Hommage de Monsieur Necker à la nation française

HOMMAGE
DE M. NECKER
À
LA NATION FRANÇAISE.
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Généreux Français !


Quel trouble raviſſant ſe répand dans mon ame ; paſſe dans tous mes ſens me fait renaître encore à des jours de bonheur !

Penſers délicieux ! de quel baume ſuave vous ranimés mon cœur flétri !

Un courrier !… un courrier à Baſle, arrivé avant moi !… Des citoyens en grouppes, placés ſur mon paſſage, dans les places, & les carrefours… Ô douce ivreſſe du ſentiment !… ſeul vrai bien d’un cœur ſenſible… Mon ame, contractée par l’amertume, ne peut ſuffire à tes étreintes : je ſuccombe…

Il eſt donc vrai, vertueux amis, Oh ! permettés, permettés cette expreſſion à mon amour : il eſt donc vrai… Necker vous eſt toujours cher, & vous le déſirés ?… Avez-vous pu penſer qu’il vous refusât ? &, puiſque vôtre indulgence veut bien lui tenir compte de ſon zèle pour vous, vous pouviés, ſans crainte, répondre à ceux qui vous le montraient incertain, que, ſans doute, ils ne l’avaient jamais connu.

Vous refuſer !… qui ? moi !… Eh ! quand je l’euſſe voulu, cela eût-il été en mon pouvoir ? Depuis long-temps, vous le ſavés aſſés, toutes mes facultés vous ſont acquiſes. N’ai-je donc pas promis à Vous, à vos Repréſentans, à mon trop cher & digne Maître, que ſa bonté & ſes vertus placeraient ſur le trône, s’il n’y était pas né, que je ſerais vôtre, juſqu’au dernier ſoupir.

Ô France ! Terre chérie ! Toi, dans le ſein de qui mon cœur me portait dès mes plus jeunes ans ; toi, dont les mains libérales, ne refusèrent pas de payer mes ſueurs d’une partie des tréſors que tu fais circuler dans le vaſte champ du commerce ; néceſſaire ou non à tes intérêts, reçois, ô patrie de mon cœur ! reçois, s’il eſt beſoin, le nouveau ſerment que Necker te fait ici, à la face de tes habitans, de ne vivre & de ne mourir déſormais que pour toi.

Et, ſi j’ai quitté un moment, le poſte auquel notre père commun m’avait appellé, ne crois pas, ſur-tout, que la crainte, ou l’oubli de la religion du nœud qui m’attachait déjà à ton ſort, ſoient entrés pour rien, dans cet acte de mon reſpect & de mon obéiſſance à la volonté du Maître auguſte qui m’en intimait l’ordre : Non, j’en jure, avec confiance, ſur l’autel ſacré de la patrie, ſi mon cœur y eût preſſenti quelque péril pour tes enfans, comme au jour du 23 juin, on m’eût vu, ſans héſiter, ne pas déſemparer, & affronter plutôt, mille fois, les poiſons & les poignards d’une cabale exécrable, que d’obtenir de moi de faire un ſeul pas en arrière ; mais raſſuré par la préſence du corps indélébile des généreux défenſeurs que mes ſoins à mes vœux avoient obtenu du ciel de raſſembler auprès du vertueux Louis XVI, & de réunir entre eux, j’avoue que je n’emportai, en me retirant, que cette douleur tendre que l’on éprouve en s’arrachant du ſein d’une famille chérie ; tant mon ame confiante était loin de ſoupçonner les horribles noirceurs que des hommes-tigres, gangrenés de tous les vices, oſaient méditer contre eux !

Cependant la contrainte dont on m’avait fait une loi, en exigeant que je renfermaſſe au-dedans de moi-même, l’expreſſion de ma juſte douleur, ſemblait en avoir rendu le foyer plus ardent ; un preſſentiment ſecrêt, qui ramenait, ſans ceſſe, mes eſprits troublés aux lieux que je quittais, ne me laiſſait pas même jouir du calme de ma conſcience ; j’arrivai ainſi, ſans m’en appercevoir, à Bruxelles, où il ne fallut rien moins que les ſecouſſes violentes des nouveaux chagrins que j’y éprouvai, pour me rappeller au ſentiment de ma funeſte exiſtence.

Ce fut-là, ô chers concitoyens ! que mes yeux furent entièrement deſſillés ſur les damnables & extravagans myſtères d’une cabale odieuſe. L’hôtel où je deſcendis, fréquenté par un grand nombre d’étrangers, retentiſſait déjà des exploits inhumains d’une troupe de ſoldats forcenés, conduits par la fureur délirante d’un chef infâme, juſqu’au grand baſſin du jardin-royal des Thuilleries. Cette nouvelle inattendue, ſurchargée des détails ſiniſtres qui groſſiſſent toujours les événemens de ce genre, en raiſon de la diſtance des lieux qui en ſont le théâtre, jointe aux chagrins qui accablaient déjà madame Necker, acheva d’altérer ſi viſiblement ſa ſanté, que, pour obéir aux ordres qui me pourſuivaient, même au-delà des limites de l’empire du ſouverain de qui je les avais reçus, je fus contraint de l’abandonner en des mains étrangères, pour me rendre au lieu d’exil dont la route m’avait été prescrite.

Ô vous Français ! qui portés tous un cœur ſenſible, & qui ſavés compâtir mieux qu’aucun peuple du monde, aux maux de tout être ſouffrant, je laiſſe à votre imagination, à vous retracer l’état de mon ame, pendant que, ſeul & ſéparé de tout ce qui avait pû faire le charme d’une longue vie, exempte de reproches, des chevaux m’enlevaient d’une courſe rapide, ſur le chemin qui conduit de Bruxelles à Francfort, obligé de déguiſer mon nom aux lieux où je paſſais, comme un criminel fugitif !

Cependant, quelque cruelle que fût ma ſituation, j’oſe avancer ici, ſans craindre d’être démenti par aucun cœur qui aura connu l’empire d’un amour vrai & vertueux, ou d’une amitié ſainte, que je pleurais plus encore ſur vos maux que ſur les miens ; car, ſi le ſort cruel, qui ſe plaiſait, en cet inſtant, à épuiſer tous ſes traits ſur moi, m’avait laiſſé recueillir la nouvelle des premiers excès auxquels on s’était porté contre vous, il n’avait pas été moins ſoigneux, pour en fomenter le poiſon, de me dérober juſqu’au bruit de vos heureux ſuccès.

Tels furent, valeureux patriotes ! les ſentimens pénibles qui déchirèrent, pendant une longue route, un cœur qui vous portait tous avec lui, juſqu’à l’heureux inſtant où je trouvai, à mon paſſage à Baſle, le courrier par lequel vous voulés bien me dire, ô généreux François ! que vôtre ſein m’eſt toujours ouvert, & que je pourrai encore, en vous conſacrant les veilles de mes cheveux blancs, auprès de notre auguste monarque, coopérer, de tout mon zèle, aux jours heureux que vous préparent, par leurs travaux, vos reſpectables Repréſentans à l’assemblée nationale.


De l’imprimerie de Ballard, Imprimeur du Roi, rue des Mathurins.
Et ſe vend à Paris, rue du Sépulchre, no .15, à l’entre-ſol.