Historiens modernes de la France - M. Guizot

Historiens modernes de la France - M. Guizot
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 1036-1070).

HISTORIENS MODERNES


DE LA FRANCE.




M. GUIZOT
I. Études sur les Beaux-Arts en général, I vol. in-8o. — II. Shakespeare et son Temps, 1 vol. in-8o. — III. Méditations et Études morales, 1 vol. in-8o. — IV. Histoire de la Révolution d’Angleterre, 2 vol. in-8o. — V. Histoire de la Civilisation, 5 vol. in-8o, etc.




I

L’éducation de M. Guizot nous donne la clé de tous ses travaux. À proprement parler, il n’a pas eu de jeunesse. Né deux ans avant la convocation des états-généraux, élevé dans la religion protestante, qui se voyait exclue de toutes les fonctions publiques, il fut mené à Genève par sa mère pour étudier librement, sans renoncer à la foi de sa famille. Son père était mort sur l’échafaud. Il montra de bonne heure une avidité remarquable pour toutes les parties de la science humaine. Dans l’espace de quatre ans, il apprit non-seulement les langues grecque et latine, mais les quatre langues vivantes qui se parlent autour de nous, je veux dire les langues allemande, anglaise, italienne et espagnole. Il ne se contentait pas de les lire, il les parlait familièrement, si bien que dès son adolescence il ne séparait pas l’Europe de la France, et, lorsqu’il eut achevé le cours de ses études, envoyé à Paris pour suivre les leçons de l’école de droit, il recommença seul et sans conseil toutes les études de ses premières années. Les succès qu’il avait obtenus, les couronnes qu’il avait recueillies, loin de l’enorgueillir et de l’aveugler, lui montraient plus clairement toutes les lacunes de son éducation. Il voulait savoir plus nettement, plus complètement, ce qu’il était censé savoir, et, pour résoudre les doutes qu’il avait amassés dans sa mémoire, il n’hésita pas à reprendre successivement tous les élémens des connaissances humaines. Je ne veux pas m’arrêter à discuter le témoignage des biographes sur les années passées à Genève par M. Guizot. Il m’importe peu de savoir si le jeune écolier, épris d’un amour précoce pour l’autorité, prenait parti pour sa mère contre lui-même toutes les fois que son grand-père et sa grand’mère inclinaient à l’indulgence et voulaient lui épargner un châtiment mérité. Il y a en effet dans ces renseignemens, vrais ou faux, quelque chose de puéril et d’invraisemblable qui excite plutôt le sourire que l’attention. Il me suffit de rappeler que M. Guizot, livré à lui-même, mécontent de son savoir, entreprit courageusement de le compléter, de l’asseoir sur des bases plus solides, et voulut éprouver une à une toutes les idées qu’il avait acquises. Certes, une pareille résolution révèle chez le jeune homme qui la conçoit une trempe d’ame singulièrement énergique, et ce n’est pas merveille si, après cette rude initiation, il s’est trouvé préparé aux travaux les plus difficiles. Lié d’amitié avec M. Stapfer, qui connaissait à fond tous les mystères de la philosophie allemande, il contracta de bonne heure le goût ou plutôt la passion des idées générales, et cette passion a dominé toute sa vie. Le commerce de Kant a imprimé à tous ses travaux un caractère d’élévation que l’enseignement des collèges de Paris ne connaît guère. C’est dans les œuvres de Kant qu’il a puisé l’habitude de placer les idées au-dessus des faits, et, si parfois il lui est arrivé de pousser trop loin cette prédilection, je reconnais pourtant qu’elle l’a mis à l’abri des habitudes mesquines préconisées de nos jours comme le dernier mot de la science historique.

C’est à M. Stapfer, c’est à Kant que M. Guizot doit son respect pour les résultats généraux des événemens et son dédain pour les faits particuliers. Sans M. Stapfer et sans le philosophe de Koenigsberg, il eût peut-être confondu l’histoire et la chronique. Ses relations avec Suard, avec Fontanes, ne lui ont pas porté un moindre profit. Suard en effet, en lui ouvrant les colonnes du Publiciste, lui enseigna de bonne heure l’art d’exprimer clairement sa pensée dans un bref délai, et certes ce n’est pas un médiocre service. Quant à Fontanes, il lui rendit un service encore plus important : il lui ouvrit les portes de la Sorbonne et le nomma professeur d’histoire moderne. Or, quelles que fussent les connaissances de M. Guizot, il faut bien avouer que, sans l’assistance de M. de Fontanes, il n’eût jamais pu prétendre si tôt à ces fonctions éminentes, car, lorsqu’il fut chargé de cet enseignement difficile, il n’avait que vingt-cinq ans. La suite de ses travaux a prouvé surabondamment que la confiance de Fontanes était bien placée. Toutefois, si le choix fait honneur à la clairvoyance du protecteur, il faut toujours le compter parmi les chances heureuses qui ont marqué la jeunesse de M. Guizot. Une fois résolu à l’accomplissement de cette mission périlleuse, il devait naturellement, pour ne pas tromper l’espérance de ses amis, aborder l’étude des sources historiques, et c’est ce qu’il a fait. Il n’y avait en effet qu’une seule manière d’assurer l’autorité de son enseignement : c’était de l’appuyer sur des preuves authentiques, et ces preuves ne se trouvent que dans le témoignage des écrivains contemporains des événemens qu’ils racontent. M. Guizot ne l’ignorait pas, et toutes ses études ont été conduites d’après cette donnée. Il ne lui est jamais arrivé de s’adresser à des témoignages de seconde main ; il a toujours senti la nécessité de recourir aux documens originaux, et c’est ce qui donne tant de valeur à son enseignement. C’est pourquoi la clairvoyance de Fontanes mérite notre gratitude. S’il n’eût pas en effet confié à M. Guizot l’enseignement de l’histoire moderne, peut-être le jeune ami de M. Stapfer s’en fût-il tenu pendant long-temps au témoignage des historiens qui préfèrent l’arrangement des périodes à la précision des faits. La nécessité d’expliquer devant un auditoire nombreux et composé d’hommes déjà mûrs la série des événemens accomplis depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la révolution française lui a montré toute l’importance des sources, tout le dédain que méritent les récits de seconde main, et, quand j’élargis la tâche proposée au jeune professeur, ce n’est pas que je confonde le moyen-âge avec les temps modernes ; mais je me souviens que toutes les leçons de M. Guizot désignent sous le nom d’histoire moderne l’espace compris entre l’invasion des Barbares et la convocation des états-généraux.

Cependant le professeur si justement applaudi, dont les leçons, recueillies par deux mille auditeurs, ont nourri notre jeunesse de méditations sérieuses, n’a pas trouvé sans effort, sans tâtonnement, la voie qui lui convenait, la voie qui pouvait seule lui convenir. Ainsi, vers 1810, ne comprenant pas encore que l’histoire était sa véritable vocation, il s’évertuait à disserter sur la peinture et la sculpture. Assurément, ce long discours sur le salon de 1810 n’est pas l’œuvre d’un esprit vulgaire : il est permis pourtant d’affirmer que c’est l’œuvre d’un esprit très peu familiarisé avec les secrets de l’art. Je ne parle pas des bévues dont le goût seul peut s’affliger. Je pardonne de grand cœur au critique novice sa préférence pour Gérard, dont l’esprit ingénieux et persévérant devait conquérir le succès dans toutes les carrières, mais ne s’appliquait pas plus directement à la peinture qu’à la diplomatie. Je lui pardonne ce qu’il dit de Gros et de Prudhon et l’ignorance qu’il révèle dans l’analyse de ces deux maîtres ; mais je ne saurais lui pardonner les idées générales qu’il exprime sur la peinture et la statuaire. Sur la foi d’une pierre gravée qui représente Prométhée construisant l’homme nouveau pour l’animer du feu dérobé à Jupiter, il affirme que les sculpteurs construisent le squelette avant de poser les muscles, et, pour donner à sa méprise un caractère complet de naïveté, il distingue les muscles de la chair. Or ce trait d’ignorance, à peine excusable en 1810, réimprimé quarante ans plus tard, amènera le sourire sur toutes les lèvres. S’il est permis en effet d’ignorer, il n’est jamais permis de parler des choses qu’on ignore, et cette vérité est tellement vulgaire que je n’ai pas besoin d’insister. Que M. Guizot, à l’âge de vingt-trois ans, ait préféré Gérard à Gros, qu’il ait préféré non pas les compositions, mais la peinture de Gros, à la peinture de Prudhon, c’est un enfantillage sans importance ; mais qu’il prenne l’œuvre de Prométhée pour le type de la statuaire, et qu’il s’aventure à parler des choses dont il ne sait pas le premier mot, c’est une faute que rien ne peut justifier. Distinguer la chair des muscles équivaut à séparer la fleur du calice, des pétales, des étamines et des pistils. La chair et les muscles sont une seule et même chose, personne ne l’ignore, ou du moins ceux qui ne le savent pas s’abstiennent d’en parler.

Ce n’est pas là pourtant le seul sujet d’étonnement que me présente le salon de 1810, analysé par M. Guizot. L’auteur, qui parle avec tant d’assurance des secrets techniques auxquels il n’a jamais pris la peine de s’initier, qui voit dans Prométhée le type du statuaire, qui ne sait pas même de quels élémens se compose le corps humain, n’émet pas une idée générale sans la placer sous la protection de Vasari ou de Lanzi, de Lessing ou de Mengs. Or, parmi ces quatre écrivains, Lessing seul jouit de quelque autorité en matière esthétique, et cependant il ne faut accepter ses décisions qu’avec réserve, car il a vécu dans la région des idées pures plus souvent que dans le domaine des arts ; il a plus souvent contemplé sa propre pensée que les tableaux et les statues dont il voulait parler. Vasari n’a de valeur que pour les renseignemens biographiques : ses jugemens sont empreints d’une emphase uniforme. Lanzi compte et pèse les témoignages dans son cabinet, et n’a pas, à proprement parler, de signification personnelle, et d’ailleurs il lui arrive trop souvent de parler des œuvres qu’il n’a pas vues. Quant à Mengs, c’est un rhéteur qui trouve pour tous les sujets des paroles abondantes, et je ne comprends pas que M. Guizot le cite à tout propos comme une autorité sans appel. Les préceptes dont l’application donne le plafond de la villa Albani ne méritent aucun crédit.

Et, comme si ce n’était pas assez de prodiguer les citations de Vasari, de Lanzi, de Lessing et de Mengs, M. Guizot prodigue avec la même complaisance les citations de Milton. Heureux et fier de lire sans effort le Paradis perdu, il en détache des lambeaux et les propose aux peintres français comme des programmes complets que le pinceau peut suivre fidèlement. Or aucun de ces lambeaux si riches, si éclatans, ne se prête aux conditions de la peinture. Toutes ces citations si éloquentes, qui éblouissent l’imagination, sont condamnées par leur nature même à demeurer sans retour dans le domaine exclusif de la poésie : le pinceau le plus habile ne réussirait pas à les traduire sous une forme vivante, et M. Guizot ne paraît pas s’en douter. Il écrase le lecteur sous une avalanche de vers anglais, et ne paraît pas prévoir l’inutilité absolue de son érudition, du moins pour la peinture. Sans doute il y a dans le Paradis perdu, comme dans la Divine Comédie, de nombreux sujets de tableaux. Sans parler des dessins de Michel-Ange empruntés au poète florentin et que le temps nous a enviés, qu’il me suffise de rappeler l’exemplaire sur vélin conservé à la bibliothèque du Vatican, et dont plusieurs pages sont ornées par la main de Giotto. Milton ne serait pas une source moins féconde qu’Alighieri ; mais il ne faut pas croire que toutes les pensées qui nous ravissent sous la forme poétique nous raviraient sous la forme pittoresque c’est une erreur trop accréditée, qui ne peut enfanter que des tableaux sans valeur. M. Guizot, dans les citations nombreuses qu’il a empruntées à Milton, me semble partager l’ignorance commune, et je m’explique pourquoi il dédaigne le talent de Prudhon.

Six ans plus tard, M. Guizot essayait de traiter une question d’esthétique générale et de marquer « les limites qui séparent et les liens qui unissent la peinture et la sculpture. » Malheureusement dans l’espace de six années le fonds de son érudition ne s’était pas accru. Je retrouve en effet, dans le morceau dont je viens d’indiquer le titre, toutes les idées développées à propos du salon de 1810. La pierre gravée qui représente Prométhée reparaît comme une démonstration décisive, et l’auteur semble heureux de reproduire cet argument. Or, pour l’accepter, il faut n’avoir jamais mis les pieds dans un atelier de sculpture. Tous ceux qui ont vu à l’œuvre David et Pradier savent très bien que.le statuaire, en copiant le modèle, ne se croit pas obligé de construire.le squelette avant d’attacher les muscles. Ce renseignement est si vulgaire, que je m’étonne d’avoir à le rappeler.

Toute l’argumentation de l’auteur sur les affinités et les différences de la peinture et de la sculpture se réduit à cette double formule : la sculpture ne doit exprimer que des attitudes calmes ; la peinture peut exprimer tous les genres d’action. J’avouerai que cette double formule est très loin de me satisfaire. La première partie n’est pas exacte ; quant à la seconde, elle est tellement vague, qu’elle échappe à toute discussion. M. Guizot a beau citer Lessing, Mengs, Emeric David : il n’arrive pas à démontrer que le groupe de Laocoon rentre dans sa définition, Que les trois auteurs de ce groupe si vanté, car chaque figure porte une signature particulière, aient soumis l’expression de la douleur aux lois de l’harmonie linéaire, c’est une vérité hors de doute ; mais il n’est pas moins évident que le grand prêtre et ses deux fils étreints par les anneaux du serpent contredisent la définition de M. Guizot. Lors même que nous ne saurions pas, par le témoignage des historiens, que Pythagore de Rhèges s’était illustré par la représentation de la douleur, l’œuvre d’Agésandre suffirait pour établir que l’antiquité ne s’est pas interdit, dans la statuaire, l’expression des mouvemens violens. Malgré le sacrifice fait à l’harmonie linéaire, la figure de Laocoon se débat sous l’étreinte du reptile. Si, au lieu de consulter les livres, M. Guizot avait consulté les galeries, il n’eût pas commis cette méprise. Personne assurément ne contestera la valeur du groupe placé dans la Tribune de Florence ; or ce groupe représente deux lutteurs. Harmonieux sous quelque aspect qu’on l’envisage, il ne viole aucune des lois de la sculpture, et je défie le plus habile de mettre ce groupe d’accord avec la définition de M. Guizot.

Il serait trop facile de prodiguer les argumens qui renversent cette théorie : qu’il me suffise de citer les métopes du Parthénon et les bas-reliefs de Phigalée ; qui oserait, dans une telle question, récuser l’autorité de Phidias ? Eh bien ! comment l’auteur s’y prendra-t-il pour démontrer que le Combat des Lapithes et des Centaures se compose exclusivement d’attitudes calmes ? Les tympans et la frise du Parthénon lui donneraient raison ; les métopes réfutent victorieusement son assertion. Le Combat des Amazones rapporté de Phigalée, sans appartenir, comme les Lapithes et les Centaures, à l’âge d’or de la sculpture, n’est pourtant pas à dédaigner. Si l’exécution laisse beaucoup à désirer, il faut bien reconnaître que les mouvemens sont généralement vrais, et que l’énergie n’enlève rien à la beauté des lignes. Ainsi la théorie de M. Guizot est battue en brèche par l’histoire.

Quant à la définition de la peinture, elle défie avec le même succès le blâme et l’approbation. Dire en effet que la peinture peut aborder tous les sujets, c’est une vérité trop vraie. Sans doute le champ offert au pinceau est infiniment plus vaste que le champ offert au ciseau ; mais, si l’on néglige d’énumérer les conditions auxquelles la peinture est soumise, on n’enseigne au lecteur rien qu’il ne sache depuis longtemps. Il ne s’agit pas de comparer entre eux les moyens matériels employés par la peinture et la statuaire, de rappeler que le spectateur peut tourner autour d’une statue, tandis qu’un tableau n’offre aux yeux qu’une surface plane. Autant vaut affirmer que l’air et l’eau ne se ressemblent pas : Ce qui importe, c’est de déterminer quels sont les sujets, permis, quels sont les sujets interdits à la peinture, car le pinceau, plus libre sans doute que le ciseau, ne peut cependant pas aborder tous les sujets. S’il lui est donné d’exprimer tous les genres de mouvemens, depuis les plus gracieux jusqu’aux plus violens, il y a dans l’intelligence humaine bien des pensées qu’il ne rendra jamais. Or M. Guizot n’a pas songé à marquer la limite où finit le domaine de la peinture. Tout entier au plaisir de suivre dans ses dernières conséquences sa double définition, il paraît croire que la peinture peut aborder tous les sujets, que la couleur peut lutter avec la parole. C’est à l’histoire qu’il appartient d’éprouver cette théorie, et l’histoire nous répond que la peinture doit parler aux yeux avant de parler à l’esprit. Vainement rappellerait-on qu’Albert Dürer, Poussin et Rubens ont trouvé le moyen de personnifier des idées purement philosophiques ; l’exemple de ces trois grands maîtres ne change rien à la nature des choses. Quand ils ont personnifié des idées purement philosophiques, ils ont toujours pris soin de les transformer avant de nous les offrir. Une fois incarnées dans une figure, dans une action, ces idées appartiennent à la peinture aussi bien qu’à la philosophie ; et, comme toutes les idées ne se prêtent pas à cette incarnation, j’en conclus que le domaine de la peinture n’est pas indéfini. La seconde formule de M. Guizot n’est donc pas plus vraie que la première, car, soumise à l’épreuve de l’histoire, elle s’écroule et se réduit en poussière.

Aussi je ne m’étonne pas qu’ayant à parler de Raphaël, M. Guizot ait gardé les habitudes purement littéraires de son esprit. N’ayant pas vécu dans les ateliers, il n’en connaît ni la langue ni le travail. Il parle de Raphaël comme un homme qui a plus d’une fois feuilleté Vasari et Lanzi, mais qui n’a jamais songé à vérifier par ses yeux les affirmations du biographe et de l’historien. Sans doute Vasari offre une lecture pleine d’intérêt et de profit, sans doute Lanzi a réuni dans un petit nombre de pages une foule de documens précieux il est donc utile de consulter Vasari et Lanzi ; toutefois les renseignemens qu’ils nous fournissent ne sauraient nous dispenser de l’étude des galeries et des ateliers. Il ne suffit pas en effet, pour développer le goût dont le germe peut se trouver dans notre intelligence, de voir, de contempler, d’analyser les œuvres accomplies : il faut encore assister à l’enfantement de la pensée qui veut se traduire par la forme ou la couleur. C’est à cette condition seulement qu’il est permis de comprendre les maîtres de l’art et d’estimer avec impartialité ce qu’ils ont voulu, ce qu’ils ont fait. M. Guizot n’a pas tenu compte de cette nécessité ; aussi, quand il nous parle de Raphaël, nous devinons sans peine que toutes ses paroles sont puisées dans les livres. Il ne dit rien qui révèle la connaissance des galeries et des procédés de l’art. Lors même qu’il ne prendrait pas plaisir à citer les sources où il a puisé, le lecteur le moins pénétrant saurait à quoi s’en tenir sur l’origine de ses pensées. Si M. Guizot n’eût jamais écrit que sur la peinture et sur la statuaire, son nom serait sans doute parfaitement ignoré, car, malgré la sagacité de son esprit, il ne pouvait deviner par la réflexion ce que nos yeux peuvent seuls nous enseigner. Il marchait sur un terrain qui ne lui était pas connu et la souplesse de sa parole ne pouvait masquer son ignorance. Sa passion pour les idées générales ne réussit pas à dissimuler son dédain pour les faits particuliers, sans lesquels il n’y a pas d’idée générale vraiment légitime.

Le portrait de Léon X, la Vierge de Foligno, la Sainte Famille achetée par François Ier ne suggèrent pas à M. Guizot une seule pensée qui lui appartienne. Quand Vasari et Lanzi ne conduisent pas sa plume, c’est l’histoire seule qui la conduit. Ainsi, au lieu de prendre le portrait de Léon X comme une œuvre d’art, il s’évertue à retrouver dans le masque du pape toutes les qualités, bonnes ou mauvaises, que l’histoire lui attribue. Je reconnais volontiers que son érudition est de bon aloi ; je regrette seulement qu’il la prodigue en pure perte. Quel que soit en effet le rôle joué par Léon X, il ne s’agit pas d’apprécier son caractère moral, mais d’estimer l’œuvre de Raphaël ; or c’est ce que M. Guizot n’a pas essayé. Il se contente de rappeler les traits principaux dont se compose la physionomie de Léon X, et ne songe pas un seul instant à se demander en quoi consistent les mérites de cette peinture. Il est bon sans doute de savoir que le modèle qui a posé devant Raphaël unissait au goût des arts le goût des plaisirs ; mais cette notion, très utile en elle-même, ne signifie pas grand’chose lorsqu’il s’agit d’estimer le portrait de Léon X, et pourtant M. Guizot n’a pas quitté le terrain de l’histoire. En parlant de la Vierge de Foligno et de la grande Sainte Famille, il n’avait pas la même ressource. L’érudition historique n’avait rien à démêler avec ces deux tableaux. Les renseignemens fournis par les biographes sont trop peu nombreux pour défrayer la discussion. Saint George et Jeanne d’Aragon sont pour lui des sujets plus fertiles, car il peut appeler à son secours la légende et l’histoire ; mais, il faut bien le dire, le jugement qu’il prononce sur ces deux ouvrages ne relève ni du goût ni de l’analyse.

Je n’ignore pas combien il est difficile de parler dignement de Raphaël. Après les pages sans nombre écrites depuis trois siècles sur un tel sujet, le désir de trouver des paroles nouvelles mène au paradoxe par une pente rapide. M. Guizot ne s’est pas exposé à ce danger : il n’a rien dit qui n’ait été dit plusieurs fois, et je ne le blâmerais pas, s’il eût trouvé moyen de rajeunir par la forme les pensées qui n’étaient pas nées dans son esprit. Malheureusement il s’est contenté de répéter ce qu’il avait lu sans essayer de donner à ses souvenirs un caractère personnel. Signés d’un autre nom que le sien, ses travaux sur la peinture ne mériteraient pas une heure d’attention ; signés de son nom, ils excitent l’étonnement. Je me demande comment il s’est décidé à réimprimer des pages écrites en 1810, en 1816, en 1818, qui ne renferment pas une idée neuve, et qui nous offrent trop souvent des idées fausses. En parcourant ce volume, où les redites coudoient les erreurs, il est impossible de ne pas se rappeler le conseil donné aux poètes par Boileau : il est trop évident que M. Guizot n’a pas d’amis prompts à le censurer. Il croit volontiers que ses moindres idées sont bonnes à recueillir, et ses amis l’encouragent dans cette croyance. Il a foi en lui-même dans le passé comme dans le présent, et ne pense pas qu’il y ait lieu de réviser aujourd’hui, ou même d’annoter les jugemens qu’il a prononcés à l’âge de vingt-trois ans. Satisfait de sa pensée à tous les momens de sa vie, il reproduit avec bonheur ce qu’il a dit dans sa jeunesse, et ne paraît pas se défier de l’opinion publique. S’il eût suivi le conseil de Boileau, il n’aurait pas ressuscité les pages dont je viens de parler, et qui certes ne méritaient pas de revivre. Tâtonnemens d’un esprit élevé qui n’avait pas encore trouvé sa voie, elles pourront à peine intéresser quelques érudits : à coup sûr, elles n’intéresseront pas la foule. Il ne fallait pas les tirer de l’oubli, car elles ne servent qu’à montrer l’inaptitude de M. Guizot pour la discussion esthétique. Une telle preuve était au moins inutile.


II

Dans le domaine purement littéraire, M. Guizot se trouve plus à l’aise. Il est certain que son travail sur Shakespeare est très supérieur à son travail sur Raphaël, et surtout aux considérations générales qu’il a cru pouvoir présenter sur la peinture et la statuaire. Pourtant, dans les pages mêmes qu’il a écrites sur Shakespeare, il abuse parfois de ses connaissances historiques ; je dis qu’il en abuse, et la chose n’est pas difficile à comprendre, car l’usage légitime de ces connaissances consisterait à éclairer la biographie du poète par le tableau rapide des événemens au milieu desquels s’est produit son génie. Or M. Guizot, au lieu d’accepter pour l’histoire ce rôle modeste et sensé, s’attribue le droit d’exposer, à propos de Shakespeare, tout ce qu’il sait du règne d’Elisabeth ; et, comme il a compulsé tous les documens originaux qui nous révèlent cette époque mémorable, cinquante pages ne lui suffisent pas pour nous donner un échantillon de son savoir. Le règne même d’Élisabeth ne saurait contenter son ambition. Avant d’aborder l’Angleterre du XVIe siècle, M. Guizot nous répète avec complaisance tout ce que nous avons lu mainte et mainte fois sur les premiers temps du théâtre grec, sur les origines du théâtre en Europe, sur les mystères du moyen-âge, si bien que, parvenu à la moitié de sa course, il n’a pas encore dit un mot de Shakespeare. Eschyle, Sophocle, Euripide, ont tellement absorbé sa pensée, qu’il semble avoir perdu de vue le poète de Stratford. Il y aurait de l’injustice à ne pas reconnaître que l’auteur, en résumant ses lectures, a trouvé moyen de semer çà et là plusieurs pensées très justes, et qui, pour être estimées selon leur valeur, ne demanderaient qu’à se montrer sous une forme plus précise. Toutefois ces pensées, quelle qu’en soit d’ailleurs la justesse, ont le défaut très grave de pouvoir figurer avec un égal à-propos en tête de tous les travaux qui se rapportent à l’art dramatique. Qu’il s’agisse de Calderon ou de Shakespeare, de Schiller ou de Goethe, de Corneille ou de Racine, ces prolégomènes offriront toujours le même intérêt, c’est-à-dire qu’ils pourront servir de préface à toutes les dissertations de même nature. C’est affirmer assez clairement que ces prolégomènes, en raison du développement qu’ils ont reçu, ne sont qu’un hors-d’œuvre. Concentrées en quelques pages, les vérités que M. Guizot a exposées dans ces prolégomènes nous prépareraient à l’intelligence de Shakespeare ; présentées dans une langue souvent confuse, elles ne réussissent qu’à nous distraire du sujet principal. En lisant tout ce que l’auteur nous raconte sur les origines du théâtre en Europe, nous oublions volontiers qu’il veut nous parler du théâtre anglais, et qu’il a choisi pour thème un des plus grands génies dont s’honore l’humanité. Il est sage sans doute, il est nécessaire d’étudier avec ardeur, de connaître complètement les causes d’un fait éclatant : cependant il faut savoir se contenir dans de justes limites, et présenter le fruit de ses études sans ostentation. Je ne veux pas rappeler la parole de Montesquieu : « Le génie abrége tout parce qu’il embrasse tout. » Cet argument, en effet, n’aura jamais aucune valeur dans la discussion. Le génie est un privilège que personne ne peut invoquer comme un devoir. Je me contenterai de rappeler les lois les plus vulgaires qui président à toute composition. Or personne n’ignore qu’il faut établir une certaine proportion entre les diverses parties d’un raisonnement ou d’un récit : une telle vérité n’a pas besoin d’être démontrée. Cependant M. Guizot paraît à peine l’avoir entrevue. Il parle avec tant de complaisance, je pourrais dire avec tant de bonheur et d’orgueil, des faits qu’il a recueillis sur le théâtre grec, sur le théâtre européen, que le théâtre anglais n’est plus qu’un point dans la discussion. Et lorsqu’il se décide enfin à nous parler de Shakespeare, nous ne lui prêtons plus qu’une attention assez indolente. Ce n’est pas qu’il n’explique, ne loue et ne juge dignement l’auteur d’Hamlet et d’Othello. Non-seulement il le comprend et le commente comme un homme qui depuis long-temps s’est nourri de sa pensée, mais il indique ses mérites et ses défauts avec une rare sagacité. Malheureusement, avant d’aborder le sujet principal de son œuvre, il a promené notre intelligence sur un si grand nombre de sujets, que nous voyons tout au plus dans Shakespeare un corollaire des théorèmes dont nous avons suivi la démonstration. Les prolégomènes généraux qui devaient éclairer une question spéciale ont acquis une telle importance, qu’ils forment par eux-mêmes une œuvre complète, et le lecteur n’attend plus rien lorsqu’il achève la dernière page de cet exorde démesuré.

C’est là sans doute un grave défaut, personne n’oserait le nier ; ce n’est pourtant pas le défaut unique de cette biographie. Je dis biographie, parce qu’il a plu à M. Guizot de baptiser ainsi son travail, bien que rien ne mérite moins une telle dénomination. Non-seulement il n’a établi aucune proportion entre les diverses parties de son œuvre, mais il ne les a soumises à aucun ordre. Une fois en effet qu’il abandonne le terrain de la discussion générale pour étudier l’histoire du théâtre anglais au XIVe siècle, il prend pour méthode le caprice et le hasard. Il entasse pêle-mêle tous ses souvenirs et va de l’anecdote au raisonnement, du raisonnement à l’anecdote, sans prendre aucun souci de l’intelligence et de la patience du lecteur. La logique joue un rôle si modeste dans l’enchaînement de ses pensées, que la plupart des pages n’ont pas de place nécessaire, c’est-à-dire que la seconde ne procède pas de la première ni la troisième de la seconde : en d’autres termes, l’argumentation manque de rigueur. Or une telle méthode, appliquée avec persévérance ou plutôt avec insouciance, ne peut captiver l’attention du lecteur. Et en effet, malgré la nouveauté des documens réunis par M. Guizot, la Vie de Shakespeare fatigue bientôt l’esprit le plus fermement résolu à s’instruire. Les révélations les plus inattendues, qui nous offriraient un vif intérêt, si le rang qui leur est assigné était réglé par la logique, perdent la moitié de leur puissance, grace au caprice de l’auteur. Nous avons beau reconnaître qu’après avoir étudié Rowe, Steevens, Johnson, Malone et Drake, il n’a regretté ni temps ni veilles pour ajouter quelques vérités nouvelles aux vérités laborieusement recueillies par ces esprits ingénieux : la patience ne tarde pas à se lasser, parce que l’auteur se promène au hasard dans le champ de l’érudition, au lieu de marcher d’un pas résolu vers un but déterminé.

Cependant il y a dans ce travail plusieurs parties très recommandables. Ainsi l’auteur explique très bien en quoi consiste le mérite des comédies de Shakespeare. Il montre clairement que ces comédies ne doivent pas être jugées d’après le type consacré en France par le génie de Volière. Ce serait en effet une souveraine injustice de vouloir estimer le Songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira en les comparant aux œuvres de Plaute et de Térence. Les comédies de Shakespeare ne relèvent que de la fantaisie ; il ne faut donc pas leur demander la peinture des mœurs ; ce serait se condamner à méconnaître les qualités précieuses qui les distinguent. La fantaisie peut-elle et doit-elle régir absolument la comédie ? Je ne le pense pas, et mon avis sera sans doute partagé par la majorité des lecteurs. Aristophane, lors même qu’il paraît s’abandonner tout entier à la fantaisie, n’oublie pourtant pas les vices et les ridicules de son temps. Shakespeare, en écrivant ses comédies, ne s’est pas préoccupé un seul instant de la société anglaise du XVIe siècle. Vouloir le juger d’après les principes de notre poétique serait donc tout simplement faire preuve de cécité. Deux hommes ingénieux en Italie et en Allemagne ont marché sur ses traces tout en gardant l’originalité de leur pensée : Carlo Gozzi et Ludwig Tieck, et c’est à eux peut-être que nous devons la pleine intelligence des comédies de Shakespeare. M. Guizot, sans rappeler les travaux de ces deux poètes, a très bien caractérisé le génie comique du poète anglais. Les pages où il traite ce sujet difficile, quoique un peu verbeuses, laissent pourtant dans la mémoire une trace durable et précise. Il est impossible, après les avoir lues, de ne pas se sentir disposé à l’impartialité, et certes ce n’est pas un médiocre service rendu à l’esprit français que de le préparer à l’intelligence du génie comique de Shakespeare, car chez nous, comme chez toutes les nations, la foule condamne volontiers comme extravagant, comme absurde ce qu’elle n’est pas habituée à voir. M. Guizot, sans se prononcer sur le but légitime de la comédie, a défendu les privilèges de la fantaisie avec une grande richesse d’argumens, et lorsqu’il soutenait cette thèse, la foule n’était pas de son côté. Il y a trente ans, la France voyait encore dans la lecture de Shakespeare un danger pour le goût ; elle ne feuilletait ses œuvres qu’avec défiance. M. Guizot, au lieu de s’arrêter à discuter les plaisanteries de Voltaire, a traité franchement la question qui s’offrait à lui : il a montré comment et pourquoi il est possible de plaire et d’amuser sans prendre la réalité pour point de départ. Il est vrai que cette démonstration ne lui appartient pas tout entière ; il est vrai que Wilhelm Schlegel avait déjà indiqué les principaux argumens dont s’est servi M. Guizot. Toutefois nous aurions mauvaise grace à ne pas louer la clarté que l’écrivain français a su mettre dans l’exposition de ces argumens. Il faut bien le reconnaître, la France, malgré le bon sens et la finesse qu’elle a montrés en mainte occasion, n’a pas compris, aussi vite que l’Allemagne, les nations mêmes qui bornent son territoire. L’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, ont été pénétrées, expliquées, commentées au-delà du Rhin long-temps avant qu’on ne s’avisât chez nous de les étudier. M. Guizot, qui, grace à son éducation, savait ce qu’on pensait en Europe, a voulu dessiller les yeux du public français, et, pour accomplir son dessein, n’a rien trouvé de mieux que de nous présenter sous une forme nouvelle les idées exprimées sur le même sujet par Wilhelm Schlegel ; on ne saurait le blâmer, car ces idées, populaires en Allemagne dans toutes les universités, avaient pour nous le mérite de la nouveauté. Quoique Letourneur eût traduit les œuvres ale Shakespeare deux ans avant la mort de Voltaire, le public français ne connaissait guère Ariel et Titania, lorsque M. Guizot entreprit de nous les révéler pleinement. Ainsi, quoi que nous puissions penser de l’ostentation avec laquelle il a prodigué son savoir historique, nous sommes forcés de louer la sagacité de son esprit. Les opinions accréditées aujourd’hui sur le théâtre anglais sont presque toutes puisées dans son travail. Les idées que la foule se passe de main en main comme une monnaie courante, c’est lui qui les a mises en circulation. Peu importe qu’elles appartiennent à Schlegel ; malgré la version française des leçons du professeur allemand, il est probable que Shakespeare serait encore chez nous ignoré ou méconnu du plus grand nombre, si M. Guizot n’eût pris la peine de nous l’expliquer.

Je regrette pourtant que l’auteur de ce travail ingénieux n’ait pas compris la nécessité d’opposer à la fantaisie vagabonde de Shakespeare le génie contemplatif de Molière. Cette comparaison était d’autant plus opportune qu’elle pouvait servir à combattre les paradoxes que Schlegel a mêlés aux plus incontestables vérités. Ni Shakespeare, ni Gozzi, ni Tieck n’ont pu changer la nature de la comédie. Malgré les applaudissemens très légitimes qu’ils ont recueillis, Molière, dans le domaine comique, leur est très supérieur, car il a trouvé moyen de concilier la gaieté avec la peinture de la vie réelle. Or, Wilhelm Schlegel n’avait pas craint de mettre le Roi de Cocagne au-dessus des Femmes savantes, et ce paradoxe méritait une réfutation : discuter la valeur littéraire de Legrand eût été peine perdue, mais il convenait d’opposer au Songe d’une nuit d’été l’École des Femmes ou le Misanthrope. Il n’était pas inutile de montrer que le génie de Shakespeare, malgré sa pénétration et sa fécondité, n’a pourtant pas entrevu la nature de la comédie. Les œuvres qu’il a baptisées de ce nom forment un genre à part, dont la poétique française ne s’est jamais occupée. M. Guizot s’est contente d’indiquer cette distinction ; il eût agi sagement en la développant.

M. Guizot parle des tragédies de Shakespeare avec un discernement que je me plais à reconnaître. Il ne confond pas dans une commune admiration toutes les œuvres qui portent ce nom. Il préfère, et à bon droit, Othello, Hamlet, Roméo, le Roi Lear, Macbeth. C’est une manière victorieuse de prouver qu’il a souvent lu et analysé les tragédies dont il nous entretient. Nous sommes trop souvent condamnés à voir l’admiration prodiguée sans réserve à toutes les pensées, à toutes les intentions de Shakespeare. M. Guizot, qui a long-temps vécu dans le commerce familier de ce poète privilégié, n’oublie jamais pourtant que, dans les couvres mêmes du génie, il faut faire un choix. Il n’est permis qu’aux ignorans de mettre sur la même ligne les idées ébauchées et les idées complètement exprimées. Or Shakespeare, bien qu’il occupe dans l’histoire de la poésie dramatique un des rangs les plus glorieux, n’a pas toujours pris la peine de nous révéler ce qu’il voulait sous une forme précise. C’est pourquoi je sais bon gré à M. Guizot d’avoir fait dans cette riche galerie un triage intelligent et sévère. Tout en reconnaissant les emprunts nombreux du poète de Stratford aux nouvellistes italiens, il a très nettement établi la part qui lui revient. Ouvrez en effet le recueil de Giraldi Cintio, lisez le récit qui a fourni les élémens d’Othello, il est incontestable que le conteur italien nous offre tous les incidens dont Shakespeare a fait usage ; mais quelle prodigieuse différence entre le récit et la tragédie ! Le récit de Giraldi contient sans doute le germe de la tragédie ; mais, pour féconder ce germe enfoui sous un tas de détails vulgaires, il fallait un génie puissant, et c’est ce que M. Guizot a très bien démontré. Entre Shakespeare et Giraldi, il y a toute la différence qui sépare le penseur du conteur. Giraldi indique à peine les caractères et ne prend jamais la peine de les approfondir : Shakespeare nous explique l’ame d’Othello, de Desdemona et d’Iago avec une précision qui ne laisse rien à désirer. Le récit de Giraldi, lu et relu par une intelligence secondaire, ne serait devenu qu’un drame de boulevard : élargi, métamorphosé par le génie de Shakespeare, c’est une des œuvres les plus belles, les plus émouvantes dont la mémoire humaine ait gardé le souvenir. C’est par l’analyse surtout que le poète anglais domine le plus grand nombre des poètes européens. Calderon, malgré l’abondance de ses pensées, demeure bien au-dessous de lui. M. Guizot, sans parler du poète espagnol, a très nettement caractérisé le mérite d’Othello. Toutes ses paroles révèlent la connaissance profonde du sujet qu’il traite. Il est si rare aujourd’hui de rencontrer un écrivain familiarisé avec les matières dont il parle, que nous saluons avec bonheur ceux qui marchent d’un pas ferme sur un terrain connu depuis long-temps. M. Guizot nous inspire pleine confiance ; nous sentons, en l’écoutant, qu’il ne dit rien au hasard. Chacune de ses paroles repose sur un fait contrôlé avec soin, et la confiance qu’il nous inspire ajoute une valeur nouvelle à toutes ses pensées.

Ce que j’ai dit d’Othello, je pourrais le dire avec une égale justesse de Roméo et Juliette. Tous ceux, en effet, qui ont lu le récit de Luigi da Porta savent très bien que la nouvelle italienne, malgré le charme ingénu de plusieurs détails, ne peut se comparer à la tragédie de Shakespeare. Le poète anglais a transformé Luigi da Porta comme il avait transformé Giraldi Cintio. Il a pris dans le conteur le thème de ses paroles, mais ses paroles lui appartiennent tout entières, et personne n’a le droit de les réclamer. Luigi da Porta esquisse à peine les deux figures de Roméo et de Juliette, que Shakespeare a su revêtir d’une grace enchanteresse. M. Guizot ne l’ignore pas et n’a pas eu de peine à le démontrer. Ce qu’il dit d’Hamlet mérite une attention particulière. Hamlet en effet, pour tous les esprits studieux, est à coup sûr l’œuvre la plus savante, la plus profonde qui soit sortie du génie de Shakespeare. Or, ici encore les élémens fournis par l’histoire ont été métamorphosés par l’imagination du poète. Le récit de Saxo Grammaticus nous émeut sans doute ; mais quel abîme entre le récit et la tragédie de Shakespeare ! Saxo Grammaticus raconte les faits, Shakespeare a créé les caractères, et cette création marque sa place parmi les plus grands esprits.

Je regrette que M. Guizot, en parlant du Roi Lear, ait négligé de comparer l’œuvre du poète anglais à l’OEdipe de Sophocle. Il aurait trouvé dans cette comparaison l’occasion toute naturelle de montrer en quoi le génie antique diffère du génie moderne ; il aurait pu insister sur la simplicité qui caractérise le génie grec, et cependant signaler de nombreuses analogies entre le poète d’Athènes et le poète de Stratford. Une telle comparaison n’eût pas été un pur jeu de rhéteur. Muni d’une solide érudition, M. Guizot n’eût pas manqué de la rendre intéressante. Les amis les plus sincères de l’antiquité ne peuvent méconnaître ce qu’il y a de vrai dans la douleur du roi Lear, et je suis sûr que les lecteurs sérieux voient dans Cordelia la digne sœur d’Antigone.

Les drames historiques de Shakespeare, publiés sept ans après sa mort par ses camarades Heminge et Condell sous le nom d’histoires, ont suggéré à M. Guizot des réflexions pleines de justesse. Le critique français ne partage pas l’enthousiasme des critiques anglais pour ces ouvrages si populaires au-delà de la Manche, et je m’associe pleinement à ses réserves. Quelle que soit en effet la puissance déployée par le poète, il est hors de doute que, parmi ces histoires, Richard III peut seul se comparer à ses tragédies. La Vie et la Mort du roi Jean, Henri IV, Henri V, Henri VI, Henri VIII, sont des chroniques dialoguées. Le génie qui éclate dans plusieurs scènes ne suffit pas à racheter l’absence d’unité. C’est le cas de rappeler ce que disait le précepteur d’Alexandre en comparant l’Héracléide à l’Iliade une biographie n’est pas une action. La colère d’Achille offre tous les élémens d’une épopée, tandis que la vie d’Hercule renferme le sujet de plusieurs épopées. Les histoires de Shakespeare ressemblent trop à l’Héracléide, et M. Guizot a très bien fait d’insister sur ce point.

Ce qu’il dit de Richard III, en le comparant à Henri VIII, mérite d’autant plus d’être signalé à l’attention que ces réflexions, bien que présentées en termes généraux et sous forme théorique, renferment la critique anticipée de tout ce qui s’est fait en France depuis vingt ans. Qu’avons-nous vu en effet sur la scène ? Les poètes qui se donnaient pour les disciples et les fils de Shakespeare n’ont guère consulté que ses histoires. Ils ont entassé comme lui incidens sur incidens sans se donner la peine de les relier, de les étreindre dans un nœud vigoureux. Ils ont mis l’unité d’action sur la même ligne que l’unité de temps et l’unité de lieu. Leurs œuvres peuvent se comparer à la lanterne magique ; ils n’ont qu’un but : exciter la curiosité. M. Guizot montre clairement que Shakespeare, en écrivant ses histoires, suivait le goût de la foule plutôt que son goût personnel, et n’a donné la mesure complète de son génie que dans ses œuvres tragiques. Les poètes qui ont écrit pour la scène française depuis vingt ans paraissent ignorer cette vérité. Ils substituent avec une obstination acharnée la succession des événemens au développement des caractères, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas l’intervalle immense qui sépare Richard III de Henri VIII. Si je ne craignais pas de leur donner un conseil inutile, je leur dirais de lire et de méditer les paroles de M. Guizot. Ils trouveraient dans les pages consacrées à Richard III le secret de leur impuissance et de l’oubli qui proteste aujourd’hui contre les fanfares prodiguées à leurs ébauches. Le talent ne leur a pas manqué : ils ont revêtu de formes éclatantes des sentimens qui ne sont pas dépourvus de vérité, ils ont assoupli le langage et dégagé l’alexandrin des entraves inventées par le XVIIe siècle ; mais ils n’ont pas compris que le théâtre vit d’action et non d’événemens. L’action se prête au développement des caractères, tandis que les événemens les dévorent et les engloutissent. La comparaison de Richard III et de Henri VIII établit sans réplique la légitimité de cette affirmation. C’est pourquoi je ne saurais recommander trop vivement les pages où M. Guizot discute cette question. Il n’y a pas une de ses paroles qui ne s’applique avec une précision mathématique aux œuvres écrites pour la scène française dans les dernières années de la restauration et dans les premières années de la royauté nouvelle. Si Richard III est la seule histoire de Shakespeare qui puisse se comparer à ses tragédies, c’est que Richard III est le pivot de l’action, tandis que Henri IV, Henri V, Henri VI, baptisent l’action sans la conduire. Henri VIII, malgré l’énergie de son caractère, ne régit pas l’action tout entière ; les événemens, dans la pièce qui porte son nom, tiennent trop de place pour que sa pensée se développe librement. M. Guizot a si nettement marqué la limite qui sépare les événemens de l’action, que je renvoie à la lecture de son travail les poètes de notre temps. En étudiant ces pages nourries de faits et d’argumens vigoureux, ils comprendront pourquoi leurs œuvres applaudies d’abord avec tant d’empressement sont aujourd’hui oubliées et ne reparaissent que pour exciter l’indifférence.

Lors même que les pages de M. Guizot ne posséderaient pas d’autre mérite, il faudrait encore les recommander, car il n’est pas sans intérêt de voir les aberrations de l’imagination française condamnées par l’analyse des œuvres de Shakespeare. Les poètes qui se donnent chez nous pour les régénérateurs de la scène prétendent suivre les leçons du poète de Stratford. Or M. Guizot, qui a long-temps vécu dans la familiarité de ce puissant génie, démontre avec la dernière évidence que ses tragédies sont très supérieures à ses histoires. Et comment le démontre-t-il ? En rappelant que, dans tout poème dramatique, le personnage principal doit servir de pivot à l’action. Hamlet, Othello, Macbeth, Roméo, le Roi Lear, satisfont pleinement à cette condition, tandis que les drames empruntés à l’histoire d’Angleterre n’en tiennent aucun compte ; Richard III fait seul exception. Les pages de M. Guizot sont donc une lecture pleine de profit. Tout ce qui s’est dit depuis vingt ans sur la poétique dramatique se trouve confirmé, ou plutôt se trouve prévu dans l’analyse des œuvres de Shakespeare. Jamais, je crois, l’unité d’action n’a été mieux défendue, jamais la curiosité excitée par l’entassement des événemens n’a été condamnée plus sévèrement. Toutes les extravagances, toutes les puérilités qui ont excité tour à tour le rire et la colère des hommes de goût sont désignées d’avance à la réprobation par le biographe de Shakespeare. Malheureusement ces vérités si évidentes, si utiles, sont exprimées dans un langage qui fatigue trop souvent l’attention : il semble que l’auteur prenne à tâche d’amoindrir l’intérêt que méritent ses pensées. Au lieu de chercher pour elles des images vivantes qui nous charment et nous captivent, il s’obstine à prodiguer les termes les plus prosaïques. En nous parlant de poésie, il ne trouve pas une parole poétique ; il oublie constamment que la critique, pour ne pas lasser l’attention, doit emprunter ses pensées à la philosophie, son langage à la poésie. Content d’avoir raison, il ne prend pas la peine de persuader. Il traite le lecteur avec un dédain superbe, et s’adresse à l’intelligence sans jamais essayer de séduire l’imagination. C’est une méthode que je ne saurais approuver. Le travail de M. Guizot sur Shakespeare vaudrait deux fois ce qu’il vaut, si l’auteur savait revêtir sa pensée d’une forme poétique. Quant aux détails qu’il a prodigués sans mesure, il est évident qu’ils nuisent à la vérité même. Il eût mieux fait de restreindre le champ de ses investigations. La richesse de son savoir l’entraîne trop souvent au-delà des limites naturelles de son sujet ; il oublie volontiers la biographie pour l’histoire, et, quel que soit le plaisir avec lequel nous le suivons dans ce voyage à travers le passé, il nous arrive de souhaiter un guide moins savant, qui nous conduise plus vite au but marqué. Excellent sous le rapport historique, écrit dans un langage inanimé, ce travail n’a pas porté les fruits qu’il devait porter. Je ne m’en étonne pas, et ce que j’ai dit me dispense de toute explication : il faut en effet un certain courage pour suivre le développement des principes les plus vrais, lorsqu’ils sont exprimés en termes glacés.


III

M. Guizot s’est essayé dans le champ de la philosophie. Les pages qu’il a écrites sur l’immortalité de l’ame semblent tracées par la plume d’un solitaire qui n’aurait jamais feuilleté un seul des livres écrits sur cette matière. L’auteur dogmatise avec emphase et ne réussit à prouver qu’une seule chose, c’est qu’il ignore la pensée des hommes qui l’ont précédé et n’a pas lui-même d’opinion parfaitement arrêtée sur le sujet qu’il a entrepris de traiter. Ces pages nous offrent à coup sûr une des lectures les plus stériles qui se puissent imaginer. Qu’enseigne-t-il en effet ? Il ne connaît pas et ne peut rappeler l’opinion des philosophes sur cette question délicate, et pourtant il prétend opposer les idées scientifiques aux idées populaires ; mais il est trop visible qu’il marche à tâtons dans une route mystérieuse et imprévue. Plein de confiance dans sa pénétration, il s’est donné pour mission de deviner à la fois les idées populaires et les idées scientifiques. Aussi je ne m’étonne pas de son double échec : il n’a pas étudié les instincts de la foule et ne saurait les analyser ; quant à la philosophie proprement dite, il ne la connaît guère que par les conversations de M. Stapfer, et, comme M. Stapfer n’a jamais porté son attention d’une manière spéciale que sur la philosophie allemande, il est tout simple que M. Guizot ne soit versé ni dans la philosophie orientale, ni dans la philosophie grecque, ni dans la philosophie du moyen-âge. Arrivé à l’analyse des idées qu’il lui plaît d’appeler scientifiques, il se montre encore plus incertain, il hésite plus souvent encore que dans l’analyse des idées populaires : il prétend tirer tout de lui-même et ne prend pas la peine de feuilleter les livres où se trouvent exposés les systèmes qu’il veut juger. C’est une présomption singulière dans l’esprit d’un homme qui a franchi la jeunesse. M. Guizot a voulu voir s’il savait la philosophie, et nous a très bien prouvé qu’il l’ignore. Les pensées qu’il a réunies sur l’immortalité de l’ame ne relèvent, à proprement parler, ni des sentimens instinctifs de la foule, ni des théories conçues par la philosophie : c’est une collection de lieux-communs qui n’apprennent rien aux hommes habitués à la réflexion et qui ne suscitent aucune pensée inattendue dans l’ame des lecteurs étrangers à la science, — c’est-à-dire que ces pages sont parfaitement inutiles. Il faut croire pourtant qu’il ne s’est rencontré personne d’assez franc pour dire à M. Guizot qu’il jouait sa renommée en parlant de philosophie, car dix ans plus tard, lorsqu’il entrait à l’Académie française, ayant à louer son prédécesseur selon l’usage traditionnel, il a prouvé qu’il avait à peine feuilleté les œuvres de M. de Tracy et qu’il ne connaissait pas l’histoire de la philosophie française au XVIIIe siècle. Il a mis sur le compte d’Helvétius et de Condillac les opinions de Hume et de Berkley, comme s’il eût parlé devant des auditeurs incapables de redresser ses bévues. Or, si la foule a écouté avec indifférence ses affirmations téméraires, les esprits studieux qui, avant de traiter un sujet quelconque, prennent la peine d’en sonder les difficultés n’ont pu voir sans étonnement confondre dans un même anathème les doctrines sensualistes qui nient l’existence de l’ame, et le scepticisme qui va jusqu’à nier l’existence du monde extérieur. L’éloge de M. de Tracy dans la bouche de M. Guizot présentait quelque chose d’étrange. Le panégyriste ne connaissait pas le héros qu’il voulait louer. Ses pages sur l’immortalité de l’ame peuvent servir de préface au discours prononcé à l’Académie. J’y retrouve, en effet, le même dédain pour les enseignemens de l’histoire, et j’ajouterai le même dédain pour l’intelligence de la foule. M. Guizot oublie que la foule ne se compose pas exclusivement d’esprits ignorans, et que parmi ceux qui écoutent et qui lisent sa parole il se trouve plus d’un juge familiarisé avec les questions qu’il traite si lestement. Pour ma part, je ne comprends pas qu’un homme qui a passé la meilleure partie de sa vie au milieu des livres s’abuse à ce point sur la crédulité de son auditoire ou de ses lecteurs. Je ne comprends pas que M. Guizot parle de l’immortalité de l’ame et de la philosophie française au XVIIIe siècle comme si personne n’avait encore étudié ces questions. Il est bon sans doute d’avoir foi en soi-même, car, sans la foi en soi-même, il serait impossible d’affronter l’indifférence ou le rire de la foule ; mais il ne faut jamais oublier que le savoir n’est le patrimoine et le privilège de personne.

Qu’il nous entretienne des doctrines de la philosophie sur l’immortalité de l’ame ou des théories françaises sur l’origine et le développement des idées, il étale avec ostentation le même dédain pour ses lecteurs et pour son auditoire. Qu’arrive-t-il ? Son incapacité, qui échappe à la foule, frappe les yeux des hommes qui ont vécu dans le commerce des philosophes, et la forme dogmatique de toutes ses pensées ajoute encore à leur surprise. Ils se demandent comment un esprit droit, qui a fait de la méditation sa plus constante, sa plus chère habitude, peut s’aveugler au point d’ignorer qu’il ignore la solution et jusqu’aux termes des questions philosophiques. Ils se demandent comment il n’a pas compris que la seule manière aujourd’hui, je ne dis pas de rajeunir, mais de traiter ces questions éternelles, inévitables, est de montrer l’impuissance de la physiologie à les résoudre. Si la physiologie, en effet, nous enseigne les fonctions de presque tous nos organes, elle ne sait rien nous dire touchant la formation de nos idées. Or, si les organes n’expliquent pas la pensée, pourquoi la pensée ne survivrait-elle pas à la division de la matière qui forme les organes ? Le rôle de la philosophie commence où finit le rôle de la physiologie. Nos organes, étudiés dans leurs formes et dans leurs fonctions, ne nous apprennent rien sur l’origine de nos connaissances ; pourquoi donc la faculté de savoir, d’imaginer, de conclure, serait-elle liée à la durée de nos organes ? Pourquoi n’existerait-elle pas par elle-même après la disgrégation de la matière ? Puisque la combinaison des élémens dont nos organes se composent n’explique pas la faculté de penser, pourquoi la dispersion de ces élémens s’opposerait-elle à la permanence de cette faculté ? Placées sur ce terrain, la physiologie et la philosophie peuvent se comprendre et se compléter mutuellement ; M. Guizot, en nous parlant de l’immortalité de l’ame, ne s’est inquiété ni de la physiologie, ni de la philosophie.


IV

Toutefois il serait injuste d’estimer la valeur intellectuelle de M. Guizot d’après les œuvres que je viens d’analyser. Ni les beaux-arts, ni la littérature, ni la philosophie n’étaient sa véritable vocation. C’est d’après ses travaux historiques, d’après l’Histoire de la Révolution anglaise, de la Civilisation européenne et de la Civilisation française, que nous devons le juger. Bien conseillé, il eût sans doute laissé dans l’ombre et dans l’oubli les pensées qu’il avait ébauchées sur les arts du dessin, sur la littérature, sur la philosophie, et qui n’appelleraient l’attention de personne, si elles n’étaient pas signées de son nom. Quand il s’agit de savoir ce qu’il représente dans le mouvement de l’esprit, français, de mesurer ce qu’il a fait pour le développement de la vérité, ses travaux historiques doivent seuls nous servir de guides. Or ces travaux se divisent en quatre parties bien distinctes : l’Histoire des Origines du Gouvernement représentatif en Europe, l’Histoire de la Révolution d’Angleterre, l’Histoire de la Civilisation européenne, et enfin l’Histoire de la Civilisation française. Le premier de ces livres, malgré le nombre et le choix des documens qu’il offre à notre attention, ne suffirait pas pour fonder la renommée de l’auteur, car ces documens, triés d’ailleurs avec un soin scrupuleux, sont présentés sous une forme trop sèche pour prendre rang parmi les travaux historiques vraiment dignes de ce nom. Aussi ne prendrai-je pas la peine de les analyser. Je reconnais volontiers qu’il a fallu, pour réunir ces documens, une érudition rare ; cependant je croirais me rendre coupable d’injustice en estimant la valeur scientifique de M. Guizot d’après son Histoire des Origines du Gouvernement représentatif, car ce livre, à proprement parler, n’est guère qu’un memorandum, un ensemble de matériaux pour un livre qui n’est pas fait. Pour savoir vraiment la place que M. Guizot occupera dans le développement intellectuel de la France, il faut absolument l’étudier dans les trois ouvrages que j’ai nommés : la Révolution anglaise, la Civilisation européenne et la Civilisation française.

L’Histoire de la Révolution anglaise est un travail vraiment original. M. Guizot s’y était préparé de longue main par la publication des mémoires relatifs à la révolution ; il avait traduit et analysé tous les documens qui se rapportent à ce sujet important : aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il ait abordé ce thème difficile avec une complète sécurité, car il possédait magistralement tous les élémens qu’il devait mettre en œuvre. La préface seule qui précède son Histoire de la Révolution anglaise suffirait à montrer qu’il n’ignore aucune des parties de son sujet. Il a très nettement défini le caractère général de cette révolution : répondant aux détracteurs et aux admirateurs, il a marqué très clairement la place qu’elle tient dans l’histoire de l’humanité. Il a prouvé sans réplique, il a démontré avec une évidence victorieuse qu’elle ne saurait se confondre avec la révolution française. Familiarisé depuis long-temps avec tous les momens de la biographie humaine, il n’a pas eu de peine à prouver que la révolution anglaise et la révolution française, accomplie cent quarante ans plus tard, sont deux événemens profondément distincts. La révolution anglaise est venue cent vingt-neuf ans après la citation de Luther devant la diète de Worms, et je prends ici la décapitation de Charles Ier comme terme suprême de la révolution, — c’est-à-dire que la révolution anglaise s’est accomplie au nom de la réforme religieuse. Cette révolution voulait introduire dans l’ordre politique la liberté que Luther avait proclamée dans l’ordre religieux. Il n’est permis qu’aux ignorans, et malheureusement le nombre en est encore bien grand malgré l’invention de l’imprimerie, de considérer la révolution anglaise comme un accident inattendu, comme un désastre imprévu qui a bouleversé l’ordre entier de la société. Tous ceux qui ont suivi d’un œil attentif le développement de la race bretonne depuis la conquête romaine jusqu’à la conquête normande, depuis la royauté normande jusqu’à l’avènement des Stuarts, tous ceux qui connaissent les événemens accomplis depuis le débarquement de Guillaume-le-Bâtard jusqu’à la grande charte jurée par le roi Jean, c’est-à-dire de 1066 jusqu’à 1215, tous ceux qui ont étudié l’histoire des Tudors, savent très bien que la révolution anglaise n’est pas un fait inattendu. Non-seulement elle était facile à prévoir, mais il était impossible de la prévenir. La révolution qui s’était opérée dans l’ordre religieux ne pouvait pas manquer de s’opérer dans l’ordre politique. C’est ce que M. Guizot a parfaitement montré. Bien que Henri VIII fût à coup sûr un interprète très infidèle de Luther, il était impossible que la liberté de conscience, proclamée même par un roi, ne se traduisît pas tôt ou tard en liberté politique. Reste à savoir pourquoi cette transformation, cette traduction s’est accomplie en Angleterre plus tôt qu’en France. M. Guizot pose et résout franchement cette question. Il montre aux plus incrédules que la France ne possédait au XVIIe siècle rien de pareil à la charte jurée en 1215, et les preuves qu’il fournit sont tellement abondantes, tellement multipliées, tellement victorieuses, que les théoriciens les plus entêtés sont forcés de courber la tête. Au point de vue de la nécessité, la démonstration ne laisse rien à désirer. Ce qui s’est accompli en Angleterre de 1625 à 1649, était préparé de longue main, et pour s’étonner de la défaite de Charles Ier, il faut ignorer complètement l’histoire de la nation anglaise. M. Guizot a porté dans l’exposition du sujet qu’il voulait traiter une lucidité qui réunira tous les suffrages. Il ne laisse en effet aucune objection sans réplique. Il marche résolûment au-devant de toutes les difficultés. Maître de son sujet, il en connaît tous les écueils et tous les dangers ; il les signale et les évite avec une sécurité, une habileté qui montrent en lui un pilote consommé. Son dessein est de prouver que la révolution française, fille de la révolution anglaise, ne s’est pas accomplie sous l’empire des mêmes causes, et la thèse qu’il soutient est tellement excellente, qu’il n’a pas grand’peine à prodiguer l’évidence.

En effet, si la liberté religieuse a joué un rôle considérable dans la révolution anglaise, il est permis d’affirmer qu’elle a joué un rôle très modeste dans la révolution française, ou que du moins elle avait changé de nom, quand elle a décidé la convocation des états-généraux, car en 1789 c’est-à-dire cent quarante ans après la mort de Charles Ier, il ne s’agissait plus en France de savoir si Luther avait raison contre saint Jérôme, mais bien de savoir si la philosophie avait le droit de se poser en face de l’église. La question, comme on le voit, s’était singulièrement élargie. Aussi M. Guizot n’hésite pas à déclarer que la révolution anglaise n’a été qu’une révolution politique, complément nécessaire, complément inévitable d’une révolution religieuse, tandis que la révolution française, conséquence logique d’une révolution philosophique, a dû nécessairement revêtir un caractère social. Il y a dans les argumens employés par M. Guizot une telle évidence, je dirai même une telle splendeur, que je recommande la préface de son histoire comme une des manifestations les plus éclatantes de la raison humaine. Tout ce que le bon sens, tout ce que l’érudition pouvait suggérer, il l’a développé avec une rare intelligence, et je crois impossible de conserver l’ombre d’un doute après avoir lu l’exposition de sa pensée. Ses argumens sont empreints d’une telle sincérité, les faits qu’il allègue sont triés avec tant de discernement, qu’il est bien difficile de ne pas accepter son opinion comme souverainement vraie. Étant donné le développement politique de l’Angleterre, il était nécessaire que la révolution anglaise précédât de cent quarante ans la révolution française. Il n’y a là rien de fortuit, rien de capricieux ; c’est la marche naturelle des choses. En même temps, en effet, que la royauté achevait sur le continent la défaite de l’aristocratie, elle proclamait dans la Grande-Bretagne l’abaissement de la papauté. Il fallait donc bon gré, malgré, que l’abaissement de la papauté portât ses fruits dans l’ordre politique. La France, au XVIIe siècle, n’était pas mûre pour une telle insurrection, je veux dire pour une telle émancipation. L’autorité de Louis XIV ne pouvait être contestée à l’époque où la domination de la cour romaine rencontrait de si tièdes résistances, car il ne faut pas oublier que, si la mort de Charles Ier a précédé de trente-trois ans la déclaration des libertés de l’église gallicane, trois ans après cette déclaration le roi prononçait la révocation de l’édit de Nantes. Il y a dans le simple rapprochement de ces trois dates une éloquence que les plus habiles argumens ne sauraient réfuter. Cette vérité si facile à saisir, M. Guizot a su l’entourer d’une évidence lumineuse, et personne, je crois, après avoir suivi le développement de sa pensée, ne pourra persister à voir dans la révolution anglaise une catastrophe infligée à l’humanité par la colère divine comme une juste expiation de ses fautes. Il faut y chercher tout simplement le développement logique des idées qui s’étaient produites depuis la charte jurée par le roi Jean.

J’insiste à dessein sur l’argumentation de M. Guizot, parce qu’il se rencontre aujourd’hui dans la foule illettrée deux classes de lecteurs dont l’autorité scientifique est nulle, et qui pourtant jouent un rôle désastreux dans la formation de l’opinion publique. Les uns condamnent sans pitié la révolution anglaise, comme ils condamnent l’invasion d’Attila, avec la même ignorance et la même sécurité, et la flétrissent comme un crime sans excuse ; les autres la glorifient comme un effort surhumain, comme une action héroïque, comme une action que le passé ne permettait pas de prévoir. M. Guizot, avec une sagacité rare, remet l’enthousiasme et l’anathème à la place qui leur appartient. À l’anathème il répond : Que signifie cette colère ? Ignorez-vous donc que, depuis le roi Jean jusqu’à Henri VIII, l’élément démocratique s’est développé en Angleterre sans halte, sans relâche ? Ignorez-vous donc que, sous les Tudors, les communes ont acquis un ascendant qui, sous les Stuarts, ne pouvait manquer de maîtriser l’autorité royale ? ignorez-vous donc que la charte de 1215, confirmée, remaniée, élargie du XIII au XVIIe siècle, devait tôt ou tard mettre en échec l’autorité royale ? Aux admirateurs de la révolution anglaise, à ceux qui voient dans cet événement mémorable un fait inattendu, une manifestation imprévue de l’énergie humaine, il répond : Croyez-vous donc que ce fait si légitime soit sans raison dans le passé ? Croyez-vous donc que la défaite de la royauté soit un échec sans cause ? Remontez le cours des siècles ; comptez les remontrances des barons à la royauté, comptez les transactions de l’autorité royale et de l’aristocratie, et vous comprendrez que la défaite de Charles Ier était préparée depuis long-temps quand les prédications de Luther sont venues offrir une chance nouvelle au triomphe de la démocratie. Sans l’assistance de la liberté religieuse proclamée à Wittenberg en 1517 et citée à la barre de la diète de Worms en 1520 par la puissance impériale, la liberté politique ne pouvait manquer d’amoindrir, d’énerver et de terrasser l’autorité royale en Angleterre. Luther, en fournissant à Henri VIII l’occasion de secouer l’autorité papale, n’a fait que hâter le triomphe de la cause démocratique. — Tous ceux qui ont feuilleté les documens historiques ne conservent aucun doute à cet égard. M. Guizot, qui sait à quoi s’en tenir sur l’érudition de la foule, a réuni dans un cadre facile à embrasser toutes les preuves que la foule ignore. C’est un service qu’il a rendu, au bon sens, à la vérité, et dont nous devons le remercier. Il ne faut jamais négliger d’exprimer sa reconnaissance aux hommes qui nous présentent, sous une forme claire et lumineuse, le fruit de leurs études persévérantes. M. Guizot a restitué à la révolution anglaise la place qui lui appartient dans l’histoire, ou, pour parler plus nettement, dans le développement de la raison humaine. C’est un titre assez glorieux pour que je me plaise à le constater. L’auteur n’eût-il pas rendu d’autre service à la science, sa place serait encore marquée au premier rang.

Ainsi la révolution anglaise ne peut se confondre avec la révolution française. Non-seulement elle s’est accomplie cent quarante ans plus tôt, mais elle ne se proposait pas le même but et ne s’est pas accomplie dans les mêmes conditions. M. Guizot, avec une sagacité qui révèle chez lui la connaissance approfondie de toute la vie intérieure de la Grande-Bretagne, nous a montré que ce fait si grave n’avait rien d’inattendu et nous a prouvé que la religion n’avait pas dans cette tragédie un rôle moins important que la politique. Et quand je parle de religion et de politique, je n’entends pas désigner seulement les théories qui embrassent la nature divine, les relations de l’homme et de Dieu, la destination et le gouvernement des sociétés : je veux désigner surtout les passions des partis qui traduisent dans le monde extérieur les théories religieuses et politiques. C’est la seule manière, en effet, de comprendre l’histoire, car les révolutions les plus légitimes ne se font pas en vertu des idées pures. Il faut que les passions viennent au secours de la vérité. M. Guizot ne s’est pas contenté de le comprendre ; il nous l’a expliqué avec une lucidité qui ne laisse rien à désirer. Je regrette seulement qu’il n’ait pas mis plus de vivacité dans le dessin des caractères. Ayant en main tous les élémens de la vérité, il s’en est servi avec trop de réserve et d’avarice. Puisqu’il connaît si bien le pédantisme de Jacques Ier, la frivolité fastueuse de Buckingham, pourquoi s’est-il abstenu de nous révéler tout entiers ces deux personnages ? Sa pensée, très vraie en elle-même, justifiée par des documens authentiques, serait encore plus vraie pour la foule, s’il eût pris la peine d’ajouter à l’évidence de la démonstration le charme du récit et des anecdotes : non pas que je conseille à l’historien de sacrifier la raison à l’imagination ; mais il est toujours utile de revêtir la vérité des formes de la vie, et je ne comprends pas que M. Guizot ait négligé cette condition si importante de l’histoire.

Le duc de Buckingham, si étourdi, si présomptueux, si hautain, plus encore que Jacques Ier demandait un portrait tracé d’une main sûre, car si la tête de Charles Ier est tombé sous la hache, c’est sur le duc de Buckingham que doit retomber le sang du roi. Jamais courtisan n’a joué plus follement le sort de son maître et de son pays ; jamais favori n’a traité avec un dédain plus superbe, une insouciance plus insultante, les intérêts publics. Je ne réussis pas à deviner pourquoi l’auteur, qui possède à merveille et connaît de longue main tous les faits qui ont rendu la révolution anglaise inévitable, qui a vécu dans la familiarité de tous les personnages de ce drame mémorable, s’est abstenu de les peindre et d’offrir à notre attention tous les traits caractéristiques recueillis par l’histoire. S’abstenir en pareil cas n’est pas faire preuve de sobriété, mais d’inhabileté. Le duc de Buckingham ne devait pas être esquissé en quelques lignes, mais dessiné avec un soin particulier. Ce personnage singulier nous explique en effet toute la conduite de Charles Ier. Le roi, qui a payé de sa tête son aveugle obstination, n’était dans les mains de son favori qu’une marionnette impuissante M. Guizot le sait aussi bien et mieux que nous ; pourquoi donc s’est-il contenté de l’indiquer, au lieu de prodiguer les preuves sur lesquelles repose sa conviction ? Un homme qui a brouillé l’Angleterre avec l’Espagne parce qu’il n’avait pas réussi à la cour de Madrid, qui voulait mettre la France aux prises avec l’Angleterre pour punir Richelieu de sa clairvoyance, et verser le sang de deux nations pour triompher d’Anne d’Autriche, méritait bien un portrait. Je suis d’autant plus étonné de la réserve avec laquelle M. Guizot a traité cette partie si importante de son sujet, qu’avant d’aborder l’histoire de la révolution anglaise, il avait traduit et annoté tous les documens qui se rapportent aux années comprises entre 1625 et 1688. Il pouvait puiser à pleines mains dans cette moisson si abondante et si laborieusement amassée. En ménageant si résolûment le trésor qu’il possédait, il n’a fait preuve ni de goût ni de hardiesse. Maître de son sujet, connaissant depuis long-temps tous les écueils qu’il devait rencontrer sur sa route, il n’avait pas à craindre la tentation des lieux-communs si généreusement prodigués par les esprits vulgaires, si follement applaudis par la foule ignorante. La profondeur de son savoir, la netteté de ses souvenirs, la multitude des preuves qu’il avait réunies, le mettaient à l’abri d’un tel danger. Les lieux-communs ne peuvent séduire que les rhéteurs, et les esprits sérieux, nourris d’études fortes et persévérantes, trouvent en eux-mêmes de quoi résister à ces puérils allèchemens. Quand on a respiré l’air du passé, quand on a conversé avec les générations évanouies, on ne doit redouter ni le paradoxe, ni la banalité. Le spectacle toujours présent des événemens accomplis ne permet pas au pinceau de s’égarer. Je crois donc que M. Guizot s’est trompé en négligeant de tracer le portrait complet de Buckingham. ; cette tâche, fidèlement achevée, eût rendu plus facile la tâche qu’il avait entreprise : le favori nous eût expliqué le roi. La méthode qu’il a suivie, plus austère et plus séduisante peut-être pour un esprit habitué à dogmatiser, ne pouvait manquer de rebuter le plus grand nombre des lecteurs, et c’est en effet ce qui est arrivé. Dès les premières pages, chacun devine qu’il s’agit plutôt de l’exposition que du récit de la révolution anglaise. Comme la part faite à l’imagination est mesurée d’une main avare, comme l’auteur s’adresse à la seule raison, bien peu de lecteurs se résolvent à le suivre sans broncher, sans détourner la tête. Pour entraîner la foule sur ses pas, il n’avait qu’à nous montrer des hommes au lieu de nous montrer des idées. Il ne l’a pas voulu et porte la peine de sa faute.

Cependant j’aurais mauvaise grace à ne pas reconnaître que M. Guizot, malgré les lacunes que je signale, a su renouveler l’histoire de la révolution anglaise, sinon par la vivacité des portraits, par la rapidité du récit, du moins par la profondeur et la lucidité de l’analyse. Aucun des livres publiés en Angleterre sur le même sujet n’explique aussi clairement les desseins et les espérances des partis. Sous ce rapport, l’ouvrage de l’historien français mérite les plus grands éloges. M. Guizot a très bien montré que derrière chaque parti politique se trouvait un parti religieux, et que la réforme de l’état était liée très étroitement à la réforme de l’église. Ainsi le parti légal, qui croyait trouver dans l’application loyale et complète des lois promulguées par les prédécesseurs de Charles Ier la ruine des abus, qui ne songeait pas à fonder une société nouvelle sur l’anéantissement du passé, avait derrière lui le parti épiscopal, c’est-à-dire un parti qui, tout en blâmant l’autorité, la puissance exagérée des évêques, ne voulait pas cependant abolir l’œuvre de Henri VIII. Il est facile, en effet, de saisir la concordance parfaite du parti légal et du parti épiscopal. Le parti révolutionnaire, qui ne voyait pas dans les lois sanctionnées par la monarchie un remède aux maux qu’il voulait guérir et demandait aux communes des lois nouvelles, avait derrière lui le parti presbytérien, qui voulait substituer au gouvernement épiscopal de l’église un système hiérarchique d’assemblées coordonnées entre elles comme les rouages d’une vaste machine. Et en effet le parti révolutionnaire, tout en voulant réformer l’état, ne songeait pourtant pas à renverser la royauté. Sans doute il se proposait de modifier profondément la monarchie et les relations du pouvoir exécutif et du pouvoir parlementaire ; mais il ne rêvait pas la destruction de la monarchie. Le parti presbytérien professait en matière religieuse des principes analogues. Tout en substituant le gouvernement des assemblées au gouvernement épiscopal, il ne voulait cependant pas toucher aux dogmes de la foi anglicane. Ainsi les presbytériens et les révolutionnaires nourrissaient les mêmes espérances, caressaient les mêmes illusions. Enfin le parti républicain dans l’ordre politique avait derrière lui le parti républicain dans l’ordre religieux. Les hommes qui n’avaient pas foi dans les promesses de la monarchie devaient naturellement choisir pour alliés les hommes qui, n’ayant foi ni dans l’autorité épiscopale, ni dans l’autorité des synodes, ne voyaient de salut pour l’église que dans le pouvoir des élus suscités par Dieu. Le parti républicain politique et le parti républicain religieux marchaient du même pas vers un but commun ; ils se défiaient du passé et voulaient fonder l’avenir sur la ruine du présent. Ainsi rien n’est plus facile à comprendre que l’union de ces deux partis.

M. Guizot, dans la division et la décomposition des idées et des passions qui se sont partagé la conduite de la révolution anglaise, a montré une sûreté de jugement, une pénétration, une finesse, qui feraient honneur aux historiens les plus éminens. Malheureusement, sa pénétration a quelque chose d’impersonnel : il devine avec une sagacité rare les causes lointaines, les conséquences nécessaires et les conséquences probables de chaque événement ; mais il ne paraît pas prendre part aux choses qu’il raconte, il ne s’associe ni aux espérances, ni à la colère des hommes qu’il met en scène. On dirait qu’il n’appartient pas à la race des acteurs qui ont figuré dans ce drame sanglant. Il signale avec une froide impartialité les fautes du parti légal épiscopal, du parti révolutionnaire presbytérien, du parti républicain politique et religieux, et ne témoigne ni joie ni tristesse en présence des événemens accomplis. C’est une noble faculté sans doute que l’impartialité ; mais il ne faut pourtant pas qu’elle réduise en cendres toute sympathie. Or M. Guizot, en exposant les diverses péripéties de la révolution anglaise, ne laisse pas deviner la moindre émotion. Quoique le sentiment moral soit chez lui très développé, il ne se trahit jamais qu’en maximes inanimées. Le triomphe ou la défaite du droit, la victoire ou la répression de l’injustice, ne lui arrachent jamais une parole d’enthousiasme ou d’affliction. Pour les esprits sérieux qui prennent en pitié toutes les émotions, c’est peut-être un mérite. Quant à moi, je ne saurais partager leur admiration pour cette sagacité austère qui ne voit dans les événemens humains qu’une partie d’échecs, et condamne ou absout la conduite des personnages comme la marche des cavaliers ou des tours. Quelles sont en effet les conséquences naturelles, les conséquences inévitables d’une telle méthode ? Le sentiment moral, bien que réel et sincère, finit par se confondre avec le sentiment de l’habileté. Le juste et l’injuste deviennent, aux yeux du lecteur, adresse et maladresse. L’auteur a beau protester en quelques paroles sévères contre la défaite du droit, le lecteur oublie trop facilement cette protestation formulée avec tant de sobriété ; réussir ou échouer deviennent pour lui synonymes de justice et d’injustice. L’historien qui veut populariser la vérité ne doit pas, ne peut pas se contenter d’approuver ou d’improuver les événemens qu’il raconte ; il faut absolument qu’il donne à ses idées la forme d’un sentiment, à l’improbation la forme de la colère, à l’approbation la forme d’une vive sympathie. S’il persiste à parler comme parlerait un esprit pur, sans témoigner ni joie ni colère, il ne tarde pas à lasser l’attention, et le lecteur méconnaît bientôt les mérites réels qui le recommandent.

La figure de Cromwell est peut-être la seule qui ait tenté l’historien et lui ait suggéré la pensée de dessiner un portrait. Je ne dis pas qu’il ait accompli avec un succès complet cette tâche difficile ; je me plais du moins, à reconnaître qu’il n’a pas craint de l’aborder. Il a très bien saisi et mis très habilement en lumière le mélange de fourberie et de sincérité, d’enthousiasme et de bouffonnerie dont se compose le caractère de Cromwell. Il avait sous la main, il tenait au bout de son pinceau tous les traits de ce modèle étrange ; s’il ne l’a pas offert à nos regards tel que l’histoire nous le montre, ce n’est pas faute de savoir, mais faute d’ardeur. Il connaissait parfaitement tous les vices et tous les mérites du protecteur, mais sa passion pour l’analyse lui inspire un dédain profond pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à la vie politique ou religieuse. Sachant Cromwell sur le bout du doigt, il s’est contenté de l’indiquer, de l’esquisser à peine. J’en peux dire autant d’Henriette de France, immortalisée par son malheur et par l’éloquence de Bossuet. Nous aurions aimé à voir cette femme frivole intervenir par ses conseils étourdis dans le gouvernement du royaume ; nous aurions voulu assister, autant du moins que le permettent les témoignages authentiques, aux luttes soutenues par le bon sens du roi contre l’aveugle fierté de la reine. M. Guizot, qui avait feuilleté tous les documens, s’en est servi avec une sobriété obstinée : à peine pouvons-nous entrevoir le profil d’Henriette.

Enfin, quand il aborde le procès de Charles Ier, l’auteur éprouve une si grande répugnance pour la mise en scène, la nature de son esprit se prête si peu au récit des événemens tragiques, et persiste si fièrement à demeurer dans la région des idées pures, qu’il se borne à transcrire les procès-verbaux de l’interrogatoire subi par le roi. Se défiant de ses forces, ne trouvant pas en lui-même la faculté de mettre en œuvre les documens qu’il a réunis, il les copie comme ferait un greffier, de telle sorte que le procès et la mort de Charles Ier deviennent, sous sa plume, une chose de pure érudition. Il sait et ne sent pas. Familiarisé avec les sources auxquelles il faut puiser, il trie avec discernement, sans émotion, sans joie comme sans tristesse, toutes les pages qui se rapportent à son sujet, et n’essaie pas de les transformer par la réflexion, par l’imagination ; la réalité lui suffit. Son esprit n’éprouve pas le besoin de s’élever jusqu’aux proportions d’une composition historique. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les derniers momens de Charles Ier, tels que nous les trouvons dans le récit de M. Guizot, n’excitent en nous qu’une douleur passagère. Le narrateur est si peu ému, que le lecteur ne peut guère s’émouvoir. Il assiste au dénoûment de cette tragédie comme il écouterait le troisième terme d’un syllogisme. Les prémisses étant posées, la conclusion est facile à prévoir, et la raison n’a pas à se troubler. Voilà le fruit de l’impartialité poussée aux dernières limites.

Cependant il ne faudrait pas juger la valeur intellectuelle de M. Guizot d’après l’histoire seule de la révolution anglaise, car c’est dans son enseignement de la Sorbonne qu’il a donné la mesure complète de ses facultés. C’est là seulement qu’il a montré librement toute la sagacité de son esprit, toute l’étendue, toute la variété de son érudition. Pour estimer sûrement ce qu’il vaut, pour déterminer avec sincérité la place qu’il doit occuper dans l’histoire littéraire de son temps, il faut consulter ses leçons de 1828, 1829 et 1830. Ces leçons nous offrent l’intelligence de M. Guizot dans son développement le plus complet. Pendant ces trois années qui ont fondé sa renommée, il s’est proposé de raconter l’histoire de la civilisation européenne et de la civilisation française. Toutefois il convient d’assigner des limites précises au premier de ces deux récits. L’Histoire de la Civilisation européenne commence à la chute de l’empire romain, et finit au début de la révolution française. Dans cet enseignement de trois années, dont la génération à laquelle j’appartiens garde un souvenir reconnaissant, l’auteur a décomposé, expliqué, commenté tous les faits accomplis depuis la grande invasion de 406 jusqu’à la convocation des états-généraux avec une pénétration, une lucidité que personne n’a jamais dépassées. Une objection se présente naturellement : pourquoi M. Guizot n’a-t-il pas raconté les faits avant de les commenter ? Cette objection, quelque grave qu’elle soit, n’a de valeur qu’aux yeux de ceux qui ne connaissent pas par eux-mêmes les leçons de M. Guizot, car il a pris soin de dire à ses auditeurs : si vous ne connaissez pas l’histoire, étudiez-la. Je ne la raconterai pas, je me contenterai de l’expliquer. Il demeure donc bien entendu que l’Histoire de la Civilisation européenne et l’Histoire de la Civilisation française ne sont pas des récits dans le sens vulgaire du mot. Les faits proprement dits tiennent peu de place dans cette double exposition. M. Guizot a voulu nous montrer les idées qui ont présidé à l’accomplissement des faits ; en d’autres termes, il a voulu nous montrer le développement individuel et le développement social de l’humanité. Dans l’Histoire de la Civilisation européenne, qui n’embrasse pas plus de quatorze leçons, il s’en est tenu au développement purement social, et n’a pas abordé le développement individuel. Personne sans doute ne s’en étonnera. Renfermer dans le court espace d’un volume la civilisation européenne n’est pas un problème facile à résoudre, et je conçois très bien que l’auteur, pressé par le temps, n’ait envisagé qu’une seule face de son sujet. Ce qui donne à ses leçons sur l’Histoire de la Civilisation européenne une valeur inestimable, c’est qu’il a marqué avec une précision parfaite l’origine, le sens et la portée de tous les événemens accomplis. Parmi les livres publiés dans les principales langues de l’Europe, je n’en connais pas un qui marqua, plus nettement la différence qui sépare le moyen-âge des temps modernes. Il y a dans les leçons de M. Guizot une passion pour les documens originaux qui marche résolûment au-devant de toutes les objections, et qui ferme la bouche à l’incrédulité. Il règne dans cet enseignement austère et paisible une sérénité qui défie toute colère et se concilie toutes les sympathies. Les faits sont analysés avec une telle clarté, les principes exposés avec une telle évidence, que l’intelligence la plus rétive est obligée de se soumettre. Quelles que soient les doctrines personnelles de l’auteur, la décomposition et l’appréciation des faits ne nous permettent pas de les deviner. Il a vécu dans le commerce familier du passé, il nous offre les faits accomplis, tels qu’il les a vus, et nous ne pouvons pas songer un seul instant à contester sa véracité, car ses mains sont pleines de preuves, et tous les documens recueillis depuis le Ve jusqu’au XVIIIe siècle sont feuilletés par lui avec une sécurité magistrale. Son Histoire de la Civilisation européenne est, à mon avis, un des livres les plus instructifs qui puissent être offerts à la méditation. Il rappelle à ceux qui savent, et donne à ceux qui ne savent pas le vif désir de savoir.

Quant aux esprits frivoles qui se plaignent de ne pouvoir lire sans ennui l’Histoire de la Civilisation européenne, je ne perdrai pas mon temps à les consoler. Ils s’ennuient parce qu’ils ne comprennent pas ; ils ne comprennent pas parce qu’ils ne savent pas. C’est l’éternelle histoire de tous les esprits paresseux. Dans tous les ordres d’études, ces esprits indolens sont voués à la même destinée : en croyant faire acte de modestie, ils font acte de vanité. Ceux qui ne connaissent pas les quatre premiers livres d’Euclide, c’est-à-dire la théorie géométrique des figures, sont inhabiles à comprendre la théorie géométrique des corps ; c’est une conséquence logique de leur ignorance. Faut-il s’en étonner ? Assurément non. La théorie de la sphère ne se conçoit pas sans la théorie du cercle, de même que la théorie du cône ne se conçoit pas sans la théorie du triangle rectangle. Il faut que le travail porte en lui-même sa récompense, comme la paresse son châtiment. L’Histoire de la Civilisation européenne ne peut être comprise que par les hommes familiarisés avec l’histoire des faits accomplis. Pour s’en étonner, il faut être doué d’une singulière présomption. — Comment ! un homme d’une rare sagacité aura consacré vingt années de sa vie au dépouillement des documens originaux, et le premier venu, lettré ou illettré, s’attribuera le droit de comprendre les idées déduites de ces documens. Autant vaudrait vouloir comprendre la physiologie sans l’anatomie, c’est-à-dire les fonctions des organes sans l’étude préalable de leurs formes, l’astronomie, c’est-à-dire les lois qui régissent les corps célestes en raison de leur forme, de leur masse et de leur poids, sans la connaissance préliminaire de la mécanique rationnelle. L’évidence me dispense de toute discussion. Je me contente d’affirmer que M. Guizot a très bien jugé, très bien caractérisé tous les événemens compris entre le Ve et le XIXe siècle. Il a traité avec un soin particulier les croisades et la réforme, et je dois avouer que je n’ai jamais vu ces deux grands faits aussi clairement expliqués. Lors même que l’Histoire de la Civilisation européenne n’aurait pas d’autre mérite, nous devrions encore la recommander à l’attention, car ces deux grands faits ont été trop souvent défigurés par l’ignorance et par la passion. M. Guizot leur a restitué le caractère qui leur appartient : il a jugé le moyen-âge et les temps modernes, dont les croisades et la réforme sont la plus haute expression, avec une impartialité qui ferait honneur aux plus grands esprits.

Arrivé à l’Histoire de la Civilisation française, comme il sent devant lui un plus large espace, il donne à l’analyse des faits un plus hardi développement. Je ne crains pas de le dire, la vie et la décadence de la race mérovingienne, la grandeur et la ruine de la race carlovingienne, l’avènement et le rôle de la race capétienne proprement dite, n’ont jamais trouvé un historien plus fidèle, plus zélé, plus pénétrant. La loi salique si souvent citée, si peu connue, est analysée par M. Guizot avec une clarté qui ferait envie aux juristes les plus consommés. Après avoir lu les citations qu’il prodigue, il est impossible de conserver l’ombre d’un doute sur la valeur politique de cette loi. Il est évident que le droit public des nations régies par la maison de Bourbon repose sur une entorse donnée à la loi salique. Le testament de Ferdinand VII, attaqué comme une violation flagrante de la loi salique, n’a rien à démêler avec elle, car cette loi n’a statué que sur l’hérédité civile appliquée au territoire, et garde le silence le plus profond sur l’hérédité du trône. M. Guizot a très bien montré que l’avènement de la race carolingienne était une seconde invasion, une seconde conquête ; et quoique M. Augustin Thierry eût déjà mis en lumière les principaux faits sur lesquels repose cette démonstration, je dois dire que les argumens présentés par l’historien de la civilisation française sont empreints d’une certaine nouveauté, car il a trouvé moyen de glaner quelques épis dans le champ que son prédécesseur avait moissonné d’une main empressée. Les capitulaires de Charlemagne n’ont pas été analysés par lui avec un soin moins scrupuleux ; il les a décomposés et rangés sous différens chefs, de manière à prouver que tous ces documens n’ont pas un caractère, purement législatif. En feuilletant les in-folio de Baluze, il a vu que les capitulaires se rapportent à des sujets très divers, et j’ai lieu de croire que la plupart de ses auditeurs ont accueilli avec étonnement la classification qu’il établit. Il y a en effet parmi les capitulaires de Charlemagne des actes d’une origine et d’une destination très diverses. Les uns s’occupent de matières religieuses ou politiques, les autres de matières administratives ou purement domestiques. Sans les preuves apportées par M. Guizot, le plus grand nombre des lecteurs ne sauraient à quoi s’en tenir sur la vraie nature des capitulaires. Les questions adressées aux missi dominici et les réponses qu’ils envoyaient à l’empereur ont été classées parmi les documens législatifs du règne de Charlemagne : nous devons remercier M. Guizot d’avoir réfuté une erreur si généralement répandue. Je ne dois pas oublier non plus le rôle du clergé catholique dans l’avènement de la seconde race, ou, pour parler plus clairement, dans la seconde invasion, rôle que M. Guizot nous explique plus clairement que tous les historiens précédens. Il est hors de doute que Winfried, plus connu sous le nom de Boniface, prêtre d’origine anglo-saxonne, a préparé par ses prédications, par ses négociations, l’avènement de la race carlovingienne. Or, jusqu’à présent la puissance de Winfried n’avait pas encore été mise en pleine lumière. M. Guizot a compris la nécessité de restituer à la seconde invasion son véritable caractère, et nous lui devons de connaître complètement le rôle joué par Winfried. Le clergé, qui avait agi si puissamment dans la première invasion de la race franke, comme l’a clairement démontré M. Fauriel dans son Histoire de la Gaule méridionale sous les conquérans germains, n’est pas intervenu, d’une manière moins énergique dans l’avènement de la seconde race. D’autres historiens avaient pressenti, avaient indiqué cette intervention : M. Guizot a le mérite de l’avoir démontrée avec une surabondance de preuves qui ne laisse rien à désirer. Enfin, et c’est à mon avis un des mérites les plus précieux de son enseignement, il nous a montré comment le dépérissement du gouvernement fondé par Charlemagne menait fatalement, inévitablement au système féodal. M. Augustin Thierry avait cherché, et croyait avoir trouvé les origines de la féodalité dans la diversité des races, un instant comprimées par la main de Charlemagne et se relevant après la chute du colosse impérial. M. Guizot, tout en acceptant la part de vérité contenue dans l’explication fournie par M. Thierry, la complète par les monumens législatifs de Charles-le-Chauve. Il prouve très clairement que la diversité des races ne suffit pas à expliquer le démembrement de l’empire carlovingien, et que les capitulaires signés par les successeurs de Charlemagne révèlent l’affaiblissement de l’autorité centrale et la division du territoire plutôt que la lutte des races.

J’en ai dit assez pour montrer tout ce qu’il y a d’excellent et de fructueux dans l’enseignement de M. Guizot. La plupart des idées qui ont cours aujourd’hui dans le domaine historique n’ont pas d’autre origine. Envisagée sous le rapport scientifique, l’Histoire de la Civilisation européenne et de la Civilisation française peut prétendre au premier rang, et c’est un droit que personne ne voudra lui contester. L’auteur a interrogé les documens originaux avec la patience d’un bénédictin et nous présente sous une forme précise ce qu’un esprit vulgaire démêlerait à grand’peine dans ce chaos de pièces très authentiques, mais d’une lecture très laborieuse. Ainsi, comme savant, il a obtenu et devait obtenir des louanges unanimes ; mais l’histoire ne se réduit pas à la science. Il y a dans la tâche de l’historien deux parts bien distinctes : la connaissance des faits et l’art de les raconter. Or, si M. Guizot, dans le domaine purement scientifique, ne laisse rien à désirer, il faut bien avouer qu’il n’en est pas de même dans la narration. Autant il est à son aise dans l’Histoire de la Civilisation, autant il est gêné dans l’Histoire de la Révolution anglaise : toutes les idées sont les bienvenues dans son intelligence ; tous les faits trouvent en lui un narrateur inhabile.

Quant au style de ses ouvrages, je suis forcé de le condamner. Bien que j’aie entendu classer M. Guizot parmi les plus grands écrivains de notre temps, je crois pouvoir affirmer qu’il ne s’est jamais occupé de style et qu’il regarde en pitié tous ceux qui descendent à ce vulgaire souci. À l’appui de mon opinion, j’apporte deux phrases qui peuvent servir de type et se trouvent répétées maintes fois dans l’Histoire de la Civilisation. Parlant de la réforme religieuse de l’Allemagne et de la révolution politique de l’Angleterre, l’auteur dit que ces deux progrès étaient liés à des situations diverses. Ailleurs, parlant de la ruine des institutions carlovingiennes, il dit que ces institutions, par la nature même des choses, ne pouvaient manquer de tomber dans une prompte décadence. Je ne prends pas la peine de rappeler le nom que les rhéteurs donnent à cette singulière locution. La citation du texte me suffit. Il est évident qu’un écrivain capable de telles méprises n’a jamais pris le style au sérieux. Quel sera donc le rang littéraire de M. Guizot ? Il comprend, il explique admirablement l’histoire et ne sait pas la raconter. C’est un historien savant à qui l’art a manqué pour populariser son savoir. Si ce jugement paraît sévère aux esprits inattentifs, j’ai la ferme confiance qu’il paraîtra juste aux esprits sérieux. Personne n’admire plus sincèrement que moi l’érudition et la sagacité de M. Guizot ; mais mon admiration ne ferme pas mes yeux à l’évidence. Connaître les faits et savoir les raconter exigent des facultés très distinctes. La connaissance des faits s’acquiert par un travail persévérant, l’art de les raconter est un don que le travail ne pourra jamais suppléer. Ce don précieux, M. Augustin Thierry le possède, M. Guizot ne l’a jamais possédé. Toutes les formes de la pensée humaine ont besoin d’une langue précise. Depuis Homère jusqu’à Euclide, depuis Thucydide jusqu’à Platon, il n’y a pas un ordre d’idées qui puisse se passer de l’analogie des images. Poésie, géométrie, histoire, philosophie, toutes les manifestations de l’intelligence ont quelque chose à démêler avec le style. Or M. Guizot ne connaît pas les lois du style ; c’est pourquoi son rang est marqué parmi les savans et les penseurs, et non parmi les écrivains habiles de notre temps.

Cette étude serait incomplète, si je ne parlais pas du talent oratoire de M. Guizot. S’il a exercé en effet une action puissante sur l’opinion publique par son enseignement de la Sorbonne, il n’a pas été moins grand à la tribune que dans la chaire. Il y a pourtant dans ses discours les plus applaudis un mélange singulier de hauteur et d’indécision. Il continue à la tribune l’œuvre qu’il a commencée dans la chaire : l’enseignement. Il ne semble pas parler à ses égaux, mais à ses disciples ; toutes ses périodes témoignent de la supériorité qu’il s’attribue sur son auditoire, et l’on devrait s’attendre à voir cet orgueil justifié par des principes immuables. Malheureusement les principes de l’orateur sont aussi mobiles que l’onde. À l’appui de toutes les thèses, quelles qu’elles soient, il se rappelle ou il invente une théorie complaisante. Ceux qui ont suivi ses luttes parlementaires savent combien je dis vrai. Il lui est arrivé plus d’une fois, dans la discussion d’une question importante, d’exposer avec la même clarté, la même vigueur, les argumens pour et contre. Fallait-il intervenir dans les affaires d’un peuple voisin ? il trouvait d’excellentes raisons pour l’affirmative ; — fallait-il demeurer témoin impassible des événemens qui s’accomplissaient aux portes de la France ? il ne plaidait pas avec moins de vivacité en faveur de l’immobilité : — si bien qu’après cette double argumentation, l’auditoire ne savait quel parti prendre. Et pourtant la chambre l’écoutait sans impatience. Pourquoi ? C’est que M. Guizot possède un talent oratoire de premier ordre. Malgré l’indécision qui se trouve au fond de presque toutes ses pensées, il sait prendre au besoin un air convaincu. Bien qu’il régente ses adversaires, il y a dans son accent tant de sincérité, que personne ne songe à se révolter contre le droit qu’il s’arroge. Il disserte parfois au lieu de discuter, et sa parole est recueillie avidement comme si elle contenait toute vérité. Pour obtenir et pour garder un empire si incontesté, il faut certes connaître tous les secrets de l’éloquence.

Pendant dix-huit ans, M. Guizot, malgré le ton hautain de sa parole, a remporté à la tribune des victoires nombreuses. Qu’on accepte ou qu’on répudie les théories qu’il a défendues, il n’est permis à personne de nier ou de révoquer en doute le talent singulier qu’il a déployé. Professeur de droit politique à la tribune comme il était professeur d’histoire dans sa chaire de la Sorbonne, il n’a jamais lassé, jamais épuisé l’attention. Pour juger ses discours, il ne faut pas les lire, car le style en est trop souvent pâteux ou diffus : il faut les avoir entendus. M. Guizot semble avoir eu toujours présente à la mémoire la réponse de Démosthène au jeune Athénien qui l’interrogeait sur les devoirs de l’orateur : il a cultivé l’action avec un soin particulier. Son œil s’allume et flamboie, sa lèvre frémit, son geste impérieux prescrit le silence ; il possède tous les dons de l’orateur et du tragédien. Ses adversaires mêmes, tout en niant la valeur des idées sur lesquelles il s’appuie, sont obligés de proclamer sa puissance. Ses panégyristes ont loué sans réserve ce qu’ils appellent l’art d’élever le débat. Pour moi, je crois que M. Guizot a souvent abusé de cette faculté. En élevant le débat, il lui arrive d’oublier son point de départ, de noyer une question spéciale et précise dans un déluge de maximes générales applicables à toutes les questions. Cependant, malgré son penchant pour la déclamation, il occupe un des premiers rangs parmi les orateurs politiques de notre pays. On peut lui souhaiter plus de sobriété dans l’argumentation, plus d’éclat dans la parole ; les auditeurs familiarisés avec les luttes du parlement anglais lui reprocheront d’agiter des questions au lieu de discuter les affaires : toutes ces objections, bien que très sérieuses, n’ôtent rien à mon admiration pour le talent oratoire de M. Guizot.

Nous pouvons maintenant résumer en quelques traits sa physionomie intellectuelle et le rôle qu’il a joué, je ne dis pas dans les affaires de notre pays, mais dans le développement des idées politiques. Son esprit, bien qu’habitué aux méditations les plus ardues, substitue parfois l’apparence de la grandeur à la grandeur même, et ceux qui se résignent à jurer sur sa parole prennent volontiers l’ombre de la vérité pour la vérité vivante. Il y a dans l’austérité de son langage, dans le ton dogmatique de son argumentation, quelque chose de théâtral qui séduit, qui subjugue les hommes assemblés, et ne saurait obtenir l’assentiment du penseur solitaire. Il est donc permis de croire que M. Guizot ne sera pas, pour la génération qui nous suivra, ce qu’il est pour la génération présente : les lecteurs seront plus sévères que les auditeurs. Toutefois, malgré ces restrictions, que le bon sens prévoit, il comptera toujours parmi les esprits les plus élevés de la France.


GUSTAVE PLANCHE.