion d’exploiter ces haines fratricides, la Hongrie eût été bien plus libre dans la question italienne. Fallait-il accorder ou refuser à l’Autriche le concours des troupes hongroises pour combattre l’armée de Charles-Albert ? Terrible alternative : refuser ce concours, c’était manquer à une des obligations du pacte fondamental, c’était se séparer de la monarchie et accepter les conséquences de la rupture ; l’accorder, c’était s’associer à une guerre inique et attaquer chez les Italiens ce même droit national dont les Magyars étaient si jaloux pour eux-mêmes. Il n’y avait évidemment qu’une conduite à tenir ; il fallait déjouer hardiment le piège des circonstances et maintenir la neutralité de la Hongrie. Se figure-t-on pourtant les difficultés de cette politique au moment où les Croates, en haine de la domination hongroise, prêtent leurs troupes au gouvernement autrichien et se préparent à sauver l’empire pour écraser leurs rivaux ? Kossuth lui-même est effrayé de ces complications. sans issue, il se rallie aux modérés du ministère ; on imagine des transactions ; on promet à l’Autriche le concours des régimens hongrois à la condition que le but de la guerre sera non l’asservissement de l’Italie insurgée, mais l’établissement d’un régime nouveau, la consécration de l’autonomie vénitienne et lombarde sous le sceptre des Habsbourg. Rêveries insensées, ou plutôt désarroi des esprits enfermés dans un dilemme de mort ! Tandis qu’on négocie longuement sur cette base, l’Autriche, victorieuse des Italiens, se porte sur la Hongrie. Jellachich s’avance avec ses Croates… Il n’y a plus qu’un parti à prendre : guerre à l’Autriche, puisque l’Autriche le veut ! Kossuth n’eut pas de peine à se décider, il rentrait dans son rôle. Après avoir louvoyé plusieurs mois entre les écueils avec les libéraux du ministère Batthiany, il allait devenir le dictateur de la révolution. Qu’on se représente au contraire les perplexités de Széchenyi. Sa place est sous le drapeau des Magyars, et il est persuadé pourtant que cette guerre est la ruine de son pays ; que la Hongrie a besoin de l’Autriche comme l’Autriche a besoin de la Hongrie, qu’elles ne peuvent subsister l’une sans l’autre ; reniera-t-il la foi de toute sa vie ? il maudit la duplicité du cabinet de Vienne, qui exploite les passions croates et pousse les Magyars au désespoir ; il redoute les extrémités meurtrières où la révolution va entraîner ses compatriotes. Pas une issue, pas un rayon de lumière ; de toutes parts la ruine, la honte, la mort. Il y a des jours. où la clairvoyance est un don funeste. Heureux, celui qui ne voit qu’un aspect des choses et à qui son erreur même permet de suivre résolument une idée ! Malheur à l’homme que la sagesse paralysé ! C’en est fait du sage en ces heures tragiques ; le sage, victime fatale, est condamné d’avance. On apprit bientôt que le grand Magyar était frappé de folie.

Dans les premiers jours du mois d’octobre 1848, un écrivain qui suivait les événemens de Hongrie en observateur sympathique et qui les racontait ici même avec autant de loyauté que de talent, M. de Langsdorff, ayant recueilli ce bruit sinistre : Széchenyi est devenu fou ! Széchenyi a voulu se jeter dans le Danube ! insérait cette belle page au milieu de ses études : « La nouvelle n’était que trop vraie. A la suite d’une discussion véhémente avec Kossuth, cette raison si haute, ce bon sens si ferme, cet esprit vif et coloré, qui animait de ses images tes discussions les plus arides de la politique, avait chancelé et ployé sous le poids trop lourd, sous les coups trop répétés des événemens de chaque jour. Il y avait encore plus à pleurer cependant qu’à s’étonner : on n’use pas impunément au service de sa patrie sa jeunesse et sa vie ; on ne lui a pas consacré toutes ses facultés, sa fortune ses jours et ses veilles, sans qu’un amer désespoir ne s’empare de l’âme quand on voit périr cette idole, et avec elle aussi son nom, sa gloire, sa renommée dans l’histoire, consolation lointaine du génie vaincu dans la lutte. Comme les âmes passionnées, Széchenyi était d’ailleurs sujet à des accès de découragement ; quelquefois il doutait de l’œuvre à laquelle il s’était dévoué. Il se demandait s’il n’aurait pas mieux valu ne rien entreprendre, lorsque, voyant arriver les années, il sentait que rien n’était fondé encore ; il pressentait la tempête qui s’est déchaînée. « Si les combles de l’édifice ne sont pas vite achevés, disait-il, nous retomberons encore dans le chaos. » Il a entrevu le chaos, et la douleur lui a obscurci les yeux. Espérons encore ; que les nombreux amis que son caractère et sa noble hospitalité lui avaient faits à travers l’Europe espèrent avec nous ! Ce malheur peut n’être que passager ; il cessera avec les malheurs du pays, et dans des temps meilleurs le flambeau rallumé de cette intelligence si brillante éclairera encore ses concitoyens et leur montrera la route[6]. » Cette espérance si noblement exprimée ne s’est réalisée qu’à demi, ou plutôt le réveil n’a fait que préluder à une catastrophe plus douloureuse. Le comte Széchenyi a retrouvé sa raison, non pas assez pour triompher de la douleur et reprendre goût à la vie active, assez du moins pour comprendre tout ce qui se passait, pour apprécier les événemens, pour juger les hommes, pour entrevoir peut-être à de certaines heures les réparations de l’avenir, et ce pendant, après douze années d’angoisses, frappé de nouveaux coups au milieu même de ce martyre moral, le noble esprit a succombé. C’est par le suicide que Széchenyi a terminé ses jours. Ces douze années sont un fragment de l’histoire du XIXe siècle, et tous les détails qu’on vient de lire ne sont que la préface de ce funèbre épisode. Un tel sujet demande une étude spéciale. L’écrivain dont j’ai parlé au début de ce travail, M. Aurèle de Kecskeméthy, a été le confident du comte en ses dernières années, il l’a visité souvent à l’hospice de Döbling, il a recueilli ses novissima verba, il a été même enveloppé dans les persécutions dont le prisonnier a été victime ; c’est comme son testament qu’il nous apporte. Il nous aide aussi à résoudre cette question tant de fois agitée depuis le jour fatal : Széchenyi était-il réellement fou ? Ce qu’on appelle la folie de Széchenyi n’était-ce pas une crise où éclatèrent en traits plus vifs que par le passé le patriotisme, la clairvoyance, la sagesse du hardi réformateur ? M. de Kecskeméthy a vu les choses de près ; je veux le suivre dans l’asile du patient et recomposer avec lui le journal de cette période. Ce n’est pas seulement le comte que l’on connaîtra mieux en l’écoutant parler, en le voyant au milieu des siens, entouré de parens, d’amis, de complices, et constamment face à face avec l’image désolée de sa patrie ; on apercevra aussi l’Autriche de la réaction derrière les murailles de Döbling. C’est elle-même qui était frappée de folie, puisqu’elle laissait tourmenter de la sorte les hommes qui l’avaient servie le plus loyalement. N’y a-t-il pas quelque chose de shakspearien dans ces tragiques aventures ? Le promoteur de la renaissance hongroise assistant du fond d’une maison de fous au spectacle d’une réaction impitoyable, notant les fautes de l’ennemi, prédisant sa chute, et se frappant lui-même, dans un accès de désespoir, sept ans avant le triomphe du système auquel il avait consacré sa vie, tel est le tableau que vont nous offrir, grâce aux confidences d’un témoin, la maladie et la mort de ce grand homme de bien.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Graf Stéphan Széchenyi’s staatsmännische Laufbahn, seine letzten Lebensjahre in der Döblinger Irrenanstalt und sein Tod, Von Aurel von Kecskeméthy ; 1 vol. in-8o. Pesth 1866.
  2. Graf Stéphan Széchenyi’s staatsmännische Laufbahn. Pesth 1866, p. 21.
  3. Graf Stéphan Széchenyi’s staatsmännische Laufbahn.
  4. Kelet Népe.Pesth 1841.
  5. Un des membres les plus éclairés du parti qui voulait la séparation absolue de la Hongrie et de l’Autriche, M. Daniel Iranyi, dans sa loyale Histoire de la révolution de Hongrie, n’a pas cherché à dissimuler ces erreurs de Kossuth. « L’affaire dit-il, considérée au point de vue commercial, était une affaire manquée. Les manufacturiers de Hongrie restaient notablement inférieurs à ceux des contrées voisines, n’ayant encore que fort peu d’expérience industrielle ; de plus les capitaux, le matériel, les ouvriers, habiles, tout leur manquait à la fois. » Histoire politique de la révolution de Hongrie, Paris 1859 ; t. Ier, p. 62.
  6. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1848 le travail intitulé la Hongrie en 1848. — Kossuth et Jellachich, histoire des six derniers mois, par M. E. de Langsdorff. Nous ne pouvons rappeler ces belles études et le nom qui les signe sans exprimer un vif sentiment de douleur. M. le baron de Langsdorff vient d’être enlevé aux lettres et à la société française, on pourrait dire à la société européenne. Il y avait peu d’esprits mieux initiés que le sien aux affaires de l’Europe orientale. Gendre de M. de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France en Autriche sous le règne de Louis-Philippe, chargé lui-même de hautes fonctions diplomatiques, il avait longtemps habité Vienne, il avait visité la Hongrie, et il s’intéressait aux destinées de ce pays avec cette intelligence toute libérale dont il a fait preuve dans les travaux les plus divers. Sans parler de ses études sur la Hongrie, qui acquièrent aujourd’hui comme un éclat nouveau, est-il nécessaire de rappeler aux lecteurs de la Revue ses pages exquises sur les lettres de Cicéron, sur Théodoric et Boèce, sur la Comédie politique à Athènes et à Paris ?