Historiens modernes de la France/M. Fauriel/02

Historiens modernes de la France/M. Fauriel
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 935-972).

HISTORIENS


MODERNES


DE LA FRANCE.




V.

M. FAURIEL.

Deuxième partie.




Fauriel et Manzoni. — Par où celui-ci se rattache à la France. — Sa jeunesse à Paris ; ses entretiens avec Fauriel. — Carmagnola et Adelchi traduits en français ; contre-coup en Italie. — Relations de Fauriel avec Augustin Thierry, avec Guillaume de Schlegel. — Fauriel après 1830. — Son Histoire de la Gaule méridionale. — Ses autres écrits.


A partir de 1815, disions-nous, c’est la pensée historique qui domine dans l’esprit de Fauriel ; il y eut pourtant à cette pensée quelques hors-d’œuvre, il y eut plus d’une diversion et, comme on dit, plus d’une parenthèse. On en peut compter jusqu’à trois : la première fut la traduction en français des tragédies de Manzoni (1823) ; la seconde fut la publication et la traduction des chants grecs populaires (1824) ; et je compte enfin pour la troisième et la plus grave, parce qu’elle fut la plus prolongée, le cours public dont Fauriel se trouva chargé après 1830. Si utile que le savant maître ait été dans cette dernière fonction, il y a lieu de regretter sans doute qu’elle l’ait empêché de mener à fin la grande entreprise historique de toute sa vie.

Il n’en est pas ainsi des deux premières tâches qu’il s’imposa et qui pourraient aussi bien s’appeler des inspirations de son esprit et de son cœur. Sa tendre amitié et son admiration sincère pour Manzoni lui suggérèrent l’idée de le faire connaître à la France. C’est là un épisode trop essentiel et trop aimable dans la vie de Fauriel, un épisode trop honorable à la littérature française elle-même, pour que nous n’y insistions pas ici comme nous devons. Parler de Manzoni un peu en détail à propos de Fauriel, ce n’est pas m’écarter de ce dernier, c’est être fidèle à tous deux.

Je dirai plus et sans excéder en rien la plus exacte vérité : Manzoni ne se peut bien connaître à fond que par Fauriel ; celui-ci est l’introducteur direct, secret et presque nécessaire, à l’étude de l’excellent poète. Manzoni, jeune, tenait à honneur de se dire, non-seulement son plus tendre ami, mais son disciple. Un tel mot, de poète à critique, glorifie assez celui qui le profère pour qu’on ne craigne pas de le redire à la louange des deux. Fauriel le rendait bien d’ailleurs à son ami, moins encore par la manière dont il le louait que par celle dont il le sentait : lui, si ennemi des formes apprises et convenues, de tout ce qui avait une teinte de rhétorique ou d’académie, il n’en était que plus sensible à la poésie, à une certaine poésie pathétique et simple ; or, il y avait deux lectures en ce genre qui ne lui donnaient pas seulement l’émotion morale, mais qui avaient le pouvoir d’accélérer son pouls de le faire battre plus vite : c’étaient certains chœurs d’Euripide et les chœurs de Manzoni.

La mère de Manzoni, la fille de Beccaria, vint en France sous le Consulat et y vécut beaucoup dans la société d’Auteuil, dans l’intimité de Cabanis et de Mme de Condorcet ; lorsque son fils la rejoignit quelque temps après ou y revint avec elle, il se trouva initié dans le même monde, et il y connut Fauriel. C’est à lui qu’il montrait d’abord (en février 1806) la pièce de vers, qui fut son tout premier début, sur la mort de Carlo Imbonati, cet admirable ami que venait de perdre sa mère. Fauriel, en faisant accueil à une production si pleine de chaleur et brillante de promesses, entra aussitôt avec le jeune poète dans une de ces discussions ingénieuses et précises telles qu’il les aimait il lui conseilla de se perfectionner de plus en plus dans l’usage des vers sciolti, et lui indiqua à cet égard les modèles qu’il préférait. Tous deux déjà s’accordaient sur certaines remarques très fines : se retrancher les rimes quand on fait des vers italiens, ce n’était pas tant (selon eux) supprimer une difficulté qu’un secours bien souvent et une excuse. En effet, les premières pensées étant une fois trouvées, la nécessité de la rime, quand on se l’impose, suggère une quantité d’autres pensées de détail et surtout une foule de ces menues images qui sont réputées les élégances d’une composition, et qui achèvent même la pensée principale quand elles n’en détournent pas. Dans les sciolti, au contraire, le poète, n’étant plus provoqué par la rime, doit tirer tout de son fonds et défrayer en quelque sorte son vers avec ses seules ressources ; il peut viser plus librement au simple et au principal, mais à condition d’avoir en lui la force qui approprie le style et le ton aux choses, la fertilité des images et le mouvement des pensées, en un mot les qualités les plus réelles du talent. Parini, dans ses sciolti, a prouvé qu’il les possédait toutes ; il arrive à la combinaison du poétique et du vrai, à la perfection de l’œuvre, et, pour le peindre avec ses propres couleurs, on dirait que, ses vers découlant d’une noble veine, une muse savante les ait fait passer à l’ardent foyer de l’art :

… Da nobil vena
Scendano ; e all’ acre foco
Dell’ arte imponga la sottil Camena.


Manzoni, dont c’étaient là les premiers discours avec Fauriel, dirigea de bonne heure son style de ce côté, selon cette vue élevée et sévère. Le divin Parini, comme il l’appelait quelquefois, fut son premier maître ; mais, en avançant, son vers tendit de plus en plus à se dégager de toute imitation prochaine, à se retremper directement dans la vérité et la nature.

Combien de fois, vers cet été de 1806 ou de quelques-unes des années qui suivirent, soit dans le jardin de la Maisonnette, soit au dehors, le long du coteau de Saint-Avoie, au bord de cette crête d’où l’on voit si bien le cours de la Seine, avec son île couverte de saules et de peupliers, et d’où l’œil embrasse avec bonheur cette fraîche et tranquille vallée, les deux amis allaient discourant entre eux du but suprême de toute poésie, des fausses images qu’il importait avant tout de dépouiller, et du bel art simple qu’il s’agissait de faire revivre ! Non, Descartes ne prescrivit jamais plus instamment à son philosophe de se débarrasser des idées apprises et des préjugés de l’éducation, que Fauriel ne recommandait au poète de s’affranchir de ces fausses images qui ne sont réputées poétiques qu’en vertu de l’habitude. Cela se passait sous le règne de Delille et en pleine période impériale. « Il faut que da poésie soit tirée du fond du cœur, il faut sentir et savoir exprimer ses sentimens avec sincérité, » c’était là le premier article de cette réforme poétique méditée entre Fauriel et Manzoni. Celui-ci pourtant éprouvait des regrets pénibles au milieu de ses espérances : en même temps qu’il sentait que la poésie n’est réellement conforme à ses origines et à son but que lorsqu’elle se rattache à la vie vraie d’une société et d’un peuple, il comprenait que, pour toutes sortes de causes, l’Italie restait un peu en dehors de cette destinée naturelle : l’extrême division des états, l’absence d’un grand centre, la paresse et l’ignorance, ou les prétentions locales, avaient établi de profondes différences entre la langue, ou plutôt les langues parlées, et la langue écrite. Celle-ci, toute de propos délibéré et de choix, devenue presque une langue morte, ne pouvait saisir ni exercer, sur les populations diverses, une action directe, immédiate, universelle ; de sorte que, par une contradiction singulière, la première condition, là bas, d’une langue poétique pure, ferme et simple, était de reposer sur quelque chose d’artificiel. Manzoni sentit de bonne heure et peut-être aussi il s’exagérait un peu cet inconvénient ; le fait est qu’il ne voyait jamais, sans un plaisir mêlé d’envie, le public de Paris applaudir en masse aux comédies de Molière ; cette communication immédiate et intelligente de tout un peuple avec les productions du génie, et qui, seule, peut attester à celui-ci sa vie réelle, lui semblait refusée à une nation trop partagée et comme cantonnée par dialectes ; lui qui devait réunir un jour toutes les intelligences élevées de son pays dans un sentiment unanime d’admiration, il ne croyait pas assez cette unanimité possible, et en tout cas il regrettait que la masse du public n’en fît pas le fonds.

Fauriel l’encourageait avec autorité et par d’illustres exemples empruntés à l’Italie même, dont les grands écrivains avaient eu de tout temps à triompher de difficultés plus ou moins semblables. Manzoni d’ailleurs, en ces années de jeunesse, recueillait ses idées et les mûrissait tour à tour sous les soleils de France et de Lombardie, plutôt qu’il ne se hâtait de les produire. Son petit poème d’Urania était commencé en 1807 ; il méditait un peu vaguement quelque projet de long poème, tel que la Fondation de Venise, par exemple ; mais surtout il vivait avec abondance et sans arrière-pensée de la vie morale, de la vie du cœur ; il perdait son père en 1807, il se mariait en 1808 ; il s’occupait d’agriculture et d’embellir sa résidence de Brusuglio, près de Milan ; il revenait voir en France ses bons amis de la Maisonnette, et donnait Fauriel pour parrain au premier-né de ses enfans, à sa fille Juliette-Claudine, comme on l’avait nommée. Les saisons ainsi se passaient pour lui entre la famille, les arbres et les vers, et encore ces derniers semblaient-ils tenir la moindre place dans n attention. Le Grec Mustoxidi écrivait de Milan à Fauriel : « Alexandre (Manzoni) et le reste de la famille se portent bien et parlent souvent de vous : lui, tout entier aux soins domestiques, il me semble s’éloigner trop fréquemment des Muses, qui pourtant lui furent si prodigues de leurs dons[1]. » Manzoni ne s’éloignait pas autant de la poésie qu’il le paraissait, et elle devait revenir, après quelque retard, avec de nouvelles et plus saines douceurs. Adonné à la famille comme un Racine qui se serait retiré un peu trop tôt, converti, vers 1810, aux idées religieuses et à la pratique chrétienne, père, époux, ami, il se livrait de bonne foi aux sentimens humains régularisés, aux habitudes naturelles et pures ; il y plongeait comme en pleine terre. Patience ! l’imagination avec lui retrouvera son jour ; ame non moins ardente que délicate, elle ne le laissa jamais. Il était de ceux en qui allait se vérifier un mot que lui avait dit Fauriel au début : « L’imagination, quand elle s’applique aux idées morales, se fortifie et redouble d’énergie avec l’âge, au lieu de se refroidir. »

Manzoni s’occupait donc, sinon à produire de la poésie en ces années, du moins à jouir de tout ce qui en fait le sujet même et la meilleure part. Si l’architecture et les plans de villa dignes de Palladio semblaient parfois usurper un peu magnifiquement sur ses rêves, l’agriculture et ses charmes innocens remplissaient plus à souhait et plus sûrement ses loisirs. Il recevait de Fauriel des graines choisies, des assortimens nombreux de semences, qui allaient remplir le venu de l’amitié en tombant sur une terre heureuse ; mais les vers à soie surtout et les mûriers étaient sa grande affaire dès la fin de mai, car on filait les cocons au logis. Un certain jour, dès les premiers temps de son installation à la campagne, un essaim d’abeilles vint élire domicile dans le jardin et se prêter à son observation familière, comme pour fournir une suite de plaisirs et d’occupations classiques à ce fils de Virgile. C’étaient là des joies pures, et la poésie ne pouvait être loin.

On a dit et il est à croire que ce fut en effet pendant un séjour à Paris, vers les premiers mois de 1810, qu’arrivèrent à Manzoni les premières idées et les lumières déterminantes dans lesquelles il lui sembla voir une indication divine ; son changement de direction religieuse data de ce moment. Toute recherche à ce sujet serait indiscrète. On peut conjecturer seulement qu’il y eut là pour l’amitié une épreuve assez délicate à traverser. Fauriel était le plus équitable, le plus tolérant, le moins décisif assurément des penseurs ; mais il demeurait dans ses propres voies ; il était occupé, hier encore, à étudier la sagesse humaine dans la personne de ses plus orgueilleux représentans. Manzoni pouvait craindre pour cette science de son cher historien du stoïcisme qu’elle ne fût un obstacle à ce qui est surtout révélé aux petits et aux simples. Que se passa-t-il là, à un certain moment, entre ces deux cœurs, entre le philosophe toujours modeste et le croyant d’autant plus aimant ? Si ce dernier s’essaya jamais à toucher au sein de l’autre un coin de cette chose, à ses yeux la plus importante, ce dut être avec une discrétion bien tendre. Nul auprès d’eux n’en a su le mystère. En résultat, leur intimité n’en ressentit aucune diminution, aucun refroidissement.

Les évènemens de 1813-1814 apportèrent forcément une grande interruption dans le commerce des deux amis. C’est vers cet intervalle que Manzoni publia ou composa les Hymnes sacrés dans lesquels il tâchait, disait-il, de ramener à la religion ces sentimens nobles, grands et humains, qui découlent naturellement d’elle[2]. Cette époque fut celle de sa transformation entière, même en poésie ; l’étude et le temps firent éclore et développèrent au sein de son talent les germes lentement préparés ; sans doute, le souvenir médité des anciens entretiens avec son ami y contribua beaucoup. Au printemps de 1816, nous trouvons Manzoni s’occupant avec ardeur d’écrire sa tragédie de Carmagnola, et le lien littéraire qui le rattache à Fauriel se renoue étroitement. Les deux tragédies de Carmagnola et d’Adelchi, c’est-à-dire ce que le drame romantique a produit de plus distingué en Europe durant cette période de 1815 à 1830, ne sauraient sans doute se considérer comme un appendice de l’histoire littéraire du romantisme en France sous la restauration ; mais il nous suffit que ces deux œuvres remarquables y tiennent par plusieurs de leurs racine. L’Italie, aux diverses époques, a toujours tant influé sur la F par sa littérature, qu’il était bon qu’à un certain moment la France le lui rendît en la personne d’un si noble poète dramatique.

En s’appliquant à la composition de ses tragédies historiques indépendamment de toute règle factice, en combinant l’étude sévère et la passion, la fidélité à l’esprit, aux mœurs et aux caractères particuliers de l’époque, et les sentimens humains généraux s’exprimant dans un langage digne et naturel, Manzoni ne faisait autre chose que réaliser avec originalité le vœu déjà ancien de son ami, et donner la vie poétique aux idées qu’ils avaient autrefois agitées ensemble. Lorsque Fauriel vit l’œuvreet lut ce Carmagnola à lui dédié, il put aussitôt reconnaître son idéal et s’écrier : Le voilà ! La critique, évidemment, avait préexisté ici, et, jusqu’à un certain point, présidé à la tentative de l’art, mais une critique sage, ramenée aux notions premières du bon sens, y dirigeant et y réduisant sa réforme. La vieille critique ayant comme à plaisir encombré la scène de toutes sortes d’appareils et de barrières qui étaient autant de ressorts pour la médiocrité et de piéges pour le talent, il avait fallu déblayer le terrain au préalable, avant de s’y lancer de nouveau. C’est une partie de la tâche que s’imposèrent en Italie, dès 1818 et 1819, les jeunes rédacteurs du journal intitulé il Conciliatore, tous amis de Manzoni, et dont le groupe nous offre plus d’un nom connu, Silvio Pellico, Grossi, Hermès Visconti, Berchet. Ce journal, qui ne subsista guère plus d’une année, et que les circonstances politiques interrompirent, est indispensable pour la connaissance précise de ce que projetait la jeune école par-delà les monts. Un voyage que Manzoni fit à Paris sur la fin de 1819, et qui se prolongea durant une moitié de 1820, dans le temps même où paraissait son Carmagnola, le remettait en communication active, habituelle, avec l’ami dont il était séparé depuis des années. On se retrempa dans des entretiens à fond sur tous les sujets sérieux et délicats qui occupaient alors l’élite des esprits. MM. Augustin Thierry et Cousin prenaient une vive part à ces discussions, M. Cousin surtout, qui fit le voyage d’Italie et y rejoignit Manzoni un ou deux mois après, comme pour y continuer avec feu la conversation de la veille. A défaut de tant d’éloquens discours et des jeunes paroles aux ailes légères qu’on ne peut ressaisir[3], la traduction que Fauriel publia, en 1823, de Carmagnole, d’Adelghis et de quelques morceaux critiques qui s’y rapportent, offre du moins un témoignage subsistant de ce moment littéraire si animé et si plein d’intérêt. Il n’est pas inutile d’y insister encore après plus de vingt ans. Sans doute il nous importe peu aujourd’hui qu’Hermès Visconti, dans un spirituel dialogue, ait trouvé de bonnes raisons contre l’arbitraire des règles relatives à l’unité de temps et de lieu, que Manzoni en ait trouvé de non moins piquantes et de décisives dans sa lettre à M. Chauvet : c’étaient là des questions élémentaires, des discussions en quelque sorte négatives, auxquelles les réformateurs se voyaient ramenés sans cesse par des chicanes obstinées dont le temps a fait justice ; mais il était d’autres soins plus essentiels et plus intérieurs de la réforme dramatique tentée alors, d’autres coins marquans de son but, qu’on ne saurait trop rappeler, car il n’a peut-être pas été fait, depuis, un seul pas qui ait avancé la cause de l’art dans la même voie, ou qui bien plutôt ne l’ait pas fait rétrograder, en la compromettant par tous les oublis et tous les excès.

Manzoni, on le sait, travaillait lentement ses tragédies ; cette lenteur, qui peut tenir à diverses causes, à la délicatesse et à la fantaisie même d’une organisation nerveuse, aux irrégularités de la machine physique, qui ne suit pas toujours le train de l’esprit, n’est pas chose à louer absolument en elle-même : ce qui mérite d’être loué à coup sûr et proposé en exemple, c’est la conscience qu’il a mise à préparer les matériaux et à étudier les sujets de ses compositions. Ainsi, pour son Adelchi ou Adelghis, lorsqu’il commença sérieusement à s’en occuper après son retour de Paris à Milan, dans les derniers mois de 1820, que fit le poète ? Il se mit à étudier en historien, en digne émule des hommes qu’il venait de visiter, tout ce qu’il put trouver dans les chroniques sur les circonstances de la domination et de l’état des Lombards en Italie ; il ne lut pas superficiellement, à la légère, et pour se donner le plaisir d’ajouter une bordure tant soit peu locale et une teinte quelconque de moyen-âge à une œuvre de fantaisie : non, il aborda le fond même, il s’enfonça dans la collection Rerum italicarum de Muratori ; il hanta même, comme il le disait en souriant, quelques-uns des dix-neuf gros complices de M. Augustin Thierry[4]. Les rapports immédiats de l’histoire de Charlemagne avec celle des Lombards ne l’intéressaient pas uniquement ; il cherchait à se bien fixer sur les conditions générales de l’établissement de tous les conquérans barbares, sur les différences en particulier qu’il pouvait y avoir entre les habitudes des Franks et celles des Lombards mêmes ; il aurait voulu pouvoir découvrir quelque chose de l’état de la population indigène sous ces derniers, deviner ce qui en était de ces peuples subjugués et possédés sur le compte desquels rien ne transpire, que taisent les chroniques, que les historiens modernes ne soupçonnent pas, et dont un de ses chœurs nous rend le sourd et profond gémissement. Au sortir de ces études préliminaires, Manzoni aurait été en mesure, à volonté, d’entreprendre une histoire des Lombards comme auraient pu le faire Augustin Thierry et Fauriel, ou bien d’écrire une tragédie. Le Discours historique qui sert de préface à sa pièce le prouve assez ; je le comparerais presque, pour le ton comme pour le fonds, à quelqu’une de ces piquantes lettres critiques d’Augustin Thierry sur notre propre histoire ; sans avoir la prétention d’éclairer celle du nord de l’Italie au IXe siècle, ce discours a pour effet d’en rendre l’obscurité visible, et démontre que ce qu’on prenait pour de la lumière n’en est pas. Ce qui impatientait Manzoni par-dessus tout, ce qui ne l’impatientait pas moins que son confrère Thierry (il lui donnait ce nom), c’étaient les formules vagues, lâches, vulgaires, à l’aide desquelles les historiens modernes avaient recouvert et comme étouffé des questions qu’ils n’apercevaient pas. Il avait coutume de résumer agréablement le sens de son Discours historique à peu près en ces termes : « Je leur ai donné à savoir qu’ils n’en savent rien, et je leur ai dit que je n’ai rien à en dire ; après quoi je les quitte, en les priant de faire de longues études pour nous en dire quelque chose. On m’avouera que c’est un pas de fait. »

C’est par de telles préparations que le poète, sévère pour lui-même et de moins en moins satisfait en avançant de son personnage romanesque d’Adelghis, qu’il avait imaginé sur des données historiques moins sûres et avant ses dernières études, prenait sa revanche tout à côté, et qu’il se rendait digne de ressaisir, de retracer dans ses vrais linéamens la figure non colossale, mais grande encore, de Charlemagne[5].

Et qu’on ne dise pas que l’idéal ait souffert au milieu de cette application patiente ; le personnage d’Hermangarde a toute sa pureté et son exaltation tendre, les chœurs ont leur pathétique ou leur éclat. Il résulte seulement de cette combinaison de soins que l’esprit de l’histoire vit sincèrement dans un sujet de tragédie d’ailleurs populaire, et que Goethe, par exemple, ou Fauriel, étaient satisfaits en même temps que l’eût été la foule, si elle avait pu y applaudir. Quand je songe à ces deux pièces isolées qui se tiennent debout là-bas comme deux belles colonnes, et qui semblaient nous prêter d’avance le portique de l’édifice, à charge pour nous de le poursuivre, j’ai peine à ne pas rougir de ce que, sous nos yeux, ce rêve de théâtre est devenu.

Je continue et veux ici rassembler tout ce qui tient à un épisode attachant pour lequel il n’est pas besoin d’excuse. Est-ce donc là m’écarter le moins du monde de mon sujet ? Je fais ressortir à quel degré Manzoni, lié à la France par Fauriel, a été, en Italie, un représentant et un frère de l’école historique française. Je fais toucher du doigt le lien et le nœud. Cette école n’ayant point produit son poète dramatique chez nous, elle l’a eu dans Manzoni.

Fauriel, à cette époque, nourrissait certain vague projet de composer un roman historique, dont il aurait sans doute placé la scène dans le midi de la France, en un de ces âges qu’il savait si bien. Après avoir terminé Adelchi, et avoir eu un instant l’idée (mais sans y donner suite) d’une tragédie de Spartacus, Manzoni commença, de son côté, à songer à son roman des Promessi Sposi. Vers le même temps, son ami Grossi s’occupait d’un grand poème historique, les Lombards à la première Croisade ; c’était le moment de la pleine vogue d’Ivanhoe. De là d’actives discussions et mille idées en jeu, soit par correspondance, soit surtout de vive voix durant le séjour que Fauriel alla faire en Italie dans les années 1823-1825. Il s’agissait, par exemple, comme question principale entre les deux amis, de la mesure selon laquelle l’histoire et la poésie peuvent se combiner sans se nuire. Fauriel inclinait à croire que dorénavant, dans cette lutte, la poésie proprement dite aurait de plus en plus le dessous. Manzoni ne le pensait pas tout-à-fait ainsi, et maintenait que, nonobstant toutes apparences et tous pronostics contraires, la poésie ne veut pas mourir. Tous deux s’accordaient à reconnaître que dans un système de roman, il y a lieu d’inventer des faits pour développer des mœurs historiques

« Or, c’est là, répliquait Manzoni, c’est là une ressource très heureuse de cette poésie qui, comme je vous le disais, ne veut pas mourir ; la narration historique lui est interdite, puisque l’exposé des faits a, pour la curiosité très raisonnable des hommes, un charme qui dégoûte des inventions poétiques qu’on veut y mêler, et qui les fait même paraître puériles. Mais rassembler les traits caractéristiques d’une époque de la société et les développer dans une action, profiter de l’histoire sans se mettre en concurrence avec elle, sans prétendre faire ce qu’elle fait mieux, voilà ce qui me paraît encore réservé à la poésie et ce qu’à son tour elle seule peut faire. » Nous ne croyons pas trop nous tromper en résumant de la sorte l’opinion du poète.

Et pour le style, soit en prose, soit en vers, pour la forme de l’expression, que de soins, que de scrupules ! Dans la tragédie en particulier, quel art insensible pour concilier le simple et le noble, l’expression libre, naturelle, par momens familière, et l’expression

Quelle étude, au contraire, n’avait-on pas faite dans l’ancienne tragédie pour atteindre à un but opposé, pour ne faire parler les hommes ni comme ils parlent naturellement, ni comme ils peuvent parler aux heures d’exaltation sincère, pour écarter à la fois la prose et la poésie, et y substituer je ne sais quelle froide rhétorique ! L’effort raisonné de Manzoni était précisément inverse, et le suffrage des juges compétens s’accorde à dire qu’il a réussi. Entre ces juges, j’ai assez marqué qu’il n’en était aucun auquel il s’en remît plus absolument et avec plus de confiance qu’à Fauriel ; mais c’est peut-être tandis qu’il s’occupait décrire son roman des Pronmessi Sposi, que ces questions fines, qui touchent à la forme du langage et comme à l’étoffe même de la prose italienne, revenaient plus habituellement entre eux. De tels détails, qui, font entrer dans la confidence du talent, ont un prix si vrai, si pur, si désintéressé, qu’on nous pardonnera, que Manzoni lui-même nous pardonnera, nous l’espérons, d’essayer de les fixer ici dans sa bouche avec quelque précision et avec quelque suite, sur la foi d’un témoin ami qui croit avoir fidèlement retenu. Les conditions du bon style en italien sont, il ne faut pas l’oublier, très particulières et très différentes de ce qui a lieu chez nous.


« Lorsqu’un Français cherche à rendre ses idées de son mieux, disait Manzoni à Fauriel un jour qu’il ressentait plus vivement ces difficultés et ces scrupules qui sont la conscience de l’écrivain, voyez quelle abondance et quelle variété de tours, de modi, il trouve dans cette langue qu’il a toujours parlée, dans cette langue qui se fait depuis si long-temps et tous les jours dans tant de livres, dans tant de conversations, dans tant de débats de tous les genres. Avec cela, il a une règle pour le choix de ses expressions, et cette règle, il la trouve dans ses souvenirs, dans ses habitudes, qui lui donnent un sentiment presque sûr de la conformité de son style avec l’esprit général de la langue ; il n’a pas de dictionnaire à consulter pour savoir si un mot choquera ou s’il passera : il se demande si c’est français ou non, et il est à peu près sûr de sa réponse. Cette richesse de tours et cette habitude de les employer lui donnent encore le moyen d’en inventer à son usage avec une certaine assurance, car l’analogie est un champ vaste et fertile en proportion du positif de la langue : ainsi il peut rendre ce qu’il y a d’original et de nouveau dans ses idées par des formules encore très rapprochées de l’usage commun, et il peut marquer presque avec précision la limite entre la hardiesse et l’extravagance. Imaginez-vous au lieu de cela un Italien qui écrit, s’il n’est pas Toscan, dans une langue qu’il n’a presque jamais parlée, et qui (si même il est né dans le pays privilégié) écrit dans une langue qui est parlée par un petit nombre d’habitans de l’Italie ; une langue dans laquelle on ne discute pas verbalement de grandes questions ; une langue dans laquelle les ouvrages relatifs aux sciences morales sont très rares et à distance ; une langue qui (si l’on en croit ceux qui en parlent davantage) a été corrompue et défigurée justement par les écrivains qui ont traité les matières les plus importantes dans les derniers temps ; de sorte que, pour les bonnes idées modernes, il n’y aurait pas un type général d’expression dans ce qu’on a fait jusqu’à ce jour en Italie. Il manque complètement à ce pauvre écrivain ce sentiment, pour ainsi dire, de communion avec son lecteur, cette certitude de manier un instrument également connu de tous les deux. Qu’il se demande si la phrase qu’il vient d’écrire est italienne ; comment pourra-t-il faire une réponse assurée à une question qui n’est pas précise ? Car, que signifie italien dans ce sens ? Selon quelques-uns, ce qui est consigné dans la Crusca ; selon quelques autres, ce qui est compris dans toute l’Italie ou par les classes cultivées : la plupart n’appliquent à ce mot aucune idée déterminée. Je vous exprime ici d’une manière bien vague et bien incomplète un sentiment réel et pénible. La connaissance que vous avez de notre langue vous suggérera tout de suite ce qui manque à mes idées ; mais j’ai bien peur qu’elle ne vous amène pas à en contester le fonds. Dans la rigueur farouche et pédantesque de nos puristi, il y a, à mon avis, un sentiment général fort raisonnable, c’est le besoin d’une certaine fixité, d’une langue convenue entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent. Je crois seulement qu’ils ont tort de croire que toute une langue est dans la Crusca et dans les écrivains classiques, et que, quand elle y serait, ils auraient encore tort de prétendre qu’on l’y cherchât, qu’on l’apprît, qu’on s’en servît. Car il est absolument impossible que des souvenirs d’une lecture il résulte une connaissance sûre, vaste, applicable à chaque instant, de tout le matériel d’une langue. Dites-moi à présent ce que doit faire un Italien qui, ne sachant faire autre chose, veut écrire. Pour moi, dans le désespoir de trouver une règle constante et spéciale pour bien faire ce métier, je crois cependant qu’il y a aussi pour nous une perfection approximative de style, et que, pour y atteindre le plus possible dans ses écrits, il faut penser beaucoup à ce qu’on va dire, avoir beaucoup lu les Italiens dits classiques et les écrivains des autres langues, les Français surtout, avoir parlé de matières importantes avec ses concitoyens, et que, moyennant cette combinaison de soins, on peut acquérir une certaine promptitude à trouver, dans la langue qu’on appelle bonne, ce qu’elle contient d’applicable à nos besoins actuels, une certaine aptitude à l’étendre par l’analogie, et un certain tact pour tirer de la langue française ce qui peut en passer dans la nôtre, sans choquer par une forte dissonance, et sans y apporter de l’obscurité. Ainsi, avec un travail plus pénible et plus opiniâtre, on fera le moins mal possible ce que chez vous l’on fait bien presque avec facilité. Je pense avec vous que bien écrire un roman en italien est une des choses les plus difficiles ; mais je trouve cette difficulté dans d’autres sujets, quoiqu’à un moindre degré, et avec la connaissance non pas complète, mais très sûre, que j’ai des imperfections de l’ouvrier, je sens aussi d’une manière presque aussi sûre qu’il y en a beaucoup dans la matière. »


Fauriel, à ces raisons ingénieuses, ne contestait qu’à demi ; il avait pourtant aussi de quoi opposer. L’Italie avait toujours eu ses grands écrivains ; comment serait-il dit qu’elle n’en aurait pas encore ? Était-il si fâcheux, après tout, d’être dans la nécessité de choisir et, jusqu’à un certain point, de former sa langue, de la tenir au-dessus des jargons du jour, et de la rapporter à un type supérieur qui s’appuie directement par un si large côté aux exemples des vieux maîtres ? La part faite aux difficultés réelles, restait toujours celle du talent Fauriel la montrait bien belle encore et bien grande ; il osait sans doute renvoyer à son ami un reproche qu’il en avait souvent reçu, et l’engageait à moins mesurer son travail sur un idéal de perfection qu’il n’est pas donné d’atteindre, même à ceux qui en ont le sentiment ; il lui rendait à son tour cette gracieuse guerre que Manzoni aimait à lui faire, sur son incontentabilité. Lui, en effet, dans ce qu’il produisait, il était incontentable sur le fonds, Manzoni l’est sur le style.

Circonstance remarquable et dont l’espèce de contradiction n’aura pas échappé ! Fauriel, qui, dans ses écrits français, était loin d’être un maître de la forme et s’en souciait assez peu, devenait un arbitre exquis et sûr dès qu’il s’agissait de langue italienne et de style toscan. Il semblait qu’en cela la difficulté même et la nouveauté de l’application aiguisassent son goût et le tinssent en éveil. Le fait constant, c’est qu’en telles décisions fines, il était volontiers reconnu pour oracle. Les pièces les plus achevées aimaient à en passer par son tribunal et savaient avoir toujours quelque chose à gagner à ses ritocchi. J’admets que l’Italie, malgré sa Toscane, ait à quelques égards l’inconvénient de la province, c’est-à-dire qu’on y sente le manque d’un grand centre, d’une capitale qui donne le mouvement à la langue et en règle le ton à chaque moment. Dans cette incertitude, que faire, quand on a la noble ambition d’être écrivain ? S’en remettre en idée à quelques juges d’élite, écrire en vue de leur suffrage, qui tient lieu et qui répond d’avance de tous les autres. En ce sens, Fauriel était un coin de la capitale de Manzoni, il était l’un des membres les plus présens de cette capitale disséminée.

N’exagérons rien ; nous ne serons que vrai en affirmant que la publication en France des tragédies traduites par Fauriel, et les jugemens dont il les accompagna, eurent à l’instant leur contre-coup en Italie ; les éloges de Goethe, que le critique avait enregistrés, ceux qu’il avait ajoutés lui-même, ces glorieux ou graves suffrages, venant du dehors, posaient, comme on dit, Manzoni chez les siens et préparaient les voies au succès prodigieux de son roman. Je tirerai d’une lettre d’Hermès Visconti à Fauriel un curieux passage qui prouve l’exactitude de cette assertion ; je traduis textuellement :


« (Milan 10 août 1823.) J’ai lu avec un singulier plaisir l'Adelchi et le Carmagnola français.- Pour ce qui est de la traduction de mon petit Dialogue, je ne puis que trouver en vérité que vous avez voulu faire preuve envers moi d’une bonne grace extrême.- Permettez-moi de vous dire que, dans le reste du volume, il est rendu pour la première fois justice, et sous tous les points de vue, au talent de notre ami ; cela va devenir on ne saurait plus utile à sa réputation littéraire, même parmi nous. Non que, de prime abord, je suppose la moyenne de nos lecteurs en mesure de sentir et d’apprécier les observations générales qui font ressortir l’importance du système dramatique créé en partie et suivi par Alexandre ; ils n’entendront pas très bien non plus les observations de détail dues à Goethe. Néanmoins, si les productions suivantes d’Alexandre trouvent au-delà des Alpes des analyses et des éloges comme ceux qu’on vient de faire pour Carmagnola et Adelchi, je crois que ce sera le meilleur moyen de persuader à nos dilettanti de littérature qu’ils possèdent un grand poète parmi leurs concitoyens, et peut-être, avec le temps, de les accoutumer à l’idée que les tragédies d’Alfieri ne sont pas les meilleures tragédies italiennes. Pour le moment nous sommes assez loin de là. Seulement un petit nombre de personnes commencent à dire tout bas que Manzoni est le meilleur des poètes italiens vivans ; les autres pensent suffisamment le louer en le qualifiant un poète au-dessus du commun et un prosateur estimable, sans parler de ceux qui le croient ou affectent de le croire un beau talent fourvoyé. »


Les choses, à cet égard, se passèrent bien mieux que Visconti ne l’augurait ; le mouvement des esprits en faveur de la nouvelle école se prononça avec rapidité. Moins de trois ans après la date de cette lettre, le poème de Grossi (les Lombards à la Croisade), à la veille d’être publié (avril 1826), réunissait un nombre de souscripteurs sans exemple dans le pays, 1,600, je crois. Enfin, les Promessi Sposi ayant paru dans l’été de 1827, le succès dépassa l’attente ; 600 exemplaires (ces chiffres, qu’on le sache bien, signifient beaucoup) furent enlevés en quinze jours ; le livre fit fureur ; on ne parlait que de cela dans tout Milan, et dans les antichambres même on se cotisait pour l’acheter. Les témoignages empressés, les lettres de félicitations arrivaient de tous les bords et de tous les rangs. C’était, en un mot, partie gagnée et pour le poète et pour la cause.

Fauriel, qui dut se trouver si heureux du triomphe de son ami, avait assisté de près à la composition de l’ouvrage. J’ai dit qu’il fit un long séjour en Italie, soit à Milan, soit à Florence et dans d’autres villes ; il arriva à Milan dans l’automne de 1823, et il n’était de retour en France qu’en novembre 1825. Une grande douleur l’avait décidé à ce voyage, de tout temps projeté, mais différé toujours : il avait perdu, au mois de septembre 1822, l’amie constante à laquelle il avait consacré sa vie, et qu’il n’avait pas quittée durant vingt années. Dans le vide immense que lui causa la mort de Mme de Condorcet, il sentit le besoin de se reprendre à ce qui lui restait de liens et de souvenirs, et de se rapprocher d’une famille qui était comme celle de son adoption ; il alla s asseoir au foyer de Manzoni.

C’est pendant cette absence (1824) que parurent les Chants populaires de la Grèce moderne, préparés par lui avant son départ, celui de tous ses ouvrages qui a eu le plus de vogue dans le public, et qui a d’abord suffi à classer son nom. Divers motifs l’avaient porté à ce travail généreux : il était jaloux, lui aussi, de payer son tribut à une noble cause ; déjà, en 1823, nous le voyons publier une traduction libre des Réfugiés de Parga, poème lyrique de Berchet[6]. Dès les premiers chants grecs modernes qu’il avait entendu réciter à ses amis Mustoxidi et Piccolos, Fauriel en avait été enthousiaste et s’était dit : « Ce sont ces chants surtout qui feront connaître et aimer la Grèce moderne, et qui prouveront que l’esprit des anciens, le souffle de la poésie, non moins que l’amour de la liberté, y vit toujours. » Mais cet enthousiasme, redoublé ici par les circonstances éclatantes du réveil d’un peuple, se puisait chez lui à d’autres sources encore, non moins profondes et toutes littéraires, sur lesquelles nous avons à insister.

Fauriel était amoureux du primitif en littérature ; il aimait surtout la poésie à cet âge de première croissance où elle est presque la même chose que l’histoire, où elle se confond avec elle et en tient lieu. Si Fauriel a eu en un sens le génie historique (et il n’est que juste de lui en accorder une part bien originale), on peut dire que ç’a été dans l’application à la littérature et à la poésie qu’il en a fait preuve le plus heureusement ; lorsqu’il a abordé l’histoire pure, une certaine vigueur de coup d’œil peut-être dans l’appréciation politique des grands hommes, et à coup sûr certaines qualités d’exécution, lui ont fait défaut pour remplir l’idée qu’on peut concevoir de l’historien complet ; mais, dans l’interprétation et l’intelligence historique des poésies et chants nationaux, des romances ou épopées populaires, il a été un maître sagace, incomparable, et le premier qui ait donné l’éveil chez nous. Et, remarquons-le, il ne se contentait pas de dégager par une analyse habile ce qu’il pouvait y avoir d’historique dans ces premiers chants lyriques, dans ces fragmens romanesques, et de le mettre à nu ; il sentait vivement aussi le charme du poétique qui s’y trouvait mêlé ; il respirait avec délices, toutes les fois qu’il les rencontrait, le parfum de ces mousses sauvages et de ces fleurs des landes. L’homme de goût, l’homme délicat et sensible se retrouvait jusque dans l’érudit en quête du fond et dans l’investigateur des mœurs simples. On n’était guère accoutumé à entendre le sentiment et le goût de cette sorte en France après les siècles de Louis XIV et de Louis XV ; aussi Fauriel put-il sembler quelquefois ne pas faire assez de cas des époques littéraires constituées et donner ouvertement la préférence à des âges trop nus ; il avait pour ceux-ci un peu de cet amour dont Ulysse aimait sa pierreuse Ithaque. Le reste, si beau que cela parût, lui tenait moins à cœur. Les dieux littéraires les plus voisins de nous et réputés les plus incomparables dans nos habitudes d’admiration n’étaient certainement pas ceux sur lesquels il reportait le plus volontiers ses regards. C’est à ce propos qu’il échappa un jour à un critique célèbre, au plus littéraire et au plus brillant de tous, de dire spirituellement : « Fauriel, après tout, c’est un athée en littérature. » - Un athée ! oh ! non pas ; mais il croyait surtout à la religion naturelle en littérature. Or, ce culte de la religion naturelle mène quelquefois un peu loin en tout genre, et dispose, si l’on n’y prend pas garde, à trop dépouiller les temples et les autels, même littéraires, de l’éclat et de la pompe qui en font convenablement partie, et qui sont aussi un des aspects nécessaires de certaines époques glorieuses. Je ne nierai donc pas qu’il n’y eût chez Fauriel quelque excès et quelque trace de rigueur dans ce retour à la simplicité. Ce n’est pas à dire que son goût sincère et déclaré pour l’âge spontané des poésies et pour leurs produits naturels fût un goût absolument exclusif ; je pourrais citer à cet ordre de prédilections habituelles plus d’une exception de sa part qui serait piquante ; j’ai déjà parlé de l’émotion que lui causaient quelques-uns des chœurs d’Euripide, et certes aucun académicien d’Italie, aucun de ses confrères de la Crusca[7], ne sentait mieux le charme de l’Aminta qu’il ne le goûtait lui-même. Ces nuances admises, le fond de son cœur était bien là où nous le disons. Dès qu’il en trouvait prétexte dans ses cours, il se permettait des excursions vers ces époques préférées, et si, sur son chemin des Provençaux, il pouvait faire à l’occasion le grand tour par les Niebelungen jusqu’à l’Edda, il se gardait bien d’y manquer. Fauriel est sans contredit l’esprit le plus anti-académique de vocation qui ait existé en France ; il avait l’enthousiasme du primitif, il en avait même le prosélytisme (disposition assez surprenante chez lui) ; il y voulait convertir d’abord, dans le courant de ces années 1820-1828, les jeunes esprits mâles et délicats qu’il rencontrait. Son action sur les débuts de M. Ampère fut sensible ; il contribua à développer en cette vive nature l’instinct qui la tournait vers les origines littéraires, à commencer par celles des Scandinaves. La première fois que M. Mérimée lui fut présenté. Fauriel l’excita aussitôt à traduire les romances espagnoles d’après le même système qu’il venait d’appliquer aux chants grecs, et il eut quelque peine ensuite à ne pas voir dans l’ingénieux pastiche de la Guzla une atteinte légèrement ironique à des sujets pour lui très sérieux et presque sacrés. Chants serbes, chants grecs, chants provençaux, romances espagnoles, moallakas arabes, il embrassait dans son affection et dans ses recherches tout cet ordre de productions premières et comme cette zone entière de végétation poétique. Il y apportait un sentiment vif, passionné, et qui aurait pu s’appeler de la sollicitude. J’en veux citer un exemple qui me semble touchant, et qui montre à quel point il avait aversion de l’apprêté et du sophistiqué en tout genre. Il avait raconté un jour devant M. de Stendhal (Beyle), qui s’occupait alors de son traité sur l’Amour, quelque histoire arabe dont celui-ci songea aussitôt à faire son profit. Fauriel s’était aperçu que, tandis qu’il racontait, l’auditeur avide prenait au crayon des notes dans son chapeau. Il se méfiait un peu du goût de Beyle ; il eut regret à la réflexion, de songer que sa chère et simple histoire, à laquelle il tenait plus qu’il n’osait dire, allait être employée dans un but étranger et probablement travestie. Que fit-il alors ? Il offrit à Beyle de la lui racheter et de la remplacer par deux autres dont, tout bas, il se souciait beaucoup moins ; en un mot, il offrit toute une menue monnaie pour rançon du premier récit : le marché fut conclu, et Beyle, enchanté du troc, lui écrivait :


« Monsieur, si je n’étais pas si âgé, j’apprendrais l’arabe, tant je suis charmé de trouver enfin quelque chose qui ne soit pas copie académique de l’ancien. Ces gens ont toutes les vertus brillantes.

« C’est vous dire, monsieur, combien je suis sensible aux anecdotes que vous avez bien voulu traduire pour moi. Mon petit traité idéologique sur l’amour aura ainsi un peu de variété. Le lecteur sera transporté hors des idées européennes. — Le morceau provençal, que je vous dois également, fait déjà un fort bon repos. »


Beyle était un homme de beaucoup d’esprit ; il haïssait aussi, on le voit, l’académique et le convenu ; il cherchait le simple, mais il courait après et il affectait de le saisir, ce qui est une autre manière de le manquer.

Les Chants populaires de la Grèce moderne, publiés par Fauriel, avaient le rare avantage de concilier avec le spontané et le naturel, qui distinguent proprement cette veine d’inspirations, une grace et une fleur d’imagination qu’elles n’offrent pas toujours et qui tenaient ici à ce fonds immortel d’une race heureuse. En de telles productions naïves, Fauriel ne reculait pas au besoin devant le rude et l’inculte ; mais, là comme ailleurs, il aimait surtout le délicat, le pathétique, le généreux, et il put ici se satisfaire à souhait lui et ses lecteurs. Bien n’égale le jet hardi, la fraîcheur et la saveur franche de bon nombre de ces pièces. Les chansons historiques et héroïques des klephtes, qui se rattachent à la longue lutte de la population indigène contre les Turcs, forment la partie guerrière du recueil, celle qui avait trait directement aux circonstances de l’insurrection d’alors ; ce sont les fragmens d’une Iliade brisée, mais d’une Iliade qui dure et recommence. Viennent ensuite les chansons romanesques ou idéales, celles ou la fiction a plus de part et qui se rapportent à des légendes ou à des superstitions populaires ; plus d’une respire le souffle errant d’un Théocrite dont la flûte s’est perdue, mais qui en retrouve dans sa voix quelques notes fondamentales. La troisième classe du recueil comprend les chansons domestiques, celles qui célèbrent les fêtes et les solennités de la famille, le mariage, les funérailles, le retour du printemps et des hirondelles. Dans l’excellent et instructif Discours préliminaire qu’il a mis en tête du volume, Fauriel a caractérisé surtout cette dernière classe d’une manière charmante et d’un ton pénétré ; il nous fait à merveille sentir combien en Grèce la poésie est et n’a jamais cessé d’être l’organe habituel et inséparable de la vie, l’expression sérieuse et nullement exagérée d’un sentiment naturel plus exalté qu’ailleurs. Cette poésie qui coule de source et où la vanité ni les petits effets n’entrent pour rien, qui n’est pas une poésie d’acteur, mais une effusion du génie populaire, Fauriel la suit dans ses moindres courans et jusque dans ses filets épars. Il faut voir avec soins religieux il recueille tous ces chants de rhapsodes inconnus et comme ces membres dispersés de l’éternel Homère : « Ils chantent (dit-il de ces modernes chanteurs ambulans), ils chantent en s’accompagnant d’un instrument à cordes que l’on touche avec un archet, et qui est exactement l’ancienne lyre des Grecs dont il a conservé le nom comme la forme. Cette lyre, pour être entière, doit avoir cinq cordes ; mais souvent elle n’en a que deux ou trois, dont les sons, comme il est aisé de le présumer, n’ont rien de bien harmonieux. » Cette lyre qui doit avoir cinq cordes, et qui souvent n’en a plus que deux ou trois, est bien l’image fidèle de la poésie inculte et un peu tronquée qu’elle accompagne ; mais cet incomplet dans les moyens et dans la forme ne détourne point Fauriel et ne lui inspire au contraire qu’un intérêt de plus :

« Entre les arts qui ont pour objet l’imitation de la nature, dit-il excellemment (et sa pensée est tout entière dans ce passage), la poésie a cela de particulier que le seul instinct, la seule inspiration du génie inculte et abandonné à lui-même y peuvent atteindre le but de l’art, sans le secours des raffinemens et des moyens habituels de celui-ci, au moins quand ce but n’est pas trop complexe ou trop éloigné. C’est ce qui arrive dans toute composition poétique qui sous des formes premières et naïves, si incultes qu’elles puissent être, renferme un fond de choses ou d’idées vraies et belles. Il y a plus c’est précisément ce défaut d’art ou cet emploi imparfait de l’art, c’est cette espèce de contraste ou de disproportion entre la simplicité du moyen et la plénitude de l’effet, qui font le charme principal d’une telle composition. C’est par là qu’elle participe, jusqu’à un certain point, au caractère et au privilège des œuvres de la nature, et qu’il entre dans l’impression qui en résulte quelque chose de l’impression que l’on éprouve à contempler le cours d’un fleuve, l’aspect d’une montagne, une masse pittoresque de rochers, une vieille forêt ; car le génie inculte de l’homme est aussi un des phénomènes, un des produits de la nature[8]. »

Dans cet ingénieux et substantiel Discours comme dans plusieurs des argumens étendus qui précèdent les pièces, et dont quelques-uns sont de vrais chapitres d’histoire, le style de Fauriel s’affermit, sa parole s’anime et se presse, il trouve un nerf inaccoutumé d’expression ; on dirait que, dans ce sujet de son choix, il a véritablement touché du pied la terre qui est sa mère. C’est de tous ses ouvrages celui dans lequel il a mis le plus de verve et de chaleur ; il y a des pages écrites avec effusion. — Dans un supplément ajouté au second volume, Fauriel faisait entrer de nouvelles poésies qu’il avait recueillies en dernier lieu durant ses voyages d’Italie, à Venise et à Trieste, de la bouche même des réfugiés, et il aimait à dater la petite préface de ce supplément, de Brusuglio proche Milan, c’est-à-dire du toit de Manzoni.

L’effet de cette publication en France fut des plus heureux et des plus favorables à la cause qu’elle voulait servir. Nous ne saurions mieux le rendre qu’en empruntant le jugement de M. Jouffroy qui, au moment où l’ouvrage parut, en fit le thème d’une série d’articles et d’extraits dans le Globe[9].


« M. Fauriel, y disait-il en commençant, familiarisé depuis long-temps avec cette sorte de recherches où la littérature et l’histoire se commentent l’une par l’autre, a conçu l’heureuse idée de recueillir, au profit des lettres, ces chants populaires des Grecs modernes, et d’en tirer, pour l’instruction de l’histoire, des renseignemens irrécusables sur leur condition politique et civile, leurs habitudes domestiques et religieuses, et les principaux évènemens qui avaient, avant l’insurrection, signalé leur existence nationale. Il en est résulté un livre où tout est neuf, et que les littérateurs et les historiens se disputeront, parce qu’il offre à ceux-là un monument poétique de la plus grande originalité, et à ceux-ci des documens authentiques sur un peuple inconnu que l’Europe vient de découvrir au milieu de la Méditerranée. Tel est l’ouvrage de M. Fauriel. »


Et, à la fin de son travail, Jouffroy concluait :


« Nous persistons à croire que, de tous les ouvrages publiés sur la Grèce moderne, aucun autre ne jette d’aussi vives lumières sur la question encore si incertaine de son émancipation ; il est le seul en effet qui nous fasse connaître les ressources morales et le génie de cette nation malheureuse, et l’on peut dire qu’à cet égard chaque page de ce précieux document est une révélation et, pour ainsi dire, un gage de plus que les espérances de l’Europe civilisée ne seront point déçues… Telle est la conviction consolante qui résulte de la publication de M. Fauriel, et, si les Grecs doivent, au nom qu’ils portent et à leurs récentes victoires l’intérêt et l’admiration de l’Europe, c’est à notre auteur qu’ils devront d’être un peu connus pour ce qu’ils sont et aimés pour eux-mêmes. »

On voit que la jeune Grèce a bien encore quelque chose à faire pour justifier tant de gages. — L’ouvrage de Fauriel portait en lui toutes les raisons de survivre aux circonstances qui l’inspirèrent ; il restera comme le monument collectif, le plus fidèle et le plus classique, de âges poétiques sans nom, auxquels manquent, à proprement parler, les monumens. Il représente chez nous le dernier anneau d’une étude dont le Voyage d’Anacharsis forme le premier chaînon ; le rapprochement seul de ces deux extrêmes en dit assez, et peut servir à mesurer le chemin de la critique.

Cet épisode terminé, auquel il s’était mis tout entier d’esprit et d’affection, il semblait que Fauriel n’eût rien de plus pressant à faire qu’à vaquer à la confection et à la publication de son grand ouvrage historique qui devait, avant cette interruption, être déjà fort avancé. Ses meilleurs amis et les plus initiés à ses projets, Augustin Thierry, Manzoni, M. Guizot, ne cessaient de l’y exciter vivement. Dans un séjour que faisait Augustin Thierry à Paray[10], pendant l’automne de 1821, M. de Tracy lui demandait sans cesse si Fauriel faisait son histoire. — « Oui, il la fait, répondait Thierry. — Ainsi il rédige ? — Oui, il rédige. » - « Avancez, pour Dieu ! avancez, ne fût-ce que pour que je ne mente pas, écrivait Thierry à son cher confrère en histoire, comme il se plaisait à l’appeler ; tâchez de vous bien porter et de faire hardiment. — Travaillez, travaillons tous, ajoutait-il avec ce noble feu qui alors s’animait aussi du sentiment de la chose publique, et faisons voir aux sots que nous ne sommes pas de leur bande, among them, but not of them[11]. » - « Enfin, écrivait-on de plus d’un côté à Fauriel, enfin nous vous lirons, nous aurons la consolation de voir une sagacité et une patience, une vue perçante et une défiance comme la vôtre, appliquées à un sujet si intéressant, si obscur, et, lors même que vous ne substitueriez qu’un doute raisonné à des assertions impatientantes d’assurance et de superficialité, on éprouvera le charme que font sentir les approches de la vérité. » Puis ceux qui le connaissaient le mieux et qui savaient le faible secret l’engageaient « à ne pas trop se chicaner lui-même, et à ne pas se régler dans sa recherche sans fin sur l’idéal d’une perfection inaccessible. » On l’avertissait d’une chose qu’il ne soupçonnait peut-être pas, « c’est que, parmi ceux qui le liraient et qui le jugeraient, il n’y aurait pas beaucoup d’hommes ayant les mêmes raisons que lui pour être si difficiles ; que, lorsque cela serait (ce qui changerait un peu l’état de la civilisation), ces personnes sauraient apprécier ce que seul il aurait pu faire, et ne lui imputeraient pas l’imperfection même des matériaux sur lesquels il avait dû travailler. Ce n’était point assurément par la crainte des jugemens, mais par conscience, qu’il se montrait si difficile ; mais, lui qui avait tant lu, il devait savoir mieux qu’un autre combien de vues neuves, profondes et vraies, seraient restées inconnues, combien d’ouvrages de la plus haute importance n’auraient jamais vu le jour, si leurs auteurs ne s’étaient pas résignés à y mêler beaucoup de peut-être et beaucoup d’à-peu-près. » Voilà ce qu’on lui redisait sous toutes les formes, avec autorité, avec grace ; mais, par malheur, ce démon de la proscrastination que Benjamin Constant avait déjà nommé, et que lui-même connaissait si bien, l’emporta, et ce ne fut que plus de dix ans après que Fauriel livra à l’impression une partie, la seule terminée, de son grand ouvrage.

Nous n’insisterons pas sur les digressions et distractions studieuses qu’il se permit dans l’intervalle ; elles rentreraient plus ou moins dans les précédentes et seraient désormais sans intérêt[12]. Il pourrait être assez piquant, et il ne serait pas impossible de le suivre dans ses relations étroites avec les historiens célèbres qu’il précédait dans les études et par lesquels il se laissa devancer auprès du public. En quoi influa-t-il sur eux ? en quoi fit-il passer au cœur de ces talens plus rapides quelques-unes de ses idées, de ses vues, ou même de ses indécisions fécondes ? car c’était de près, de très près seulement, on le sait, et dans le cercle intime des entretiens, que Fauriel avait sa plus grande action, et qu’il aurait mérité d’être qualifié ce qu’il était véritablement, un esprit nourricier. Ses amis les historiens durent s’en ressentir. Placé au centre des communes recherches, éloigné de toute pensée de rivalité ou même d’émulation, et n’en apportant pas moins le plus vif intérêt au fond des choses, il était naturellement le confident de leurs projets, de leurs travaux, des jugemens qu’ils portaient les uns sur les autres. Toutes les grandes questions s’agitaient ainsi en divers sens à son oreille, et il avait voix prépondérante auprès de chacun. Nous ne saurions, dans tous les cas, rien trouver à citer de plus honorable et de plus significatif pour Fauriel que ce qu’a écrit de lui M. Augustin Thierry, dans la préface de ses Études historiques, où il lui rend le plus touchant et le plus noble des hommages :


« Comme on l’a souvent remarqué, dit M. Thierry en revenant avec charme sur ses travaux de l’année 1821, toute passion véritable a besoin d’un confident intime ; j’en avais un à qui, presque chaque soir, je rendais compte de mes acquisitions et de mes découvertes de la journée. Dans le choix toujours si délicat d’une amitié littéraire, mon cœur et ma raison s’étaient heureusement trouvés d’accord pour m’attacher à l’un des hommes les plus aimables et les plus dignes d’une haute estime. Il me pardonnera, je l’espère, de placer son nom dans ces pages, et de lui donner, peut-être indiscrètement, un témoignage de vif et profond souvenir : cet ami, ce conseiller sûr et fidèle, dont je regrette chaque jour davantage d’être séparé par l’absence, c’était le savant, l’ingénieux M. Fauriel, en qui la sagacité, la justesse d’esprit et la grace de langage semblent s’être personnifiées. Ses jugemens, pleins de finesse et de mesure, étaient ma règle dans le doute ; et la sympathie avec laquelle il suivait mes travaux me stimulait à marcher en avant. Rarement je sortais de nos longs entretiens sans que ma pensée eût fait un pas, sans qu’elle eût gagné quelque chose en netteté ou en décision. Je me rappelle encore, après treize ans, nos promenades du soir, qui se prolongeaient en été sur une grande partie des boulevards extérieurs, et durant lesquelles je racontais, avec une abondance intarissable, les détails les plus minutieux des chroniques et des légendes, tout ce qui rendait vivans pour moi mes vainqueurs et mes vaincus du XIe siècle, toutes les misères nationales, toutes les souffrances individuelles de la population anglo-saxonne, et jusqu’aux simples avanies éprouvées par ces hommes morts depuis sept cents ans et que j’aimais comme si j’eusse été l’un d’entre eux. »


À ces récits de l’éloquent et sympathique historien pour les Anglo-Saxons vaincus, Fauriel pouvait répondre par d’autres récits non moins attachans sur ses pauvres vaincus du Midi, sur ces Aquitains toujours écrasés et toujours résistans, toujours empressés de renaître à la civilisation au moindre rayon propice de soleil. Nous y reviendrons avec lui tout à l’heure. Il y aurait encore, comme pendant et parallèle à ce tableau des conversations d’Augustin Thierry, à mettre en regard les communications non moins intimes, non moins actives, de M. Guizot en l’année 1820, lorsque cette énergique intelligence se jetait avec passion aux sérieux travaux qui feront sa gloire : il en causait à fond avec Fauriel, il lui en écrivait en plein sujet[13]. La verve de ces esprits décisifs et prompts à l’exécution tranche singulièrement avec l’habitude si différente et le procédé temporisateur de leur ami. Mais il faut se borner et passer outre. Quelques mots seulement sont à toucher ici d’une autre branche de relations qu’entretint notre auteur avec un célèbre critique étranger, avec Guillaume de Schlegel. L’aperçu suivant aidera du moins à saisir un côté de Fauriel que nous n’avons pas assez mis en lumière, et constatera, autant qu’il nous est permis de le faire, l’orientaliste en lui.

Dans cette même année 1821, où il écoutait avec tant d’intérêt les confidences historiques d’Augustin Thierry, Fauriel se trouvait dépositaire non moins fervent et non moins essentiel des confidences sur l’Inde et des doctes projets asiatiques de Guillaume de Schlegel. Celui-ci, dont nous apprenons la mort au moment même où nous écrivons ces lignes et où nous nous flattions d’être lu par lui, cet éminent esprit qu’on n’osa jamais louer en France sans y ajouter quelque restriction, mais que nous nous risquerons toutefois à définir (son jugement sur Molière excepté) un critique qui a eu l’œil à toutes les grandes choses littéraires, s’il n’a pas toujours rendu justice aux moyennes, Schlegel, dans un voyage à Paris, s’était chargé pour le compte du gouvernement prussien, et par zèle pour les études orientales, de faire graver et fondre des caractères indiens devanagari ; ou du moins les moules et matrices de ces caractères devaient être envoyés à Berlin pour la fonte définitive. Bien des essais auparavant étaient nécessaires. Or, il arriva qu’obligé de repartir avant ces opérations d’essai, Schlegel ne vit rien de mieux que de se donner Fauriel pour remplaçant, ou comme il le lui disait en style brahmanique « C’est dans votre sein que je compte verser cette fonte divine dont l’ambroisie ne pourra couler qu’après mon départ. » - « Conformément à votre permission, lui écrivait-il le 10 juin, je vous ai adressé le fondeur, M. Lion. Cela vous coûtera quelques quarts d’heure dont Vichnou vous récompensera par des années divines. » - Et quelques jours après : « Voici encore du plomb, mon cher pandita, que j’ai soustrait à l’usage meurtrier que les mlîcchas en font dans leurs guerres et consacré au culte pacifique de Brahma. »

A peine retourné à Bonn, Schlegel se hâta d’écrire à Fauriel pour constituer la correspondance qui, pendant les mois suivans, fut en effet très active entre eux. Quelques extraits des lettres de Schlegel donneront idée du tour de plaisanterie qu’affectionnait l’illustre savant quand il avait bu des eaux du Gange, et du genre de services dont il se reconnaissait redevable à Fauriel, aussi bien que du cas infini qu’il faisait de lui ; M. de Schlegel, on le sait, ne prodiguait pas de tels témoignages. Bien des mots sanskrits ornent et blasonnent chemin faisant les lettres que j’ai sous les yeux ; je choisis de courts passages qui soient tout à l’usage des profanes.


« (Bonn, 21 septembre 1821.) Vous êtes adorable, mon très cher initié et deux fois né, et je ne vous échangerais pas contre quatre membres de l’Académie des quarante. Je suis tenté de vous envoyer des bonbons moulés en forme de lettres devanagari. Sérieusement, vous me rendez un service immense, et je ne sais pas comment, sans vous, la chose aurait marché. Vos nouvelles sont satisfaisantes, pourvu seulement que M. Lion ne se relâche pas… »

« (Bonn, 5 novembre.) J’ai vos deux lettres, cher Président de la typographie asiatique, et souverain intellectuel des contrées entre l’Inde et le Gange, et je ne saurais assez vous exprimer ma reconnaissance de tous les soins que vous avez pris de mon affaire. Votre avant-dernière lettre m’avait donné des inquiétudes. Croyant avoir tout calculé, je ne concevais pas quelles nouvelles difficultés s’étaient élevées. J’attends avec la plus grande impatience l’échantillon que vous me faites espérer. Vous avez donc été réduit comme moi à faire le métier de compositeur : Vichnou vous en récompensera, cela vous vaut un million d’années de béatitude pour le moins… »

(Bonn, 3 décembre.) J’ai des graces infinies à vous rendre, cher et docte Mécène, des soins exquis et savarts que vous avez voués à mon affaire. Vraiment, je ne sais pas comment cela aurait marché sans vous… M. Lion a été payé… Je suis extrêmement satisfait de son travail, si toute la fonte est aussi bien soignée que les lettres qui paraissent dans votre échantillon. Il est délicieux, j’en ai été dans un véritable enchantement ; c’est du bronze sur papier ; depuis que les Védas ont été révélés, l’on n’a rien vu de pareil. J’ai l’air de me louer moi-même, mais vous savez que c’est le privilège des poètes : Exegi monumentum oere perennius. »

(Bonn, 20 avril 1822.) Très cher ami et généreux protecteur de mes études, il y a un temps infini que je ne vous ai pas écrit ; mais j’ai fait mieux, j’ai composé un livre ou du moins une brochure pour vous. Pour qui écrirait-on des choses pareilles, si ce n’est pour des lecteurs comme vous, qui embrassent toute la sphère de la pensée, et qui sont en même temps savans, patiens, laborieux ? Le troisième cahier de ma Bibliothèque indienne doit être entre vos mains, et je souhaite qu’il vous satisfasse. Vous m’obligerez si vous voulez en faire au plus tôt un article dans la Revue encyclopédique[14]. J’ai aussi envoyé des exemplaires aux autres pandits de Paris. Chézy aurait dit parler depuis long temps de moi dans le Journal des Savans, et il devrait le faire encore à l’occasion de ce nouveau cahier ; mais, s’il est toujours dans le même abattement où je l’ai laissé, il n’y a rien à espérer de sa part. Saluez-le cependant bien cordialement de la mienne, et dites-lui, s’il veut me donner quelque chose pour ma Bibliothèque, qu’il sera toujours le bienvenu et que je m’offre comme son traducteur… (Et revenant à ses caractères, après quelques détails relatifs à leur perfectionnement :) Je suis vraiment confus de vous entretenir de telles minuties ; mais songez que, lorsque Brahma créa le monde, il soigna jusqu’aux antennes des fourmis. Et moi qui ne suis qu’un humble mortel, n’en ferai-je pas autant pour les caractères de cette belle langue révélée ?


L’année suivante (avril 1823), Schlegel chargeait encore celui qu’il vient d’honorer de tant de titres magnifiques, de collationner pour lui, à la Bibliothèque du roi, les manuscrits du Bhagavad-Gita dont il allait publier une version latine ; il en a consigné sa reconnaissance dans la préface. C’était le moment où Fauriel se disposait au voyage d’Italie : Schlegel aurait bien désiré l’attirer à Bonn, et il lui proposait, pour le tenter, de lui arranger une chambre d’études dans sa jolie petite bibliothèque, dont il lui avait fait plus d’une fois la description « La maison que j’occupe est spacieuse, et un ami brahmanique y serait commodément. » Fauriel se décida, sans beaucoup de lutte, pour sa chère Italie et pour Brusuglio. Mais, placé comme nous venons de le montrer, confident et un peu partner des meilleurs, une oreille aux brahmes, l’autre aux Lombards et aux Toscans, et, au sortir d’un épanchement d’Augustin Thierry sur les Anglo-Saxons, pouvant opter à volonté entre Milan et Bonn, entre Schlegel et Manzoni, on comprendra mieux, ce semble, toute son étendue intellectuelle et son rang caché.

La révolution de 1830 produisit enfin Fauriel, et ses amis, en arrivant au pouvoir, songèrent aussitôt à mettre sa science, trop longtemps réservée, en communication directe avec le public. Une chaire de littérature étrangère fut créée pour lui à la Faculté des lettres. Si utile qu’il y ait été à des auditeurs d’élite, on a peut-être droit de regretter, je l’ai dit, que cette diversion prolongée, qui devint insensiblement une occupation principale, ait mis obstacle à l’entier achèvement de son entreprise historique. Ce ne fut qu’en 1836 qu’il publia le second des trois grands ouvrages qu’il avait de longue main préparés sur l’histoire du midi de la France. Le premier devait embrasser tout ce qui pouvait découvrir ou conjecturer de positif ou de probable sur les origines, l’histoire et l’état de la Gaule, principalement de la Gaule méridionale, avant et pendant la domination romaine. Le troisième et dernier, le plus intéressant des trois, dont il aurait formé le couronnement, aurait présenté le tableau complet des provinces méridionales durant les siècles de renaissance et de culture : on retrouvera du moins la portion littéraire de ce tableau dans les volumes du cours sur l'Histoire de la Poésie provençale, qui s’impriment en ce moment. Le second ouvrage, le seul qu’on possède sous sa forme historique définitive, était destiné à établir le lien entre les deux autres : il comprend le récit des évènemens de la Gaule depuis la grande invasion des barbares au Ve siècle jusqu’au démembrement de l’empire frank soin les derniers Carlovingiens. A travers cette longue et pénible époque intermédiaire, l’auteur s’attache plus particulièrement, et avec une prédilection attentive, à tout ce qui intéresse l’état du midi de la France, à tout ce qui peut y dénoter des restes de civilisation ou y faire présager des réveils de culture. Si discrète, si contenue que soit l’expression de sa sympathie, tout son cœur, on le sent, est pour ce beau et malheureux pays, où tant de fois de barbares vainqueurs fondent à l’improviste, coupant (ce qui est vrai au moral aussi) les oliviers par le pied et les arrachant jusqu’à la racine.

Il existe, sur cette période si obscure et si ingrate de l’histoire de France, d’autres ouvrages modernes plus vifs, plus animés de tableaux ou plus nets de perspective, d’une lecture plus agréable et plus simple. Des talens énergiques et brillans ont trouvé moyen d’y introduire de la lumière et presque parfois du charme ; mais, si je l’osais dire, ce charme, cette lumière même, lorsqu’elle est si tranchée, ne sont-ils pas un peu comme une création de l’artiste ou du philosophe, et jusqu’à un certain point un léger mensonge, en allant s’appliquer à des âges si cruels et si désespérés ? Pour moi, qui viens de lire au long les volumes de M. Fauriel, je crois en sortir avec une idée plus exacte peut-être de l’ensemble funeste de ces temps. Il en résulte une instruction triste et profonde ; s’il se mêle quelque fatigue nécessairement (malgré tous les efforts de l’historien ou à cause des efforts mêmes) dans cette reproduction éparse et monotone des mêmes horreurs, c’est bien la moindre chose que, nous lecteurs, nous ressentions un peu en fatigue aujourd’hui ce qu’eux, nos semblables, durant des siècles, ils ont subi en calamités et en douleurs. Sa conscience d’historien porte M. Fauriel à rechercher et à représenter ces époques morcelées, confuses, haletantes, telles qu’elles furent au vrai ; il les rend avec leurs inconvéniens, sans faire grace d’aucun. Il n’y établit pas de courant factice et n’y jette pas de ces ponts commodes, mais artificiels, comme font d’autres historiens ; son récit est adéquate aux choses, comme dirait un philosophe.

M. Fauriel, nous l’avons assez marqué, ne visait en rien à l’effet, ou plutôt l’effet qu’il désirait produire était exactement l’opposé de ce qu’on appelle ordinairement de ce nom. Il ne voulait jamais occuper le lecteur de lui-même ; il se proposait uniquement de lui faire connaître le fond des objets et de dérouler à la vue, dans leur réalité obscure et mystérieuse, certains grands momens de décomposition et de transformation sociale, jusqu’à présent mal démêlés. Dans ce but, il croyait avoir à préparer l’imagination, l’intelligence de ce lecteur moderne, et devoir l’acheminer dans le passé avec lenteur et par voie de notions successives. C’est un peu la raison pour laquelle il a été difficile à un public paresseux de l’apprécier à toute sa valeur ; car il importe de le lire consécutivement pour saisir la chaîne entière des idées, dont l’une n’anticipe jamais sur l’autre et dont chacune ne sort qu’en son lieu. Je suis assuré que quiconque lira son histoire de la Gaule, puis son cours, avec l’attention qui convient, sentira que l'effet général est de lui agrandir la vue historique, de lui montrer l’humanité sous d’autres aspects plus larges et à la fois très positifs, tellement qu’il devient difficile, après cela, de se contenter de la manière extérieure de peindre propre à quelques historiens, ou des petits traits de plume et des pointes perpétuelles de certains autres ; mais, pour goûter ce genre d’exposé et ne pas se rebuter des lenteurs, il faut se sentir attiré vraiment vers le fond des choses et par ce qui en fait l’essence. C’est à ce sérieux et solide intérêt, à cette curiosité tout appliquée et tout unie, que s’adresse M. Fauriel : l’esprit qui se laisse guider se trouve, à la fin, avoir gagné bien de la nouveauté et de l’étendue avec lui. Quelqu’un qui l’a bien connu disait spirituellement de sa manière, qu’il procédait comme par assises, graduellement, qu’il avait le procédé en spirale. — Je ne prétends point toutefois, à la faveur de ces explications que je crois justes, aller jusqu’à soutenir qu’il n’abuse point de sa méthode, qu’il ne l’aggrave point dans sa marche par la déduction trop continue, trop complaisante, de ses indécisions et de ses conjectures, et qu’il n’y joint pas plus habituellement qu’on ne voudrait des retards superflus d’expression, et ce qu’on appellerait du gros bagage de style. J’ai parlé tout à l’heure de sa manière de bâtir : on peut ajouter que l’échafaudage, chez lui, reste, jusqu’à la fin, inséparable du monument ; mais ces défauts-là sont assez sensibles, et nous avons dû insister plutôt sur les mérites intérieurs et plus cachés.

M. Fauriel, après avoir représenté l’état florissant de l’administration et de la civilisation romaine dans le midi de la Gaule au moment de la ruine commençante, se propose d’étudier les vicissitudes diverses et les degrés successifs de cette décadence à travers les invasions réitérées et le déluge croissant des barbares. Les premiers de ces conquérans qui forment établissement dans le pays sont les Visigoths, les moins opiniâtres et les moins écrasans de tous. L’historien qui, si impartial qu’il soit, se range manifestement pour les traditions romaines, et qui tient à honneur de les défendre avec Aétius, avec Majorien, avec les derniers des Romains, se montre moins défavorable aux Visigoths qu’il ne le sera aux autres races germaniques survenantes ; c’est que cette barbarie visigothe se montre elle-même aussi peu tenace que possible et aussi vite transformable qu’on peut le désirer. Déjà, sur la fin du Ve siècle, vers le temps de la mort d’Euric, si d’autres invasions n’étaient point venues compliquer le mal, celle des Visigoths avait perdu toute son énergie destructive ; la race gallo-romaine reprenait le dessus et opérait la fusion sur tous les points ; l’ancienne civilisation, malgré les atteintes et les altérations subies, était à la veille de refleurir et de triompher. Mais ces vagues signes précurseurs d’une saison plus douce disparurent bientôt devant une seconde et plus rigoureuse invasion ; les restes de la civilisation romaine, au moment de se refaire, se virent aux prises avec une nouvelle barbarie bien plus énergique et plus tenace que la précédente on eut Clovis et les Francs.

Plusieurs historiens modernes ont attribué quelques avantages à ces invasions des races franchement barbares à travers les races latines corrompues ; ils en ont déduit des théories de renouvellement et comme de rajeunissement social moyennant cette espèce de brusque infusion d’un sang vierge dans un corps usé. M. Fauriel, malgré les fréquentes discussions qu’il soutint à ce sujet avec ses amis, ne se laissa jamais entamer à leurs théories plus ou moins spécieuses ; il était et demeura foncièrement anti-germanique, en ce sens qu’il n’admit jamais que ces violentes et brutales invasions fussent bonnes à quelque chose, même pour l’avenir éloigné d’une renaissance. Il considérait tout crument les barbares germains et en particulier les Franks (je demande pardon de l’image qui rend parfaitement ma pensée) comme une suite de durs cailloux à digérer : tant que ce travail de rude digestion ne fut pas terminé, ou du moins très avancé, il n’y eut pas, selon lui, dans la société autrefois gallo-romaine, de véritable réveil et de symptôme possible d’une civilisation recommençante.

Toute la partie relative à l’invasion des Franks me semble écrite avec une vigueur et une fermeté que ne conserve pas toujours la plume de l’historien ; le portrait de Clovis n’y est en rien flatté ni embelli : il suffit à M. Fauriel de quelques extraits, de quelques traductions littérales de Grégoire de Tours, pour faire ressortir cette naïveté de barbarie franke en tout ce qu’elle a de hideux, de féroce et d’imprévoyant jusque sous ses perfidies. Il excelle, en général, à profiter de Grégoire de Tours, comme précédemment il avait fait de Sidoine ; il cherche à rajuster, à rétablir la vérité historique à travers les lacunes, les crédulités ou les réticences partiales de l’un, comme il la dégageait de dessous la fausse rhétorique de l’autre. Grégoire de Tours et Sidoine, d’ailleurs, presque toutes les fois qu’il les cite et qu’il les discute, ont le privilège d’appeler sur ses lèvres un petit sourire, et une légère épigramme sous sa plume : ce sont les gaietés discrètes et sobres du grave historien. Le seul Dagobert, parmi ’les rois mérovingiens, lui paraît faire preuve de quelque instinct de civilisation et aspirer avec quelque suite à fonder l’unité ; mais la race mérovingienne est à bout et ne mérite plus l’avenir. C’est du côté des vaincus du midi, des Arvernes tant qu’ils ont résisté, puis des Vascons des montagnes, c’est pour le parti de ces Gallo-Romains et Aquitains toujours broyés et toujours insoumis, toujours prêts à se relever sous leurs conquérans comme les Grecs sous les Turcs, que la faveur de l’historien se replie incessamment et se déclare. Il est ingénieux à les faire valoir, à les venger des injustices des chroniqueurs grossiers, à donner un sens national à ce qui semblerait de vaines mobilités d’humeur ou des révoltes purement personnelles ; le chapitre qui traite de la révolte de Gondovald, par exemple, et qui offre presque l’intérêt d’un roman, tire du point de vue de l’historien un sens sérieux et nouveau, qu’on peut du moins entrevoir. Ces efforts si souvent avortés de l’Aquitaine, ce que les adversaires appelaient les inconstances d’une race volage, mais, à les mieux juger, ces opiniâtres et généreuses résistances. s’organisent pourtant et prennent une régularité imposante sous la branche mérovingienne de Charibert, laquelle, dans la personne de ses nobles chefs, Eudon, Hunald et Vaifre, s’identifie pleinement avec les intérêts du pays. Il se fait là, au milieu des luttes finissant de l’anarchie mérovingienne, une sorte d’émancipation du midi, une véritable contre-conquête, comme la nomme M. Fauriel. Le midi de la Gaule va encore une fois renaître, si quelque loisir lui est laissé ; on est, comme on l’était au lendemain des Visigoths, à la veille d’une civilisation recommençante, si de nouveaux barbares ne viennent pas se ruer à la traverse et en refouler les semences.

Les Arabes ont paru de l’autre côté des Pyrénées ; mais, eux du moins, ce ne sont pas des barbares. M. Fauriel accueille cet épisode de son sujet d’un coup d’œil tout favorable ; il y redouble de curiosité, d’investigation tout à l’entour, en guide sûr et qui sait les sources. Les relations compliquées de ce peuple avec les Aquitains et les Vascons des frontières sont traitées pour la première fois d’une manière lucide, intelligente ; les effets lointains des révolutions arabes intestines et leur contre-coup sur la lutte engagée contre les Franks se marquent avec suite et s’enchaînent : il est telle révolte des Berbères en Afrique qui, seule, peut expliquer de la part des Arabes d’Espagne un temps d’arrêt, un mouvement rétrograde, où les chroniqueurs chrétiens n’ont rien compris. Toute cette portion de l’ouvrage de M. Fauriel est neuve, imprévue ; c’est une province de plus ajoutée à notre histoire, et on la lui doit. Sa prédilection, d’ailleurs, pour la noble culture et pour les instincts chevaleresques des conquérans de l’Espagne est manifeste ; il ne résiste pas à dessiner quelques-uns des traits de leurs plus grands chefs en regard de la barbarie des Franks. Ce n’est pas à dire pourtant qu’il déserte la cause de ses Aquitains et de ses Vascons ; il la montre seulement agrandie et ennoblie par de telles luttes, dans lesquelles Eudon et Vaifre combattent à l’avant-garde contre l’islamisme en champions de la chrétienté. Mais cette tâche leur est bientôt ravie par la fortune ; elle retombe à Charles-Martel et à Charlemagne, qui en confisquent aussi toute la gloire.

La nation franke, en danger de s’abâtardir avec les derniers fils de Clovis, se retrempe sous les premiers chefs de la branche carlovingienne. Une nouvelle impulsion est donnée à la race conquérante ; l’Aquitaine s’en ressent. En vain les petits-fils de Charibert, qu’elle s’est si bien acquis et assimilés, essaient d’y défendre jusqu’au bout l’honneur du dernier rameau mérovingien contre l’usurpation partout ailleurs légitime. L’historien tient bon avec eux ; on dirait qu’il combat pied à pied à côté de Vaifre, dans cette espèce de Vendée désespérée, qui n’a laissé dans les chroniques que de rares vestiges. Lutte trop inégale ! l’Aquitaine est finalement reconquise, et toute reprise de civilisation encore une fois ajournée.

M. Fauriel est trop équitable pour ne point rendre à tout personnage historique la part qui lui revient, et pour sacrifier aucun aspect de son sujet. On a lieu toutefois de remarquer que Charlemagne ne grandit point dans ses récits ; il n’y apparaît qu’un peu effacé et dans un lointain qui n’ajoute pas précisément à l’admiration. Lorsque l’historien veut résumer en un seul chapitre l’ensemble de cette administration et de ce règne, il a l’intention parfaite de ne juger le monarque que sur des actes positifs, mais il ne l’embrasse peut-être pas suffisamment selon le génie qui l’animait. Il fait assez bon marché en Charlemagne des vues générales d’administration et de politique, et ne paraît l’apprécier, en définitive, que comme un grand caractère et une volonté énergique appliqués avec intelligence à des cas journaliers de gouvernement. Ce jugement peut être exact ; il a l’air d’être rigoureux. Puisque les documens historiques légués par ces âges sont si arides, si évidemment incomplets, ils réclament une sagacité qui les interprète et les achève. M. Fauriel le sait bien. Or, lui qui tire si heureusement parti d’un fragment, d’un vestige de texte, en faveur de ses populations vaincues ou de ses poésies populaires, il n’applique pas également ici cet esprit de divination au grand homme ; les chroniqueurs pourtant ne nous ont transmis de lui que des traits secs et nus, qu’il s’agirait aussi de revivifier. On peut observer que la méthode de M. Fauriel ne va pas à mesurer les colosses historiques ; il a besoin de diviser, de subdiviser ; il ne fait bien voir que ce qu’on peut voir successivement. Il excelle à analyser et à recomposer le fond d’une époque, à suivre dans un état social troublé la part des vainqueurs, la part des vaincus, à donner au lecteur le sentiment de la manière d’exister en ces âges obscurs ; puis, quand il ne s’agit plus des choses, mais d’un homme et d’un grand homme, il hésite et tâtonne un peu, ou du moins il s’enferme dans des lignes circonspectes, rigoureuses ; il ne rassemble pas son coup d’œil en un seul éclair ; ces éclairs sont la gloire des Montesquieu. J’ai dit tout ce qui me semble des inconvéniens comme des qualités.

Charlemagne, de son vivant, avait donné Louis-le-Débonnaire à l’Aquitaine comme roi particulier, et le pays, toujours prompt, se ré parait déjà sous le gouvernement de ce jeune roi, qui en avait assez, adopté d’abord les mœurs et l’esprit. Il est très remarquable de voir, chez M. Fauriel, à quel point, même après tant de recrues sauvages, après tant de mélanges qui avaient dû la dénaturer, l’Aquitaine absorbait encore aisément ses vainqueurs et les détournait vite à son usage ; on pouvait toujours en dire plus ou moins, sans trop parodier le mot : Groecia capta ferum victorem cepit. Nous n’essaierons pas un seul instant de suivre la fortune du beau pays à travers les complications misérables de l’anarchie carlovingienne ; cette anarchie pourtant la servait. Par leur position la plus éloignée du centre, les contrées du midi échappent de bonne heure à presque toute dépendance, et forment comme le nid le plus favorable à la naissante féodalité. En terminant son IVe volume et le IXe siècle, M. Fauriel a la satisfaction de laisser l’Aquitaine tout-à-fait émancipée et rentrée dans ses voies, ayant usé deux conquêtes, deux dynasties frankes, ayant sauvé jusque dans ses morcellemens une certaine unité morale, et prête enfin à se rajeunir au sein d’un ordre nouveau. C’eût été là l’objet d’une dernière œuvre historique qu’il se proposait de mener à terme, et dont l’inachèvement ne saurait trop se regretter.

L’analyse rapide qui précède donnerait une trop insuffisante idée du livre de M. Fauriel, si elle faisait croire qu’il se borne à retracer les destinées particulières de l’Aquitaine et de la Provence ; j’y ai dégagé ce milieu et comme dessiné ce courant, mais on le perd bien souvent dans la considération de l’ensemble. L’historien aime à déborder son cadre ; cette histoire du midi est, à vrai dire, l’histoire générale de la Gaule entière durant cinq siècles. Toutes les grandes questions de races,. d’institutions, de conflits entre les divers pouvoirs, y sont abordées ; les solutions, pour ne pas être toujours aussi tranchées ou tranchantes que dans d’autres écrits plus célèbres, n’en ont pas moins leur valeur bien originale. Il y a telle de ces analyses appliquées à des masses confuses de faits et d’évènemens qui est capitale pour l’intelligence des temps ; et, sans sortir de la dernière partie, qui traite de l’anarchie carlovingienne, je ne veux citer que l’explication donnée par l’historien de la bataille de Fontanet, entre les trois fils de Louis-le-Débonnaire. On croit, grace à lui, saisir le sens de cette horrible boucherie ; on comprend quelques-uns des motifs généraux qui ramassaient là, à un jour donné, tant de peuples ; on a enfin l'idéal d’une bataille, selon les idées des Franks, dans ce gigantesque duel d’une terrible simplicité. Il y aurait très peu à faire pour que ces pages de M. Fauriel, même au point de vue de l’art, fussent un tableau achevé, d’un effet grandiose ; c’est par de tels côtés que son histoire, malgré tout, reste supérieure[15].

Avant et depuis la publication de son histoire, M. Fauriel fit insérer dans divers recueils, et dans la Revue des Deux Mondes particulièrement, de nombreux morceaux littéraires, la plupart relatifs à son sujet favori, je veux dire à la poésie provençale. Le cours qu’il professait à la Faculté des lettres lui en fournissait le fonds. Nous aurions à rechercher soigneusement les moindres de ces articles comme pouvant nous rendre avec quelque suite les idées de l’auteur, s’ils ne devaient être beaucoup mieux représentés bientôt par la totalité de ses leçons sur lHistoire de la Poésie provençale qui s’impriment à cette heure, et qui paraîtront vers l’automne prochain[16]. Il nous suffira donc aujourd’hui de nous arrêter aux principaux articles et à ceux qui ont fait bruit. Les plus importans, de tout point, sont les douze leçons qu’il inséra en 1832 dans la Revue sur lOrigine de l’épopée chevaleresque au moyen-âge. Guillaume de Schlegel, qui en prit occasion pour envoyer au Journal des Débats des considérations sur le même sujet[17], reconnaît à la publication de M. Fauriel toute la portée d’une découverte. Jusqu’alors on accordait volontiers aux poètes et troubadours du midi la priorité et la supériorité dans les genres lyriques, et l’on réservait aux poètes et trouvères du nord la palme du roman épique et du fabliau. M. Raynouard, qui avait tant fait pour remettre en lumière l’ancienne langue classique et les productions du midi de la France, n’avait guère dérangé cette opinion reçue. M. Fauriel, le premier, par toutes sortes de preuves et d’argumens d’une grande force, vint réclamer pour les Provençaux l’invention et le premier développement de la plupart des romans de chevalerie, non-seulement de ceux qui roulent sur les traditions de la lutte des chrétiens contre les Sarrazins d’Espagne ou sur les vieilles résistances des chefs aquitains contre les monarques carlovingiens, et qui forment le principal fonds de ce qu’on nomme le cycle de Charlemagne, mais encore de ces autres romans d’une branche plus idéale, plus raffinée, et qui constituent le cycle de la Table ronde. Grande fut la surprise au premier moment, grande fut la clameur parmi les érudits d’en-deçà de la Loire, parmi tous ceux qui tenaient pour l’origine bretonne ou pour l’origine normande de ces épopées. Nous ne voulons pas réveiller, nous osons constater à peine d’ardentes querelles où l’on vit de spirituelles plumes courir aux armes pour la défense de leurs frontières envahies[18]. On aurait dit qu’il s’agissait de repousser une invasion du Midi redevenu à l’imporviste conquérant. Le fait est que M. Fauriel, pour commencer, réclamait tout le butin d’un seul coup, et avec un ensemble de moyens, avec une hardiesse de sagacité tout-à-fait déconcertante : M. Fauriel, dit Schlegel (rapporteur ici impartial et le plus éclairé), veut que la France méridionale, féconde en créations poétiques, ait toujours donné à ses voisins et qu’elle n’en ait jamais rien reçu. N’étant pas placés dans l’alternative ou d’adopter en entier son système ou de le rejeter de même, nous allons en examiner un à un les points les plus essentiels. » Or, en abordant successivement ces points, Schlgel donne gain de cause à M. Fauriel sur un bien grand nombre. N’ayant pas d’avis propre et personnel à exprimer en telle matière, je dois me borner à signaler en ces termes généraux l’état de la question. Il en est un peu des critiques les plus sagaces, les plus avisés et les plus circonspects, comme des conquérans : ils veulent pousser à bout leurs avantages. Il est très possible que, sur quelques endroits de la frontière, M. Fauriel ait en effet forcé sa pointe et réclamé plus qu’il ne lui sera définitivement accordé. Il ne se contentait pas de passer la Loire et la Seine, il franchissait le Rhin et les Alpes, et s’efforçait d’asseoir en Allemagne, comme en Italie, l’influence provençale, d’en faire pénétrer le souffle jusqu’au nord de l’Europe. Sera-t-il fait droit, en fin de compte, à une si vaste ambition civilisatrice ? On m’assure qu’il ne lui sera pas concédé tout ce qu’il prétend en Italie, en Souabe ; on m’apprend que les Bretons résistent opiniâtrement, selon leur usage, et ne se laissent pas arracher une portion du cycle d’Arthur. La prochaine publication complète de son cours fournira une base plus ample au débat. Mais ce qui est déjà hors de doute, c’est que, par lui, le sol indépendant de la poésie et de l’épopée provençale demeure singulièrement agrandi et en partie créé. On a dit de M. Raynouard qu’il avait retrouvé une langue, M. Fauriel a retrouvé une littérature.

La Revue des Deux Mondes a eu l’avantage encore de publier deux de ses plus excellens et de ses plus achevés morceaux biographiques, la vie de Dante (octobre 1834.), et celle de Lope de Vega (septembre 1839). Cette dernière biographie a donné lieu à une assez vive discussion. Voulant raconter la vie et les aventures de jeunesse de Lope, M. Fauriel crut pouvoir tirer directement parti, à cet effet, du roman dramatique de Dorothée, dans lequel il était convaincu que le poète espagnol avait consigné à très peu près sa propre histoire. L’histoire est intéressante, romanesque, mais entremêlée d’incidens qui ne sauraient faire absolument honneur à la moralité du personnage. Un littérateur instruit, consciencieux et particulièrement versé dans l’étude de la littérature espagnole, M. Damas-Hinard, qui s’occupait vers ce même temps de traduire Lope de Vega, vit dans la supposition de M. Fauriel une témérité gratuite de conjecture et surtout une atteinte portée à l’honneur du poète. Il s’en exprima avec chaleur, avec émotion, dans sa notice sur Lope[19]. M. Magnin, avec sa modération scrupuleuse et sa balance, s’est fait le rapporteur de ce procès dans un article du Journal des Savans (novembre 1844) ; je demanderai pourtant à ajouter ici quelque chose de plus en faveur de l’opinion de M. Fauriel. Celui-ci, dans son premier article sur Lope, n’avait point déduit les preuves de sa conviction concernant la Dorothée ; il n’avait point dit d’après quel ensemble de circonstances et de signes distinctifs il croyait pouvoir assigner à cette pièce l’importance réelle d’une espèce de biographie. Il l’a fait depuis dans son travail intitulé : les Amours de Lope de Vega[20]. Ces preuves, je l’avoue (et je parle ici d’après ma plus vraie pensée, indépendamment de ma fonction d’avocat naturel), me paraissent fort satisfaisantes et de celles dont les critiques sagaces n’hésitent pas à se prévaloir d’ordinaire en cet ordre de conjectures. Si certains faits contenus dans la Dorothée n’allaient pas jusqu’à entacher la jeunesse de Lope, je ne doute point que tout biographe en quête de documens ne s’accommodât volontiers de cette source, qu’une foule d’indices, très bien relevés par M. Fauriel, concourent à désigner. Et quant à ce qui est de la moralité de Lope, qui se trouverait compromise par cette interprétation, j’avoue encore ne point m’émouvoir à ce propos aussi vivement qu’on l’a fait. N’oublions pas que la mesure de la moralité varie singulièrement avec les siècles et selon les pays ; l’imagination des poètes a été de tout temps très sujette à fausser cette mesure. Il arrive souvent à un poète de s’éprendre si tendrement de son passé, même d’un passé douloureux, même d’un passé déréglé et coupable, qu’il s’y attache davantage en vieillissant ; qu’il le ressaisit étroitement par le souvenir ; qu’au risque de perdre plus tard en estime, il sent le désir passionné de le transmettre, et qu’il a la faiblesse d’en vouloir tout consacrer. Je recommande cette considération à ceux qui ont sondé dans quelques-uns de ses recoins secrets cette nature morale des poètes. Ajoutez-y, dans le cas présent, que l’imagination romanesque espagnole, en particulier, s’est toujours montrée d’une execive complaisance sur le chapitre des fragilités de jeunesse et des situations équivoques où elles entraînent ; il suffit d’avoir lu le Gil-Blas pour s’en douter. — Par cette polémique quoi qu’il en soit, par cette vivacité de riposte qui accueillait de graves écrits sur des sujets anciens, le pacifique M. Fauriel put s’apercevoir que, nonobstant ses lenteurs et son soin modeste de s’effacer, il n’échappait point entièrement aux petits assauts ni aux combats, qui sont la condition imposée à tous découvreurs et novateurs.

Nous aurions à caractériser son cours à la Faculté des Lettres et à résumer quelques-uns des souvenirs de son enseignement, si son successeur, qui fut dans les dernières années son suppléant, M. Ozanam, ne nous avait devancé dans cette tâche par un complet et pieux travail auquel on est heureux de renvoyer[21]. Dans son cours en général, M. Fauriel ne fit que produire ce qu’il avait de tout temps amassé sur Homère, sur Dante, sur la formation des langues modernes, sur les poésies primitives ; ainsi faisait-il encore dans les articles qu’il tirait de là. Ce genre de littérature ne lui coûtait presque aucune peine ; la forme n’étant pour lui ni un obstacle ni une parure, il n’avait qu’à puiser, comme avec la main, dans un fonds riche et abondant ; c’était devenu pour lui presque aussi simple que la conversation même. Je comparerais volontiers cette quantité de produits faciles et solides à des fruits excellens, substantiels, mais un peu trop mûrs ou parés, comme on dit, à des fruits qui ont été cueillis et tenus en réserve depuis trop long-temps, et n’ayant plus cette fermeté première de la jeunesse. La qualité nourrissante leur restait en entier.

C’est au milieu de ces travaux journaliers, de ces occupations ininterrompues, que nous avons vu M. Fauriel passer et tromper les saisons du déclin. Nous aurions, si nous voulions bien, à énumérer encore : il publia en 1837, dans la collection des documens historiques, le poème provençal sur la guerre des Albigeois ; l’Académie des inscriptions et belles-lettres l’avait nommé en novembre 1836 pour succéder à Petit-Radel, et il eut bientôt une place dans la commission de l'histoire littéraire : le XXe volume de cette collection reçut de lui l’article sur Brunetto Latini, et le XXIe doit en contenir plusieurs autres. Mais tous ces développemens de l’érudit et ces applications, en quelque sorte officielles, trouveront ailleurs des biographes attentifs. Pour nous, nous aurons assez atteint notre objet, si nous avons réussi à montrer l’homme et l’esprit même. Durant la seconde moitié de sa vie et après le coup qui, en 1822, en avait brisé la première part, l’amitié avait peu à peu réparé les vides et comme refait cercle autour de lui : c’était l’amitié encore telle qu’il la concevait et la réclamait, une assiduité pleine de douceur dans les choses de l’intelligence et de l’affection, et, comme l’a dit le poète,

Le jour semblable au jour, lié par l’habitude.


Ainsi, des nuances de joie, tenant aux satisfactions du cœur, se mêlèrent pour lui jusqu’au bout aux applications de l’esprit, et il s’acheminait, sans trop la sentir, dans l’inévitable tristesse des ans. Il mourut presque subitement des suites d’une opération qu’on n’aurait pas crue si grave, le 15 juillet 184.4. Sa pensée vivra, et rien du moins n’en sera perdu. Ses manuscrits, transmis en des mains fidèles, seront publiés avec un choix éclairé[22]. Sous une forme ou sous une autre, toutes les idées qu’avait conçues ce rare esprit sont sorties ou sortiront ; sa renommée après lui se trouvera mieux soignée que par lui. De premiers et dignes hommages lui ont été payés sur sa tombe par M. Guigniaut au nom de l’Institut, par M. Victor Le Clerc au nom de la Faculté des lettres ; d’autres éloges viendront en leur lieu. M. Piccolos, dans le journal grec l’Espérance (Athènes, 28 août 1844), s’est fait l’organe des témoignages bien dus par ses compatriotes à. la mémoire du plus modeste et du plus effectif des écrivains philhellènes. La France ne lui doit pas mains ; le XIXe siècle surtout serait ingrat d’oublier son nom, car on peut apprécier désormais avec certitude quelle place il a tenue dans ses origines, quel rôle unique il y a rempli, et quelle part lui revient à bon droit dans les fondations de l’édifice auquel d’autres ont mis la façade, et pas encore le couronnement.


SAINTE-BEUVE.

  1. « Alessandro e gli altri delta famiglia godono salute, et spesso vi ricordano. Tutto dedito alle cure domestiche, mi pare che s’ allontani troppo di frequente dalle muse le quali pur gli furono liberali di santi favori. » (Milan, 20 décembre 1811.)
  2. Les quatre ou cinq hymnes qui sont publiés n’étaient, dans la pensée du poète, qu’un commencement ; son projet était d’en faire une douzaine, en célébrant les solennités principales de l’année. Ces hymnes, par leur succès populaire, donnèrent un heureux démenti aux méfiances qu’exprimait Manzoni sur le rôle possible de la poésie italienne. Mustoxidi écrivait de Venise à Fauriel, en février 1824 : « Mille tenere cose al nostro Alessandro : egli avrà veduto l’ edizione de’ suoi inni fatta in Udine, ed io mi rallegro nell’ udirli ripetere dai giovanetti con vivo entusiasmo. »
  3. Nous ne sommes pourtant pas sans en avoir ressaisi quelque chose, et nous devons beaucoup à M. Cousin dans tout ce qui suit.
  4. La collection de dom Bouquet et de ses continuateurs.
  5. Préface de la traduction de Fauriel, page XI.
  6. I Profughi di Parga, poème de J. Berchet, traduit librement de l’italien (Firmin Didot, 1823).
  7. Fauriel était membre de l’Académie de la Crusca ; il y succéda à Charles Pougens en février 1834.
  8. Discours préliminaire, page, CXXVI.
  9. Voir les nos des 30 octobre, 20 novembre, 18 décembre 1824, et du 19 février 1825.
  10. Paray-le-Frésil, près Moulins.
  11. C’est le mot si fier de Byron dans Childe-Harold, chant III, stance 113.
  12. On trouverait, en cherchant bien, bon nombre d’articles de lui dans les recueils périodiques de ces années, à commencer par les Archives philosophiques, dirigées par M. Guizot ; les articles sur la Grammaire romane de Raynouard (t. I, p. 504), sur l'Archéologie galloise (t. II, p. 88), très probablement celui sur Bopp (t. IV, p. 290), sont de Fauriel. La Revue encyclopédique en obtint de lui, dès son origine, et put le compter parmi ses collaborateurs habituels : il y donna des extraits, en 1819 et 1820, sur lHistoire littéraire d’Italie que continuait Salfi, sur le poème sanskrit de Nalus, sur lAnthologie arabe ; en 1821, sur les Poésies de Marie de France, sur Tombouctou, etc., etc. ; mais la plupart de ces extraits ou notices n’avaient pas alors l’importance et le développement que prirent plus tard les travaux de revue. Ces derniers articles, de date récente, ont été relevés et enregistrés au complet par M. Ozanam, dans son Étude sur Fauriel.
  13. Durant l’été et l’automne de 1820, M. Guizot, pour pouvoir travailler sans distraction, était allé s’installer, avec six ou sept cents volumes, à la Maisonnette, dans l’habitation même de Mme de Condorcet, que sa santé retenait à Paris.
  14. Fauriel lit la note que Schlegel désirait, dans le Journal de la Société asiatique, t. I, p. 44.
  15. On peut lire dans le Journal des Savans (avril et mai 1838) deux articles de M. Patin sur l’histoire de M. Fauriel ; aux éloges si mérités qu’il lui donne, M. Patio a mêlé quelques critiques de détail auxquelles je renvoie ; j’en ajouterai une seule toute petite pour ma part : au tome IV de l’histoire, pages 207 et 227, je vois qu’il est encore question de Lantbert, comte de la marche de Bretagne, qu’on a dit être mort de la peste à la page 168 ; il y a là quelque inadvertance.
  16. En trois volumes in-8o, chez le libraire Jules Labitte, quai Voltaire, 3.
  17. Le morceau de Schlegel est reproduit dans son volume d'Essais littéraires et historiques (Bonn, 1842).
  18. Voir la préface du roman de Garin le Lohérain, par M. Paulin Paris (1833).
  19. En tête des Chefs-d’œuvre du Théâtre espagnol. — Lope de Vega. — Première série. (1842).
  20. Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1843.
  21. Voir le Correspondant du 10 mai 1845.
  22. Ils ont été légués par l’auteur à Mlle Clarke, à l’amie la plus dévouée et la plus attentive à s’acquitter de tous les soins que peut inspirer la piété du souvenir.