Historiettes (1906)/La comtesse de La Suze

Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 188-192).

LA COMTESSE DE LA SUZE modifier

Madame de La Suze, qui paroissoit stupide en son enfance et qui en conversation ne disoit quasi rien, il n’y a pas trop long-temps encore, fit des vers dès qu’elle fut en Ecosse ; elle en laissa voir, dès qu’elle fut remariée, qui n’étoient bons qu’à brûler. Depuis elle a fait des élégies les plus tendres et les plus amoureuses du monde, qui courent partout.

Le premier dont on a parlé fut un garçon de notre religion, nommé Lacger ; il est à cette heure conseiller à Castres : il a de l’esprit et fait des vers, mais médiocres. D’ailleurs, c’est un gros tout rond, et qui n’est nullement honnête homme (1).

[(1) Homme du monde. (T.)]

Il étoit allé à Lumigny avec un de ses amis qui connoissoit mademoiselle de La Suze. Là cette folle s’éprit de Lacger, et le lui dit. Elle lui a écrit un million de lettres et de vers les plus passionnés qu’on puisse voir ; mais ses belles-sœurs les empêchoient de joindre. Elle vint ici ; il alloit la voir et portoit une lettre ; elle se tenoit sur le lit, lui au pied, et mettoit cette lettre dans sa mule de chambre droite, et en prenoit une autre dans la gauche. Il la vit, déguisé sur les chemins, et une autre fois, comme il faisoit semblant d’aller à la chasse. Il se ruinoit en laquais et en messagers qu’il a fallu quelquefois envoyer jusqu’à Betfort.

Ce galant homme avoit conté cette histoire à Frémont, qui ne le croyoit pas, car c’est un des plus grands menteurs du monde ; mais il n’en douta plus par une aventure assez plaisante que voici : Comme il étoit en Champagne, un Anglois lui demanda la passade (2).

[(2) L’hospitalité pour une nuit.].

« J’avois, lui dit-il en mauvais françois, une attestation de M. l’agent du roi d’Angleterre ; mais on me l’a déchirée à Lumigny. » Frémont, qui étoit peut-être le seul homme en Champagne qui sût cette affaire, lui demande comment cela étoit arrivé. « Comme je fus à Lumigny, deux demoiselles me demandèrent si j’avois des lettres de M. Lacger, j’entendis M. l’agent ; je tire mon attestation ; elles se jettent dessus et, en se l’arrachant l’une à l’autre, la déchirent ; après cela la plus jeune (on l’appeloit mademoiselle de Nermanville) vint à moi avec une lettre, et me dit : — C’est de Lacger, et non de l’agent, que je vous demande une lettre, donnez-la-moi ; en voilà une pour lui (elle faisoit cela pour voir s’il n’en avoit point). — Je lui jurai que je ne savois ce que c’étoit. » La comtesse trouva moyen après de lui parler ; elle lui parla en anglois, lui donna une lettre pour Lacger, lui enseigna son logis, et l’assura qu’il l’assisteroit. Il les servit depuis, et porta quelque temps leurs lettres. Déjà Lacger s’étoit servi de ces pauvres Anglois, qui vont demandant leur vie, et c’est pourquoi les deux filles demandèrent des lettres à celui-ci.

Le comte de La Suze est un homme où jamais il n’y a eu ni rime ni raison. Lui et sa femme avoient plus de quatre- vingt mille livres de dette. Pour l’acquitter, on lui proposa de se contenter de douze mille écus par an pour quelques années ; jamais il n’y voulut entendre. Il avoit cent personnes chez lui, cent cinquante chiens avec lesquels il n’a jamais rien pris, grand nombre de méchants chevaux. Là-dedans on n’est point surpris quand on vous annonce de vous coucher sans souper, tant toutes choses sont bien réglées. Il buvoit un temps du vin, un autre de la bière, et un autre de l’eau. On dit qu’il est assez plaisant en débauche. « Quand je n’aurai plus rien, disoit-il, j’irai avec les Allemands. » Betfort lui valoit quarante mille livres de rente ; mais, ayant pris le parti de M. le Prince, il a tout perdu.

On parla ensuite d’un greffier du Conseil, nommé Potel, garçon fort médiocre ; mais il fit de la dépense pour elle, et la suivit au Maine. je crois qu’il n’en a rien eu ; mais le comte du Lude, qui parut après sur les rangs, en eut apparemment tout ce qu’il voulut.

De Vannes Matharel, qui étoit familier chez le maréchal de Châtillon, lui fit un jour des reproches de sa façon de vivre, car elle avoit fait cent sottises. Elle lui dit : « Vois-tu ce n’est pas ce que tu penses ; ce n’est que pour tâter, que pour baiser, pour badiner ; du reste, je ne m’en soucie point. Mon mari me le fit douze fois ; c’étoit comme s’il l’eût fait à une bûche. Si on m’avait mariée comme j’eusse voulu, je ne ferois pas ce que je fais. » Parlant à une dame huguenote, veuve de M. de Clermont de Gallerande, beau-frère du maréchal, elle lui confessa que le comte du Lude en avoit tout eu ; depuis, elle nia, et lui dit : « Que c’étoit un coureur qui avoit eu la v…, s’il ne l’avoit encore. » Mais ce que je sais de mieux, c’est ce qu’elle a fait à Rambouillet, celui qu’on appela depuis Rambouillet-Candale. Elle lui dit une fois qu’elle étoit entièrement persuadée de son mérite ; depuis, à la première occasion,… elle lui écrivit cent extravagances. Il ne lui fit aucune réponse ; mais il y fut un jour qu’elle l’en avoit fort prié : elle étoit au lit. Elle fit si bien qu’en présence de ses demoiselles, qui ne sortoient jamais de la chambre (elles étoient un peu espionnes), elle mit le rideau sur lui, de sorte qu’elle se fit voir à lui toute nue. Elle a le corps beau ; mais pour le visage il y a de la moue de son père… Elle fut après pour le voir, et le pressa de trouver un lieu où ils pussent être en liberté. Lui, qui croyoit qu’il n’y faisoit pas trop sûr, et qui étoit engagé ailleurs, fut long-temps sans s’y résoudre. Enfin, il fallut pourtant cesser de faire le cruel : il n’alla point un dimanche à Charenton, et il s’assura de la porte de la cour de derrière du logis de son père. Après avoir fermé soigneusement toutes les fenêtres et toutes les portes qui donnoient sur cette cour, et avoir fait dire qu’il n’y étoit pas, il prit ensuite des porteurs affidés dont la chaise étoit marquée 20, et les envoya chez madame de Revel, veuve d’un avocat général de Grenoble, où elle avoit demeuré quelque temps, quand elle changea de religion, de peur d’être obligée de suivre son mari. Or, la comtesse devoit aller chez cette dame en chaise, et renvoyer tout son monde, faisant semblant d’y vouloir passer l’après-dînée ; ce qu’elle fit, et après avoir été un moment en haut, elle dit à madame de Revel : « Qu’elle étoit montée plutôt pour savoir si elle la retrouveroit dans deux heures que pour lui faire une visite ; car, dit-elle, j’ai une affaire qui presse. »

Après elle descend et crie : Mes porteurs ; c’étoit le mot ; elle entre dans la chaise, va chez Rambouillet ; on la porte jusque sur l’escalier, car l’appartement du galant répond sur le derrière, et est par bas. Il la baisa tant qu’il put. Dans le déduit il lui disoit : « Voilà le sang de Coligny bien humilié ! » Il dit qu’elle n’est point badine, et qu’elle ne sut jamais dire que : « Ah ! mon cher, que je vous aime ! » Il lui dit : « Qu’il ne lui avoit pas autrement d’obligation de ce qu’elle avoit fait pour lui, et que le comte du Lude en avoit eu autant. » Elle souffrit cela sans se fâcher ; elle ne lui avoua pourtant rien, et lui dit seulement qu’en causant de l’amour avec sa belle-sœur de Nermanville, la pucelle lui disoit : « Mais, ma sœur, à vous ouïr, je pense que si vous vous trouviez seule avec un homme que vous aimassiez, vous lui permettriez toute chose. — Peut-être, disoit-elle ; je n’en voudrois pas répondre. » Rambouillet fut quinze jours sans y aller : il lui dit qu’il y avoit été trois fois ; elle le crut bonnement, car on lui fait accroire tout ce qu’on veut ; mais il ne lui fit rien, et, ce qui est étonnant, ils se sont vus cent fois depuis, et elle n’a jamais fait semblant de se souvenir de ce qui s’étoit passe entre eux. Vous diriez une g…, qu’on a vue en une passade.

Un Saint-d’Hierry, fils de feu Roques, écuyer du cardinal de Richelieu, a été son galant ensuite. Les demoiselles se relâchoient, et tout alla à l’abandon. De Vannes se tourmenta tant qu’il lui fit donner l’ordre de se retirer. Depuis, ses parents la pressant d’aller trouver son mari, qui étoit passé en Allemagne, elle dit à madame de la Force qu’elle avoit du mal. Regardez quelle effronterie ! Cela pouvoit être vrai. On disoit qu’elle avoit donné une v…. à l’abbé d’Effiat. Elle a dit depuis à Rambouillet qu’elle avoit dit cela pour ne pas aller avec son mari, et au même temps elle lui avoua qu’elle avoit couché avec le comte du Lude.

Enfin elle changea de religion, afin qu’on ne la fît point sortir de Paris. Elle fut quelque temps aux Carmélites, à condition de ne point quitter ses quelques mouches, et de sortir deux fois la semaine. Un nommé Hacqueville étoit alors son galant. Les dévotes, voyant qu’elle ne prioit point Dieu les matins, et qu’elle ne faisoit que se mirer, lui ôtèrent ses miroirs. Le lendemain elle n’en trouva pas un ; on lui dit qu’elle n’en auroit qu’après avoir prié Dieu.

M. de Guise lui en a conté huit mois durant ; mais ils sont si visionnaires l’un et l’autre qu’on ne sauroit trop dire s’il en est rien arrivé. Rambouillet l’avertit que, dès qu’elle lui auroit fait quelque faveur, il la laisseroit là. Le maréchal d’Albert y alla ensuite.

Un nommé des Colombys, grand brutal, lui en conta, et lui donna sur les oreilles une fois. L’abbé de Bruc, frère de madame du Plessis-Bellière et de Montplaisir, s’y attacha ensuite. Il y va tant de gens que c’est une vraie cohue. Elle devient fort grosse ; elle a des affectations insupportables. Elle ne parle qu’à certaines gens ; ailleurs, elle dit les choses si languissamment, et avec une telle négligence, qu’elle ne daigne pas former les paroles.