Homélie sur les Machabées/Traduction


Traduction par Édouard Sommer.
Librairie Hachette et Cie (p. 4-58).

I. Que sont donc les Machabées, dont nous faisons aujourd’hui la fête ? Quelques Églises seulement les honorent, parce qu’ils n’ont pas lutté après le Christ ; mais ils sont dignes d’hommages universels, parce qu’ils ont patiemment souffert pour les institutions de leurs pères. Eh ! que n’auraient pas fait ces hommes qui ont subi le martyre avant la passion de Jésus-Christ, s’ils avaient été persécutés après le Christ et s’ils avaient eu à imiter la mort de notre Sauveur pour nous ? Eux qui, sans le secours d’un pareil exemple, ont fait éclater une telle vertu, comment ne se seraient-ils pas montrés plus courageux encore, si au milieu de leurs dangers ils avaient eu sous les yeux ce modèle ? Ces choses d’ailleurs ont une raison mystérieuse et secrète, dont pour ma part je suis fortement convaincu, et il en est de même de toute âme pieuse : c’est qu’aucun de ceux qui ont été consommés avant la venue du Christ n’a obtenu ce bonheur sans avoir foi en Jésus-Christ. La divine parole fut proclamée plus tard, en son temps, mais elle avait déjà été connue des cœurs purs ; c’est ce que prouvent les hommages rendus à tant de prédécesseurs du Christ.

II. Il ne faut donc pas dédaigner ces hommes, parce qu’ils ont souffert avant la croix, mais les louer de ce qu’ils ont souffert selon la croix ; ils méritent d’être honorés dans nos discours, non que leur gloire en soit augmentée (car que pouvons-nous ajouter à la grandeur de leurs actions ?), mais afin que ceux qui les bénissent soient glorifiés, que ceux qui entendent leurs louanges deviennent les imitateurs de leur vertu, et qu’excités par ce souvenir comme par un aiguillon, ils s’efforcent de les égaler. Quels étaient donc les Machabées ? Quelle éducation, quels principes ont soutenu cet élan qui les a élevés à un tel degré de vertu et à une telle gloire que nous les honorons dans ces solennités et dans ces fêtes annuelles, et que l’admiration de tous les cœurs est supérieure encore à ce que nous voyons ? les hommes studieux l’apprendront dans le livre qui contient leur histoire et où il est parlé de l’empire de la raison sur les passions, de son libre choix entre les deux penchants contraires, j’entends entre le vice et la vertu ; car parmi les nombreux témoignages dont l’écrivain s’appuie se trouvent les combats des Machabées. Pour moi il me suffira d’en dire quelques mots.

III. Nous voyons d’abord Éléazar, prémices des martyrs avant le Christ, comme Étienne des martyrs après le Christ ; c’est un prêtre et un vieillard, vénérable par ses cheveux blancs, également vénérable par sa sagesse ; autrefois il sacrifiait et priait pour le peuple, maintenant il s’offre lui-même au Seigneur comme une victime parfaite destinée à expier les fautes de tout le peuple, comme un heureux prélude de la lutte, à laquelle il anime les autres et par sa parole et par son silence. Il offre avec lui sept fils formés par ses leçons, hostie vivante, sainte, agréable à Dieu, plus éclatante et plus pure que tous les sacrifices de la loi. Car il est juste et légitime de rapporter au père les œuvres des enfants.

Après lui se présentent ces généreux et magnanimes enfants, nobles rejetons d’une noble mère, zélés défenseurs de la vertu, trop grands pour le règne d’un Antiochus, fidèles disciples de la loi de Moïse, gardiens religieux des institutions de leurs pères ; leur nombre est un de ceux que les Hébreux révèrent, honorant en lui le mystère du repos du septième jour ; animés tous du même souffle, les yeux fixés sur le même but, ne connaissant qu’un chemin qui mène à la vie, mourir pour Dieu, également frères par l’âme et par le corps, s’enviant l’un à l’autre le trépas, ô spectacle admirable ! cherchant à se ravir les supplices comme des trésors, bravant les périls pour sauver la loi qui règne sur eux, ils redoutent moins la torture présente qu’ils ne désirent celle qui tarde encore ; toute leur crainte est que le tyran ne se lasse, que plusieurs d’entre eux ne se retirent sans couronne, ne soient séparés malgré eux de leurs frères et ne remportent une triste victoire, car ils ne sont pas encore assurés du martyre.

IV. Enfin nous voyons une mère vaillante et généreuse, aimant à la fois ses enfants et Dieu, et dont les entrailles maternelles ressentent des déchirements peu ordinaires à la nature. Elle ne s’attendrit point sur les souffrances de ses enfants, mais elle tremble qu’ils n’aient pas à souffrir ; elle ne regrette pas ceux qui ne sont déjà plus, mais elle souhaite que ceux qui vivent encore leur soient réunis ; elle songe plus à ceux-ci qu’à ceux qui ont déjà quitté la terre. C’est que pour les uns la lutte est encore incertaine, pour les autres le repos est assuré ; elle a confié les premiers à Dieu, elle voudrait que Dieu reçût aussi les autres. Ô âme virile dans un corps de femme ! ô admirable et magnanime offrande ! ô sacrifice digne de celui d’Abraham ! si toutefois il n’a pas fallu ici plus de courage encore. Abraham n’a qu’un fils à offrir, il l’offre avec empressement, bien que ce soit son fils unique, l’enfant de la promesse, l’enfant que regarde la promesse ; et, ce qui est plus grand encore, Isaac n’est pas seulement la tige de sa race, il devient les prémices de tous les sacrifices semblables : mais elle, elle consacre à Dieu un peuple entier d’enfants ; supérieure à toutes les mères et à tous les prêtres, elle offre des victimes qui viennent tendre la gorge au couteau, des holocaustes raisonnables, des hosties qui courent à l’autel. Elle leur découvre ses mamelles, elle leur rappelle qu’elle les a nourris, elle leur montre ses cheveux blancs, elle les supplie au nom de sa vieillesse ; ce n’est pas leur salut qu’elle cherche, ce sont leurs souffrances qu’elle presse ; ce n’est pas la mort, mais le retard, qui lui semble un péril. Rien ne l’abat, rien ne l’amollit, rien ne refroidit son courage ; ni les chevalets qu’on met sous ses yeux, ni les roues qu’on lui présente, ni les trochantères, ni les catapultes, ni les pointes des ongles de fer, ni les épées qu’on aiguise, ni les chaudières bouillantes, ni le feu qu’on attise, ni le tyran qui menace, ni la populace, ni les satellites qui hâtent le supplice, ni la vue de ses enfants, de leurs membres mutilés, de leurs chairs déchirées, de leur sang qui coule à flots, de leur jeunesse qu’on moissonne, ni les maux qu’ils endurent, ni les tourments qui les attendent encore. Et ce qui paraît d’ordinaire le plus pénible, la durée du supplice, n’était rien pour elle ; car elle était fière de ce spectacle. Les souffrances n’étaient pas seulement prolongées par la variété des tortures, qu’ils accueillaient toutes ensemble avec plus de mépris qu’on n’en témoigne pour une seule, mais aussi par les discours du persécuteur, qui, changeant de ton sans cesse, insultait, menaçait, flattait, enfin mettait tout en œuvre pour obtenir ce qu’il espérait.

V. Les réponses des jeunes martyrs au tyran renfermaient tant de sagesse à la fois et tant de noblesse, que, de même que tous les traits d’héroïsme réunis ensemble paraissent vulgaires à côté de leur constance, de même leur constance semble peu de chose, si on la compare à leurs sages paroles, et il ne fut donné qu’à eux d’être à la fois si fermes dans la souffrance et si sensés dans leurs réponses aux menaces du tyran, à cet appareil terrible qui ne put vaincre ni ces généreux enfants, ni leur mère plus généreuse encore. S’élevant au-dessus de tout, mêlant le courage à la tendresse, elle se donne elle-même à ses fils comme un magnifique présent funèbre ; elle les suit dans la route où ils l’ont devancée. Et comment les suit-elle ? Elle va d’elle-même au-devant des périls, et quels sublimes chants de funérailles elle fait entendre ! Les paroles des sept frères au tyran étaient belles aussi ; c’est avec les plus beaux des discours (et comment n’eussent-ils pas été admirables ?) qu’ils se rangèrent en bataille et accablèrent le persécuteur ; mais les discours que prononça la mère pour les exhorter, puis pour célébrer leur mort, sont encore plus magnifiques. Quelles furent donc les paroles des Machabées ? car il est bon de vous les rappeler, afin que vous ayez un modèle non-seulement de la constance des martyrs dans la lutte, mais encore de leur éloquence. Elles variaient suivant que le langage du tyran, ou l’ordre du supplice, ou l’enthousiasme de l’âme fournissait des armes à chacun ; mais, pour les comprendre toutes en un seul exemple, voici à peu près ce qu’ils disaient :

« Pour nous, Antiochus et vous tous qui nous entourez, il n’est qu’un seul roi, Dieu, par qui nous sommes nés et vers qui nous retournerons ; un seul législateur, Moïse, que nous ne trahirons ni n’outragerons point, nous le jurons par les périls mêmes qu’il a bravés pour la vertu, et par tant de miracles qu’il a accomplis ; non, fussions-nous menacés par un autre Antiochus plus terrible que toi ; une seule sûreté, l’observation des commandements, la défense de cette loi qui fait notre rempart ; une seule gloire, le mépris de toute gloire quand il s’agit de si grands objets ; une seule richesse, les biens que nous espérons : et notre seule crainte est de craindre quelque chose plus que Dieu. Tels sont les principes qui nous guident au combat ; telles sont nos armes.

« C’est une chose bien douce que de voir cet univers, ce sol de nos pères, nos amis, nos parents, nos compagnons de jeunesse, ce temple, dont le nom est si grand et si célèbre, ces fêtes de la patrie, ces mystères, et tant d’autres avantages qui nous placent au-dessus des autres peuples ; mais tout cela n’est pas plus doux que Dieu et que la lutte soutenue pour la vertu ; non, ne le crois pas. Nous avons un autre monde, plus sublime et plus durable que ce monde visible. Notre patrie est la Jérusalem céleste, qu’un Antiochus n’assiégera point et n’espérera point conquérir, Jérusalem la forte et l’imprenable. Nos parents sont ceux qu’un même esprit anime et qui ont été engendrés selon la vertu. Nos amis sont les prophètes et les patriarches, qui nous ont laissé l’exemple de la piété. Nos compagnons de jeunesse sont ceux qui combattent aujourd’hui avec nous, qui exercent en même temps que nous leur patience. Le ciel est plus magnifique que ce temple ; ses fêtes sont les chœurs des anges ; son mystère, le plus sublime de tous, caché à la plupart des hommes, c’est Dieu, à qui se rapportent aussi les mystères d’ici-bas.

VI. « Cesse donc de nous promettre des biens frivoles et sans prix : nous ne chercherons point l’honneur dans l’infamie, le profit dans la ruine ; nous ne ferons pas un si triste marché. Cesse aussi de nous menacer, ou nous te menacerons à notre tour de manifester ta faiblesse et nos vengeances. Nous aussi, nous avons du feu pour châtier les persécuteurs. Crois-tu avoir affaire à des nations, à des villes et aux plus lâches des rois, qui peuvent vaincre ou être vaincus, car ils ne luttent pas pour de si précieux objets ? Tu déclares la guerre à la loi de Dieu, aux tables écrites par Dieu même, aux institutions de nos pères, que la raison et le temps ont consacrées, à sept frères qu’unit une même âme, et qui graveront ta honte sur sept trophées ; car, s’il est peu glorieux de les vaincre, ce serait le comble du déshonneur d’être vaincu par eux.

« Nous sommes le sang et les disciples de ces hommes que conduisait une colonne de feu et de nuée, pour qui la mer s’entr’ouvrait, les fleuves suspendaient leur cours, le soleil arrêtait sa marche, pour qui le pain tombait du ciel, dont les mains étendues mettaient en déroute des milliers de guerriers vaincus par la prière, qui triomphaient des bêtes féroces, que le feu ne touchait point, et devant qui des rois se retiraient pleins d’admiration pour leur grande âme.

« Mais, pour te rappeler ce qui est connu de toi, nous sommes les disciples d’Éléazar, dont tu as éprouvé le courage. Le père a combattu le premier, les fils combattront après lui ; le prêtre s’en est allé, les victimes le suivront. Pour nous effrayer, tu nous fais voir mille tortures ; nous sommes préparés à en subir davantage. Que nous feront tes menaces, prince orgueilleux ? qu’aurons-nous à souffrir ? Rien n’est plus fort que des hommes prêts à toutes les douleurs. Et vous, bourreaux, pourquoi tarder ? pourquoi reculer ? pourquoi attendre les ordres de ce bon maître ? Où sont les épées ? où sont les liens ? Ne me faites pas languir. Attisez encore la flamme ; irritez les bêtes féroces, perfectionnez les instruments de torture ; que tout se ressente de la munificence d’un roi. Moi, je suis l’aîné, immole-moi le premier ; moi, je suis le plus jeune, que l’on change mon rang ; que l’on mette aussi parmi les premiers un de ceux du milieu, afin que les honneurs soient égaux entre nous.

« Quoi ! tu nous épargnes ? attends-tu donc que nous tenions un autre langage ? Nous te répéterons encore, nous te redirons mille fois les mêmes paroles : Nous ne prendrons point d’aliments impurs, nous ne fléchirons point. Toi-même tu révéreras nos lois avant que nous nous soumettions aux tiennes. En un mot, imagine de nouveaux châtiments, ou sache que nous méprisons ceux que tu nous as préparés. »

VII. Voilà ce qu’ils disaient au tyran ; quant aux encouragements qu’ils s’adressaient entre eux et au spectacle qu’ils offraient, combien ils étaient beaux et saints, combien plus agréables aux âmes pieuses que tout ce qu’il est possible de voir ou d’entendre ! J’éprouve à rappeler tout cela un plaisir infini ; je suis par la pensée avec les athlètes, et ce récit me remplit de fierté.

Ils se pressaient, ils s’embrassaient ; c’était une fête comme lorsque les combats du cirque sont terminés. « Allons, frères, s’écriaient-ils, allons au supplice ; hâtons-nous, tandis que le tyran est bouillant de colère ; craignons qu’il ne s’amollisse et ne nous condamne au salut. Le banquet est préparé, ne tardons pas. Il est beau que des frères habitent ensemble, s’asseyent à la même table, marchent sous le même bouclier ; il est plus beau encore que des frères partagent les mêmes périls pour la vertu. Si nous l’avions pu, nous aurions lutté avec nos corps mêmes pour les institutions de nos pères ; c’était là aussi une mort glorieuse. Mais puisque l’occasion ne le comporte pas, offrons nos corps mêmes en sacrifice. Eh ! quoi, si nous ne mourons pas aujourd’hui, serons-nous à jamais dispensés de mourir ? ne payerons-nous pas la dette que nous avons contractée en naissant ? Faisons de la nécessité un point d’honneur, tournons la mort à notre avantage, cherchons dans la loi commune un titre particulier de gloire, achetons la vie par le trépas. Que nul de nous ne laisse voir qu’il regrette l’existence ou que son âme faiblit. Que le tyran, après s’être heurté contre nous, désespère de triompher des autres. Il établira l’ordre des supplices, mais nous, nous mettrons fin aux persécutions. Montrons tous pour un si grand objet l’ardeur d’un même zèle ; que le premier indique le chemin aux autres, que le dernier imprime le sceau à la victoire ; soyons tous également résolus à être couronnés ensemble, et à ne pas permettre au persécuteur de s’emparer de l’un de nous, pour que, maître d’un seul, il ne puisse se vanter, dans l’emportement de sa démence, d’avoir vaincu tous les autres. Faisons voir que nous sommes frères et par la naissance et par la mort ; combattons tous comme si nous n’étions qu’un, et chacun de nous, comme s’il luttait à la place de tous. Éléazar, reçois-nous ; notre mère, suis-nous. Jérusalem, ensevelis glorieusement tes morts, si toutefois il reste quelque chose de nous pour le tombeau ; raconte notre fin, montre à la postérité et à ceux qui t’aiment la sépulture pieuse qu’a peuplée le sein d’une seule femme. »

VIII. Telles furent leurs paroles et leurs actions ; semblables à des sangliers qui aiguisent leurs défenses l’une contre l’autre, ils souffrirent suivant le rang de leur âge et avec une égale constance. Ils remplirent de joie et d’admiration leurs compatriotes ; ils frappèrent de stupeur et d’épouvante ces persécuteurs qui, venus pour faire la guerre à une nation tout entière, se voyaient vaincus par l’union de sept frères combattant pour la piété, et contraints de renoncer à tout espoir de réduire les autres.

Cependant leur généreuse mère, mère vraiment digne de fils si nobles et si courageux, grand et sublime cœur formé par la loi, avait été partagée d’abord entre la joie et la crainte, suspendue entre deux sentiments divers : elle était joyeuse du courage de ses enfants et du spectacle qu’elle avait sous les yeux ; elle craignait l’avenir et l’excès des supplices. Semblable à l’oiseau qui, à l’approche d’un serpent ou de quelque autre ennemi, voltige en criant autour de ses petits, elle s’empressait autour d’eux, les exhortait, les suppliait, s’unissait à leurs combats, et ne ménageait ni la parole ni l’action pour les animer à la victoire. Elle recueillait les gouttes de leur sang, les lambeaux de leurs chairs, et embrassait ces tristes restes : elle recevait l’un dans ses bras, livrait l’autre, en préparait un troisième. Elle leur criait à tous : « Courage, mes enfants, courage, mes héros, courage, vous dont les corps n’ont presque rien de corporel ; courage, défenseurs de la loi, de mes cheveux blancs, de cette ville qui vous a nourris et vous a élevés à un tel degré de vertu ; un moment encore, et nous avons vaincu. Les bourreaux se lassent, voilà ma seule crainte. Un moment encore, et nous serons heureux, moi entre les mères, et vous entre les jeunes gens. Regrettez-vous votre mère ? Oh ! je ne vous quitterai point, je vous le promets : je ne suis pas assez ennemie de mes enfants. »

IX. Quand elle les vit consommés, quand elle fut rassurée par l’accomplissement du martyre, relevant, comme le vainqueur des jeux d’Olympie, sa tête rayonnante d’une sublime fierté, les mains étendues, elle s’écria d’une voix éclatante : « Je te rends grâce, à toi, Père saint, à toi, loi sacrée qui nous as formés, à toi, Éléazar, notre père, qui as précédé tes enfants au combat ; vous avez accueilli les fruits de mes entrailles, et je suis devenue par vous la plus sainte des mères. Je n’ai rien laissé au monde, j’ai tout abandonné à Dieu, mon trésor, les espérances de ma vieillesse. Quels magnifiques honneurs je viens de recevoir ! quels nobles soins ont été rendus à mes vieux ans ! Je suis payée, ô mes enfants, des peines que vous m’avez coûtées : je vous ai vus combattre pour la vertu, j’ai contemplé la couronne sur tous vos fronts. Oui, je vois des bienfaiteurs dans ces bourreaux ; encore un peu, et je remercierais le tyran de m’avoir réservée la dernière au supplice, afin qu’après avoir donné mes fils en spectacle, après avoir combattu dans chacun de mes enfants, je sortisse de ce monde avec une sécurité parfaite et à la suite de victimes parfaites.

« Je n’arracherai point mes cheveux, je ne déchirerai point mes vêtements, je ne meurtrirai point mes chairs avec mes ongles, je n’appellerai point d’autres femmes pour pleurer avec moi, je ne m’enfermerai point dans les ténèbres comme pour forcer l’air même à gémir avec moi, je n’attendrai point les consolateurs, je ne placerai point sur ma table le pain de l’affliction, comme font de lâches mères qui sont mères seulement selon la chair, et dont les enfants meurent sans accomplir quelque grande action. Vous n’êtes pas morts pour moi, ô les plus chers des fils ! vous avez été cueillis comme des fruits précieux ; vous ne vous êtes pas éclipsés dans la nuit, vous avez changé de demeure ; vous n’avez pas été violemment séparés, mais étroitement unis. Ce n’est pas une bête féroce qui vous a déchirés, ni une tempête qui vous a engloutis, ni un brigand qui vous a égorgés, ni une maladie qui vous a consumés, ni la guerre qui vous a moissonnés, ni aucun de ces accidents ordinaires ou terribles attachés aux choses humaines qui vous a ravis à nous. Avec quelle amertume j’eusse gémi, si un coup semblable vous eût frappés ! C’est alors en pleurant que je me fusse montrée bonne mère, comme je fais aujourd’hui en retenant mes larmes. Mais encore ce ne sont là que de faibles malheurs : je vous aurais vraiment pleurés, si vous aviez trouvé le salut dans la lâcheté, si les tortures avaient triomphé de vous, si nos persécuteurs que vous venez de vaincre avaient vaincu un seul de mes fils. Mais en ce moment il n’y a que bénédictions, joie, gloire, hymnes, allégresse pour ceux qui restent sur cette terre ; car moi, je vous offre mon sang en libations. Nous prendrons place à côté de Phinéès, nous serons glorifiés avec Anne ; et encore, Phinéès était seul, et vous êtes sept qui avez lutté avec un si beau zèle contre la fornication, et qui avez châtié non celle des corps, mais celle des âmes ; Anne n’offrit qu’un seul fils, un jeune enfant que Dieu lui avait donné, et moi j’ai consacré au Seigneur sept hommes, tous acceptant le sacrifice. Que Jérémie achève lui-même ce chant funèbre, non en pleurant, mais en bénissant votre pieuse fin : Vous êtes plus blancs que la neige, plus purs que le lait, plus beaux que le saphir, sainte cohorte engendrée pour Dieu et offerte à Dieu.

« Qu’ajouterai-je encore ? Tyran, réunis-moi à mes fils, si l’on peut espérer une faveur d’un ennemi même ; cette lutte n’en sera que plus glorieuse pour toi. Que n’ai-je traversé avec eux tous les supplices, afin de mêler mon sang à leur sang, mes vieilles chairs à leurs chairs ! car j’aime les tortures par amour pour mes enfants. Ah ! que du moins, puisque cela ne m’a pas été permis, je mêle ma cendre à leur cendre, et qu’un même tombeau nous reçoive tous. N’envie pas l’honneur d’une même mort à ceux qui se sont honorés par une même vertu.

« Adieu, mères ; adieu, enfants : élevez ainsi ceux qui sont sortis de votre sein ; grandissez dans ces principes. Nous vous avons donné un bel exemple : combattez. »

X. Elle dit, et se réunit à ses enfants. Comment se fit cette réunion ? Elle s’élança sur le bûcher (car elle était condamnée à ce supplice) comme sur un lit nuptial, et n’attendit point ceux qui devaient la conduire, afin que nul corps impur ne touchât son pur et noble corps.

Tel est le fruit qu’Éléazar retira de son sacerdoce, disciple fidèle et maître éloquent des célestes mystères, purifiant Israël, non par des aspersions étrangères, mais par son propre sang, et faisant de sa fin une dernière expiation. Tel est le fruit que ces enfants retirèrent de leur jeunesse ; ils ne se firent pas esclaves du plaisir, mais furent maîtres de leurs passions, sanctifièrent leurs corps, et entrèrent dans la vie exempte de souffrances. Tel est le fruit que leur mère retira de sa fécondité : c’est ainsi qu’elle se montra fière de ses fils pendant leur vie, et qu’elle se reposa avec eux après leur mort ; elle les avait enfantés au monde, elle les offrit à Dieu, comptant par le nombre des luttes le nombre de ses enfantements, et reconnaissant l’ordre de leur naissance par l’ordre de leur mort. Car le martyre commença au premier pour aller jusqu’au dernier ; se succédant l’un à l’autre, comme le flot au flot, chacun d’eux fit admirer une vertu d’autant plus ardente à souffrir qu’elle puisait une force nouvelle dans les combats de celui qui l’avait précédé. Le tyran s’estima heureux qu’elle ne fût pas devenue mère d’un plus grand nombre d’enfants ; car la honte et la défaite n’en eussent été que plus éclatantes. Il reconnut alors pour la première fois que ses armes ne lui donnaient pas tout pouvoir, lorsqu’il attaqua des enfants désarmés, qui n’avaient d’autre défense que leur piété, et qui étaient mieux disposés à souffrir toutes les tortures que lui à les ordonner.

XI. Ce sacrifice est moins périlleux et plus magnifique que celui de Jephté : ce ne fut point, comme chez Jephté, l’élan d’une promesse et le désir d’une victoire désespérée qui rendit l’offrande nécessaire ; le don fut volontaire et n’eut d’autre récompense que l’espoir. Ce sacrifice n’est pas moins glorieux que les combats de Daniel, livré en pâture à des lions, et n’ayant besoin que d’étendre les mains pour vaincre ces bêtes féroces. Ce sacrifice ne le cède pas aux épreuves des jeunes captifs d’Assyrie, qu’un ange rafraîchit dans la fournaise, parce qu’ils n’avaient point voulu transgresser la loi de leurs pères et se nourrir de mets profanes et impurs. Ce sacrifice n’est pas moins glorieux que celui des victimes immolées plus tard pour le Christ. Celles-ci en effet, comme j’ai dit en commençant ce discours, suivaient la trace du sang de Jésus-Christ, elles avaient pour les guider au combat le Dieu qui a offert pour nous un sacrifice si grand et si incroyable ; les autres n’avaient sous les yeux ni tant ni de si nobles exemples de vertu.

La Judée entière admira leur constance ; elle s’enorgueillit et se glorifia comme si elle-même avait reçu la couronne. C’est qu’il s’agissait dans cette lutte, la plus importante de toutes celles qu’eut jamais à soutenir Jérusalem, de voir en ce jour même la loi renversée ou glorifiée ; et ce combat était pour toute la race des Hébreux un moment de crise. Antiochus lui-même fut pénétré de respect, et la menace fit place à l’admiration. Car les ennemis même savent admirer la vertu, quand la colère est apaisée et que l’on estime les choses en elles-mêmes. Il abandonna son entreprise, louant son père Séleucus des distinctions qu’il avait accordées à ce peuple et de ses libéralités envers le temple, et accablant de reproches celui qui l’avait appelé, Simon, qu’il regardait comme l’auteur de ses cruautés et de sa honte.

XII. Prêtres, mères, enfants, imitons ce grand exemple : prêtres, honorez Éléazar, notre père spirituel, qui nous a montré la meilleure route et par ses paroles et par ses œuvres ; mères, honorez cette mère généreuse en montrant une véritable affection pour vos enfants, offrez au Christ ceux que vous avez mis au jour, afin que ce sacrifice sanctifie le mariage ; enfants, révérez ces jeunes saints, consacrez votre jeunesse, non à satisfaire de honteux désirs, mais à lutter contre vos passions ; combattez vaillamment contre l’Antiochus de tous les jours, qui fait la guerre à tous vos membres et vous persécute de mille sortes. Je souhaiterais qu’en toute circonstance et pour toute espèce de combats tous les rangs et tous les âges eussent des athlètes à imiter pour repousser les attaques ouvertes et les embûches secrètes, qu’on cherchât du secours dans les anciens et dans les nouveaux récits, de tous côtés enfin, comme l’abeille rassemble les sucs les plus utiles dont elle forme avec tant d’industrie un rayon de doux miel, afin que, par l’Ancien et par le Nouveau Testament, Dieu soit honoré parmi nous, lui qui se glorifie dans le Fils et dans le Saint-Esprit, qui connaît les siens et qui est connu d’eux, qui confesse ceux qui le confessent, qui rend gloire à ceux qui lui rendent gloire, par le même Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.