Historiettes (1906)/Tallemant des Réaux

Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. v-xvi).

TALLEMANT DES RÉAUX modifier



Quand parurent pour la première fois les Historiettes, en 1834, on accusa les éditeurs de les avoir fabriquées par spéculation de librairie, et M. Cousin ne se put jamais convaincre de leur parfaite authenticité. C’était faire à trois honnêtes érudits bien de l’honneur, mais le dix-septième siècle était encore sous clef. On n’en avait laissé échapper que les beaux exemples en tout genre, en style et en mœurs : on se figurait une société noble, dévote, éloquente, obéissante, et pompeuse jusqu’en ses rares dérèglements. On déplorait les gaillardises de Molière ; on rougissait de celles de La Fontaine ; Port-Royal rachetait la Champmeslé.

Que ce siècle, surtout en ses deux ou trois premières périodes, eût été l’un des plus vifs, l’un des plus divers, l’un des plus libres, l’un des plus émouvants par la hardiesse des passions, on ne voulait pas s’en douter. Toute ouverture sur les mœurs de ce monde inconnu était bouchée aussitôt par des mains pudiques.

Boileau avait cru que la littérature française commençait à Malherbe ; les professeurs, qui narguaient le romantisme, commençaient à croire que la société française n’avait perdu sa virginité qu’à la mort du Grand roi.

Saint-Simon, cependant, avait renfoncé beaucoup d’illusions. Tallemant des Réaux, qu’il fallut bien accepter enfin, acheva la déroute des moralistes. D’aucuns imaginèrent d’accorder aussi quelque créance à Brantôme, et l’on découvrit alors, non sans quelque surprise : que les mœurs ne changent jamais ; que les hommes — et les femmes, donc ! — sont toujours les mêmes ; que les époques soupçonnées de vertu sont celles dont on ignore provisoirement l’histoire secrète.

On ne soupçonnera plus de vertu les contemporains de Louis XIII. Des Réaux y a mis bon ordre [1].

Né à La Rochelle vers 1619, Gédéon Tallemant, seigneur des Réaux, mourut à Paris le 10 novembre 1692. Il n’exerça aucune charge. D’une famille de financiers, allié à la robe et à l’épée, des Réaux fut du monde et de tous les mondes, ici et là très estimé et vanté. Il entrait partout, à la cour, à la ville, au palais, à l’église, au temple et au mauvais lieu, aisé partout, l’oreille aux aguets, comprenant tout, écrivant sur des registres tout ce qu’il avait compris et le reste encore, quitte à l’éclaircir plus tard par des notes qui contredisent le premier récit. Homme de belles-lettres aussi, mais secret, mieux fait d’ailleurs pour briller dans les cercles que chez les libraires. « Il est glorieux, disait Maucroix, les louanges le rendraient fou. Il dit qu’il est en esprit ce que Mme de Montbazon est en beauté. » De cet esprit, resté si longtemps en cave, nous pouvons juger aujourd’hui : il est d’une belle saveur.

Des Réaux ne s’étonne de rien. Il raconte de la même humeur un trait d’héroïsme et un trait de débauche. C’est qu’il est conteur et qu’il est peintre. Mais, sans imagination, il demande à la réalité les contes et les tableaux qu’il veut établir. Point de rhétorique. Les adjectifs dans la phrase de Tallemant sont des actes, comme les verbes. Aucune tentative pour construire un récit. Il les dit comme ils lui reviennent et le principal sera souvent un mot ajouté à la fin. La curiosité, très répandue alors dans tous les genres (Mersenne, Monconnys, Peiresc) est le trait vif de son caractère.

Le meilleur ami de des Réaux, Maucroix, a donné de lui un portrait qui rend tous les autres presque inutiles :

« Le dix novembre 1692, mourut à Paris, dans sa maison, près la porte de Richelieu, mon cher ami M. des Réaux. C’étoit un des plus hommes d’honneur et de la plus grande probité que j’aye à jamais connu. Outre les grandes qualités de son esprit, il avoit la mémoire admirable, écrivoit bien en vers et en prose, et avec une merveilleuse facilité. Si la composition lui eût donné plus de peine, elle auroit pu être plus correcte. Il se contentoit peut-être un peu trop de ses premières pensées, car du reste il avoit l’esprit beau et fécond, et peu de gens en ont eu autant que lui. Jamais homme ne fut plus exact ; il parloit en bons termes et facilement, et racontoit aussi bien qu’homme de France. »

Quelques bons esprits ont longtemps tenu rancune à des Réaux de la liberté de son langage. On peut répondre d’abord, et on l’a fait, que notre pudeur s’est singulièrement aggravée depuis l’an 1657, où des Réaux commençait de rédiger. De son temps même la pruderie du langage menaçait les anciennes libertés et il se vit forcé, dans l’historiette sur la marquise de Rambouillet, de reprendre sa bonne amie sur ce travers :

« Elle est un peu trop délicate, et le mot de teigneux, dans une satire ou dans une épigramme, lui donne, dit-elle, une vilaine idée. On n’oseroit prononcer le mot de cul. Cela va dans l’excès, surtout quand on est en liberté. »

Mais c’est moins le mot que l’image qui a choqué certaines sensibilités dans les récits de Tallemant. Avec ou sans mots orduriers, plusieurs de ses anecdotes dépassent le ton des lectures ordinaires, sans pourtant aller beaucoup plus loin que la gauloiserie traditionnelle. On lui saura gré, du moins, de n’avoir pas enfermé la crudité des faits sous des phrases trop spirituelles. Des Réaux raconte ; il ne fait pas de littérature. C’est pourquoi d’autres esprits, qui me plaisent davantage que les bons esprits, prennent plaisir à cette simplicité. Et puis, il n’est pas sans intérêt de savoir quel degré d’ordure pouvait, sans trop faire crier, se permettre un Roquelaure ou un Bassompierre, pouvait, sans se boucher les oreilles, entendre une Rohan, « cette femme qui, en un pays où l’adultère eut été permis eût été une femme fort raisonnable. [2] »

Laissons cela. Aussi bien les Historiettes pourraient être le prétexte de plus profitables études. On croit, par exemple, que la société du dix-septième siècle était exactement hiérarchisée et qu’on ne montait aux premières places qu’échelon par échelon, génération par génération. M. Paul Bourget a développé cette créance dans un de ses derniers romans, L’Etape, voulant prouver que l’un des torts de la démocratie est de rendre possible au fils du peuple l’accession immédiate à de hauts emplois pour lesquels une longue préparation familiale serait nécessaire. M. Bourget a vu les familles de jadis s’élevant lentement, le fils un peu plus haut que le père, jusque vers le sommet. Ce spectacle, en somme, se peut découvrir encore ; il est même des plus communs. Le spectacle contraire était non moins fréquent au dix-septième siècle.

Il serait fort paradoxal de dire que la société du temps de Louis XIII fût, en grande partie, une société de parvenus, ou, si l’on veut, d’arrivés. Rien, cependant, ne serait plus facile à démontrer, pour un généalogiste expert à dépister les fraudes. Il montrerait comment le fils d’un pâtissier traiteur devint, pour dix mille écus, le chevalier de Bellegarde ; comment Puget, fils d’apothicaire, devint riche et seigneur de Pommense ; comment Aubry, président de la Chambre des comptes, sortait de la boutique d’un vinaigrier de la rue Montmartre ; comment le sieur Rocher, de valet d’un marchand de toiles à voile, à Saint-Malo, devint seigneur de Portail et baron de Tressant, et maria l’une de ses filles à François de Cossé, duc de Brissac ; comment Leclerc, tanneur à Meulan, puis marchand de bestiaux, acquit pour gendres deux premiers présidents de cour ; comment Marie Vignon, fille d’un fourreur et veuve d’un drapier, devint la connétable de Lesdiguières ; Des Réaux fournirait ces exemples et bien d’autres, sans parler de la fortune d’un Luynes, bâtard d’un chanoine, sans dénombrer tous ces abbés, chanoines, évêques partis de rien.

On trouverait encore dans Tallemant la preuve qu’au dix-septième siècle, comme aujourd’hui même, les écrivains se recrutaient dans toutes les classes de la société. Voiture « étoit fils d’un marchand de vin suivant la cour », ce qui ne l’empêcha pas, malgré une éducation fort médiocre, d’être, pour son esprit, recherché des plus qualifiés. « Si Voiture étoit de notre condition, disait le duc d’Enghien, il n’y auroit pas moyen de le souffrir. » Pierre Costar, qui tient sa place dans la société polie, « étoit fils d’un chapelier de Paris qui demeuroit sur le pont Notre-Dame, à l’Ane rayé ». Sarasin, qui à la vérité ne fit pas une grande fortune, était de très humble origine. Bois-Robert est fils d’un procureur ; Ménage, d’un avocat ; Chapelain, d’un notaire. M. de Montausier disait que Balzac venait d’un valet de chambre de M. d’Epernon, mais cela ne l’empêchait, point d’être son ami. Toutes les origines, toutes les conditions, tous les rangs sont mêlés dans les premiers choix des Académiciens, à quelques très rares exceptions près, tous furent des hommes de lettres ou s’intéressant aux lettres.

La frontière entre les diverses conditions sociales est assez mal gardée ; les habiles en profitent et se faufilent. Il arrive aussi que l’homme de mérite est considéré par la classe supérieure, qui le tire à soi. Les rangs sont stricts, et pourtant ils se mêlent à l occasion. Mme Pilou, bourgeoise du Marais, était bien vue à la cour et Louis XIV, passant au faubourg Saint-Antoine faisait arrêter pour prendre de ses nouvelles. M. de Bellelièvre, garde des sceaux, invita un jour à souper, sur sa réputation d’homme d’esprit, un savetier, son voisin, qui vint apportant son écot, un chapon rôti. Il y avait à Paris, un peu comme maintenant, un « tout Paris » et, comme maintenant aussi, il était fort mêlé. À l’Arsenal, je crois, une duchesse s’attira une verte réponse, d’une simple bourgeoise reçue là, une Loiseau. « Mademoiselle, connaissez-vous des oiseaux qui soient cocus ? » — « Oui, Madame, il y a les ducs. »

La société du dix-septième siècle était, en somme, empreinte d’une grande bonhomie. Point de morgue, les rangs sont connus, inutile de les garder avec trop de soin : la partie finie, chacun se retrouvera à sa place.

Il faut dire aussi un mot de l’argent, qui, en ce temps-là comme en tous les temps, joue un grand rôle. Le noble qui est pauvre n’est pas méprisé, mais du moment qu’il ne peut tenir son rang, il est contraint de disparaître : sa place est prise aussitôt par le financier qui achète une terre féodale, une charge anoblissante, par l’homme d’esprit, s’il ne recule pas, en guettant l’occasion, devant l’état de parasite. Beaucoup de grands seigneurs sont très riches, mais leur fortune est à la curée. Les avares sont connus, notés et raillés. L’état écclésiastique ne confère aucun droit à l’estime ; beaucoup d’abbés et même d’évêques mènent la vie du siècle ; quelques-uns sont mariés secrètement. Le mariage secret, appelé mariage de conscience, est un des usages curieux du dix-septième siècle. Plus d’un couple, reçu partout, est irrégulier ; mais on fait courir que c’est un mariage de conscience : la mort découvre la vérité, alors que l’on n’y pense plus. Marion de L’Orme avait été traitée avec un certain respect. On voit le président de Mesmes la reconduisant à son carrosse en cérémonie. Ninon ne bénéficie pas de la même indulgence ; mais les dévotes seules élèvent la voix contre elle. Les femmes d’esprit sourient sans mépris, si on parle d’elle. Telle prude, au moins d’apparence, ayant fait par hasard la connaissance de Mlle de L’Enclos, continue de la voir volontiers. Ainsi en arriva-t-il à Mme Paget ; il est vrai qu’elle était secrètement galante : on avait bavardé au sermon.

Il est un point sur lequel M. Monmerqué a fait quelques remarques qui ne sont point toutes exactes : ce sont les jugements littéraires de Tallemant des Réaux. En général, ils sont assez conformes à ceux que la tradition nous a légués. Pourtant, comme il juge cavalièrement La Fontaine et qu’il apprécie Pascal sans marquer d’enthousiasme, M. Monmerqué a relevé qu’au moment où rédigeait des Réaux, La Fontaine n’avait pas publie ses Fables et que les Provinciales n’étaient point encore données à Pascal. C’est une erreur en ce qui concerne Pascal, car Tallemant écrit :

« C’est lui qui a fait ces belles lettres au Provincial que toute l’Europe admire et que M. Nicole a mises en latin. Longtemps, on a ignoré qu’il en fût l’auteur ; pour moi, je ne l’en eusse jamais soupçonné, car les mathématiques et les belles-lettres ne vont guère ensemble. Ces messieurs du Port-Royal lui donnoient la matière, et il la disposoit à sa fantaisie. » M. Monmerqué n’a pas trouvé l’éloge assez vif. C’est qu’il était lui-même un janséniste frénétique. Tallemant des Réaux, cependant, était protestant.

Il était protestant, et on s’étonnerait, après cela, sans soulever de surprises, de la verdeur de ses écrits ; mais au dix-septième siècle l’esprit protestant n’existait pas en France. D’Aubigné l’avait déjà démontré, car chez lui la haine du papisme s’alliait fort bien aux goûts les plus rabelaisiens. Les protestants, au temps heureux des de Réaux, n’avaient pas encore imaginé de feindre une austérité de mœurs, de paroles et d’écrits, destinée à prouver la vérité de la réforme. Ils paillardaient ouvertement. Tallemant, très bien placé pour observer les mœurs de ses coreligionnaires, ne nous en a rien caché : il nous a montré, par exemple, telle qu’elle fut, la vie de Mme de Rohan.

Il semble d’ailleurs avoir été, à la belle époque de sa vie, sinon libertin, du moins fort tiède en dévotion.

Les deux religions lui avaient fourni trop d’anecdotes scandaleuses pour qu’il lui restât beaucoup d’illusions sur leur valeur sociale. Il se convertit, quand tout l’y engageait, pour avoir la paix. Une note de Maucroix nous apprend qu’il abjura le 17 juillet 1685, entre les mains du père Rapin. Il avait eu, à ce moment-là, comme il le dit lui-même dans une épître adressée à ce même père Rapin, « des afflictions, des pertes, des disgrâces », et l’on conçoit qu’il ait cédé au mouvement général qui faisait renoncer les protestants de qualité à une religion déconsidérée. On sait aussi qu’il vivait séparé de Mme des Réaux, retirée au couvent de Bellechasse.

De temps à autre il ajoutait une note à ses Historiettes ; il collectionnait toutes sortes de petits poèmes et de bons mots qu’on a retrouvés dans ses portefeuilles. Il était homme aussi à méditer sur la vanité des passions humaines et à considérer combien, depuis sa galante jeunesse, était devenu triste le train du monde.

P.-S. — Il était difficile de donner en un seul volume la substance des huit ou dix tomes, selon les éditions, que comportent les Historiettes. On a surtout choisi les pages où les mœurs se peignent le plus nettement et on a tâché d’en ordonner, en suivant Tallemant pas à pas, un livre de lecture aisée et qui pourtant donne une idée exacte, de son talent, de son genre et même de ses manies. Oserons-nous dire que Tallemant des Réaux gagne à être ainsi abrégé  ? Oui, car il faut convenir que la lecture suivie des dix volumes ne laisse pas de causer une certaine lassitude.

Le choix de l’édition nous était imposé par le caractère même de notre collection. Nous avons suivi la 2e édition Monmerqué, très complète, et où les additions de Tallemant sont heureusement incorporées au texte. La 3e, celle de Paulin Paris, supérieure par les notes et les commentaires, est aussi plus exacte pour la langue, car on y a strictement respecté l’orthographe de l’auteur. Mais c’est cela même qui nous en a détourné : nous faisons une collection littéraire et non une collection philologique.

On ne trouvera pas, comme d’habitude, Le portrait de l’auteur en tête de ses « plus belles pages. » C’est qu’il n’existe pas, à notre connaissance, d’effigie de Gédéon Tallemant des Réaux.


  1. On l’appela toujours ainsi de son vivant, M. Des Réaux.« L’illustre M. des Réaux » dit un contemporain.
  2. Voir Historiettes : Mesdames de Rohan)