Historiettes (1906)/Marigny-Malenoe

Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 288-290).

MARIGNY-MALENOE modifier

C’est un gentilhomme de Bretagne, qui épousa la sœur de M. de la Feuillée du Belay, belle fille, dont il devint amoureux. Au bout de quelque temps, la jalousie le prit, à ce qu’on dit, avec quelque fondement. Un beau matin, il dit à sa femme : « Vous n’êtes point bonne cavalière ; il faudroit que vous vous accoutumassiez à aller à cheval. Venez- vous-en avec moi visiter de nos amis et de nos parents. » Ils montent tous deux à cheval : alors les carrosses n’étoient pas si communs qu’à cette heure. Il la mène assez loin, puis lui dit : « Ecoutez, mon dessein est d’aller jusqu’à Rome, et de vous y mener. — J’irai partout où vous voudrez. » répondit-elle. Quand ils furent en Italie, Marigny lui déclare froidement que son intention étoit de la faire mourir. Cette femme, quoiqu’elle n’eût que vingt-deux ans, lui répondit froidement : « J’aime autant mourir ici qu’en France, et autant dans huit jours que dans cinquante ans. » (Car on n’a jamais vu un couple de gens si extraordinaires.) — « Bien, lui dit-il ; voyez de quel genre de mort vous voulez mourir. » Ils furent quelques jours à en parler aussi froidement que si c’eût été simplement pour s’entretenir. Enfin elle choisit le poison. Il lui en apprête, et le lui présente dans une coupe. Elle le prend délibérément ; et, comme elle l’alloit avaler, il lui retint le bras. « Allez, lui dit-il, je vous donne la vie ; vous méritez de vivre, puisque vous aviez le courage de mourir si constamment. Désormais, je vous veux donner liberté tout entière ; vous ferez tout ce que vous voudrez de votre côté, et moi du mien. » Ils se le promirent réciproquement, et revinrent les meilleurs amis du monde ensemble. Depuis, il ne s’est point tourmenté de ce qu’elle faisoit, et elle, quand elle savoit qu’il avoit quelque amourette, elle l’y servoit. Ils n’ont ont eu qu’une fille, qui, voyant qu’ils ne songeoient point à la marier, et qu’on la vouloit tenir toute sa vie en religion, en sortit, et se maria à l’âge de trente-quatre ans sans leur consentement. Le gendre, car la coutume de Bretagne rend le mariage d’une fille responsable des dettes de la famille, même contractées depuis, voulut les faire interdire. Ils firent évoquer à Paris sur parentés, et ici ils gagnèrent leur procès ; De peur d’accidents, ils vendirent Marigny et Malenoe, dont ils firent cinquante mille écus, toutes dettes payées. Il en donna la moitié à sa femme, et garda l’autre pour lui. Il est souvent en Bretagne, où il a le gouvernement du Port-Louis. Elle ne fait que jouer à Paris, où elle demeure toujours jours depuis quelques années. Elle eut une grande maladie l’hiver passé ; elle fut abandonnée des médecins ; cependant sa chambre étoit pleine de monde à l’ordinaire ; elle étoit aussi tranquille que si elle eût été en parfaite santé seulement. de temps en temps, elle disoit : « Faites-moi venir M. de La Milletière ; il parle de Dieu si gentiment ! » Elle en est revenue.

Son mari avoit, il y a quelques mois, une petite fillette assez jolie ; il la laissa ici, et alla faire un tour en Bretagne. Girardin fit connoissance avec elle, et la mit en chambre. Il en eut avis ; il le fut trouver, et lui dit : « Si dans quatre jours vous ne me la rendez, je vous irai poignarder. » L’autre nia : « Prenez-y garde ! » Deux jours après, il lui dit : « Monsieur, je vous viens avertir que, des quatre jours, il n’en reste plus que trois. Prenez garde à vous ; informez-vous quel homme je suis. » Ma foi, Girardin eut peur, car déjà il avoit des gens à ses trousses ; il lui alla dire un matin qu’il la lui cédoit de bon cœur. « Ah ! lui dit-il, vous voilà réduit ; je ne voulois que cela. Je vous la rends : une autre fois, usez-en plus civilement. » Après ils firent amitié ensemble. C’est une espèce de philosophe cynique ; il ne joue point.