Homélie en faveur d’Eutrope/Traduction


Traduction par Édouard Sommer.
Librairie Hachette et Cie (p. 2-36).

C’est maintenant surtout que nous pouvons répéter cette vérité éternelle : Vanité des vanités, tout est vanité. Où sont à cette heure les brillants insignes du consulat ? Où sont les torches étincelantes, et ces acclamations, ces danses, ces festins, ces assemblées de fête ? Où sont les couronnes et les tentures, le bruit de la ville, les triomphes du cirque, les flatteries des spectateurs ? Tout a disparu : un vent terrible a soufflé, il a emporté les feuilles, il nous a fait voir l’arbre dépouillé et ébranlé dans ses racines ; et son choc impétueux, le menaçant de sa ruine, a fait frémir jusqu’à ses dernières fibres. Où sont les faux amis, et l’orgie des festins, et ces essaims de parasites, et ces flots de vin répandus tout le jour, et ces raffinements de bonne chère, et ces complaisants du pouvoir, dont toutes les actions, toutes les paroles sollicitent la faveur ? Tout cela n’était que ténèbres, que songes : le jour est venu, et tout s’est dissipé ; c’étaient des fleurs de printemps, le printemps a passé, et toutes se sont flétries ; c’était une ombre, elle s’est enfuie ; c’était une fumée, elle s’est évanouie ; c’étaient des bulles légères, elles se sont crevées ; c’était une toile fragile, elle s’est déchirée. Nous ne pouvons donc nous lasser de répéter sans cesse cette parole de l’Esprit saint : Vanité des vanités, tout est vanité. Cette parole, il faut l’écrire partout, sur nos murailles, sur nos vêtements, sur les places, sur nos maisons, sur les chemins, sur nos portes, dans nos vestibules, et surtout gravons-la dans nos cœurs, pour la méditer éternellement. Oui, puisque la plupart des hommes prennent pour des vérités tous ces mensonges, tous ces masques hypocrites, on devrait chaque jour, à chaque repas, matin et soir, dans les entretiens, se redire les uns aux autres ces mots : Vanité des vanités, tout est vanité.

Ne te disais-je pas sans cesse que la richesse est fugitive ? Mais tu ne m’écoutais pas. Ne te disais-je pas que c’est un serviteur ingrat ? Mais tu ne voulais pas me croire. Et voilà que l’expérience t’a montré qu’elle n’est pas seulement fugitive et ingrate, mais homicide ; car c’est elle qui te fait pâlir, qui te fait trembler aujourd’hui. Ne te disais-je pas, lorsque tu me reprochais si souvent de te faire entendre la vérité, que je t’aimais plus que tes courtisans, que mes censures te marquaient plus d’attachement sur leurs flatteries ? N’ajoutais-je pas qu’un ami qui frappe vaut mieux qu’un ennemi qui embrasse ? Si tu avais enduré mes coups, leurs caresses n’auraient point enfanté pour toi la mort ; car mes blessures ramènent la santé, et leurs embrassements ont engendré un mal incurable. Que sont devenus tes échansons ? que sont devenus ceux qui écartaient la foule sur ton passage, et qui chantaient partout tes louanges ? Ils se sont enfuis, ils ont renié ton amitié, ils cherchent leur sécurité dans tes angoisses. Nous ne sommes pas ainsi : nous ne nous sommes point retirés devant ta colère, et maintenant que tu es tombé, nous t’entourons, nous te protégeons. L’Église, que tu as combattue, t’ouvre son sein et t’y reçoit ; les théâtres que tu favorisais, et qui tant de fois nous ont attiré tes emportements, t’ont trahi et t’ont perdu. Cependant nous ne nous lassions point de te le dire : Que fais-tu ? tu te déchaînes contre l’Église, et te précipites dans l’abîme ; mais rien ne pouvait t’arrêter. Les cirques, qui ont dévoré tes richesses, ont aiguisé le glaive ; et l’Église, après avoir tant souffert de ta colère imprudente, court et s’empresse pour t’arracher au piége.

Je ne dis pas ceci pour mettre sous mes pieds celui qui est tombé, mais pour garantir de la chute ceux qui restent debout ; je ne veux pas faire saigner les plaies du blessé, mais rendre inaltérable la santé de ceux qui sont encore sans blessure ; je ne veux pas abîmer dans les flots le malheureux qui se noie, mais enseigner ceux que le vent favorise, et les préserver du naufrage. Comment y réussir ? C’est en se pénétrant de l’instabilité des choses humaines. S’il avait su la craindre, il n’en aurait pas été victime ; mais puisqu’il n’a su ni trouver la sagesse en lui-même ni l’apprendre des autres, vous du moins, vous qui vous enflez de vos richesses, songez à profiter de son malheur ; car rien n’est moins sûr que les choses humaines. De quelque façon qu’on veuille exprimer le peu qu’elles sont, on restera toujours au-dessous de la vérité ; on a beau les appeler fumée, paille légère, songe, fleurs printanières, ou chercher encore quelque autre nom ; elles sont si périssables, et plus néant que le néant même. Il paraît bien par cet exemple qu’outre leur peu de valeur elles sont encore entourées d’abîmes. Qui s’est élevé plus haut que lui ? N’a-t-il pas été le plus riche des hommes ? N’a-t-il pas monté au faîte même des honneurs ? Tout le monde n’a-t-il pas craint, tremblé devant lui ? Mais voilà qu’il est devenu et plus malheureux qu’un captif, et plus misérable qu’un esclave, et plus dépourvu de tout que le pauvre consumé par la faim, voyant chaque jour des glaives aiguisés contre lui, et un gouffre, et des bourreaux, et l’appareil de sa mort ; il ne sait même pas s’il a jamais joui de cette ancienne fortune ; que dis-je ? ses yeux ne voient plus la lumière, et au milieu du jour, plongé dans une nuit épaisse, emprisonné dans ces murs, il a perdu la vue. Mais non, malgré tous mes efforts, je ne pourrai vous faire voir dans ces paroles les souffrances de celui qui s’attend à toute heure à être mis en pièces. Eh ! qu’est-il besoin ici de discours, puisqu’il vous a présenté lui-même un tableau vivant de ses tortures ? Hier, lorsque les soldats du palais vinrent pour l’entraîner de vive force, lorsqu’il courut se réfugier près des vases sacrés, son visage était livide, et il conserve maintenant encore toute la pâleur d’un cadavre ; ses dents s’entre-choquaient violemment, tout son corps tremblait, sa voix était entrecoupée, sa langue paralysée, et tout en lui montrait assez que son âme était devenue de pierre. Et je parle ainsi, non pour l’outrager ni pour insulter à son malheur, mais pour toucher vos âmes, pour les entraîner à la pitié, et pour que vous restiez satisfaits de la punition qu’il a déjà subie.

Je sais qu’il est parmi nous des cœurs assez inhumains pour me blâmer de l’avoir accueilli au pied de l’autel ; c’est pour fléchir leur dureté par cette peinture que j’expose ici ses souffrances. Mon frère, je vous prie, pourquoi vous irriter ? C’est parce que, dit-il, celui qui sans relâche a combattu l’Église, a trouvé en elle un refuge. Mais au contraire, voici une grande occasion de glorifier Dieu qui a permis qu’il tombât dans une telle extrémité pour apprendre à connaître la puissance et la bonté de l’Église : sa puissance, car ce sont ses luttes contre elle qui lui ont préparé une si grande catastrophe ; sa bonté, car malgré ses outrages, maintenant elle le couvre de son bouclier, elle l’a reçu sous ses propres ailes, elle l’a mis à l’abri de tout danger, elle n’a pas voulu se souvenir de sa conduite passée, et lui a ouvert son sein avec une inépuisable tendresse. C’est là le plus beau des trophées, la plus éclatante des victoires ; l’Église confond les Gentils, elle couvre les Juifs de honte, elle montre sa face resplendissante de lumière, elle qui, maîtresse de son ennemi, l’épargne, et quand tout le laisse dans l’abandon, seule, comme une tendre mère, le cache dans son sanctuaire, s’interpose entre la colère du roi, entre l’indignation du peuple et les transports de sa fureur : voilà ce qui honore l’autel. Quel honneur, dites-vous, qu’un anathème, qu’un avide ravisseur vienne embrasser l’autel ? Ah ! ne parlez pas ainsi, vous qui savez que la prostituée, la prostituée maudite et impure, a baisé les pieds du Christ ; et loin d’en faire à Jésus un sujet de reproche, on le jugea digne d’admiration et des plus grandes louanges ; l’impureté de cette femme ne souillait pas la pureté de Jésus, mais l’attouchement de l’homme sans tache purifiait la prostituée maudite. Ne te souviens donc pas des offenses, ô homme ; nous sommes les serviteurs de celui qui disait sur sa croix : Pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Cet asile, dites-vous, il a voulu le détruire par ses lois et ses décrets. Mais voilà que la conjoncture lui a appris ce qu’il avait fait ; lui-même a le premier violé sa propre loi, il a été en spectacle à toute la terre, son silence même parle et dit à tous : Ne faites pas comme moi, pour ne pas être malheureux comme moi. Oui, son malheur lui donne droit de nous faire des leçons, et l’autel maintenant est entouré de gloire, maintenant surtout il paraît redoutable, qu’il tient le lion enchaîné. C’est ainsi que l’image de nos rois se montre grande à nos yeux, non pas lorsqu’ils sont assis sur le trône, entourés seulement de la pourpre et ceints du diadème, mais lorsque des barbares, les mains liées derrière le dos, se prosternent et courbent la tête sous leur pied tout-puissant. Votre empressement, votre concours prouvent assez que je n’ai pas besoin de la séduction des discours. Aujourd’hui quel beau spectacle pour nous, quelle assemblée brillante ! Je vois dans cette enceinte un peuple aussi nombreux que celui qui s’y presse à la Pâque sainte ; le silence même de l’infortuné vous a tous appelés, et la voix de ses malheurs a été plus éclatante que le son de la trompette. Et vous, quittant en foule vos retraites, jeunes filles, femmes, vos gynécées, hommes, la place publique, vous êtes tous accourus ici, pour voir la nature humaine convaincue de faiblesse et la vanité des choses de la vie mise à nu, pour contempler ce front dégradé, qui naguère encore respirait l’orgueil, effet ordinaire de la prospérité, maintenant plus repoussant que celui d’une vieille femme couverte de rides, et où l’infortune, comme une éponge, a effacé toutes les marques de la grandeur. Car telle est la puissance de ce jour d’adversité : celui qui éclipsait tous les autres, paraît maintenant le dernier des hommes.

Le riche, qui est entré dans ce temple, profitera d’un gland enseignement : en voyant tombé de si haut celui qui bouleversait toute la terre, en le voyant glacé par la crainte, plus timide que le lièvre et la grenouille, plus étroitement attaché à cette colonne que par les plus fortes chaînes, étranglé par les liens de la peur, plein d’épouvante et d’angoisses, il réprimera, il refoulera en son cœur ses prétentions superbes ; pénétré de sages réflexions sur les choses humaines, il sortira d’ici après avoir fait l’expérience de ces paroles de l’Écriture qui nous disent que « Toute chair est comme une tige, toute gloire humaine comme la fleur de cette tige, et la tige s’est desséchée, et la fleur est tombée ; » et que « Ils seront arrachés aussi vite que le frêle roseau, et ils périront aussi vite que le brin d’herbe ; » et que « Les jours de l’homme ne sont qu’une fumée : » et tant d’autres passages. Le pauvre à son tour en entrant, à la vue de ce spectacle, ne se trouvera pas abaissé et ne maudira point sa misère ; mais il bénira sa pauvreté, où il se sera ménagé un asile assuré, un port sans orage, un rempart inébranlable, et alors il aimera mieux cent fois rester où il est, que de jouir un moment de tous les biens, pour voir ensuite menacer sa vie même. Sentez-vous ce que peut nous apprendre à tous, riches et pauvres, humbles et puissants, esclaves et libres, cet homme réfugié ici ? comment chacun se retirera emportant un remède sûr à ses infirmités, après avoir trouvé sa guérison dans ce seul spectacle ?

Ai-je calmé vos passions ? ai-je banni la colère ? ai-je éteint vos ressentiments ? ai-je fait naître la compassion ? Oui, je n’en doute plus, je le vois à vos visages, et aux ruisseaux de larmes qui coulent de vos yeux. Puisque nous avons changé le rocher en une terre grasse et féconde, faisons-lui porter le fruit de la charité, laissons-y éclore l’épi doré de la miséricorde, tombons aux pieds de l’empereur, mais plutôt implorons le Dieu de bonté, conjurons-le de fléchir la colère du souverain, d’attendrir son cœur, de le préparer à nous accorder une grâce entière. Et déjà depuis le jour où ce malheureux a cherché un asile dans ce temple, les sentiments du prince ont bien changé. Lorsqu’il apprît que le coupable s’était hâté de venir nous demander un refuge, que l’armée était autour de cette église, irritée de ses fautes et réclamant son supplice, il s’efforça longtemps par ses paroles de retenir la fureur des soldats ; il leur demandait de ne pas songer seulement à ses fautes, mais de se souvenir aussi du bien qu’il avait pu faire ; il les assurait que lui-même lui savait gré de ce bien et lui gardait pour le mal l’indulgence que l’on doit à l’homme. Mais comme ils insistaient encore avec des cris et des frémissements pour la vengeance de l’empereur offensé, qu’ils agitaient leurs piques et proféraient des menaces de mort, il continue les yeux baignés de larmes, leur rappelle la sainte table qui protége le coupable, et met ainsi un terme à leurs emportements.

Mais faisons aussi quelque chose de notre côté. De quelle indulgence seriez-vous dignes si, quand le prince oublie les injures qu’il a reçues, vous qui n’avez pas les mêmes sujets de plainte, vous montrez un tel ressentiment ? Comment, au sortir de cette assemblée solennelle, oseriez-vous participer aux saints mystères, et réciter cette prière qui nous fait dire : Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, si vous réclamez la punition de l’offense ? Il a abusé de son pouvoir, il vous a outragés ? Nous ne le nierons pas ; mais c’est ici le moment non de juger, mais de plaindre ; non de demander des comptes, mais d’user d’humanité ; non de rechercher la conduite, mais de pardonner ; non de condamner et de punir, mais d’avoir pitié et de faire grâce. Point de colère, point de haine ; mais plutôt prions le Dieu de miséricorde de prolonger ses jours, de l’arracher à la mort qui le menace, de lui laisser expier ses fautes ; tous ensemble allons trouver le clément empereur, et au nom de l’Église, au nom de l’autel, supplions-le d’accorder à la table sainte la grâce de ce seul homme. Le prince sera sensible à notre démarche, et Dieu, qui est au-dessus de lui, satisfait de notre humanité, nous la paiera un jour au centuple. Car de même qu’il se détourne avec courroux de l’homme dur et inhumain, de même il chérit et regarde l’homme compatissant et charitable ; si celui-ci est un juste, il lui prépare des couronnes plus glorieuses ; mais s’il est pécheur, il oublie et lui remet ses fautes, en retour de sa tendresse pour son semblable : C’est de la charité qu’il faut m’offrir, dit-il, et non des sacrifices ; à chaque page des Écritures vous voyez les mêmes préceptes, c’est toujours par la charité que le pécheur rachète ses fautes. Attirons donc par elle, nous aussi, la bonté divine sur nous, effaçons nos péchés et honorons l’Église ; par elle nous mériterons, comme je vous l’ai déjà dit, les éloges du souverain, et tout le peuple applaudira, et jusqu’aux dernières limites de la terre on admirera la magnanimité et la douceur de notre cité, et tous les peuples en l’apprenant la célébreront à l’envi. Pour nous assurer la possession de tous ces biens, prosternons-nous, invoquons, implorons, arrachons aux dangers qui l’environnent le captif, le fugitif, le suppliant, afin que nous obtenions aussi les jouissances de la vie future, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et la toute-puissance, maintenant et à jamais, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.