Hokousaï (Goncourt)/Chapitre 1

Charpentier (p. 1-3).
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HOKOUSAÏ

I

Dans les deux hémisphères, c’est donc la même injustice pour tout talent indépendant du passé ! Voici le peintre, qui a victorieusement enlevé la peinture de son pays aux influences persanes et chinoises, et qui, par une étude, pour ainsi dire, religieuse de la nature, l’a rajeunie, l’a renouvelée, l’a faite vraiment toute japonaise ; voici le peintre universel qui, avec le dessin le plus vivant, a reproduit l’homme, la femme, l’oiseau, le poisson, l’arbre, la fleur, le brin d’herbe ; voici le peintre, qui aurait exécuté 30 000 dessins ou peintures[1] ; voici le peintre, qui est le vrai créateur de l’Oukiyô yé[2], le fondateur de l’École vulgaire, c’est-à-dire l’homme qui ne se contentant pas, à l’imitation des peintres académiques de l’école de Tosa, de représenter, dans une convention précieuse, les fastes de la cour, la vie officielle des hauts dignitaires, l’artificiel pompeux des existences aristocratiques, a fait entrer, en son œuvre, l’humanité entière de son pays, dans une réalité échappant aux exigences nobles de la peinture de là-bas ; voici enfin le passionné, l’affolé de son art, qui signe ses productions : fou de dessin… Eh bien, ce peintre — en dehors du culte que lui avaient voué ses élèves — a été considéré par ses contemporains, comme un amuseur de la canaille, un bas artiste, aux productions indignes d’être regardées par les sérieux hommes de goût de l’Empire du Lever du Soleil. Et ce mépris, dont m’entretenait encore hier, le peintre américain La Farge, à la suite des conversations qu’il avait eues autrefois au Japon avec les peintres idéalistes du pays, a continué jusqu’à ces derniers jours, où nous les Européens, mais les Français en première ligne[3], nous avons révélé à la patrie d’Hokousaï, le grand artiste qu’elle a perdu, il y a un demi-siècle.

Oui, ce qui fait d’Hokousaï l’un des artistes les plus originaux de la terre : c’est cela qui l’a empêché de jouir de la gloire méritée pendant sa vie, et le Dictionnaire des hommes illustres du Japon, constate que Hokousaï n’a pas rencontré près du public la vénération accordée aux grands peintres du Japon, parce qu’il s’est consacré à la représentation de la Vie vulgaire[4], mais que s’il avait pris la succession de Kano et de Tosa, il aurait certainement dépassé les Okiyo et les Bountchô.


  1. L’Art Japonais, par Gonse. Paris, Quantin, 1883.
  2. Hokousaï a pour précurseur Matahei au xviie siècle.
  3. Voir les articles de Burty et de Duret.
  4. Je me conforme à la traduction consacrée, mais Oukiyô yé serait plutôt traduisible par : la vie courante, la vie, telle qu’elle se présente rigoureusement aux yeux du peintre.