Historiens modernes de la France – Augustin Thierry

HISTORIENS MODERNES
DE LA FRANCE

AUGUSTIN THIERRY
SA VIE ET SES ŒUVRES



Personne n’a jamais approché sans un profond sentiment de respect l’éminent historien que la mort nous a enlevé il y a deux ans. On arrivait avec un pieux recueillement devant son lit de douleur, croyant trouver un mourant ; mais l’ardeur et l’enthousiasme, qui semblaient la seule vie de ce corps inanimé, vous faisaient oublier bientôt quel était l’homme qui vous parlait, et l’on s’étonnait à peine qu’une destinée semblable à celle d’Homère et de Milton eût été réservée à celui qui avait su faire de l’histoire une épopée presque aussi vivante que les vieilles légendes de la Grèce. Une auréole poétique s’était attachée à cette grande renommée, achetée au prix d’un si long martyre, et il semblait que le jugement de la postérité eût commencé pour M. Augustin Thierry le jour où ses yeux s’étaient fermés à la lumière. Cette gloire si incontestée n’avait guère soulevé la discussion, et le public l’avait prise pour ainsi dire sous sa protection. Aujourd’hui cependant, après les éloquentes et ingénieuses appréciations qui n’ont manqué à aucun des écrits du grand historien[1], il y a une triste opportunité à embrasser l’ensemble de cette féconde et laborieuse carrière qu’a terminée la mort, à essayer, après et avec un éminent critique[2], de recomposer la physionomie d’un écrivain que le public n’avait guère connu jusqu’à ce jour que par ses ouvrages.

Augustin Thierry appartenait à cette génération vigoureuse que la révolution française, semblable à la louve de Romulus, nourrit d’un lait puissant, sinon toujours pur[3]. Les troubles civils ont cette supériorité sur l’apathie satisfaite, qu’ils exigent des combattans un vaste déploiement d’énergie, et il est rare que l’énergie ne soit pas féconde en quelque chose. Aussi la même révolution qui a fait jaillir quatorze armées du sol bouleversé de la France a vu naître presque tous les écrivains qui ont illustré le commencement de ce siècle. Les parens d’Augustin Thierry habitaient Blois, et c’est dans le collège de cette ville qu’il termina ses études. Les yeux du jeune écolier durent se reposer souvent sur les antiques bâtimens où se réunirent les états-généraux les plus orageux de l’ancienne monarchie, et il semble qu’il ait respiré lui-même sous les voûtes du vieux palais quelque chose de l’esprit à la fois hardi et sensé de ces bourgeois du XVIe siècle. C’est là, comme il nous l’a raconté lui-même et comme il ne faut pas essayer de le raconter après lui, que la muse de l’histoire laissa tomber sur lui un premier regard si plein de promesses ; c’est là qu’il ressentit, en lisant les Martyrs de Chateaubriand, ce coup de foudre, comme on appelait au XVIIe siècle la première révélation d’un autre sentiment, qui décide à un moment donné des grandes vocations littéraires. Un autre roman ou plutôt un autre poème, Ivanhoë, devait plus tard l’aller chercher au milieu de la mêlée politique, pour le rendre à sa véritable vocation. On peut dire que toute l’histoire intellectuelle de M. Thierry est dans ces deux impressions, puisqu’elles correspondent à ses deux chefs-d’œuvre historiques. Il avait entrevu dès lors ce que ses études devaient plus tard lui rendre évident : c’est qu’il y a une autre histoire que l’histoire des rois et des grands politiques, c’est que les générations et les peuples ont une vie comme les individus, une communauté de passions, d’idées et d’aspirations, qu’il est possible de faire revivre dans un récit. La même époque devait voir naître une autre école historique en Allemagne. Niebuhr jetait alors les premiers jalons de sa grande histoire au milieu des ruines éloquentes qui avaient déjà inspiré Gibbon. Il cherchait le véritable berceau de la ville éternelle ; mais, fidèle aux habitudes de l’esprit allemand, il commençait par passer l’éponge sur la légende, pour voir si l’histoire ne se retrouverait pas dessous, comme le chef-d’œuvre antique sous le palimpseste. Condamner la tradition au nom des lois de la raison pure, refaire l’histoire sur le type éternel de l’esprit humain, telle devait être la tentative hardie de Niebuhr. Chercher au contraire partout les sources de l’histoire, et accepter dans la légende même ce qui est en définitive la véritable histoire, c’est-à-dire ce qu’ont voulu, aimé et senti les hommes d’autrefois, c’est ce qu’essaya de faire M. Thierry. Entre ces deux méthodes, il y a, selon nous, la différence de la vie à la mort.

On croyait alors que tout était à faire dans l’histoire, on a même dit souvent que là seulement s’ouvrait pour nous un sentier encore inexploré. Peut-être en effet est-ce le privilège des vieilles nations, comme des vieilles gens, d’aimer et de savoir raconter le passé ; peut-être est-ce alors que la vie se glace et s’étiole que nous apparaît plus vif le sentiment de l’existence que nous allons perdre, semblable à ces doux soleils d’automne qui font penser à l’été et craindre l’hiver. L’histoire d’une nation serait-elle comme ces drames dont le nœud ne devient intelligible que lorsque le rideau va se baisser sur les acteurs, et l’illusion sur les siècles passés ne serait-elle que l’heureuse ignorance de Psyché, qui ne peut connaître son bien sans le perdre au même instant ? Nous ne voulons pas croire, pour notre compte, que la mort arrive sur les pas de l’expérience : on ne le croyait pas non plus alors ; mais on venait de vivre d’une vie trop intense, d’assister à trop de changemens, pour ne pas aspirer à se reposer dans le passé, qui ne change pas. Toute l’activité intellectuelle de cette époque se concentra bientôt dans le passé. Que restait-il donc à faire dans le domaine de l’histoire ? Non pas autant peut-être que l’ont cru les ardens réformateurs de cette époque. Quoi qu’ils en aient pu dire, la critique historique existait depuis deux siècles ; elle avait eu à faire ce que la science pressée de notre âge ne saurait pas recommencer, ce premier débrouillement des archives et des chartes poudreuses qui a été comme la période cyclopéenne de la science historique, informe, mais indestructible. D’autre part, si les modernes ne fournissaient pas de nombreux modèles à imiter pour l’art de la composition historique, l’antiquité en avait laissé de désespérans, et Gibbon venait récemment de tracer un vaste tableau qui, pour la grandeur et les proportions du sujet, n’a pas été surpassé.

Que manquait-il donc à tant de matériaux entassés ? Il y manquait la vie, la vie dont le moindre document renferme une parcelle, mais dont il faut retrouver l’unité. Il y a des nations dont l’histoire vit pour ainsi dire d’elle-même, parce que leur génie spontané et original respire dans toutes leurs œuvres ; mais tous les peuples n’ont pas eu, comme les Grecs, le magnifique privilège de voir s’épanouir chez eux dans un même temps les lettres, les arts et la liberté. L’histoire de la Grèce se lit dans tout ce qui est grec, et jamais il ne sera donné à l’homme de la rendre plus frappante qu’elle ne l’est dans les marbres mutilés du Parthénon, dans les harangues passionnées de Démosthène, dans les drames nationaux d’Eschyle ; jamais l’historien ne rapportera du plus long voyage à travers tant de restes magnifiques un souvenir aussi vivant que l’orbe des boucliers de Marathon, encore empreint sur le marbre jauni du temple de Minerve. Ici l’histoire restera toujours plus décolorée que les documens. Elle pâlira encore, si elle veut lutter avec la vie saisissante de l’Italie du XIIIe siècle, qui respire et palpite dans le poème de Dante, dans les fresques du Campo-Santo et les sombres palais guelfes et gibelins de Florence. On explique une histoire pareille, on ne peut plus la raconter. L’Europe septentrionale n’a pas eu au moyen âge une destinée si brillante. Aucun Homère n’a chanté les batailles de ses héros, aucun Dante n’a revêtu d’une poésie éclatante l’obscure théologie des Eddas, aucun Eschyle n’a porté sur la scène les vieilles légendes germaines et scandinaves. De grands siècles historiques ont été alors des siècles barbares pour les lettres et pour les arts ; la poésie était dans l’action, elle n’avait pas conscience d’elle-même, elle s’agitait au milieu d’un chaos dont elle ne pouvait soulever le poids, et qu’elle traversait à peine de quelques splendides reflets. C’est là pourtant qu’il faut retrouver l’enfance des peuples modernes.

Quel sera dans ce labyrinthe le fil conducteur de l’historien ? Devra-t-il, comme le demande M. Thiers, aiguisant et trempant solidement toutes les facultés de son intelligence, y porter une raison froide, un jugement mûr et réfléchi ? S’il le fait, il y demeurera enseveli, ou il en sortira armé d’énormes in-folios de dissertations ; c’est ainsi qu’ont fait Ducange, Mabillon et tant d’autres. Il y a autant de méthodes historiques qu’il y a d’états divers de la société. Certes, lorsque l’historien se trouve, comme M. Thiers, en face d’une masse énorme de documens qui l’écrase en même temps qu’elle l’éclaire, quand il a vécu dans les jours qu’il veut raconter, quand il a connu les acteurs de son drame, quand il vit des mêmes passions et respire pour ainsi dire le même air, alors il a d’avance le sens et la vie de son œuvre. L’histoire est faite ; il n’y a plus à peindre, il faut juger. Mais est-ce bien ainsi que s’offrent aux yeux de l’historien les neuf dixièmes de l’histoire du monde ? Plus on remonte dans le passé, plus le fleuve de la tradition s’amoindrit et se resserre dans ses rives : à trois siècles de date, ce n’est qu’un mince filet qui n’a plus de lit ni de rivages ; un peu plus loin, c’est la nuit. Si l’histoire de l’humanité était l’histoire de ses idées, alors elle pourrait se faire, pour ainsi dire, sans documens, sur un plan idéal toujours identique et toujours répété ; mais s’il y a des idées dans l’histoire, il y a plus encore de passions et d’intérêts : il y a des hommes, il n’y a même en réalité que des hommes. Pour comprendre dans ses rapides ondulations cet être si divers, il faut quelque chose de plus que l’intelligence ; il faut un instinct, une véritable intuition, un don qui est plus près de l’imagination que de l’esprit, et qui ne tient cependant absolument ni à l’un ni à l’autre ; il faut le sentiment de la vie, comme il faut, pour être orateur, le vague sentiment de la foule. Une armée entière de bénédictins peut être absolument incapable d’écrire l’histoire. Il ne faut pas se fier à une critique à toute outrance ; il ne faut pas se poser en face du passé en avocat qui n’a d’autre intérêt que de lui contester tous ses titres. Il n’y a plus alors d’histoire possible à quelques siècles de date.

Les historiens allemands nous mènent grand train à ce beau résultat. Niebuhr avait rayé de l’histoire tous les rois de Rome ; M. Cornwall Lewis vient récemment de joindre à l’hécatombe tous les premiers temps de la république. — Légende, crie-t-on, pure légende ! — Légende, si vous voulez ; mais qu’est-ce donc que la légende ? N’est-ce pas la tradition vivante, la personnification la plus vive des passions et des souvenirs que laissent après eux les événemens. Trois fois sur quatre, la légende est plus vraie que l’histoire, parce que si les hommes peuvent tromper l’avenir sur leurs actes et leurs idées, ils ne peuvent pas le tromper sur leurs passions. La belle avance, quand l’humanité, privée de ses annales, ne rencontrerait plus dans les siècles obscurs de son histoire que les noms respectables de quelques honnêtes savans allemands ! On ne voit pas pourquoi les hommes du passé se seraient toujours contentés de contes bleus au lieu d’histoire, et pourquoi ils n’en auraient pas su autant sur leur propre compte que l’université de Goettingue. Je ne crois pas plus à la crédulité des anciens qu’à leur naïveté. Sans doute les chroniqueurs ont leurs préjugés et leur rhétorique, mais ce qu’ils ne peuvent cacher, c’est l’ensemble des passions et des préoccupations qui les gouvernent, et c’est pour cela que rien ne peut remplacer la lecture des originaux. En ce sens, les originaux sont toujours authentiques. L’histoire est partout, et elle n’est nulle part. Tout ce qui est d’un temps est document, parce que tout ce qui est d’un temps a vécu, et que l’histoire est la vie. C’est ce que devait comprendre merveilleusement Augustin Thierry.


I.

Pendant les dernières années de l’empire, Augustin Thierry complétait ses études à l’École normale de Paris, où il semble que devaient aller chercher le baptême du talent et du bon goût presque tous les écrivains illustres de nos jours. Il aimait à raconter plus tard, avec une merveilleuse vivacité de souvenirs, ces premières impressions d’une vie à la fois si calme et si remplie, où tant d’hommes éminens prenaient le temps de tremper leurs armes avant le combat. Entassés dans les murs délabrés de l’ancien collège du Plessis, les élèves de l’école étaient à peu près livrés à eux-mêmes. Ils faisaient ce qu’ils voulaient, mais ils voulaient beaucoup. Tout respirait dans ce studieux asile, débris des anciennes fondations universitaires, une simplicité vraiment primitive, et Augustin Thierry rappelait en souriant combien lui coûtaient les ablutions matinales qu’il fallait faire, au cœur de l’hiver, sous une pompe glacée au milieu de la cour. Il avait vu ce point d’arrêt où la génération nouvelle, ayant encore un pied dans le XVIIIe siècle, commençait à regarder en avant. M. Royer-Collard élevait une voix grave, mais encore peu écoutée, à la Sorbonne, où les jeunes gens se pressaient pour entendre la parole claire et brillante de La Romiguière. Tout était si nouveau et si ardent dans le mouvement intellectuel de cette génération, que les idées de l’avenir semblaient un patrimoine commun, et qu’on ne s’étonnait guère de voir des maîtres presque aussi jeunes que leurs élèves. M. Thierry s’honorait d’avoir appartenu à cette école et d’y avoir eu de tels amis, et lui qui devait tant innover n’avait pas la prétention de ne rien devoir à ses maîtres. Au sortir de l’École normale, il professa quelque temps en province ; mais déjà le canon des étrangers retentissait aux frontières, et bientôt la chute de l’empire et la restauration des Bourbons ouvrirent aux lettres des perspectives plus brillantes. L’amitié et la renommée déjà éclatante de ses maîtres appelaient Augustin Thierry à Paris, et il y revint cette année même de 1815.

Alors commençait en France ce régime de liberté modérée si souvent contesté, mais que la force des choses imposait cependant à ses ennemis : le malheur voulut que personne ne s’en tînt satisfait. Tout commandait une sérieuse défiance à des hommes dont les plus jeunes avaient pu voir en si peu de temps la liberté noyée dans le sang et remplacée presque sans lutte par le despotisme ; mais la violence de la résistance appela la violence de l’attaque ; on se jeta dans la liberté comme dans une ville prise d’assaut. Après une longue oppression, il fallait respirer à tout prix, et la restauration eut ainsi plus d’une fois à porter le poids de fautes qui ne furent pas les siennes. On peut le dire cependant aujourd’hui, un gouvernement qui vit naître sans l’étouffer une pareille explosion de liberté n’était pas un gouvernement d’oppression : on le croyait alors, car on n’avait pas encore appris ou on avait trop vite oublié le sens et l’étendue réelle de ce mot. Tous ceux dont les cheveux ont blanchi au milieu des luttes parlementaires ne peuvent songer aujourd’hui sans émotion à ce temps de leur jeunesse, qui fut aussi la jeunesse de la liberté, qui en eut toute l’ardeur et les généreuses aspirations. Avec une passion alors irréfléchie, Augustin Thierry alla se placer aux rangs les plus avancés de cette armée libérale. Il fut un moment le secrétaire de Saint-Simon, à une époque où l’apôtre ne prétendait encore qu’à réformer la société. Quand il laissa voir l’intention de faire une religion, l’esprit net et sérieux de M. Thierry ne le suivit pas loin dans ces nuages, et leur association ne dura pas longtemps. Alors paraissait un journal, le Censeur européen, que M. Thierry appelle lui-même la plus grave et la plus aventureuse en théories des publications libérales de cette époque, et que rédigeaient MM. Comte et Dunoyer. M. Thierry prit part dès 1817 à la rédaction de ce journal. On y combattait à la fois dans le présent, le passé et l’avenir. Il le fallait bien : amis et ennemis semblaient avoir oublié tout ce qui s’était accompli depuis 89. Si M. Thierry, personnifiant la vieille France dans le piteux personnage de Jacques Bonhomme, s’écriait : « Il y a vingt siècles que les pas de la conquête se sont empreints sur notre sol ; les traces n’en ont pas disparu ; les générations les ont foulées sans les détruire ; le sang des hommes les a lavées sans les effacer jamais[4], » M. de Montlosier écrivait dans un livre sérieux : « Race d’affranchis, race d’esclaves arrachés de nos mains, peuple nouveau, peuple tributaire, licence vous fut octroyée d’être libres, et non pas à nous d’être nobles ; pour nous tout est de droit, pour vous tout est de grâce[5]. » Si donc M. Thierry reprit les choses d’un peu haut, il ne fut pas le seul champion de ces colères posthumes des vaincus et des vainqueurs. D’ailleurs il ne cherchait pas seulement dans ces luttes ardentes une satisfaction aux aspirations de son esprit ; il s’y donnait tout entier, selon l’instinct de sa forte et généreuse nature, et, sans le savoir, il appartenait déjà à l’histoire. Il semblait qu’il sentit vivre en lui les quinze siècles de notre passé, et comme un fils dévoué, il ne voulait pas l’accepter sous bénéfice d’inventaire ; il avait besoin d’aimer et de justifier tous ceux qui avaient aimé la liberté et souffert pour elle. Aussi, malgré les erreurs partielles où l’entraîna quelquefois cette ardeur passionnée, il put revoir, sans en rougir, ces premières pages éparses dans différens recueils ; il savait qu’il se retrouverait tout entier dans ces débris des souvenirs de sa jeunesse. Il a publié en 1834, sous le titre de Dix Ans d’Études historiques, ces fragmens qu’il eût pu laisser oublier, et il les a présentés au public avec quelques pages d’introduction où respire son âme tout entière, et qui les expliquent et les justifient. Entre ces souvenirs, écrits dans la maturité de l’âge comme du talent, et des pages où le jeune écrivain cherche encore sa manière, il y a un contraste visible de forme et quelquefois de pensée ; mais il y a une unité visible de sentimens et de conscience. Ce que M. Thierry voulait en 1817 avec l’inexpérience de la jeunesse, il le voulait encore en 1834, après l’expérience de la vie et de la souffrance. Il ne faut pas en effet se laisser prendre aux formes un peu vives de cette polémique inspirée par les besoins de chaque jour ; il faut aller droit aux grandes lignes d’opinion, car on n’a pas le droit de demander autre chose à un jeune écrivain, s’il les maintient avec loyauté. Ces grandes lignes et cette loyauté, Augustin Thierry ne s’en est jamais écarté. Ses aspirations étaient toutes pour la révolution française, et il ne cherchait pas à le cacher ; mais avec une forme un peu fougueuse et abrupte peut-être avait-il des idées plus conservatrices que bien des écrivains plus modérés que lui. Entre ceux qui ne concevaient pas pour la liberté d’autre forme que celle des institutions anglaises et ceux qui acceptaient tout de la révolution française, même le despotisme, M. Thierry sut prendre une position qui était alors originale. « À la haine du despotisme militaire, dit-il, fruit de la réaction des esprits contre le régime impérial, se joignait en moi une profonde aversion des tyrannies révolutionnaires, et, sans aucun parti pris pour une forme quelconque de gouvernement, un certain dégoût pour les institutions anglaises, dont nous n’avions alors qu’une odieuse et ridicule singerie[6]. » Certes le trait final dépassait le but ; mais cette ligne d’opinions était-elle donc si commune alors ? Révolutionnaire dans le présent, M. Thierry ne l’était pas dans le passé ; il ne méprisait point les tentatives libérales de nos pères, il aimait même la noblesse à sa manière, puisqu’il cherchait des ancêtres à la jeune liberté. Sa pensée aimait à vivre avec les âmes généreuses des bourgeois qui sonnaient le beffroi des communes insurgées, et revendiquaient dans les états-généraux et les parlemens les droits éternels de la justice ensevelis dans le chaos des invasions. Dans un temps où la France était ivre d’unité et de centralisation, il avait donné de fréquens et sincères regrets aux libertés locales et municipales ; il avait gémi de voir la main envahissante de l’état s’étendre de plus en plus sur la France ; il avait compris que la sève de la liberté ne doit pas descendre du faîte de l’arbre aux racines, mais monter des racines au faîte. Il entrevoyait le danger que nous courions, « placés que nous sommes, disait-il, entre la liberté que nous voulons et des lois faites sous l’esclavage. » Dans un temps où les plus ardens de son parti opposaient au libéralisme inquiet de la restauration le despotisme égalitaire de l’empire, il ne voulut jamais descendre à cette complaisance fatale pour des opinions qu’il répudiait. Sévère, on pourrait dire injuste pour la révolution d’Angleterre, il avait plus d’admiration pour les tentatives avortées du tiers-état de France que pour le grave entêtement des communes anglaises à défendre leur bourse contre les exactions de leurs rois, et de plus profondes études sur l’Angleterre modifièrent assez peu ce point de vue, qui tenait chez lui à ce qu’il considérait alors la liberté plutôt comme un sentiment que comme un intérêt. Alors aussi les espérances de l’avenir jetaient un brillant reflet sur le passé ; tout semblait annoncer l’aurore d’une liberté expansive que la France ferait pénétrer par son exemple jusqu’aux extrémités du monde, et nous ne trouvons pas, nous l’avouons, de paroles sévères pour cet orgueil national, trop prompt chez nous à s’humilier sous le poids de ses fautes, comme aussi à les oublier. M. Thierry aimait les héros et les martyrs de la liberté, Sidney, Russell, La Fayette ; il ne goûtait que médiocrement les politiques, et pour lui Guillaume III n’était qu’un Napoléon plus sensé. Du reste, avec cette bonne foi parfaite qui aime mieux justifier ses intentions que ses idées, il disait lui-même plus tard, en parlant de la révolution de 1830 : « Si je m’étais trouvé avec mes opinions de vingt-quatre ans en présence de cette révolution et de ses résultats politiques, j’aurais certainement porté sur elle un jugement aussi partial et aussi dédaigneux ; l’âge m’a rendu moins enthousiaste des idées et plus indulgent pour les faits. » Dans toutes ces opinions, on peut trouver de l’exagération et des erreurs ; elles ne sont point, en somme, celles d’un utopiste ; elles sont toutes empreintes du vrai libéralisme, de celui qui n’accepte et n’admire aucune tyrannie. Les grandes lignes sont pures et généreuses. Heureux qui, à la fin de sa carrière, peut se rendre comme lui ce témoignage !

En 1820, l’assassinat du duc de Berry amena le rétablissement de la censure, et le Censeur européen fut une de ses premières victimes. Au moment où M. Thierry vit se fermer devant lui ce moyen de publicité, ses études venaient de prendre une direction plus décidément historique, qu’il n’a plus quittée depuis. Il lisait la grande collection des historiens des Gaules et de France, et dès lors mûrissait dans son esprit le dessein de réformer en France les études historiques. Le propre des novateurs n’est pas généralement le respect de leurs devanciers : M. Thierry leur déclara une guerre à mort, et ils ne le trouvèrent pas clément. Avec toute l’ardeur d’un néophyte, il alla jeter son cri de guerre dans le Courrier français, et ses prétentions n’allaient pas à moins qu’à renouveler dans la science, dans l’enseignement et dans la forme, toute l’histoire de notre pays. Les coups tombaient dru comme grêle sur nos pauvres historiens, qui n’avaient point commis d’autre crime que de n’avoir pas été au-dessus de leur temps, et chaque lettre de M. Thierry dans le Courrier français ajoutait une ou plusieurs victimes à l’hécatombe. Toutefois l’esprit des lecteurs de ce journal ne marchait pas aussi vite que M. Thierry, et, n’entrevoyant pas bien le but final de la campagne, ils trouvèrent tout bonnement ses articles ennuyeux. On invita M. Thierry avarier un peu les sujets de ses travaux, mais il avait prononcé ses vœux ; il appartenait dorénavant tout entier à l’histoire. Au mois de janvier 1821, il cessa de prendre part à la rédaction du Courrier français.

Que s’était-il donc passé dans l’esprit de l’ardent écrivain pendant cette laborieuse année ? Ceci simplement : c’est qu’alors avait sonné pour lui l’heure qui sonne un jour dans la vie de tout grand écrivain, l’heure qui décide des grandes vocations. Peu importait en effet qu’il fût ou ne fût pas trop sévère pour ses innocens devanciers. Cette confiance en soi-même, quand elle est appuyée sur de consciencieuses études, est peut-être la condition la plus propice à l’épanouissement des grands talens : si M. Thierry n’avait pas le respect des savans, il avait le respect de la science, et il ne chercha point à s’appuyer sur autre chose. Un moment il sembla que toute la vieille science allait sauter et disparaître dans un nuage ; mais quand on put voir clair dans la mêlée, la science avait marché et planté son drapeau plus avant. Toute révolution est un chaos avant d’être un progrès ; il ne faut donc pas s’étonner si M. Thierry dépassa souvent ses propres intentions, et s’il se mêla quelques erreurs à ses vues sur l’histoire de France. Il s’étonnait avec raison de voir les historiens modernes faire remonter jusqu’à Clovis l’institution monarchique, telle qu’elle existait sous Louis XIV. Il concevait tout autrement l’organisation d’une tribu franque, et cette confusion donnait, selon lui, une fausse couleur à toute l’histoire de ces temps. Avait-il tort ou raison ? Tout dépend un peu du sens qu’on attache aux mots. Au fond, ni Mézeray, ni Daniel, ni Velly n’avaient cru sérieusement qu’il y eût une France au VIe siècle ; mais faute de pouvoir suivre dans ses fluctuations l’histoire des populations gallo-romaines, il avait bien fallu s’attacher, pour maintenir la tradition des temps, à cette tribu de Francs saliens et à leurs chefs. Clovis n’était pas sans doute un roi dans le sens moderne du mot ; mais il en eut la prétention. Il en eut même une plus grande. Le fantôme de l’empire romain planait encore sur le monde qu’il avait dominé ; Clovis eut la pensée de le ressusciter au profit des conquérans germains. Les temps n’étaient pas mûrs ; ils ne le furent même jamais pour la réalisation de cette pensée, que Charlemagne, un autre Germain, ne put imposer au monde qu’un instant ; mais si cette domination fut éphémère, elle laissa empreinte à jamais dans les esprits l’idée de la supériorité de la race franque sur les autres races germaines, et cette idée, agrandie par Charlemagne et reprise plus tard par les rois de la troisième race, n’a pas pesé d’un poids médiocre sur les destinées de la Gaule. L’autorité disparut, l’opinion demeura et refit, aidée par les armes et la politique, ce que l’autorité avait perdu. Les historiens anciens n’avaient donc pas complètement faussé l’histoire. Ce qu’ils avaient faussé, c’était la couleur historique, et c’est ce que M. Thierry nous a rendu. Si l’on en doute, qu’on ouvre le moindre livre contemporain sur notre histoire nationale, et qu’on le compare à ceux qu’on mettait, il y a quarante ans, entre les mains des enfans. La différence saute aux yeux : à qui est due cette vérité de couleur dans la peinture des temps barbares, si ce n’est à M. Thierry ? Que des études nouvelles aient modifié ou remplacé même un grand nombre de ses points de vue, peu importe. Les grands fleuves laissent parfois déborder leurs eaux ; mais eux seuls les portent d’un cours rapide vers la mer.

Depuis le jour où M. Thierry, fermant l’Histoire d’Angleterre de Hume, s’était écrié : « Tout cela date d’une conquête ; il y a une conquête là-dessous, » l’histoire de cette conquête s’était lentement ébauchée dans son esprit. Des loisirs qu’il regretta d’abord le ramenèrent à son sujet de prédilection. Mal lui en prit cependant d’avoir fait confidence au public de son exclamation : elle a dicté d’avance l’arrêt qui condamne son livre à n’être que la plus brillante et la plus éloquente des histoires systématiques. En vain a-t-il pris soin d’élaguer successivement de son travail tout ce qui pouvait donner prise à cette critique, en vain suffit-il d’ouvrir le livre pour voir qu’il n’éternise nullement la résistance des Anglo-Saxons : il est condamné de par son titre et de par ses propres aveux. On ne fut pas aussi frappé de ce défaut quand on lut le livre pour la première fois ; c’est depuis que l’auteur l’a corrigé qu’on est devenu plus sévère. Il y a une bonne raison pour cela : c’est que si l’Histoire de la Conquête d’Angleterre est le plus connu des ouvrages de M. Thierry, il est peut-être aussi le moins lu. C’est un de ces livres qu’on achète et qu’on se reprocherait de ne pas avoir sur les rayons de sa bibliothèque ; mais le nombre de ceux qui l’ont lu depuis vingt ans est fort restreint. D’abord c’est un livre de longue haleine, où la vie de toute une époque et de plusieurs peuples est tracée à grands traits avec une juste mesure de détails, mais où se meuvent assez peu de ces grandes figures historiques qui restent l’éternelle discussion de tous les âges. Or nous croyons aimer l’histoire et nous n’aimons plus que la biographie ; l’école descriptive a réussi au-delà de ses espérances. De plus, ce livre a une introduction, et les introductions ont deux effets également désastreux : on ne veut pas lire le livre sans avoir lu l’introduction, de peur de n’y rien comprendre, ce qui fait que beaucoup de gens ne lisent pas le livre pour n’avoir pas à lire l’introduction.

Qu’est-ce donc cependant que l’Histoire de la Conquête d’Angleterre ? C’est l’histoire de toutes les populations un moment réunies sous la domination des Normands, et dont les unes leur sont restées soumises, tandis que les autres ont retrouvé leur indépendance ou subi une autre conquête. Dans ce livre, où l’unité est toute dans le sujet, sans doute la résistance des Saxons tient une large place, sans doute le cœur de M. Thierry est avec les vaincus, ce qui est un grand sujet de ridicule aux yeux de beaucoup de gens ; sans doute même on peut lui reprocher d’avoir cherché parfois dans les rancunes des vaincus la cause de résistances qui ne s’adressaient qu’au pouvoir tyrannique des souverains. Il n’en est pas moins vrai que l’impression d’ensemble est vraie et puissante, et que Saxons et Normands, Bretons, Angevins et Gascons s’y meuvent avec le caractère, les passions et la couleur qui leur conviennent. Ce n’était point chose aussi facile qu’on semble le croire. Tout était à créer, le cadre, les figures et la composition. Choisir au milieu d’un énorme entassement de faits et de légendes les traits justes et caractéristiques des hommes et des temps, suivre à la fois Guillaume sans cesse passant d’Angleterre en Normandie, Henri II luttant contre ses fils sur tous les points du territoire qui est aujourd’hui la France, Richard allant guerroyer en Palestine tandis que son frère Jean le trahit, les Saxons soumis et frémissant sous le joug, les Écossais invincibles dans leurs montagnes, les Irlandais commençant la longue série de leurs souffrances, et par-delà les mers les Bretons, les Aquitains et les Provençaux divisant leurs conquérans pour retrouver leur indépendance ; Robin Hood le rebelle sauvage du nord, Bertrand de Born le rebelle troubadour et chevalier : voilà les scènes variées par le caractère des hommes, des événemens et des climats, auxquelles il fallait donner la seule unité possible dans un pareil sujet, l’unité de la vie. Je laisse à juger si M. Thierry a réussi. Quant à moi, j’avoue qu’au milieu de ces récits d’une couleur si sobre et si juste, j’oublie volontiers le point de vue de l’histoire : l’échafaudage enlevé, il semble que l’œuvre se soit élevée d’elle-même, tant elle a de puissance et de grâce. Si l’on me poussait un peu, je conviendrais volontiers que la conquête des Normands, pour avoir été une des plus violentes et des plus contestées du moyen âge, n’en a pas moins été une des plus fécondes, et par conséquent une des moins factices. Après tout. Saxons, Danois et Normands, vainqueurs et vaincus de toute espèce, étaient à peu près de même race ; peut-être même avaient-ils, peu de siècles avant, vécu dans une intime alliance de mœurs et de religion sur les bords de la Baltique ; rien n’est donc moins factice en réalité que la fusion qui a produit la race anglaise moderne. De plus, les vainqueurs étaient supérieurs aux vaincus, et les conquêtes civilisées, souvent plus vexatoires que les conquêtes barbares, finissent cependant presque toujours par s’imposer d’elles-mêmes par la suprématie naturelle du progrès sur la barbarie. M. Thierry était peut-être mal tombé en choisissant la conquête normande comme une preuve de la persistance des caractères de race ; néanmoins, en appelant l’attention de la science sur le rôle historique des grandes races, il avait ouvert une voie qui a été féconde en résultats. C’est qu’en effet l’idée de race n’embrasse pas seulement les caractères extérieurs qui rattachent les hommes à un même type physiologique, elle s’étend à la communauté primitive de langage et de religion. Voilà pourquoi la distinction des races est une des grandes clés de l’histoire universelle. Seulement ce caractère n’a rien de plus fatal que les autres élémens de la nature humaine. L’histoire approfondie des grandes races a prouvé jusqu’à l’évidence que, si elles conservent à travers leurs migrations un dépôt de traditions primitives, elles peuvent aussi s’en créer de factices, qui dominent bientôt les plus naturelles. Sur le sol de notre Europe si souvent balayé par les invasions, il semble au premier abord que les races les plus diverses se sont entre-croisées, et cependant, s’il y a une chose prouvée, c’est que les peuples les plus distincts en apparence, les Romains et les Espagnols au teint brun, les Saxons et les Scandinaves à la blonde chevelure, ont jadis parlé la même langue et invoqué les mêmes dieux sur le plateau central de l’Asie en compagnie des Indiens et des Persans. Ce n’est point l’étude des caractères physiologiques qui a fait remonter de l’âge mûr de ces peuples à leur adolescence, et de là à leur berceau ; c’est l’étude des langues et des mythologies. Il est glorieux pour l’homme que ce qu’il y a en lui de plus personnel et de plus divin, l’expression de son âme immortelle par le langage et par le culte de la Divinité, soit aussi ce qu’il conserve le plus précieusement dans ses migrations à travers le monde ; il est plus glorieux encore que ces langues et ces religions elles-mêmes n’aient rien de si fatal qu’elles puissent asservir le libre arbitre, et qu’elles s’inclinent à leur tour devant la grande loi de ce monde, le progrès par la liberté. Je le répète, M. Thierry trouvait dans sa passion pour l’exactitude des détails et pour la vérité des couleurs le contre-poids naturel de la fougue un peu aventureuse de son esprit. Ce fut donc pour lui un grand bonheur que d’avoir été amené à la véritable méthode historique : le récit des faits. À cette époque, un triste événement, en lui fermant toute carrière active, vint changer en nécessité la tendance naturelle de son esprit. Dans l’ardente préoccupation qui le dominait, il ne s’était point aperçu qu’il avait demandé à ses forces physiques plus qu’elles ne pouvaient lui donner. Il paya cher le beau succès de son livre ; ses yeux s’étaient usés au travail. Tout le monde a lu avec l’émotion que commande un pareil malheur si noblement supporté le récit des dernières impressions, des dernières jouissances que lui ait procurées le sens de la vue. Un voyage dans le Midi, un repos aussi complet que pouvait le supporter l’activité intellectuelle de M. Thierry, rien ne put conjurer le danger. Une maladie nerveuse, qui devait aboutir bientôt à une complète paralysie, vint s’ajouter à une complète cécité. L’histoire de la conquête normande terminait à peine son beau voyage dans le monde littéraire, que M. Augustin Thierry était pour jamais condamné à une complète inaction ; mais à peine aussi cette calamité était-elle venue contrister ses amis et le public, que M. Thierry protestait déjà contre sa triste destinée par de nouveaux travaux, montrant ce que peut « une âme maîtresse du corps qu’elle anime. » En 1827, deux ans environ après la Conquête d’Angleterre, parurent de nouvelles Lettres sur l’Histoire de France, que M. Thierry publia avec les premières dans un même volume. Rien n’avait pu altérer sa passion rétrospective pour les énergiques bourgeois du moyen âge, et il voulut raconter leurs luttes et leurs efforts en faveur de la liberté. Un témoin oculaire des révolutions communales n’y eût pas mis plus de vivacité. On a beaucoup travaillé depuis sur le même sujet ; qu’est devenue après tout cette grande question, reprise par des esprits moins ardens que celui de M. A. Thierry ? M. Guizot, rencontrant devant lui, quelques années plus tard, cette histoire des origines du tiers-état, y a porté toute la largeur de sa méthode et cette finesse d’aperçus qui saisit la vérité sous ses faces les plus diverses ; il a très bien prouvé que l’histoire sanglante des communes de Laon, de Beauvais et de Vezelay n’était pas le type uniforme des révolutions communales. Quelques villes avaient toujours gardé des vestiges du régime municipal romain ; d’autres l’avaient retrouvé vivant dans les républiques d’Italie et l’avaient restauré sans opposition ; d’autres avaient obtenu des rois des garanties sans libertés, d’autres des libertés sans garanties ; ici la commune s’était faite d’accord avec le seigneur et l’évêque, là avec l’évêque contre le seigneur, là enfin contre tous les deux. Ici le roi était intervenu, là il avait laissé faire, là enfin il avait empêché. En un mot, cette révolution s’était produite avec la variété que devait revêtir toute révolution dans un temps où tout était essentiellement varié et individuel. Sans doute là est le point de vue véritable des révolutions communales, et M. Thierry l’adopta plus tard dans ses Considérations sur l’histoire de France, en y ajoutant un élément inaperçu jusqu’alors, celui de la ghilde germanique. Il n’en est pas moins vrai qu’en rayant de l’histoire de France ce mot banal, affranchissement des communes, il avait déjà planté bien loin le premier jalon des découvertes, et il n’est pas bien sûr que M. Guizot lui-même eût été amené à un examen aussi approfondi de cette question, si M. Thierry n’en eût fait la pierre angulaire des origines du tiers-état. Ainsi a-t-il été en tout, un grand éclaireur historique.

Ce sont en somme des vérités entrevues, des hypothèses même souvent vérifiées plusieurs siècles après, qui font avancer le monde. Je conviendrai du reste que, même en se plaçant au point de vue de M. Thierry, tout n’était ni admirable ni rassurant dans la tentative de ces précurseurs des libertés modernes. Il passe sur l’histoire de ces petites républiques un nuage sanglant, qui, grossi à travers les siècles de toutes les haines des opprimés, n’éclate que trop visiblement dans l’horrible tempête de 1793. Que de violences, que de faiblesses déjà, que d’enthousiasmes suivis d’inconcevables affaissemens, que d’aspirations de dévouement aboutissant à une soif ardente de richesse et de repos, que d’épouvantails en un mot pour l’avenir ! Sans doute une liberté qui de la commune eût remonté graduellement jusqu’au centre du pouvoir eût pu devenir une liberté féconde pour l’avenir ; mais la révolution communale, uniquement dirigée contre la féodalité, emprunta à son mouvement un caractère essentiellement borné et local. Pourquoi la pensée ne vint-elle pas à ces bourgeois insurgés de chercher aide et secours parmi leurs pareils, et pourquoi demandèrent-ils à la royauté un appui qui devait devenir une tyrannie ? C’est que, de toutes les idées politiques, la plus simple, l’association des intérêts, est aussi la dernière qui se présente à l’esprit des hommes. Lorsqu’une fois le prévôt royal eut mis les pieds dans la commune, il n’en sortit plus. Il fallut que le roi voulût fouiller trop avant dans la bourse de ses sujets pour qu’il leur vînt l’idée d’une résistance collective. Quand les états-généraux furent convoqués, il était trop tard. La royauté, entourée de ses légistes et du parlement, avait déjà pour elle la force, la science et l’unité. La centralisation était déjà créée, et derrière elle marchait à pas rapides le pouvoir absolu, effaçant avec l’aide des bourgeois eux-mêmes les derniers vestiges de la liberté.

II.

L’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands venait d’atteindre sa troisième édition, lorsque éclata la révolution de 1830. S’il y eut en France un homme dont cette révolution combla tous les désirs et toutes les espérances, cet homme fut certainement M. Thierry. Jamais, pour son compte, il n’avait cru à la possibilité d’une alliance réelle entre la liberté et la branche aînée de la maison de Bourbon ; jamais par conséquent il n’éprouva ces incertitudes, ces mouvemens d’entraînement et de légitime réaction qui agitèrent le parti libéral pendant les dernières années de la restauration. L’ensemble de ses idées pouvait même laisser supposer que la forme républicaine était celle qui répondait le mieux à ses goûts ; mais l’esprit de M. Thierry avait fait pour ainsi dire d’avance sa révolution de 1830, et quand cette révolution arriva, elle le trouva cherchant des tempéramens et des compromis entre ses propres opinions et les nécessités du temps. Personne n’applaudit au nouvel ordre de choses avec un plus complet désintéressement, car que pouvait faire la liberté pour un homme de lettres aussi indépendant que l’était M. Thierry, par nature, par goût, et aussi par le triste privilège de ses infirmités ? Lui qui voyait surtout dans cette révolution le véritable avènement de l’intelligence, il regretta cependant que le régime représentatif enlevât tout d’un coup aux lettres tant d’écrivains illustres qui marchaient comme lui « sur la pente du siècle. » Peut-être en effet fut-ce un malheur que les mêmes hommes qui, dans l’opposition, avaient si noblement revendiqué les droits de la liberté, n’aient pu se convaincre, par l’expérience d’une révolution, des dangers qu’elle courait, et de l’existence précaire que lui ménageait l’inconstance nationale. Éclairée du reflet terrible que laisse sur l’esprit une révolution accomplie par la force, peut-être l’étude du passé eût-elle servi d’épouvantail pour l’avenir. La littérature libérale fut presque muette pendant dix-huit années. La génération nouvelle n’entendit plus que des voix enhardies par l’ivresse de l’émeute, et tandis que les écrivains de la restauration attachaient à leurs idées l’impopularité naturelle du pouvoir, le champ resta libre à l’histoire passionnée et révolutionnaire qui préparait la révolution de 1848.

Pour M. Thierry, il avait, selon son expression, « fait amitié avec les ténèbres ; » son esprit suivait sa propre pente, sans prendre part autrement que par ses vœux à tout ce qui se passait autour de lui. Il n’emprunta donc que peu de chose aux préoccupations du moment. Il était arrivé à l’âge, hâté pour lui par la souffrance, où l’homme aime mieux se souvenir qu’espérer, et, en repassant dans sa mémoire les temps heureux où son esprit s’éveillait à la vie intellectuelle, il y retrouva ce souvenir des Martyrs de Chateaubriand, qui, au collège de Blois, l’avaient mené comme par la main dans un monde de poétique réalité tout nouveau pour lui. Ce souvenir, qui vint se représenter alors à son esprit, comme un ami d’enfance après une longue séparation, a produit le livre qui passe à bon droit pour son chef-d’œuvre, les Récits des Temps mérovingiens. Je ne sache pas de plaisir plus grand, plus satisfaisant pour l’esprit, que de suivre de livre en livre un grand écrivain, de le voir arriver, de progrès en progrès, à la perfection de sa manière. C’est un spectacle que nous donnent rarement les écrivains contemporains, entraînés par le succès à l’exagération de leurs qualités et de leurs défauts. Les Récits mérovingiens signalent l’épanouissement complet du talent de M. Thierry. Dans l’histoire de la conquête normande, il avait donné un éclatant modèle d’histoire composée ; il lui restait à nous donner ce que j’appellerais volontiers un modèle d’histoire intime, c’est-à-dire d’histoire où il n’y eût guère que des hommes et peu d’événemens. Des flots d’hommes et de faits se pressaient dans les chapitres largement composés de la Conquête d’Angleterre ; un cadre restreint (cinquante années à peine), cinq ou six personnages principaux d’une époque presque inconnue, telle fut la donnée des Récits mérovingiens. Un seul chroniqueur devait fournir la trame de ce tissu, Grégoire de Tours, le Froissart de ce temps, aussi naïf, mais plus honnête que celui du XVe siècle ; le reste, il le fallait chercher dans des documens épars, quelques-uns contestables au point de vue de la véracité, mais tous portant l’empreinte ineffaçable de ces temps si profondément originaux. Un historien allemand eût récusé tous les témoins, biffé tous les documens, et replongé cette époque dans la mythologie anté-historique ; M. Thierry fit de tout des documens : il retrouva la vie absente de l’énorme et précieuse compilation d’Adrien de Valois, et quand Adrien de Valois, quand Grégoire de Tours lui manquèrent, il n’hésita pas à chercher même dans les poètes les traits qui lui parurent empreints d’une forte couleur locale, la légende poétique créée par une vive impression des choses, et recouvrant à peine d’un tissu léger la véritable histoire. Des inductions hardies sur les passions et les idées des hommes dans l’état semi-barbare firent jaillir du chaos de ces temps des lumières inattendues, et les documens législatifs révélèrent, par des analogies bien naturelles, les faits qu’ils étaient destinés à réprimer ou à prévenir.

Une telle composition est quelque chose de hardi sans doute, la route en est bordée d’écueils ; mais qui pourrait ne pas convenir que M. Thierry les a tournés habilement ? De tous les caractères qu’il a mis en scène, quel est celui qui a paru d’une couleur fausse et exagérée ? Chilpéric, le barbare frotté de civilisation et ne lui empruntant guère que des raffinemens de cruauté ; Frédégonde, l’ambitieuse effrénée qui ne connaît que le désir ; Brunehaut, la reine barbare devenue presque romaine et concevant quelque chose de mieux que le chaos de son époque ; Mummolus, « l’homme qui se fait barbare et se déprave à plaisir pour être de son temps ; » Grégoire de Tours, l’évêque saint et pur, méprisant les hommes et les temps nouveaux ; enfin ce mélange confus, mais vivant, de Franks restés de purs barbares, de Gallo-Romains opprimés, de barbares dégrossis, tout cela ne peint-il pas en traits saisissans le berceau de la France moderne ? Il fallait, pour prendre sur le fait de semblables caractères, la naïveté d’un chroniqueur et la sagacité d’un politique moderne. M. Thierry a merveilleusement fondu ces qualités dans les Récits mérovingiens. On s’était figuré dans ces conquérans germains des êtres tout d’une pièce, ayant encore les vertus et la barbarie de leurs forêts ; on s’étonna de voir rire, plaisanter, philosopher même et dogmatiser des gens si peu scrupuleux sur l’assassinat ; on s’étonna de voir une reine visigothe pleurer en quittant le doux pays d’Espagne, le bon roi Gonthramn multipliant ses femmes et ses maîtresses au moins autant que ses fondations pieuses, et ce mélange de crainte et de respect, de haine et d’envie, que l’église inspirait à ses nouveaux convertis. Les lettres mêmes avaient leur place dans ces récits, médiocrement représentées par le poète courtisan Venantius Fortunatus, qui trouvait le moyen de célébrer dans ses vers les vertus et la beauté de ces barbares sanguinaires à la chevelure frottée de beurre. On est effrayé du nombre de choses qu’il faut avoir vues et comprises pour saisir au vif de pareils caractères, tant il est vrai que l’extrême civilisation touche souvent de près à l’extrême barbarie. Ce livre, si complet par lui-même, s’ouvre par une vaste introduction qui est à elle seule un ouvrage, et qui marque le progrès de l’esprit critique chez M. Thierry, comme les Récits marquent les progrès de son talent de narration. Toutes les questions qui l’avaient agité dans sa jeunesse reviennent y prendre leur place, mais mûries, développées et agrandies. Sans chanter la palinodie, l’historien reconnaît et corrige ce qu’il pouvait y avoir d’excessif dans ses premières vues ; il rend justice à ses devanciers et guérit les blessures qu’il avait faites autrefois à leurs vieilles réputations. La question des communes s’y représente enrichie de nouveaux aperçus, et enfin l’écrivain y reprend, sans la résoudre encore d’une manière bien positive, la longue controverse des origines de la nation française, si vigoureusement débattue dans le dernier siècle entre Boulainvilliers, Dubos, Mably et Mme de Lezardière.

Quand il eut publié cet ouvrage, M. Thierry sentit qu’il avait assez fait pour ces époques obscures de notre histoire. Il annonçait lui-même que ces récits fermeraient le cercle de ses études sur les premiers temps de l’histoire de France, Une tâche considérable venait de lui être confiée. Il devait rassembler, critiquer et publier tous les documens propres à éclairer l’histoire du tiers-état. Ses études se concentrèrent sur ce sujet, que ses premiers travaux et l’avènement définitif des classes moyennes par la révolution de 1830 rendaient pour lui doublement intéressant. Le livre qu’il a publié depuis 1848 est l’introduction qui devait ouvrir et expliquer cette grande collection.


III.

Chose étrange, on avait vu jadis des gens sourire du goût passionné de M. Thierry pour les vaincus de tous les siècles ; il semblait donc que le champion des communes, des outlaws de la forêt de Sherwood, celui qui avait écrit la triste complainte de Jacques Bonhomme, il semblait qu’un tel historien dût à jamais échapper au reproche d’avoir glorifié les faits accomplis, et qu’il fût difficile d’être à la fois le don Quichotte des opprimés et le complaisant des oppresseurs. C’est cependant le reproche qui devait atteindre le dernier livre de M. Thierry, et, chose plus étrange encore, c’est que le livre incriminé devait justifier jusqu’à un certain point, sinon par l’intention de l’auteur, au moins par quelques considérations trop générales, l’attaque que M. Edgar Quinet a dirigée en bloc contre le fatalisme dans l’histoire[7].

On ne l’attaquera jamais assez en effet, le fatalisme historique. Il est trop puéril de voir des gens s’enfermer tranquillement dans leur cabinet pour se promener avec le sourire sur les lèvres et une sorte de béate satisfaction au milieu de tous les échafauds et de tous les guet-apens de l’histoire. Y a-t-il donc une baguette magique qui transforme en rosée bénie le sang versé par les tyrans ? Y a-t-il quelque vertu secrète qui nous rende si douces à porter les souffrances des générations passées, et le bien de l’humanité sortirait-il, comme la plante, d’une semence corrompue et putréfiée ? On serait tenté de le croire en vérité, à voir ce que devient le crime, quand il est regardé au travers du prisme des siècles. C’est une des faiblesses innées de l’homme, et c’est une des plus humiliantes. Tandis que nos yeux se détourneraient avec horreur du tableau où l’on verrait la tête de Louis XVI rouler sur l’échafaud, ils se reposent avec complaisance sur la rude figure de Guise assassiné par un roi de France ; ils cherchent avec curiosité dans les plis de son pourpoint la trace du fer meurtrier ; ils consentent à voir un heureux effet de couleur dans le sang qui rougit le marbre de l’escalier des Géans, où vient de rouler la tête de Marino Faliero. Personne n’est à l’abri de cette déplorable perversion, de cet émoussement du sens moral. L’adultère en poudre et en mouches, la fourberie en talons rouges nous égaient sur la scène et nous dégoûteraient au coin de notre feu. Tout prend une teinte douce et sereine sous la poussière des siècles, et le long cri de douleur des martyrs et des vaincus se prolonge en chants de joie dans l’avenir. Tandis que l’humanité devrait se voiler la face devant les crimes dont elle a souillé la terre, tandis que la philosophie et la religion la rappellent à son néant au nom de ces mêmes crimes, l’histoire l’absout ; elle fait plus, elle la glorifie. Que le patriotisme vienne joindre sa voix enivrante à ce concert de mensonges, alors ce cynisme fataliste devient plus qu’une vérité, il devient une vertu. Au lieu de porter le deuil du passé, chaque opinion se fait sa part dans les crimes qu’il a commis, afin qu’il ne reste rien à glaner dans cette moisson d’horreurs. D’où peut venir cette étrange manie commune à tant de généreux esprits ? D’une des plus incurables faiblesses de la nature humaine, — celle de préférer le triomphe de ses idées, — par lesquelles elle vaut si peu, au triomphe de sa conscience, par laquelle elle vaut tout. Ce n’est pas pour le crime lui-même que l’homme glorifie le crime, il n’est pas si méchant ; c’est parce que le crime a souvent accompagné les grandes choses, parce que peut-être elles n’auraient pas été faites sans lui, et qu’ainsi le crime semble la condition du progrès de l’humanité. L’homme s’incline devant les résultats ; il ne songe pas que le sang des opprimés crie à travers les siècles, qu’il arrive parfois à étouffer cette gloire qu’il a payée, et que l’obstacle franchi par un crime revient se dresser plus loin plus fort et plus infranchissable. L’homme se croit plus grand par ses idées que par sa conscience, et c’est pour cela que l’histoire du monde est écrite avec du sang ; c’est pour cela que les religions, et la plus sublime des religions elle-même, ont élevé tant de bûchers et d’échafauds. Ce n’est point la piété répandant son secret dans le sein de Dieu, ce n’est pas la mystique ardeur de sainte Thérèse ni la charité de Vincent de Paul qui brûlent les hérétiques ; c’est la doctrine ou plutôt c’est le système que les hommes bâtissent sur la doctrine, et pour lequel ils réclament plus de respect que pour la personne sacrée de Jésus-Christ : ce sont les idées. L’homme ne songe pas qu’il est avant tout dans ce monde pour se gouverner lui-même et non pour gouverner les autres, et que si le zèle de la maison de Dieu le dévore, il lui est parfois loisible de mourir pour ses propres idées, mais non de faire mourir les autres. L’idée a sa place dans l’humanité ; mais l’humanité est un composé d’êtres moraux et non de systèmes. Serait-il donc impossible de classer les révolutions de l’histoire suivant leurs bienfaits avant de les classer suivant leur grandeur ? Serait-il impossible de classer les grands hommes suivant les lois ordinaires de la morale : d’abord les héros qui ont été des saints et des gens de bien, puis les héros qui ont été humains s’ils n’ont été saints, puis ceux qui ont au moins couvert leurs crimes par de grandes convictions, puis enfin, et bien loin derrière, les héros égoïstes et intéressés, leur intérêt se trouvât-il d’accord avec l’intérêt de leurs peuples, et même, ce qui ne peut pas être, avec l’intérêt de l’humanité tout entière ?

Je conviens que ce critérium appliqué à la France ne donnerait pas les résultats les plus satisfaisans pour notre orgueil national. Il y a quelques années à peine, on se reposait dans l’avenir avec une telle sécurité, que le passé lui-même en était coloré et embelli. Personne n’eût osé alors traiter sévèrement notre histoire, et chacun y trouvait des exemples et des garanties pour son système, les uns attendant du progrès des temps le retour des jours dorés de l’ancien régime, les autres reconnaissans eux-mêmes pour cet ancien régime, qui avait si bien travaillé à se rendre un jour impossible : nous bénissions nos pères de nous avoir fait un oreiller si doux et si commode. Une tempête a passé du même coup l’éponge sur la liberté et sur les systèmes qu’elle avait inspirés dans le jugement des premières époques de notre histoire Alors on s’est retourné vers ces systèmes avec fureur, on a repassé sur toutes les traces de la route parcourue, et l’on s’est aperçu qu’à force de regarder ce phare lointain de l’avenir, on s’était engagé dans une série d’écueils et de bas-fonds où l’on était pour le coup sérieusement engravé. Il s’est trouvé que cette soi-disant histoire providentielle nous avait menés où nous savons. C’est qu’elle est mélancolique en effet cette histoire, et il ne faut pas la repasser un jour de mauvaise humeur. Du plus loin qu’on y peut regarder, voici à l’origine une population barbare vaincue par des conquérans corrompus ; puis barbares et conquérans, Gaulois et Romains, sont foulés à leur tour sans résistance par des hordes sorties des forêts de la Germanie. Voici plus tard le chaos de la conquête, le sol traversé dans tous les sens par des nuées de pillards qui se culbutent les uns les autres, une troupe de ces barbares plus vaillante et conduite par un chef plus habile parvenant à prendre racine sur ce sol bouleversé. Telles sont les origines. À ces premières crises succède une confusion inouïe ; d’autres hordes assiègent les frontières, et l’existence intérieure est sans cesse mise en question, pendant que s’élève seule et éphémère la monarchie romaine du Franc Charlemagne. L’anarchie la plus complète suit la division de cet empire, et l’on voit poindre au loin cette vaste hiérarchie féodale où tout ce qui est le peuple et la nation n’a d’autre place que celle de serfs attachés à la glèbe. Peu à peu les rois de France dominent par la magie de ce titre de petits souverains égaux aux rois dans les limites de leurs domaines. Un éclair d’espérance brille dans cette sombre nuée : la bourgeoisie naissante relève la tête en voyant ce fantôme d’ordre et de justice qui domine peu à peu la barbarie féodale, elle obtient quelque répit et quelques précaires libertés ; mais l’illusion est courte. Les rois reprennent d’une main ce qu’ils donnent de l’autre ; le peuple n’a fait que changer ses exacteurs seigneuriaux pour des exacteurs royaux. Comme la bourse des sujets ne s’ouvre pas assez vite, le roi réunit son peuple en assemblées pour lui demander des subsides réguliers. On espère un instant le terme de tant de maux : qui tient la bourse en effet tient le pouvoir ; mais la noblesse et le clergé, d’abord unis au peuple, se retournent bientôt contre lui, car c’est un maître dur à servir. Alors la nation tout entière, moins la noblesse et le clergé, prépare lentement et dans l’ombre la solennelle vengeance de 1789, et cette vengeance soulève, exalte les passions sanguinaires de l’esclave longtemps rivé à sa chaîne ; la liberté, un moment entrevue, disparaît dans le sang ; elle se remet en servage. De nouvelles aurores traversent l’horizon comme les météores lumineux des mers polaires ; puis encore des chutes, des combats… Et quoi dans l’avenir ?…

Mais je me retourne d’un autre côté et prends les choses d’un autre biais ; tout change d’aspect, tout s’illumine. À peine la Gaule sort-elle des langes de la barbarie, son nom éclate déjà dans l’histoire. À peine y a-t-il une France et des Français, et cependant, quand retentit dans l’Europe étonnée le cri de douleur qui annonce que le tombeau du Christ est profané, cette nation qui vient de naître s’élance à la tête des guerriers qui courent le délivrer. Un roi franc règne à Constantinople, un roi franc à Jérusalem, et ce nom de Franc désigne à lui seul toute l’Europe se ruant sur l’Asie musulmane. Ce peuple, cette royauté, on les voit dès le XIIe siècle resserrés dans un mince territoire, attaqués par tout le monde, conquis un moment par les Anglais, reparaître au bout de deux siècles vainqueurs de ces mêmes Anglais qu’ils chassent à jamais du continent, maîtres du plus beau royaume de l’Europe, et déjà unis et prêts à s’élancer par toutes les avenues de la civilisation. Une réforme religieuse éclate ; c’est en France qu’elle trouve son expression la plus pure. Une église se distingue entre toutes les églises catholiques par ses vertus et ses lumières, c’est l’église de France. Un siècle alors se montre où toutes les gloires semblent se donner la main ; un roi ambitieux abuse de cette grandeur, et cependant des revers inouïs laissent encore la France augmentée de deux provinces. Quand un règne sans gloire laisse pâlir la fortune de la France, elle domine par les lettres et par l’éclat de l’esprit. La révolution déborde sur l’Europe : elle porte ses armes jusqu’au Nil et refait un instant l’empire de Charlemagne ; mais elle fait mieux que de conquérir l’Europe par la guerre, elle la conquiert à ses idées. Une foule d’états s’éveillent à la liberté sous son souffle puissant. Elle tombe chez elle, et ses idées grandissent ailleurs, comme la semence d’un arbre immense dispersée par le vent aux quatre coins du monde. Voilà certes de la grandeur ; voilà deux Frances et deux histoires : laquelle est la vraie ?

Toutes les deux, je pense ; car s’il est vrai que la France a beaucoup travaillé pour sa gloire, il est aussi vrai qu’elle a peu travaillé pour son bonheur. Serait-il juste de dire que le vrai et le bon sont absens de son œuvre, elle qui semble s’être mise sur le grand chemin des idées pour respirer à pleine poitrine tout ce qui souffle de généreux à travers le monde ? On peut le dire, Jacques Bonhomme n’est pas heureux. Toute son histoire est comme une course haletante après un idéal sans cesse entrevu et jamais saisi. Pourquoi faut-il qu’après le chaos des invasions le seul souvenir vivant d’ordre et de civilisation ait été celui du despotisme romain, et pourquoi faut-il que ce despotisme romain ait été celui de la décadence et de la corruption ? Pourquoi faut-il qu’il ait soufflé sa caducité dans les veines de la jeune France, tandis que des peuples nouveaux s’élevaient autour d’elle ? Elle s’agite en secousses énergiques pour dépouiller ce vieux suaire, et toujours des circonstances fatales retombent sur elle comme le rocher de Sisyphe. Elle est vieille, et elle est jeune ; elle est naïve et corrompue, mais elle est toujours grande. Laissons de côté ces mots vagues d’histoire providentielle et de phare de l’humanité qui nous consolent dans nos défaites ; ce que nous pouvons dire avec orgueil, c’est que la France n’est pas tout entière dans ses actes, c’est qu’à côté de son histoire positive il y a une histoire idéale, et qu’elle a toujours suivi et aimé quelque chose de meilleur que sa destinée. Ce quelque chose était peut-être une chimère ; mais au point de vue du bonheur tout ce qu’il y a de grand et de noble n’est-il pas une chimère ? L’homme se trompe et reprend sa course ; c’est l’instinct de la brute qui ne se trompe jamais. Jamais ne s’est brisé dans notre pays le lien de cette histoire idéale qui traverse les siècles ; jamais on ne peut dire que nous ayons aimé la force pour la force. Quand nous avons aimé la monarchie, il nous a fallu presque la diviniser afin de pouvoir l’adorer ; la loyauté française a été proverbiale, et il n’y a pas oppression quand il y a amour. Jamais nous n’avons adoré d’idoles sans les avoir prises pour des dieux. La France tombe et se relève en regardant en haut, et il semble que sa jeunesse soit éternelle. Voilà pourquoi je comprends, sans la partager, l’erreur des historiens qui ont trop souvent pris ce qu’elle a voulu pour ce qu’elle a fait. Ainsi pensait M. Thierry quand il écrivit l’Introduction à l’Histoire du Tiers-État. Il avait l’esprit, comme le caractère, profondément national ; il avait la faiblesse de croire que les idées de 1789 valaient quelque chose, et que cette égalité, un peu décriée de nos jours, était, presque autant que la liberté, un principe de dignité pour l’âme humaine. Sans doute, il eût pu faire plus équitable la part du bien et du mal dans le passé. Il pouvait admirer la politique nationale de Louis XI et de Richelieu sans excuser leurs crimes à l’intérieur ; il pouvait croire que les communes et les états-généraux eussent servi à quelque chose au XVIIe siècle, puisqu’ils avaient servi au XIVe et qu’il ne peut être bon pour un peuple que la raison et le bon droit soient du côté des vaincus. Mais s’il ne s’est pas suffisamment gardé de ce fatalisme optimiste, il s’est gardé d’un autre fatalisme tout aussi dangereux, celui qui lie les destinées d’un pays d’une manière absolue à son passé et à ses habitudes. Croire que le passé pèse sur l’avenir d’un poids impossible à soulever, c’est faire tout aussi petite la part de la liberté humaine ; croire que la liberté est invinciblement attachée à certaines formes et à certaines habitudes sociales, c’est faire tourner toute l’histoire dans un cercle infranchissable. On a fait autrefois la part trop grande aux idées générales ; on la fait aujourd’hui trop petite. La France ne vaut quelque chose dans le monde que par ses idées générales. Elle n’a jamais cherché le bien comme un intérêt, mais comme une idée et comme une vertu ; elle aime beaucoup mieux même l’idéal que l’honnête. Rien n’y est définitif, si ce n’est l’indéfini et le mouvement ; on peut s’en désespérer, mais il ne faut pas le méconnaître. Peut-être est-il dans l’histoire des nations une heure solennelle où elles choisissent, sans le savoir, entre la vie et la mort ; mais personne ne doit ni le croire ni le dire, et chacun doit adresser à l’avenir la parole du vaincu de Crécy : « Ouvrez, c’est la fortune de la France. »

M. Thierry n’a plus repris la plume depuis l’Introduction à l’Histoire du Tiers-État. Malgré la vivacité toujours croissante de ses souffrances, la vie semblait lui promettre encore de longs jours : il avait pour ainsi dire payé des arrhes à la mort. Il y était cependant préparé depuis longtemps. Dans les derniers jours de sa vie, il avait retrouvé Dieu au fond de son cœur ; quelque chose de plus doux et de plus résigné était venu se joindre à la consolation stoïque par laquelle il terminait la préface des Études historiques. « Il y a au monde, disait-il alors, quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même : c’est le dévouement à la science. » Il avait entrevu quelque chose de mieux encore. Sans s’inquiéter de savoir s’il prêterait d’une part à rire aux incrédules, tandis que de l’autre sa foi serait suspectée, il disait ce qu’il pensait sur ces sujets éternels et dans la nuance exacte où il le pensait. Jamais, au reste, il n’avait laissé complètement vide dans son cœur la place qui appartient à Dieu. Autrefois, quand il était encore dans toute l’ardeur de sa jeunesse, mais lorsque déjà il était menacé de perdre la vue, il s’était demandé, sous le ciel bleu des îles d’Hyères, quelle devrait être la règle de sa croyance. Il avait rencontré là un Anglais, protestant zélé, dont la foi vivante avait fortement frappé cette âme restée si naïve au milieu du tumulte de la vie. Avec toute l’ardeur d’un néophyte, M. Thierry voulait alors couvrir la France de temples et l’inonder de bibles ; il pressait ses amis de se joindre à lui pour former un premier noyau de chrétiens évangéliques, et il s’étonnait de les trouver indifférens pour une cause qui lui semblait celle de l’avenir. Toutefois les préoccupations du moment avaient trop de part dans cette crise de son esprit pour qu’elle pût être de longue durée. D’ailleurs M. Thierry aimait trop le passé, il ne resta pas longtemps épris d’une religion trop neuve dans sa vérité pour l’historien des temps mérovingiens. Il lui fallait une tradition longue et suivie en religion comme en politique. N’ayant pas de système, il ne se croyait point obligé d’ailleurs de montrer un zèle intolérant contre ceux qui pensaient autrement que lui. On a beaucoup trop discuté le degré et l’ardeur de sa foi chrétienne. Il pensait pour son compte que tout devait se passer entre Dieu et lui ; il aurait été pénétré de douleur de voir son nom servir de drapeau à des prétentions qui n’étaient point les siennes, contre des hommes qui avaient été ses amis, et qu’il honorait.

Nous devons l’avouer, plus nous avons pensé à l’ensemble de cette forte et généreuse nature, plus nous nous sommes attaché à sa mémoire. M. Thierry appartenait à la classe, aujourd’hui trop rare, des esprits simples. Peut-être aurait-on pu lui souhaiter parfois un sentiment plus délicat des nuances dans les choses de la pensée ; mais il sentait largement et en grand. On devinait en lui l’homme capable de mettre les esprits en branle et de soutenir leur mouvement ; c’est là, à tout prendre, la tâche des grandes intelligences. Les révolutions de ce monde dans la politique et dans les lettres ne sont jamais que des ébauches. Il y a peu de grandes vérités qui soient à la fois saisies et appliquées. D’autres sont venus après M. Thierry qui ont analysé là où il avait découvert ; mais le mouvement et l’invention lui appartiennent, et c’est quelque chose que d’avoir remué les âmes avec la seule passion de la vérité, soutenue par un immense talent. On peut dire qu’Augustin Thierry était l’histoire vivante. Chez lui, tout était mémoire et souvenir, et les idées les plus diverses prenaient dans son esprit cette teinte dorée semblable à la chaude couleur des vieux tableaux. Il retrouvait toujours toute son ardeur et toute sa force pour raconter ; il semblait la voix même du passé. Tout l’amusait et l’intéressait. En littérature comme en toute chose, M. Thierry vivait beaucoup par le souvenir. Obligé de lire par les yeux des autres, il se concentrait de plus en plus dans ses travaux historiques. Il avait assisté aux grandes joutes littéraires de la restauration, et avec cet instinct naturel qui l’empêcha lui-même de sacrifier au mauvais goût, il fit toujours une juste distinction entre le talent des écrivains de l’école romantique et les prétentions qu’ils affichaient. La Revue des Deux Mondes le tenait au courant des choses qui l’intéressaient le plus, et il se faisait lire exactement les diverses publications qui lui étaient envoyées en grand nombre. Peut-être la pure littérature avec ses horizons bornés aux choses de cette terre n’était-elle pas une distraction suffisante à ses travaux et surtout à ses souffrances. L’art qui, dans sa portée infinie, fait penser à tout sans rien exprimer de précis devait contenter plus naturellement les goûts d’une âme dont la vie était plus dans le passé et dans l’avenir que dans le présent : la musique le ravissait. Il la sentait en enfant et la jugeait en artiste, n’en aimant que le plus pur et le plus exquis. Il sentait par l’âme tout ce qu’il ne pénétrait pas par l’intelligence.

M. Thierry a été un des premiers dans cette phalange d’esprits généreux qui, dans la première moitié de ce siècle, ont convié la France aux idées nouvelles. Trois révolutions ont passé sur leurs œuvres, et ce qu’ils ont aimé a disparu dans une tempête. À voir cependant la place qu’ils ont gardée dans l’opinion de leur pays et l’attention que commandent encore leurs écrits, aussi bien les nouveaux que les anciens, on peut se demander s’ils n’ont pas réellement entrevu et cherché ce qui devait convenir à la destinée de leur siècle, et s’ils n’ont pas même été les pionniers d’un avenir encore éloigné. Ils ont cherché le progrès dans le bon et dans le vrai, et dût ce progrès s’arrêter aujourd’hui, dussent les idées qu’ils ont défendues ne pas leur survivre, il est permis de croire qu’il vaut mieux succomber avec de pareilles armes que de vaincre avec les armes contraires.


Edmond de Guerle.
  1. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié le remarquable travail publié par M. Magnin à l’occasion des Récits mérovingiens, dans la livraison du 1er mai 1841.
  2. M. Renan.
  3. M. Thierry était né en 1795.
  4. Dix Ans d’Études historiques.
  5. Montlosier, De la Monarchie selon la charte.
  6. Dix Ans d’Études historiques, préface.
  7. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1855, Philosophie de l’Histoire de France. Le même livre avait inspiré à M. Albert de Broglie des pages pleines d’une éloquente tristesse, qui ont paru dans la Revue du 15 janvier 1854.