Hoëné Wronski (Bertrand)

Hoëné Wronski (Bertrand)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 588-609).




HOËNÉ WRONSKI



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Hoëné Wronski était-il un charlatan, un fou ou un homme de génie ? Un savant éminent, célèbre par des travaux excellens et variés, Yvon Villarceau, admirateur de Wronski, ou bien près de l’être, a posé la question sans la résoudre. Il serait imprudent, tant qu’elle reste douteuse, de publier les manuscrits inédits qui se comptent par centaines. Une savante commission, nommée par l’Académie de Cracovie, les possède presque tous et est chargée de les étudier. Le caractère commun des écrits de Wronski est une obscurité qui, volontaire, ressemblerait au charlatanisme, involontaire, peut faire soupçonner la folie. On a souvent cherché à comprendre Wronski ; personne, à ma connaissance, pour aucun de ses écrits scientifiques, n’y a complètement réussi. Les plus heureux, après avoir traduit en langage ordinaire, ce qui n’est pas toujours facile, l’énoncé du problème cherché par Wronski, l’ont résolu par les méthodes connues, et constaté la ressemblance, rarement l’identité des résultats. Aucun n’a dissipé les ténèbres.

Wronski abordait tous les sujets, c’était sa prétention, et la preuve de son génie. Il a découvert la loi suprême des mathématiques, — c’est lui qui la nomme ainsi, — et résolu les équations de tous les degrés ; il a réformé la mécanique céleste, substitué à la loi de Newton un principe plus exact, plus général, et déduit du raisonnement seul ; il a fait connaître la loi des températures et des densités, à toute profondeur, dans l’intérieur du globe terrestre ; corrigé la théorie des marées laissée imparfaite par Laplace ; créé une philosophie nouvelle de la physique et de la chimie ; déduit des vraies lois de la force et de la matière un système nouveau et parfait de machines à vapeur ; indiqué les lois véritables de la locomotion qui, si nous n’étions pas ignorans et barbares, auraient, depuis longtemps, et dès leur début, amené la suppression des chemins de fer ; réformé, enfin, le calcul des probabilités, et déduit de formules rigoureuses les moyens certains de maîtriser le hasard et de gagner à tous les jeux. Ces grandes découvertes — c’est la gloire de Wronski — sont déduites d’un principe qui les domine toutes, et dont les applications à la philosophie, à la politique et à la religion doivent résoudre le problème social, et, bien plus, celui de la vie future.

L’homme qui a fait cela, et dont la folie est douteuse, est un intéressant sujet d’études. Joseph-Marie Hoëné naquit près de Posen en l’année 1778. Son père était Allemand. Architecte habile, il fut appelé en Pologne pour construire un palais, il s’y maria, se fixa à Posen, où il eut cinq enfants ; Joseph-Marie, l’aîné, a rendu célèbre le nom de Wronski, que son père et ses sœurs n’ont jamais porté, et dont on ignore l’origine.

Le jeune Hoëné fut admis, à l’âge de treize ans, à l’école des cadets de Varsovie. À seize ans, il était officier d’artillerie dans l’armée insurrectionnelle commandée par Kosciusko. Pendant le siège de Varsovie, il pointa un obusier avec tant de bonheur, ou tant d’adresse, qu’il incendia un grenier à foin, voisin du magasin à poudre, dont l’explosion causa un grand désordre parmi les assiégeans. À cette occasion, une montre en or lui fut offerte par le général en chef. L’armée polonaise succomba sous des forces supérieures, russes et prussiennes ; Hoëné fut fait prisonnier, et préféra à la Sibérie le grade de major dans l’armée russe. Appelé à Saint-Pétersbourg, il désira entrer dans la marine et y renonça à cause de la faiblesse de sa santé. À l’âge de dix-huit ans, il était colonel et commandait un régiment à Wilna ; Wronski explique cet avancement rapide par l’amitié du maréchal Souvaroff. qui souvent se plaisait à causer avec lui.

Ayant appris que Dombrowski organisait à Nice une légion polonaise, incorporée à l’armée française, il donna sa démission, et partit pour s’y enrôler. En traversant l’Allemagne, il s’arrêta dans une université, probablement à Kônigsberg, et, tout en étudiant le droit public, avec le désir de devenir diplomate, il se uassionna pour la philosophie de Kant, et en adopta pour toujours le vocabulaire qui peut-être fut une des causes de sa renommée, mystérieuse et bruyante. Wronski étudia les sciences mathématiques, on ne sait sous quel maître. Il serait facile à l’Académie de Cracovie, curieuse aujourd’hui de Wronski, de rechercher son nom, Hoëné ou Wronski, sur les registres des universités, en 1798 et 1799.

Hoëné Wronski, après deux ans d’études, se dirigea vers Marseille, où il s’engagea dans la légion polonaise, alors sans emploi. Il continua ses études, et commença ses travaux. Les devoirs d’officier lui laissaient du loisir ; il donnait des leçons et enseignait tout ce qu’on voulait apprendre : langues anciennes, langues modernes, — il en savait douze, — sciences mathématiques ou physiques, philosophie et morale, il était prêt à tout ; mais ses élèves étaient rares ; il vivait pauvrement. C’est à Marseille que Wronski forma le projet de remonter au premier principe, et de réformer le savoir humain. Wronski a vécu soixante-quinze ans ; jusqu’à son dernier jour, il a conservé les espérances et les illusions de sa jeunesse ; aucune contradiction n’apparaît entre les promesses de 1803 et les résultats annoncés à l’univers, souvent dans les mêmes termes, dans les derniers jours de sa carrière. Sans parler de son premier ouvrage , le Bombardier polonais, dont il n’existe plus d’exemplaire, nous rencontrons d’abord sous le nom de Wronski un mémoire d’astronomie envoyé à l’Académie des Sciences de Paris, en l’an IX (1801), puis, en 1803, un ouvrage publié par livraisons : Philosophie critique découverte par Kant, fondée sur le dernier principe du savoir humain. On annonçait quarante-huit livraisons, on s’arrêta à la troisième, faute de lecteurs sans doute, et d’acheteurs. Le premier ouvrage de Wronski eut le sort de la plupart des autres ; les exemplaires, vendus à la livre, s’écoulèrent chez les épiciers ; c’est pour cela qu’ils sont rares et se payent très cher.

« En 1803, a écrit Wronski vingt ans après, j’avais déjà décou- vert le principe de toute réalité, nommément L’ESSENCE DE L’ABSOLU ; l’humanité n’était pas préparée à accueillir et à comprendre une doctrine si importante et si haute. » On comprend, en parcourant les trois livraisons dont notre Bibliothèque Nationale possède deux exemplaires, qu’elles aient découragé les lecteurs. Wronski, déjà très obscur, n’était pas encore célèbre ; incertain dans sa voie, dès la seconde livraison, il abandonne le programme développé dans la première. Le style est décourageant. La définition qu’il donne des mathématiques ne fait pas prévoir le bruit que devaient faire ses écrits sur l’algèbre.

« L’ensemble de toutes les déterminations possibles de l’espace est l’objet des mathématiques ; c’est même leur seul objet ; L’arithmétique ou l’ensemble de toutes les déterminations arithmétiques possibles, que s’attribuent les mathématiques, ne leur appartient qu’en tant que les conceptions et les déterminations sont susceptibles d’une construction dans l’espace. »

Les définitions sont libres, mais à la condition de définir quelque chose.

Le principe que Wronski a trouvé déjà, mais qu’il promet sans le faire connaître, doit porter en lui, il le déclare, le maximum de certitude. Tout scepticisme par rapport à ce qui est fondé sur ce principe doit être impossible.

Si cette promesse avait été donnée au début, elle aurait sans doute piqué la curiosité, mais Wronski, par son style étrange, avait perdu déjà la confiance de ses lecteurs. Dans la troisième livraison, on lit :

« Le caractère positif de la déterminabilité ne saurait être reconnu que par une conclusion infinie, c’est-à-dire par l’analyse des relations de tous les objets de nos connaissances, relations qui, vu le nombre indéfini des combinaisons possibles, constituent indéfinie la conclusion par analogie en question. »

On conçoit l’hésitation des lecteurs et la retraite des acheteurs.

Ce premier insuccès, sans décourager Wronski, le décida à changer de voie. La science tout entière pouvant se déduire du principe dont il se réservait le secret, peu importait l’ordre des révélations. Il voulut commencer par les mathématiques, pour y rattacher l’astronomie, la mécanique, la physique et la morale, et lorsque des résultats majeurs auraient imposé confiance, révéler les vérités éternelles et la philosophie absolue, en se dispensant de donner les preuves qui doivent rester cachées.

Wronski, en abordant les sujets les plus divers, ne raisonnait pas et ne déduisait pas, il voyait ! Si ses intuitions sont vraies, aucun génie n’a égalé le sien ; mais si elles le trompent, que reste-t-il ?

Après avoir médité sept ans, loin des applaudissemens des hommes, — c’est un sacrifice dont il se vante, — il appliqua sa méthode, et son mystérieux principe, aux théories les plus compliquées de l’algèbre, et présenta à l’Institut un mémoire sur l’algorithmie, mot nouveau, et fort inutile, que Lacroix cependant approuva. La loi suprême des mathématiques était contenue dans l’œuvre de Wronski, mais lui seul, à cette époque, pouvait la saluer de ce nom; aujourd’hui, il ne reste personne. Lagrange et Lacroix, chargés d’examiner le mémoire, déclarent, en termes bienveillans, qu’ils n’ont pas compris les démonstrations, et que les résultats n’ont pas l’importance que l’auteur leur attribue ; il leur est impossible de proposer à l’Académie une approbation sans réserve.

Un géomètre distingué, Abel Transon,très désireux d’admirer Wronski, et, circonstance singulière, ancien saint-simonien, comme l’était Villarceau, n’ignorant pas que Wronski prodiguait à leur doctrine l’injure et le dédain, a vivement reproché à Lagrange de n’avoir pas étudié avec plus de persévérance les démonstrations de Wronski. La formule est exacte, un géomètre illustre, Cayley, l’a démontré soixante ans plus tard; le rapport trop sévère présenté à l’Institut a pesé injustement sur toute la carrière de Wronski.

Abel Transon exagère. Si l’on a mis soixante ans à découvrir l’exactitude du développement en série, qu’il a plu à Wronski de nommer la loi suprême, c’est que, vrai ou faux, les géomètres n’y attachaient aucune importance. Ni avant, ni après le témoignage favorable de Cayley, aucun d’eux n’en a fait usage. Wronski a protesté pendant toute sa vie ; il n’en faisait pas moins du rapport de Lagrange, par une supercherie qui lui fait peu d’honneur, la preuve authentique et incontestable de son génie mathématique.

Le rapport présenté à l’Institut — Wronski l’écrivait trente ans plus tard — est un incroyable faux scientifique. Pourquoi ? Les commissaires , en termes très bienveillans, avaient traité le mémoire de Wronski d’ « Essai contenant des idées nouvelles et très générales » ; c’est là ce qui doit exciter l’indignation de toute âme honnête. Son mémoire n’est pas un essai !

Wronski, on le voit, et il n’y a pas sujet d’étonnement, est beaucoup plus sévère que Transon; en même temps, il était habile. Dans ce rapport inique, et que Transon a déclaré écrasant, Wronski a détaché une phrase et l’a reproduite sans cesse (en lui faisant subir une altération profonde) comme un témoignage solennel de son génie.

Lacroix avait écrit : « Ce qui frappe vos commissaires dans le Mémoire de M. Wronski, c’est qu’il tire de sa formule toutes celles que l’on connaît pour le développement des fonctions. » Wronski commença, quand il citait cette phrase, par supprimer les mots que nous avons écrits en lettres italiques. Au lieu de reproduire une classe très restreinte de formules mathématiques, sa loi suprême les reproduisait toutes ; il faisait plus encore : après avoir retranché, il ajoutait et insérait dans sa citation, sans que rien pût faire soupçonner leur origine, ces mots écrits le plus souvent en lettres capitales : c’est-à-dire toutes les mathématiques modernes.

C’est dans ces termes que la phrase de Lacroix, invariablement attribuée à Lagrange, est reproduite plus de cinquante fois dans les œuvres scientifiques, philosophiques, ou même politiques et religieuses de Wronski ; elle en est comme le refrain et la marque presque à l’égal du sphinx gravé sur la première page.

Quelquefois même, Wronski remplaçait la citation par une traduction libre. Il écrivait par exemple : « Lagrange a forcé l’Institut à reconnaître l’importance capitale de la révolution apportée dans les mathématiques par le mémoire de 1810. »

Wronski présenta à l’Institut deux autres Mémoires sur les mathématiques. L’un d’eux, renvoyé à Legendre et à Arago, fut traité plus sévèrement encore que le premier. Arago, en déclarant comme ses confrères que les commissaires n’ont pas réussi à comprendre les démonstrations de Wronski, laisse deviner qu’il ne lui semble pas que l’auteur ait désiré être clair. Wronski, dans un troisième Mémoire, croyant frapper un coup décisif, proposa une méthode pour résoudre les équations de tous les degrés. Poisson déclara publiquement qu’il n’y avait trouvé que des rêveries.

On peut, à l’occasion de ce Mémoire, adresser à Wronski un grave reproche. Après avoir fait imprimer sa méthode, il a déclaré publiquement qu’il s’en réservait le secret.

« J’ai gardé secrète cette démonstration, écrivait-il quatre ans après l’avoir mise en vente, par des raisons de la plus haute importance, afin de ne la publier qu’en temps opportun. Eh bien, si quelque souverain m’offrait un million ou même plusieurs millions pour donner actuellement aux hommes cette importante découverte, je déclare que ce prix ne serait pas accepté. »

Les acheteurs du livre, qui, pour y trouver cette démonstration promise par le titre, s’épuisaient en vains efforts, avaient droit de lui dire : Vous nous vendez six francs l’espoir d’apprendre à résoudre toutes les équations, et si nous n’y comprenons rien, vous l’avez solennellement déclaré, c’est parce que vous avez retenu frauduleusement pour plusieurs millions de vérités et de formules !

Dans une méthode dont l’auteur, en la publiant, veut retenir le secret, Poisson était excusable de |ne voir que des rêveries.

Wronski renonça pour toujours à ses espérances académiques, dénonçant à toute occasion l’abrutissement philosophique des savans officiels. Les jugemens suivans sont copiés dans ses écrits.

Laplace a fait l’aveu de son insuffisance. Poisson n’est connu que par des bévues. Le gendre n’a rien fait pour que son nom soit prononcé dans l’histoire de la science. Biot, Servois, Arago et autres mathématiciens pareils ne méritent pas d’être mentionnés. Si Le Verrier a découvert une planète, le mérite n’est pas grand, il s’est servi des méthodes de Wronski, car il n’y en a pas d’autres. Cauchy a publié, comme de lui, une méthode qui est un cas particulier de celles de Wronski. Thomas Young est un ignorant et un plagiaire. On lui a parlé d’un nommé Liouville, mais ce nom est complètement inconnu dans la science.

Si les savans officiels l’ont méconnu et pillé , la nation française lui a rendu justice en le désignant par la voix publique à la place honorable de chef de l’instruction nationale.

Par la voix publique signifie qu’à la retraite de Royer-Collard un journal a donné son nom parmi ceux des candidats possibles. Wronski, dans une lettre adressée à la Société royale de Londres, se glorifie de l’hommage rendu à ses découvertes par les savans non privilégiés ; il cite les Annales de mathématiques publiées à Montpellier dans lesquelles Gergonne lui a rendu justice. Si les savans anglais ont consulté la collection des Annales, ils y ont lu, sous la signature de Gergonne: « Si M. Wronski persiste à s’entourer de ténèbres, s’il se borne à expliquer des énigmes par d’autres énigmes, si, en un mot, il néglige de légitimer des assertions par des calculs rigoureux, je suis autorisé à penser qu’il écrit dans des vues étrangères à la science, et fondé à ne plus m’occuper de ses productions. » Gergonne n’est pas une grande autorité ; mais il s’agit de la bonne foi de Wronski.

Wronski avait quitté Marseille et vivait pauvrement à Paris ; il donnait des leçons peu payées, et, toujours endetté chez son imprimeur, manquait chez lui du nécessaire ; il était marié. Sa fille malade mourut sans qu’on pût lui donner les soins qui peut-être l’auraient sauvée.

Philippe de Girard, le célèbre inventeur, admirateur et ami de Wronski, presque aussi pauvre que lui, lui présenta un commerçant de Nice nommé Arson, qui, se retirant des affaires avec une vingtaine de mille livres de rentes, non, comme on l’a dit, avec une grande fortune, avait un immense désir de s’instruire et la secrète ambition de devenir célèbre. Arson, petit-fils de M. Jourdain, ressemblait plus encore à Orgon. Wronski devint son maître de philosophie ; il rencontrait bien ; Wronski savait tout! Wronski rencontrait mieux encore, Arson admirait tout!

Lorsqu’il se présenta pour donner sa première leçon, les vêtemens de Wronski accusaient la plus affreuse misère. Arson lui donna cent francs, et trois cents autres francs à la fin de la semaine, pour lui permettre de s’habiller. Arson, inondé de joie, était transporté par Wronski dans un monde nouveau ; il sentait son esprit s’élever et grandir et ouvrait sa bourse avec reconnaissance. Wronski y puisait largement. Quelques affaires exigeant sa présence à Nice, Arson pria son maître d’accepter quelques billets payables de mois en mois, pour que de misérables préoccupations d’argent ne troublassent pas ses méditations.

Peu de temps après, Arson recevait de Wronski une lettre qui l’alarma fort. Wronski, averti par un coup de sang, redoutait une mort prochaine ; il mettait dans son ami sa seule espérance, et, en cas de malheur, le suppliait de continuer à son épouse chérie une partie des bienfaits dont il était l’objet.

Arson lui envoya, avec sa réponse, un crédit illimité chez ses correspondans de Paris.

Lors du retour d’ Arson, Wronski avait besoin de repos ; il continuait ses découvertes, les faisait imprimer aux frais d’Arson, mais n’avait plus le loisir de lui donner de leçons. Il consentait cependant à partager chaque soir le dîner de son élève, et daignait quelquefois lui parler de philosophie ; la reconnaissance d’Arson était sans bornes. Il autorisait son maître à faire imprimer à ses frais tout ce qui importait à l’avenir de l’humanité. Non seulement Wronski n’y mettait aucune réserve et publiait sans choisir ce qu’il écrivait sur tous les sujets, mais il commanda à un artiste habile le dessin d’un sphinx surmonté d’un zodiaque symbolique, envoya à Arson une note de six cents francs, et le sphinx, à partir de ce jour, figura en tête de tous ses écrits.

Les leçons furent reprises, puis interrompues brusquement par une lettre de Wronski, déclarant à son élève que les résultats qu’il lui communiquait, obtenus par de longs et pénibles travaux, valaient, même au taux commun, tout ce qu’il lui avait donné et offert ; il lui faisait comprendre, et ne tarda pas à lui déclarer, que s’il n’assurait pas son avenir, il se séparerait de lui. Arson, qui jamais n’avait refusé aucune de ses demandes, lui offrit une pension de cent louis, sans compter les frais d’impression de ses ouvrages. Wronski, indigné d’une telle mesquinerie, lui fit redemander la malle déposée chez lui, dans laquelle se trouvaient des papiers d’une valeur incalculable. Arson, ne pouvant se passer de l’aliment spirituel nécessaire à sa vie, lui assura 3 000 francs pendant cinq ans, et lui remit dix-sept billets de 4 000 francs chacun, payables d’année en année, jusqu’en 1830 ; il paya en outre les dettes de son maître, loua pour lui un appartement modeste, convenable pour un philosophe, et l’autorisa à le meubler. Wronski lui envoya une note de 10 000 francs. Mme Arson, très mécontente, on le devine, était retournée à Nice. Wronski, au lieu d’aller dîner chaque jour chez Arson, comme il en avait pris l’habitude, le conduisait au Palais-Royal, commandait un dîner chez Véry ou Véfour, alternativement, quelquefois chez les frères Provençaux, et Arson payait sans rien dire. Il faisait cependant de tristes réflexions; il se sentait entraîné vers sa ruine, et Wronski le traitait en véritable esclave. Wronski a expliqué ses motifs : « Si les bénéfices futurs l’engageaient (Arson devait toucher 6 pour 100 sur la vente des œuvres de Wronski), je devais le considérer comme un simple entrepreneur, et le traiter comme tel, pour ne pas compromettre la dignité du savoir; si c’était réellement le bien de l’humanité qui l’engageait, je ne pouvais le considérer que comme un disciple, auquel j’avais donné un bien infini, dont il me devait une obligation infinie. »

Arson s’échappa, retourna à Nice, et cessa d’envoyer de l’argent. Wronski, le traitant en associé infidèle, réclama le payement immédiat de tous les billets, et la restitution des dépôts que, d’après les reçus d’Arson, il avait faits chez lui en espèces sonnantes.

Arson voulut résister, un procès s’engagea.

Le dénouement est plus comique que celui de Molière. Orgon, je veux dire Arson, était, dès qu’il le voyait, fasciné par son maître. Wronski eut un éclair de génie. Il adressa publiquement à Arson deux questions :

« Ce que je vous ai enseigné vaut-il les sommes déboursées et promises par vous ?

« Ce que je réclame m’est-il légitimement dû ?

« Répondez oui ou non. Si vous dites non, je vous rends vos billets en vous abandonnant à vos remords. »

Arson répondit oui et paya.

On plaignit Arson, on l’admira, en riant un peu ; et le public tout entier se souleva contre Wronski. Arson fort appauvri ne regrettait qu’une chose : il ignorait encore l’ABSOLU dont la réalité entrevue restait sa consolation et son refuge.

Wronski, dont l’imagination égarait souvent la mémoire, écrivait trente ans après : « L’existence de la vérité sur la terre fut révélée en 1818 par le fameux oui ou non, par lequel l’auteur de la réforme du savoir humain laissait à un riche disciple, nommé Arson, la faculté d’avouer ou de nier la valeur des vérités nouvelles pour lesquelles il s’était engagé à lui payer une somme de cent mille francs. Le disciple, qui d’abord fit un grand scandale, finit par prononcer formellement le oui, et par payer la somme qu’il devait, en déclarant que, par ce scandale, il avait voulu attirer sur les hautes vérités nouvelles l’attention du public pour l’éveiller de sa léthargie intellectuelle. » Dans un pamphlet publié en 1824, Wronski avait eu l’audace d’écrire :

« Wronski fut dépouillé de sa fortune par un infidèle dépositaire, le nommé Arson… »

En apprenant ces accusations, Mme Arson a pu s’écrier comme Dorine :

Un gueux, qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
Et dont l’habit entier valait bien six deniers !

Cela était vrai à la lettre. En se présentant chez Arson, Wronski portait des sabots ; il est odieux de le lui reprocher, mais il rend la tentation trop forte.

Wronski, glorieusement enrichi par le foudroyant oui ou non, dépensa sans compter, fit imprimer brochures sur brochures, commanda des instrumens astronomiques, fit fabriquer des modèles de machines qui se rouillèrent au grenier, vécut largement, et se vit de nouveau menacé de la misère. Il partit pour Londres réclamer les prix considérables promis par le Parlement aux savans dont les découvertes perfectionneraient la navigation. À toutes les questions proposées, Wronski apportait des réponses rigoureuses, mathématiquement démontrées et déduites du principe universel où tout est contenu. Ces découvertes trouvèrent au Bureau des longitudes de Londres le même accueil que les Mémoires sur l’algorithmie à l’Institut de France. On déclara ne pas les comprendre; blessés par ses réclamations et ses accusations incessantes, les savans anglais cessèrent de s’occuper de lui. Les promesses du Parlement étaient donc un mensonge et un leurre! On refusa même, n’était-ce pas le comble de l’iniquité ? de payer, en même temps que son voyage et ses frais de séjour à Londres, l’impression des pamphlets dans lesquels il accusait les savans anglais d’ignorance crasse et de mauvaise foi. Pour les mettre évidemment dans leur tort, — il le déclare dans un de ses pamphlets, — il avait eu soin de garder en réserve le véritable Mémoire scientifique. Le bureau avait donc condamné la théorie sans la connaître !

Le bureau avait simplement déclaré qu’il lui était impossible de comprendre. L’espièglerie de Wronski, pour nous servir d’une expression qu’il a appliquée à Laplace, le justifie complètement.

Les découvertes pour lesquelles plus de cent mille francs étaient promis et, suivant Wronski, légitimement dus, formaient des chapitres d’un traité de mécanique céleste encore inédit aujourd’hui et commencé à Marseille en 1803.

Quelques fragmens ont été publiés et curieusement étudiés. Yvon Villarceau a publié un Mémoire intitulé : Mécanique céleste : Exposé des méthodes de Wronski ; mais, satisfait d’avoir aperçu, non sans peine, la manière dont Wronski décompose les forces appliquées à une planète, il ajoute : « Nous n’essaierons pas de faire comprendre comment procède Wronski, nous avons dû renoncer nous-même à le comprendre. «Villarceau procède ensuite à la recherche des résultats en employant les méthodes connues, et constate que, légèrement modifiés, ils s’accorderaient avec ceux de Wronski. M. Dickstein, chargé par l’Académie de Cracovie d’examiner et de classer les manuscrits inédits de Wronski, sans garantir l’exactitude des méthodes et des résultats proposés dans sa Mécanique céleste, en signale l’originalité, et ajoute qu’après tant d’années écoulées, il serait intéressant et important pour la science de trouver la clef des théories de Wronski.

Nous verrons peut-être bientôt paraître la Mécanique céleste de Wronski. Le temps n’a pu en diminuer la valeur, car ses méthodes construites a priori ont eu d’abord toute leur perfection. Sa théorie correspond à la réalité. Sa loi est universelle. Le système des vérités fondamentales est immuable et absolu ; ni les découvertes nouvelles, ni les progrès de la science, ne peuvent amener ni changement ni généralisation.

Telle est l’opinion, telles sont les promesses de Wronski, et les espérances de ses derniers admirateurs. Avant cependant de publier les quatre volumes, il serait prudent à ceux qui les possèdent de commencer par en essayer l’étude. Il est aisé, d’ici là, de consulter ce que Wronski a publié, et de chercher quelle confiance il mérite.

Dans une épître à l’empereur Nicolas, publiée vers la fin de sa vie, Wronski a résumé, pour s’en faire honneur, ses travaux de mécanique céleste. Par déférence sans doute pour le personnage auguste auquel il s’adresse, il daigne s’expliquer clairement. Le vague de ses principes et l’absurdité de ses résultats apparaissent à découvert sans qu’aucun doute soit possible.

Nous avons cité quelques lignes de lui pour montrer combien il est obscur ; citons les suivantes, dans lesquelles il est malheureusement trop clair :

« Pour peu que l’on réfléchisse sur le mouvement des corps célestes, on reconnaît qu’il ne saurait subsister avec une stabilité permanente s’il n’existait dans ces corps deux forces opposées qui les retiennent en équilibre réciproque. Il faut en effet, et on le conçoit a priori, d’abord, qu’il existe entre ces corps une force active de jonction, provenant de la gravitation universelle qui empêche leur écartement indéfini, et ensuite qu’il existe entre les mêmes corps une force inerte de séparation, provenant de leur mouvement, qui, par lui-même, ne peut changer de direction. »

Le langage de Wronski n’est pas celui de la science et, par son manque de précision, rendrait tout raisonnement impossible. Que signifie l’égalité, permanente ou non, entre une force d’attraction et l’inertie, qu’il désigne sous le nom de force, sans pour cela en changer la nature ? Wronski fait de cette égalité impossible, comme serait celle d’une longueur à un poids, la loi fondamentale de la Mécanique céleste.

« Il ne nous reste, ajoute-t-il, qu’à déterminer avec précision chacune des deux forces primordiales, et à fixer le lien téléologique de leur égalité permanente, pour avoir l’expression scientifiques de la loi fondamentale de notre nouvelle Mécanique céleste, et pour pouvoir de cette expression scientifique déduire avec la même précision les expressions également scientifiques de toutes les lois qui régissent les différens systèmes du monde. »

C’est-à-dire qu’il reste tout à faire, car il n’a rien fait encore. En suivant cependant son exposition, on acquiert la preuve de son ignorance en mécanique. « Laplace, dit-il, dans sa Mécanique céleste, dit que la force centrifuge d’un corps qui se meut librement dans une courbe, est, dans un point quelconque de cette courbe, égale au carré de la vitesse divisé par le rayon de courbure. »

Ce n’est pas Laplace qui dit cela, ce sont tous les géomètres depuis Huyghens et Newton, et après eux tous les écoliers.

Wronski s’y refuse, et ajoute : « Comme s’il pouvait exister une force centrifuge sans une force centripète correspondante ! Et si l’on décomposait l’action qui s’exerce sur ce corps en deux composantes, dont l’une serait dans la direction du rayon du cercle osculateur, celle-ci ne serait pas nécessairement égale à la prétendue force centrifuge, parce que ce mouvement provient d’une impulsion primitive qui est étrangère ou hétérogène par rapport à l’action centrale, de laquelle résulte le mouvement dans la courbe. »

Tout écolier d’une université, quelle qu’elle soit, y compris celle de Cracovie, ou d’une école scientifique quelconque, qui reproduirait ces dernières lignes devant des examinateurs, si indulgens qu’ils fussent, se ferait renvoyer immédiatement, comme manquant de respect à ses juges. Pour donner un exemple et une preuve de la supériorité de ses méthodes, Wronski cherche la trajectoire produite par une force agissant, comme il arrive, dit-il, pour les étoiles, suivant une loi autre que celle de Newton, réservée au système solaire ; il accuse les académiciens de Paris, — pourquoi plutôt que ceux de Saint-Pétersbourg ou de Berlin ? ils sont tous d’accord, — d’avoir, sur ce sujet, donné des formules fausses. « Ainsi, pour une attraction inversement proportionnelle au cube de la distance, les académiciens de Paris ont trouvé une spirale. Notre loi primordiale forme une ellipse très régulière dans laquelle l’astre qui exerce l’attraction est placé au centre de cette ellipse. »

La méthode de finalité est jugée par là ; il faut nécessairement qu’elle prête à l’astre considéré une force intérieure qui peut tout expliquer, et par conséquent n’explique rien.

L’attraction proportionnelle à la distance qui, suivant les académiciens de tous les pays, fait décrire une ellipse, donne lieu, dans la théorie téléologique de Wronski, à une orbite maginaire !

Wronski quitta l’Angleterre, dépouillé et ruiné, en dénonçant à la postérité la résistance perverse des savans privilégiés de l’Angleterre, plus ignorans encore et plus injustes que ceux de France. Il se plaignait surtout de Thomas Young, qui, trop ignorant pour comprendre ses méthodes, mais assez perspicace pour en deviner l’importance, les avait publiées sous son nom.

Wronski, cependant, inventait toujours, et déduisait de sa loi secrète, en même temps que des vérités philosophiques, politiques ou religieuses, dont dépendait le salut du genre humain, quelques découvertes industrielles qui pouvaient changer la face du monde. L’absence de preuves, celle de précision aussi, reste chez lui un parti pris; le point essentiel est toujours réservé.

Wronski a proposé la réforme des machines à vapeur, fondée expressément sur la découverte des vraies lois des forces et de la matière.

Citons-le textuellement :

« Pour parvenir à cette détermination, il faut reconnaître deux élémens primordiaux, l’un planétaire, que nous désignerons par N, et qui fixe dans chaque planète et ses satellites, quand elle en a, l’intensité primitive de la force mécanique dans la matière générale de cette planète ; et l’autre, hyléique, que nous désignerons par λ, et qui, en constituant la température absolue ou normale de toute matière spécifique, forme la base de la qualité chimique. »

On croit entendre Sganarelle. Nous prend-il pour des Gérontes ?

Wronski a découvert le mouvement perpétuel.

« La seule chose, dit-il, que nous devons faire connaître pour caractériser la machine nouvelle, c’est qu’elle offre, dans toute l’exactitude théorique de cette expression, une véritable généra- tion indéfinie de la force, et c’est pour cette raison que nous la nommons dynamogène. »

L’étude des machines à vapeur conduit à celle des moyens de locomotion. Les chemins de fer et les locomotives, à peine introduits alors en France, forment un système barbare ; il y aurait désormais, après qu’il a découvert les véritables principes de la locomotion, l’un ou l’autre, une profonde ignorance ou une profonde immoralité, à vouloir persister dans les barbares constructions, et dans la fausse exploitation des chemins de fer.

Sur l’annonce des résultats promis, la compagnie des Messageries générales s’engagea, par un traité authentique, à lui payer 1 000 francs par jour, pendant dix-sept ans, à partir du jour où, réalisant ses promesses, il leur permettrait d’exploiter deux mille postes par jour, dans les conditions mathématiquement démontrées.

La compagnie mettait à sa disposition des ouvriers et des constructeurs pour les expériences et les essais. — Des expériences ! disait Wronski, des essais! à quoi bon ? mes calculs sont rigoureux, et mes principes mathématiquement démontrés. L’Institut, sur le rapport de Lagrange, a été forcé d’avouer que j’avais transformé les mathématiques. Ouvrez-moi un crédit de 1 000 francs, chez l’imprimeur, et je publierai un mémoire, après la lecture duquel aucun doute ne pourra subsister. — La compagnie insista pour des expériences et des essais, Wronski refusa, et se crut autorisé à dire, et à répéter, qu’il avait refusé de son invention 2, 3 ou 4 millions, suivant la manière dont il calculait l’escompte des 1 000 francs par jour, mis à sa disposition.

Après des tentatives infructueuses avec des mécaniciens presque aussi pauvres que lui. il s’associa avec un entrepreneur qui se disait riche, mais qui disparut quand il connut mieux l’invention. Wronski lui intenta un procès, et le perdit.

Wronski s’adressa alors aux Assemblées législatives et au ministre des travaux publics, qui le renvoya devant une commission d’inspecteurs généraux des ponts et chaussées. Les conférences durèrent plus d’un an. La commission, comme l’avait fait la compagnie des Messageries, exigeait des expériences, et voulait voir les modèles. Wronski s’en indignait. — Des expériences ! disait-il; à quoi bon ? vérifie-t-on le carré de l’hypoténuse ? Mes inventions sont mathématiquement démontrées. Des modèles ! pourquoi? probablement afin de pouvoir, par la critique facile des clous, des vis, et des autres élémens matériels qui entrent dans la fabrication des modèles, réfuter les nouvelles lois mécaniques qui constituent la réforme. — Et il ajoutait : « Il existe deux moyens pour reconnaître la vérité ; l’un par la science, l’autre par l’expérience. Les membres de la commission, en se déclarant des hommes pratiques, reconnaissent leur incompétence scientifique. »

Pendant le reste de sa vie, il a répété : « Le corps des ponts et chaussées a reconnu officiellement son incompétence dans les questions de hautes mathématiques. »

Le principe universel de Wronski condamnait les expériences : « Deux voies sont ouvertes aux hommes. L’une en partant de la loi, comme œuvre de l’homme, pour en déduire le fait, qui existe indépendamment de lui; l’autre en partant du fait, étranger à l’homme, pour en induire la loi, comme présomption de ce qu’il aurait dû créer lui-même. La première voie, la voie de la déduction des faits, est la méthode rationnelle ou didactique, c’est la voie de la réforme de la science que j’ai réalisée. La seconde, la voie de l’induction des lois, est la méthode expérimentale, ou empirique, c’est celle qui, comme simple préparation, a été suivie jusqu’à ce jour. » Wronski était plus cartésien que Descartes. Il a révélé le principe nouveau dont des ingénieurs ignorans et défians voulaient la preuve expérimentale.

« Dans la mécanique rationnelle, et spécialement dans sa partie dynamique, telle qu’elle dérive de sa présente loi fondamentale, on n’a, jusqu’à ce jour, considéré encore que le mouvement des corps provenant d’une impulsion extérieure, et constituant ainsi un véritable mouvement inerte. Cependant, des corps qui portent en eux-mêmes leurs forces motrices, peuvent se mouvoir par une impulsion intérieure, et peuvent ainsi exercer une espèce de mouvement spontané. Et l’on conçoit que les lois de ce mouvement spontané doivent, à plusieurs égards, par exemple dans leur limitation, être différentes des lois que suit le mouvement inerte. »

On a peine à comprendre la patience des ingénieurs. Wronski était un grand géomètre, ses découvertes avaient étonné Lagrange, l’Institut en avait authentiquement déclaré l’importance ; ils le croyaient et ne voulaient pas discuter ses étranges principes : ils insistaient pour les mettre à l’épreuve. Wronski déclara enfin que, pour les convaincre, il allait faire devant eux une expérience ; on prit jour, non sur le terrain, mais dans la salle ordinaire des réunions. Wronski se présenta avec deux thermomètres dont il annonçait l’accord parfait. — Mais, dit le président, il ne s’agit pas de mesurer des températures ! — Qui peut le plus, peut le moins, répondit Wronski, le problème pratique que j’ai résolu est plus difficile que celui de la locomotion.

Quant à l’expérience, pour la faire, il suffirait de lui accorder la concession du chemin de Dijon à Mulhouse ; il demanderait la permission de l’étendre jusqu’à Genève.

Le chemin de Chartres à Rennes ; il se chargerait de l’étendre jusqu’à Brest.

Le chemin de Lyon à Grenoble.

« Je prie, disait-il, qu’on me permette d’y ajouter le chemin de Clermont à Nîmes et à Montpellier. »

Les routes existantes devaient lui suffire ; c’est sur elles qu’il comptait appliquer ses nouveaux procédés de locomotion, tant spontanée qu’inerte, révélés par sa réforme scientifique.

Les chemins de fer existans ne pourraient soutenir la concurrence ; n’était-ce pas la preuve de la supériorité de ses inventions ?

En revanche, en profitant de la construction de leur voie, en supprimant leurs rails, leurs locomotives et leurs wagons, et introduisant sur ces voies horizontales ses procédés de locomotion, ils rendront impossible la concurrence de ces mêmes procédés nouveaux sur les routes ordinaires!

La commission, à bout de patience, adressa au ministre un rapport défavorable, ne pouvant conseiller l’application industrielle de la théorie scientifique dont Wronski était l’auteur.

La pétition de Wronski aux Chambres donne une idée presque intelligible de ses théories et de son système.

On rencontre au début une énigme qu’il faut transcrire : « La première partie de la résistance, celle qui est causée par le frottement de l’essieu contre le moyeu du char, et, comme telle, cette partie de la résistance est indestructible. Aussi, le minimum possible du frottement qu’exerce le moyeu d’une poulie ou d’une roue, sur un essieu fixe, étant entre 1/14 et 1/15 du poids qu’elle sert à élever, la partie essentielle et indestructible de la résistance que cause pour un char le frottement du moyeu de ses roues contre leurs essieux mobiles, se trouve, a priori, former le carré de cette quantité, savoir un nombre compris entre 1/196 et 1/225 du poids qu’elle doit transporter. » Cette élévation au carré, sans raison ni prétexte, d’une force qu’on vient de calculer, ressemble à un mauvais rôve. Wronski oublie, de plus, le principe du mouvement du centre de gravité. Les résistances qui s’exercent entre l’essieu et le moyeu ne produisent aucun effet direct sur le centre de gravité, et, par conséquent, sur l’ensemble du système.

La rotation directement imprimée aux roues d’une locomotive, peut, sous certaines conditions (que Wronski nomme monstrueuses) imprimer aux chars une vitesse considérable. Le point d’appui qu’offre le frottement des roues d’un char, dans ce grossier procédé, est tellement faible, qu’il faut, pour obtenir le mouvement du char, opérer sur un plan horizontal. Nous sommes donc ramenés, par ce prétendu progrès, aux temps barbares des gigantesques voies des Romains.

Cet étrange reproche doit rester sans réponse.

Wronski ignore les lois du frottement; il n’espère pas que les locomotives puissent jamais gravir de grandes pentes, et il a raison, mais il admet qu’on pourrait accroître la résistance en accroissant la vitesse de rotation : c’est une erreur.

Wronski pose enfin le problème qu’il prétend avoir résolu : conserver par sa propre inertie le mouvement du char en la soustrayant aux obstacles accidentels que présentent les voies au chariot, et, cela, sans toucher en rien à ces voies, pour ne pas retomber dans les chemins de fer.

Wronski obtient la solution complète en « isolant ou en rendant indépendant l’essieu qui porte le char, des jantes des roues sur lesquelles roule cet essieu et le char entier. »

Le doute est impossible. Wronski veut soustraire le char à la résistance du sol, non pas en la diminuant, comme on fait au moyen des roues, ni même en changeant sa direction, comme dans les locomotives, mais en obtenant l’indépendance des deux parties d’un même système.

Quand la gracieuse Camille courait sur les épis sans courber les tiges, elle avait certainement fait préparer ses sandales par un précurseur de Wronski.

« Toute réalité dans ce monde peut être déterminée d’avance par des conditions rationnelles, et fixée par des considérations scientifiques. »

Wronski a appliqué ce principe au calcul des probabilités :

« En faisant abstraction, dit-il, de la simple probabilité logique dont on ne peut que peser subjectivement les conditions, et en ne considérant que la probabilité mathématique, dont on peut calculer objectivement les conditions, il faut remarquer que, dans cette science des probabilités, dont les différentes branches, soit progressives ou purement logiques, soit régressives ou étiologiques, ont déjà été explorées suffisamment, les savans n’ont encore aperçu que le pur mécanisme dans la production des faits, c’est-à-dire le simple fait du hasard, qui est l’aveugle destin dans cette production. Cependant, lorsque les lois d’une pareille production impliquent une véritable indétermination comme c’est ici le cas, et lorsque, par conséquent, le plus grand désordre dans cette production serait possible, en tant que, dans le pur mécanisme du hasard, rien ne saurait faire cesser cette indétermination, il faut, pour la finalité de la création, c’est-à-dire pour la détermination finale ou téléologique du hasard, postuler l’existence d’une loi qui le régisse universellement. »

Il ne sera pas inutile peut-être de traduire en français. Tout, dans ce monde, est déterminé et soumis à des lois scientifiques. Les épreuves, que le vulgaire nomme le hasard, ne peuvent échapper à cette loi supérieure, et rester indéterminées ; il est nécessaire qu’avant l’épreuve la science puisse en prévoir le résultat ; la loi existe nécessairement, il est donc possible de la découvrir.

Et voilà pourquoi Wronski a cherché, et par conséquent trouvé, la loi téléologique qui maîtrise le hasard. Cette loi permet de gagner à coup sûr à la loterie, malgré les avantages scandaleusement iniques que se réservait le gouvernement. Par une exception à ses principes, dont on devine la raison, il a fait l’expérience, et l’a mal faite, car elle a réussi. Wronski cependant est resté pauvre, et la raison qu’il en donne, est que les calculs nécessaires entre deux tirages troublaient ses méditations.

Wronski, lors de l’apparition du choléra à Paris, voulut chercher les causes et les lois du fléau. Rien n’est plus simple.

La cause du choléra consiste dans une polarisation géogénique. Cette polarisation se développe sur un grand cercle de la terre passant par le plateau de l’Himalaya et par l’isthme de Panama. C’est sur ce même grand cercle que se poursuit le développement de la civilisation, en sorte que la marche du choléra peut enseigner aux archéologues celle de la civilisation. Par suite de cette progressive polarisation géogénique ou tellurique, le choléra-morbus n’est aussi qu’une polarisation de l’organisation animale, surtout dans l’homme ; le pôle positif formant un état de pyrexie et le pôle négatif un état d’apyrexie. Comme tel, le choléra est une maladie fiévreuse de deuxième ordre, résultant d’une espèce de concours de pyrexie et d’apyrexie.

Le mal étant connu, le remède est facile, ainsi que la prophylaxie. Wronski a prévu la marche et les progrès du choléra, contre lesquels les cordons sanitaires seront impuissans. Sa brochure, de quelques pages seulement, est aujourd’hui hors de prix.

L’esquisse rapide de l’œuvre scientifique de Wronski peut excuser les savans qui refusent d’inscrire son nom dans l’histoire de la science. Wronski crovait en lui-même ; c’est avec sincérité qu’il proclame son propre génie. Il a cru à ses formules pour résoudre l’équation du cinquième degré, à sa théorie de la lune, à sa machine à vapeur dynamogène, et, j’en suis persuadé, à la locomotion spontanée. Il a douté peut-être, sans jamais l’avouer, de la loi téléologique du hasard ; elle mettait une immense fortune à sa disposition ; il n’est pas supposable qu’il ait négligé d’en constater l’illusion.

Les écrits de Wronski sur la philosophie, la politique et la religion formaient à ses yeux la partie majeure de son œuvre. Les découvertes mathématiques avaient pour but d’imposer la confiance dans les autres.

Sur ce terrain de plus facile accès, Wronski conserve les allures mystérieuses. Son génie a soulevé et déchiré tous les voiles, et pénétré dans le sanctuaire de la création, jusqu’à l’intime essence du créateur. Il sait dans quelles conditions les lois de la création permettent les miracles ; il connaît les fins de l’humanité, la loi des nations, le secret de leurs buts successifs. Il a trouvé la solution des vingt et un problèmes que le messianisme doit résoudre, mais le jour n’est pas venu. Pour l’Occident, il est trop tar d; pour l’Orient, il est trop tôt. S’il parlait prématurément, les conséquences seraient effroyables. Quelles étaient ces grandes découvertes ? Quel est surtout le principe dont elles sont le corollaire ? Ni les savans, ni les philosophes ne l’ont deviné ; il est vrai qu’ils le cherchent peu ; M. Ravaisson, dans son beau tableau des travaux philosophiques du siècle, ne leur a accordé aucune place. Wronski se disait catholique, mais donnait des conseils au pape. Il maudissait la bande mystérieuse qui, en France, après avoir étouffé le protestantisme, à l’époque de la Ligue, suscité plus tard les jansénistes, avait dirigé contre lui ses efforts et ses trames, en suscitant l’infidélité d’Arson.

Les idées de Wronski sur cette bande mystérieuse et satanique, acharnée à la ruine de la civilisation, montrent, mieux qu’aucune autre singularité, le désordre de son esprit.

La société marche vers les abîmes, et la seule explication possible est l’effrayante découverte d’une perversion systématique exercée par quelque pouvoir invisible, qui nous a amenés logiquement à l’horrible substitution du mal au bien.

Cela paraît un mystère inconcevable ; mais le hideux désordre auquel nous sommes parvenus ne peut absolument avoir été opéré que par une perversion préméditée et systématique.

Chacun de ces hommes sent en lui-même sa mission, sans qu’on ait besoin de la lui enseigner ; chacun d’eux est reconnu par tous les autres, sans qu’il y ait besoin de communication antérieure, ni même d’aucuns signes artificiels ou naturels, tels que seraient par exemple un front aplati ou le regard pharisaïque. Aussi le secret de leur association mystérieuse est-il resté inviolable pour tous les autres hommes.

Wronski déplorait la division des esprits dans toute l’Europe en libéraux et illibéraux. Whigs ou tories, républicains ou royalistes, libérales ou serviles, en Angleterre, en France et en Espagne, sont les soldats des deux mêmes armées, celle du droit humain armé contre le droit divin. La lutte est déplorable, mais nécessaire, car la vérité n’étant pas encore découverte sur la terre, la discorde est inévitable et utile. Celui qui voudrait la faire cesser par l’anéantissement de l’un des partis serait criminel et insensé. Wronski a un autre plan. Il sait qu’une révélation trop hâtive perdrait tout, et il se chargerait, si d’invisibles ennemis ne cessaient de le persécuter, de démontrer mathématiquement, non I’absolu, ce serait trop grave, mais la réalité de l’absolu. Les fauteurs les plus outrés des deux doctrines sachant alors qu’il existe, mais que les hommes l’ignorent, deviendraient hésitans dans leurs convictions, et le fanatisme s’adoucirait. Wronski plane en dehors et au-dessus des partis ; mais en saluant les principes sacrés de la révolution française il déplore leur sanglante et fausse application, et penche vers les illibéraux, préférant, comme eux, et en toutes choses, la déduction à l’expérience.

Le but des partisans du droit humain est le vrai. Celui des partisans du droit divin est le bien.

Le vrai et le bien se neutralisent dans le sentiment du beau, qui devient ainsi une preuve de la réalité de Dieu.

S’il fallait, en terminant cette étude, répondre à la question posée au début : Wronski était-il un charlatan, un fou ou un homme de génie ? j’oserais, sans hésitation, le déclarer fou ; c’est l’interprétation la plus favorable de ses actes et de ses écrits. La folie chez lui explique le charlatanisme, fait pardonner l’imposture, et permet de croire au génie empoisonné par elle.

Balzac a créé le personnage d’un grand peintre soupçonné de folie, non sans raison, qui, devenu amoureux de son plus beau chef-d’œuvre, ferme rigoureusement la porte de son atelier, pour y travailler et l’embellir sans cesse. Cédant aux prières de deux admirateurs, il leur montre avec orgueil, mais avec jalousie, un barbouillage de couleurs confusément juxtaposées et contenues dans une multitude de lignes bizarres qui forment des murailles de couleur. Avant de se retirer tristement, les deux amis du peintre, dans un coin de la toile, découvrent, pétrifiés par l’admiration, le bout d’un pied nu, sortant de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme. C’est un pied délicieux, un pied vivant, qui semble sortir d’une boue irisée.

Souhaitons à l’Académie de Cracovie de découvrir, dans les œuvres inédites de Wronski, ce pied admirable et charmant On ne saurait le payer trop cher.

J. Bertrand.