Historiettes et fantaisies/Le Rêve du Capitaine

Le Rêve du Capitaine


(D’après l’anglais de J. A. H, Leeds, de Mégantic).



NOTRE époque peut se nommer à juste titre l’âge du doute. La civilisation, avançant toujours, s’est débarrassée de toute croyance qui ne se base point sur des faits patents, des choses tombant sous les sens et démontrables géométriquement. On refuse d’abord de croire, puis on fait une question ouverte de l’événement et l’on n’accepte de croire après cela que si l’on veut bien se rendre au résultat de l’épreuve faite. On scrute avec soin, on conteste jusqu’à la foi de nos pères ; la présente génération va plus loin : elle rejette assez souvent cette même foi, afin de ne pas avoir à s’en occuper. Ce sentiment étant devenu presque général, il s’en suit que les histoires de l’autre monde, ou n’importe quels traits plus ou moins surnaturels ne sont plus considérés que comme d’absurdes inventions, et ceux qui osent élever la voix contre cette tendance universelle sont vite accablés de ridicules et de brocards.

Puisque l’on s’est mis à nier l’existence des spectres, des fantômes, des revenants de toute nature, en dépit de milliers de témoignages classiques et autres, doit-on s’étonner que la croyance aux songes, bien qu’appuyée sur la révélation, soit de nos jours aussi mal accueillie !

Il existe plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans toutes les conceptions de notre philosophie, a dit Shakespeare.

Il ne manquera pas de gens qui mettront en doute la véracité du récit suivant, mais, après tout, qu’ils l’envisagent comme bon leur semble : les faits sont authentiques.


Dans le joli petit village de Waterton qui repose douillettement au milieu des champs de houblon de Kent, Angleterre ; dans le salon de l’une des plus attrayantes maisons de ce groupe de jolies maisonnettes, deux personnes se disaient adieu.

C’était le 15 décembre 1811.

À première vue, on s’apercevait que c’étaient des amoureux.

Si au lieu de raconter une simple histoire, j’écrivais un roman, il me serait facile de vous parler des aimables qualités et des grâces de la jeune fille qui est en scène, comme aussi de vous décrire les mérites du jeune homme qui va se séparer d’elle.

Leurs noms étaient Annie Lee et Charles-Edouard Howard, capitaine au 47e régiment, en partance pour le Canada, car l’attitude des Américains annonçait des hostilités prochaines.

Le capitaine aimait profondément sa fiancée, néanmoins, à son âge, l’attrait des aventures, surtout chez un militaire, adoucissait en lui l’amertume de la séparation.

Il n’en était pas ainsi de la jeune fille dont le chagrin ne pouvait manquer de s’aggraver par une absence peut-être d’une longue durée et, en plus, l’anxiété particulière à la situation. La guerre pouvait être fatale à l’officier. Annie l’implora d’abandonner le service, parceque, dans sa douleur, elle ne calculait plus rien et proposait nettement d’adopter le moyen le plus propre à la consoler.

— Comment ! s’écria Howard, vous me conseillez une telle démarche, mais j’en mourrais de honte, savez-vous ! Ne songeons pas à cela un seul instant. À mon retour, vous oublierez tout, tout ! Nous entrerons chez nous pour ne plus nous séparer. C’est un sacrifice momentané qui s’impose à nous, ma bonne amie — nous ne pouvons être exemptés des obligations ordinaires de la vie — ma carrière me réclame en ce moment. Patience, courage, au revoir, au revoir.

— N’allez-pas croire, reprit-elle, que j’agisse ainsi par un sentiment d’égoïsme, non ! Hier encore, ma résolution était inébranlable : je devais supporter courageusement l’absence, mais aujourd’hui tout est changé, j’éprouve les étreintes d’un pressentiment funeste. Si vous partez, je ne vous reverrai plus… vivant.

La conversation roulait sur ce triste sujet, lorsque sonna l’heure de se séparer. Annie répétait avec instance que tout était fini et qu’ils ne se reverraient plus. Le capitaine domptant sa douleur, la quitta baignée de larmes et sortit la mort dans l’âme.



Là-bas sur les flots bleus de l’océan, un navire arrêté par le calme plat, se mire à la fois dans les deux abîmes qui l’enveloppent de partout : le ciel et l’eau. Il fait nuit, mais le temps est clair et la lune resplendit dans la voûte céleste. Le capitaine Howard vient de quitter son cadre, se sentant réveillé par un étrange travail d’esprit, et il se promène sur le pont plongé dans une profonde inquiétude ou plutôt un trouble difficile à analyser. Cette contenance frappa l’officier de quart qui ne put s’empêcher de lui dire ;

— Qu’avez-vous donc, capitaine ? vous êtes morose et abattu à l’extrême.

— Crawford, croyez-vous aux songes ?

— Comment, si j’y crois ! mais oui, est-ce que je ne rêve pas souvent moi-même ?

— Ce n’est point là ce que je veux dire. Seriez-vous d’opinion, par exemple, que les rêves reflètent parfois d’avance des événements qui nous concernent, en un mot qu’ils nous prédisent l’avenir ?

Un franc éclat de rire fut la réponse de Crawford.

Son ami lui tourna le dos, non pas de dépit, mais pensant plutôt l’avoir blessé en le supposant capable de pareilles idées. Crawford le laissa revenir de son côté au cours de sa promenade et, très amicalement, lui demanda de s’expliquer.

— Car enfin, dit-il, je ne puis concevoir que vous attachiez quelque importance aux visions du sommeil.

— Puisque c’est ainsi, je vais vous raconter ce qui m’est arrivé.

Et plus gravement :

— Cette nuit, j’ai vu ma fiancée.

— Eh bien ?

— Je l’ai vue comme je vous vois.

— Quoi de plus ordinaire que ce songe !

— Ah ! vous allez comprendre, c’est plus que vous ne devinez. La vision m’est apparue au milieu d’une nuit pure et calme, dans un lieu que je ne connais pas, en apparence loin de l’Europe, en tout cas un pays nouveau, peut-être celui où nous nous rendons. Au bord d’un large fleuve ou d’un lac, sous l’ombrage d’un orme magnifique, au pied d’une éminence qui domine au loin les eaux, un homme était étendu, silencieux immobile, mort pour tout dire. Je le regardai, il avait un trou de balle dans le front.

— Allons, mon ami, vous imaginez les choses, c’est la fièvre plutôt qui vous tourmente, il faut chasser cela…

— Détrompez-vous, je n’éprouve aucune surexcitation, si je suis sombre c’est que je réfléchis. Cet homme, j’ai voulu le voir de près dans mon rêve… c’était moi ! je me reconnus sous la figure de ce cadavre. Alors ma vision s’embrouilla. Peu à près, je vis apparaître le cimetière de Waterton, dans lequel entrait une procession de funérailles. Je reconnus nombre de mes amis dans cette foule, mais mon attention s’attacha principalement sur une femme vêtue de deuil et qui avait la figure couverte d’un long voile de crêpe. J’étais certain de la connaître, mais sans pouvoir la nommer, à cause de son voile qui masquait ses traits. Elle paraissait accablée de chagrin. La cérémonie se termina. J’entendis le bruit sourd de la terre qui tombait sur le cercueil. Jugez de ma stupeur lorsqu’en portant mes yeux sur le couvercle j’y lus ces mots gravés sur une plaque d’argent : « Charles-Edouard Howard, mort le 15 décembre 1814. » !

— Vous avez lu cette inscription ? vous ne vous l’êtes pas fourrée dans la tête, comme on dit généralement ?

— Attendez donc, vous n’êtes pas au bout, tout se suit dans ce tableau. Lorsque les gens furent dispersés, la femme vêtue de noir resta seule près de la tombe et découvrit sa figure : c’était celle d’Annie Lee ! Elle ne pleurait pas, mais toute son attitude respirait la douleur la plus vive. Je voulus lui parler, la consoler, mes efforts ne réussirent qu’à m’éveiller. Depuis, je n’ai fait que penser à cela, et pour peu que je ferme les yeux, ces scènes navrantes s’offrent à mon esprit.

— C’est assez étrange, dit Crawford. Cependant, vous devez savoir qu’on ne doit pas attacher d’importance à ces caprices de l’imagination que produisent les songes. Soyez donc plus maître de vous et ne vous frappez point l’esprit de cet événement bizarre.

— Vous avez probablement raison, mon cher Crawford. Tout de même la date fatidique du 15 décembre 1814 me tourmente. Je l’aurai sans cesse dans l’esprit.

— D’ici là nous aurons trop à faire pour y penser beaucoup.

— Je voudrais l’avoir dépassée ! L’impression que ces chiffres m’ont causée en les voyant sur mon cercueil me semble ineffaçable… Que va-t-il donc m’arriver, mon Dieu !…



Plus tard, les deux officiers furent séparés, l’un demeurant dans le Bas-Canada, l’autre servant sur le lac Ontario, mais l’automne de 1814, ils se retrouvèrent ensemble dans le voisinage de Sacket Harbour, à bord d’une canonnière chargée de faire le guet le long du rivage. La nuit était noire, l’air alourdi par des nuages qui annonçaient le mauvais temps ; pas un feu sur le rivage ; on savait d’ailleurs que l’ennemi ne se risquait pas de camper si près des canons de la flotte anglaise.

— Voici bientôt trois ans que nous sommes en ce pays, remarqua Crawford, j’en ai assez pour mon compte. Heureusement que la guerre est à peu près terminée.

— Nous n’avons pas lieu de nous plaindre. Les aventures et les périls ne nous ont pas fait défaut, mais, Dieu merci, tout s’est bien passé. En plus, nos drapeaux sont victorieux. Yankees, tempêtes, neige, maladies, navigation difficile, en avons-nous traversé ! et sans une égratignure, ni vous ni moi.

— Oui, répondit Howard d’un air mélancolique, mais gare à moi ! c’est aujourd’hui le 15 décembre 1814…

— La journée est assez avancée pour que nous la regardions comme passée. Du reste dès demain, nous rentrerons à Kingston pour n’en plus sortir que pour notre retour en Angleterre.

— Pauvre Annie ! que j’ai hâte de lui prouver combien ses craintes étaient mal fondées, et que j’éprouverai de joie à lui raconter le rêve fantastique dont j’ai été préoccupé depuis si longtemps… mais, ajouta-t-il en se remettant à réfléchir, je redoute les quelques heures qui s’écouleront d’ici à demain matin…

Crawford, s’il m’arrive malheur, souvenez-vous, je vous prie, que je veux être enterré à Waterton et que vous devez remettre ce bijou à Annie. Vous y joindrez cette lettre que j’ai écrite hier et qui lui raconte tout ce que vous savez au sujet de mon rêve.

— Bah ! dit l’autre, il est onze heures et demie du soir, je puis vous promettre tout ce que vous voudrez, car avant minuit nous aurons à peine le temps de fumer une pipe, et rien n’annonce le moindre danger.

— À votre aise, mon ami…

Sa phrase fut interrompue par plusieurs voix qui venaient de la terre, appelant au secours. C’étaient des soldats anglais prisonniers de guerre qui s’étaient échappés du camp américain, aussi à peine cette circonstance fut-elle comprise que Howard fit mettre la chaloupe à l’eau et sauta dedans avec deux hommes pour piquer vers le rivage. Il y trouva quinze Anglais. C’était deux fois ce que pouvait porter son embarcation, et il se résolut à faire exécuter deux voyages, restant lui-même à terre pour attendre le retour.

Tout alla bien jusqu’au moment où la chaloupe reparut, mais alors une volée de coups de fusils partant de la falaise fit voir que les Américains avaient suivi la piste des fugitifs et les serraient de près. La canonnière aussitôt se rapprocha en tirant sur la hauteur pour empêcher les Américains de gêner l’embarquement de ceux qui attendaient la chaloupe. Tous les hommes furent sauvés, à l’exception du capitaine Howard dont personne n’avait eu connaissance à partir de la minute où l’ennemi avait ouvert le feu.

Au point du jour, Crawford ramena la canonnière au même endroit, et ne voyant aucun indice de la présence des Américains, il descendit à terre pour explorer les environs. Il ne fit pas un arpent avant que d’apercevoir couché sous un orme à forte ramure, une forme humaine immobile, et de suite il reconnut le capitaine Howard, lequel avait reçu une balle dans la tête, le seul projectile tiré avec succès par les assaillants de la nuit précédente.

Crawford, vivement ému et comme frappé de terreur, s’agenouilla pour prier Dieu, tandis qu’on enlevait le corps.



Au mois de juin 1815, le cimetière de Waterton recevait la dépouille mortelle du jeune et malheureux officier. Le jour où Annie Lee pénétra dans le funèbre enclos pour y prier sur la tombe de son fiancé, elle avait déjà la mort dans l’âme — je veux dire que, ruinée par le chagrin, sa santé dépérissait et sa vie ne tenait plus que très peu à la terre. La pauvre enfant se préparait à mourir pour aller rejoindre celui qu’elle avait tant aimé.

Crawford, devenu colonel quelques années plus tard, passait un jour par Waterton et l’idée lui vint de revoir la tombe de son ami qu’il avait quittée en juin 1815. Tout le pathétique du récit qui précède lui revint à la mémoire lorsqu’il lut sur deux pierres tumulaires, placées non loin l’une de l’autre, les inscriptions suivantes :


CHARLES-ÉDOUARD HOWARD
décédé 15 décembre 1814.


ANNIE LEE
décédée 15 décembre 1815.