Historiettes et fantaisies/La guignolée

LA GUIGNOLÉE



IL y a cinquante ans, si vous parcouriez les campagnes du Bas-Canada ou les quartiers français des villes de cette province, le soir du 31 décembre, vous entendiez sur la route un chant grave et traînant, un air ancien qui captivait l’attention du passant par son étrangeté tout d’abord, puis à cause de la saison qui prête si peu aux manifestations de ce genre. C’était la Guignolée, l’une de nos plus vieilles coutumes, laquelle remonte à trois mille ans et davantage, tout comme notre fête de la Saint-Jean-Baptiste dont l’origine s’égare dans les temps préhistoriques.

Aujourd’hui la mode est de refouler dans l’ombre ce qui rappelle de trop lointains souvenirs : — on dédaigne le gâteau des Rois, les visites du Jour de l’An, les courses de la Guignolée, la tire de la Sainte-Catherine, et à la place de ces amusements poétiques on adopte des jeux idiots pour développer la force brutale et gagner des rhumatismes.

Les Canadiens-français d’Ottawa comptent dans trois quartiers de la ville pour la moitié de la population et le soir de la Saint-Sylvestre ils lancent trois bandes de Guignoleux par les rues de ces parties de la ville.

Il fait bon de prêter l’oreille à ces vieux refrains qui, outre leur antiquité, montrent sous un aspect aimable et généreux le caractère de nos gens.


Ô gué ! la faridondaine,
Ô gué ! Au gui, l’an neuf !
La guignolée !
La guignoloche !


Cris de joie, notes de l’espérance, souhaits de bonheur, appel à la charité, vous plairez toujours, dans quelque langue, sous quelque forme qu’on vous exprime !

Ces chanteurs, qui vont de maison en maison, revêtus d’un costume de fantaisie et débitant des couplets naïfs composés on ne sait quand, implorent la charité publique en faveur des déshérités de la fortune, de ceux qui souffrent et n’ont plus de soutiens en ce monde. Sur les traîneaux pavoisés d’étendards et de guirlandes toutes vertes, la guignolée entasse les dons abondants qui lui sont offerts et qui consolent les malheureux.


Donnez ! il vient un temps où le monde vous laisse :
Vos aumônes, là-haut, vous font une richesse.


Il y a deux et trois mille ans, les races celtiques répandues dans la Gaule et les territoires situés à l’est et au nord de la Beauce et du Perche reconnaissaient pour dieu suprême Teutatès qui présidait au commerce, à l’argent, aux choses de l’intelligence, et convoyait les âmes des trépassés dans le séjour des ombres. On l’adorait sous la forme d’un chêne. Étant aussi considéré comme l’arbitre des batailles la superstition l’invoquait sous la figure d’un javelot.

Les peuples de la Gaule croyaient à l’immortalité de l’âme et à la métempsycose. La nature était surtout l’objet de leur culte. Ils n’érigeaient point de temples et se réunissaient au milieu des sombres forêts dont le pays était couvert. Dans les calamités, ils immolaient des victimes humaines pour se rendre leur dieu favorable. Les Teutons ou Germains pratiquaient les mêmes rites et nommaient le souverain du ciel Teut, abréviation de Teutatès.

Les druides étaient les prêtres des Gaulois. Druide signifie devin. Gaule ou gault veut dire bois : la contrée des forêts, le Canada, si vous voulez.

Comme chez les devins égyptiens, les druides étaient les dépositaires des sciences. Ils enseignaient la théologie, l’astronomie, la cosmographie, la physique et l’histoire naturelle.

Leur principale cérémonie religieuse, du moins celle qui revêtait le plus d’éclat, consistait à recueillir, en la coupant avec une faucille d’or, la plante appelée ghi qui pousse sur l’écorce des chênes. Cela avait lieu au premier jour de l’an et, par conséquent, si je ne me trompe, le 21 décembre, date de l’année où le soleil reste le moins longtemps sur l’horizon. Ils célébraient aussi par des feux de joie le 21 juin, le jour le plus long de l’année ; c’est notre Saint-Jean-Baptiste.

L’endroit où la solennité du ghi sacré attirait davantage les foules, à cause de sa pompe et des croyances vivaces qui s’y concentraient, est aujourd’hui le département d’Eure et Loire, dans une localité entre Chartres et Dreux, villes situées à huit lieues l’une de l’autre. C’était le centre spirituel, la Rome de cette religion primitive. Le plus grand nombre des colons du Canada, durant les trente années qui suivirent la mort de Champlain, venaient de cette région. Rien d’étonnant qu’ils aient transporté ici un souvenir, même incompris, de ce qui existait depuis le temps de leurs pères.

M. C. Leber, un savant français qui a étudié ces choses anciennes, dit : « Le grand sacrifice du gui de l’an neuf se faisait avec beaucoup de cérémonies, près de Chartres, le sixième jour de la lune, qui était le commencement de l’année des Gaulois, suivant leur manière de compter par les nuits. »

La Guignolée descend en ligne directe du jour de l’an des Gaulois. C’est une réminiscence qui date de trois mille ans. Conservons-là, elle en vaut la peine, puisque tant de races qui nous entourent n’ont rien à nous montrer d’aussi vieux.

« De toutes ces traditions, nous n’avons importé en Canada que la mascarade du 1er janvier et le chant de la Guignolée, mais dans plusieurs pays de l’Europe, le gui ou rameau des spectres est un objet de vénération auquel on attribue une grande puissance, » dit M. Ernest Gagnon. J’observerai que la coutume en question n’a pas plus dégénéré en Canada qu’en France. Dans les deux cas, c’est la perpétuation d’un souvenir et si les savants sont impuissants à éclairer les Français du dix-neuvième siècle sur les détails de cette célébration, il est certain que nos gens sur les bords du grand fleuve Saint-Laurent, sur le Saguenay et l’Ottawa, maintiennent la tradition aussi bien que dans n’importe quelle contrée de la France.



Le mot ghi, dans la langue celtique signifiait « guérissant tout. » C’est une plante parasite de la famille des chèvrefeuilles dont la semence s’attacha à l’écorce de certains arbres tels que le chêne, le pommier, l’aubépine. Les feuilles ont une saveur amère et une apparence mucilagineuse. Le fruit renferme une substance visqueuse qui sert à faire de la glue. Pline, qui vivait en l’an 70 de notre ère, dit qu’on utilisait cette pulpe comme contrepoison. Le gui, s’entortillant autour du tronc de l’arbre qui le supporte, y forme une touffe toujours verte qui produit un bel effet durant la saison des neiges dans les climats du nord tempéré.

Aussi lorsque l’hiver attriste la nature,
Le gui, sur un vieux chêne, étale sa verdure.

Pline parle longuement de cette plante et explique qu’on en tire une sorte de terébenthine. Il raconte que les druides de son temps l’avaient en grande vénération à plusieurs titres. Nos dictionnaires ont emprunté à cet auteur tout ce qu’il nous faut savoir à ce sujet.

Chez les latins on disait viscum pour rappeler la matière visqueuse du fruit. Les Italiens disent encore vischio et visca par la même raison, tant pour l’arbuste que pour le fruit.

Les saxons le nommaient misteltan, brindille, ramille ou petites branches des brouillards. Les Anglais en ont fait mistletæ. Tous les Scandinaves le révèrent sous le nom de mistelteinn.

Il existe soixante-et-quinze sortes de parasites de cette famille, mais celle du chêne et du pommier sont les plus renommées. Le gui est européen par excellence, assure-t-on.

En Angleterre il y en a peu sur les chênes quoique les pommiers en portent beaucoup. Comme au temps des fêtes de Noël les Anglais décorent leurs demeures de festons verts composé de cette plante si riante et si souple qui se prête aux caprices de l’ornementation ; et parce que leur pays n’en donne pas en abondance, ils ont recours à la Normandie et la font ainsi venir des lieux où vécurent nos ancêtres. Elle y pousse à foison sur les pommiers, à défaut des chênes qui sont disparus à présent.

Vive la pomme de Normandie, gloire à la fameuse du Canada !

Ah ! précisément, je voulais m’arrêter sur ce point : nos pommiers ne nourrissent pas le gui. Pourquoi ? mystère ! avec quarante degré au-dessous de zéro.

Les branches de gui que les fleuristes d’Ottawa vendent aux approches de Noël, viennent du Kentucky et de la Virginie… et encore ce sont des branches de houx !



Citons le dictionnaire de Bescherelle :

« C’était une grande cérémonie chez les Gaulois quand on devait cueillir le gui de chêne, qu’ils regardaient comme sacré. Leur chef montait sur le chêne, coupait le gui avec une faucille d’or, le premier jour de l’an, et on le distribuait au peuple comme une chose sainte en criant : Au gui, l’an neuf ! pour annoncer la nouvelle année. Suivant eux, l’eau du gui fécondait les animaux stériles, et offrait un préservatif contre toutes sortes de poisons. »



César soumit la Gaule par les armes soixante ans avant la naissance de Jésus-Christ.

Velléda ou Véléda, prophétesse de la Germanie vivait cent trente ans plus tard. Elle habitait une tour élevée, sur les bords de la Lippe, rivière d’Allemagne, qui tombe dans le Rhin, près de Hamm et Wesel aujourd’hui. Ses compatriotes l’honoraient comme une divinité vivante. C’était une druidesse du même genre que celles des Gaules. Son influence s’exerçait jusque dans le pays de Chartres dont nous avons parlé. Chateaubriand l’a mise en relief dans ses Martyrs. En 70 de l’ère chrétienne (au moment où Titus s’emparait de Jérusalem) elle prit part à un soulèvement de la Gaule contre les Romains, puis, se ravisant, elle aida Céréales à pacifier les nations révoltées, mais, plus tard, en 85, elle essaya d’exciter une nouvelle insurrection, fut prise par Rutilius Gallicus, conduite à Rome, et figura comme captive dans un triomphe. Ce fut le coup de grâce porté aux dernières espérances qu’entretenaient les Gaulois, néanmoins la religion druidique ne périt pas encore puisqu’il faut se rendre au VI siècle pour la voir disparaitre. La guignolée résista tout de même.

Clovis, arrivant de la Germanie avec ses Francs, remportait la victoire de Tolbiac en 496 et bientôt fondait dans la Gaule, où se mêlaient déjà tant de nations diverses, ce royaume de France qui devait subsister durant une longue série de siècles.

Pour revenir à la fête du gui et sa transformation en guignolée, il n’y a qu’à voir ce qui en reste encore aujourd’hui. Si l’histoire des quinze ou seize derniers siècles est muette à ce sujet c’est à cause de la déplorable habitude qu’elle a de confiner ses récits aux palais des rois et aux châteaux des grands, mais c’est de l’histoire bien réelle et bien vivante que cette coutume traversant les âges pour arriver jusqu’à nous !

À la place du chêne sacré, du gui, de la faucille d’or que nos pères ont oubliés avec le paganisme, la vertu de la charité s’est fait l’inspiratrice de l’antique solennité rajeunie, de sorte que nous recueillons des aumônes pour les pauvres en célébrant, comme les Gaulois, l’aurore de la nouvelle année.

Le dernier jour de décembre nous chantons la guignolée. Je me demande depuis quand cela a lieu le 31, puisque la date ancienne devait être, sous les druides, le 21 décembre et, de par le christianisme, le 25, jour de Noël. La réforme du calendrier (1582) qui reporte le commencement de l’année au premier janvier, a-t-elle induit nos gens à déplacer la démonstration de manière à l’amener au 31 décembre ? C’est possible.


Puisque j’approche ici du Canada, laissez-moi vous mettre sous les yeux ce que M. Joseph-Charles Taché écrivait en 1863 dans les Soirées Canadiennes :

« Ce mot La Ignolée, désigne à la fois une coutume et une chanson, apportées de France par nos ancêtres ; elles sont aujourd’hui presque entièrement tombées dans l’oubli.

Cette coutume consistait à faire par les maisons, la veille du jour de l’an, une quête pour les pauvres (dans quelques endroits on recueillait de la cire pour les cierges des autels) en chantant un refrain qui variait selon les localités, dans lequel entrait le mot La Ignolée, guillonée, la guillona, aguilanleu, suivant les dialectes des diverses provinces de France où cette coutume s’était conservée des anciennes mœurs gauloises.

M. Ampère, rapporteur du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France, etc., a dit, au sujet de cette chanson : « C’est un refrain, peut-être la seule trace de souvenirs qui remontent à l’époque druidique. »

« Il ne peut y avoir de doute sur le fait que cette coutume et ce refrain aient pour origine première la cueillette du gui, sur les chênes des forêts sacrées, et le cri de réjouissance que poussaient les prêtres de la Gaule druidique Au gui l’an neuf quand la plante bénie tombait sous la faucille d’or.


L.-A. Desrosiers, Nap. Mathé, Sam. Genest. A. Côté, T. Aumomd, Nap. Bureau, Eug. Belleau, A. M. Lafontaine, L. D’Auray, C.-C. Rogers.
LA GUIGNOLÉE À LA CÔTE-DE-SABLE, VILLE D’OTTAWA, 31 DÉCEMBRE 1896
LE GROUPE DES CHANTEURS.

« Dans nos campagnes, c’était toujours une quête pour les pauvres qu’on faisait, dans laquelle la pièce de choix était un morceau de l’échine du porc, avec la queue y tenant, qu’on appelait l’échignée ou la chignée. Les enfants criaient à l’avance en précédant le cortège : La chignée qui vient ! On préparait alors sur une table une collation pour ceux qui voulaient en profiter et les dons pour les pauvres.

« Les Ignoleux, arrivés à une maison, battaient devant la porte avec de longs bâtons la mesure en chantant : jamais ils ne pénétraient dans le logis avant que le maître ou la maîtresse de la maison, ou leurs représentants, ne vinssent en grande cérémonie leur ouvrir la porte et les inviter à entrer. On prenait quelque chose, ou recevait les dons dans une poche qu’on allait vider ensuite dans une voiture qui suivait la troupe ; puis on s’acheminait vers une autre maison, escortés de tous les enfants et de tous les chiens du voisinage, tant la joie était grande… et générale ! »

Non loin de Châteauneuf, dans le Perche, existe le hameau de Guilandru ; les localités des environs rappellent des noms de druides et de chênes.

Dans le Perche, aujourd’hui, les enfants vont, au 1er janvier, chercher leur « eguilan. » On dit aussi « aguilan. »

Voici la chanson de La Ignolée, telle qu’on la chantait encore en Canada, il y a quelques années, dans les paroisses du bas du fleuve d’après M. Taché :


Bonjour le maître et la maîtresse
Et tous les gens de la maison,
Nous avons fait une promesse
De v’nir vous voir une fois l’an.
Une fois l’an ce qui n’est pas grand chose
Qu’un petit morceau de chignée.

Un petit morceau de chignée
Si vous voulez
Si vous voulez rien nous donner
Dites nous lé.
Nous prendrons la fille aînée,
Nous y ferons chauffer les pieds !
La Ignolée ! La Ignolée !
Pour mettre du lard dans ma poche !

Nous ne demandons pas grand chose
Pour l’arrivée.
Vingt-cinq ou trente pieds de chigué
Si vous voulez.
Nous sommes cinq ou six bons drôles,
Et si notre chant ne vous plaît pas
Nous ferons du feu dans les bois,
Étant à l’ombre,
Ou entendra chanter l’coucou.
Et la colombe !

« Le christianisme avait accepté la coutume druidique en la sanctionnant par la charité, comme il avait laissé subsister les menhirs en les couronnant d’une croix. Il est probable que ces vers étranges


Nous prendrons la fille aînée,
Nous y ferons chauffer les pieds !


sont un reste d’allusions aux sacrifices humains de l’ancien culte gaulois. Cela rappelle le chant de Velléda dans Les Martyrs de Chateaubriand : « Teutatès veut du sang… au premier jour du siècle… il a parlé dans le chêne des druides ! »

À Berthier (en haut) et dans les cantons de l’Est on trouve la même pratique avec ces vers ;

Rossignolet du vert bocage
Rossignolet du bois joli,
Eh ! va-t-en dire à ma maîtresse.
Que je me meurs pour ses beaux yeux.

La guignolée, la guignoloche !
Mettez du lard dedans ma poche
Et du fromage sur mon pain,
Je reviendrai l’année qui vient.


Tout cela est incohérent et atteste des allitérations, des interpolations, des additions sans suite ni rime aucune, comme le peuple en chante sans raisonner et sans respect pour la tradition.

« L’air sur lequel se chantent ces fragments consiste en quelques phrases musicales sur lesquelles la poésie s’ajuste tant bien que mal, tantôt sur l’une tantôt sur l’autre de ces phrases, sans ordre régulier, » dit M. Ernest Gagnon qui a noté la musique de ces couplets dans les Chansons populaires du Canada, un recueil dont on ne dira jamais trop de bien.



Plaçons ici deux ou trois petites notes, en passant :

La Ignolée me semble une corruption de Guignolée, tout simplement puisque ce mot rappelle la branche du gui. J’ai toujours entendu dire La Guignolée et cela remonte à cinquante ans.

Dans la Belgique existe encore de nos jours la pratique d’aller en chantant par les maisons et quêtant pour les pauvres. La coutume s’est propagée en Espagne à la suite de l’occupation des Pays-Bas au XVIe siècle et, comme un Espagnol ne chante jamais sans guitare, la chose a pris la forme d’une sérénade tant il est vrai que chaque peuple ajoute son contingent d’excentricités aux habitudes nouvelles qu’il contracte. Sur un champ de bataille où les Espagnols avaient éprouvé des pertes considérables, on ramassa, dit-on, seize mille guitares.

Dans les districts des Trois-Rivières et de Montréal, la guignolée était populaire il y a cinquante ans. L’est-elle encore ? Le temps me manque pour m’en informer. Nous y reviendrons l’année prochaine.

« En France, dans le Vendômois, tous les enfants courent les rues, le premier jour de l’an, et disent à ceux qu’ils rencontrent : Donnez-moi ma gui l’an neu. Dans le Maine, le peuple court aussi les rues la nuit qui précède le premier jour de l’an, chante des chansons aux portes des particuliers, et les termine par demander quelque chose pour la gui l’an neu. » (C. Leber : Collection de pièces relatives à l’histoire de France. Cité par Ernest Gagnon.)

L’Illustration de Paris, 1855, a un article sur La Guillannée, dont M. Gagnon reproduit les lignes Suivantes : La guillannée, gui, l’an néou, gui ! l’an neuf ! se fait de la manière suivante, dans les contrées méridionales (de la France). Le 31 décembre au soir des groupes d’enfants, jeunes gens, de mendiants vont, à la lueur d’un flambeau, de porte en porte, aussi bien dans les campagnes que les villes, quêter un présent en l’honneur de l’an nouveau, en entonnant des complaintes ou légendes en mauvais français, finissant toutes par ces mots ou par des équivalents : donnez-nous la guillannée ! Les présents qui leur sont accordés consistent quelquefois en monnaie, le plus souvent en provisions de bouche, fruits, viande de porc, etc. Voici une des légendes chantées par les quêteurs :

Le fils du roi s’en va chasser
Dans la forêt d’Hongrie,
Ah ! donnez-nous la guillannée,
Monseigneur, je vous prie !

. . . . .


La suite de la chanson n’a aucun rapport à la guignolée, pas plus que « le fils du roi » et la « forêt d’Hongrie. » En tout pays les guignoleux introduisent de ces interpolations qui donnent une allure baroque aux chants populaires.

M. Ernest Gagnon ajoute sa propre note aux auteurs qu’il cite : « Tous les écrits que j’ai pu consulter s’accordent à donner une origine gauloise à la coutume et aux chansons désignées à la fois par ce mot de Guignolée ou Guillannée. Aujourd’hui encore dans l’ancienne province du Perche, d’où sont venus les ancêtres d’un grand nombre de familles canadiennes, on appelle les présents du jour de l’an : les éguilas. Or, la coutume druidique étant de distribuer le gui de l’an neuf par forme d’étrennes, au commencement de l’année, il est évident que de là vient ce nom de éguilas (ou éguilables comme on dit à Chartres) donné aux cadeaux du jour de l’an. »

M’aidant toujours des études de notre distingué compatriote, M. Ernest Gagnon, je relève le fait que dans le voisinage de Bordeaux il existe des vestiges de cette coutume druidique — la recherche du gui. « Des jeunes gens, bizarrement vêtus vont en troupes, le premier janvier, couper des branches de chênes, dont ils tressent des couronnes et reviennent entonner des chansons qu’ils appellent guilanus. Il en est de même parmi les peuples du Holstein, en Allemagne, qui appellent le gui marenlaken, rameau des spectres. Les jeunes gens y vont, au commencement de l’année, frapper aux portes et fenêtres des maisons en criant : guthyl ! (gui). » (M. Clavel : Histoire des Gaules.)

On ne saurait douter que le mot celtique ghi soit le même que notre gui. Par exemple, il y a erreur lorsque l’on affirme que les Gaulois criaient en signe de réjouissance. Au gui, l’an neuf ! car il y a là trois termes de pur français, et le français avait encore mille ans à attendre pour venir au monde lorsque Jules César envahit les Gaules. Il est certain aussi que les druides saluaient dans leurs acclamations l’année qui s’ouvrait. Alors ils le faisaient en langue celtique. Disons donc qu’ils prononçaient Ah ghi bliadhna ùr ! qui est pour nous Ah ! gui, nouvelle année. Les souhaits du jour de l’an s’exprimaient ainsi : Bliadhna mhath ùr dhuibh. Retenez cette petite phrase par cœur pour les prochaines visites du jour de l’an.

Lorsque vous chantez :

La bonne aventure, ô gué !
Gué, gué ! la faridondé !


vous redites le fameux Ah ghi, de nos ancêtres de la quatre-vingt-dixième génération.



Au solstice d’hiver, les druides, les prêtresses et le peuple gaulois entouraient le chêne symbolique et en détachaient les branches du ghi à l’aide de la faucille d’or : ils étaient loin de soupçonner que, vingt siècles plus tard, quelques strophes chantées dans une langue nouvelle (le français) par une troupe de campagnards ou de citadins, au milieu des neiges et des frimas d’une contrée perdue au delà des mers, serait à peu près tout ce qui resterait de leurs rites et des dogmes célèbres qu’ils professaient.

Il ne nous reste pas un grand nombre de coutumes du temps de Brennus, de César ou même de Charlemagne. La langue de nos pères les Gaulois, a péri presque tout entière. N’est-il pas étonnant que de simples couplets, quelques amusements, une légende, un bout de croyance, toutes choses futiles à ce qu’il semble, se conservent à travers les âges et voient naître, puis disparaître successivement les mœurs, les habitudes, le langage, les institutions, le costume, le mode d’existence de la race à laquelle ils sont attachés !

Qu’est devenue la langue celtique que nous parlions il y a deux ou trois mille ans ? Elle s’est réfugiée dans un coin de la Bretagne, en Irlande, au pays de Galles, dans les montagnes de l’Écosse — et encore n’est-on pas bien certain que les dialectes enracinés sur ces divers points de l’Europe correspondent exactement à celui dont on a fait usage dans la grande Gaule, surtout aux environs de Chartres.

Où sont les demeures, la religion, les armes, les vêtements des compagnons de Brennus, de Vercingétorix ou de Mérovée ? Personne n’en a gardé le souvenir et nous n’en connaissons que ce qui nous est enseigné par les écrivains de l’époque.

Mais une chanson reste ! Un jeu populaire résiste aux assauts du temps. La guignolée a ses quarante siècles, comme les pyramides d’Égypte.

Nous tenons des vieux Gaulois l’habitude de célébrer les journées les plus courtes et les plus longues de l’année solaire, le 1er janvier et la Saint-Jean, deux fêtes païennes que le christianisme a transformées en les épousant.

Les feux allumés par les druides à l’occasion du plus long jour de l’année s’allument envoie a présent dans les lieux d’où sont sortis, les premiers Canadiens. Lorsque nous chômons la Saint-Jean-Baptiste, il y a dans la Beauce, le Perche, la Normandie, la Lorraine, le Poitou, des Français et des Françaises qui dansent autour des grands bûchers flamboyants au milieu des campagnes.

M. Adélard Boucher, de Montréal, écrivait à M. Ernest Gagnon en 1805 : « Je suis loin d’oublier la Ignolée, qui se prononce ici, universellement, Guignolée. Malheureusement, toutes mes démarches, jusqu’à présent, n’ont abouti à rien d’utile. Tout le monde sait les premiers vers, rien de plus. L’usage a passé à Montréal comme à Québec. Jadis ce chant était suivi de quête en faveur des pauvres de la localité. Aujourd’hui les chanteurs se constituent eux-mêmes les pauvres et transforment en copieuses libations les aumônes qu’ils réussissent encore à prélever sur leurs dupes. Ce secret dévoilé a refroidi, comme vous pouvez bien le penser, les sympathies des cœurs charitables et, aujourd’hui, artistes et pauvres exploitent avec un mince succès La Guignolée. »

M. Gagnon ajoute : « Cette coutume traditionnelle de courir la Ignolée, si bien décrite par M. Taché, finit par perdre beaucoup de son caractère. Il y a une vingtaine d’années (vers 1844), le maire de Montréal donnait à des jeunes gens, la veille du jour de l’an, des permis de courir la Ignolée, sans lesquels on s’exposait à avoir affaire à la police. Cette mesure de précaution n’empêchait pas toujours les désordres. Lorsque, par exemple, deux Guignolées se rencontraient, pour peu qu’on se fut grisé en chemin, il y avait bataille, et les vainqueurs grossissaient leurs trésors du butin des vaincus. »

C’est comme les fameuses fêtes des paroisses qu’il a fallu abolir il y a cent ans à cause des excès auxquels ces réunions donnaient lieu.

Dans la vallée de l’Ottawa nos compatriotes seraient donc plus sages que leurs devanciers de Québec ou de Montréal ? Ils ont organisé les choses d’après une constitution sévère qui ne permet ni les écarts blâmables ni les fantaisies particulières. Toutes les villes de cette région se livrent au plaisir de faire la charité le 31 décembre aux accords de l’antique chansonnette, et cela avec un décorum, une tenue sage qui n’excluent nullement la gaieté.

Ces anciennes coutumes sont toujours bonnes à conserver : si parfois elles perdent de leur charme par suite d’un abus quelconque il est facile de les ramener à l’ordre et de leur rendre le prestige disparu.

Avec ma curiosité ordinaire, j’ai voulu savoir si nos annales historiques canadiennes mentionnent la guignolée — mais je n’ai rien pu découvrir à ce sujet. Pourtant la fête existait puisqu’elle s’est perpétuée jusqu’à nous. Il en est ainsi de plusieurs coutumes dont les vieux récits ne parlent pas vu que c’était « chose entendue et comprise, » telles la tire de la Sainte-Catherine, les croquignoles, les gretons, le gâteau des rois, la bénédiction du père de famille au jour de l’an et les épluchades de blé d’Inde. En revanche il a été gardé bonne note des visites du jour de l’an, de la quête de l’Enfant Jésus, du réveillon de Noël, des promenades en carioles, des Jours Gras, de la Mi-Carême, de la plantation du mât de mai, des feux de la Saint-Jean-Baptiste et du petit poisson de Trois-Rivières.

N’allez pas croire que le sujet est épuisé. Je vous en dirai autant et du nouveau dans douze mois.