Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 113-117).

VOITURE

Voiture étoit fils d’un marchand de vin, suivant la cour. Il faisoit son possible pour cacher sa naissance à ceux qui n’en étoient pas instruits. Un jour, se trouvant dans une grosse compagnie, où il faisoit le récit d’une aventure plaisante, madame des Loges, contre laquelle il avoit parlé sans la connoître, cherchant à le piquer, lui dit : « Monsieur, vous nous avez déjà dit cela d’autres fois ; tirez-nous du nouveau. » Son père étoit un grand joueur de piquet. On dit encore aujourd’hui qu’on a le carré de Voiture, quand on a soixante-dix de point, marqués par quatre jetons en carré, parce que ce bonhomme croyoit gagner quand il avoit ce carré. Voiture fut bien un autre joueur que son père.

Voiture étoit petit, mais bien fait, il s’habilloit bien. Il avoit la mine naïve, pour ne pas dire niaise, et vous eussiez dit qu’il se moquoit des gens en leur parlant. Je ne l’ai pas trouvé trop civil, et il m’a semblé prendre son avantage en toute chose. C’étoit le plus coquet des humains. Ses passions dominantes étoient l’amour et le jeu, mais le jeu plus que l’amour. Il jouoit avec tant d’ardeur qu’il falloit qu’il changeât de chemise toutes les fois qu’il sortoit du jeu. Quand il n’étoit pas avec ses gens, il ne parloit presque pas. D’Ablancourt ayant demandé à madame Saintot, du temps qu’elle n’extravaguoit pas, ce qu’elle trouvoit de si charmant à cet homme qui ne disoit rien : « Ah ! répondit-elle, qu’il est agréable parmi les femmes, quand il veut ! » Même avec ceux à qui il vouloit plaire, il avoit de grandes iné galités, et souvent il lui prenoit des rêveries comme ailleurs. Quand il étoit chagrin, il ne laissoit pas d’aller voir le monde, mais il étoit fort mal divertissant, et même on pouvoit dire qu’il étoit à charge. Il étoit quelquefois si familier qu’on l’a vu quitter ses galoches en présence de madame la Princesse pour se chauffer les pieds. C’étoit déjà assez de familiarité que d’avoir des galoches ; mais, ma foi, c’est le vrai moyen de se faire estimer des grands seigneurs que de les traiter ainsi : il leur parloit assez librement (1)

[(1) On dit qu’un prince, je crois que c’étoit M. le Prince, Duc d’Enghien, a dit : « Si Voiture étoit de notre condition, il n’y auroit pas moyen de le souffrir. » (T.)]

Madame de Rambouillet dit qu’il n’étoit point intéressé, et que ses négligences lui avoient fait perdre une infinité d’amis ; que, pour elle, elle s’en étoit admirablement bien divertie ; que, quand elle l’avoit trouvé en humeur de rêver, elle l’avoit laissé causer : qu’aussi, quand il avoit été en humeur de rêver, elle avoit fait tout ce qu’elle avoit eu à faire, comme s’il n’y eût point été.

Il avoit soin de divertir la société de l’hôtel de Rambouillet. Il avoit toujours vu des choses que les autres n’avoient point vues : aussi, dès qu’il y arrivoit, tout le monde s’assembloit pour l’écouter. Il affectoit de composer sur-le-champ. Cela lui est peut-être arrivé bien des fois, mais bien des fois aussi il a apporté les choses toutes faites de chez lui. Néanmoins c’étoit un fort bel esprit, et on lui a l’obligation d’avoir montré aux autres à dire les choses galamment. C’est le père de l’ingénieuse badinerie ; mais il n’y faut chercher que cela, car son sérieux ne vaut pas grand’chose, et ses lettres, hors les endroits qui sont si naturels, sont pour l’ordinaire mal écrites. On a eu grand tort de n’en pas ôter au moins les grosses ordures. Il sembloit qu’il craignît cela ; car il disoit à madame de Rambouillet, six mois avant que de mourir : « Vous verrez qu’il y aura quelque part d’assez sottes gens pour aller chercher çà et là ce que j’ai fait, et après le faire imprimer ; cela me fait venir quelque envie de le corriger ». Il faut avouer aussi qu’il est le premier qui a amené le libertinage dans la poésie ; avant lui personne n’avoit fait des stances inégales, soit de vers, soit de mesure.

Corneille est aussi celui qui a gâté le théâtre par ses dernières pièces, car il a introduit la déclamation.

Voiture avoit une plaisante erreur : il croyoit qu’ayant réussi en galanterie il feroit de même en toute autre chose, et qu’à un homme de bon sens, quand il étoit nécessaire, toutes les connoissances venoient sans être étudiées. Aussi il n’étudioit quasi jamais. Il étoit fort divertissant, quand il n’étoit pas tout-à-fait amoureux ; et qu’il ne faisoit que dire des galanteries ; mais quand il étoit bien épris, c’étoit un stupide. Il étoit si sujet à en conter, que j’ai ouï dire à mademoiselle de Chalais que, comme elle étoit auprès de mademoiselle de Kerveno, et qui la venait voir, il en vouloit conter à mademoiselle de Kerveno, qui n’avoit que douze ans. Elle l’en empêcha, mais elle l’en laissa dire tout son soûl à la cadette, qui n’en avoit que sept. Après elle lui dit : « Il y a encore une fille là- bas, dites-lui un mot en passant. »

Ayant trouvé deux meneurs d’ours, dans la rue Saint-Thomas, avec leurs bêtes emmuselées, il les fait entrer tout doucement dans une chambre, où madame de Rambouillet lisoit, le dos tourné aux paravents. Ces animaux grimpent sur ces paravents ; elle entend du bruit, se tourne, et voit deux museaux d’ours sur sa tête. N’est- ce pas pour guérir de la fièvre, si elle l’eût eue ? Il fit bien pis au comte de Guiche par le conseil de madame de Rambouillet ; car, sous ombre que le comte lui avoit dit un jour que le bruit couroit qu’il étoit marié, et lui demanda s’il étoit vrai, il alla une fois le réveiller à deux heures après minuit, disant que c’étoit pour une affaire pressée : « Eh bien ! qu’y-a-t-il ? dit le comte, en se frottant les yeux. — Monsieur, répond très sérieusement Voiture, vous me fîtes l’honneur de me demander, il y a quelque temps, si j’étois marié, je vous viens dire que je le suis. — Ah ! peste ! s’écria le comte, quelle méchanceté de m’empêcher ainsi de dormir ! — Monsieur, reprit Voiture, je ne pouvois pas, à moins que d’être un ingrat, être plus long-temps marié sans vous le venir dire, après la bonté que vous aviez eue de vous informer de mes petites affaires. »

Madame de Rambouillet l’attrapa bien lui-même. Il avoit fait un sonnet dont il étoit assez content, il le donna à madame de Rambouillet, qui le fit imprimer avec toutes les précautions de chiffre et d’autre chose, et puis le fit coudre adroitement dans un recueil de vers imprimés il y avoit assez longtemps. Voiture trouve ce livre, que l’on avoit laissé exprès ouvert à cet endroit-là ; il lut plusieurs fois ce sonnet ; il dit le sien tout bas, pour voir s’il n’y avoit point quelque différence ; enfin cela le brouilla tellement qu’il crut avoir lu ce sonnet autrefois, et qu’au lieu de le produire il n’avoit fait que s’en ressouvenir ; on le désabusa enfin, quand on en eut assez ri.

Dès que Voiture fut tombé malade, madame Saintot, la fidèle madame Saintot, y courut. Il ne la voulut point voir à ce qu’on dit. Elle y alla pourtant tous les jours. Elle dit qu’elle le vit et qu’elle fit avec lui le compte de quelque argent qu’il avoit à elle. On l’alla consoler, et elle disoit : « Voilà le dernier coup que la fortune avoit à tirer contre moi. »

Il y alla une autre femme avec laquelle il avoit vécu fort scandaleusement. C’étoit la fille de Renaudot, le gazetier qu’il avoit mise mal avec son mari. Il avoit fait une promenade avec elle, il n’y avoit que fort peu de jours. Elle n’étoit point belle, mais il la vouloit faire passer pour un esprit admirable. Pour celle-la on assure qu’il ne la voulut point voir. Mademoiselle Paulet disoit qu’il étoit mort comme le grand-seigneur entre les bras de ses sultanes.

L’été devant sa mort, il fit une promenade à Saint-Cloud avec feu madame de Lesdiguières et quelques autres. La nuit les prit dans le bois de Boulogne. Ils n’avoient point de flambeaux. Voilà les dames à faire des contes d’esprits. En cet instant Voiture s’avance du carrosse pour regarder si un écuyer, qui étoit à cheval, suivoit, car la nuit n’étoit pas encore fermée : « Ah ! vraiment, dit-il, si vous en voulez voir des esprits, n’en voilà que huit. » On regarde, en effet, il paroissoit huit figures noires qui alloient en pointe. Plus on se hâtoit, plus ces fantômes se hâtoient aussi. L’écuyer ne voulut jamais en approcher. Cela les suivit jusque dans Paris. Madame de Lesdiguières conte leur frayeur au coadjuteur, depuis cardinal de Retz. « Dans huit jours, lui dit-il, j’en saurai la vérité. » Il découvrit que c’étoient des Augustins déchaussés qui revenoient de se baigner à Saint-Cloud, et qui, de peur que la porte de la ville ne fût fermée, n’avoient point voulu laisser éloigner ce carrosse, et l’avoient toujours suivi.

Voiture a une bâtarde religieuse ; c’est d’elle qu’on a eu son portrait. Pour l’avoir dans sa chambre, elle le fit habiller en saint Louis, parce que de grands cheveux plats ressemblent assez à ceux de ce roi, et qu’on lui fait la mine un peu niaise, comme Voiture se la fait dans la lettre à l’inconnue.

Un soir que M. Arnauld avoit mené le petit Bossuet de Dijon, aujourd’hui l’abbé Bossuet, qui a de la réputation pour la chaire, pour donner à madame la marquise de Rambouillet le divertissement de le voir prêcher, car il a préchotté dès l’âge de douze ans, Voiture dit : « Je n’ai jamais vu prêcher de si bonne heure ni si tard. »