Homère d’après les plus récentes découvertes de l’archéologie

Homère d’après les plus récentes découvertes de l’archéologie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 275-318).
HOMERE
D'APRES LES
PLUS RENCENTES DECOUVERTES DE L'ARCHEOLOGIE

W. Helbig, Das Homerische Epos aus den Denkmälern erläutert, archœologische Untersunchungen, 1 vol. in-8o, avec 2 planches et 120 gravures dans le texte ; Teubner. 1884, Leipzig.

N’en déplaise aux ignorans, il y a, même en Allemagne, des savans qui ont de l’esprit ; M. Helbig est du nombre. Il choisit bien ses sujets et il les traite avec méthode, avec clarté, avec agrément. Avant de s’adonner aux études très spéciales où il s’est fait un nom, M. Helbig avait commencé par vivre dans le commerce des poètes et des historiens de l’antiquité[1] ; il possède cette connaissance, à la fois étendue et précise, de la littérature grecque et latine, cette pratique assidue et familière des auteurs anciens que les meilleurs étudians des universités emportaient du séminaire philologique où ils avaient passé deux ou trois ans sous la direction d’un Ernest Curtius, d’un Otto Iahn ou d’un Ritschl. Dans l’éducation d’un archéologue, l’étnde des textes doit précéder celle des monumens figurés ; en effet, l’homme n’explique pas sa pensée aussi clairement et d’une manière aussi explicite par des formes que par des mots. Les formes, il est vrai, lorsqu’elles sont empruntées au monde de la vie, peuvent représenter des sentimens et des idées ; mais elles ne les représentent que pour ceux qui les ont déjà dans l’esprit ; elles les leur rappellent, souvent avec une rare puissance, mais elles ne les leur suggèrent pas. Les mots seuls ont cette vertu ; seuls ils sont capables de traduire une conception quelconque avec assez de netteté pour que, malgré la différence des temps et des lieux, elle puisse passer presque tout entière de l’âme d’un contemporain de Chéops ou de Périclès dans celle d’un Allemand ou d’un Français du XIXe siècle.

Une première obligation s’impose donc à quiconque prétend marcher sur les traces des Winckelmann et des Ennio Quirino Visconti, des Gerhard et des Welcker, des Longpérier et des François Lenormant ; il devra, que l’on nous passe cette expression familière, s’être mis dans la tête toute l’antiquité, d’abord et surtout les poètes, les épiques et les lyriques, les tragiques et les comiques, puis les historiens, les orateurs, tous les écrivains que l’on lit pour l’intérêt des sujets qu’ils ont traités ou pour la beauté de leur style ; mais il ne pourra pas s’en-tenir là, il lui faudra consulter sans cesse jusqu’aux médiocres abréviateurs et polygraphes de la basse époque, et savoir interroger les plus entortillés, les moins intelligens des scoliastes. Il est, en effet, tel mythe que les artistes ont mis en scène et qui n’est d’ailleurs connu que par une ligne, parfois même par un mot de l’un de ces commentateurs. La mention est très brève, l’allusion est souvent obscure, et cependant l’érudit vraiment sagace tirera parti de ces indications ; elles lui livreront le secret de mainte figure et de maint tableau qui, sans ce secours, serait resté toujours un problème. Si la vie n’était si misérablement courte, l’apprenti archéologue commencerait par employer quelque quarante ou cinquante ans à lire, la plume à la main, tous les auteurs anciens, d’Homère à Quintus de Smyrne et à Nonnius de Pannopolis, ces enfans presque posthumes de la muse grecque ; il ne s’arrêterait pas là, il aurait le courage de dépouiller les volumineux ouvrages de ces savans byzantins, qui disposaient encore de tant de vieux livres aujourd’hui perdus ; il descendrait jusqu’à Photius et Eustathe, jusqu’à Michel Psellus et Tzetzès.

Pas plus qu’aucun de ses maîtres, M. Helbig ne pouvait songer à réaliser cet idéal, ni s’astreindre à ce trop long noviciat ; comme tous ceux qui sentent de bonne heure le prix du temps, il a dû se hâter et s’essayer à pénétrer les mystères de l’antiquité figurée avant d’avoir analysé, de la première à la dernière ligne, toute l’œuvre de ce que nous appellerons l’antiquité littéraire. Tout au moins, lorsque les leçons de Gerhard lui donnèrent le goût de ces belles recherches d’archéologie auxquelles il allait désormais se livrer tout entier, était-il déjà un philologue assez exercé pour que, depuis lors, il n’ait jamais cessé de mener de front la lecture des auteurs et l’étude des monumens, les expliquant les uns par les autres et trouvant plus d’une fois la justification de ses idées dans des textes dont il a été le premier à sentir et à signaler l’intérêt. Ce fut à Florence, à Naples, et surtout à Rome qu’il apprit son métier. Il avait été envoyé en Italie comme pensionnaire de cet Institut de correspondance archéologique qui a fourni le premier type de ces missions permanentes que nous avons imitées en fondant nos écoles françaises d’Athènes, de Rome et du Caire[2] ; il y étudia les collections publiques et privées avec un maître tel qu’Henri Brunn, l’auteur de la meilleure histoire de l’art grec que l’on possède encore[3]. Lorsque celui-ci quitta Rome, pour aller se fixer à Munich comme professeur d’archéologie et conservateur de la glyptothèque, M. Helbig le remplaça, en 1865, comme second secrétaire de l’Institut, et, depuis lors, sauf pour des absences de quelques semaines, il n’a pas quitté l’Italie. Il y a vécu dans le monde charmant de Rome, où tant d’idées s’échangent entre des hommes de différens pays et d’éducation différente, qui n’ont de commun que la curiosité de l’esprit et le goût du beau, dans un monde où les amateurs et les artistes coudoient les savans et leur donnent la réplique ; l’érudition y est moins exposée qu’ailleurs à rester ou à devenir pédante. Ce milieu a eu une influence favorable sur le talent de M. Helbig ; il a contribué beaucoup à lui donner cette sorte d’élégance aisée et naturelle qui vaut à ses livres de pouvoir être lus et goûtés par toutes les intelligences cultivées.

Tout en fréquentant les salons romains et ceux de la colonie étrangère, M. Helbig ne cessait de parcourir en tous sens l’Italie ; il en connaît les musées pièce par pièce ; pas une fouille importante ne s’est faite dans la péninsule qu’il n’y ait assisté. Pour écrire son premier livre, les Peintures murales des villes de la Campanie ensevelies par le Vésuve, il avait visité Pompéi maison par maison[4] ; il avait examiné toutes les fresques qui, de Pompéi, d’Herculanum ou de Stabies avaient été apportées au musée Bourbon ; enfin, il avait recherché dans les rapports imprimés ou manuscrits des anciens inspecteurs des fouilles tout ce qui pouvait lui permettre de restituer les tableaux aujourd’hui détruits pour être restés trop longtemps exposés à l’air. A cet ouvrage s’en ajoutait bientôt un autre, qui était le complément naturel de cette sorte de catalogue ; dans ses Recherches sur la peinture murale campanienne, M. Helbig remontait aux origines mêmes de cet art que nous connaissons presque uniquement par le décor des murailles pompéiennes, et il faisait l’histoire de la peinture grecque depuis le temps des successeurs d’Alexandre jusqu’au Ier siècle de l’empire romain.

Dès qu’il eut achevé de traiter ce sujet, ce fut le mystère de la langue et de l’art étrusque qui l’attira ; de longs séjours à Corneto, à Chiusi, à Vulci, à Orvieto lui ont fait connaître dans leurs moindres détails toutes les sépultures de l’Etrurie, et il se préparait à nous donner une histoire de cette étrange civilisation qui aurait été le dernier mot de la science contemporaine ; mais les Étrusques n’ont pas été les premiers habitans de l’Italie du nord qui y aient laissé des traces de leur passage et de leur séjour prolongé ; ils s’y sont superposés à une population plus ancienne, celle même dont une branche, sous le nom de Latins et de Romains, a fini par jouer un si grand rôle sur la scène du monde. Quelles aptitudes à la vie policée possédaient ces tribus ? comment se sont-elles établies sur le sol et distribuées dans la péninsule ? Dès que M. Helbig s’est posé cette question, il a voulu la résoudre ; il s’est mis à étudier les terramares de l’Emilie et il y a fait une découverte qui a son prix : pour qui sait l’histoire, les antiquités dites préhistoriques de l’Italie ne méritent pas cette dénomination. Les fouilles qui ont dégagé les débris de nombreux villages bâtis sur pilotis dans la vallée du Pô ont permis de se représenter la vie et les mœurs des peuplades qui, bien avant que se fût répandu l’usage de l’écriture, avaient occupé cette fertile contrée ; or, entre les habitudes que nous sommes autorisés à leur prêter et le plus ancien état social du Latium, il y a des ressemblances trop curieuses pour qu’on puisse les expliquer par une simple rencontre. M. Helbig les a relevées ; il a fait connaître ainsi toute la première période du développement des tribus italiotes. L’intérêt, l’originalité du livre où sont exposés les résultats de ces recherches et de cette comparaison, c’est le contraste piquant que ménage à l’esprit le plan que l’auteur a suivi[5]. Celui-ci commence par promener son lecteur à travers les épaisses forêts qui couvraient alors toute la Haute-Italie ; il l’introduit dans ces rares clairières où se dressaient les huttes entourées de noirs troupeaux de porcs, que leurs maîtres poussaient dans les bois de hêtres et de chênes, tout en s’essayant, sur quelques parcelles de terre incomplètement défrichées, aux premiers travaux de l’agriculture ; mais, par-delà ces paysages et ces tableaux, il montre du doigt à l’horizon les villages fortifiés que les descendans de ces pâtres sauvages ont bâtis par centaines sur les monts du Samnium et de la Sabine, au-dessus des plaines déjà fécondées par la charrue, et, tout au fond de la scène, il laisse apercevoir l’indestructible rocher du Capitole et les sept collines couronnées de leurs superbes édifices.

Sic rerum facta est pulcherrima Roma,
Septemque una sibi muro circumdedit arces.

Tel est le premier volume, le premier chapitre, si l’on veut, du grand ouvrage que M. Helbig nous promet sous le titre modeste de Contributions à l’histoire de la civilisation et de l’art dans l’ancienne Italie. À ce peuple primitif, dans certaines parties de la péninsule, étaient venus se substituer les Étrusques, qui y ont fondé tant d’opulentes et fameuses cités ; il semblait que l’historien n’eût plus qu’à se transporter dans cette Étrurie qu’il connaît si bien et à la suivre dans son développement jusqu’à l’heure où la conquête romaine lui enlève son originalité ; mais l’Étrurie ne s’explique pas par elle-même ; elle n’est arrivée à ce grand déploiement de puissance et de luxe que grâce aux modèles qui lui ont été fournis par des civilisations antérieures. Ses maîtres ont été les Phéniciens, d’une part, et, de l’autre, les Grecs. Pour comprendre l’Etrurie, il importe donc de savoir ce que ces deux peuples ont pu lui vendre quand ils se sont mis à placer sur ses marchés les produits de leur industrie.

Pour ce qui est de la Phénicie, M. Helbig avait déjà résolu la question. À propos de découvertes faites à Préneste, en 1875, il avait dressé le bilan de l’importation tyrienne et carthaginoise ; il avait indiqué à quels signes on reconnaît les objets qui sont sortis des ateliers ou des entrepôts de ces habiles ouvriers, de ces hardis marchands ; il avait montré que ces denrées se rencontrent dans les sépultures de la Sicile, de la Sardaigne, de la Campanie, du Latium et de l’Etrurie, phénomène qui s’explique par plusieurs siècles d’un commerce très actif. Le mémoire auquel nous faisons allusion ne date pas de dix ans[6]. Très neuves alors, les idées qu’il expose sont devenues aujourd’hui presque banales, tant elles se sont imposées par l’abondance et la solidité des preuves. Il restait à déterminer ce que l’Étrurie avait pris aux Grecs, quand, vers la fin du VIIIe siècle, après la fondation de dîmes, elle commença de subir leur influence. Ce fut à eux, et non directement aux Phéniciens, qu’elle emprunta l’alphabet ; dès le VIIe siècle et peut-être même avant, les vases de terre et de métal, les bijoux et autres objets de luxe expédiés par Corinthe et par les colonies chalcidiennes faisaient déjà concurrence, sur tous les marchés de l’Etrurie, aux produits phéniciens. La marine étrusque s’allia bien à celle de Carthage pour combattre celle de Phocée, comme plus tard pour menacer Cumes, mais, malgré ces défiances et ces luttes, le prestige du génie grec finit par triompher ; au Ve siècle, il avait imposé à l’Etrurie l’imitation des types qu’il avait créés, l’adoption de ses mythes et le paiement d’un tribut considérable sous forme d’achats sans cesse renouvelés. M. Helbig s’est demandé comment s’était établi ce courant, et ce que la Grèce avait eu à offrir quand s’étaient nouées les premières relations entre elle et les Étrusques établis sur les deux versans de l’Apennin, de Bologne à Cæré. C’est ainsi qu’il a été entraîné vers une nouvelle étude, celle de l’art grec archaïque ; à ce propos, il a relu Homère, et de cette lecture est né tout un livre. C’est ce livre, très original et très instructif, que nous voudrions faire connaître par une rapide analyse ; mais ce que ce résumé ne saurait reproduire, ce sont les figures qui, mieux que tous les mots de la langue la plus riche et la plus précise, définissent une forme, un vêtement, une arme ou un bijou. Ceux que le sujet intéresserait devront donc recourir à l’ouvrage allemand ; il renferme des images, que l’on voudrait d’ailleurs y trouver plus nombreuses encore et d’une exécution plus soignée.


I

Il y a bien des manières de lire la Bible et de lire Homère, ces textes vénérables qui renferment tout ce que nous pouvons savoir sur le compte de sociétés dont toutes les autres œuvres ont péri sans retour. A ne parler ici que de l’Iliade et de l’Odyssée, ceux qui s’en sont occupés, jusqu’à ces derniers temps, ne les avaient guère étudiées qu’en philologues, en lettrés, ou en philosophes. Les premiers ont cherché à surprendre les secrets de cet art encore si naïf et déjà si savant ; ils ont analysé le rythme et la langue, ils ont établi les règles de ce mètre tout à la fois si ample et si souple ; ils ont dressé le vocabulaire et la syntaxe de cet idiome épique que plusieurs générations de chanteurs s’étaient employées à façonner avant le jour où il fournit la matière de deux chefs-d’œuvre. D’autres critiques ont travaillé à se rendre compte de la composition des deux poèmes ; ils en ont défendu l’unité ou bien ils les ont mis en morceaux ; dans les ensembles que nous possédons, ils prétendent distinguer l’apport de plusieurs auteurs et la trace de remaniemens successifs dont ils ne craignent pas de fixer l’ordre et la date. Les gens de goût cherchent surtout un plaisir exquis dans la lecture de tant de vers admirables et de tant de scènes pathétiques ; ils donnent une fête à leur imagination en la dépaysant, en la transportant dans ce monde si différent du nôtre, dans ce monde jeune et passionné que réfléchit tout entier le clair miroir de cette large et limpide poésie. Enfin, ce que l’historien des mœurs et des idées demande à ces mêmes récits, c’est de lui ouvrir et de lui montrer l’âme même des hommes de ce temps avec les pensées qui leur sont familières, avec la couleur et les nuances des sentimens qui les poussent à l’action. Il veut savoir comment ce peuple avait résolu le problème de la destinée humaine, quels dieux il adorait, et quelle morale il tirait de sa religion. La curiosité d’investigateurs sagaces s’était déjà portée sur tous ces points ; les poèmes eux-mêmes renfermaient toutes les données qu’il s’agissait de mettre en œuvre, et, pour en dégager les conclusions qu’elles comportaient, on n’avait besoin que d’un sens délicat et d’une pénétrante finesse ; il n’avait pas été nécessaire d’attendre les récens progrès de l’archéologie et les résultats des fouilles faites dans la plaine de Troie et sur le roc de Mycènes.

Au contraire, jusqu’au jour où ces découvertes et bien d’autres encore sont venues nous donner quelques notions précises sur les arts et les industries de la Grèce primitive, il eût été bien difficile, pour ne pas dire impossible, de répondre à des questions d’un autre ordre, que la curiosité de l’esprit moderne ne peut manquer de se poser à propos de l’épopée homérique et de la société qu’elle seule nous fait connaître. Quel était le matériel et l’outillage dont disposaient les contemporains du poète, comment leurs maisons étaient-elles construites et décorées, quels moyens de transport employaient-ils, comment étaient-ils habillés, quel était le goût de leurs parures, de quelles armes se servaient-ils à la guerre, quels métiers exerçaient-ils et avec quels instrumens, quels vases de terre ou de métal se passaient-ils de main en main autour de la table du festin, quels dessins et quelles images ornaient les murailles de leurs demeures, leurs meubles, leurs bijoux, le tranchant de leurs glaives et l’orbe de leurs boucliers, enfin, sous quels traits figuraient-ils leurs dieux ? Pour tout dire, en un mot, comment nous représenterons-nous Hector et Achille, Ulysse et Télémaque, Briséis et Circé, Andromaque et Pénélope ? Dans quel cadre et au milieu de quels accessoires devrions-nous placer ces personnages, si nous avions à mettre en scène la bataille devant les vaisseaux, la rencontre d’Hélène et de Paris après le combat contre Ménélas, les funérailles de Patrocle, le conseil tenu dans le palais d’Alcinoüs ou l’orgie des prétendans à Ithaque, sous le toit, du héros qui va les punir ? Nous ne sommes pas de ceux qui croient que les sculpteurs et peintres aient beaucoup à se préoccuper du genre d’exactitude qui touche un archéologue ; quand ils y atteignent ou qu’ils croient y atteindre, c’est presque toujours aux dépens de la noblesse des attitudes et de la beauté des formes. Mais enfin supposons, par impossible, un artiste assez puissant pour que la recherche minutieuse du détail historiquement vrai ne refroidisse pas son inspiration ; comment devrait-il s’y prendre pour nous donner la vision fidèle et comme l’hallucination de ce lointain passé, du théâtre où se jouent ces drames, et des acteurs » qui y tiennent les rôles principaux ?

A plusieurs reprises, dans ces derniers temps, on s’est déjà proposé de retrouver et de réunir les élémens qu’il faudrait rapprocher pour essayer cette sorte d’évocation[7] ; mais aucun des érudits qui ont tenté cette entreprise n’y avait été aussi bien préparé par ses études antérieures ; aucun ne disposait des mêmes ressources que M. Helbig. Celui-ci venait de passer quelques mois en Grèce ; il avait visité Olympie et Mycènes. Dans le musée qui renferme les monumens découverts par la mission allemande sur les rives de l’Alphée, il avait étudié surtout ceux qui ont un caractère très archaïque ; à Athènes, il avait examiné avec un soin très particulier les objets qu’avaient procurés les fouilles de M. Schliemann et de ses émules. Il n’avait donc plus qu’à choisir parmi ces matériaux, à voir quels étaient ceux de ces objets qui répondaient le mieux aux indications du poète et que l’on pouvait, avec le plus de vraisemblance, regarder comme contemporains de l’Iliade et de l’Odyssée. C’était un travail de comparaison et d’appréciation qui avait ses difficultés ; mais au moins la critique se sentait désormais sur un terrain solide, elle était en possession d’une méthode dont le principe ne pouvait être sérieusement contesté.

Cette méthode est, en effet, la seule qui donne des résultats dignes de confiance ; dans toute autre voie, on marche à l’aventure. Il est toujours difficile, souvent il est impossible de se représenter, d’après une simple description, un édifice ou une figure, un costume ou un bijou. Or, dans Homère, il n’y a pas, sauf dans des cas assez rares, de descriptions proprement dites. Le poète récitait ses vers devant un public auquel étaient familiers les objets dont il faisait mention. Une épithète qui en rappelait le trait saillant lui suffisait donc pour en suggérer l’idée ; il n’entrait dans quelque détail que lorsqu’il avait à parler d’un ouvrage extraordinaire, tel que la cuirasse d’Agamemnon, le bouclier d’Achille ou le lit d’Ulysse, mais alors même, il emploie plus d’un terme dont le sens resterait obscur pour nous si les monumens ne venaient l’expliquer.

Dans les premiers efforts que l’on a faits pour restaurer l’image de ce monde évanoui, on s’est cru en droit d’emprunter à la statuaire classique les données principales du tableau. C’est ainsi que Flaxman et ses imitateurs habillent, ou plutôt déshabillent les héros de l’Iliade en athlètes du temps de la guerre médique ; ils les dépouillent de tout vêtement. Or nous savons aujourd’hui que la nudité dite héroïque n’est qu’une convention de date assez récente. Entre le siècle d’Homère et celui de Phidias, tout en Grèce a subi de profonds changemens : les mœurs, l’architecture publique et privée, le costume, l’armement et la tactique, le style et le goût des objets de luxe.

Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, comment se fait-il que les artistes qui ont sculpté les frontons d’Égine ou couvert de peintures les portiques de Delphes et d’Athènes ne paraissent pas soupçonner ces différences ? N’étaient-ils pas de la même race que les personnages du poète ? n’avaient-ils pas même langue et mêmes dieux ? N’est-il pas vrai que trois ou quatre siècles seulement séparaient la Grèce d’Eschyle de celle d’Homère ? Personne ne songe à méconnaître ces liens et cette continuité. Pour qui ne compte que le nombre des années, il est certain aussi que les contemporains de Thémistocle et de Périclès étaient bien plus près que nous ne le sommes aujourd’hui de la génération qui la première entendit chanter la colère d’Achille ; mais il y a quelque chose qui, en pareille matière, est tout à l’avantage de l’érudit moderne, quelque chose qui abrège la distance à son profit et qui corrige, dans une large mesure, les effets de la diversité du sang. La force qui opère ce miracle, c’est la curiosité passionnée que nous inspire le passé de notre espèce, c’est ce sens historique qui s’est si singulièrement affiné depuis le commencement de notre siècle. Sans doute, l’honneur d’avoir eu la première idée de l’histoire revient à la Grèce ; mais si, du vivant même de Phidias et de Polygnote, les Hérodote et les Thucydide ont pressenti les méthodes que nous appliquons aujourd’hui, l’esprit qu’elles tendent à développer ne pouvait être encore très répandu dans la Grèce de Périclès. La prose alors venait d’apparaître, et avec elle la faculté d’abstraire et de généraliser, de saisir les causes des événemens et de dégager les lois qui en déterminent la suite, enfin de distinguer et de définir par leurs caractères originaux les temps et les peuples différens. Ce sont là, vers le Ve siècle avant notre ère, des nouveautés qui n’ont pas encore fait école ; la foule est toute nourrie, tout imprégnée de poésie ; elle n’a pas ces scrupules et ces exigences qui se manifestent dans les sociétés où s’est partout insinué l’esprit critique. A l’artiste qui prétend la charmer elle ne demande donc pas ce que nous appelons la couleur locale et la vérité historique ; pourvu qu’il lui offre de belles lignes et des formes d’une pure et charmante noblesse, elle l’acclame et le porte aux nues. Voilà comment il ne faut s’aviser d’aller chercher une fidèle représentation du monde homérique ni dans les œuvres de la statuaire ni dans les peintures des vases. Si nous voulons considérer ces marbres et ces tableaux comme des documens, ne les consultons que sur les mœurs et le goût de l’époque même qui les a produits ; ils ne savent, ils ne nous apprennent rien du passé. Une comparaison fera mieux comprendre l’erreur que l’on risquerait de commettre en s’ingéniant à trouver dans ces monumens l’image et la physionomie de la Grèce primitive. Michel-Ange et Raphaël se sont inspirés de la Bible et de l’évangile comme Polygnote et Phidias s’inspiraient d’Homère ; les types que leur a suggérés la poésie des légendes hébraïques se sont imposés à l’admiration des hommes par leur beauté merveilleuse et leur rare puissance d’expression. Supposez cependant que, comme historien, vous teniez à vous faire une idée des prophètes juifs ou de Jésus et de ses apôtres, du caractère de leurs traits, du costume qu’ils portaient et du milieu où ils ont vécu, vous viendra-t-il à l’esprit d’aller puiser ces renseignemens dans les figures des maîtres italiens du XVIe siècle, dans celles du plafond de la Sixtine ou des chambres du Vatican ?

Dans l’enquête que s’était proposé d’ouvrir M. Helbig, l’art libre et savant de la Grèce adulte n’était donc pas admis à témoigner ; pour en tenir quelque compte, il aurait fallu multiplier sans cesse les distinctions et les réserves ; le parti le plus sûr, c’était encore de renoncer à le consulter. D’un autre côté, si nous possédons aujourd’hui nombre de monumens qui sont contemporains de l’épopée ou qui même paraissent lui être antérieurs, ces monumens offrent très peu de variété. Les uns sont des restes d’édifices, qui ont en général perdu toute leur décoration ; les autres sont des objets usuels, des vases où l’ornement n’est guère que géométrique, des bijoux et des accessoires de toilette, des ustensiles de tout genre. Les arts du dessin étaient alors dans l’enfance, au moins sur le sol de la Grèce ; ils n’ont donc pas entrepris de représenter les hommes et les choses de leur temps. Dans les couches profondes du terrain, sur l’emplacement de ces vieilles cités qui appartiennent à la poésie plutôt qu’à l’histoire, les Achéens et les Ioniens ont semé les produits de leur industrie et les bribes de leur parure ; mais ils n’ont pas su y déposer leur image, projetée et fixée sur le marbre, le bronze ou l’argile.

A l’époque où, — vers la fin peut-être du Xe siècle, — la poésie grecque atteint, chez les Grecs orientaux, son plein épanouissement, d’autres peuples, plus anciennement civilisés, possédaient depuis longtemps déjà ce qui manquait encore à la Grèce. Sans doute, ils n’étaient pas arrivés à la correction parfaite du dessin, et leurs procédés graphiques avaient parfois quelque chose d’enfantin ; mais cependant, malgré tout, ils savaient modeler des bas-reliefs et tracer des peintures où les générations disparues revivent avec leurs attitudes familières, avec la particularité de leur type et de leur costume national, prises sur le vif dans le mouvement et la diversité de leur vie domestique, des cérémonies de leur culte et de leurs aventures sur terre et sur mer.

Ce sont là des documens d’un prix inestimable, et l’on sait le parti qu’en ont tiré les Rawlinson et les Duncker, les François Lenormant et les Maspero ; mais, en les employant à restituer la vie des peuples de l’Orient, en a-t-on épuisé tout l’intérêt ? Vastes tableaux peints sur les parois des tombes et des temples de l’Egypte, longues suites de bas-reliefs ciselés dans les dalles d’albâtre des palais assyriens, scènes de culte, de chasse ou de bataille gravées au burin dans les bandeaux concentriques des vases de métal que fabriquait la Phénicie, figures de dieux et de prêtres, de rois et de guerriers taillées au flanc des rochers de la Cappadoce et de la Phrygie, tous ces monumens ne peuvent-ils pas nous fournir aussi, par surcroît, des renseignemens utiles sur la civilisation de la Grèce homérique, sur les traits et les couleurs qu’il convient de lui prêter ? Consultés avec adresse et avec discrétion, ces ouvrages des artistes étrangers ne nous donneront-ils pas souvent ce que nous chercherions en vain dans la patrie même du poète : des images qui, mises en regard des vers du poète, en faciliteront l’intelligence ? Sans doute nous n’irons pas demander à l’Egypte ou à la Phénicie le vivant portrait des Achéens ; mais, tout au moins, en cherchant bien, nous aurons chance de trouver quelque part, dans tel ou tel de ces tableaux, la représentation des chars sur lesquels combattaient les héros de l’Iliade, des navires qui les avaient conduits aux rivages de Troie, des meubles dont ils remplissaient leurs demeures des habits et des armes dont ils se revêtaient. On ne pourra, bien entendu, marcher dans cette voie que pas à pas, avec une prudence singulière ; avant de reconnaître dans un objet dessiné par le sculpteur oriental le modèle de celui que l’aède grec avait sous les yeux on aura dû soumettre d’abord à une minutieuse analyse les épithètes que l’épopée applique à l’agent ou à la chose que l’on étudie ; le même travail s’imposera pour tous les détails accessoires qui, dans l’un ou l’autre des deux poèmes, se rapporteront à la matière en discussion. Lorsque cette épreuve aura donné des résultats satisfaisans, on sera fondé à se servir des monumens de l’Egypte et de l’Asie pour compléter les indications du poète, et pour donner, comme on dit aujourd’hui, un Homère illustré.

Ce qui a suggéré l’idée de cette confrontation et de ces rapprochemens, c’est l’ensemble des découvertes que l’archéologie a faites depuis un demi-siècle. On a d’abord vu l’antique et vénérable Orient se dégager par degrés de son linceul de sable et de poussière ; après les premières fouilles de Botta et de Layard, en Assyrie, sont venues celles de Lepsius et de Mariette en Égypte, nos propres recherches en Asie-Mineure, l’exploration méthodique de la Phénicie par M. Renan, et enfin, tout récemment, l’exhumation de l’art chaldéen par M. de Sarzec[8]. En même temps, sur le sol de la Grèce et de l’Italie, il y a eu toute une suite de trouvailles grâce auxquelles, d’année en année, notre curiosité pénètre plus loin dans le passé des tribus aryennes, mères des Hellènes et des Latins. Ces tribus, destinées à un si brillant avenir, elle les suit maintenant bien au-delà du point où atteignent les derniers rayons de l’histoire, au-delà même de ces espaces indéterminés où les mythes projettent encore à travers l’ombre quelques lueurs faibles et douteuses. Avec les objets recueillis à Hissarlik, on remonte jusqu’à l’âge de la pierre polie ; mais la population qui tirait de cette matière la plupart de ses instrumens et de ses armes commençait à connaître les divers emplois du métal et l’estimait à un haut prix. À Théra, jusque sous cette couche épaisse de pouzzolane qui provient de l’éruption où ont été engloutis les deux tiers de l’île, on a saisi les traces d’une société qui semble déjà plus avancée ; cette catastrophe date cependant d’une époque si reculée, qu’aucun souvenir, même le plus vague, n’en était resté dans la mémoire des hommes. Dès lors, pourtant, ceux qui habitaient ce Pompéi préhistorique avaient le goût et la pratique d’un style décoratif qui ne manquait pas d’une certaine élégance ; ils ornaient de peintures les murs de leurs demeures. Enfin est venue la grande révélation, celle qui tout d’un coup a fait apparaître en pleine lumière tout ce monde de la Grèce primitive dont, la veille encore, on ne soupçonnait pas l’existence : M. Schliemann a ouvert les tombes de l’Acropole de Mycènes. Il y a eu là comme un vrai coup de théâtre, une sorte d’éblouissement ; sous le soleil de la Grèce, on a vu resplendir le luxe à demi barbare de cette cité des Atrides qu’Homère appelait la cité « où il y a beaucoup d’or, » πολύχρυσος Μυϰήνη (poluchrusos Mukênê).

L’impression avait été trop forte pour ne pas provoquer aussitôt de nouvelles investigations dans ce domaine inexploré. Dès que l’on fut averti, l’on trouva, un peu partout, en Argolide, en Attique, en Béotie, dans les îles, les motifs que l’on avait été si surpris d’abord de rencontrer à Mycènes. Si nulle part on ne recueillit des richesses comparables à celles que renfermait, dans cette ville, le fameux cercle de pierres où avaient été ensevelis les princes de la tribu, on apprit cependant encore beaucoup en sondant le trésor des Minyens à Orchomènes, les tombes voisines de l’Héræon et de Nauplie, les tumulus de Spata et de Ménidhi. Les séries ébauchées se complétèrent et s’étendirent. D’ailleurs, comme dit le proverbe, une bonne fortune ne vient jamais seule. Nous ne saurions énumérer toutes les chances heureuses qui, dans ces dernières années, ont donné aux archéologues tant d’émotions et de joies ; il suffira de rappeler les découvertes qui ont jeté le plus de jour sur les questions d’origines et sur les plus anciens rapports de la Grèce avec l’Orient. Ici, c’était l’art cypriote qui sortait de terre tout entier, par les soins de MM. Cesnola, Lang et Ceccaldi, un art sans grâce et sans beauté, mais qui n’en intéresse pas moins vivement par tous les renseignemens qu’il fournit et toutes les pensées qu’il suggère. Là, c’étaient les explorateurs allemands d’Olympie qui, dans les couches les plus profondes du terrain, ramassaient des bronzes dont plusieurs ne sont certainement pas postérieurs de beaucoup au siècle où l’épopée a pris sa forme définitive. Ailleurs, en Italie, si les fouilles ont fait moins de bruit, le gain qu’en a tiré la science n’a peut-être pas été beaucoup moindre. À Bologne et sur tout le versant oriental des Apennins, on a trouvé une Etrurie plus étrange de formes et plus primitive que celle des vallées de l’Arno, de la Chiana et du Tibre. Dans cette dernière contrée, qui avait déjà tant produit, une plus sûre direction imprimée aux recherches a permis de mieux distinguer les périodes, de mieux marquer l’ordre dans lequel se sont succédé les influences qu’a subies la civilisation étrusque. Dans le Latium, plus d’un curieux secret a été livré par les débris des premiers villages bâtis sur l’Aventin et sur le Quirinal, ainsi que par les tombes de Préneste. Dans les décombres de ces maisons, qui ont peut-être été bâties avant la célèbre cabane de Romulus, on a recueilli ces amulettes en terre émaillée que fabriquaient l’Égypte et la Phénicie ; une sépulture latine contenait une coupe d’argent où était gravée une inscription phénicienne[9].

Veut-on savoir quelles sont les idées principales qui, sous l’effort de la discussion et de la critique, se sont dégagées des faits que nous avons rappelés et de bien d’autres moins importans en apparence ? Voici comment on peut résumer les conclusions auxquelles on se sont conduit par l’ensemble de ces découvertes et de ces observations. La civilisation dont nous sommes les héritiers est plus vieille que ne l’avait cru tout d’abord la science moderne, mise en défiance par les chronologies fabuleuses et démesurées que la vanité nationale avait placées à l’origine de toutes les histoires. Cette flamme s’est allumée, peut-être vers le même temps, d’une part, dans la basse vallée du Nil, et, de l’autre, sur le cours inférieur de l’Euphrate et du Tigre. De l’Egypte elle a rayonné et s’est propagée vers la Syrie ; de la Chaldée, vers la Haute-Mésopotamie, Vers l’Arménie, vers l’Asie-Mineure. Les cités phéniciennes naquirent et grandirent dans une région où les deux influences se faisaient sentir à la fois, où l’on était à portée de ces deux sources de chaleur et de lumière. Grâce aux marins de Gebal et d’Arad, de Tyr et de Sidon, le mouvement s’étendit ; il gagna les îles du bassin oriental de la Méditerranée et les rivages du continent qui le limitait au nord et à l’ouest ; un peu plus tard, à mesure que ces aventureux navigateurs s’enhardissaient et qu’ils allaient plus loin, découvrant d’année en année des terres inconnues et fondant de nouveaux comptoirs, un commerce actif établit, à grande distance, des relations constantes entre les riches métropoles du monde asiatique et ces tribus grecques et italiotes dont l’âme jeune et encore naïve s’éveillait par degrés à toutes les curiosités, au sentiment de l’art, aux besoins et aux goûts de la vie policée.

À ces peuples tard venus il fallut du temps pour dépouiller la barbarie première, pour créer des civilisations nouvelles où se fondissent en une harmonie supérieure les élémens fournis par l’étranger et ceux qui sortaient des instincts les plus profonds et comme du sang même de ces races prédestinées à un si brillant avenir. Pour ne parler ici que du génie grec, il ne se dégagea, il ne se manifesta que par degrés ; ainsi, la poésie naquit en Grèce bien avant les arts du dessin. L’épopée d’Homère et d’Hésiode a précédé de plusieurs centaines d’années les premières œuvres de la plastique grecque qui aient quelque beauté. Pendant les deux siècles que remplit le développement de la poésie lyrique, l’architecture, la sculpture et la peinture sont encore bien loin du libre essor et de la perfection savante. Seul, le drame attique, ce dernier-né de l’imagination grecque, voit éclore auprès de lui et sous ses yeux les chefs-d’œuvre de l’art.

La raison de ce phénomène est facile à saisir ; dans les arts du dessin, la matière oppose plus de résistance à l’idée que dans les arts où celle-ci se traduit par des sons. Cette dernière traduction a quelque chose de plus direct, de plus spontané, de plus rapide. Chez tous les peuples heureusement doués, alors même qu’ils semblent posséder à peine les premiers rudimens de ce que nous appelons la civilisation, l’esprit, maître d’une langue dont les termes ont encore les vives et fraîches couleurs de la jeunesse, ne se contente pas de disposer les mots avec une justesse et une sûreté merveilleuses, dans l’ordre que lui suggère l’émotion du moment, ordre que chercheront plus tard à imiter, sans toujours y réussir, les écrivains de profession. De très bonne heure, l’esprit fait plus et mieux encore ; il devine les secrets du nombre, il invente le rythme poétique ; il saisit du premier coup toutes ces correspondances mystérieuses en vertu desquelles tel concours de sons, tel changement de mètre a le pouvoir de rappeler à l’âme certaines impressions physiques et d’éveiller en elles certains sentimens, certaines suites de pensées. Parmi toutes les créations de l’homme la langue est la première qu’il conduise à la perfection ; toute compliquée qu’elle nous paraisse quand nous venons aujourd’hui, par l’analyse scientifique, en démontrer et en étudier les pièces, elle est le premier instrument, le premier moyen d’expression dont il apprenne à se servir avec une libre et gracieuse aisance.

A première vue, nous pouvons penser qu’il a dû être plus facile soit de modeler en argile une figure d’homme ou d’animal, soit d’en crayonner la silhouette sur une muraille, que d’arriver à créer la langue si simple et si colorée tout à la fois, le mètre si noble et si souple dont disposaient déjà ces aèdes que nous devinons, que nous entrevoyons derrière Homère. Il faut bien croire pourtant qu’il n’en est pas ainsi, puisqu’alors le génie grec était encore incapable de revêtir d’une forme vivante, par la peinture ou la sculpture, ces types supérieurs de force et de grâce qu’avait conçus l’imagination des poètes et dont elle avait fait les dieux et les héros. Supposez un contemporain d’Homère qui se serait mis en tête de représenter les habitans de l’Olympe tels qu’ils s’offraient à lui dans les vers des poètes, de figurer un Zeus ou un Apollon, une Aphrodite ou une Artémis ; que sa main se fût armée d’un morceau de charbon ramassé parmi les cendres du foyer ou que ses doigts eussent pétri et tourmenté la terre humide, jamais il ne serait arrivé qu’à produire quelque informe et grossière idole, aussi éloignée de la vérité et de la beauté que ces barbouillages où s’essaie le crayon maladroit d’un enfant de six ans. La plastique repose sur un certain nombre de conventions, et celles-ci se retrouvent, à quelques variantes près, chez tous les peuples qui ont un art digne de ce nom. Ces conventions, l’artiste ne les propose et son public ne les comprend et ne les accepte qu’après bien des recherches et bien des tâtonnemens, au terme d’une longue éducation des yeux. Ainsi, de tous les modes d’interprétation, celui qui se tient le plus près de la réalité, c’est le modelage d’une figure en ronde-bosse ; il ne donne cependant que le contour, il supprime la couleur, et, par ce côté, il demeure encore dans la convention. Pour suppléer à ce qu’il élimine, il lui faut recourir à certains partis-pris, renoncer à copier exactement le détail afin d’obtenir un effet d’ensemble ; voyez, par exemple, comment la sculpture, dans le visage de l’homme, traite l’œil ou les cheveux ! Que serait-ce donc si nous parlions du bas-relief, de la peinture, enfin du dessin proprement dit, lequel, pour rendre la nature, n’a ni l’épaisseur ni la couleur ? Avec un peu de noir sur du blanc, il arrive pourtant à produire l’illusion de la vie, à distinguer tous les caractères de la forme, toutes les nuances de l’expression.

Lorsque l’expérience a découvert et que la pratique a coordonné tous les procédés dont la réunion compose les arts plastiques, lorsqu’une entente s’est établie sur ce terrain, entre l’artiste et son public, lorsque celui-ci sait saisir la valeur du trait le plus léger et de quelques ombres à peine indiquées, il paraît étrange qu’il ait fallu tant d’efforts et de siècles pour obtenir des résultats qui semblent si simples. Force est pourtant de se rendre au témoignage des faits. La loi que nous venons de rappeler ressort de toute l’histoire du génie grec. Or, de tous les grands peuples qui ont concouru à l’œuvre de la civilisation occidentale, le peuple grec est celui dont l’évolution a été la plus régulière, la moins troublée par l’intervention perturbatrice des forces du dehors. A prendre cette race dans son ensemble, comme un être collectif, les différens états de l’âme, avec les œuvres par lesquelles ils se manifestent, les différentes phases de la vie et de la production s’y succèdent dans l’ordre même qui préside au développement de l’individu, lorsque celui-ci est placé dans des conditions normales. En Grèce, chaque fruit parait et mûrit en sa saison. Cette avance que, chez les Grecs, ce peuple si bien doué pour l’art, la poésie a prise sur la plastique, n’est donc pas la conséquence d’un accident et d’un hasard : il y a là l’effet d’une loi que l’histoire de la Grèce suffirait à constater, mais que l’on aura l’occasion de vérifier ailleurs encore, à mesure que l’on connaîtra mieux le passé de l’humanité.

Tout ce que nous avons dit de l’art s’applique, dans une certaine mesure, à l’industrie. Celle-ci ne se propose pas, comme l’art, d’exprimer des idées ; elle ne vise qu’à satisfaire des besoins physiques ; mais si, dans la production industrielle, l’effort a changé d’objet, c’est encore sur la matière qu’il s’exerce ; c’est toujours elle que l’homme doit dompter, assouplir et façonner, qu’il veuille modeler une statue ou qu’il s’applique à se loger et à se meubler, à s’armer, à se parer et à se vêtir. Dans l’un et l’autre cas, il faut tailler la pierre ou le bois, pétrir, tourner et cuire l’argile, fondre et ciseler le métal. Le moindre ouvrage de ce genre suppose la connaissance de procédés techniques dont chacun représente un long travail de l’intelligence, toute une suite de découvertes dues à des inventeurs qui, pour n’avoir pas laissé de nom dans la mémoire des hommes, n’en ont pas moins fait preuve d’autant de génie que les Gutenberg, les Papin, les Watt et les Edison. A celui qui la possède, une recette de cette espèce assure de tels avantages qu’il y a un intérêt capital à se l’approprier ; c’est tout de suite une prodigieuse épargne de peine et de temps, la vie rendue plus aisée et plus douce, un notable accroissement de richesse et de puissance. Dès qu’il en trouve l’occasion, un peuple n’hésite donc pas ; il s’empare avec avidité de tout ce que peuvent lui fournir, en ce genre, des voisins plus avancés ; il commence par consommer les produits ouvrés qu’on lui livre, puis bientôt, dès que les relations deviennent plus étroites, il aspire à deviner le mystère des façons et des tours de main ; en regardant travailler, il s’essaie à dérober tous les secrets du métier. S’il a d’heureuses dispositions et que les circonstances le favorisent, l’élève pourra plus tard dépasser ses maîtres ; mais, chez ceux mêmes qui ont marché le plus vite et qui sont allés le plus loin, il y a toujours eu, au début, une période plus ou moins prolongée où, dans l’art comme dans l’industrie, on n’a su mettre la matière en œuvre que d’après des types et par des procédés d’emprunt.

Il n’en est pas de même pour la langue ; sauf chez certaines races très inférieures, celle-ci peut, presque toujours, en se développant, se prêter à l’expression de toutes les idées et de tous les sentimens ; c’est pourquoi, mis en présence d’une civilisation même très supérieure, un peuple ne songe pas à désapprendre son propre idiome ; à mesure qu’il éprouve des besoins nouveaux, il se contente d’assouplir son instrument et d’en compliquer le jeu, d’ajouter des notes à ce clavier dont toutes les touches s’ébranlent et résonnent au moindre souffle de sa pensée. C’est ainsi que, grâce à la spontanéité de la parole et à la facilité avec laquelle l’esprit la projette au dehors, le génie grec put, dès le Xe ou le IXe siècle avant notre ère, créer l’Iliade et l’Odyssée. Ces deux épopées sont des chefs-d’œuvre dont rien n’approche, dans tout ce que nous connaissons des littératures de l’Egypte et de la Chaldée. Les orientalistes ont beau nous traduire et nous vanter le Poème de Pentaour et la Descente d’Istar aux enfers, s’il y a là, surtout chez le panégyriste de Ramsès, du souffle et de la grandeur, comme l’épopée grecque est supérieure par la belle ordonnance et l’ampleur de la composition, par la variété des tableaux, par la vie intense dont sont animés les personnages, enfin et surtout par la franchise et la noblesse de sentimens qui, après tant de milliers d’années, trouvent encore un écho dans nos cœurs ! La Grèce est donc, dès lors, en pleine possession de sa haute et souveraine originalité. A la même époque, son industrie est encore dans l’enfance ; son art ne s’élève guère au-dessus de l’ornement géométrique, sauf quand il travaille à copier plus ou moins gauchement des types et des motifs d’origine orientale. C’est ce dont nous nous rendrons compte en suivant pas à pas M. Helbig dans l’enquête qu’il a ouverte et poursuivie avec une science si sûre, avec une critique si bien informée et si pénétrante.


II

Avant d’étudier l’homme d’Homère dans son équipement de guerre ou de paix et dans la diversité de ses occupations manuelles, on se préoccupe de le replacer dans son cadre, de savoir comment étaient bâties et aménagées sa maison et sa ville. M. Helbig fait à ce propos une curieuse observation. Tirynthe et Mycènes possèdent de puissantes murailles, construites les unes en gros quartiers et les autres en pierres dont les faces sont dressées à l’outil. A Mycènes même, et, en Béotie, à Orchomènes, dans ces bâtimens à coupole que Pausanias appelle des Trésors, bâtimens qui doivent avoir été des tombes, l’art de tailler et d’appareiller la pierre est déjà poussé très loin ; encore étrangers au principe de la voûte, les constructeurs de ces édifices ont su en obtenir l’apparence, au moyen d’assises posées en encorbellement, qui, à mesure qu’elles sont placées plus haut, décrivent des cercles d’un plus court rayon. Les angles ont été rabattus et la face interne de chaque pierre a été creusée de manière à concourir au tracé d’une courbe qui est circulaire dans le plan horizontal et elliptique dans le plan vertical. Il y a là une sorte de trompe-l’œil qui témoigne d’une grande habileté chez l’architecte et chez l’ouvrier ; on a d’ailleurs obtenu ainsi une solidité remarquable, car plusieurs de ces monumens, à Mycènes, sont encore très bien conservés.

Nulle part au contraire, ni dans l’un ni dans l’autre des deux poèmes, il n’est question d’un mur de ville bâti en pierre. Le seul ouvrage de défense auquel le poète fasse de nombreuses allusions, c’est celui qui protège le camp des Grecs ; or on ne saurait se méprendre à la manière dont il en parle dans le chant où est raconté le Combat devant les vaisseaux : il se le figure certainement comme formé d’un fossé profond, puis d’un rempart dont la matière a été fournie par la terre qu’ont rejetée devant eux, sur un amas de pierres et de souches d’arbres, les bras qui ont creusé cette tranchée. Pour donner au talus plus de solidité, un rang de palissades en garnit la face interne ; quant aux tours qui flanquent les portes, elles sont en bois, faites de planches et de grosses poutres. Troie est aussi conçue comme entourée de murailles ; mais celles-ci, dans l’Iliade, n’ont pas d’attaque à soutenir ; il en résulte que le poète n’a pas l’occasion de les définir, soit par une épithète caractéristique, soit, de manière indirecte, par quelqu’une des circonstances qui, dans le récit d’un assaut, révéleraient la nature de l’obstacle. Voici pourtant un indice qui nous éclaire. Poséidon s’indigne en voyant se développer dans la plaine le mur et le fossé des Achéens ; il craint que la grandeur de cet ouvrage ne fasse oublier aux hommes les murs qu’Apollon et lui, de leurs mains divines, ont bâtis pour Laomédon[10]. De ce rapprochement ne résulte-t-il pas qu’Homère se représente les deux enceintes, celle des Grecs et celle de Troie, comme à peu près pareilles ? Supposez que, dans la contrée où il vivait, les villes de quelque importance aient été entourées de murailles en pierre brute ou en pierre taillée ; il ne lui serait même pas venu à l’esprit d’établir cette comparaison entre une fortification de campagne et l’une de ces puissantes et indestructibles enceintes dont nous admirons encore les restes, au flanc des grises collines de l’Argolide.

Une dernière observation confirme nos conjectures. On se rappelle, dans l’Odyssée, cette ville de Scheria, où habitent les Phéaciens ; ceux-ci sont les plus industrieux et les plus riches des hommes, un peuple de magiciens, dont les navires, dépourvus de gouvernail, vont droit au but, dirigés non par la main, mais par la secrète pensée du pilote. Scheria est donc une île enchantée, une sorte d’eldorado ; dans le tableau qu’il trace de la joyeuse existence que l’on y mène, le poète n’a rien oublié de ce qui, pour ses contemporains, fait le charme et la sécurité de la vie ; aux élémens que lui fournissent ses souvenirs il ajoute certains traits, comme celui de ces barques fées, qu’il tire de son imagination. Si, à cette époque, chez les tribus ioniennes qui ont eu la primeur des chants épiques, toute ville populeuse et prospère s’était donné le luxe d’un mur de pierre, le poète n’en aurait pas refusé un à sa cité des merveilles ; il l’aurait fait plus large et plus haut qu’aucune des murailles qu’il avait vues ; et il l’aurait décrit avec la même complaisance que le palais d’Alcinoos, en insistant sur la grandeur des matériaux et sur la beauté de l’appareil, sur cette apparence de difficulté vaincue qui, plus tard, faisait attribuer aux Cyclopes, ces ouvriers divins, l’érection des enceintes de Mycènes et de Tirynthe. Rien de pareil dans l’Odyssée ! il y est seulement dit qu’Ulysse, entrant dans la ville, « admirait les murs longs, élevés, garnis de pieux pointus par le bout[11] ! » Il ne peut s’agir ici que d’un rempart en terre, sur la crête duquel auraient été plantés des chevaux de frise. Si la pierre ne servait pas à fortifier les villes, elle n’entrait que pour une faible part dans la construction des édifices publics ou privés. D’une lecture attentive des deux poèmes il résulte que la plupart des lieux de culte ne comportaient alors qu’un autel qui se dressait en plein air, au milieu d’un terrain que limitait une barrière et qui renfermait un bois sacré. On trouve bien, il est vrai, la mention de quelques temples, et particulièrement de « la forte maison d’Erechthée, » où se rend Pallas-Athéné[12] ; mais ce qui parait indiquer que ces temples étaient plutôt bâtis en bois, c’est que le poète, à propos de l’un des plus célèbres de ces sanctuaires, celui de l’Apollon delphien, dit expressément que « le seuil en était de pierre[13] ? » Aurait-il signalé ce détail si tout l’édifice ou tout le péribole (il n’y avait peut-être pas alors de temple à Delphes) eût été fait de pierre ? Dans ce cas, la dalle du seuil n’aurait pas attiré l’attention, tandis qu’elle ne pouvait manquer d’être remarquée là où, par sa masse et par le poli de sa face supérieure, elle se distinguait tout d’abord de matériaux plus légers et d’une autre teinte. Pour les maisons, la même conclusion s’impose. Celle d’Ulysse, à Ithaque, a deux portes principales, l’une qui conduit dans la cour, et l’autre qui donne accès à la partie postérieure de l’habitation, aux appartemens des femmes ; or, ces deux entrées ont leur seuil de pierre, λάϊνος οὐδός (laïnos oudos), expression qui est d’ailleurs employée aussi à propos de la cabane d’Eumée. La demeure d’Ulysse, par sa belle apparence, révèle tout de suite la haute dignité de son propriétaire ; les bâtimens y couvrent un vaste espace de terrain ; la cour est entourée d’un mur crénelé ; les portes sont à deux battans. Si ce palais avait eu une façade de pierre taillée, le poète aurait-il omis d’en parler, n’aurait-il pas saisi cette occasion de faire encore ressortir ainsi l’aspect monumental du palais ?

Dans ces maisons royales, une seule partie paraît avoir été construite en pierre ; c’étaient les chambres à coucher du maître et des personnes de sa famille. Telle est la pièce qu’Ulysse construit autour du tronc de l’olivier sauvage qui sert de pied au lit qu’il se façonne de ses propres mains, alors qu’il se prépare à épouser Pénélope[14] ; telles sont les soixante-deux chambres destinées aux fils et aux filles de Priam, que renferme le grand palais de Troie[15] ; tel est encore l’appartement de la déesse Circé[16]. Ces chambres de pierre, très petites, devaient être enveloppées dans des constructions de bois. C’était de poutres et de planches qu’étaient faites ces grandes salles spacieuses où l’on se réunissait pour manger et pour boire en écoutant l’aède chanter les aventures des héros ; il en allait de même de ces magasins où l’on gardait les provisions, les vêtemens et les armes, ainsi que de ces abris où couchaient les esclaves des deux sexes. Tout cet étage supérieur, dont il est question dans l’Odyssée, était bâti de la sorte. Les fouilles d’Hissarlik, que l’on y reconnaisse ou non le palais de Priam, ont prouvé que le bois entrait pour une part très considérable dans la construction des maisons ; on sait quelle énorme quantité de cendres et de charbons on a rencontrée sur l’emplacement de ce village fortifié, qui est peut-être la Troie d’Homère.

Par cet endroit, la civilisation, homérique est donc moins avancée que la civilisation mycénienne. Celle-ci suppose l’existence d’ouvrière spéciaux, dressés par une longue expérience et par une pratique héréditaire. Au contraire, autour d’Homère, on n’a pas encore une idée nette de la division du travail ; l’éducation professionnelle n’existe pas. Chaque homme, quand il est intelligent et adroit, sait tout faire de ses propres mains, ce qui prouve qu’aucun métier n’emploie encore de procédés sa vans et compliqués. Ulysse construit et meuble lui-même sa chambre nuptiale ; il fait, à cette fin, œuvre de maçon et de charpentier, voire d’ébéniste, car, après avoir poli le bois de la couchette, il « l’orne d’incrustations d’or, d’argent et d’ivoire. »

L’intérieur des habitations n’avait rien non plus qui rivalisât avec le luxe des édifices orientaux, tel que nous le révèlent les ruines des temples de l’Egypte et des palais de l’Assyrie. Dans les pièces principales des plus riches maisons, rien qu’un sol de terre battue. Les parois et les plafonds des chambres, les battans, les chambranles et quelquefois même le seuil des portes étaient faits de sapin, de chêne, de frêne ou d’olivier. Par le polissage et peut-être à l’aide d’un certain vernis, le menuisier savait donner aux faces apparentes des poutres et des planches un brisant que l’on admirait, comme le prouvent maintes épithètes qui sont à ce propos d’un usage courant. Ce qui assombrissait encore la couleur de toutes ces boiseries, c’était la fumée du foyer, celle des graisses qui, lorsque rôtissait la viande, coulaient en grésillant sur les charbons ardens, celle enfin des éclats de bois résineux que l’on allumait, à la tombée de la nuit, sur un disque de métal, pour éclairer les appartemens.


Urit odoratam nocturna in lumina cedrum,


dit Virgile, d’après Homère, en parlant de Circé. Partout se déposait cette suie, qui, dans la maison d’Ulysse, avait endommagé les armes appendues aux lambris[17]. Comme aujourd’hui dans la maison du paysan de la Grèce ou de l’Asie-Mineure, il n’y avait pas, à proprement parler, de cheminée ; on faisait le feu, soit au milieu de la pièce, soit contre un des murs, et la fumée s’en allait comme elle pouvait, soit par la porte ouverte, soit par les interstices des ais de la cloison et du toit.

Certains passages des deux poèmes sembleraient indiquer la connaissance d’une décoration dont l’Orient a usé de bonne heure ; nous voulons parler de revêtemens en métal, en ivoire ou en faïence émaillée qui auraient été appliqués sur les plafonds et sur les murs, parfois aussi sur les seuils des portes[18] ; mais il est remarquable que les textes où il en est question se rapportent aux demeures que sont censés s’être bâties des dieux tels que Zeus, Poséidon et Héphaistos. Il n’y a guère qu’une exception, c’est pour le palais d’Alcinoos ; mais ce palais se trouve dans cette Schéria où tout est merveille et prodige. Quant au palais de Ménélas, Télémaque y admire bien l’éclat du bronze, de l’or rouge et de l’or pâle, de l’argent et de l’ivoire ; mais le poète ne dit pas que toutes ces matières précieuses y recouvrent le mur en manière de lambris. On peut se demander s’il n’entend pas qu’elles y brillent sur les lits, les sièges et les tables, sur les harnais, les armes et les instrumens de musique, sur les coupes et les plateaux qui servaient aux repas. Nombre de vers prouvent que l’on avait dès ce temps le goût de ces incrustations où se complaisent et où excellent maintenant encore les artisans de la Syrie et de la Perse. Aujourd’hui, c’est surtout la nacre qui leur sert à orner le bois de ces petits meubles que le voyageur européen rapporte si volontiers d’une visite aux bazars du Caire, de Damas ou de Constantinople. À la nacre substituez l’ivoire ou le bronze et vous aurez chance de vous représenter ainsi d’une manière assez exacte le style et l’aspect de certains objets mobiliers auxquels il est fait souvent allusion dans les poèmes.

Pour ce qui est des menus ouvrages, on avait donc, dès lors, la pratique de ce genre de travail qui demande surtout de la patience ; certaines tribus sauvages y réussissent dans la perfection ; mais faut-il croire que de grandes surfaces fussent ainsi décorées dans les maisons de ces petits princes à la table desquels les aèdes chantaient les exploits des héros achéens ? Nous ne le pensons pas. On savait par ouï-dire qu’il existait quelque part, dans les lointains royaumes de l’Orient, des palais où l’œil rencontrait partout, sur les murs et sur les plafonds, la splendeur de cette ornementation polychrome ; on avait pu en voir des échantillons dans la demeure de quelque riche Phénicien, si, de force ou de gré, comme esclave, pirate ou marchand, on avait un peu couru le monde, si l’on avait poussé jusqu’en Cypre ou à Sidon ; mais cela demeurait toujours, comme nous dirions en plaisantant, un luxe asiatique, réservé pour les dieux, ou pour un peuple, qui, comme les Phéaciens, était placé en dehors et au-dessus de la réalité. De tous les édifices mentionnés dans l’épopée, le seul dont nous puissions nous faire une idée assez nette, c’est cette maison d’Ulysse où le poète nous promène de la cour au grenier : n’a-t-on pas tenté plusieurs fois, et avec un certain succès, d’en restituer le plan ? Or, ni dans le passage où le poète vante l’ampleur et la majesté du palais d’Ulysse, ni quand il nous introduit dans les principales pièces de la maison, il ne prononce un mot qui puisse nous donner à penser que les appartemens, ceux des hommes ou ceux des femmes, fussent décorés dans ce goût et avec cette richesse.

Un tel raffinement n’aurait d’ailleurs été guère en rapport avec certaines habitudes sur lesquelles nous avons appelé déjà l’attention. Il aurait suffi de la suie pour altérer et pour détruire bientôt l’effet que l’on pouvait demander au rapprochement et au contraste de ces matières diversement colorées. Les héros d’Homère s’accommodaient fort bien de ce que beaucoup de nos paysans ne supporteraient plus sans une certaine répugnance. Dans la salle à manger où se réunissent les prétendans, la fleur de la jeunesse achéenne, non-seulement on fait la cuisine tout le jour durant, mais encore les abatis des bêtes tuées sont là entassés dans des corbeilles ou jetés dans les coins ; ce sont des pieds et des têtes de bœuf, ce sont des peaux fraîches et souillées de sang[19] ! La cour n’est pas plus propre. Devant la porte même du logis, il y a un tas de hunier sur lequel s’étend et dort, tout couvert de vermine, le vieux chien d’Ulysse, Argos ; il en est de même dans le palais de Priam[20]. Quand je cherche à me figurer ces habitations d’Ulysse et de Priam, je ne puis me défendre de songer à ces konaks des pachas et des beys de l’Asie-Mineure, où, jadis, j’ai reçu plus d’une fois l’hospitalité. Même développement des constructions qui, partie en pierre, partie en bois, couvrent un large espace de terrain. Mêmes divisions de l’édifice : la partie ouverte et publique, le selamlik, qui correspond au megaron d’Homère ; la partie secrète et privée, le harem, qui est le thalamos de l’épopée ; enfin de vastes dépendances pour les esclaves et les provisions. Devant et parmi ces bâtimens., des cours spacieuses et mal tenues, où flânent les gens et où vaguent les animaux, cherchant, suivant la saison, tantôt le côté de l’ombre et tantôt celui du soleil. Dans les intérieurs, même mélange d’un certain luxe et d’un laisser-aller qui surprend tout d’abord l’Européen. Des armes de prix, des pipes enrichies de pierres précieuses, des tasses, des cafetières, des bassins d’une forme élégante, et surtout de beaux tapis. Avec cela, partout, de la poussière, des murs tachés, des plafonds que la pluie a percés et salis. Dans des enfoncemens, on voit amoncelées en pile les couvertures, que, le soir venu, les serviteurs étendront sur les divans et sur le plancher, pour eux-mêmes ou pour les hôtes, comme ils le font sans cesse dans l’Odyssée. La vie et les usages de l’Orient moderne fournissent encore, à bien des égards, le meilleur commentaire que l’on puisse offrir d’Homère et de la Bible.

Si du cadre architectural nous passons au costume des personnages, là encore, quand on entre dans le vestiaire des héros et des héroïnes d’Homère, on se sent plus près de Sidon et surtout de Ninive que de l’Athènes de Périclès. Celle-ci, sans doute, n’a jamais pratiqué hors du gymnase cette nudité qu’elle prête aux figures peintes sur ses vases ou sculptées par ses statuaires. Pour les femmes, on n’y acceptait même pas la courte tunique dorienne, qui laissait à découvert les jambes et les bras, qui permettait d’entrevoir la hanche ; dès qu’elle sortait de chez elle, l’Athénienne, avec sa longue tunique et son manteau, était aussi couverte que l’est la Parisienne d’aujourd’hui ; nos toilettes de bal l’auraient peut-être choquée comme immodestes. Quant aux hommes, ce n’était que dans la palestre, lieu fermé, qu’ils se dépouillaient de tout vêtement ; les athlètes seuls paraissaient nus en public, dans les grands jeux, où les femmes n’étaient pas admises comme spectatrices. C’était là une exception qu’autorisait l’usage ; mais, sauf dans ce cas, le citoyen ne se montrait jamais, lui aussi, qu’habillé des pieds à la tête. Dans la frise du Parthénon, la chlamyde, rejetée en arrière, découvre les jeunes et beaux corps des éphèbes ; c’est que l’artiste se proposait là d’offrir au spectateur une représentation idéale de la cité, rendant hommage aux dieux qui la protègent et qui sont descendus au milieu de leur peuple ; il s’est donc élevé au-dessus de la pure copie du réel, et il a saisi cette occasion de mêler à l’ampleur des draperies dont s’enveloppent les femmes et les vieillards l’éternelle noblesse de la forme nue. Quand se rassemblaient dans le Céramique, pour prendre le chemin de l’Acropole, les cavaliers qui ont servi de modèle à Phidias, ils portaient, sous le manteau de guerre, la tunique de laine. On en peut dire autant des orateurs : lorsqu’ils montaient à la tribune ; Eschine et Démosthène étaient vêtus autrement, mais ils n’étaient pas moins vêtus que le sont aujourd’hui nos sénateurs et nos députés.

Ce qui distingue les vieilles modes ioniennes de celles qui ont prévalu plus tard, après les guerres médiques, ce n’est donc pas que les Grecs, à cette dernière époque, aient rejeté l’usage du vêtement ; il serait étrange que les progrès de la civilisation les eussent ramenés à cette nudité qui caractérise l’état sauvage, nudité que n’aurait d’ailleurs pas permise le climat de la Grèce. La différence n’est pas là ; elle est dans ce fait que l’ancien costume, le seul que représentent les monumens archaïques, est un costume ajusté, que serre aux hanches une large ceinture. Autour du torse, il est tendu par les chairs sur lesquelles il s’applique[21] ; au-dessous de la taille, il tombe droit, par devant, et, chez les femmes, traîne par derrière sur les talons, tout gaufré de petits plis dont le nombre et la rigoureuse symétrie ne s’expliquent pas seulement par la nature du tissu et par la couleur du vêtement ; l’empois et le fer à repasser devaient jouer là leur rôle. Quelques siècles plus tard, le goût n’est plus le même. L’élément principal ou, pour mieux dire, l’élément unique du costume, c’est toujours une pièce d’étoffe, en forme de carré long, que des agrafes et, plus rarement, quelques points de couture permettent de disposer en différentes manières autour du corps ; mais cette pièce a pris plus d’ampleur, et la laine, qui avait les préférences des Doriens, paraît l’avoir emporté, dans tout le monde grec et même à Athènes, sur la toile de lin, dont les Ioniens, à l’époque d’Homère, faisaient aussi un très fréquent usage. Le tissu de laine a bien plus de corps que la toile ; il est plus indépendant des formes qu’il enveloppe ; le mouvement y creuse des sillons plus larges et plus fermes. Cette substitution d’une matière à une autre a dû être pour beaucoup dans le changement qui s’est produit ; on en pourrait encore trouver d’autres raisons, tirées des mœurs qui se sont modifiées, du sens esthétique qui s’est affiné. Quoi qu’il en soit, la draperie s’est affranchie des minuties de l’apprêt ; elle s’est défaite de cet air de gêne et d’étranglement auquel n’échappent guère les costumes plus ou moins collans ; pour les femmes, dans ce beau vêtement que l’on appelle la diploïs ou le diploïdon, pour les deux sexes, dans le manteau, elle joue librement autour du corps, et, suivant qu’elle s’en rapproche ou qu’elle s’en écarte, elle modèle franchement certaines parties de la forme vivante ou elle permet de dissimuler ce que l’on ne veut pas en montrer. La variété est infinie ; chacun met dans son habit quelque chose de lui-même, de son âge, de ses habitudes et de sa fantaisie ; il diversifie à son gré les effets que donne le contraste des surfaces où se répand la lumière et des grands plis tout baignés d’ombre. Voulez-vous mesurer toute la portée de la révolution que la Grèce a faite dans ce domaine ? Mettez en regard quelques-uns des bas-reliefs de Ninive et la frise du Parthénon.

L’impression sera la même si, après avoir étudié la coupe de l’habit, on en considère la couleur. On aimait les tons vifs et francs ; on n’en craignait pas la rencontre. Comme les Égyptiens, les Ioniens goûtaient fort la claire blancheur des toiles de lin ; mais ils teignaient la laine en rouge, en violet, en jaune, en bleu. On prenait plaisir à la complication des dessins, que le tisserand les obtînt sur son métier par le mélange des fils ou que l’aiguille de la brodeuse les traçât sur le fond. Dans les bordures, l’élément géométrique prodiguait ces combinaisons que nous connaissons par les vases les plus anciens et par les disques de métal ; dans le champ, c’étaient des étoiles, des feuillages et des fleurs, des animaux réels ou chimériques, parfois des figures de dieux et de génies, des scènes de chasse ou de combat. Hélène brode sur un peplos les bataillons des Achéens et des Troyens[22]. Nous avons, dans les bas-reliefs assyriens, des copies exactes, moins la couleur, d’ouvrages de ce genre ; les sculpteurs y ont reproduit dans l’albâtre, avec une patience étonnante, les images variées qui décoraient le manteau royal[23]. Les Grecs n’ont jamais perdu tout à fait la tradition et le goût de ces vêtemens multicolores, de ces étoffes à grands ramages, témoin ce peplos d’Alkisthénès de Sybaris, dont la description est arrivée jusqu’à nous ; on y voyait, encadrées dans des bandes où défilaient « les animaux sacrés des Susiens et ceux des Perses, » Zeus, Hera, Thémis, Athéné, Apollon, Aphrodite, d’autres personnages encore[24]. Nous citerions aisément, soit d’après les auteurs, soit d’après les monumens, d’autres exemples de ces costumes de luxe ; il n’en est pas moins vrai que, pendant les deux siècles où le génie grec s’est le plus nettement distingué de celui des barbares, ces costumes bariolés n’ont plus été d’un usage courant. L’art les prêtait à certaines divinités, aux Muses, à l’Apollon Citharède, à Bacchus ; certains prêtres les portaient dans les cérémonies du culte ; mais ce qui dominait de beaucoup, dans la vie de tous les jours, c’était un vêtement simple et uni, blanc ou brun, orné tout au plus d’une bande jaune, rouge ou bleue ; cette bande était parfois sobrement décorée d’un méandre ou de quelque autre motif de cette espèce. On avait compris que les dessins compliqués et brillans attirent trop l’œil, qu’ils le détournent de donner son attention à cette vivante architecture du corps humain dont les maîtresses lignes doivent se continuer et transparaître sous le vêtement. D’ailleurs, des images comme celles du peplos d’Hélène ou de celui d’Alkisthénès auraient manqué leur effet avec le système des étoffes drapées librement et à grands plis ; ces plis auraient coupé partout les figures ; celles-ci ne se voient bien que là où l’étoffe tombe raide et tendue. Le costume dont la mode avait prévalu dans la Grèce républicaine diffère donc sensiblement, à tous égards, de celui que l’on portait en Ionie, pendant l’âge où a fleuri l’épopée.

On arrive au même résultat pour la coiffure des deux sexes. Les héroïnes d’Homère avaient autour du front un diadème de métal, l’ampux ; la naissance des cheveux était cachée sous une sorte bonnet très élevé qu’assujettissait une tresse de laine ; c’était le kékruképhalos ; enfin un voile, le krédemnon, pendait sur les épaules et enveloppait le cou. M. Helbig a retrouvé tout cet arrangement dans les peintures de très anciennes tombes étrusques, et aujourd’hui encore, on rencontrerait quelque chose de pareil en Syrie et dans certains districts reculés de l’Asie-Mineure. Nous voilà loin de ce que les artistes appellent la coiffure grecque, de celle dont quelques bandelettes font tous les frais, nouées sur une chevelure ondulée qui, vers le sommet de la tête, se relève en un épais chignon ou qui se répand sur la nuque en boucles capricieuses. Il en est de même pour les hommes. Des épithètes qui reviennent fréquemment dans l’Iliade nous apprennent que les Achéens portaient les cheveux longs[25] ; mais nous ne pensons pas qu’ils les eussent d’ordinaire flottons autour des joues et sur le dos. Cette liberté d’allures se serait mal accordée avec la coupe et le style du vêtement. Au contraire, celui-ci se serait très bien accommodé d’une coiffure analogue à celle que nous offrent les bas-reliefs assyriens et cypriotes. Au tuyautage de l’étoffe auraient répondu, chez les hommes, les boucles pareilles et symétriquement distribuées de la chevelure et de la barbe ; chez les femmes, les tresses, pendantes en nombre égal des deux côtés du visage, auraient très bien accompagné les plis droits du voile empesé ; l’harmonie aurait été sensible. Plusieurs des expressions du poète, expressions qui n’ont pas toujours été bien comprises, permettent de croire à des dispositions de ce genre, et ce témoignage est confirmé par celui des monumens. C’est vers le milieu du Ve siècle que prévaut en Grèce la mode des cheveux courts ou crêpés naturellement sur les tempes et rassemblés par derrière en souples et riches torsades. Jusqu’alors, on avait préféré d’autres arrangemens, qui tous, plus ou moins, rappellent le goût oriental. C’est ce que l’on peut voir dans les plus anciens monumens de la sculpture, dans l’Apollon de Ténée et dans celui d’Orchomènes, dans les figures assises du temple des Branchides et sur les plus vieilles peintures de vases. Les statues viriles ont presque toujours le front entouré par des mèches frisées d’une régularité parfaite ; on croirait voir des coquilles rangées en file. Au-dessus et en arrière du crâne, la masse chevelue offre l’aspect d’une lourde perruque, où des sillons horizontaux et verticaux tracent en se coupant une sorte de treillis, figuration toute conventionnelle, mais dont le sens est facile à saisir. Les petites boucles que le fer avait formées dessinaient tout autour de la tête des séries horizontales qui se superposaient les unes aux autres comme autant d’étages ; en même temps, elles présentaient l’apparence de nombreux rouleaux qui partaient de l’occiput et qui rayonnaient dans tous les sens, de haut en bas. La complication de ces édifices capillaires rappelle les modes orientales. Ce qui rend ce rapport encore plus sensible, c’est que, dans certaines figures, la perruque s’élargit et se tient raide, à droite et à gauche des oreilles, de manière à encadrer le visage comme le fait en Égypte cette coiffure de toile empesée que les archéologues désignent sous le nom de klaft. Cette ressemblance n’a pas dû échapper aux anciens ; elle est peut-être pour beaucoup dans la tendance qu’ils manifestent à regarder comme imités de l’art égyptien les premiers ouvrages de la sculpture grecque.

C’était toute une affaire que de maintenir intacte, pendant un certain temps, la construction savante de cette frisure artificielle ; les cosmétiques, que l’on tirait surtout de la Phénicie, n’y auraient pas suffi. On employait des cordons, qui servaient à garantir l’équilibre et la forme de la masse ; mais il fallait quelque chose de plus pour empêcher les boucles de se déplacer et de s’aplatir, les tresses de se dénouer. Ce secours, on l’avait trouvé dans un instrument, dont les fouilles récentes ont permis de constater la présence sur différens points du monde antique. Aussi bien en Boétie et en Argolide qu’en Étrurie et en Sardaigne, dans de très anciennes tombes, on a recueilli des spirales d’or, d’argent et de bronze, où l’on avait d’abord voulu voir des pendans d’oreilles ; mais un examen plus attentif a bientôt démontré l’invraisemblance de cette conjecture ; ces spirales ne portent pas de crochet qui permit de les suspendre, et d’ailleurs on les a souvent ramassées en assez grand nombre auprès d’un seul squelette. Un vers de l’Iliade a mis sur la voie de la véritable explication. Le poète attribue au Troyen Euphorbe « des boucles qui étaient serrées dans l’or et dans l’argent[26]. » Ces liens qui assujettissaient les longues boucles de la chevelure d’Euphorbe, c’étaient nos spirales, entre le tour desquelles on faisait passer un paquet de cheveux ; ceux-ci, dès lors, ne pouvaient plus s’échapper ; pinces et tordus par l’élasticité du ressort, ils prenaient un pli qu’ils ne perdaient plus ensuite que bien difficilement. Ces pièces de métal devaient d’ailleurs servir aussi d’ornement. ; les teintes sombres du bronze tranchaient sur les tons clairs des cheveux blonds, comme sur les cheveux noirs le fauve éclat de l’or et la douce blancheur de l’argent.

Par un effet naturel du même goût, on devait aussi friser la barbe ; mais il y n lieu de croire qu’on ne la portait pas tout entière, à la mode assyrienne, avec une grosse moustache en croc. Les contemporains d’Homère connaissaient l’usage du rasoir ; l’emploi de cet instrument avait donné naissance à une expression qui avait eu déjà le temps de s’acclimater dans la langue et de devenir proverbiale. D’une action en suspens, qui pouvait indifféremment tourner dans un sens ou dans un autre, on disait : « L’événement est placé sur la lame d’un rasoir : » ἐπὶ ξυροῦ ἴσταται ἀϰμῆς (epi xuroû istatai akmês) ; image que rendait plus juste encore et plus vive la forme de l’instrument, arrondi en demi-lune[27]. Allez donc prendre pied et vous maintenir sur un tranchant à la fois mince et courbe !

D’autre part, nombre de textes ne nous permettent pas de nous figurer imberbes les Grecs et les Troyens d’Homère ; que faisait-on donc du rasoir ? Pour répondre à cette question, il faut interroger les monumens, ceux où nous avons chance de trouver quelques indications sur ce que pouvaient être, vers le temps d’Homère, les habitudes et la tenue des peuples qui habitaient les côtes du bassin oriental de la Méditerranée. Il y a d’abord les bas-reliefs égyptiens représentant les khéfa ou Phéniciens, ainsi que ceux où figurent les hommes de ces tribus, pour la plupart originaires de I’Asie-Mineure, qui, sous la dix-neuvième et la vingtième dynastie, se sont jetés par mer sur la vallée du Nil. Il y a les statues cypriotes, qui reproduisent fidèlement un type local et très particulier. Enfin on ne saurait aussi se dispenser de consulter les premiers essais de la plastique grecque, les vases et les sculptures que leur style permet d’attribuer sinon au siècle même où s’est achevée l’épopée, du moins à un âge qui en garde encore plus d’un trait. Partout là, les personnages virils ont la lèvre supérieure rasée, tandis qu’une barbe très fournie enveloppe le menton, au-dessous duquel elle s’allonge et se termine en pointe. Si la moustache commence à paraître sur quelques-uns des plus anciens vases attiques, elle ne s’y montre encore que par exception. Dans le plus conservateur de tous les états grecs, à Sparte, cette mode persista toujours. Lorsqu’ils entraient en charge, les éphores, racontait Aristote, s’adressaient aux citoyens par la voix du héraut pour leur recommander de couper leur moustache et d’obéir aux lois. Les poèmes homériques confirment ces témoignages, au moins d’une manière indirecte. Il y est question « du menton que blanchit l’âge, de la barbe bleuâtre qui enveloppe le menton d’Ulysse, » quand Pallas veut lui rendre les apparences de la jeunesse ; pas la moindre allusion à la couleur du poil qui ombragerait la lèvre. La bouche était donc complètement dégagée, telle que nous la voyons dans les têtes cypriotes, et c’est encore un trait par lequel les Grecs d’Homère se distinguent de ceux de Phidias[28].

De nombreux joyaux complétaient le costume des femmes ; or, l’Odyssée nous apprend que les marchands sidoniens vendaient des bijoux aux insulaires de la mer Egée[29]. Ces bijoux, que le commerce a portés un peu partout sur les côtes de la Méditerranée, ce sont ceux qui, copiés par l’ébauchoir ou par le ciseau dans l’argile ou dans la pierre, ornent les oreilles, le col ou la poitrine des figurines phéniciennes et des statues cypriotes. Les termes dont se sert le poète pour décrire la parure de ses héroïnes s’appliquent d’ailleurs très bien aux modèles que nous offre ainsi la sculpture asiatique et à ceux qu’ont fournis nombre de vieilles sépultures dans les îles en Grèce et en Italie. Tous les objets ainsi ramassés ne sont pas de fabrique phénicienne. De plusieurs passages des poèmes il résulte, en effet, qu’il y avait dès lors, dans le monde grec, des ouvriers qui travaillaient les métaux précieux ; mais dans ceux mêmes de ces bijoux qui doivent avoir été façonnés par des artistes indigènes, on sent encore un goût qui ne sera pas celui de la Grèce pleinement développée. Ici, dans des broches à rouelles où l’on propose de reconnaître les helikes du poète, on retrouve cette prédilection pour les enroulemens compliqués qui caractérise l’art mycénien ; là, c’est l’emploi de l’ambre jaune, matière molle et à demi (ransparente, que l’industrie grecque, un peu plus tard, cessera de mettre en œuvre ; ailleurs, ce sont des motifs d’origine certainement orientale ; partout, enfin, c’est une richesse un peu lourde, ce sont des dispositions qui tendent à dissimuler cette beauté de la forme vivante que, dans la Grèce attique, toutes les pratiques de la toilette chercheront au contraire à dégager et à faire briller de son propre éclat.

Du costume de paix passons au costume de guerre, à l’équipement des héros d’Homère. Faite tout entière de bronze, l’armure défensive se composait du casque, de la cuirasse, du bouclier et des jambières ou enémides ; ajoutez-y des bandes ou ceintures de métal qui s’attachaient à l’endroit où finissait la cuirasse, pour protéger le ventre et les reins. Au-dessus du heaume flottait un panache en crin, parfois teint en rouge ; le casque était pourvu de joues, mais n’avait pas encore de nasal. Deux plaques épaisses, qui s’attachaient sur les côtés, formaient la cuirasse ; l’une d’elles couvrait le devant, l’autre le derrière du corps. Le bouclier était rond ou ovale ; dans le premier cas, il comptait deux poignées, l’une où passait le bras, et l’autre que serraient les doigts ; lorsque sa forme allongée lui donnait presque la hauteur du corps, on ne pouvait le tenir qu’avec la main. Lorsqu’on marchait ou qu’on fuyait, une courroie de cuir permettait de le rejeter sur le dos.

Les armes offensives sont aussi de bronze, quoique le fer fût déjà connu et apprécié. C’est à peine si, dans deux ou trois vers, que les critiques proposent de regarder comme interpolés, il est question d’une pointe de flèche, d’une épée et d’une massue de fer[30]. L’arme principale, c’est une longue épée à deux tranchans, avec laquelle on pouvait frapper d’estoc et de taille. Des clous d’or ou d’argent servaient à fixer sur la poignée une enveloppe d’os ou de bois qui permettait de saisir l’arme et de l’avoir bien en main. Le fourreau était souvent décoré d’incrustations en argent ou en ivoire ; une dague plus courte était quelquefois rattachée à cette gaine pour remplacer l’épée rompue dans un combat corps à corps. La lance était une perche de frêne armée aux deux bouts d’une pointe de métal ; l’une de ces pointes était disposée pour l’attaque, et l’autre servait à piquer le javelot en terre. On frappait avec la lance et on la jetait aussi contre l’ennemi. Les têtes de flèche étaient à trois arêtes ; elles étaient disposées de manière à ne pas pouvoir sortir des chairs où elles s’étaient enfoncées, à y faire hameçon. Les archers ne jouaient d’ailleurs qu’un rôle secondaire ; les guerriers en renom allaient à la bataille sur des chars % attelés de deux chevaux. Debout, auprès d’eux, le cocher guidait l’attelage ; il maintenait les chevaux pendant que le soldat, ayant mis pied à terre, se mesurait avec ses adversaires ; il le ramenait, vainqueur ou vaincu, quand la lutte avait pris fin. C’est de l’Asie que viennent en droite ligne ces chars de guerre. Quinze siècles environ avant notre ère, ils roulaient déjà par milliers dans la plaine de l’Oronte, où se livrèrent les grands combats entre Ramsès et les Khétas. Les Assyriens, jusqu’à la chute de Ninive, n’en firent pas un moins constant usage que les Pharaons. Comme les Égyptiens, comme les Assyriens du Xe et du IXe siècle, les héros d’Homère ne savaient pas encore se battre à cheval. Pas plus de cavalerie dans les mêlées de l’Iliade, que dans les bas-reliefs qui, à Thèbes et à Calach, représentent les campagnes de Seti ou celles d’Assournasirhabal. Les armées du vieux monde oriental connaissaient les casques de bronze et le bouclier doublé de métal, ainsi que l’arc, l’épée et la lance. Ce qu’on ne rencontre pas chez elles, c’est la cuirasse et les jambières d’airain ; l’Asie ne parait pas avoir eu l’idée d’envelopper le corps du soldat dans cette lourde et rigide panoplie qui le rend presque invulnérable.

Du champ de bataille, où nous avons suivi les héros, revenons avec eux vers la tente et la maison où, après les fatigues de la lutte, ils vont chercher le repos autour de la table du festin ; nous les y verrons prendre en main des vases de terre, d’argent et d’or, d’où coulent les libations et où l’hôte est invité à tremper ses lèvres. Écartant plusieurs interprétations cherchées et fausses, M. Helbig définit le dépas amphikupellon, à propos duquel on a tant discuté chez les anciens et chez les modernes ; il y voit une tasse à deux anses, analogue au canthare et au karkhesion des siècles postérieurs, mais d’une forme probablement moins élégante et de proportions moins heureuses. C’est par les monumens qu’il éclaircit et qu’il explique les trop brèves descriptions du poète ; ainsi une coupe d’or trouvée à Mycènes lui sert à faire comprendre comment on peut se figurer cette coupe de Nestor, aux quatre anses ornées de colombes, sur laquelle Homère insiste comme sur une rare merveille[31]. Poussant plus loin l’analyse, il cherche quels étaient les motifs que les artisans employaient de préférence pour embellir les armes, les vases, les bijoux, les ustensiles de tout genre, les étoffes, les meubles, les murs des maisons. La conclusion à laquelle il arrive, c’est que l’ornement géométrique tenait encore une grande place dans la décoration, mais que celle-ci tirait aussi déjà parti des feuilles et des fleurs de la plante, qu’elle s’essayait à copier l’animal ; elle aimait soit à grouper deux à deux, soit à distribuer en longues files ces images de lions, de taureaux, de chiens, de sangliers, dont l’art archaïque fera longtemps encore un si fréquent usage et auxquelles l’art classique ne renoncera jamais complètement. Le décorateur se hasardait même à reproduire la figure humaine. Des têtes de Gorgone étalaient au milieu des boucliers leur laideur menaçante. Sur le peplos que brodait Hélène et sur le baudrier d’Héraklès étaient représentées des scènes de combat, « des meurtres et des tueries d’hommes[32]. »

A propos de ces derniers ouvrages, on peut se demander si les ouvrières et les artisans de l’Ionie, au temps d’Homère, étaient vraiment capables d’exécuter des ouvrages aussi difficiles, ou si le poète, dont l’imagination peut se donner libre carrière, ne leur attribue pas des travaux qui auraient été au-dessus de leur adresse. La question se pose pour d’autres œuvres qu’il décrit ; ainsi ces « servantes d’or semblables à des jeunes filles vivantes, » sur lesquelles s’appuie Hephaistos pour marcher dans sa forge ; ainsi ces chiens d’or et d’argent, qui, dans le palais d’Alcinoos, sont dressés des deux côtés de la porte ; ainsi ces figures d’or déjeunes gens qui, dans la même maison, servent de porte-flambeaux[33]. Enfin, le bouclier d’Achille, tel que le décrit le poète dans le dix-huitième chant de l’Iliade, comporte une telle variété de scènes et un tel nombre de personnages que le même doute s’impose avec plus de force encore à l’esprit. Pour nous avertir que nous sommes ici en plein domaine de la fantaisie, ne suffit-il pas de ce qu’ajoute le poète quand il dit de ces soutiennes du divin boiteux, que, malgré la matière dont elles sont faites, « elles ont la pensée, la parole et la force, et que les dieux immortels leur ont révélé le secret des beaux ouvrages ? » Il en est de même des gardiens du seuil d’Alcinoos, qui sont sortis aussi des mains d’Héphaistos, auquel ne coûtent pas les prodiges. Quant aux corps d’éphèbes,


Lampadas igniferas manibus retinentia dextris,


comme dit Lucrèce, il y a là un motif dont quelque monument de l’art oriental avait pu donner l’idée ; la figure humaine y parait de bonne heure avec le rôle de support ; mais il parait malaisé de croire que l’art du modelage et de la fonte ait été alors assez avancé pour que l’on ait pu songer à dresser le moule de pareilles statues et à îles couler en métal.

On en peut dire autant du fameux bouclier. Il n’y a guère aujourd’hui de critiques disposés à penser, avec Welcker et Brunn, que le poète n’ait fait là que décrire, avec quelques additions et quelques embellissemens, ce qu’il avait sous les yeux. Pour qu’il fût possible à un artiste ionien de songer alors à un pareil travail, il aurait fallu que la pensée et le modèle lui en fussent fournis par quelque ouvrage de l’un de ces peuples plus anciennement civilisés chez lesquels il allait chercher ses inspirations. Or nous ne connaissons aucun monument égyptien, phénicien ou assyrien qui offre ce caractère, et l’on ne chercherait pas moins vainement quelque chose d’analogue dans l’art archaïque grec ou en Étrurie. Maints boucliers votifs ou funéraires sont parvenus jusqu’à nous ; la face externe en est plus ou moins décorée ; mais on n’y rencontre guère que des motifs de pur ornement. Les dessins tout géométriques y tiennent de beaucoup la plus grande place. Parfois une des bandes concentriques est remplie par des rinceaux de feuillage ou par des animaux, réels ou fantastiques, qui défilent un à un, toujours dans le même ordre. Quand il y a, par exception, une image dans le compartiment central, ce n’est jamais qu’une tête, un monstre, un symbole quelconque, qui représente la personne du guerrier ou qui est destiné à effrayer l’ennemi. Pour trouver un monument comparable à celui qui nous occupe, il faut descendre jusqu’au milieu du Ve siècle, jusqu’à l’Athéné Parthénos de Phidias ; le combat entre Thésée et les Amazones était figuré sur le bouclier de la déesse ; mais alors il n’était plus de problème que ne résolût avec aisance la plastique, maîtresse souveraine de la matière et de la forme. Au temps d’Homère, la sculpture n’en était pas là. Faites abstraction de ces simulacres animés qui sont de pures inventions du poète, et vous ne relèverez, dans toute l’épopée, qu’une seule mention d’une statue qui ait pu réellement exister : je veux parler de l’idole assise de l’Athéné troyenne[34]. Encore qu’était-ce que cette idole ? Peut-être un tronc d’arbre à peine dégrossi, où la rudesse du travail se cachait sous l’opulence des ornemens rapportés. Dans de telles conditions, est-il vraisemblable qu’au IXe siècle, en Ionie, il se soit trouvé un artiste capable de distribuer dans le champ du bouclier ces nombreux personnages et d’indiquer clairement, par leurs attitudes, le sens des différentes scènes auxquelles ils prenaient part ? Elle aussi, il est vrai, la ciste de Kypsélos, dont Pausanias nous a laissé une description détaillée, était décorée de sujets variés, dont chacun comportait plusieurs figures ; mais cet ouvrage ne datait que de la seconde moitié du VIIIe siècle ; quatre ou cinq générations, qui n’avaient pas perdu leur temps, s’étaient succédé dans l’intervalle.

Nous ne croyons donc pas pouvoir admettre que la description homérique suppose un original, et ce qui nous confirme dans cette pensée, c’est que le poète n’indique pas une seule fois, à une exception près, quelle place il assigne dans le champ à ses différens tableaux. Nous devinons pourtant, à quelques indices, qu’il a dans l’esprit une certaine idée de la disposition des parties de ce vaste ensemble. Il fait tourner le fleuve Océan autour du bouclier ; quant aux corps célestes, quant à ces sources de lumière vers lesquelles se dirigent tous les regards des hommes, il ne pouvait songer à les mettre ailleurs que vers le milieu même du disque, dans un cercle dont la circonférence aurait été tracée à quelque distance du point de centre. Entre cette ligne et celle qui servait de limite à la mer, il restait ainsi un large anneau circulaire où devaient tenir toutes les scènes destinées à représenter, sous ses principaux aspects, la vie de la société contemporaine. La manière la plus commode de diviser cet espace n’était-ce pas de le couper en zones concentriques entre lesquelles se partageraient les tableaux que trace la main du dieu ? La plupart de ces épisodes ont une contre-partie ; c’est ainsi qu’à la ville assiégée répond la ville qui jouit de l’ordre et de la paix. Pour rendre sensible à l’œil cette sorte de balancement, il suffirait de partager les bandes en deux segmens égaux, dont chacun renfermerait un des deux termes de l’antithèse. Tout s’arrange et se distribue ainsi très clairement dans des cadres que l’on peut, suivant le caractère et l’importance des sujets, agrandir ou diminuer à volonté sans déranger pourtant la symétrie.

Personne alors, certainement, n’aurait été capable de donner une traduction plastique des vers où le poète décrit le bouclier ; mais le poète, en les composant, et les auditeurs, en les écoutant réciter, ont dû se figurer l’œuvre d’Héphaistos comme ordonnée d’après le plan que nous venons d’indiquer. Or où l’aède et son public pouvaient-ils se rendre compte des avantages que présentait ce plan si simple et si savant tout à la fois, ce plan qui s’est imposé à presque tous les archéologues modernes auxquels on doit des essais de restitution du bouclier ? Avaient-ils sous les yeux des ouvrages où le décorateur eût appliqué ce principe ? L’art de Mycènes n’en offre pas d’exemple ; mais, en revanche, c’est dans cet esprit que sont toutes ces coupes de bronze, d’argent et de vermeil que les Phéniciens ont fabriquées par milliers et que, pendant plusieurs siècles, ils n’ont pas cessé de fournir, comme une marchandise de grand prix, aux peuples avec lesquels ils étaient en relations commerciales. Nos musées renferment aujourd’hui un assez grand nombre de ces monumens, que l’on a trouvés un peu partout, à Ninive, à Cypre, à Rhodes, dans la péninsule hellénique, en Campanie, dans le Latium et en Étrurie. On y rencontre, ainsi réparties dans des anneaux circulaires, autour d’un médaillon central, des scènes dont plusieurs ont pu servir de modèle à Homère ; il suffira de citer le siège d’une ville, le lion se précipitant sur les troupeaux de pâtres qui cherchent à le repousser, la danse cadencée que des femmes exécutent en l’honneur de la divinité. Nous savons, d’autre part, que les Grecs, dès ce temps, recherchaient les vases de métal qui provenaient des ateliers de Sidon et de Kition[35] ; ne sommes-nous donc pas autorisés à croire que ce sont ces coupes qui ont suggéré à l’imagination du poète l’idée première et le type du bouclier merveilleux ? D’autre part, on sent ici quelque chose qui appartient en propre au génie grec, qui en révèle déjà toute la supériorité, toute la puissance, toute l’originalité. La fabrique orientale dispose d’un certain nombre de scènes qu’elle sépare ou qu’elle rapproche, sans raison appréciable, suivant le caprice de l’ouvrier ; celui-ci se sert de patrons qui traînent dans les ateliers, et il mêle aux figures qui ont un sens nombre d’images purement décoratives : sphinx, scarabées, lutte du génie et du monstre, barques glissant parmi les papyrus. Dans ce célèbre épisode de l’Iliade il y a une conception d’ensemble à laquelle se rattachent étroitement tous les détails, une conception idéale dont tous les traits sont empruntés « à la réalité. Bien des siècles à l’avance, le bouclier d’Achille, décrit par un artiste de génie qui ne sait pas encore dessiner, annonce et lait prévoir la frise du Parthénon, où Phidias a figuré la procession des Panathénées.


III

Au cours de cette étude, nous avons eu plus d’une fois l’occasion de comparer la civilisation des Grecs d’Homère avec celle que, faute d’un autre terme, on appelle aujourd’hui la civilisation mycénienne, et nous avons toujours paru supposer que cette dernière était la plus ancienne des deux. Il ne semble pas, en effet, qu’il puisse y avoir de doute à ce sujet. Aujourd’hui, les archéologues sont à peu près d’accord sur ce point ; et, sans entrer ici dans le détail, on peut indiquer en quelques mots comment ils sont arrivés à cette conviction.

Les objets de provenance phénicienne sont très rares encore à Mycènes : or, à en juger par plus d’un passage des poèmes, ils devaient être beaucoup plus nombreux chez ces Ioniens, qui étaient en relations suivies avec la Crète, avec Rhodes et avec Cypre, où les Phéniciens tenaient tant de place, et même avec Sidon, la « ville riche en airain ; » Homère connaît même l’Egypte, au moins de réputation. Ce qui concourt, avec le développement de ces rapports, à indiquer, pour l’Iliade et l’Odyssée, une date plus récente, c’est qu’il est souvent question du fer, dans ces deux poèmes, surtout dans le second ; si les armes étaient encore presque toutes en bronze, on tirait déjà du fer des outils, des haches, des couteaux, des essieux, des socs de charrue ; or on n’a pas trouvé ce métal à Mycènes, dans les tombes de l’Acropole, et les rares objets de fer. qui ont été recueillis au cours des fouilles l’ont été à fleur de sol ou, par leur forme, paraissent appartenir à des temps très postérieurs[36]. Enfin, ce qui est encore plus décisif, on pratiquait à Mycènes un mode de sépulture que l’épopée ignore complètement. Imparfaitement momifiés, les corps y étaient déposés dans de fosses profondes, le visage recouvert d’un masque d’or. Chez les Ioniens d’Homère, on brûle les morts et leurs cendres sont recueillies dans une urne que l’on cache sous un tertre. Une fois répandue dans le monde grec, la pratique de l’incinération y est demeurée en usage jusqu’aux derniers jours de l’antiquité. A lui seul, le fait d’avoir renoncé à l’inhumation du cadavre établit un lien étroit entre la société homérique et la Grèce classique, tandis que l’étrangeté du rite mycénien suggère à l’esprit l’idée d’une époque plus lointaine, d’un peuple qui tient de moins près aux Grecs que nous connaissons par leur littérature et leurs arts.

Frappé de ces différences, l’archéologue en arrive à, se demander s’il faut chercher une tribu grecque, les Achéens par exemple, dans la. riche et puissante tribu qui a bâti les murs de l’Acropole mycénienne et la Porte des Lions, qui a enfoui tant de trésors et des bijoux si singuliers dans les tombes où M. Schliemann a cru retrouver les restes d’Agamemnon, d’Égisthe et de Clytemnestre. La tradition faisait venir de Phrygie et de Lydie les fondateurs de Tirynthe, d’Argos et de Mycènes, cette dynastie des Pélopides qui joue un si grand rôle dans les plus vieux mythes, et l’on a signalé de curieux rapports entre les monumens sculptés dans les rocs de la vallée du Sangarios et ceux de l’Argolide[37]. D’autre part, on avait aussi conservé le souvenir d’établissemens formés dans les Cyclades et sur la côte orientale du Péloponèse par les Lélèges et surtout par les Cariens. Dans les temps historiques, les Lélèges avaient disparu ; quant aux Cariens, ils n’occupent plus qu’une région montagneuse, au sud-ouest de l’Asie-Mineure ; mais nombre de textes prouvent qu’avant les Phéniciens ils avaient dominé dans la mer Egée, qu’ils avaient pris pied sur la côte d’Europe aussi bien que sur les rivages asiatiques ; on leur attribuait certains perfectionnemens de l’armure offensive et défensive, certaines inventions dont plus tard les Grecs auraient tiré parti. En rapprochant tous ces faits, on a émis une conjecture qui présente quelque vraisemblance. Tirynthe et Mycènes, a-t-on dit, ne sont pas, à l’origine, des cités grecques ; il faut y reconnaître les places fortes de colons carions, qu’auraient attirés les sûrs mouillages du beau golfe d’Argos et la fertilité de la plaine qui s’étend en arrière de ses rivages[38]. Pour assurer leur suprématie, ils auraient construit ces épaisses murailles que le temps même n’a pas su détruire, et tout cet or qui est sorti des tombeaux de leurs chefs ne serait qu’un faible débris des richesses qu’auraient amassées entre leurs mains la navigation, le commerce et le pillage, l’empire qu’ils exerçaient sur les îles voisines et sur toute la partie occidentale du Péloponèse. A la longue, ces émigrans se seraient confondus avec la population indigène, dont le fond était peut-être déjà formé d’Ioniens et d’Achéens ; enfin, l’invasion dorienne, vers le commencement du XIe siècle, aurait achevé de mettre fin à ces royautés étrangères, mais la mémoire de leur puissance et de leur opulence serait restée vivante dans la tradition orale. Et quand, plus tard, vint à naître la poésie épique, elle se serait emparée de ces souvenirs, et, par une sorte de conquête et d’annexion rétrospective dont les exemples ne sont pas rares dans l’histoire de la muse populaire, adoptant ces souverains asiatiques, elle les aurait changés en héros achéens.

Cette conjecture expliquerait certaines anomalies apparentes qui ne laissent pas d’embarrasser l’historien. La société que nous peint Homère est certainement postérieure à celle que nous permettent de deviner les fouilles de Mycènes ; à certains égards, elle est plus avancée, puisqu’elle connaît le fer, et que, par l’intermédiaire des Phéniciens, elle est en rapport avec la Syrie et l’Egypte ; mais, par d’autres côtés, elle semble moins puissante et moins bien outillée. Elle ne paraît pas être aussi riche en métaux précieux ; nous ne voyons pas que les héros achéens portent des costumes analogues à ceux que les morts de Mycènes emportaient dans la tombe, à ces vêtemens où l’étoffe devait partout disparaître sous l’éclat des ornemens d’argent et d’or qui y étaient cousus ; on ne sait plus construire ces murs en pierres colossales et ces édifices voûtés d’un si bel appareil que nous admirons encore à Mycènes. L’hypothèse que nous avons présentée, sous toutes réserves, est la seule qui permette de comprendre comment il a pu y avoir un recul partiel, comment les générations qui virent s’épanouir sous leurs yeux cette belle fleur de la poésie épique et qui, les premières, en respirèrent le parfum, n’ont plus ni le luxe un peu barbare de la vieille civilisation mycénienne, ni son audace et sa science d’architecte. Le progrès ne s’est pas accompli, sur ces rivages, d’un mouvement continu et toujours par l’effort d’un même peuple. Il y a eu là des chocs violens entre les différentes tribus qui se sont disputé le sol de la Grèce, des déplacemens forcés où des populations belliqueuses et presque sauvages, mais heureusement douées, se sont substituées à leurs devancières, déjà fatiguées et comme usées par la prospérité. Les colons venus de l’Asie-Mineure avaient apporté dans le Péloponèse un certain goût, une certaine habileté de main, certains procédés industriels qui devaient être alors répandus, depuis l’Amanus et le Taurus jusqu’au golfe de Smyrne, dans toute cette contrée sur laquelle s’exerçait l’influence de ce que l’on appelle aujourd’hui l’empire des Hittites. Rudes montagnards qui descendaient des gorges du Pinde, les envahisseurs ne pouvaient être aussi policés que les anciens maîtres du pays ; pour s’humaniser et se dégrossir, pour se pourvoir d’instrumens et pour s’exercer à s’en servir, il leur fallut du temps, même avec le concours de ces marchands étrangers, de ces Phéniciens, dont les comptoirs se multipliaient dans la mer Egée. Quant aux tribus de race hellénique qui, dans tout ce va-et-vient, avaient été chassées de leurs foyers et contraintes d’aller, jusque dans les îles et en Asie, chercher d’autres demeures, elles avaient dû plus oublier qu’apprendre dans l’agitation de ces déplacemens inquiets et tumultueux. Sans doute, tout en courant ainsi le monde, elles ne pouvaient pas ne point profiter de certains changemens qui se faisaient alors, chez tous les riverains de la Méditerranée, dans les conditions du travail ; c’est ainsi qu’elles s’étaient accoutumées, par degrés, à l’emploi du fer ; mais, jusqu’au moment où elles auraient retrouvé un séjour fixe et une solide assiette, elles ne devaient même pas éprouver le désir de créer un art qui leur appartînt en propre, et surtout elles resteraient incapables de ces hautes ambitions qui ne trouvent à se satisfaire que dans les grandes entreprises de l’architecture. Expression directe du sentiment et de la pensée, la poésie héroïque avait pu s’essayer à moduler ses premiers chants au milieu même de ces luttes et de ces aventures dont elle idéalisera plus tard les souvenirs ; puis, dès que fut garanti le repos du lendemain, elle prit un essor prodigieux et ne tarda pas à produire des chefs-d’œuvre. Deux ou trois siècles s’écouleront encore avant que la plastique ait rejoint In poésie, et que le génie grec en soit venu à manier la langue des formes comme il manie déjà, avec Homère, celle des mots et des rythmes. C’est le but vers lequel on tendra désormais, par une marche lente mais ininterrompue, à mesure que la société grecque achèvera de se constituer et que, par des traits de plus en plus marqués, elle se distinguera plus nettement des peuples voisins.

Cette société dont nous avons évoqué l’image, telle que la restaure et la montre M. Helbig, c’est la plus ancienne société de laquelle on soit fondé à dire, sans crainte d’erreur, qu’elle représente la race grecque en une certaine heure de sa longue vie. Dès que l’on remonte plus haut dans le passé, on n’a plus cette certitude, pour aucune des populations qui, dans ces parages, ont laissé des traces de leur industrie naissante. Étaient-ce les ancêtres des Grecs, ces hommes qui ont enfoui leurs outils de pierre

dans les couches les plus profondes du tertre d’Hissarlik, ceux dont les maisons se sont retrouvées à Santorin, sous la pouzzolane, et enfin ceux qui dormaient, couverts d’or et de bijoux, dans l’Acropole de Mycènes ? Même pour Mycènes, dont les Grecs ont pris plus tard à leur compte les vieilles gloires légendaires, nous ne saurions répondre avec assurance à cette question. Ces ouvrages des primitifs habitans de l’Asie-Mineure, des îles et de l’Hellade ne sont pas signés. Fouilleurs et archéologues, tous tant que nous sommes, nous aurons beau faire ; peut-être ne saurons-nous jamais quelle langue parlaient et quels dieux adoraient ces vaillans d’autrefois dont M. Sehliemann a troublé le dernier sommeil ; peut-être ce peuple constructeur et thésauriseur restera-t-il toujours masqué dans l’histoire, comme l’était dans la tombe le visage de ses princes.

La vraie Grèce, la Grèce authentique et indiscutable, c’est avec Homère qu’elle commence ; mais si, dès lors, elle fait éclater dans son épopée l’originalité de son génie, par d’autres endroits elle ne s’est pas encore pleinement dégagée du monde ambiant : du monde barbare d’où elle sort, du monde oriental où elle va chercher des exemples et des leçons. Il reste bien des traces de la barbarie première. La propreté de la maison et celle de la personne laissent encore beaucoup à désirer ; le sens de l’odorat manque de finesse. Les bains, qui, chez les Grecs de l’âge classique, devaient devenir d’un usage quotidien, ne se prennent guère que dans les grandes occasions, après le combat, après des fatigues extraordinaires. La nourriture est d’une simplicité très élémentaire. Elle ne se compose, ordinairement, que de la chair des troupeaux. Il n’est nulle part question, dans l’épopée, ni de légumes ni de volaille. Le poisson, qui passera plus tard, à Syracuse, à Athènes, à Corinthe, pour le plus déliait des alimens, est encore dédaigné ; il faut les angoisses de la faim pour que les compagnons d’Ulysse, dans l’île d’Hélios, comme ceux de Ménélas sur les dunes de l’Egypte, s’avisent d’avoir recours à la pêche. Les villes sont ouvertes, ou protégées tout au plus pan des remparts de terre et de bois.

Le contraste est très marqué entre ces habitudes d’un caractère tout primitif et certaines recherches de toilette auxquelles les Grecs se sont initiés, sous l’influence de l’Asie. L’empreinte du goût oriental est partout sensible, dans l’arrangement des cheveux et de la barbe, dans l’habit et dans la parure. C’est de la Phénicie que viennent ces huiles parfumées dont les deux sexes font une si grande consommation ; hommes et femmes s’en oignent les cheveux, et même, après le bain, le corps tout entier. Les revêtemens. de métal, les incrustations d’ivoire et d’émail ont même origine ; l’industrie asiatique en a offert le modèle. Y a-t-il, dans la maison ou sous la tente du héros, une étoffe très richement brodée, un vase ou une armure d’un travail exceptionnel, cet objet, nous dit-on, a été fourni par quelque marchand syrien ou bien il sort d’un atelier cypriote. Supposez un de nos contemporains, lecteur assidu de l’Odyssée, qu’un magicien transporterait, sans lui dire le but du voyage, dans le palais de Ménélas, où, devant la divine Hélène et les rois fils de Jupiter, quelque émule des Phémios et des Démodocos s’apprêterait à entonner le chant épique, après avoir détaché de la colonne la lyre aux clous d’argent. Tant que l’aède n’aurait pas ouvert la bouche, tant qu’il n’aurait pas prononcé les noms familiers des héros qui prirent Troie, le spectateur moderne aurait bien de la peine à savoir où l’a conduit le caprice de l’enchanteur. Plus il ouvrirait les yeux et plus croîtrait son embarras ; ce serait en vain qu’il examinerait la décoration de la salle, la vaisselle éparse sur les tables, le costume et son élégance compassée, ses plis conventionnels et l’éclatante variété de ses couleurs, la bigarrure des franges <et des glands attachés aux bordures des étoiles, la symétrie artificielle des boucles et des tresses savamment disposées autour des visages. Peut-être, après avoir bien regardé, finirait-il par se demander s’il n’est pas l’hôte de Sennachérib, roi de Ninive, ou de Hiram, roi de Tyr.

Supposez la même épreuve faite d’une autre façon ; supposez-vous jeté par le même coup de baguette sur le sommet ; d’un des tertres qui dominent au loin la plaine où coule le Scamandre ; supposez que de là vous assistiez à une des journées de l’Iliade, à une de ces mêlées que le flux et le reflux du combat promène des remparts de Troie à ceux du camp achéen. Là, n’eussiez-vous même pas lu le livre de M. Helbig, vous auriez peut-être plus chance d’arriver, après réflexion, à découvrir la vérité. Sans doute, tous ces chars qui roulent dans la plaine vous feraient songer aux champs de bataille de l’Orient, à ceux où les Ramsès et les Assourbunipal poussaient à grand bruit leurs attelages dans les rangs des Khétas ou des Élamites ; mais vous vous apercevriez bientôt que l’armure des combattans n’est pas ici la même que celle des soldats du Pharaon ou du roi de Ninive, qu’elle est plus lourde et qu’elle couvre plus complètement le corps ; dans ces guerriers dont la tête, le torse et les jambes sont cachés sous une carapace de métal, vous devineriez les ancêtres des hoplites grecs, de ces « hommes de bronze » qui donnèrent en Égypte la victoire à Psammétique, et qui, depuis lors, battirent tant de fois les armées des monarques de l’Asie, à Marathon et à Platées, à Cunaxa, à Issus et à Arbèles.

Si, jusque dans l’emploi que fait de la matière cette civilisation naissante, certains traits annoncent déjà la Grèce de l’avenir, celle-ci se révèle bien plus clairement encore, dès que l’on considère les poèmes à un autre point de vue, dès que l’on y cherche ce que sentaient et pensaient les contemporains d’Homère, comment ils comprenaient la vie et la destinée de l’homme. Vous voyez s’indiquer ici toutes les tendances qui s’accuseront dans le développement ultérieur du génie hellénique. Pour n’en citer qu’un exemple très significatif, la beauté physique inspire déjà cette admiration et cet enthousiasme passionné auquel les Grecs devront de devenir les premiers sculpteurs du monde. La poésie d’aucun autre peuple n’offre une figure en qui se personnifie avec autant de force que dans celle d’Hélène le pouvoir fatal de la beauté. Cette émotion et cette sorte d’attendrissement, on ne les éprouvait pas seulement en face de la beauté juvénile, dont la première fleur est susceptible d’éveiller le désir ; on les ressentait encore devant la noblesse des traits du vieillard. Achille admire Priam, la dignité de son port et de son visage ; il éprouve là un sentiment analogue à celui auquel obéirent les Athéniens quand ils ordonnèrent que les plus beaux vieillards prissent part à la procession solennelle des Panathénées comme thallophores, c’est-à-dire en portant à la main un rameau d’olivier[39].

On trouve même dans l’épopée comme les signes avant-coureurs de ce culte de la forme nue qui, plus tard, tiendra tant de place dans la vie grecque. Quand Achille a tué Hector et l’a dépouillé de son armure, les Achéens accourent de toutes parts ; ils s’extasient sur la taille et la beauté de ce corps gisant sur le sable. Longtemps après, à propos d’un épisode semblable, Hérodote emploie presque les mêmes termes qu’Homère. C’est dans le récit du combat de cavalerie qui précéda la bataille de Platées. On promena devant les lignes le cadavre du général perse Masistios, qui était resté aux mains des Grecs. Les soldats quittent leurs rangs pour regarder le mort de plus près ; « car, dit l’historien, par sa stature et par sa beauté, il méritait d’être vu[40]. » Ailleurs, dans des vers que Tyrtée a repris en les développant, le poète exprime cette idée que tout sied au jeune homme, même d’être couché sur l’arène, après avoir été frappé par la pointe de la lance ; tout ce que l’on voit de lui, jusque dans la mort, a sa beauté. Au contraire, dans les mêmes conditions, le vieillard n’offre à l’œil qu’un spectacle repoussant[41]. Un contemporain de Sophocle n’aurait pas autrement parlé. Cependant cette tendance n’a pas encore d’effet sur les mœurs ; il est indécent pour un homme de se montrer tout nu, ne fût-ce que devant d’autres hommes ; dans la lutte et dans le pugilat, on se ceint soigneusement les reins. Ce fut en 720 que, pour la première fois, un coureur, le Lacédémonien Akanthos, osa, devant la foule des spectateurs, se dépouiller de sa ceinture.

Ce qui, dans l’épopée, est déjà purement grec, c’est le tour, c’est la qualité de l’imagination. Vous voyez bien apparaître encore quelques figures monstrueuses ; c’est Briarée aux cent bras ; c’est Otos et Ephialtès, ces géans, vrais Gargantuas de l’antiquité, qui, à neuf ans, étaient larges de neuf coudées et avaient neuf brasses de haut ; c’est Scyila avec ses douze pieds, ses six cous et ses six têtes, dont chacune est garnie d’une triple rangée de dents. Selon toute apparence, ces êtres singuliers étaient nés dans cette Asie qui aime le difforme et le colossal ; portés sur les ailes du conte populaire, ils étaient arrivés jusque chez les tribus grecques ; et celles-ci les avaient adoptés avec les traits bizarres et tranchés sous lesquels ils s’étaient présentés, traits qui, par leur éttangeté même, avaient frappé trop vivement les esprits pour que le poète y pût rien changer. Ce sont là des exceptions qui ne tirent pas à conséquence. Partout ailleurs, dans la disposition des scènes, dans ce que l’on peut appeler les ensembles, comme dans le tracé de chaque image individuelle, on admire le sens de la mesure et de la proportion, l’élégance et la fermeté de la ligne. C’est déjà, dans toute la force du terme, le goût et l’esprit classique. Le poète a devant les yeux, dessinés avec une merveilleuse précision du contour, les types des dieux et des héros de premier rang.

Voyez, par exemple, ce portrait d’Agamemnon :

« Par la tête et par les yeux il ressemble au fils de Kronos, qui se réjouit de la foudre ;

« Il a les flancs d’Arès et la poitrine de Poséidon. »

Rappelez-vous les vers fameux et tant de fois imités où le poète montre Zeus accordant à Thétis la faveur qu’elle lui demande :

« Il dit, et de ses noirs sourcils il fit un signe de consentement ;

« La chevelure divine du roi des dieux s’agita

« Sur sa tête immortelle ; le vaste Olympe en fut ébranlé. »

Nous ne connaissons pas de peuple chez qui l’élément plastique ait été aussi développé dans la poésie populaire ; on n’en saurait citer un seul où, bien avant que l’art ait commencé de donner un corps aux visions de l’intelligence, le poète ait autant fait pour faciliter la tâche des peintres des peintres et des sculpteurs de l’avenir, pour leur préparer les matériaux qu’ils mettront en œuvre. Est-il exact que, comme le raconte Strabon, Phidias ait dit à son collaborateur Panænos avoir trouvé dans l’Iliade l’idée première et comme l’esquisse de son Jupiter d’Olympie ? Nous l’ignorons, et la plupart de ces anecdotes nous laissent très défiant ; mais, que celle-ci soit apocryphe ou non, le mot est vrai, de cette vérité supérieure et profonde qui, malgré toutes les réserves de la critique, fait souvent la valeur de ces paroles que l’histoire prête aux hommes célèbres. Il ne s’est pas trompé le grand artiste contemporain qui, dans une de ses plus belles œuvres, a groupé autour d’Homère, à côté des poètes et des écrivains de la Grèce, les Polygnote et les Apelle, les Phidias et les Praxitèle ; eux aussi, ces maîtres de la fresque et du marbre vivant, sont les fils et les élèves du « vieillard aveugle, habitant de Chios la pierreuse, » en qui se résumait et se personnifiait, pour les Hellènes, toute l’école des aèdes et des rhapsodes, de ces chantres inspirés auxquels le monde doit la merveille de l’épopée grecque.


GEORGE PERROT.

  1. La thèse de doctorat de M. Helbig a pour titre : Quœstiones scenicœ (Bonn, 1861).
  2. Voir l’intéressante étude que M. Michaëlis a publiée à propos du cinquantenaire de l’Institut, sous ce titre : Geschichte der deutschen archœologischen Instituts, 1829-1879 (1 vol. in-8o ; Asher). Cette histoire a été publiée à la fois en allemand et en italien, aux frais de l’Institut.
  3. Geschichte der Griechischen Künstler, 2 vol. in-8o. Stuttgart, 1857-1859.
  4. Wandgemälde der vom Vesuv verschütteten Städle Campaniens, in-8o, avec un atlas in-4 » de 23 planches. Leipzig, 1868. — Untersuchungen über die Campanische Wandmalerei, in-8o. Leipzig, 1873.
  5. Die Italiker in der Poeben, Beiträge zur altitaluschen Kultur und Kunstge schiehte, 1 vol. in-8o, avec und carte et deux planches. I.eipzig, 1879. — Nous avons donné une analyse très étendue de cet ouvrage dans trois articles du Journal des Savans, juillet, août et septembre 1880.
  6. Cenni sopra l’arte fenicia, Jettera di W. Helbig al sign. senatore G. Spano (dans les Annales de l’Institut de correspondance archéologique, 1876, p. 197-257).
  7. Voir particulièrement Buchholz, Dio Homerischen Realien.
  8. Voir dans la Revue du 1er octobre 1882 : les Fouilles de M. de Sarzec en Chaldée.
  9. G. Perrot et Ch. Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, t. III, p. 97.
  10. Iliade, VII, 445-453.
  11. Odyssée, VII, 41-45. C’est là le sens exact du mot σϰόλοψ (skolops), d’après les lexicographes anciens.
  12. Odyssée, VII, 81.
  13. Iliade, IX, 404 ; Odyssée, VIII, 80.
  14. Odyssée, XXIII, 182-204.
  15. Iliade, VI, 242-250.
  16. Odyssée, X, 210.
  17. Odyssée, XVI, 288-290 ; XIX, 17-20.
  18. Dans le κύανος, qui forme une corniche sur les murs du palais d’Alcinoos, M. Helbig reconnaît cette terre colorée d’un émail bleu que l’Egypte et la Chaldée ont su fabriquer si tôt et qu’elles employaient en si grandes quantités. On sait que la Phénicie leur avait emprunté le secret de la fabrication de ses émaux.
  19. Odyssée, XX, 299 ; XXII, 362-364.
  20. Odyssée, XVII, 291 ; Iliade, 640.
  21. De là l’épithète τανύπεπλος (tanupeplos), souvent appliquées aux femmes.
  22. Iliade, III, 125-128.
  23. Perrot et Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, t. II, fig. 443-445.
  24. Pseudo-Aristote, De Mirabilibus Auscultis, 96, Athénée, III, 541 a.
  25. La plus commune est ϰάρη ϰομόωντες (karê komoôntes), qui, sans cesse employée dans l’Iliade, ne se rencontre qu’une fois dans l’Odyssée.
  26. Iliade, XVII, 52. Un autre vers du poème paraît faire allusion à la même coutume. Il y est dit d’Amphimachos, le chef des Cariens, « qu’il allait à la guerre en ayant sur lui de l’or, comme une jeune fille. » (Iliade, II, 872.) Les anciens commentateurs ont déjà rapproché ce vers de celui qui a trait à Euphorbe.
  27. Les rasoirs de bronze auxquels nous faisons ici allusion se sont rencontrés aussi bien en Italie qu’en Grèce ; à l’époque romaine, le rasoir était en fer, mais il gardait encore cette forme. Voir, à ce sujet Helbig : Eine uralte Gattung von Rasirmesser. (Im neuen Reich 1875, I, p. 14-15.)
  28. G. Perrot, Histoire de l’art dans l’antiquité, t. III, fig. 350, 353, 354, 404, etc.
  29. Odyssée, XV, 459-460.
  30. Iliade, IV, 123 ; XVIII, 34 ; VII, 141-144.
  31. Iliade, XI, 632-637. — Schlieman, Mycènes, fig. 346.
  32. Iliade, III, 125-128 ; Odyssée, XI, 611.
  33. Iliade, XXIII, 417 ; Odyssée, VII, 91, 100.
  34. Iliade, VIi, 93, 273, 303.
  35. Iliade, XXIII, 740-745.
  36. Schliemann, Mycènes, traduction française, p. 142-143 et 222.
  37. Milchœfer, Die Anfräge der Kunst in Griechenland, ch. I.
  38. U. Köhler, Ueber die Zeit und den Ursprung der Grabanlagen in Mykene und Spata (Mittheilungen der deutschen archälogischen Instituts in Athen, 1878, page 1.)
  39. Iliade, XXIV, 631. Sur les vieillards thallophores, voir Michaëlis, Der Parthenon p. 330-331, n. 201-205.
  40. Iliade, XXII, 369 ; Hérodote, IX, 25.
  41. Iliade, XXII, 71-76.